La Barrière

DEUXIÈME PARTIE

&|160;

–&|160;Vous préviendrez madame, dès qu’ellesera rentrée, que je l’attends ici, dans mon cabinet detravail.

–&|160;Bien, monsieur.

–&|160;Je n’y suis pour personne.

M.&|160;Victor Limerel avait, en ce moment, saphysionomie normale d’homme d’affaires, laquelle différaitsensiblement du masque de l’homme du monde. Sa formidable mâchoirede bouledogue portait en avant la lèvre inférieure et les incisivesd’en bas, qu’on voyait, quand il parlait, solides, etblanches&|160;; elle creusait, en se déplaçant, deux dépressions àla naissance des tempes qui étaient dégarnies&|160;; elleconstituait le trait maître de ce visage, auquel elle donnait uneexpression de force, d’insolence et d’opiniâtreté. Dans le monde,elle rentrait un peu&|160;; M.&|160;Victor Limerel surveillaitcette terrible charpente mobile. Les yeux s’harmonisaient avecelle&|160;; ils étaient légèrement sortis de l’orbite, vifs,sombres, dominés par l’arc très épais des sourcils, qui serencontraient à la naissance du nez, s’y heurtaient, et seredressaient en épi. Cet homme de cinquante ans passés, s’il avaitdes cheveux de moins, n’avait pas un poil blanc. Sa moustache,tombant au coin des lèvres, courte et fournie, était d’un noirnuancé de jaune par le cigare. Il avait peu de cou, les épauleslarges, puis le buste s’amincissait, et les jambes, nerveuses,portaient allègrement ce corps mal fait. Le Tout Paris del’industrie et de la finance connaissait la «&|160;Sociétéfrançaise des filatures de laine&|160;», qui avait deux usinesprincipales, à Lille et à Mazamet&|160;; on la savaitprospère&|160;; on rendait justice aux rares qualités de sonfondateur et président. Grand travailleur, M.&|160;Victor Limerell’était à sa manière, qui est celle des créateurs de toutordre&|160;: il voyait une affaire en un instant, comme s’il avaitpu en faire le tour&|160;; il jugeait de même les hommes, donnaitdes ordres précis, ne se reprenait jamais&|160;; il possédait unpouvoir de combiner, de prévoir, de se souvenir, qui eût fatiguéune demi-douzaine de têtes ordinaires. La sienne résistait. Elledemeurait parfaitement libre et aisée. Sorti de ses bureaux et deses salles de conseil, dans les salons, dans la rue, au théâtre, ilsemblait avoir oublié, il oubliait les affaires, et défendait qu’ilen fût question devant lui, mais, du même coup, il devenait banal.Il parlait bien, jamais de source. Sa conversation était faite decoupures de journaux et de réminiscences de dialogues entendus. Sion le contredisait, il affirmait plus nettement, pourvu qu’il vîtquelque intérêt à soutenir son opinion. Et alors, il avait beausourire, simuler l’empressement, l’ardente curiosité des argumentsde l’adversaire, plusieurs signes, sa mâchoire avancée, ses doigtsqui remuaient nerveusement, ses sourcils rapprochés, le son de savoix, le battement et le relief des veines de ses tempes, disaientl’âpre volonté de l’homme, l’orgueil d’un succès constant,l’expérience de l’immense faiblesse des caractères. Mais, s’ilavait des avis cassants, ce n’était que sur un petit nombre desujets, et lorsque sa personne, ses goûts, sa famille, paraissaientêtre en jeu. Sur beaucoup d’autres questions, et des plus graves,ou des plus hautes, on était surpris de le voir, au contraire,abandonner son avis à la première objection, adopter le sentimentopposé, et s’en faire un mérite, car il appelait cela sa largetolérance. Quelques-unes de ses relations, dans le monde politique,s’expliquaient et duraient grâce à cette facilité de compromission.On le sentait indifférent à l’essentiel, ombrageux et jalouxseulement dans les questions personnelles. Beaucoup d’espritsdominateurs sont ainsi, tyrans partiels, et, pour le reste, d’unefaiblesse qui est due à l’absence de passion. M.&|160;VictorLimerel avait toujours refusé de se présenter à la députation. Ilpassait pour conservateur, on ne sait pourquoi, mais ceux qu’ilnommait ses adversaires ne s’y trompaient pas, reconnaissant, dansles critiques qu’il leur adressait, l’humeur alarmée d’un hommeriche plutôt que l’opposition d’une conscience. Sa femme avait,d’ailleurs, l’ordre formel de ne négliger aucune relation, et elleobservait la consigne, voyant et recevant tous ceux ou toutescelles qui pouvaient servir, de près ou de loin, – de très loinsouvent, – l’une des deux ambitions de son mari&|160;: être promuofficier de la Légion d’honneur, entrer dans le Conseild’administration du Canal de Suez.

Mademoiselle Elsa Pommeau, fille de banquier,qu’il avait épousée toute jeune, lui avait apporté 45.000 livres derente, de superbes cheveux, des épaules à l’abri du temps, et unsourire qui venait au commandement, toujours le même. Elle n’étaitpas nulle, surtout elle n’était pas mauvaise&|160;; elle manquaitpresque entièrement de personnalité. Vingt années de visites, dedîners et soirées, l’avaient complètement farcie d’idées,d’admirations, de préjugés, de pudeurs, de formules, de goûts quiétaient ceux de son monde. Elle répétait des médisances, et elleétait sans méchanceté&|160;; elle dépensait beaucoup d’argent et deruses mondaines pour garder un peu de fraîcheur, de brillant,d’entrain, pour compter dans l’arrière-garde des jolies femmes, etelle n’était pas coquette. Ses amies disaient&|160;: «&|160;Lacorrecte Limerel&|160;», et elles l’aimaient toutes. Qu’elle parlâtavec l’une ou avec l’autre, elle n’était pas différente, et lalongueur des bavardages en faisait toute l’intimité. Madame VictorLimerel avait entendu parler trop de femmes et trop d’hommes pourqu’une sottise, un peu plus grosse que de coutume, la scandalisât.Les formes seules, quand elles étaient brutales, la choquaient.Cependant, tout opprimée qu’elle fût par son mari et par le monde,quelque chose d’elle-même, de la femme qu’elle aurait pu être,bonne, tendre et enthousiaste, subsistait, et vivait en dessous,pauvrement. Lorsqu’elle était seule, avec son mari ou son fils, illui arrivait d’être elle-même, de penser ou de parler selon despréférences qui étaient des débris de principes et des épaves deconscience. Elle usait de phrases vagues, toujours les mêmes. Elledisait&|160;: «&|160;Je crois que vous vous trompez… Vous alleztrop loin. Je n’ai pas été élevée dans ces idées-là… Non, jen’admets pas cela… Faites ce que vous voudrez, moi, je ne partagepas votre sentiment, je m’abstiens.&|160;» L’abstention était leplus grand effort de son courage. Dans les églises où elle entraitquelquefois pour attendre que l’heure sonnât d’un rendez-vous decouturière ou d’amie, elle s’inclinait profondément, et immobile,cachée sous son chapeau, elle soupirait, elle formait quelquesrésolutions, recommandait à Dieu les êtres qu’elle aimait, son filssurtout, un examen, un projet de mariage, une amie malade ouruinée. Ceux qui la voyaient ainsi la jugeaient pieuse, et ellen’eût pas protesté, si on eût dit devant elle&|160;: «&|160;Vousqui êtes si pieuse, ma chère…&|160;» Elle avait la bonne foi del’énorme ignorance.

Telle était la compagne dont M.&|160;Limereladministrait souverainement la fortune, les démarches, lesconversations et la plupart des pensées. Elle redoutait la fortevoix de son mari, son assurance, ses arguments, ses citations, sesobjurgations, ses plaisanteries, son mépris, et, quand elle necédait pas, ses colères. Elle le trouvait tyrannique, et ellel’aimait. Sa timidité, l’habitude et un peu d’admiration, lafaisaient céder très vite, et aisément, et sans regret. Ellen’était pas toujours convaincue, mais puisque M.&|160;VictorLimerel commandait, ne fallait-il pas obéir, maintenir la paix, auprix d’un sacrifice&|160;? D’autres sacrifient leur plaisir&|160;;elle sacrifiait quelques opinions, mais avec l’espérance de lesvoir triompher une autre fois, à la conservation du ménage.

Rien ne lui avait plus coûté que de voir avecquelle méconnaissance de l’autorité maternelle, sans l’avoird’abord consultée, son mari avait pris des renseignements, fait desavances, engagé des pourparlers pour le mariage de Félicien.M.&|160;Limerel considérait cette négociation comme une affaire depremier ordre, et par conséquent, dans son esprit, réservée à luiseul. Le mariage de Félicien pouvait et devait favoriser cetteascension que M.&|160;Limerel appelait familiale parce qu’elleservait le chef de la famille. Celui-ci avait discerné, parmi lesjeunes filles dont le père était influent, mademoiselle Tourette,et il avait dit à Félicien&|160;: «&|160;Je la trouvecharmante.&|160;» Il aurait pu lui dire&|160;: «&|160;Je trouve quele père est très en vue. Le baron Tourette, dans les affaires, estune force. Épouse la fille. Tu me rendras service. Elle est,d’ailleurs, fort bien.&|160;» Il ne se trompait sur aucun des deuxpoints. Mais sur un autre, qu’il n’avait prévu, il s’était trompé.Dans son calcul, il oubliait de faire entrer un élément important.Mademoiselle Tourette était une jolie fille, riche et bienapparentée, mais Félicien refusait de se laisser dicter unchoix&|160;; il priait qu’on attendit, avant de faire la moindredémarche, qu’il fût décidé à se marier. «&|160;Timidité, avaitrépondu M.&|160;Limerel&|160;; crainte de ne pas plaire, je teconnais, mon ami&|160;; laisse-moi seulement te présenter&|160;: jecrois être sûr de sa réponse à elle&|160;; je suis sûr de taréponse à toi. La petite est exquise.&|160;» De guerre lasse,Félicien avait dit&|160;: «&|160;J’irai. C’est bien.&|160;»

Et en effet, les négociations, menéesdiscrètement, entre M.&|160;Limerel et la baronne Tourette, avaientabouti à cet accord&|160;: «&|160;Marguerite ne saura rien&|160;;nous irons faire un tour au Salon&|160;; à trois heures,exactement, nous serons devant la grande machine de Wambez, vousvous rappelez, où les professeurs de la Sorbonne sont représentés,faisant des effets de robe sur un escalier… Vous nous rencontrerez.Je ne sais pas si je m’abuse&|160;; mais le voisinage de cesportraits de vieux messieurs ne doit pas nuire à Marguerite. Lachère petite aura tout le loisir de causer avec votre fils, etc’est ce qu’il faut, n’est-ce pas, puisque nous pouvons fairel’occasion, mais non la sympathie. – Évidemment. – Vous yserez&|160;? – Trois heures précises, madame. Et la suite est aiséeà prévoir.&|160;»

M.&|160;Victor Limerel venait précisémentd’assister à cette entrevue. Il avait tenu à aller seul avecFélicien. «&|160;Vous compromettriez tout, ma chère&|160;; vousauriez de l’émotion sur les joues, dans la voix. Je vous reviendraiavec le vainqueur, et vous n’aurez pas de regret, quand l’affaireaura réussi, de m’avoir écouté.&|160;» Elle devait ne jamais avoirde place dans les succès diplomatiques de M.&|160;Limerel.L’habitude était prise. Il revenait donc, et, ne trouvant pas safemme, il s’impatientait. Deux fois, il avait cru entendre le bruitde l’ascenseur s’arrêtant au premier&|160;; deux fois, dans lecabinet de travail, tendu d’étoffe claire et qui n’avait qu’unetache sombre, la réduction en bronze du Penseroso avecplaque de cuivre et inscription&|160;: «&|160;Donné par lesouvriers des usines,&|160;» – il s’était levé, appuyé sur le coinde cuivre de la table, prêt à dire&|160;: «&|160;Ah&|160;! vousvoilà enfin&|160;! Ce n’est pas trop tôt&|160;!&|160;»

Le choc de l’ascenseur ébranla réellement leparquet. La belle madame Limerel, quelques secondes après, – elleavait couru, – entr’ouvrit la porte, et, avant mêmed’entrer&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;? Et mon fils&|160;?

Elle avait jeté si vite, d’un ton si angoissé,ce cri maternel, que M.&|160;Limerel en fut ému, au point d’oublierle reproche tout préparé, et qu’il dit, levant les bras&|160;:

–&|160;Manquée, l’entrevue&|160;! Entièrementmanquée&|160;! Et par votre faute&|160;!

–&|160;Je le pense bien. Tant que je vivrai,toutes les fautes sont à moi. Cependant, je n’y étais pas et vous yétiez. Mais peu importe… Racontez-moi d’abord… Où les avez-vousvus&|160;?… Mon pauvre Félicien&|160;!… Comme il doitsouffrir&|160;!… C’est cette péronnelle qui n’a pas voulu delui&|160;?

–&|160;Mais non, ma chère, c’est lui, c’estlui&|160;! Comment pouvez-vous supposer&|160;? Ah&|160;! je vousreconnais bien là&|160;: un échec vous enlève toutjugement&|160;!

–&|160;Mais racontez donc&|160;!Racontez&|160;! Vous voyez que je ne puis pas supporter le retard.Où étiez-vous&|160;?

–&|160;Tournant le dos au tableau de cepeintre, vous savez bien, la Sorbonne, dans la grande galerie.J’avais l’air de m’intéresser à une mer démontée, qui se trouvaitlà&|160;; mais, du coin de l’œil, en expliquant à Félicien monadmiration qu’il ne partageait pas, je guettais. À trois heuresquatre, les Tourette surgissent du grand escalier, au complet. Ilsviennent. Ils vont passer tout près de nous. Je me rapproche encorede l’entrée, les mains au-dessus des yeux, de l’air d’un homme quiveut éviter un faux jour. Ils nous aperçoivent&|160;: «&|160;C’estvous, mon cher Limerel&|160;? Quelle bonnesurprise&|160;!…&|160;»

–&|160;Comment disait-il cela&|160;?

–&|160;Essoufflé, mais très courtois, cordialmême. Je suis sûr qu’il désirait ce mariage-là. Un air qui netrompe pas. J’ai l’habitude des hommes.

–&|160;La mère&|160;?

–&|160;Très digne toujours. Mais elle étaitvenue, malgré la migraine.

–&|160;Et mademoiselle Marguerite&|160;?

–&|160;La plus jolie Parisienne de toutescelles qui étaient là, vivantes ou dans les cadres d’or, un Greuzecoiffé à la mousquetaire, un petit nez relevé, sablé d’un peu derousseur, des lèvres spirituelles et éclatantes, des yeux vifs sousdes paupières langoureuses&|160;: vous la connaissez. Elle savaittout. Pas une émotion. Elle est très forte. Tout de suite uneliberté, un entrain, des mots drôles. Elle emmène Félicien&|160;:«&|160;Je suis chez moi, au Salon, monsieur, venez par ici.&|160;»Nous suivons. D’un commun accord, tacite, nous nous laissonsdistancer. Elle causait beaucoup&|160;; son joli bras, armé del’ombrelle, se levait quelquefois&|160;; Félicien parlaitpeu&|160;; nous pensions&|160;: «&|160;Cela va normalement,&|160;»mais nous ne pouvions pas nous le dire encore…

M.&|160;Limerel continuait le récit del’entrevue. Et, sans doute, il exagérait le rôle de la personnequ’il aimait le mieux, et de beaucoup&|160;; cependant, il neparlait pas que de lui-même, de ses habiletés, de ses réflexions,de ses reparties. Par exception, il s’efforçait de raconter cequ’avaient dit ou fait les autres. L’attention passionnée de madameLimerel, l’interrogation pressante, continue, de ce regard fixe, decette bouche entr’ouverte, de tout ce visage tendu en avant,agissaient sur l’homme le moins indulgent qui fût à ce qu’ilappelait le romanesque des mères. Cette mère-là, les yeux creusés,assise dans la bergère près de la cheminée, ployée en deux, sanségard pour le corset neuf, ni pour la robe qu’elle froissait, lavoilette relevée d’un geste brusque et roulée en bourrelet, lechapeau de fleurs déplacé, n’était plus la belle madame Limerel, lablonde régulière et fade qu’il était accoutumé de dominer, mais unêtre en qui vivait et s’exprimait une force primitive&|160;: lapitié pour l’enfant.

–&|160;Oui, dit-elle, je vois bien lapromenade, et vos haltes, et leurs gestes à eux&|160;; mais lafin&|160;? la fin&|160;?

–&|160;Quand j’ai eu pris congé du baron et dela baronne Tourette, en bas, dans le hall, après trois quartsd’heure, – j’avais peur d’abuser, n’est-ce pas&|160;? – ils ontfait, pour la forme, le tour de deux ou trois statues, puis ils ontquitté le Grand Palais. J’ai demandé à Félicien&|160;: «&|160;Qu’enpenses-tu&|160;?&|160;» Il m’a répondu, j’ai toutes les syllabesgravées dans le cerveau&|160;: «&|160;Délicieuse pour un autre, monpère&|160;: moi, je n’épouse pas. Je vous avais prévenu. – Et laraison, s’il te plaît&|160;? – Je pourrais en dire plusieurs. Jepréfère ne vous en donner qu’une, qui suffira pour empêcher touteautre tentative comme celle-ci, que j’ai eu la faiblessed’accepter&|160;: je suis résolu à épouser Marie&|160;!&|160;»

–&|160;Il a dit&|160;?…

–&|160;Il a dit&|160;: «&|160;Je suis résolu àépouser Marie.&|160;» J’ai répondu&|160;: «&|160;Marie Limerel, tacousine&|160;? Je ne veux pas, entends-tu&|160;? – Je vous dis quej’y suis résolu.&|160;» Et alors, ma chère, nous sommes sortis.J’étais outré&|160;! J’ai dit tout ce qu’on peut dire. J’ai montréà Félicien quelle sottise il ferait, en épousant une fille qui nelui apportera pas même quatre cent mille francs, en s’alliant à unefamille sans chef, qui n’a de relations que dans un seul monde etdans celui qui ne compte pas. Je lui ai montré que, quand onprétendait faire son chemin dans la diplomatie, on ne commençaitpas par cette maladresse. À un certain état de fortune etd’élévation sociale, tel qu’est le nôtre, correspondent desobligations spéciales. J’ose dire qu’un grand bourgeois est limitédans le choix de sa femme, comme un prince, à moins qu’il neveuille déchoir. Félicien déchoit. Il n’arrivera pas. Il veut semettre en route avec un paroissien romain&|160;; c’est un Machiavelqu’il lui faut. Je lui ai dit tout cela, et d’autres choses encore…Il m’a répondu par des phrases de sentiment&|160;; il m’a répétéque Marie était jolie.

–&|160;Elle l’est, en effet.

–&|160;Mademoiselle Tourette ne l’est-ellepas, par hasard&|160;?

–&|160;Et puis, tant de hauteur morale, monami, tant de distinction&|160;!…

–&|160;Définissez-la donc, ladistinction&|160;? La petite Tourette a cent fois plus de chic, etc’est la distinction d’aujourd’hui, ma chère. Et, lors même qu’ellene posséderait pas toutes les qualités dont rêve Félicien, elle esttrès jeune, il la formerait selon l’idéal qu’il entrevoit. Unefemme de vingt ans, est-ce qu’un mari intelligent n’en est pasl’éducateur véritable&|160;? Est-ce qu’il ne peut pasl’affiner&|160;?

–&|160;Nous sommes l’exemple ducontraire&|160;: j’avais vingt ans moins trois mois, lorsque vousm’avez épousée.

–&|160;Je vous en prie&|160;! Je ne suis pasd’humeur à plaisanter.

–&|160;Ni moi, je vous assure. Je ne veux pasmême vous contredire sérieusement. Ce sont seulement des objectionsque je fais, aux lieu et place de ce pauvre enfant qui n’est paslà… Pourquoi faites-vous ces yeux durs&|160;?

Limerel se leva, jeta sur le bureau uncoupe-papier d’ivoire avec lequel il faisait volontiers, enparlant, le geste de trancher, et il se mit à marcher trèslentement, les bras croisés, entre la porte et la fenêtre, et sanscesser de regarder sa femme, qui se levait, elle aussi, et quis’apprêtait à céder, en se retirant.

–&|160;Parce que, dit-il, vous êtes au fond lavraie coupable. Vous êtes cause que Félicien a des goûts ridicules,puisqu’ils combattent les miens…

–&|160;Il s’agit de son mariage,Victor&|160;!

–&|160;Il s’agit de son avenir, et il lecompromet. Si vous ne lui aviez pas donné une passion pour l’idéal,qui m’inquiète… parfaitement, qui m’inquiète, une piétéexcessive…

–&|160;Qu’est-ce que vous appelezexcessive&|160;?

–&|160;Celle qui gêne, parbleu&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! il ne pratique plus&|160;;vous le savez bien&|160;: c’est même un de mes chagrins.

–&|160;Je ne m’occupe pas de cela. Ce que jelui reproche, c’est d’être un esprit essentiellement romanesque etmystique.

–&|160;Pauvre enfant, un peu d’enthousiasme,qu’il tient peut-être de moi.

–&|160;Mais, non, ma chère&|160;: mystique, jesoutiens qu’il vit, qu’il nage dans l’irréel. Il a le goût desfemmes dévotes. Il se représente Marie comme une espèce d’archangeou de madone.

–&|160;Il l’aime.

–&|160;J’appelle cela déraisonner, êtremalade, ignorer le monde, faire une sottise. Choisissez.

Madame Limerel, lasse d’être debout, pluslasse encore de contredire, sachant l’inutilité des discussions,reprit le ton de visite, qu’elle avait aimable et d’un jolitimbre.

–&|160;Je voudrais ne pas vous déplaire. Quedésirez-vous que je fasse, mon ami&|160;?

–&|160;Ce que je veux&|160;? C’est que vousparliez à votre fils. C’est que vous le détourniez de cette idéefolle. Il vous écoutera mieux qu’il ne m’a écouté. Vous avez uneinfluence sur lui.

–&|160;Je le ferai d’autant plus souffrir…Puisque vous le voulez, j’essaierai. Où est-il allé, en vousquittant&|160;?

–&|160;Au ministère, où il avait rendez-vous…Il ne peut tarder. Je vous laisse. Il croira me trouver, et il voustrouvera…

–&|160;Vous ne craignez pas qu’il ne soitsoutenu bien fortement&|160;?

–&|160;Par qui&|160;? Par ma belle-sœur&|160;?Je lui ai écrit en Angleterre, et j’ai reçu d’elle une réponse…

–&|160;Que vous ne m’avez pas montrée…

–&|160;C’est vrai. Mais excellente. Oh&|160;!celle-là ne fera rien pour capter mon fils. La sévérité de sesprincipes est encore plus grande que la vôtre. Elle m’exaspère. Dumoins elle me rassure&|160;: elle me garantit contre des manœuvresdéloyales. Madeleine n’attirera pas Félicien. Je ne crains queMarie, qui est une passionnée, sous ses airs de retenue. Elle atoujours vécu avec nous, avec Félicien, dans une intimité dont jene calculais pas les dangers. Elle ne peut pas ne pas l’aimer.

–&|160;D’une amitié de cousine.

–&|160;Oui, oui, connu, d’une de ces amitiésqui sont de l’amour intimidé par sa légalité même… Marie a desyeux, Marie a du jugement&|160;; elle sait que mon fils est unparti flatteur et charmant, qu’il a une grosse dot, qu’il ira trèsloin… C’est contre elle qu’il faut que vous travailliez. Ditessimplement que vous trouvez ce mariage impossible, qu’il vouspeinera… J’entends qu’on ferme la porte de l’hôtel. C’est Félicien…Vous direz que vous ne m’avez pas vu… Ne pâlissez pas comme vousfaites, voyons&|160;! C’est ridicule. Quand serez-vous une vraiefemme&|160;? une volonté&|160;?

Elle demeura le visage tourné vers le couloirpar où son mari disparaissait&|160;; elle pensait&|160;:«&|160;Vous, quand serez-vous un vrai homme&|160;? Quand serez-vousun cœur&|160;?&|160;» Elle sentait que, dans cette minute grave,tout un passé avait sa répercussion&|160;; elle souffrait d’êtreseule, contrainte d’agir contre son instinct, et sans doute contrela justice.

Félicien entra. Elle eut un geste qui futtoute son habileté. Pendant qu’il entrait, et qu’il la regardait,tendrement, de ses yeux interrogateurs, madame Limerel enlevait uneà une, avec régularité, les grandes épingles dorées et strassées,déposait sur la table son chapeau de fleurs, et, du bout de sesdoigts, à petits coups, disciplinait ses cheveux.

–&|160;Mon père n’est donc pasrentré&|160;?

–&|160;Non, mon chéri, pas encore. Tu reviensdu Salon, de…, enfin, es-tu content&|160;?

Il avait de clairs yeux fermes, qui devenaienttout à coup humides, spirituels, railleurs ou câlins, des yeux deFrance, mais où passaient trop d’idées en voyage&|160;; son jeunevisage pâle, ses cheveux bruns en brosse, ses moustachesnaissantes, son menton un peu avançant comme celui du père, enproue armée, les touffes de poils frisants qui estompaient lamâchoire et les joues sans avoir encore une forme artificielle, luidonnaient un air d’étudiant convaincu, de bûcheur bien doué.Quelque chose d’élégant dans le port de la tête et la cambrure desreins, la souplesse de ses mouvements, faisaient songer à desportraits de jeunes Italiens de la Renaissance, porteurs de dagueset vêtus de pourpoints ajustés. Il embrassa sa mère, et ne réponditpas tout de suite, mais il dit&|160;:

–&|160;Venez&|160;? Voulez-vous&|160;?Asseyez-vous tout près de moi&|160;: j’ai besoin de votresecours.

–&|160;Ah&|160;! quand vous êtes grands, noussommes si peu de chose&|160;! Moi, te secourir&|160;? Tu crois queje puis encore te secourir&|160;? Comme cela fait dubien&|160;!

Il prenait sa mère par la main, et laconduisait jusqu’au canapé qui était en face du bureau deM.&|160;Limerel, le long du mur. Quand elle fut assise près de lui,Félicien se pencha en avant, et il avait les yeux errants devantlui, ne voyant que son chagrin. Elle l’écoutait, droite, devenuegrave, comme une poupée très sérieuse, et elle continuait, parmoments, de refaire sa coiffure déséquilibrée. Mais elle écoutaitbien. Elle baissait les paupières, à certains mots, comme s’ils luifaisaient mal. D’autres fois, elle tournait la tête pour direquelque chose de négatif&|160;: impossible, trop tard, illusion… Labelle madame Limerel souffrait de voir souffrir, et elle souffraitaussi de ne pas être libre de consoler.

–&|160;Maman, je suis très malheureux.

–&|160;Qu’as-tu, mon enfant&|160;?

–&|160;Nous ne sommes que trois chez nous.Vous ne vous entendez guère avec mon père…

–&|160;Qu’en sais-tu&|160;? Mais si&|160;! Tute trompes, Félicien, je…

–&|160;Moi, sur une question très grave, je nem’entends pas avec lui, et je ne sais pas si je m’entendrai avecvous.

–&|160;Dis&|160;; il s’agit de ceprojet&|160;? Si la fille du baron Tourette ne te plaît pas, tonpère et moi nous chercherons une autre jeune fille…

–&|160;Elle est trouvée.

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! Qui est-ce&|160;?

–&|160;Elle a toujours vécu près de nous.

–&|160;Marie&|160;?

–&|160;Oui, elle qui a toujours été siaffectueuse pour vous.

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Et que vous avez toujours défendue… Quipourriez-vous souhaiter qui fût meilleur qu’elle&|160;? Elle n’apas même besoin d’apprendre à vous aimer. Si vous voulezm’aider…

–&|160;Non, tu parles trop vite, monFélicien&|160;; c’est impossible.

–&|160;Pourquoi impossible&|160;?

À ce moment, il la regarda, mais elle n’osapas le regarder, et elle dit&|160;:

–&|160;Ta carrière, notre fortune aussi, tecommandent de faire un autre mariage…

–&|160;Ma pauvre maman, vous avez vu mon père.Vous le récitez.

Elle n’osa pas nier une seconde fois. Ils’écarta un peu.

–&|160;Je ne sais pas si, dans l’avenir, tonpère changera de sentiment. Peut-être. Mais le moyen n’est pas deheurter son opinion.

–&|160;Vous voulez que j’attende, vousaussi&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;J’attendrai, mais quand je serai sûrque Marie m’aime. Cela, il faut que je le sache, et, dans uneheure, je le saurai. Je vais le lui demander.

–&|160;Toi&|160;?

–&|160;À l’instant.

–&|160;Tu ne lui as donc jamais riendit&|160;?

–&|160;Non&|160;; avant de lui parler, jevoulais être l’homme que je suis, délivré des concours.

–&|160;Et cependant, tu as accepté d’aller aurendez-vous&|160;?

–&|160;Pour avoir un argument de plus&|160;;pour pouvoir dire à mon père&|160;: «&|160;Je les ai vues toutesdeux, et je n’en aime qu’une&|160;: Marie.&|160;»

–&|160;Mais, c’est impossible&|160;; unmariage ne se conclut pas ainsi, dans un coup de tête, en dixminutes.

–&|160;Il y a des années que je l’aime.

–&|160;Et sans que les parents…

–&|160;Puisque je vous ai tous les deux contremoi, je n’ai donc qu’à lui parler moi-même… J’irai… Mais,voudra-t-elle&|160;?

Madame Limerel secoua sa tête blonde, et,malgré son trouble, elle sourit.

–&|160;Comment peux-tu douter&|160;? Une jeunefille qui te connaît&|160;!

–&|160;Non, vous ne savez pas,… vous necomprenez pas comme moi certaines choses… Marie est une femme trèssupérieure.

–&|160;Et toi, Félicien&|160;!

La mère passa le bras sur l’épaule de sonfils, et elle attira cette tête maigre, dont tous les musclesétaient tirés, creusés et vibrants d’émotion.

–&|160;Je suis faible, dit-elle, enl’embrassant… Je ne devrais pas te laisser croire que je tepardonne. Je ne t’approuve pas. Je pense comme ton père… Tu ne peuxcroire à quel point je suis désemparée. Au moment où notre derniervœu pour toi allait se réaliser, tu brises tout. Nous avons vécu siunis, si heureux&|160;!…

–&|160;Sans nous expliquer jamais sur riend’essentiel, ma pauvre maman. J’ai bien peur que notre paix n’aitété faite que de nos lâchetés réciproques.

–&|160;Hélas&|160;! est-ce que cela ne pouvaitpas durer&|160;?

–&|160;Vous voyez bien que non.

–&|160;Et que vais-je dire à tonpère&|160;?

–&|160;Que je suis parti.

Il se leva, et quitta l’hôtel, tandis que samère, assise sur le canapé, pleurait silencieusement des larmesdont elle n’aurait pas su dire la cause, mais qu’elle sentait venird’une douleur profonde, profonde et qui, bientôt, allait avoir unnom.

La distance était courte, entre l’hôtel desVictor Limerel et l’appartement qu’habitaient madame Louis Limerelet sa fille, avenue d’Antin. Félicien marchait vite, enveloppé depensées qui l’assaillaient toutes ensemble. Il songeait à ce qu’ilallait dire, aux réponses possibles&|160;; il bâtissait dix romansdifférents&|160;; il se débattait contre les objections de sonpère&|160;; il se rappelait tout le passé qui l’unissait àMarie&|160;: il revoyait Marie enfant, sur la plage deSaint-Lunaire, où les deux familles passaient un ou deux mois,autrefois&|160;; les Tuileries, là-bas, au bout de la file desvoitures qui descendaient l’avenue des Champs-Élysées, le jardinqu’il traversait, en revenant du collège, allongeant le chemin pourla voir sauter à la corde, ou courir, souple et folâtre, et l’œillong, comme une chèvre&|160;; il la revoyait en jupe courte, àl’âge incertain où le sourire de Marie avait changé, petit fruitqui reste vert et qui se colore déjà, Marie qui avait des regardsqui tiennent à distance, et la fierté du royaume des penséesvirginales&|160;; il l’aimait maintenant d’un amour craintif,inquiet, jaloux&|160;; il la savait si différente de la plupart desjeunes filles avec lesquelles il flirtait dans les bals, cettecousine qui était instruite et qui n’avait aucun brevet, cette trèsjolie femme qui était simple, cette Parisienne épanouie dans unmonde d’élite, religieuse, très décidée, très nette, et qui jugeaitavec une sévérité jeune, et juste, il le comprenait bien, lesrelations mêlées de la famille Victor Limerel. Qu’une jeune fillede vingt ans, douée comme elle, restât longtemps sans être aimée,demandée, conquise, ce n’était pas possible. Il avait souffert decette absence de six semaines, de ce voyage en Angleterre dont iln’avait rien connu. Qui avait-elle rencontré en route, qui là-bas,et quelles influences nouvelles s’étaient emparées peut-être de cerêve qui cherche son maître, toujours, partout&|160;? Cette crainteétait une des causes secrètes qui avaient décidé Félicien à ne pastarder et à interroger Marie.

À droite, dans l’avenue d’Antin, FélicienLimerel entra sous le porche de la maison dont les deux premiersétages avaient déjà toutes leurs persiennes fermées. Madame LouisLimerel habitait le troisième. Il demanda à la femme dechambre&|160;:

–&|160;Ma tante est chez elle&|160;?

–&|160;Non, monsieur, mais mademoiselle estlà. Monsieur veut-il que je la prévienne&|160;?

Il eu une émotion si violente qu’il nerépondit pas immédiatement.

–&|160;Non, ne prévenez pas. Oùest-elle&|160;?

–&|160;Dans la salle à manger. Elle écrit.

Il ouvrit la porte.

–&|160;En effet, j’écris, dit Marie en venantau-devant de son cousin. Bonjour, Excellence&|160;! Qu’est-ce quime vaut l’honneur&|160;?…

Elle faisait une révérence, elle riait, elleétait claire de visage et de vêtement.

–&|160;Assieds-toi, Félicien. Je reprends maplace favorite. Tiens, ici, je suis en belle lumière pour écrire,et j’ai moins de bruit que du côté de l’avenue.

Marie s’asseyait près de la table qui avaitété approchée de la fenêtre. Elle avait devant elle une boîte depapier et d’enveloppes, un encrier de poche, une lettre commencée.La très large baie de la salle à manger donnait sur une cour autourde laquelle les constructions étaient basses. On voyait des pointesd’arbres à gauche, un jardin de la rue duFaubourg-Saint-Honoré.

–&|160;Je t’ai à peine vue depuis ton retourd’Angleterre, Marie.

–&|160;C’est vrai, la réunion dite de famille,chez nous, l’autre soir, n’était guère intime&|160;: dix personnes,des amies de maman&|160;; il y en a plusieurs qui sont vraimentaccaparantes…

–&|160;Il en sera de même chez nous,après-demain. Nous serons presque seuls au dîner, mais le soir, aumoins cent personnes. Grande musique… Toi, tu es toujoursaccaparée. Quand ce n’est pas une vieille dame, c’est un monsieurvieux ou jeune, qui vient s’asseoir à côté de toi, et qui trouveplaisir à causer avec une belle jeune fille, et qui dira ensuite,pour s’excuser&|160;: «&|160;Elle a vraiment de l’esprit, dujugement, une instruction rare…&|160;» Et c’est vrai, toutcela…

–&|160;Allons, Félicien, ménage-moi. Queveux-tu, mon cher, nous passons nos concours, nous aussi. Ils sontplus nombreux que les vôtres, et pas plus amusants. Te voilà unhomme, tu as une carrière, la carrière par excellence. On a dû êtreravi, chez toi&|160;?

–&|160;Oui, mais ce sont des ravissements quine durent pas.

–&|160;Tu en connais qui durent&|160;?

–&|160;Non, pas encore.

Et leurs yeux s’étant rencontrés, elle rougit,et se mordit les lèvres, comprenant qu’elle avait dit étourdimentune sottise, et amené la conversation, brusquement, au tournantdangereux. Sa main, appuyée sur la table, tourna et retourna lalettre commencée. Marie Limerel était de ces natures très braves,parfaitement franches, qui n’hésitent qu’au début et pour le choixde la route, et qui vont ensuite jusqu’au bout du devoir aperçu.Son profil fin s’enlevait en médaille sur le vitrage à croisillonsde la fenêtre. Quand elle se retourna vers Félicien, elle levacette main qui venait de feuilleter les pages blanches, et elle eutl’air de prononcer un serment.

–&|160;Si tu as à me parler, fais-le tout desuite, pendant que nous sommes seuls, et ne nous mentons pas l’un àl’autre.

–&|160;Tu me répondras avec une entièresincérité&|160;?

–&|160;Entière.

–&|160;Marie, ma cousine Marie, m’aimes-tu unpeu&|160;?

–&|160;Je t’aime beaucoup, Félicien, et depuisma petite enfance.

–&|160;Oui, je le sais, je te crois, mais cen’est pas ce que je te demande. M’aimerais-tu assez pour devenir mafemme&|160;? Moi, j’ai passé depuis longtemps de l’amitié de cousinau grand amour pour toi… Je t’ai comparée, et je t’ai trouvéesupérieure à toutes celles qui m’ont été présentées, je puis bienle dire, toi sage et si droite, toi qui passes dans le mondestupide où nous sommes tous, et qui ne lui ressembles ni par tonregard, ni par tes mots, ni par ton cœur, toi qui es jeune.

–&|160;Jeune&|160;! Félicien, je me suisdemandé, moi, pourquoi tu ne l’es pas assez&|160;?

–&|160;Tu as donc pensé à moi&|160;? Oh&|160;!même pour me blâmer, je te remercie de m’avoir fait une place dansta pensée&|160;! Avais-tu deviné&|160;? Savais-tu&|160;?

–&|160;Oui, j’ai cru deviner plusieurs fois.Mais écoute bien&|160;: je n’aimerai d’amour que celui qui medonnera un amour comme celui que j’ai rêvé…

–&|160;Enthousiaste&|160;? ardent&|160;?respectueux&|160;? Marie, celui que j’ai pour toi est tout celaensemble.

–&|160;Je veux plus, beaucoup plus.

–&|160;Pur alors&|160;? Ah&|160;! tum’interroges sur mon passé de jeune homme&|160;?… Tu me fais descrimes d’infidélités qui ne sont pas nombreuses, je t’assure.

–&|160;Tu te trompes… Je pardonneraispeut-être à celui qui me demanderait d’oublier…

–&|160;Peut-être seulement&|160;?

–&|160;Oui, je n’ai pas encore à m’y résigner.Je ne sais pas. Mais ce que je veux, par-dessus tout, c’estqu’entre lui et moi il n’y ait pas de pensées qui séparent&|160;;c’est que, lui et moi, nous n’ayons qu’une âme…

–&|160;Hélas&|160;! nous y voilà&|160;! Jetremble, Marie, que tu ne me demandes de te ressemblertrop&|160;!

–&|160;Es-tu encore un chrétien&|160;?Avons-nous la même foi&|160;? Comprends bien ce que je veux dire.Je sais que tu continues d’aller à la messe, et que tu yaccompagnerais ta femme&|160;; je vois que, par tradition defamille, tu es, tu restes provisoirement respectueux de l’idéecatholique, des cérémonies, des usages… Mais, respectueux, mon ami,ce n’est pas assez, ce n’est pas vivre de la foi, comme j’en veuxvivre. Je souffre de te parler comme je fais&|160;; je me suis dureà moi-même. Pourtant, il y aurait une telle désillusion, si monmari ne priait pas avec moi, ne recevait pas mon Dieu, nes’inspirait pas, pour le moindre de ses actes, de cette foi qui estvraiment tout moi-même&|160;! Tu me trouves jolie, et cela metouche. Mais d’autres le sont. Pourquoi es-tu venu&|160;? Ce que tuaimes en moi, Félicien, je crois bien que c’est elle&|160;?

–&|160;Cela se peut. Il y a du mystère en toi,Marie.

–&|160;Non, il n’y a qu’une jeunesse protégée,une volonté qui serait faible d’elle-même, mais qui a été depuisl’enfance affermie et dirigée en hauteur, avec une tendresseadmirable. Je vois tant de ruines ailleurs&|160;! Je sens qu’avecla plupart des hommes, j’aventurerais mon âme et mon bonheur… Jevoudrais… Ne te moque pas de moi…

–&|160;Dis, au contraire, dis&|160;: quej’aperçoive au moins le paradis de ton âme&|160;! J’ai promis derépondre. Que voudrais-tu&|160;?

–&|160;Que mon mariage eût quelque chosed’éternel. Je crois qu’ils sont médiocres, ceux qui ne sont pasfaits pour la durée sans fin. Je pense qu’une famille qui se fondea un retentissement infini, avant elle, après elle. Je voudraisêtre la mère d’une race sainte.

–&|160;Tu en serais digne, Marie. Maisl’autre, où le trouveras-tu&|160;? J’en connais quelques-uns quipensent comme toi et qui vivent comme tu le dis. Mais ceux-là net’aiment pas&|160;! Ils sont meilleurs que moi, mais ils net’aiment pas&|160;! Ils passeront près de toi, et ils ne saurontpas ce que tu vaux. Quelle œuvre d’ailleurs plus belle que deramener à Dieu l’homme que tu aurais choisi&|160;?

–&|160;Aujourd’hui, cela ne se peut plusguère, Félicien. J’aurais à lutter contre le monde entier. Jen’arriverais pas.

–&|160;Pourtant, petite Marie, les viergeschrétiennes épousaient des païens&|160;?

–&|160;Elles étaient bien obligées. Et puis,ils étaient, eux, des païens excusables des ignorants de la vievraie.

–&|160;Et nous&|160;?

–&|160;Ceux d’aujourd’hui sont des chrétiensflétris. J’en suis sûre, je le sais, avant d’en avoir eul’expérience&|160;: ça ne revient pas dans l’eau pure comme un brinde lilas.

–&|160;Dans les larmes alors&|160;?

Et il essaya de rire.

–&|160;Oui, plutôt dans les larmes.

Et il se mit à pleurer. Il ne cacha pas seslarmes. Elles coulaient sur ses joues. Il penchait la tête, ilregardait Marie, comme déjà lointaine. Et ne pouvant supporter toutl’amour douloureux qu’il lui disait ainsi, Marie le regardait unmoment, et puis fermait les yeux, et puis le regardait encore. Unepitié grandissait en elle.

–&|160;Mon pauvre Félicien, comme je te faisdu mal&|160;!

–&|160;Non, pas toi, Marie, pas toi&|160;! Tun’es pas coupable. Tu es celle pour qui je souffre, mais tu ne faisque me montrer quelle distance il y a entre nous… La faute est àceux qui ne te valent pas… Je me défends parce que je t’aime… Aufond, les paroles que tu dis, je les sens justes… Tu dois avoirraison… Moi, je ne sais plus. C’est la chose la plus dure que j’aieà t’avouer… Je ne songe pas souvent à ce qui me reste de foi, parceque j’ai peur de trouver qu’il n’en reste plus.

–&|160;Ne dis pas cela, Félicien&|160;; tu tetrompes certainement&|160;!

–&|160;J’espère que je me trompe.

–&|160;Oh&|160;! oui, ne me réponds pas toutde suite… Tu n’es pas sûr… Prends le temps d’examiner…

–&|160;Tu me voudrais meilleur, tu ne mecroyais pas pire comme je le suis. Je te bénis, parce que tusouffres aussi.

–&|160;Vois, tu te sers d’un mot de la foi. Tume dis&|160;: «&|160;Je te bénis.&|160;»

–&|160;C’est ce qu’il m’en reste, hélas&|160;!des mots, des sons, des regrets…

–&|160;Attache-toi aux regrets. C’est lecommencement du retour&|160;! Ne me dis plus que tu ne crois pas.Ne t’accuse plus… Étudie-toi…

Elle s’était penchée, elle avait pris la mainde Félicien. Elle le consolait, elle le plaignait de toute son âmejeune, angoissée, qui voyait pleurer d’amour.

–&|160;Oui, je le ferai. Mais comprendras-tu,toi qui n’as pas varié, ce que c’est qu’une âme malade&|160;?J’admire cette religion que j’ai aimée, mais je ne vais plus àelle. Je me dis&|160;: «&|160;Cela est beau&|160;», et je n’adhèrepas au précepte. Les facultés préhensives de mon âme sont commeinertes, ma volonté ne suit plus mon intelligence. Je regrette dene pas croire, et je ne fais rien pour sortir de ce doute qui mepèse. Il y a en moi une puissance engourdie ou morte, je ne saislequel, et c’est de ce problème que tu fais dépendre madestinée&|160;!

–&|160;Comment cela se peut-il&|160;? Toi,élevé dans un collège dirigé par des prêtres&|160;? Toi, élevé pareux&|160;?

–&|160;Non, instruit, ce n’est pas la mêmechose&|160;; ils ont fait ce qu’ils ont pu, ou à peu près. Si leurœuvre n’avait pas été détruite, je serais ce chrétien que tupourrais aimer, Marie. Ne recherchons pas qui a fait ces ruines.Évidemment, moi, moi d’abord. Mais… nous découvririons descoupables que je ne veux pas nommer. C’est un abîme que je redoutede parcourir.

Marie se leva, et fit un geste desupplication.

–&|160;Ne me réponds pas davantage&|160;! Jepuis être sûre que tu me diras l’entière vérité. Prends du tempspour t’étudier toi-même. Tu verras fondre plusieurs illusions quit’aveuglent sur tes croyances. Va, Félicien, j’ai espoir&|160;!

–&|160;Chère cousine Marie, quel rêve tues&|160;!

–&|160;Et pendant que tu songeras, moi, jeprierai.

Il ne pleurait plus. Il était debout à côté deMarie aussi pâle que lui, mais il évitait de regarder le visagequ’il aimait, sentant qu’il ne serait plus maître de son chagrin,s’il rencontrait encore ces yeux pleins de pitié, et il regardaitseulement le bas de la robe, et la main fine et ferme allongée surla table.

–&|160;Marie, nous sommes victimes de cetemps. Je suis du monde qui meurt en s’amusant, et tu es, toi, del’élite préservée, et réservée pour la résurrection… Je n’ai jamaisvu comme ce soir ce qui a cessé de vivre en moi. Je vais t’obéir…Je vais tâcher de me reconnaître parmi les décombres.

–&|160;Si tu vois ton mal, renie-ledonc&|160;!

–&|160;Ah&|160;! Marie, combien voient leurmal, et n’ont pas la volonté, ou la grâce de guérir.

–&|160;Ou la grâce&|160;!

–&|160;Oui, tu ne peux comprendre cettepauvreté de l’âme, toi l’ardente, toi la non diminuée, toi ladévouée.

–&|160;Si mon amour pouvait te rattacher à lafoi&|160;! Mais non, ce n’est pas assez. La force doit venird’ailleurs&|160;: je prierai.

–&|160;Dis, quand nous reverrons-nous&|160;?Tu m’es chère désespérément.

–&|160;Chez ma tante, après-demain. Mais je tedéfends de rien me dire ce jour-là. Je ne veux pas que tu meparles. Je veux que tu me fuies&|160;! Laisse passer des jours, desjours, encore des jours&|160;! Ne nous condamne pas tropvite&|160;!

–&|160;Nous&|160;! Ah&|160;! que tu esbonne&|160;!

–&|160;Adieu.

–&|160;Prie bien, toi, Marie, prie pourdeux.

Ils se donnèrent la main, et dans l’étreinterapide de leurs doigts, tout l’honneur de leurs âmes jeunes etblessées s’exprima. Ce fut comme un serment d’attendre dans lesilence l’avenir inconnu, prochain, menaçant.

&|160;

Félicien ne voulut pas rentrer chez lui. Ilétait trop violemment troublé pour affronter les regards de sonpère. Il était trop irrité. Toute sa jeunesse se levait&|160;;toutes les années, témoins successifs, venaient déposer. Ellesdisaient&|160;:

«&|160;Que crois-tu&|160;? Comment pourrais-tuêtre un homme de foi&|160;? Tout petit, tu as été laissé aux mainsdes domestiques, passantes de la maison, pour qui tu n’étais qu’unepetite chose criante, qui fait veiller tard, quand la mère et lepère sont sortis. Onze heures, minuit, une heure. Quels tristesanges gardiens&|160;! Pour une qui joignait tes mains ett’apprenait une prière, combien t’ont couché en grondant, ou enchantant, sans appeler le ciel dont l’enfant a besoin, pour êtretout l’enfant&|160;?

»&|160;Quelle étude as-tu faite de tareligion&|160;? Quelle immense place a tenue, dans ton adolescence,la pensée du baccalauréat&|160;! Le collège où tu as été d’aborddemi-pensionnaire, et, pour finir, externe, donnait àl’enseignement religieux une place mesurée, suffisante si lesparents prenaient soin de faire répéter la leçon, de l’expliquer,de la montrer surtout vivante en eux. Il y avait plusieurs prêtreszélés, qui tâchaient de mettre un peu de divin dans ces espritstout occupés du monde, saturés de bruit, troublés par la rue, lesjournaux, les affiches, les théâtres, les livres et par cetteviolente nature qui a des raisons de plaisir pour trouveracceptable le doute, si misérable qu’il soit, qui peut ébranler larègle. Ces hommes animés de la charité, et savants dans la sciencequi fortifie, gagnaient des âmes à la vérité, pour toujours&|160;;ils avaient le respect rapide des autres&|160;; Félicien, tu étaisde ces autres&|160;! Ah&|160;! quelle compensation, quelle revanchede la messe du dimanche&|160;! On pouvait tout dire et toutsous-entendre chez toi, dans les dîners, les soirées, les visiteset les thés. Ta mère désapprouvait au fond, mais par politesse ellesouriait quand un des passants du monde soutenait un paradoxe,attaquait le cléricalisme en se déclarant respectueux de la foi,plaisantait les dévots, le scapulaire ou les indulgences, sedéclarait hostile aux Jésuites ou aux «&|160;moinesd’affaires&|160;», comme il disait, ou racontait quelque histoiregrasse. Monsieur Victor Limerel ne croyait pas avancer une sottise,quand il affirmait qu’il avait assez d’honnêteté pour se passer dephilosophie. Il ne songeait pas à la petite âme qui entendait tout,qui voyait vivre, et apprenait à vivre à côté du credoqu’on récite. Et voilà ta jeunesse&|160;!&|160;»

Félicien se souvenait, comme d’une datedouloureuse, de l’époque, – il faisait alors ses études de droit, –où la conscience claire de sa volonté coupable, le sentiment de sonindignité, l’avait fait s’abstenir de la communion pascale. MadameVictor Limerel avait seule communié. Au retour, pas de scène, pasd’explication&|160;: une parole de plainte seulement, craintive.Madame Limerel avait pleuré, le père avait semblé ignorer. Et voicique Marie ressuscitait ce passé, l’obligeait à comparaître jour parjour, et que beaucoup de mots et d’incidents, que Félicien croyaitavoir oubliés, s’offraient à lui, et demandaient à déciderl’avenir. Que crois-tu encore&|160;? Quelle promesse peux-tu faireà cette âme sainte&|160;? Quelle communauté véritable s’établiraitentre elle et toi&|160;? Descends encore plus avant dans ta troubleconscience, jeune homme&|160;! Souffre&|160;! Peut-être, tout aufond, retrouveras-tu, sans que tu puisses le prévoir, une forceencore vivante dans son germe enseveli.

Après avoir erré dans les rues et les avenuesdu quartier de l’Étoile, Félicien se décida à rentrer. Huit heuresétaient sonnées. Madame Limerel, dès qu’elle entendit s’ouvrir laporte du vestibule, sortit du petit salon, et vint au-devant de sonfils.

–&|160;Eh bien&|160;? Comme tu as étélongtemps&|160;! Je n’ai rien dit à ton père. Il est en haut.

–&|160;Ne lui dites rien.

–&|160;Je ne suppose pas un instant qu’ellet’ait refusé&|160;?

–&|160;Ne m’interrogez pas. Laissez-moiréfléchir en silence, maman. J’ai besoin de repos, d’étude avant dedonner la réponse que j’ai promise.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux, c’est toi quidécideras&|160;!

–&|160;Oui…

Il soupira, passa la main sur ce frontmaternel qu’il ne voyait jamais ainsi, ridé par le souci.

–&|160;Non, ne vous rendez pas malheureuse. Iln’est pas temps. Je puis vous dire seulement que le bonheur ou lemalheur de ma vie tout entière est enfermé dans le petit mot quej’irai dire là-bas. Et vous n’y pouvez rien, rien.

Il se reprit et dit&|160;:

–&|160;Plus rien.

**

*

Le matin du mardi 22 juin, madame VictorLimerel reçut un mot de sa belle-sœur, et elle y réponditimmédiatement par le billet suivant&|160;:

«&|160;Mais oui, ma chère Madeleine, je seraicharmée de connaître ton Anglais. Il verra chez nous pas mal demonde. Nos amis ont voulu fêter avec nous le succès de mon fils, –et tu remarqueras que la date est choisie, puisque nous sommes à laveille de la Saint-Félix, – ils ont répondu en nombre àl’invitation. Tu peux même nous amener M.&|160;Breynolds pourdîner&|160;; il sera déjà habitué à nous quand les invitésarriveront pour la soirée, et cela lui fera, dans la foule desinconnus, quelques îlots de conversation. Et puis, sans lui, nousserions treize à table. Ta sœur et amie&|160;:

POMMEAU VICTOR LIMEREL.

»&|160;P -S. – Félicien, à qui jeviens de lire ce billet, se moque de ma superstition. Mais jepersévère&|160;: amène-moi le 14°.&|160;»

Le jour même où il avait quitté Redhall,Réginald s’était embarqué pour Ostende. Il avait passé en Belgique,chez des amis, la première semaine, et même un peu plus, de sonexil volontaire. Puis, muni de lettres de recommandation, il avaitpris le train pour Paris, où l’attirait un dessein médité etprécis. «&|160;Je les verrai chez eux, songeait-il, je lesétudierai dans leurs œuvres vivantes, ces catholiques, j’assisteraià leurs réunions, je les entendrai parler, je les comparerai, etpour cela j’irai en France, dans le pays où la religion est la plusancienne, la plus créatrice, la plus apostolique, la pluscombattue. On ne me rencontrera pas dans les théâtres ou dans lesmusées. J’appartiens à une seule recherche. L’épreuve m’y attache,autant que mon inquiétude. Le reste m’est indifférent. À plustard&|160;!&|160;» Pour cette raison et pour une autre encore, ilavait repoussé l’idée, qui plusieurs fois lui était venue, derendre visite à ces deux Françaises, témoins du passé récent, etqui avaient été reçues dans la maison patrimoniale des Breynolds.Un mot le gênait, celui qu’il avait dit à la petite Dorothy, enparlant de Marie&|160;: «&|160;Je ne la reverrai pas.&|160;»Enfantillage sans doute, mais qui avait pouvoir sur cette naturetenace, peu habituée à se déjuger, même dans les petites choses. Unsoir, cependant, comme il rentrait, triste, à l’hôtel, il avait vude la lumière, là-haut, dans l’appartement qu’habitait madameLimerel, et la pensée de ne pas être impoli, un regain desympathie, le jeune désir d’apercevoir encore cette jolie MarieLimerel, l’avaient emporté.

Bien que Marie et sa mère l’eussent accueilliavec la simplicité amicale qu’autorisaient les semaines passées àWestgate, il s’était montré d’abord d’une froideur extrême. Ellesle sentaient aussi distant que le premier jour, quand ladyBreynolds avait présenté son fils aux Françaises. On eût dit quel’espèce de confiance qui s’était établie, sur le sol anglais,entre Réginald et Marie, n’avait pas passé le détroit, et que cejeune homme, correct et sérieux, qui répondait des mots ou dessignes aux questions des deux femmes, n’avait jamais causé avecMarie dans le parc du domaine paternel. Un fragment de cetteconversation, coupée de silences, avait aussi étonné madameLimerel.

Elle demandait&|160;:

–&|160;Vous désirez peut-être connaîtrequelques personnes à Paris, monsieur&|160;?

–&|160;Je vous remercie, non, je ne désirepas.

–&|160;Alors, ce sont les monuments qui vousintéressent&|160;?

Il avait ri, en disant&|160;:

–&|160;Pas beaucoup.

Et on avait vu dans ses yeux clairs, et dansle dessin tendu de ses lèvres, un peu de cette âme qui se livraitdifficilement.

–&|160;Comprenez-moi bien. Je ne prétends pasque vous deviez monter dans les tapissières qui partent de la placede l’Opéra, et qui promènent vos compatriotes à travers Paris.Mais, venant ici pour la première fois, vous avez dû vous tracer unplan d’études, ou d’amusement. Vous connaissant, je suis sûre qu’ilfaut dire d’études.

–&|160;Oui. Des amis que j’ai, en Belgique,m’ont recommandé à plusieurs personnes.

Il n’en dit pas plus long sur ce sujet, et lamanière dont il employait son temps, à Paris demeura son secret.Aucune allusion ne fut faite, naturellement, aux explicationsviolentes qui avaient décidé Réginald à quitter subitement Redhall,et dont on avait parlé dans la petite colonie de Westgate. Endemandant des nouvelles de sir George et de lady Breynolds, madameLimerel laissa supposer qu’elle ignorait tout, même ce qu’elleavait vu, entendu ou deviné. Réginald fut touché de cette réserve,et, s’il n’en témoigna d’aucune façon, il pensa&|160;: «&|160;Cesont des personnes de très bon monde, puisque, chez elles, et dansce Paris, elles agissent comme elles ont fait en Angleterre.&|160;»Il avait ce préjugé, tout au fond de lui-même, que le milieuanglais pouvait corriger une certaine exubérance, une sorte delégèreté de jugement et de paroles qu’il croyait très communes enFrance et comme nationales. Lorsque madame Limerel lui proposa dele faire inviter, pour le surlendemain, chez sa belle-sœur, ilaccepta, bien qu’il ne fût pas dans la disposition d’esprit d’unvoyageur ordinaire, et l’empressement qu’il y mit fut la preuvesecrète que sa visite l’avait charmé, et même un peu surpris.

–&|160;Je ne vous ferai pas inviter, ajoutamadame Limerel, pour le monde que vous rencontrerez, puisque vousvenez de nous faire une déclaration de sauvagerie…

–&|160;D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait lenôtre, dit Marie.

–&|160;Mais pour la musique, qui est trèsbonne.

Voilà pourquoi, le 22 juin, huit heuressonnant, Réginald Breynolds était présenté aux convives des VictorLimerel. C’étaient&|160;: un jeune ménage Pommeau, apparenté àmadame Limerel, le mari associé dans la maison d’automobiles Molhet Gerq, – et l’on disait&|160;: «&|160;Pommeau desautomobiles&|160;», comme on dit à Rome&|160;: «&|160;Pietro deiMassimi&|160;»&|160;; – un vieux conseiller d’État qui dînait danstous les mondes, par tous les temps, racontait une histoire aprèsle bourgogne, de quoi payer l’écot, terminait gaillardement sondîner, avec la satisfaction du devoir accompli, fumait, tenait unpetit cercle, entre hommes, où il répétait une histoire salée, etfilait en croisant le premier entrant de la soirée&|160;; lebanquier Ploute et sa femme, lui administrateur de plusieursgrandes sociétés, la richesse même, intelligent, elle, la richessemême, bête et très blonde, réputée pour la ligne de ses épaules,les plus tombantes comme les plus diamantées du vrai monde&|160;;un secrétaire d’ambassade qui voulait bien faire au jeune attachél’honneur de dîner ailleurs que dans une maison de ministre ou deconseiller, un homme qui avait la parole plate et modeste et uneterrible collection d’anecdotes contre le prochain&|160;;M.&|160;de&|160;Semoville, dont la femme avait dû refuser audernier moment, statuaire amateur qui mettait tout son insuccès aucompte de sa naissance, enviait en paroles les humbles non titrés,et portait une grande barbe carrée grise, sous des yeux de veilleurincorrigible, souvent mornes, quelquefois très vifs et trèsfins&|160;; le cousin et la cousine Bourguillière, tous deux épais,elle seule imposante et «&|160;romaine&|160;», ménage qui passaitpour habiter toute l’année la campagne, un grand domaine administrépar madame, laquelle faisait, disait-on, 23.000 francs de bénéficessur le lait de ses vaches, ménage renommé pour son expériencerurale, agricole, douanière, chevaline, ovine, etc., et qu’onvoyait à Paris, toutes les fois qu’il y avait une occasion dequitter les champs, c’est-à-dire à tout moment.

Ce dîner, que madame Limerel qualifiaitd’intime, groupait presque uniquement des professionnels de la«&|160;sortie&|160;» mondaine, habitués à se retrouver, par quatreou six, autour des mêmes tables. Il fut remarquable par l’aisancerapide et silencieuse du service, autant que par l’absence totaled’imprévu dans les conversations. Au début, l’industriel parlabeaucoup, comme il eût fait en présidant une commission, et pouramorcer, croyait-il, la discussion, l’échange des idées&|160;; etil provoqua, en effet, sur des sujets variés, graves ou légers,toujours vite usés parce qu’ils étaient mal connus, des opinionscontradictoires, dont la sincérité était faible également. Ceux quiont fréquenté le monde savent que c’est là son train. Réginald, quiavait vécu en plusieurs pays, mais point en France, admiraitsecrètement, au contraire, la souplesse de dressage de tous cesesprits français, leur vivacité, l’éclat de certaines reparties,qui avaient pu servir mais qui reparaissaient en travesti. Il s’enamusait, ayant un goût de l’humour qui le rendait sensible àl’originalité d’une riposte, et aux trouvailles d’expressions. Iljugeait très amusant M.&|160;de&|160;Semoville, racontant sesimpressions de l’Hôtel des ventes, dont il était un fervent, etquelques histoires du conseiller d’État, parmi lesquelles, cesoir-là, d’après le très «&|160;rosse&|160;» M.&|160;Pommeau, il yen avait une inédite. En anglais le plus souvent, il communiquaitses jugements à Marie, près de qui il était placé. Bientôt, ildevint le personnage qui doit parler, de qui on attend quelquechose de nouveau. Car c’est une loi fréquemment vérifiée, que lespersonnes qui peuvent intéresser les dîneurs ne sont pas mises àcontribution dès le début, et que leur rôle ne commence qu’aprèsles premiers services. On tient, avant d’écouter, avant dequestionner, à faire preuve de son petit talent, à caqueter,papoter, se montrer prévenant avec le voisin ou la voisine, àépuiser quelques idées ou quelques formules que tout espritcivilisé expose volontiers à sa devanture. On venait de servir laselle de Béhague&|160;; M.&|160;Pommeau, des automobiles, répondanttout haut à une réflexion de la chaise à côté, dit&|160;:

–&|160;Mais oui, nous avons ici monsieurBreynolds, qui connaît admirablement les Indes.

–&|160;C’est vrai, dit M.&|160;Limerel, du tond’un piqueur qui sonne le bien-aller&|160;; admirablement&|160;! Ilexerce un commandement dans des régions très sauvages.

–&|160;Où donc, je vous prie, monsieurBreynolds&|160;? demanda madame Ploute, qui avait un teint deplusieurs millions, – il lui avait valu l’amour de M.&|160;Ploute,– et qui ne remuait en parlant que ses très jolies lèvres roses,toutes les lignes de son visage et son regard même demeurantimmobiles et indifférents.

Réginald, gêné de parler français devant toutce monde, dit seulement&|160;:

–&|160;16e Rajput régiment, dont lastation est Manipur, dans l’Assam.

Il y eut un petit froid, le temps de chercher.Le premier qui parla fut le secrétaire d’ambassade.

–&|160;Ah&|160;! très bien, l’Assam, uneprovince des Indes anglaises, très sauvage, en effet, nord-est,frontière de Chine…

–&|160;C’est que, reprit madame Ploute, j’aifait mon voyage de noces dans les Indes. Est-ce que vous trouvezque les femmes indoues sont si jolies, monsieur&|160;?

Désormais tout le monde se sentit le droitd’interroger. La détente avait été produite, l’assurancereconquise. Breynolds devint l’homme qu’on va juger. Il se défendittant qu’il put, répondant d’abord par phrases très courtes.Quelqu’un parla de Sisowath et de ses danseuses. Madame Ploute, quiavait plus souvent le plaisir d’être regardée que celui d’êtreécoutée, jouissait vivement de tenir, de diriger une conversation,elle avait un sourire permanent et stérilisé à l’adresse des yeuxclairs de Réginald, qui se tenait droit, attentif, comme à laparade. Elle disait aimablement une foule de sottises etd’enfantillages auxquels il répondait sérieusement, quelquefoismême après un moment de réflexion. Il était «&|160;charmant&|160;»,ce jeune homme. On le considéra beaucoup, quand il eut raconté quel’uniforme du 16e Rajput, qui s’appelle le Luknowrégiment, comportait la tunique rouge à parements blancs, le casquewolseley, blanc, avec le pugaree, la torsade de mousselineblanche, et qu’avec l’uniforme khaki, les officiers avaient laculotte et des bandes d’étoffe, les «&|160;putties&|160;»,autour de la jambe. Chacun, en imagination, l’habilla ainsi, soiten rouge, soit en brun, et le trouva bien. Il fut forcé de direplusieurs traits de mœurs des peuplades mishmis, parmi lesquellesil avait vécu, et quelque chose de la considération due aux héros,une lueur attendrie et soumise flotta, plusieurs minutes, dans lesyeux de madame Pommeau, qui était malheureuse en ménage, de madamePloute, qui avait rêvé quelquefois d’être aimée par un très beauguerrier. Madame Victor Limerel songeait avec gratitude que sondîner «&|160;marchait bien&|160;». Réginald ayant vu, d’autre part,que son français était compris par tout le monde, hésitait moins,et s’animait.

–&|160;Paris doit vous faire un drôle d’effet,après les Mishmis&|160;! interrompit le banquier Ploute, que lesIndes n’amusaient pas.

–&|160;Qu’est-ce que vous avez vu à Paris,depuis plus d’une semaine que vous y êtes&|160;? demandaM.&|160;Limerel.

Des voix de femmes reprirent&|160;:

–&|160;Oui, oui, qu’avez-vous vu, monsieurBreynolds&|160;?

–&|160;D’autres Mishmis, murmura Félicien.

Les têtes étaient toutes tournées ou penchéesdu côté de l’Anglais, et les maîtres d’hôtel, qui passaient unesalade, jugeaient peu favorablement ce convive qui gênait leservice.

–&|160;Moi, dit tranquillement Réginald, j’aiinterrogé des prêtres et des directeurs d’œuvres, sur la charité àParis&|160;; j’ai visité une communauté religieuse, une desdernières qui n’aient point été chassées de chez vous, et lesateliers d’apprentissage pour les infirmes, chez les Frères deSaint-Jean de Dieu. C’est une œuvre qui dépasse, je crois, lepouvoir de l’homme sur lui-même…

–&|160;Ce n’est pas pour votre plaisir, jesuppose&|160;? demanda avec sollicitude madame Ploute. Vous avezune mission de votre gouvernement&|160;?

–&|160;Non, pas de mission. Je fais cela pourmoi.

–&|160;Comme c’est curieux&|160;! Vous netrouvez pas, chère amie, – la belle madame Ploute s’adressait à lajolie madame Pommeau, – que c’est très curieux&|160;! MonsieurBreynolds n’a pas du tout l’air…

–&|160;De quoi, chère amie&|160;?

–&|160;Mais… de ça…

–&|160;Alors, reprit M.&|160;Limerel, vousrefaites, à votre usage, le livre de Maxime Du Camp&|160;?

–&|160;Précisément, répondit Réginald, et jeconstate que les œuvres de charité à Paris sont tout un monde trèsvaste, sans cesse renouvelé, admirable…

–&|160;Vous devez avoir… aussi fort chezvous&|160;?

–&|160;Sans doute, des institutions prospères,fortes, si vous voulez… Cependant, il y a ici une force qui mefrappe beaucoup.

L’approbation fut générale, et l’abandon dubel officier des Indes immédiat. Les hommes sourirent à leurvoisine&|160;: «&|160;Eh bien&|160;? vous avais-jeprévenue&|160;?&|160;» Les voisines, les jeunes, répondirent&|160;:«&|160;Vous aviez raison. Il paraissait pourtant intéressant&|160;;il était bien parti.&|160;» Madame Limerel jugea qu’il n’y avaitpoint de temps à perdre pour sortir de la charité, et trouva unediversion quelconque. Marie observa que Félicien n’avait pas eul’attitude ironique de M.&|160;Pommeau, deM.&|160;de&|160;Semoville, du secrétaire d’ambassade, de son pèrelui-même.

Le dîner achevé, et comme elle rentrait ausalon, au bras de Réginald, M.&|160;Bourguillière, qui n’avait pasdit un mot de tout le repas, s’approcha&|160;:

–&|160;Monsieur Breynolds, permettez-moi devous dire que les opinions que vous avez exprimées sont, de toutpoint, les miennes. Nulle part, autant que chez nous, la matièrepremière humaine n’est supérieure.

Et il s’inclina.

Réginald fut aussitôt interrogé par lediplomate, qui avait préparé, en silence, quelques questions àposer. Félicien vint près de Marie. Elle était debout, le long dela tapisserie des Gobelins qui ornait magnifiquement le grandpanneau du salon.

–&|160;Je ne puis te parler de moi, dit-il,j’ai promis… Mais j’ai le droit de te demander&|160;: qu’est-ce quefait à Paris cet Anglais, que vous avez l’air de connaîtrebeaucoup, ta mère et toi&|160;? Que cherche-t-il&|160;? Toipeut-être&|160;?

–&|160;Non, beaucoup mieux que moi, beaucoupplus.

–&|160;Un livre à faire&|160;? Quellemisère&|160;!

–&|160;La vérité à croire…

–&|160;Tu ne me le rends pas sympathique… Jeme défie des recherches, dès que je devine un intérêt…

–&|160;Comme tu es dur pour moi, et injustepour lui&|160;!

–&|160;Sois tranquille, en tout cas&|160;! Jevais faire l’éducation de votre Hindou&|160;! Je lui apprendrai,pour refroidir son enthousiasme, ce qu’est un salon qui passe pourréactionnaire. Ma parole&|160;! le ministre a failli voir dans lesalon de mon père un obstacle à mon entrée…

–&|160;À quoi bon nous diminuer,Félicien&|160;?

Il s’était déjà éloigné, sur un signe de sonpère, qui emmenait les hommes au fumoir. Quand ils rentrèrent, ilstrouvèrent les salons envahis par les invités qu’une fileinterminable d’automobiles versait devant le perron. Obligé desaluer beaucoup de personnes, il ne reprit sa liberté qu’asseztard, près d’une heure après que le concert eut commencé. Alors ilchercha Réginald, et il l’aperçut, dans l’embrasure d’une porte,entre le grand salon et le petit salon bleu. Réginald se tenaitappuyé aux boiseries, les bras croisés, et considérait, avec unflegme observateur, les quatre demi-cercles de femmes, presquetoutes jeunes, en toilette de bal, autour du piano, et les groupesd’hommes massés en arrière. Félicien cherchait à deviner, ens’approchant, quelle pensée pouvait bien être celle de cet Anglais,tout à coup transporté dans un monde si nouveau. Il ne remarqua pasun mouvement de physionomie, et la conclusion la plus nette de sonexamen fut que Réginald Breynolds était vraiment un bel exemplairede la race anglo-saxonne. Dans son esprit malade, la souffrance enfut avivée. Sans qu’il se rendît un compte exact de ce qu’iléprouvait, il avait une crainte vague qu’il ne s’établit unecomparaison, dans une âme très chère, entre ce jeune étranger etlui-même, et il avait peur que Réginald Breynolds n’emportât, decette soirée, l’image de Marie, délicieuse dans un décor d’uneélégance raffinée. Et c’est pourquoi il s’apprêtait à dissiper,s’il y avait lieu, l’illusion du cadre. Il dut, pour arriverjusqu’à Réginald, faire un détour, entrer dans le premier salon,presque désert, et pénétrer, de là, dans le petit salon où setrouvait l’Anglais. Celui-ci, pendant que Félicien venait à lui,entendait, mêlée aux premiers raclements d’un violoncelle et d’unviolon qui s’accordaient, une conversation rapide entreM.&|160;Pommeau, ce griffon noir, tout barbu, aux dents éclatantes,et une toute jeune femme qui avait le visage d’un ange du Péruginet un corps de statue de la Renaissance moulé dans de la soie rose.Ils parlaient à voix prudente et dressée à ce manège, très prèsl’un de l’autre, mais tournés vers l’orchestre et occupés, enapparence, de ce qui se passait sous leurs yeux.

LUI. – Je voudrais bien savoir ce qu’il y adans ce petit cœur&|160;?

ELLE. – Ce n’est pas si curieux que vous lecroyez.

LUI. – Raison de plus pour ne pas refuser devous confesser à moi.

ELLE. – Quel directeur&|160;!

LUI. – Pourquoi pas&|160;?

ELLE. – Vous seriez trop indulgent.

LUI. – Je le suis pour moi, pas pour lesautres.

ELLE. – Naturellement. Mais je préfère gardermes secrets.

LUI. – De gros péchés, alors&|160;?

ELLE. – Gros&|160;! Ne dirait-on pas que jesuis une fille repentie&|160;?

LUI. – Repentie&|160;? Non, vous êtes tropjeune.

ELLE. – Taisez-vous, impertinent&|160;! Onpeut entendre.

LUI. – Qu’importe&|160;?

ELLE. – Il y a des principes ici.

LUI. – Si peu&|160;! Des restes…

ELLE. – Ça se ressert, les restes.

LUI. – Oui, aux invités. Alors, vous ne voulezpas&|160;?

ELLE. – Un autre jour.

Ils s’écartèrent, d’un mouvement lent, vers ladroite.

–&|160;Quelle est cette dame&|160;? demandaRéginald à Félicien qui arrivait.

Le violoncelle chantait quelque chose dechampêtre et de frais, une mélodie naïve qui devenait grave, etd’où le piano, faisant l’orchestre, commençait à dégager un motifde prière.

–&|160;C’est le flirt de monsieur Pommeau, unefemme qui a un mari charmant, et bon, et intelligent, et dont elleest adorée, tenez… ce grand joli homme qui la regarde, là-bas, siinquiet… Elle a peu de fortune, et il lui faut du luxe… C’est detous les pays, n’est-ce pas&|160;?… Et cela fait penser au mot queBlumentel, le conseiller, a dit pendant le dîner.

–&|160;Lequel&|160;?

–&|160;En effet, il en sert toujoursplusieurs, mais assez bas pour que la moitié de la table rie, etque l’autre voie seulement rire. Il a dit&|160;: «&|160;Ce qui estplus rare qu’un mariage de sentiment, c’est un adultère d’amour. Laplupart sont de convenance.&|160;» C’est joli, n’est-cepas&|160;?

L’Anglais n’eut pas l’air de trouver celadrôle. Son visage rasé n’eut pas même ce léger mouvement des lèvresqui voudraient rire et qui sont retenues.

Le morceau finissait. Les mains se levaient etapplaudissaient, et toutes les femmes, penchant la tête à gauche ouà droite, se hâtaient de reprendre le papotage si malheureusementinterrompu par la musique, tandis que le violoncelliste, soninstrument d’une main, son archet de l’autre, faisait desrévérences à madame Victor Limerel, qui le félicitait. Un vieuxmonsieur passa, murmurant&|160;: «&|160;Rasant, n’est-ce pas,madame&|160;?&|160;»

–&|160;Tenez, continua Félicien, ce jeunehomme chauve, à monocle, près du piano, c’est un professeurd’anarchie extrêmement distingué, auquel on songe pour le Collègede France ou l’École Polytechnique. Le choix lui appartiendra,naturellement. Il n’y a point de titres qui vaillent la maîtrise endémolition, chez nous. Mon père l’invite parce que ce jeune hommeest une puissance à ménager, pour moi peut-être, pour luisûrement…

–&|160;Ah&|160;!

–&|160;Je ne vous présenterai pas, parce que,en votre qualité d’Anglais, vous seriez immédiatement entrepris etobligé de convenir…

–&|160;Non…

–&|160;De la fraternité des peuples. Mais si,monsieur, vous ne connaissez pas cette tyrannie des fous diplômés.Vous l’écouteriez, vous ne seriez pas de son avis, et il vousquitterait, persuadé que vous l’admirez. Car, au fond, je devinevos idées là-dessus. Quand tous les peuples auront décrété qu’ilsvont devenir frères, le dernier qui mettra sa main dans la main desautres, c’est le peuple anglais&|160;?

Cette fois, Réginald sourit, et dit&|160;:

–&|160;Très vrai, cela, très vrai.

–&|160;Regardez encore cette femme d’un âgeincertain, au premier rang… non, pas si loin, à droite, celle qui aune tête chevaline… Vous y êtes. C’est une grande dame, qui reçoitbeaucoup et très bien, avec tant de bonne grâce qu’elle se jugedispensée de rendre les visites.

–&|160;Je ne trouve pas cela mauvais, si onretourne chez elle.

–&|160;Tenez, à côté d’elle, la grosse, qui al’air si digne…

Un baryton, le gilet largement ouvert, tout enpoitrine, attaquait un grand air de Ivan le Terrible.

–&|160;Elle s’est imposée à la bonne société,à la nôtre tout au moins, par la solidité de son vice, la constancede son irrégularité, la permanence de ses torts. Elle seraitétonnée qu’on la fit souvenir qu’on ne prescrit ni contre lesmaris, ni contre les enfants… Près d’elle, ce vieux monsieur dontla colonne vertébrale ne tient plus, ce crâne jaune et piriforme,est un homme très ruiné, qui vit largement, un homme de beaucoupd’esprit, qui n’a aucun jugement et est recherché des femmes…

–&|160;Et celle-ci&|160;? demandaRéginald.

–&|160;Où&|160;? la bleue&|160;?

–&|160;Non, la jeune, brune.

–&|160;En tulle pailleté noir&|160;?

–&|160;Oui, qui cause depuis si longtemps avecdeux messieurs.

–&|160;Elle doit les quêter pour quelque bonneœuvre.

–&|160;Vous voulez rire&|160;: il y a, j’aicontrôlé, vingt-deux minutes qu’elle sourit, parlemente,explique…

–&|160;Je vous affirme que celle-là est unefemme dont on ne doit rien dire. Elle est moins jeune qu’elle nesemble l’être&|160;; elle est veuve depuis dix ans&|160;; elles’appelle la comtesse de Soret&|160;; elle n’a pas quitté le mondeafin de le faire servir à la charité&|160;; elle passe, et personnene lui a dit un mot libre&|160;; elle est assez forte,croiriez-vous, pour refuser de conseiller les autres, et pour nepas s’apitoyer, en public, sur son chagrin. Une vertu, unetristesse, mais une vaillance&|160;; à la voir, un étranger peuts’y méprendre. C’est de la sainteté de Paris, un article tout àfait supérieur, croyez-m’en, qui ne se fabrique qu’ici.

Réginald esquissa un geste de doutepoli&|160;: «&|160;Admettons, je ne veux pas vous contredire, maisje n’y crois pas.&|160;»

M.&|160;Victor Limerel, affairé, les lèvressouriantes au-dessus du terrible menton, traversait le salon, avecpeine&|160;: «&|160;Pardon, pardon, chère madame, cher ami…&|160;»Il aperçut son fils et Réginald.

–&|160;Eh bien&|160;! je suppose que mon filsvous a nommé à quelques-uns de nos invités, monsieur, et que vouscommencez à vous reconnaître parmi nous&|160;?

–&|160;Je fais l’éloge de tous, dit Félicien,tandis que son père continuait le difficile parcours du salon.

En même temps il observa que le regard deRéginald Breynolds s’était arrêté sur Marie.

–&|160;En somme, reprit-il avec une âpreté deton singulière, tout ce monde que vous voyez n’a d’autre unité quecelle du salon de mon père. On cherche les consciences. La plupartde ces gens-là ont renoncé à en avoir une, parce que c’est unecause de souffrance. Ils ne frémissent que pour leurs plaisirsmenacés, et n’ont de pensée alors que pour le pompier deservice.

–&|160;En avez-vous&|160;? demanda Réginald,dont les yeux brillèrent d’une ironie rapide.

–&|160;Tout est convention chez eux&|160;; ilssont composés, comme les laques de Chine, d’une série de couches devernis qui recouvre un peu de bois commun. Beaucoup d’esprit&|160;;beaucoup de savoir dans les sciences ou les arts secondaires, jeveux dire en finances, mécanique, politique, littérature, mais pasde bon sens, et des idées roseaux qui plient tout le temps.

–&|160;Ils manquent de religion, ditRéginald.

–&|160;Cela ne se trouve plus guère, mon chermonsieur.

–&|160;Je vous demande pardon&|160;: depuisque je suis à Paris, j’en ai rencontré.

Il disait cela avec une assurancetranquille.

À ce moment, la plupart des femmes selevèrent, et un mouvement d’ensemble se produisit, de droite àgauche. On allait au buffet dressé au fond du salon, dans une piècedont le parquet était surélevé de deux marches, et où un orchestrepouvait se grouper, un soir de bal. Marie passa l’une desdernières. Elle marchait à côté d’une jeune fille de son âge, pluspetite qu’elle, et assez jolie, mais qui n’avait pas ce même refletd’âme sur le visage. Elle cherchait quelqu’un. Avec la mêmesimplicité que si elle eût été dans une réunion intime, ellecherchait Félicien, non pour lui parler, mais pour lui dire, d’unregard, aussi clairement que par des mots&|160;: «&|160;Je ne cessede penser que tu souffres. Prends courage. Espère. Dans cette foulequi s’amuse, bien des fois j’ai songé à l’angoisse que je t’aiimposée, à ton esprit qui s’interroge et qui déjà monte peut-être,se reprend, s’enhardit…&|160;» Il comprit. Elle vit qu’un autrehomme, de qui elle avait reçu la confidence d’un secret du mêmeordre, la regardait aussi, et elle rougit. Sa tête souveraine, sanuque précieuse, se mêlèrent à d’autres qui n’avaient pas le mêmepouvoir, et elle disparut.

Réginald profita de ce moment favorable pourse retirer.

–&|160;J’espère vous revoir, dit Félicien.Nous sommes si différents l’un de l’autre, que nous avons quelquechose à apprendre, quand nous nous rencontrons… J’irai vous rendrevisite. Où logez-vous&|160;?

–&|160;Power’s Hôtel.

–&|160;Avenue d’Antin&|160;? C’estsingulier&|160;!

–&|160;Pourquoi singulier&|160;? Je ne suispas le premier officier de mon régiment qui ait habité là. Est-ceque&|160;?…

–&|160;Non, non… Au revoir&|160;! Àbientôt&|160;! Réginald n’avait pu comprendre le soupçon deFélicien Limerel. Il ne chercha pas, et s’en alla convaincu qu’ilavait eu affaire à un esprit léger, d’équilibre douteux. Félicienrentra dans le salon. Les invités reprenaient leurs places pourentendre des chanteurs russes. Il se jugea sévèrement. Il compritqu’en dénigrant les hôtes de son père, devant un étranger, il avaitobéi à un vil sentiment, à une jalousie insultante pour Marie. Letrouble de son cœur en fut accru. Quand, à la fin de la soirée,Marie et madame Limerel se retirèrent, Félicien ne se trouva pas làpour les saluer. Il avait peur des yeux de femme qui, dans les yeuxdes hommes, reconnaissent les courants troubles.

**

*

Cinq heures du soir, dans le quartier deGrenelle, rue Lourmel. Parmi des maisons basses que séparent desmurs d’usine et des terrains entourés de palissades, à l’angled’une rue en construction, la voiture de Réginald Breynoldss’arrête. Il pénètre dans un jardin qui s’élargit, et au fondduquel s’élèvent deux grands bâtiments que relie une galerievitrée. Une femme tricote sous des tilleuls, le silence estextrême, et il marque plus sûrement qu’un poteau frontière lalimite de Paris. C’est la maison du Calvaire, où sont recueillies,soignées et aimées les femmes pauvres cancérées, celles qui ont desplaies vives apparentes et incurables. Réginald monte les marchesdu perron qui donne accès dans la galerie, au bout du jardin. Unerépugnance violente, et qu’il maîtrise difficilement, le faitbalbutier et oublier son français, quand une dame en deuil, coifféed’un bonnet noir, lui demande ce qu’il veut. Il tend une lettred’introduction. Pendant qu’il parle à l’infirmière, il al’impression que des germes du mal terrible voltigent dans l’air,qu’il va les respirer, qu’ils se fixeront sur ses lèvres, ou qu’ilsse logeront dans les glandes de ses yeux. Il s’étonne de ne sentirqu’une odeur légère, d’iodoforme, pas l’autre odeur, l’horrible,celle de la chair humaine pourrie, celle de la destruction.Plusieurs réponses l’émeuvent aussi vivement que ces répulsions etces instincts en révolte, mais d’une autre manière. L’infirmièreest une femme d’une quarantaine d’années, au visage clair, et toutilluminé parla santé morale. Elle parle bien, en Parisienne qui apeu de temps à perdre, mais qui en a toujours à donner par charité.Elle doit avoir une manière maternelle de plaindre ses malades, carses mains à moitié jointes écoutent aussi bien que la tête levée,et elles se pressent l’une contre l’autre avec compassion. Commeelle est petite devant Réginald si grand&|160;! Mais comme elle estcalme près de lui qui ne peut, malgré l’habitude qu’il en a depuisl’enfance, conserver l’impassibilité de visage qui convient à unhomme, à un gentleman&|160;!

–&|160;Combien avez-vous ici de femmescancérées&|160;?

–&|160;Trois dortoirs de vingt et un litschacun.

–&|160;Toujours pleins&|160;?

–&|160;Toujours. La mort seule fait les vides.Nous voudrions avoir plus de place. Il est dur derefuser&|160;!

–&|160;Ce sont des pauvresses que vousprenez&|160;?

–&|160;Des femmes du peuple de Paris, oui.

–&|160;Elles paient quelque chose&|160;?

–&|160;Non, rien. Nous vivons par la charitéde Paris, qui est bien grande, monsieur.

–&|160;Alors, vous n’êtes pas…rétribuées&|160;?

–&|160;Au contraire, monsieur. Nous payonsnotre pension, vous comprenez, pour ne pas être une charge.

–&|160;Et vous habitez tous les jours, toutevotre vie, avec…

–&|160;Sans doute. Nous sommes plusieursdames, qui vivons ici, avec nos malades. Mais nous avons des damesagrégées qui nous viennent du dehors, toutes veuves comme nous.

–&|160;Oui, je comprends&|160;: la plus grandedouleur morale soignant la plus grande souffrance. C’est très beau.Pourrais-je voir une de vos salles de malades&|160;?

Elle tira sa montre, et dit&|160;:

–&|160;Vous ne pourrez jeter qu’un coupd’œil&|160;: l’heure du pansement va sonner.

Vivement, précédant Réginald, elle sortit dela galerie, et elle entra dans le couloir qui faisait suite, et quidesservait le bâtiment de gauche. Puis ses pas se ralentirent. Elleapprochait de la souffrance qui n’a pas de répit. Elle s’arrêta,près de la muraille, à droite.

–&|160;Regardez par la porte vitrée, fit-elle.Nos amies du dehors, les dames qui viennent nous aider, sont déjàentrées.

Il vit deux files de lits très blancs,séparées par une large avenue de parquet ciré. Autour des quatremontants de chaque lit, les rideaux blancs étaient liés. Au pied dulit et suspendu à la tringle de fer, un petit crucifix noir. Desformes allongées, repliées, soulevaient les draps, et, sur chaqueoreiller, une tête pâle reposait. Aucun bruit. Beaucoup de lumièrequi venait de l’un et de l’autre côté. Quelques femmes, vêtues deblouses d’infirmières, étaient agenouillées auprès des malades,immobiles.

–&|160;Elles prient&|160;? demandaRéginald.

–&|160;Pour que leurs soins soient acceptés,et leurs mains très douces.

–&|160;Et aussi pour que leur courage nedéfaille pas&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Voyez encore, dit l’infirmière&|160;:tous les lits sont disposés de telle sorte que nos malades puissentapercevoir la chapelle, qui est seulement séparée par des fenêtres,là, à gauche de la salle. C’est une consolation.

Les femmes qui étaient à genoux se relevèrent,et elles se penchèrent au-dessus des infortunées. Réginald entenditquelques gémissements. Il vit des mains qui déroulaient des bandes,des mains qui tenaient des galettes de ouate ou de charpie rougesde sang&|160;; il vit, tout près de lui, à gauche, une maladevieille, assise dans le lit, tournée de profil, et dont la têteétait emprisonnée dans des linges. L’enveloppe de toile, détachée,tomba comme un plâtras, et, sous la lumière crue, les jouesapparurent, broyées jusqu’aux dents, boursouflées et purulentestout autour de la plaie, qui allait du coin des lèvres jusque versl’oreille. L’agrégée qui la soignait tournait le dos à laporte&|160;; mais, au moment où elle appliqua de nouvellescompresses sur les chairs vives, il lui fallut se détournerlégèrement. Elle touchait cette souffrance avec une pitié, unetendresse qui semblaient avoir appelé toute son âme dans ses doigtcraintifs et sûrs cependant. Ils voulaient, ils imploraient, ilsaimaient. Et les deux femmes étaient si près l’une de l’autre, quele profil pur et jeune de l’infirmière paraissait baiser la joueravagée, et se dessinait, pâle, sur le chancre sanglant. Réginaldse redressa dans un sursaut d’horreur et d’étonnement.

–&|160;Ce n’est pas possible&|160;? Qui estcette dame&|160;?

–&|160;Une femme du monde, je vous l’aidit.

–&|160;C’est la comtesse de Soret, je lareconnais&|160;; n’est-ce pas que c’est elle&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Étrange pays, en effet&|160;!

Il se retira. Il avait l’âme toutefrémissante. En faisant le long chemin de retour, il sedisait&|160;: «&|160;Voilà les véritables dessous de Paris, ceuxqui soutiennent l’édifice. Pays incompréhensible, tant qu’on n’apas découvert ses sauveurs permanents. Quelles femmessublimes&|160;! Et si simples&|160;! Mais qui les anime&|160;? Quiles fait, à ce point, victorieuses&|160;? Toute force en supposeune autre. Aucune n’est de soi. De quelle puissance initialeprocède celle-là, qui dépasse toute la pitié humaine&|160;?&|160;»Il se rappelait les fenêtres ouvrant sur la chapelle, et il voyaitles doigts et le profil de madame de Soret.

**

*

Le jeudi 24 juin, il demanda à l’hôtel qu’onlui préparât un dîner pour six heures et demie, ce qui fit rire legérant et grogner le chef de cuisine. Il ne perçut ni le rire, nile grognement, – limites entre lesquels tous nos actes coulent etpassent, tout le long du jour&|160;; – à sept heures, ils’acheminait vers la station du métropolitain la plus voisine,celle des Champs-Élysées. L’habitude de la vie de Londres leservait. Il avait des renseignements détaillés, et, de la stationdes Champs-Élysées à celle de l’Étoile, de l’Étoile à la placed’Italie, et de là par le tramway jusqu’à Bicêtre, il fit le voyagequ’il aimait, celui où l’on ne parle pas. Les maisons de Paris, dequartier en quartier, diminuèrent de hauteur, et la longuebanlieue, avec ses usines, ses terres vagues et lépreuses, ses ruesplus rouges, – les tuiles se mêlant aux ardoises, – ses dépôts deferrailles, de charbon, de bonbonnes d’huile, de matériaux empilés,et ses jardinets, petites plumes d’autruche, vertes entre descloisons de brique, lui rappelèrent les faubourgs de tant devilles. Puis, les fortifications franchies, des champs apparurent,où l’herbe avait assez d’air pour vivre, des restes de champstroués en leur milieu et découpés sur les bords par des bâtissesrécentes&|160;; et aussi, le long de la voie, formant village, desroulottes dételées, d’autres privées de roues et posées sur le sol,des files de masures, de cabanes, d’appentis, de baraques, comme siplusieurs centaines de nomades s’étaient groupés là, pour un temps.Le tramway continuait un peu au delà, et des maisons succédaientaux baraquements, des maisons à peu près bourgeoises, mais quen’habitaient que des ouvriers et des retraités de la vie difficile.Réginald, selon l’indication qu’on lui avait donnée, reprit la voieà contresens et, au bout de cent mètres, demanda à une fortematrone en cheveux&|160;:

–&|160;L’église, s’il vous plaît&|160;?

–&|160;Vous venez de loin, dit la femme&|160;:un accent pareil&|160;! Mais l’église, c’est autre chose. Vous êtesdessus&|160;: traversez.

En face, quand il eut traversé, Réginaldtrouva un mur crépi de gris, divisé en panneaux, et surmonté detreillages verts. À droite, dans le dernier des panneaux, une portede fer dépeinte, rouillée, au-dessus de laquelle on lit cetteinscription&|160;: «&|160;Église paroissiale.&|160;» En même tempsque Réginald, des femmes entrèrent. Avec elles il suivit un couloirétroit, sablé, que bordait à gauche l’église du Kremlin,c’est-à-dire une longue construction de brique, coiffée d’un toitde tôle à double pente, une salle pareille à celles des jeux deboules, dans les campagnes. On entrait par l’extrémité opposée à larue, et cette salle provisoire n’occupait qu’un tiers du terrain,qui se relevait et s’élargissait au-delà, entouré de barricades.Réginald interrogea une femme qui répondit&|160;:

–&|160;On l’a inaugurée le 18 mars 1907.Avant, il y en avait une petite, ailleurs, mais pas depuis beaucoupd’années, et encore avant, il n’y en avait pas. C’est pauvreici&|160;; on y gîte&|160;; on n’y travaille pas&|160;; tous lesmatins et tous les soirs, c’est des volées de pierrots qui sortentou qui rentrent… Oui, je vous assure qu’on est content de l’avoir,notre église… Celle d’avant, la petite, ils l’avaient miseautrefois sous scellés&|160;: ah&|160;! les cochons&|160;! lescochons&|160;!

Réginald était déjà dans la salle décorée defaisceaux de drapeaux tricolores, et il crut entendre, en arrière,la réflexion finale de la femme&|160;:

–&|160;Il faut qu’ils aient peur pour penseraux pauvres… ah&|160;! les cochons&|160;!

Elle prenait de l’eau bénite. Réginald avaitparcouru les deux tiers de l’église, quand il rencontra un prêtrejeune, très grand, qui avait de profonds yeux noirs et tant d’ombreautour que la double caverne des têtes de morts était dessinée sursa face, et cependant, les yeux vivaient, et ils étaient bons. Leprêtre, voyant un étranger, lui dit&|160;: «&|160;Ils serontnombreux&|160;; vous prendriez leur place&|160;; venez, monsieur,mettez-vous ici, vous verrez très bien.&|160;» Et il le plaça prèsde la table de communion, dans le chœur, où il y avait une chaiseet un prie-Dieu, sans doute ceux de l’abbé.

L’assistance devenait foule&|160;; un appointrégulier d’éléments tout semblables la grossissait de minute enminute. Les têtes alignées, femmes du côté de l’évangile, hommes ducôté de l’épître, formaient des espèces de sillons vivants, motteshumaines, de la même chair souffrante, fronts levés ou penchés,cheveux mal peignés, et là-dessous âmes de bonne volonté, quiattendaient la graine jetée à la volée, et qui se refermeraient surelle, et qui l’attiédiraient. Réginald les voyait tous, étant placéun peu plus haut que les fidèles du Kremlin, sur le planchersurélevé du chœur. Des mères arrivaient, le nourrisson dans le nid,entre le coude et la poitrine&|160;; des anciens, qui avaient unemoustache conquérante et passée de mode, poussaient des petits dequatre ans, bien habillés et frisés&|160;; de jeunes ouvriers,efflanqués, entraient, le visage en lame de couteau, se balançant,cherchaient une chaise, et s’y jetaient, sans penser às’agenouiller d’abord&|160;: ils ignoraient les politesses du lieu.Les enfants, le long de la table de communion, s’entassaient,piaulant un peu, et cela ressemblait à une garderie. Il y avait surles degrés de l’autel, dans le chœur, assis et tournant le dos autabernacle, des hommes et des jeunes gens, qui tenaient dans leursbras, ou sur leurs genoux, des instruments de musique. Unmissionnaire monta en chaire. L’abbé aux yeux d’ombre, qui s’étaitassis près de Réginald, se pencha et dit&|160;:

–&|160;Ceux-ci, dans le chœur, sont venus duGrand-Montrouge&|160;; c’est la «&|160;Diane&|160;» duGrand-Montrouge, qui vient embellir notre fête religieuse. Ils sesont dépêchés&|160;! C’est loin&|160;! À peine l’atelier ou lemagasin les a lâchés, ils sont venus.

Six de ces musiciens s’étaient levés, etsubitement une fanfare éclata, rapide, juste, militaire, et quisecouait la peau. L’Anglais, quand ils se furent rassis, quand latrombe fut finie, dit en manière de réponse&|160;:

–&|160;Ils ont de rudes poitrines, pour desFrançais.

–&|160;Nous en avons quelques-unes, je vousremercie, dit l’abbé.

Le missionnaire parlait déjà. Il ne faisaitpas de la littérature, mais à ce peuple ignorant, il exposaitclairement quelques points de doctrine&|160;; à ces êtres las,intelligents et que la plaisanterie faubourienne réveillait et nescandalisait pas, il disait des mots drôles parmi d’autres, plusnombreux, qui allaient au cœur. Un autre missionnaire, de temps entemps, se levait et proposait une objection à réfuter.

Réginald écoutait, mais surtout il regardait,tantôt les assistants et tantôt ce prêtre qui, depuis troissemaines, chaque jour, parlait à ces âmes hésitantes, groupées parle mystérieux attrait, comme les oiseaux de tant d’espècesdiverses, qui volètent, dès qu’un homme souffle sur une feuille delierre pliée, linottes, geais, merles, vieux pierrots, jeunesbruants, pinsons au col tendu, bêtes de vol ou de sautillement,pauvres de toutes ailes.

«&|160;Celui qui a quitté pour ces pauvres safamille, – qui était de la middle class au moins, etpeut-être de la gentry, – celui-là est un ardent, songeaitRéginald, un dévoué, un homme vierge, qui leur appartiententièrement. Il est l’ami de l’indifférent, hostile, oublieuxfaubourg. Quelle immolation de soi&|160;! Il est volontairementcomme l’un d’eux, sauf par la richesse de sa croyance, qu’il leurdonne&|160;; partageur d’espérance et de force…&|160;»

Plus souvent encore, Réginald étudiait lesvisages de ces ouvriers de Paris. Et, peu à peu, toute sonattention observa, enveloppa, et tâcha de comprendre ce grandjeune, aux joues plates, à la petite moustache en sourcil, courteet tombante, et qui avait des yeux de rêve. Réginald se sentaitdevenir l’ami de cet inconnu à jamais, de ce passant dont personnepeut-être ici ne savait le nom, et qui, pour la première fois sansdoute, – car l’étonnement, la lutte, l’émotion modelaient,faisaient et défaisaient sa physionomie, – entendait des parolesqui révèlent aux âmes leur noblesse et leur misère.

«&|160;D’où venez-vous, petit&|160;?songeait-il. Vous avez l’âge où les femmes qui passent fonttrembler le cœur. Toute la vie l’écarte de l’église, le retient, leveut. Ce jeune homme lui a échappé, pour venir. Il est entréseul&|160;; il n’a regardé personne&|160;; il est assis entre unesorte de vagabond déprimé, dégrisé, dont la sauvagerie agonise, etun gros réjoui, une sorte de bon animal, prompt à servir Dieu,comme le bœuf de la crèche, dont le souffle est égal et chaud. Maisle petit&|160;! Cet être de passion, quelle puissance l’a ému plusque le plaisir&|160;? Comme cela est beau&|160;! Saint Jean, ami duCœur du Christ, vous aviez ces yeux-là, qui pénètrent, guidés parl’amour, très loin dans le monde invisible.&|160;»

Il y eut des violons et des cornets à pistonsqui jouèrent ensemble.

–&|160;C’est toujours la «&|160;Diane&|160;»du Grand-Montrouge&|160;? demanda Réginald.

–&|160;Oui…

–&|160;Et ce jeune homme, là, au quatrièmerang… Je l’ai observé… Il a tout compris&|160;; il est malade desaisissement&|160;; il a une âme profonde.

–&|160;Cela est fréquent, dans la jeunesse denos faubourgs, dit, le prêtre après avoir regardé, – et Réginaldvit que les yeux d’ombre étaient bordés de larmes, – oui, cela estfréquent. Mais s’il est pâle, c’est qu’il a faim aussi… Voilà dixheures qui sonnent.

–&|160;Pas mangé depuis midi&|160;?

–&|160;Non, ils sont beaucoup qui sont venus àjeun… Ils n’avaient pas le temps de rentrer, vous comprenez… Ilssont arrivés, directement, de l’atelier à l’église… Je lescompterais, en comptant les joues blanches…

–&|160;Cela est bien, monsieur… Vous faites dubien… Je sais que votre paroisse est nouvelle.

–&|160;L’église est plus nouvelle encore…Treize ont été ouvertes depuis la séparation… Regardez&|160;: votreami s’en va.

Le pâle ouvrier s’était levénonchalamment&|160;; il étirait ses bras&|160;; un sourireallongeait ses lèvres&|160;; il considérait autour de lui, d’un airamusé, cette foule qui se retirait et qui l’emportait, et cependantson front, son cœur baignaient encore sûrement dans les vaguesdivines… Des adieux, des appels, des rires, se croisaient dansl’ombre, à la porte où le sombre courant des hommes et des femmesse resserrait, puis s’élargissait. Dehors, l’air fouettait lesvisages las d’attention, et toutes les bouches s’ouvraient pour lerespirer mieux.

–&|160;Dis donc, Leroux, il fait faim&|160;!j’ai pas dîné&|160;!

–&|160;Moi non plus&|160;!

–&|160;Viens-tu avec moi&|160;? J’ai descerises.

–&|160;C’est pas assez&|160;!

–&|160;Et puis du veau. Et puis nous sommescopains. Où es-tu&|160;? Je ne te vois plus&|160;!

–&|160;Par ici.

La nuit était noire&|160;; sur la route, levent travaillait la poussière, et semblait faire une œuvre inutile.En quelques minutes, Réginald fut tout seul sur le trottoir. Letramway était comme une île claire dans les ténèbres.

Réginald descendit du métropolitain à lastation de l’Étoile, et revint à pied à l’hôtel de l’avenued’Antin. Il avait dans l’âme cette lumière diffuse et embellissantequ’y laissent les grandes pensées ou les grands spectacles. Labeauté de ce paysage de Paris, qu’il connaissait bien, lui apparutcomme une chose nouvelle. Il jouissait fortement d’être seul dansle mouvement des groupes et des voitures, et de sentir durerl’émotion de tout à l’heure. Il se félicitait d’être venu danscette ville, et, en lui-même, il argumentait contre plusieurs deses camarades, soit de l’armée des Indes, soit de Londres, dont ilentendait les propos, les sarcasmes contre Paris corrupteur.«&|160;Vous n’avez pas tout vu, disait-il&|160;; il y a une autrevie dès cette vie, et ceux qui ne sont pas élus pour la voir jugentle monde incomplètement.&|160;» La joie de la jeunesses’épanouissait dans sa poitrine, à chaque respiration, comme s’ilavait bu l’air des montagnes&|160;; l’excitation de la marcherenouvelait son sang épaissi dans l’atmosphère des wagons et del’église, là-bas. Il eut du regret, quand il abandonna lesChamps-Élysées, au rond-point, et il suivit naturellement, dansl’avenue d’Antin, le trottoir de gauche. Alors il aperçut autroisième étage, de l’autre côté, les fenêtres éclairées d’unappartement. Il s’arrêta. Derrière l’une de ces fenêtres, veillaitla jeune fille qu’il avait connue en Angleterre, la seule Françaiseavec laquelle il eût longuement causé. N’était-elle pas quelquechose de plus pour lui&|160;? Oui, elle était l’unique femme àlaquelle, dans un jour d’angoisse, il avait confié un secret. Ellen’avait, d’ailleurs, jamais fait allusion, depuis, à cet entretiendans les futaies de Redhall. Elle était digne de la confiancetémoignée. Une pensée de tendresse, très pure et très vive, remplitce cœur dont la jeunesse était chaste. Ce ne fut qu’une pensée. Ilse la reprocha très vite, non comme une chose coupable, mais commeune diversion à la recherche supérieure qui devait occuper toute savolonté. Une sorte de respect pour l’inquiétude dont il étaitpossédé, et l’instinct de l’homme pratique, qui ne veut pas mêlerdeux affaires, le firent continuer sa route. Il passa la main surses yeux, pour chasser la vision douce. Une phrase des psaumes luivint en mémoire, car il avait vécu familièrement avecl’Écriture.

–&|160;Spiritu principali confirmame. Oui, c’est bien cela ce qu’il me faut, être confirmé dansl’esprit principal, l’esprit royal.

Et il se remit à songer à ce qu’il avait vu,ce soir-là, dans l’église pauvre du Kremlin-Bicêtre.

**

*

Le samedi 26 juin, Félicien Limerel descendaitl’avenue des Champs-Élysées. Il revenait de faire une visite à l’undes juges du concours diplomatique, qui demeurait dans un hôtel del’Avenue du Bois-de-Boulogne. L’accueil avait été flatteur, laconversation toute dans l’avenir, toute pleine de prophéties quin’obligent point le prophète à de grands efforts dedévouement&|160;: «&|160;Vous êtes le premier, et le concours étaittrès brillant. Laissez-moi vous dire ce que m’a dit le ministre,que je voyais ce matin. Ceci entre nous, n’est-ce pas&|160;? Il sefélicitait de votre succès. Un nom sans coupure, me disait-il, etdes façons de gentilhomme&|160;: c’est ce qu’il faut dans unedémocratie. Les vieilles familles sont précieuses, mais jamaisassez sûres. Elles ne nous doivent pas tout. Ce jeune homme m’afait la meilleure impression…&|160;» Des mots servis à beaucoupd’autres, un verre de cerisette officielle. Félicien les avaitgoûtés. Il était jeune. Mais très vite, à peine sorti de l’hôtel,il était revenu à d’autres pensées, à d’autres mots, dont lepouvoir dépassait celui même des éloges. Angoisse du cœur,inquiétudes pour l’amour menacé, il souffrait cela d’abord&|160;;mais la pire torture, c’est qu’il se demandait&|160;:«&|160;Devrai-je me condamner moi-même&|160;? Me déclarerdéchu&|160;?

Et deux fois, puisque, si je dois renoncer àelle, c’est que j’ai renoncé à la foi catholique… Marie m’ainterrogé en honneur. J’ai promis. Ah&|160;! quelle cruauté&|160;!M’obliger à cet examen, devant lequel, en somme, reculent tantd’hommes plus âgés que moi, qui vivent sans vouloir établir lebilan de leurs défaites morales et de leurs défaillancesreligieuses&|160;! Ils n’y pensent qu’en mourant. Quelques-uns n’ypensent jamais. Et moi, il faut que je fasse avant l’heure l’examenet l’aveu, et si je me condamne, je ne serai pas pardonné… Marieest sûre de ma sincérité, et voilà le plus affreux. Ne pas pouvoirmentir, ne pas savoir&|160;! Non, Marie, je ne mentirai pas… Maispourquoi cette question entre nous est-elle devenue siimpérieuse&|160;? Depuis le retour à Paris, depuis le séjour ici decet Anglais. Que veut-il&|160;? Je le soupçonne d’aimer, lui aussi.Ah&|160;! s’il était capable de cette fourberie&|160;! d’avoir jouéles cafards&|160;! d’avoir feint la bigoterie, pour se faire bienvoir de Marie et de ma tante&|160;! Que sait-on de lui, envérité&|160;? Lui et moi, on nous compare silencieusement. S’iln’est pas le rival, il est l’idéal, le modèle dont je diffèresensiblement. Il commence à m’irriter, et je ne crois pas qu’ils’en doute, mais il y aurait un moyen facile de le lui fairesavoir. Je lui ai promis une visite…&|160;»

Le jeune homme descendit la rue La Boétie.«&|160;Je devinerai ce qu’il pense, et ce qu’il veut.&|160;» Et ilentra à l’hôtel Powers. Le gérant téléphona, et reçut l’ordre defaire monter Félicien Limerel.

Réginald, à côté de sa chambre, avait loué unpetit salon. Il vint au-devant de Félicien, la main tendue, sans lamoindre expression de surprise.

–&|160;Je vous prie de ne pas faire attention,dit-il, le domestique n’a pas eu le temps d’achever la malle…

Quelques vêtements, pliés, formaient une pilerectangulaire sur le canapé. La conversation s’engagea, maisRéginald, se souvenant de l’accueil ironique qu’on avait fait, chezles Victor Limerel, au récit de ses excursions à travers les œuvrescharitables de Paris, opposa, aux premières questions de Félicien,cette réserve savante qui serait de l’impolitesse, si le geste, laphysionomie, si l’exactitude même des réponses ne manifestaient pasl’intention de se maintenir dans les limites du droit strict.Impatienté, Félicien demanda&|160;:

–&|160;À propos, vous avez dû voir ma tante,hier&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Avant-hier&|160;?

–&|160;Non… J’espère qu’elle se portebien&|160;? Vous n’avez pas de mauvaises nouvelles&|160;?

–&|160;En aucune façon, repartit Félicien avechumeur… D’ailleurs, vous habitez tout près d’elle, et vous lessauriez sans doute avant nous.

–&|160;Il faudrait que le commissionnaire setrompât de chemin, répondit l’Anglais.

La sincérité, la fermeté du ton empêchèrentFélicien de continuer. Il sentait devant lui un homme qui pouvaitavoir un secret, mais qui ne le laisserait pas échapper pour uneattaque légère, pour une ironie.

–&|160;Eh bien&|160;! dit-il, changeant desujet avec la souplesse qui était un des attraits et un des dangersde sa nature, je pense que vous avez fini votre enquêtepieuse&|160;?…

–&|160;Non.

–&|160;Comment, non&|160;? C’est une gageure,savez-vous&|160;? Passer deux semaines à Paris, à votre âge, et n’yvisiter que des églises, des hôpitaux…

–&|160;Pardon, s’il y a plus de drame, en moi,et plus d’idées, par la puissance de ce spectacle, que si jevisitais des musées, si j’assistais à des pièces de théâtre,pourquoi pas&|160;? Nous ne sommes pas obligés de comprendre lesmêmes choses. En ce moment, les essentielles m’occupentexclusivement… Vous êtes, vous, sans inquiétude religieuse.

–&|160;Vous vous trompez.

L’Anglais fit signe de la main&|160;:«&|160;Alors, je n’insiste pas. Je regretterais de m’être tropavancé. Je croyais affirmer une différence certaine entre vous etmoi.&|160;» Il repartit, avec une courtoisie émue, qui étaitnouvelle&|160;:

–&|160;Je me prépare à monter ce soir àMontmartre. Je passerai la nuit dans la basilique.

–&|160;Cela se peut faire&|160;?

Un sourire de l’autre côté du détroit, unallongement d’un millimètre des lèvres rasées, un sourire quin’aurait paru, chez un Français à moustache, que dans la forme desyeux, montra l’étonnement de Réginald, qui ne répondit pas. MaisFélicien songeait bien à expliquer quoi que ce fût, ou à demanderune explication&|160;! Il avait changé d’expression. Dominé par unepuissance que son interlocuteur ne pouvait deviner, devenu trèsgrave, et toute irritation étant tombée, pour un temps, ildemanda&|160;:

–&|160;Voulez-vous me permettre d’y aller avecvous&|160;?

–&|160;À Montmartre&|160;? Mais oui, vous meservirez de guide. Là-bas, je trouverai quelqu’un à qui j’ai écrit.Avec plaisir.

–&|160;Je ne vous gênerai pas&|160;?

–&|160;Non, pas du tout.

Comme s’il se parlait à lui-même, Félicien ditencore&|160;:

–&|160;C’est une chose étrange&|160;: vousallez là-bas pour chercher là foi&|160;; et moi, j’irai pour voirsi je l’ai encore.

L’Anglais inclina légèrement la tête, trèstouché, au fond, de cette sorte de ressemblance morale, et frappéde la gravité avec laquelle Félicien venait de parler. Ils nes’expliquèrent pas davantage. Ils savaient seulement que cette nuitaurait, sur leur destinée, une influence, et comme une autorité.Quelque chose de noble, un secret d’ordre religieux les réunissaitpour quelques heures&|160;; malgré la dissemblance de leursnatures, il y avait là une raison d’estime réciproque. MaisRéginald, bien plus que Félicien, en éprouva la force et s’yabandonna&|160;: il n’était pas jaloux&|160;; l’incertitudereligieuse qui l’agitait n’était mêlée d’aucun remords&|160;; ilsouffrait de ne pas voir où était la vérité, mais aucun intérêthumain ne diminuait l’amour qui le portait vers elle. L’angoisse deFélicien Limerel avait d’autres origines, moins hautes. Il necherchait pas la lumière pour elle-même. Il souffrait moins de nepas croire que des conséquences possibles d’un tel aveu. Le motifqui le faisait agir le laissait en proie au trouble, sansélan&|160;; il suffisait seulement à jeter cette âme malade dans lacompagnie des saints, à la faire vivre quelques heures dans lemilieu où les prodiges silencieux de la grâce sont fréquents.

–&|160;Alors, c’est convenu&|160;! ditl’Anglais. À huit heures un quart, vous me trouverez dans le salonde l’hôtel&|160;; j’aurai dîné, nous prendrons une voiture…

–&|160;Mon père se moquerait de moi, si je luidisais où je passe la nuit. Il n’y croirait pas&|160;; et, eneffet, c’est invraisemblable. Je ne puis donc lui demander sonautomobile. Excusez-moi… Pourtant, il m’arrive de découcher pour demoins belles raisons. Allons, à ce soir&|160;!

Félicien avait un autre motif pour ne pasparler à son père du projet de passer la nuit à Montmartre.M.&|160;Limerel, très habitué, en homme d’affaires, à deviner lesintentions, et à construire des romans d’intérêt, d’après de menusindices, aurait compris, au premier mot, que Montmartre et MarieLimerel étaient deux termes en corrélation, et que Félicien nemontait là-haut que pour elle, et peut-être eût-il pensé «&|160;parelle.&|160;»

Vers neuf heures moins un quart, en costume depromenade, chapeau rond et pardessus d’été, Félicien et Réginaldarrivaient en haut des escaliers de la Butte. Il avait plu. Un ventfroid, dernier coup d’aile d’un orage en retraite, balayait lesnuages et les refoulait, les tassait en demi-cercle ravagé, du côtédu Sud. Les coupoles blanches de la basilique se levaient dansl’azur renouvelé. Les deux jeunes hommes, avant de s’engager dansla rue de la Barre, pour gagner la petite porte d’entrée au milieudes échafaudages, se détournèrent un moment. Paris, au-dessousd’eux, figurait une plaine d’un rose roux, barrée en travers, surtoute la longueur, par une écharpe droite de vapeurs molles,grisâtres, dont l’extrémité amincie s’appuyait aux coteaux deBelleville et de Ménilmontant. Et par-dessus le banc de brume et defumée, c’était le ciel clair, le chemin sans poussière de la lune àson premier quartier. Heure indécise dans les hauteurs, où mouraitlentement l’extrême lueur du jour, tandis qu’en bas, dans la valléede pierre bâtie, les lignes d’étincelles menues des becs de gazcommençaient à dessiner, jusqu’à l’horizon, le réseau prodigieuxdes rues. Les deux jeunes gens pénétrèrent ensemble dans l’enceintede l’église, et, dans les constructions provisoires, trouvèrent unhomme qui avait été prévenu de la visite de l’Anglais.

–&|160;Je suis confus, messieurs, de n’avoirpersonne qui me présente à vous. Vous m’excuserez&|160;: LouisProudon, président des Pauvres du Sacré-Cœur.

«&|160;C’est un gentleman&|160;», pensaRéginald&|160;; et il considéra un moment cet homme de moyennetaille, maigre, un peu voûté, qui avait, éclairant sa face barbue,fine et qui aurait pu être sévère, le sourire de ceux qui font, parvolonté, la volonté des autres, douceur des grands forts.

–&|160;Je vous conduirai&|160;; nous ironstout à l’heure à l’adoration des Pauvres, puis je vous mènerai dansla chapelle où se fait, chaque nuit, l’adoration commune. Et, quandvous le désirerez, vous gagnerez vos chambres, pour vous reposer.Vous êtes jeunes&|160;; une nuit de faction&|160;: il faut avoirl’habitude. Vous n’êtes jamais venus&|160;?

–&|160;Moi, dit Félicien, pas depuisl’avant-veille de mon bachot. Et vous, monsieur, vous ne vouscouchez pas de toute la nuit&|160;?

Le président des Pauvres sourit.

–&|160;Mais non. Il est nécessaire, n’est-cepas, qu’il y ait quelqu’un à chaque heure qui sonne, pour réveillerl’escouade nouvelle, ceux qui viennent relever les adorateurs et«&|160;prendre l’adoration&|160;». Ça coûte un peu, dans lespremiers temps, mais on s’y fait, je vous assure.

Il dit cela simplement, et emmena ses hôtesdans le dortoir bas, où quelques hommes, miséreux et graves, assissur le bout d’un lit de camp, comme des soldats, attendaient lasoupe, la miche de pain blanc et le verre de vin rouge. Félicienaurait aimé prolonger la visite qui lui était unedistraction&|160;; il redoutait ce qui allait suivre&|160;; maisRéginald, à qui la même inquiétude d’esprit ne faisait pas craindrela solitude dans l’église, sortit presque aussitôt. Heureusement,l’épreuve ne commençait pas encore. Entre cette salle, à laquelleattient une petite cuisine, et la basilique, il y a un espacevague, un chemin clos par des planches, mauvais sentier de poterne,moisi, piétiné, herbeux, pavé de décombres. Là, le long des assisesénormes qui plongent dans le sol de la colline, et sous le pâleciel, Réginald secoua la tête, et dit en riant&|160;:

–&|160;Je vous demande pardon&|160;: nous nepourrons plus tout à l’heure fumer une cigarette…

Il ouvrit son étui de métal, timbré aux armesd’Oxford, et la fumée de trois cigarettes de tabac anglais monta lelong des murs énormes.

&|160;

Un peu après neuf heures, dans la crypte,debout, appuyés au même pilier, Félicien et Réginald contemplaientun spectacle également nouveau pour chacun d’eux. Réginald setrouvait en avant, dans la demi-lumière, et Félicien, derrière lui,près de l’escalier qui conduit du souterrain à la nef supérieure.Ils étaient immobiles, à peine visibles, en dehors du demi-cercle,fortement éclairé, que forment devant l’autel les colonnes trapueset rapprochées. Or, dans cette niche lumineuse, à leur droite,quarante hommes adoraient. Leur chef, le fraternel Louis Proudon,debout à côté de la balustrade de l’autel, clignant les yeux,orientant vers la lampe électrique le livre qu’il tenait à la main,lisait la prière du soir. Et soudain, les quarante voixrépondaient, si rudes, si éraillées, si peu pareilles aux voix dessalons&|160;: voix de la foule qui crie, qui boit, qui jure, quimenace, et qui priait.

Puis les hommes chantèrent un cantique, et,agenouillés ou assis, ils adorèrent avec des mots muets, qu’ils nedevaient pas inventer, mais recevoir de Celui qu’ils regardaient,ou retrouver dans leur mémoire des temps lointains. Commentauraient-ils inventé&|160;? Que savaient-ils au delà de la misèreet du besoin d’un cœur qui peut encore aimer&|160;? Ils étaientfixés dans l’attention, comme ceux qui attendent le passage d’unenoce sous les porches. Ils avaient les paupières levées, mais pastout à fait, à cause de la lumière éblouissante et aussi de lafatigue.

Réginald et Félicien observaient cesphysionomies peu mobiles, ces visages dont les rides changeaient deplace cependant, lorsqu’une pensée un peu émouvante, un souvenir,montait clair, du fond de l’âme obscure. Ils comprenaient mieux,ils apercevaient nettement, que c’étaient non seulement des pauvresauthentiques, mais des misérables, de ceux qui font plus peur quepitié&|160;: barbes taillées par le vent et usées par la pierre quisert d’oreiller&|160;; chemises sans col, redingotes qui furentportées par d’autres, et qui ont des couches superposées de tachesde graisse&|160;; foulards, malgré la chaleur, parce qu’on a sursoi toute sa garde-robe. Les deux larrons du Calvaire étaientpeut-être là. Mais l’extrême abandon surtout, l’espèce qui n’a pasde pain, pas de gîte, pas de famille, et qui n’a plus de courage,veillait aux pieds du Maître deviné. Beaucoup de ces yeux tristes,de ces yeux où la colère est à demeure, s’adoucissaient, un courtmoment, levés, et puis la porte rouillée se fermait. Derrière lesdeux jeunes hommes, le président des Pauvres était venu,silencieusement, s’accouder. Il murmura, et, bien que la voix fût àpeine timbrée, on y sentait la tendresse&|160;:

–&|160;Celui qui est tout au bout dudemi-cercle, le brun, chauve, qui a un peu de couleur, par hasard,sur les joues, celui-là est presque un riche… Il a couché sous lesponts. Il a vécu des déchets des restaurants… C’est une sorted’aristocrate à présent&|160;; il a un petit emploi dans lapublicité&|160;: colleur de bandes, adressier, timbreur. Il peutvivre, ce qui est une exception ici. Mais il est bon, il sesouvient. Depuis qu’il ne mendie plus, il n’a jamais manqué devenir, chaque samedi, parmi les compagnons de la rue…

Quelques-uns bâillaient, sans précaution. Uncommençait à dormir. Il y avait des lueurs de pierres fauves, dediamant, et des pensées suppliantes au bord des paupières, çà etlà. Le président des Pauvres reprit&|160;:

–&|160;Les deux qui sont côte à côte, vers lemilieu, et qui ont les joues creuses, – tenez, l’un des deuxs’endort justement, pauvre ami, c’est trop juste&|160;! – ehbien&|160;! vous ne sauriez croire leur mérite. Deux ouvriers deverrerie, figurez-vous. Ils travaillent toutes les nuits pourentretenir les fours. Ils n’ont de libre que celle du samedi audimanche. Et ils viennent la passer ici&|160;! Le plus vieux estvenu d’abord, et il a dit à l’autre, le dimanche, en reprenant sontravail&|160;: «&|160;Je ne me suis jamais si bien reposé que cettenuit, et cependant je n’ai dormi que des petites minutes, et dansune chaise. Je t’emmènerai samedi prochain.&|160;»

L’odeur de fauve et de soupe moisie se levait,et flottait au-dessus de cette assemblée. Les saints ne s’enoffusquent pas. Un des pauvres étant assis, le pantalon, de formenégligée, remonta d’un côté jusqu’à la moitié du mollet, et laissavoir qu’il n’y avait pas de chaussettes sur les pieds de l’homme,ni de cordon à ses souliers. Réginald se détourna.

–&|160;La place d’un gentleman n’est pas ici,dit-il. Montons, s’il vous plaît&|160;?

Il obéissait à une répulsion naturelle, et àune idée de classification que toute l’éducation et toute la vieanglaise avaient fortifiée en lui. Cependant, il était trèsgénéreux, et il n’eût pas voulu manquer de politesse, vis-à-visd’un pauvre. Les procédés égalitaires lui semblaient peuraisonnables, et le séjour prolongé parmi des hommes d’une autreclasse, chose inutile, gênante pour les uns et pour les autres.

–&|160;Le parfum est médiocre, en effet, dittout bas Félicien.

Louis Proudon montait déjà les marches quiconduisent de la crypte dans le chœur de la basilique. L’immensenef était dans l’ombre. Il tourna du côté où la vie s’étaitréfugiée, et conduisit les deux jeunes hommes derrière lemaître-autel, dans la chapelle de la Sainte Vierge, où était exposéle Saint-Sacrement. Il les plaça vers la droite, presque àl’entrée, et les laissa, après leur avoir dit&|160;: «&|160;Voschambres sont prêtes, vous vous retirerez quand il vous plaira. Etcomptez sur moi pour le réveil, demain matin.&|160;»

Réginald était le second, et Félicien occupaitla première place au bord de l’allée. Ils se tenaient debout.Autour d’eux, ils comptèrent les hommes, et obtinrent le chiffreapproximatif de deux cent trente. On ne chantait pas. Mais deuxcent trente âmes humaines étaient absorbées dans la contemplationdu même objet. Elles le désignaient invinciblement, plusimpérieusement que si elles eussent crié son nom, par la puissanceunanime des pensées qui s’échappaient d’elles, et qui serassemblaient au-dessus de l’autel, flèches vivantes dirigéestoutes ensemble vers l’heure éternelle.

Cette force mystérieuse, qui sort des foulesattentives, incline comme le vent&|160;; elle faitfrissonner&|160;; elle ébranle&|160;; elle sollicite au mouvement.Félicien, moins que Réginald, avait besoin d’être porté par cecourant. Des souvenirs, une sorte de regret et de défi toutensemble, le firent regarder l’ostensoir, et dans l’ostensoir,l’hostie. Il assura sur elle son regard déshabitué, et qui nedemandait rien, qui poursuivait seulement une expérience, et il eutle sentiment, la certitude, que rien en lui n’avait remué, et quecette rencontre, depuis quelque temps évitée, le laissaitinsensible. Il eut la douleur de n’être pas ému. Il songea,regardant cette hostie blanche dans les rayons d’or&|160;:«&|160;Marie ne sait pas que je suis ici&|160;; mais je devrai luiavouer que je ne frémis pas, que je ne prie pas, que je ne pleurepas, sauf sur elle, c’est-à-dire sur moi… Suis-je obligé deraconter cela&|160;? Est-ce qu’il n’y a pas des heures desécheresse pour les saints eux-mêmes&|160;?&|160;» Il détourna lesyeux, avec plaisir, les ramenant vers cette assistance qui nel’obligeait pas à un effort de l’esprit. Mais des pensées non moinscruelles l’assaillirent&|160;: «&|160;Je n’ai pas été ainsitoujours. Une source est tarie en moi. Des mots qui ont été pleinsse sont vidés de leur contenu. Je sens, à la froideur de mon cœur,que la fraternité est détendue entre moi et tous ceux-ci quiadorent. Je ne suis plus l’un d’eux. Ce n’est pas de ce soir que jeconstate le changement, mais quelle évidence, pour la premièrefois&|160;!&|160;» Et alors, la question revenait, insistante,cruelle&|160;: «&|160;Devrai-je avouer à Marie cette expérience queje tente aujourd’hui et cette inertie de mon âme&|160;?&|160;» Iln’était pas distrait&|160;; il aurait voulu ne pas être seulindifférent, et tantôt il considérait un des hommes ou des jeunesgens agenouillés, tantôt un autre. Tout adorait. Parmi lesassistants, il y en avait un tout près, qui ne remuait pas leslèvres, mais qui ne cessait de tenir la tête levée versl’ostensoir. Il ne bougeait pas. Dans ses yeux, que Félicienpouvait voir, des voiles passaient, comme de l’encens. Et puis lalimpidité, la bonté attentive et épanouie reparaissait. Maisl’expression recueillie du visage demeurait invariable.

À la dérobée, Félicien observait Réginald, quiavait croisé les bras, et qui ne bougeait plus. Réginald pensait,de son côté&|160;: «&|160;Ceux-ci appartiennent à toutes lesclasses, sauf la plus pauvre. Ils viennent ici sans ambition, sansaucune récompense d’ordre humain. Cependant ils reçoivent unerécompense pour le repos sacrifié de leur corps. Leur âme trouveune confiance que reflète leur visage. Ils ont la paix&|160;;quelque chose au moins de cette paix, gibier de nous tous, et qui apeur de nous. Elle est ici, au moins en apparence, pour ceux-ci.Oui, vraiment, ils sont sincères… Toutes les nuits, des hommesveillent, au-dessus de Paris, priant sur la montagne. Ils gardentpeut-être mystérieusement la cité. Quelle contrepartie de lacorruption d’en bas&|160;!… Cela manquait aux civilisationsanciennes…&|160;» Les choses qu’il avait lues sur la corruption deBabylone lui revinrent en mémoire. Il pensa aux adultères, auxdépravations de la chair, à l’insolence de la luxure, à la durebarbarie qui tenait asservies tant de femmes pauvres et tant defemmes riches, pour lesquelles il n’y a pas la vie, mais seulementun printemps profané, sans âge mûr, sans vieillesse tolérable… Ilsongeait encore&|160;: «&|160;Serait-ce possible que, par lesprières de ceux-ci, d’autres hommes fussent rachetés&|160;? Leursproches&|160;? Leurs amis&|160;? Leurs ennemis&|160;?Ressemblent-elles aux nuages qui portent leur pluie jusqu’auxextrémités de la terre&|160;? En tout cas, quelle belle idée depuissance&|160;! Quel domaine plus grand que tous lesempires&|160;!… Le monde serait tout peuplé de fraternitéseffectives, à jamais ignorées…&|160;» Félicien se pencha.

–&|160;Je m’en vais. Venez-vous&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous me retrouverez demain matin, àtrois heures.

–&|160;Bien.

Félicien attendit un moment, croyant queRéginald se retirerait quand même avec lui. Puis, il passa derrièrel’Anglais, et on entendit son pas s’éloigner sur les dalles. Lasongerie continua.

«&|160;Ils ne doutent pas qu’ils ne soient enprésence du Christ transfiguré par amour. Partout des présencesdivines, le Christ mêlé à la foule, proche de la misère. Ce seraitune grande consolation, en effet. Toutes les détresses humainesappellent cette présence… Elle nous manque, à nous et à d’autres.Il y a plus de distance entre Jésus-Christ et nous qu’entre cesadorateurs et Lui. Peut-être quelques-uns Le voient-ils&|160;? Ilsont des visages ravis… Pourquoi des temples, si nous n’y tenons pasnotre Dieu prisonnier&|160;? Là où le Christ est le plus près, làdoit être la vérité. Avoir Jésus-Christ en soi… avoirJésus-Christ&|160;! Non la simple grâce, mais la vie&|160;!&|160;»Il se rappelait des mots qu’il avait lus dans la Bible, dans levolume dont la reliure, en cuir vert, avait été brunie par la maindes aïeux, des oncles, des tantes qui essayaient de comprendre cequi est écrit pour tous.

Les souvenirs de Redhall l’assaillirent. Commeils blessaient ce cœur qui ne se détournait pas d’eux&|160;!Futaies, rhododendrons fleuris, lierres, étangs, maison, visagessurtout, le domaine passait devant ce jeune homme qui, depuislongtemps debout, n’avait pas plus bougé que s’il eût été près duRoi, en service de Cour, un jour de lever. Les images étaient sinettes, les mots échangés avant le départ avaient si bien gardéleur ordre et leur accent, qu’une grande douleur lui vint avec euxet par eux. Il était donc là, dans une église de France, dans lanuit, sans qu’aucun des êtres chers pût seulement l’y retrouver enpensée, perdu, oublié, seul étranger peut-être et sûrement seulhérétique. Pourquoi demeurait-il là&|160;? Il se le demandait, etil eût été incapable de donner une réponse précise. Il regardaitavec insistance ce pain enveloppé d’or&|160;; une sorte d’attirancemaintenait ses yeux levés&|160;; une volonté secrète, douce, qu’ilsentait parfaitement raisonnable, commandait en lui, et tenait lecœur et l’esprit tout ouverts, comme les maisons au printemps.Réginald retrouvait, dans ce décor catholique, l’émotion premièrede l’enfant qui sent qu’il a une âme, et qui la tient avec respectdevait Dieu, celle-là même qu’il avait éprouvée plusieurs fois autemps de sa petite jeunesse, quand le père lisait le Livre à hautevoix, le soir, dans la chapelle de Redhall.

Mais il s’y mêlait un frémissement nouveau, unélan vers quelque chose de plus, une aspiration magnifique. Ilpensait&|160;: «&|160;C’est le renversement de la raisonmurmurante, mais le triomphe de la plus haute sagesse et del’amour. S’il était ici, Lui, tout proche, impossible à reconnaîtreavant qu’il ait parlé, comme en Judée, dans le jardin du sépulcre,lorsque Madeleine Le prenait pour le jardinier&|160;!«&|160;L’avez-vous vu&|160;?&|160;» Elle Le voyait, et elle Lecherchait encore… Lui demander la force, la voie, lavie&|160;!…&|160;»

Il n’était point fatigué d’être debout, etcependant ses genoux plièrent, et il resta un peu de tempsagenouillé, sans que ses yeux eussent quitté l’hostie autour delaquelle son doute priait, comme la foi des autres.

Il se releva. Ses compagnons n’avaient faitnulle attention à son geste&|160;; quelques hommes arrivaient pourprendre leur heure de garde&|160;; l’horloge sonna&|160;; il sortitde sa place, sans plus regarder rien, troublé d’un trouble heureux,et, dans les constructions accolées à la basilique, il alla essayerde dormir. Le lit était court, et le matelas cruel. Réginaldexalta, en esprit, les lits d’Angleterre. Il supposait que, placé àcette hauteur, au-dessus de Paris, il entendrait l’inégalgrondement de la ville, comme une chanson de la mer, et cetteimagination n’avait pas été sans influence sur sa détermination depasser la nuit à Montmartre. Il fut déçu. Au lieu de la rumeur desmarées, qui s’enfle et qui décroît, c’était autour de lui unsilence absolu, tout à coup déchiré par les sifflets deslocomotives de la gare du Nord. Engourdi par la fatigue, Réginaldcroyait être en voyage, couché dans les huniers d’un navire, etc’étaient les commandements des officiers qui se croisaient tout enbas sur le pont. Parfois, une chaise tremblotait dans lacellule&|160;; ou bien le petit miroir pendu près du lit oscillaitau bout de la ficelle et égratignait la cloison&|160;; unmugissement sourd et bref se levait des profondeurs de l’océan,sans qu’on pût deviner où déferlait la vague monstrueuse qu’ilavait vomie, à gauche, à droite, en avant. Et l’autre appel,là-bas, si loin, désespéré, n’était-ce pas la sirène d’un naviredans les brumes&|160;? Puis tout s’apaisait. L’idée de la mers’évanouissait dans le sommeil. Le vent glissait sur les pierres.Les millions d’hommes, veillant ou endormis autour de Montmartre,ne faisaient pas plus de bruit qu’un cimetière.

Réginald dormait d’un profond sommeil, quandM.&|160;Louis Proudon frappa à sa porte, en disant&|160;:

–&|160;Trois heures un quart, monsieurl’Anglais dont j’ai oublié le nom, levez-vous&|160;!

Un quart d’heure plus tard, ils suivaient lechemin d’ascension qui passe sur les toits de pierre de labasilique. Félicien les rejoignit. Il était pâle, et cette flammedu regard, qui lui donnait une physionomie si intéressante, lafatigue ou quelque autre cause l’avait voilée.

–&|160;Glorious day&|160;! ditRéginald en montrant l’horizon.

–&|160;Non, glaciale matinée, réponditFélicien. Si vous le voulez bien, nous resterons peu de temps.

–&|160;Comme il vous plaira.

Félicien serra la main que Réginald luitendait. Mais il le fit avec si peu d’empressement que l’Anglais leremarqua, bien qu’il eût l’esprit occupé des choses toutesnouvelles qui l’environnaient. Réginald pensa&|160;: «&|160;Un peude sommeil en moins&|160;; son humeur passera.&|160;» Il conclutque les Français avaient peu de résistance, puis continua demarcher dans les gouttières, au bord de la toiture faite de bellesdalles blanches imbriquées. Précédé par le président des Pauvres,il s’engagea dans l’escalier intérieur qui devait aboutir à lagalerie du dôme central, au-dessus des grandes verrières. Bientôt,sa voix appela&|160;:

–&|160;Monsieur Limerel&|160;? Venezvoir&|160;! Splendide, vraiment splendide&|160;!

Il faisait le tour, lentement, de ce chemin deronde porté si haut dans les airs, et s’arrêtait à chacune desbaies ménagées dans la muraille.

–&|160;Rare matin sans doute&|160;!murmurait-il. Paris est tout entier visible… jamais Londres… Oui,la ville n’est pas si grande qu’on ne puisse apercevoir descampagnes. Qu’est-ce que ceci, au nord&|160;?

–&|160;La plaine au delà de Saint-Denis,répondait M.&|160;Proudon&|160;; et voici les lignes sombres, toutlà-bas, à gauche, de la forêt de Saint-Germain.

–&|160;Dernière minute du crépuscule du matin,reprenait Réginald. Voyez, Paris n’a plus de lumière de fabricationhumaine, excepté dans les gares, où les signaux et les feux dequais veillent encore. Paris est de couleur khaki. On dirait unegrande fourmilière plate, une clairière de terre forée, coupée,ravinée, sur laquelle seraient répandus en désordre des caillouxqui sont les monuments, et des feuilles vertes qui sont lesjardins. Et quel ciel&|160;!

De longues écharpes de brouillard,transparentes, flottaient au-dessus des maisons. Elles fondaient unpeu dans le vent du côté de l’ouest&|160;; mais, vers l’orient,elles se soudaient à un bourrelet de lourdes brumes violettes quireposait sur Belleville. Là, l’extrême sommet du nuage, à l’endroitoù la lumière allait naître, devenait rose, couleur de sang quicourt. Ailleurs, l’espace était libre, traversé par un vent vif,mainteneur de clarté. Et, près de Réginald, de Félicien et del’autre, se levait une île aérienne, laiteuse, faite de toitures,d’arêtes blanches ajourées, de dômes qui portaient des clochetonsélancés.

–&|160;Ils dépassent la zone des fuméessalissantes, dit Réginald qui était accoudé non loin de Félicien.Toute cette pierre a une blancheur transparente. La basilique estcomme bâtie en pierre azyme, – est-ce qu’on ne peut pas direcela&|160;? – Elle domine Paris de sa bénédiction. Elle est levéedans la splendeur de l’aube… Ah&|160;! voici le jour&|160;!

–&|160;Le jour&|160;! dit Félicien. Pourquoile saluez-vous&|160;?

Réginald n’entendait pas. Il regardait.

Le bord des brumes roulées, maintenues par levent, était devenu comme une fleur de grenade, puis, comme unefleur de souci, et maintenant, si magnifique, si étincelant qu’ilfût, il n’était plus rien, car au-dessus de lui, le soleil levaitson arc. En un instant, le globe tout entier se dégagea. Quelqueshauts monuments de la ville, toutes les maisons restant dansl’ombre, commencèrent à vivre, et leur forme revint à eux. Toutprès, au sommet d’un des petits dômes de l’église, une touffe depierre parut s’épanouir et demeura vermeille.

–&|160;Vous parlez comme un croyant, ditFélicien&|160;; vous êtes lyrique.

Sa voix était plus âpre qu’il n’eût fallu, etelle révélait une souffrance. Il s’était redressé, une épauleappuyée au mur, du côté gauche d’une des baies à double colonne,tandis que Réginald se tenait debout, à droite de la mêmeouverture. Son jeune visage, pâli encore par le reflet des pierres,recevait toute la joie du matin, et il était triste.

–&|160;Vous devenez catholique&|160;!

Réginald, qui n’avait pas répondu la premièrefois, riposta vivement&|160;:

–&|160;Je ne puis pas vous laisser dire ce quin’est pas. Je suis ému… Un tel matin après une telle nuit&|160;!Mais l’autre chose n’est pas vraie. Si elle l’était, est-ce quevous n’en seriez pas heureux&|160;?…

–&|160;Non, très franchement.

–&|160;Vous m’étonnez.

–&|160;Il est possible que je vous étonne,mais il est bon que vous me compreniez&|160;; je le veux même…

Le ton de Félicien Limerel était si violent,que, lentement, Réginald tourna la tête. Dans l’étroit espace, dansla cellule de lumière où ils étaient montés pour voir le soleil selever sur Paris, les deux hommes s’observaient l’un l’autre, commedeux adversaires, Félicien décidé à provoquer une explication,Réginald surpris, tiré brusquement de son admiration pour lepaysage matinal.

–&|160;Oui, je veux que vous connaissiez lefond de mon cœur. Ne protestez pas&|160;; je vous dis que jeveux&|160;! Il n’est peut-être pas aussi beau que le vôtre, moncœur, aussi pur, aussi sublime&|160;; il n’est sûrement pas aussijoyeux, mais il vous intéressera sans aucun doute. Vous saurez doncque j’ai songé toute la nuit à ce même problème de la foi qui vouspréoccupe si fort, en apparence…

–&|160;Non, pas en apparence, en toutevérité.

–&|160;Eh bien&|160;! pour moi, aucun espoirne s’est levé, aucune force neuve ne m’a aidé.

–&|160;Le contraire de moi&|160;!

–&|160;Mes doutes se sont accrus&|160;; j’airefait ma route, avec une lucidité effrayante, à travers la vie, etje me suis trouvé beaucoup plus loin que je ne pensais de majeunesse pieuse.

–&|160;Je vous plains.

–&|160;Vous devriez vous réjouir.

–&|160;Comment le voudriez-vous&|160;? Je vousvois souffrir.

–&|160;Peut-être, mais vous me voyez vaincudéjà. Vous pouvez croire que vous aurez l’avantage. Car nous sommesdeux joueurs, n’est-ce pas&|160;? Et si je perds, vous gagnez.

–&|160;Je ne sais ce que vous voulez dire.

–&|160;Oh&|160;! je vais vous l’expliquer…Vous vous défendez inutilement… Je connais votre secret, à vous,et, dès le premier jour, j’ai compris votre manège…

–&|160;Quel manège&|160;?

–&|160;Vos assiduités près de ma cousineMarie, et vos dévotions à travers toute la ville. Ce sont destermes qui sont liés, n’est-il pas vrai&|160;?

Il s’approcha&|160;; il se pencha. Les musclesde la mâchoire, ceux du front et des tempes, saillirent sous lapeau, et firent leur partie dans la colère du visage. Ilcria&|160;:

–&|160;Vous devez avoir hâte de descendre,d’être seul avec votre joie&|160;! On vous attend. Dès qu’il seragrand jour, vous courrez chez ma tante Limerel, vous rendrez comptede vos méditations… Et vous savez qu’elles seront bien accueillies…Ne niez pas&|160;!… Vous avez la dévotion qui plaît à Marie…

Réginald avait à peine bougé, même quandFélicien le touchait du bout de ses doigts tremblants. Très droit,les épaules appuyées au mur, impassible de visage, il avaitseulement rapproché ses deux poings de sa poitrine, pour le cas oùil serait attaqué. Il laissa tomber les derniers mots dans lesilence, et dit&|160;:

–&|160;Vous inventez.

–&|160;C’est facile à dire&|160;:prouvez-le&|160;!

–&|160;La preuve est également aisée. Je neverrai pas madame Limerel, parce que je pars ce matin.

–&|160;Vous dites&|160;?

–&|160;Je dis que je quitte Paris, ce matin,par le train de 11 heures 39.

Félicien considéra, les yeux dans les yeux,l’homme qui repoussait ainsi, d’un mot, tout soupçon de trahison.Il devina, il vit que cette jeunesse qui avait côtoyé la sienne, unmoment, était d’une absolue sincérité, qu’il l’avait offenséeinjustement. Il devint extrêmement pâle&|160;; une larme gonfla sespaupières&|160;; il tendit la main.

–&|160;Pardonnez-moi… Je vous ai mal jugé. Jesuis très malheureux…

Puis, ne voulant pas pleurer, sentant que lesmots qu’il pensait étaient tout noyés de larmes, il se rapprocha del’ouverture par où entrait le matin rayonnant. Réginald fit demême, et ils se turent. Le soleil mettait entre eux une barrière derayons. Louis Proudon, appuyé à quelques mètres plus loin, dans lechemin de ronde, n’avait peut-être pas entendu, et n’avait sûrementpas compris. Il songeait à ses pauvres qui allaient venir, detoutes les banlieues et de toutes les ruelles de Paris, pour lamesse de huit heures et demie, et pour la distribution du pain.«&|160;Je n’aurai pas assez de deux mille livres de pain, un jourpareil… Il fait si beau&|160;! Le jour clair fait marcher… Ilsmonteront comme des fourmis, par ici, par la surtout…&|160;» Il seréjouissait, et il imaginait déjà les escaliers de l’est, en bas,tout noirs de foule. Le silence de la coupole blanche, la vagued’air qui passait sans plus apporter le murmure des voix, le fitsortir de son rêve.

–&|160;Venez, messieurs, que je vous montre laforêt de Saint-Germain. On la voit comme un ruban bleu… Vous avezde la chance, d’être montés aujourd’hui&|160;!

Les deux jeunes gens vinrent. Mais ils neprirent aucun intérêt aux explications qu’il leur donna, et nefirent aucune question. Ils descendirent donc, par les escaliers enspirale, puis sur les toits, et se retrouvèrent dans la basilique,où leur guide obligeant les quitta. Quelques instants après,Félicien et Réginald, ayant suivi la rue qui contourne l’église,s’arrêtaient sur l’esplanade, au delà du funiculaire. Ils nes’étaient pas dit une seule parole depuis l’explication violente,terminée par un mot de regret, qu’ils avaient eue là-haut. Réginaldvoulait, une dernière fois, regarder Paris, tout illuminémaintenant par le soleil. Félicien se tenait à quelques pas de lui.Il avait repris toute son énergie, et son mince visage penché, sonregard qui reconnaissait Paris et le parcourait lentement, luidonnaient l’air d’un poète triste, qui compose une chanson. Ilremuait les lèvres, comme pour essayer les mots qu’il devait dire.Enfin il dit, sans cesser de considérer la ville&|160;; il dit avecun accent de douleur si vraie que Réginald entressaillit&|160;:

–&|160;Tant d’hommes mêlent un intérêt humainà la recherche de la vérité&|160;!… Pas vous, je vous en félicite…Croyez-moi, puisque nous allons nous séparer&|160;: vous devriezrevoir Marie…

–&|160;Mais…

–&|160;Je vous assure… Pas ce matin… Ce soir.Vous devriez lui faire visite à la fin de l’après-midi. Il y aura,ce soir, quelque chose de changé dans sa vie, comme dans la mienne…Oh&|160;! vous êtes trop fier… Je le comprends, et je plaisante,vous voyez… C’est que je lui dois la vérité. J’ai promis de ladire… C’est une chose affreuse, monsieur, d’aimer une femme d’unamour désespéré comme le mien… Tenez, disons-nous adieu.

Ils se donnèrent la main, rapidement. Réginaldrépondit&|160;:

–&|160;Je vous souhaite plus de bonheur,oh&|160;! bien vraiment&|160;!

Ils descendirent, chacun de son côté, et, aubas de la butte, trouvèrent deux fiacres en maraude, qui lesramenèrent dans le centre de Paris.

À huit heures du matin, Félicien sonnait à laporte de la maison où habitait sa tante. Le concierge lui ayant ditque ces dames étaient à la messe et qu’elles ne pouvaient tarder àrentrer, il monta, et déclara qu’il attendrait dans le vestibule.La femme de chambre insistait pour qu’il entrât dans le salon.

–&|160;Non, dit-il. Je n’ai qu’une réponse àdonner, et je pars. Laissez-moi ici.

Il ne voulait pas entrer dans ce salon où il yavait le portrait de Marie&|160;; il ne voulait pas, non plus,qu’il y eût trop de distance à parcourir, quand les mots auraientété dits, qu’on le vit trop longtemps. Déjà il se sentait à bout deforces. Il lui semblait entendre des voix dans l’escalier.

–&|160;Allez, répéta-t-il, voici ma tante quirevient de Saint-Philippe.

Il resta debout, près du coffre à bois, àquelques pas de la porte. Les voix, calmes, se rapprochaient. Laclé tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, et madame Limerelentra, suivie de Marie. Deux interrogations, presque ensemble, maissi différentes de ton&|160;:

–&|160;C’est toi, Félicien&|160;? De si bonneheure&|160;?

–&|160;Ah&|160;! c’est toi&|160;! Jecomprends, viens vite&|160;! Elle s’approcha, dans le demi-jour,relevant sa voilette&|160;; elle aperçut le visage de Félicien, etaussitôt elle se recula&|160;:

–&|160;Non&|160;! non&|160;! ne vienspas&|160;! Et elle s’enfuit dans le salon.

–&|160;Non, pas aujourd’hui&|160;! Je ne veuxpas&|160;! Et comme Félicien la suivait et arrivait à l’extrémitédu vestibule, près de la porte du salon&|160;:

–&|160;Je ne veux pas que tu parlesdéjà&|160;! Maman, empêchez-le de parler&|160;!

Marie s’était retirée jusqu’à la fenêtre,là-bas, et elle avait mis ses mains devant ses yeux.

–&|160;Pas aujourd’hui. Je ne veuxpas&|160;!

Madame Limerel se plaça devant Félicien, etl’arrêta.

–&|160;Fais ce qu’elle te demande,Félicien&|160;! Pas aujourd’hui&|160;!

–&|160;Il le faut.

–&|160;Demain si tu veux. Mon enfant, attendsjusqu’à demain&|160;!

–&|160;Non&|160;; demain, je n’aurais plus laforce.

–&|160;Tu n’as pas eu le temps&|160;! Tu nesais pas ce que tu vas lui dire…

–&|160;Hélas&|160;! si. Je lui dirai quepersonne ne l’aimera autant que moi, puisque je renonce à elle, etque je me reconnais indigne d’elle.

–&|160;Tu vas lui faire trop de mal&|160;!

–&|160;Le mal est fait puisqu’elle m’avu&|160;!… Laissez-moi&|160;!…

Madame Limerel avait attiré la porte, aumoment où Félicien allait entrer. Elle la tenait fermée. Son neveuétait devant elle, tous les traits creusés et tirés par une douleurplus cruelle qu’une maladie. Mais elle vit que la résolution avaitété mûrie, et que la volonté ne défaillait pas.

–&|160;Va donc, dit-elle, mon pauvreenfant&|160;!

Il s’avança jusqu’au bout du salon, où étaitMarie, près de la fenêtre. On eût dit qu’il avait fait une longuecourse, tant il était à bout de souffle. Il s’appuya contre lerideau de damas rouge. Elle avait ses deux mains encore posées surses yeux. Et ses lèvres, dans l’intervalle des poignets rapprochés,remuaient. Priait-elle&|160;? Continuait-elle de dire, d’une voixépuisée&|160;: «&|160;Pas aujourd’hui&|160;! Je ne veuxpas&|160;?&|160;» Il était tout près d’elle. Leurs deux agoniesépuisaient un dernier répit, leurs deux courages essayaient derassembler ce qu’il fallait de force pour souffrir davantage.Félicien dit, très bas&|160;:

–&|160;Marie, je ne suis pas digne de t’aimercomme tu veux être aimée&|160;: je ne crois plus.

Elle abaissa ses deux mains, lentement. Elleétait aussi blanche que lui. Elle avait les paupières à demifermées.

–&|160;Quelle preuve as-tu&|160;? Je t’enprie, ne te trompe pas.

Alors, il dit, nerveusement,rapidement&|160;:

–&|160;J’ai réfléchi toute une semaine&|160;;et la dernière nuit, cette nuit, j’ai veillé, en examinant toutemon âme, devant ce que j’ai appelé avec toi le Saint-Sacrement…

–&|160;Ah&|160;! tais-toi&|160;! N’en dis pasplus&|160;!

–&|160;Marie, je ne puis prier que toi&|160;:je ne crois plus.

Et ils se regardèrent, les yeux dans les yeux,tout près, les âmes se voyant. Il vit la douleur, il vit aussil’abîme, il vit la vierge forte, la foi vivante qui disait non.

Brusquement, il se détourna, il traversa lesalon, il ouvrit la porte de l’appartement, et descendit, tandisque madame Limerel, accourue, soutenait sur son épaule la tête desa fille, qui pleurait à chaudes larmes, et qui répétait, entre sessanglots&|160;:

–&|160;C’est affreux, maman&|160;! c’estaffreux&|160;! Ne lui ai-je pas demandé trop&|160;? Dites-moi si jene lui ai pas demandé trop&|160;?

**

*

M.&|160;Victor Limerel venait de se lever.Vêtu de son pyjama gris bordé de rouge, qui était son costume dumatin, il était assis devant son bureau&|160;; les lettres qu’ilvenait d’ouvrir, après avoir été soigneusement remises dans lesenveloppes et classées, reposaient, formant quatre piles d’inégalehauteur, en attendant l’arrivée d’un secrétaire de la Sociétéfrançaise des filatures de laine. M.&|160;Limerel prit un desjournaux apportés avec le courrier du matin, brisa la bande de l’und’eux, et le déplia, et Félicien entra.

–&|160;Ah çà&|160;! d’où viens-tu, monami&|160;?

–&|160;Je viens vous le dire.

–&|160;De Montmartre, je le sais, ta mère m’aprévenu, hier soir. Ce n’est pas un mauvais lieu, mais tu avouerasqu’on ne va pas là, passer toute une nuit, hors de chez soi, sansraison… Explique…

–&|160;J’en avais deux, qui n’en font guèrequ’une, à la vérité&|160;: j’ai été étudier un projet demariage.

Le père, qui, jusque-là, avait continué, touten parlant, de parcourir les nouvelles du jour, posa le journal surla table. Félicien avait l’air froid, très décidé, très maître delui, à force d’énergie.

–&|160;Un projet&|160;? Lequel&|160;? Veux-tuparler de celui…

–&|160;Parfaitement&|160;; celui d’épouser macousine Marie.

–&|160;Tu connais ma volonté&|160;: ce mariagen’aura pas lieu.

–&|160;Il n’aura pas lieu, en effet, mon père,parce que j’y renonce.

–&|160;Ah&|160;! tant mieux, tant mieux, tevoilà devenu raisonnable&|160;!

–&|160;Non, me voici désespéré, et résolu àvous parler.

Le père jouissait malgré lui de se reconnaîtredans cette décision d’attitude et cette sûreté des mots.

–&|160;Évidemment, il est naturel que turegrettes. Je n’ai jamais compris l’idée. Je l’ai combattue. Maisles sentiments… Tu es libre.

–&|160;Vous dites bien. Je viens, à l’instantmême, de déclarer à ma cousine que je l’aimerai toute la vie, maisque je ne peux l’épouser.

–&|160;Parbleu&|160;! ce n’est pas elle quit’aurait refusé&|160;! Elle aurait eu trop de chance, vraiment…

–&|160;Je me suis trouvé indigne.

–&|160;Tu dis&|160;?

–&|160;Indigne d’elle. C’est à m’étudiermoi-même que je travaille depuis huit jours, et c’est à cetteconclusion que je suis arrivé cette nuit. Indigne, parce qu’elleest décidée à n’épouser qu’un chrétien, et que, moi, je n’en suisplus un.

–&|160;Que veux-tu que j’y fasse&|160;?

–&|160;Vous n’y pouvez plus rien&|160;; maisla faute est à vous&|160;!

–&|160;Quelle sottise&|160;! Je te permets desouffrir…

–&|160;Vous êtes trop bon.

–&|160;Mais je ne te permets pas de prononcerdes mots blessants.

–&|160;À vous qui m’avez mal élevé&|160;!

–&|160;Félicien&|160;!

M.&|160;Limerel frappa du poing la table, etse leva, en repoussant le fauteuil.

–&|160;Sors d’ici&|160;!

–&|160;Non pas&|160;! Je dois vous expliquerle mal que vous m’avez fait. Je suis venu pour cela. Je me venge,entendez-vous&|160;?

–&|160;Mais qu’est-ce que vous avez, Victor,Félicien&|160;? Qu’est-ce que cette scène et ce bruit&|160;?

Madame Limerel, coiffée, mais en peignoir dumatin, s’était avancée, de l’autre côté de la table, vers son filsdont elle prenait la main.

–&|160;Comme tu as froid&|160;! Comme tutrembles&|160;! Mais il est malade, cet enfant&|160;!

–&|160;Non, dit le père en avançant de deuxpas&|160;: il est insolent, et je l’ai prié de sortir d’ici…

–&|160;Mon Félicien, je ne comprends pas…

–&|160;J’aurais mieux aimé que vous ne fussiezpas là, maman. Je vous aurais parlé plus doucement, à vous.

–&|160;Il nous accuse de l’avoir mal élevé,d’avoir fait son malheur…

–&|160;Ah&|160;! par exemple&|160;!…

–&|160;Il me déclare, ma chère, qu’il se jugeindigne de notre dévote nièce Marie, qu’il ne se sent pas assezchrétien pour l’épouser, et que, s’il n’est pas ce qu’il devraitêtre, paraît-il, le tort en est à nous deux, Elsa, à vous et àmoi&|160;!

Elle laissa retomber la main de son fils, ets’écarta, revenant à son mari dont la colère l’avait toujoursgouvernée.

–&|160;Il souffre, il est injuste&|160;: c’estnaturel. Laissez-le s’expliquer, mon ami. Comme nous n’avons euaucun tort, grand Dieu&|160;! il vaut mieux que ce petit ne gardepas en lui-même, sans réponse, les reproches qu’il croit avoir ànous faire… Voyons, Félicien, nous voulons bien t’écouter, ton pèreet moi, à condition que tu y mettes des formes… Comment peux-tunous accuser de ne pas t’avoir élevé chrétiennement&|160;?Rappelle-toi l’éducation que nous t’avons donnée.

–&|160;Oui, Félicien, ta mère a raison. Il eûtété préférable, à certains égards, si je n’avais consulté que mesintérêts, que tu fusses élevé par des professeurs de l’Universitéofficielle. J’aurais obtenu certains avantages, certainesprotections…

–&|160;La rosette&|160;! Nommez-la donc parson nom&|160;!

–&|160;Laissez-moi répondre pour vous,Victor&|160;!… Eh bien&|160;! oui, la rosette, je ne vois pas ceque tu blâmes, mon enfant, dans l’ambition de ton père. La rosette,c’est quelque chose. Il y a droit. Il pouvait faire, pourl’obtenir, ce que font tant de gens qui affichent plus de principesque nous, et te mettre dans un lycée. Il y a renoncé, à ma demande.Nous avons choisi, pour toi, une maison d’éducation dirigée par desecclésiastiques. Est-ce cela que tu nous reproches&|160;?

–&|160;Non, j’ai été chrétiennement préparé aubaccalauréat. Je le reconnais. J’ai eu plus d’instructionreligieuse, plus d’exhortations à la piété, plus d’exemples de foi,parmi mes maîtres, que beaucoup d’hommes de ma génération&|160;;cela aurait suffi, cela suffit pour faire un croyant solide, mais àune condition&|160;: c’est que la famille soit en harmonie avecl’enseignement qu’elle fait donner.

–&|160;Eh bien&|160;! et la nôtre&|160;?

–&|160;Moi, j’ai vu, en rentrant à la maison,trop d’exemples qui ne concordaient pas avec la leçon de l’école,et j’ai douté.

–&|160;Tu as vu de braves gens,Félicien&|160;!

–&|160;J’ai vu que vous faisiez passerbeaucoup de choses avant la religion.

–&|160;Lesquelles&|160;? Dislesquelles&|160;?

–&|160;L’énumération serait longue, si jevoulais&|160;; c’est toute la vie, ou ce qu’on appelle de cenom-là&|160;: l’innombrable amusement, le repos, les honneurs,l’avenir, le vôtre et le mien peut-être. J’ai vu que vous nesouteniez pas plusieurs des idées que j’avais appris d’abord àvénérer, et des hommes qu’on m’avait cités comme modèles, et quevous laissiez parler, chez vous, librement, contre des préceptesformels…

–&|160;Quelque liberté de conversation&|160;:la belle affaire&|160;! dit M.&|160;Limerel.

–&|160;Laissez-le achever, Victor.

–&|160;J’ai vu que vous approuviez même celangage qui la première fois m’avait choqué&|160;; j’ai été commeun abandonné parmi tous vos soins superflus&|160;; je n’ai passouvent rencontré à votre table et dans vos salons des vertus quieussent influé sur moi… Qui donc s’est préoccupé de me donner desgoûts de piété ou de les entretenir&|160;?

–&|160;C’est trop fort&|160;! Est-ce que tamère ne t’a pas fait faire ta première communion, etmagnifiquement, je puis dire&|160;! avec quelle solennitéaffectueuse&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je vous en prie, ne merappelez pas la cravache à pomme d’or&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;?

–&|160;Une malheureuse histoire dont il m’arebattu les oreilles, répondit madame Limerel. Parce que, pour sapremière communion, il a reçu d’une de nos amies une cravache etd’une autre des soldats de plomb, il semble que toute la fête aitété manquée. Évidemment, nos amies auraient pu faire un choixmeilleur…

–&|160;Mais non, ma pauvre maman&|160;; ellesn’y comprenaient rien, et tant d’autres avec elles&|160;! Quevenaient-elles faire en ce jour-là&|160;? Au lieu d’être l’enfantattendri et recueilli, autour duquel toute la maison se resserre,j’ai été la petite idole étourdie de visites et de cadeaux, bourréede bonbons, flattée par toutes les mains, embrassée par tous lespéchés du monde. J’en ai encore mal au cœur, quand j’y pense.

–&|160;Ingrat, qui nous reprochez nosgâteries&|160;!

–&|160;Oui, amèrement. Je ne veux pas insisterlà-dessus. Vous avez cru être bonne. Vous vous êtes trompée, maman.Mais après, dans les années qui ont suivi, qui donc a achevé dem’instruire religieusement&|160;? Qui m’a soutenu dans mesrésolutions naïves d’apostolat&|160;? Qui a essayé de deviner mesdoutes, et de me donner les réponses&|160;? Qui donc s’estpréoccupé de mes lectures&|160;? J’ai lu tout ce que j’aivoulu.

–&|160;Cela est vrai.

–&|160;Sans choix, sans gradation, sans leguide qu’il m’aurait fallu.

–&|160;Félicien&|160;!

–&|160;Enfin, je n’ai pas compris, à vous voirvivre, que la religion fût la loi à laquelle on doit toutsoumettre. Voilà ce que je vous reproche. Voilà ce que je nommevotre faute. Si vous êtes croyant, tout au fond, mon père…

M.&|160;Limerel était atteint par les motsviolents de son fils, et il ne protestait que faiblement. Ill’écoutait du même air qu’il eût écouté un supérieur. Mais quand ilentendit douter de sa foi, il cria vivement&|160;:

–&|160;Mais oui, je suis croyant&|160;!

–&|160;Alors, il fallait l’être à fond, etfaire de ma foi d’enfant, de ma foi de jeune homme, la règle,l’illumination, la force, la joie de ma vie… Je n’ai rien de toutcela, ni règle, ni force, ni joie. Si vous êtes croyant, et si ceque vous croyez existe, de quel paradis m’avez-vouschassé&|160;?

–&|160;Tu déraisonnes, Félicien… Tu n’es pastel que tu dis, je t’assure… Réfléchis aux mots excessifs que tujettes à ton père et à ta mère…

Il ne parlait plus d’un ton irrité. Ils’avançait, incertain et inquiet, dans le monde insoupçonné que lefils venait d’ouvrir.

–&|160;Je me suis aperçu, en effet, reprit-il,que tu abandonnais la pratique religieuse.

–&|160;Et vous n’en avez passouffert&|160;?

–&|160;Je ne te l’ai pas dit. Je l’ai attribuéà des erreurs de conduite&|160;; j’ai pensé que je n’avais guère ledroit d’être difficile sur des questions de dévotion&|160;; que jene devais pas gêner ta liberté…

–&|160;Vous appelez ainsi ne pas secourir madétresse, ne rien soupçonner, ne pas interroger, ne pas voir que,si j’ai une âme, elle a d’abord été à vous, et qu’elle seperdait…

–&|160;Si nous avions compris, interrompit lamère, nous aurions essayé…

–&|160;Ta mère a raison, Félicien, si nousavions su…

Ils venaient tous deux pour lui prendre lamain. Mais il se recula jusqu’à la porte.

–&|160;Non, vous n’auriez rien changé à votrevie, vous n’en avez pas la volonté&|160;; vous n’auriez rien changéà la mienne, il était trop tard déjà… À présent, c’est fini de monâme chrétienne&|160;; c’est fini de l’amour que j’avais aucœur&|160;: mais vous aussi, vous et vous, mon père, ma mère, – etil les désignait, – c’est fini entre nous&|160;!

–&|160;Est-ce que tu nous quitterais,Félicien&|160;? Madame Limerel se jeta en avant, les brastendus&|160;:

–&|160;Non, n’est-ce pas, non&|160;? Il nesait pas ce qu’il dit, cet enfant&|160;; il était tout pâle tout àl’heure, il est rouge à présent, il n’a pas son bon sens.

–&|160;Je ne vous quitte pas encore, mais jevous quitterai dès que je le pourrai. Vous aurez ma présence, maiselle vous donnera plus de regret que de joie… Je suis le témoin,désormais, que cette maison a été mauvaise, mauvaise&|160;!Adieu&|160;!

–&|160;Va, dit le père, cela vaut mieux. Je neme serais pas cru capable de te supporter si longtemps… Mais va,va-t’en vite&|160;!

Félicien ouvrait la porte, et sortait sans sehâter.

Le père et la mère écoutaient ses pas dans lecouloir. La mère appela&|160;:

–&|160;Reviens&|160;! Mon enfant,reviens&|160;!

–&|160;Non, qu’il s’en aille&|160;!Laissez-le&|160;! Je vous défends&|160;!…

Ils écoutèrent tous deux, retenant leursouffle. Les pas continuèrent de s’éloigner, et le bruit seperdit.

–&|160;Je vous défends d’aller le chercher, etde combiner avec lui de ces phrases de théâtre qui sont pleines deréticences, et que le père doit accepter comme une expiationsuffisante de toutes les injures qu’il a reçues. C’est moi quidicterai les conditions de pardon. Je n’entends pas que votrefaiblesse intervienne. J’ai été gravement, odieusement outragé…Mais parlez donc&|160;! Qu’avez-vous à vous taire, et à me regardercomme vous faites&|160;?…

Elle n’était pas, comme d’habitude, effarée etployante d’admiration et de crainte devant lui. La violence de ladouleur avait éveillé une autre femme, qui ne paraissait plus obéiraux mêmes mots, ni même y prêter attention. Oui, une autre femmequi avait une pensée, et une sorte de courage exalté.

–&|160;Mon ami, il nous a jugés&|160;!

–&|160;Comment osez-vous dire une chosepareille&|160;? Jugés&|160;?

–&|160;Il a peut-être raison.

–&|160;Félicien&|160;? Raison contrenous&|160;? Vous avez une manière que je connais de soutenir votremari&|160;!… Mais vous ne comprenez donc rien à rien&|160;? Si j’aiété relativement faible avec Félicien…

–&|160;C’est que vous avez, comme moi, lesentiment qu’une partie de ce qu’il disait était juste&|160;?

–&|160;Non pas. J’ai laissé passer la colèreparce qu’elle me donne barre sur lui. Je le materai, àprésent&|160;; quand il me parlera de mes prétendus torts enverslui, moi, je lui reprocherai ses torts certains envers moi. Je letiens, si vous ne venez pas vous jeter en travers, avec votreétourderie ordinaire. Il aura besoin d’argent… Avez-vous pensé àcela&|160;?

–&|160;Erreur&|160;! L’argent que vous luidonnerez ou que vous lui refuserez ne changera pas son jugement surnous&|160;! Il ne nous estime pas, lui, notre fils&|160;; et ilnous l’a dit&|160;! et nous l’avons supporté&|160;!

Elle suivit son mari qui, haussant lesépaules, retournait s’asseoir devant les journaux et leslettres&|160;; elle resta debout près de lui, au coin de latable&|160;; elle posa une main sur le bras de M.&|160;Limerel.

–&|160;Je vous assure, Victor, que nous sommescoupables.

–&|160;Allons donc&|160;!

–&|160;Oui, je le voyais pendant que Félicienparlait&|160;; je me disais qu’en effet nous avons eu une religionde façade…

–&|160;Différente de la bigoterie deMadeleine, oui, heureusement. À quoi voulez-vous envenir&|160;?

Avec une énergie croissante, Elsa Limerelrépondit&|160;:

–&|160;Nous ne sommes pas les chrétiens quenous paraissons être. Quand toutes nos fantaisies sont satisfaites,nos ambitions préservées ou pourvues, notre fortune à l’abri, cequi subsiste de la religion qu’on a sacrifiée à tout cela, nousl’appelons religion, christianisme, principes. Quelle est la véritéqui n’a pas été attaquée, chez nous, en effet, et quelle est cellequi a été sérieusement défendue&|160;? Elle est belle, notrereligion, mon pauvre ami&|160;! elle est respectable&|160;!

–&|160;Elle est celle de bien d’autres. J’aitravaillé, voilà mon rôle, pour vous qui me le reprochezaujourd’hui&|160;!

–&|160;Religion de façade&|160;; religion dudimanche dont on fait bon marché pendant la semaine&|160;; religionde jour, dont on ne se souvient pas la nuit.

–&|160;Vraiment, ma chère, vous avez de cesmots&|160;!

–&|160;Oh&|160;! pas de plaisanteries, je vousle dis à mon tour. Je crois, moi, que nous n’avons plus de fils, etje pense que si nous avions été des chrétiens, nous aurionsd’autres enfants. Quand j’ai vu Félicien nous quitter, tout àl’heure, j’ai pensé&|160;: «&|160;C’est le châtiment.&|160;»

–&|160;Vous perdez jusqu’à la mémoire&|160;!Des enfants&|160;? Vous désiriez des enfants&|160;! Qui est-ce quidésirait conserver sa taille&|160;? Qui est-ce qui avait peur desgrossesses, et qui se moquait avec tant d’esprit des famillesnombreuses&|160;? Qui est-ce qui ne voulait pas d’enfants et qui mele disait&|160;?

–&|160;Moi&|160;! Eh bien, oui&|160;! Mais ilfallait me faire taire, et m’aimer vraiment, et me faire comprendrele crime et la folie où nous vivions. J’aurais vite cédé, je vousle jure. Au fond, vous ne m’avez pas aimée. Vous n’avez quel’excuse de ma faiblesse, et elle n’est pas à votre honneur. Jesuis complice&|160;; mais l’auteur, c’est vous&|160;; le vraicoupable, c’est vous. Je vois se lever contre nous les âmes quiauraient pu naître, qui devaient naître, et qui ne sont pas nées,et qui nous condamnent dans celui qui a reçu la naissanceprivilégiée… Elles se lèvent, elles protestent, les poussièresaccusatrices des corps qui auraient eu la vie et l’âme. Si on medisait qu’il y a du meurtre entre nous, je ne saurais querépondre&|160;! Nous avons diminué volontairement le nombre desjustes, et Dieu frappe… Tenez, à mesure qu’on vieillit, on voit,sur les ménages, la lumière de Dieu, ou bien l’ombre, la menace, etdéjà la pourriture… Je nous vois tous deux condamnés&|160;!

–&|160;C’est tout votre catéchisme qui vousrevient en mémoire. Assez, ma chère&|160;! Je vous engage à modérervotre voix, car voici la femme de chambre qui vient. Essuyez vosyeux. Vite&|160;!

On venait en effet. La porte s’ouvrit. MarieLimerel entra. Elle s’était assurée que Félicien n’était plus à lamaison. Très courageuse, elle voulait une explication avec le pèreet la mère de Félicien, estimant que rien n’est pire que lesbrouilles silencieuses. Elle s’arrêta sur le seuil.

–&|160;Je viens vous dire, dit-elle, que jesuis malheureuse…

M.&|160;Limerel, qui de nouveau s’était levé,montra sa femme.

–&|160;Je le comprends&|160;! Tu vois, mapauvre Marie, le mal que tu as fait&|160;!

–&|160;Viens&|160;! dit madame Limerel, enprenant la jeune fille par la main et en l’attirant, viens etregarde-le&|160;!

Elle lui montrait, à son tour, l’homme qui sedérobait à une explication, et qui fuyait, pour la première fois desa vie.

–&|160;Regarde-le bien. Devant lui, moi jeveux te dire que tu as bien fait, Marie&|160;! Tu ne veux épouserqu’un chrétien fervent, tu as raison&|160;! Là est la vérité, là lebonheur et l’entente profonde. Ta famille et la mienne, qu’on croitparentes, ne le sont pas. Il y a entre nous l’abîme divin.Ah&|160;! ne faiblis pas&|160;! N’épouse pas un demi-croyant&|160;!Tu pleures à présent, mais c’est alors surtout que tusouffrirais&|160;!

–&|160;Tu vois, Marie, dit M.&|160;Limerel,elle est complètement folle.

Il sortit en levant les épaules&|160;; lebourrelet de chair qui surplombait son faux-col était cramoisi.

Les deux femmes rentrèrent dans la chambre demadame Victor Limerel. Marie disait&|160;:

–&|160;Il a été admirable de loyauté… Il n’apas voulu m’acheter au prix d’un mensonge… Vous lui direz que jel’estimerai toujours pour avoir été victorieux de lui-même.

La mère murmura&|160;:

–&|160;Quand ils sont tout jeunes, ils ontencore des moments de courage, de noblesse… Ils ne sont eux-mêmesque plus tard…

–&|160;Nous nous reverrons, mais dans un longtemps. Vous lui expliquerez que je ne serais pas assez sûre d’êtrebrave, à présent&|160;; que je suis au supplice de le fairesouffrir… Moi, faire tant souffrir&|160;!…

Madame Victor Limerel caressa le front moitede Marie.

–&|160;Tu as bien de la peine, ma pauvreMarie&|160;!

–&|160;Oh oui&|160;!

–&|160;Mais, crois-moi, la plus grande, c’estcelle d’après, celle qu’aucun témoignage de la conscience, qu’aucunsouvenir d’énergie n’adoucit…

Elle dit encore&|160;:

–&|160;Tu l’aimes, tu l’as aimé…

La jeune fille ne répondit pas, mais la grandeombre qui cernait ses yeux répondait.

–&|160;Tu l’aimes, et moi, sa mère, je ne mesens pas le droit de te prier pour lui, de te dire&|160;:«&|160;Marie, continue de l’aimer&|160;»&|160;; non, je ne te dispas cela… Et ce silence-là est ma condamnation. Je suiscoupable.

Elles causèrent encore un peu. Marie embrassamadame Limerel plus affectueusement qu’elle ne l’avait faitjusque-là.

–&|160;Ma tante, dit-elle, je ne vousconnaissais pas.

–&|160;Ma pauvre petite, tant de femmes nesont elles-mêmes que bien tard, trop tard&|160;!

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