Ils restèrent face à face, les yeux dans les yeux, Jérôme cherchant à voir le fond de cette âme qui se dérobait. Mais il se contint, et de sa même voix, douce et tendre :
– Ne t’énerve pas, ma chère Rolande. Tu n’as pas retrouvé ton aplomb depuis ce matin, depuis l’incident que tu sais. Pourtant tout cela était convenu entre nous, et je t’avais communiqué le désir, la volonté de ma mère… Rappelle-toi… Ma mère n’était pas riche, elle ne m’a guère laissé que sa bague de fiançailles, qu’elle n’avait jamais voulu vendre, et elle me disait toujours : « – Quand tu te marieras, agis avec ta femme comme ton père a fait avec moi. Donne-lui cette bague au retour de l’église, pas avant, et mets-la à son doigt, par-dessus l’anneau de mariage… » Ainsi, tu le savais… nous étions d’accord. Cependant… cependant… tu es tombée raide évanouie, quand je t’ai offert cette bague…
Elle articula :
– Simple coïncidence… l’émotion… la fatigue…
– Mais… tu l’acceptes de bon cœur ?…
Elle montra sa main. L’un des doigts portait l’anneau nuptial et un beau diamant serti dans une griffe d’or.
– L’anneau et la bague, dit-il en souriant… L’anneau que j’ai choisi, la bague que ma mère a choisie et que je t’ai donnée… Par conséquent, Rolande, cette main m’appartient… tu l’as mise dans la mienne quand je te l’ai demandée…
– Non, dit-elle.
– Comment, non ? Tu n’as pas mis ta main dans la mienne ?
– Non. Tu m’as dit simplement : « – Puis-je espérer qu’un jour ou l’autre tu voudras bien m’épouser ? »
– Et tu as répondu : oui.
– J’ai répondu oui, mais je n’ai pas mis ma main dans la tienne.
Ils étaient restés debout l’un devant l’autre. Jérôme chuchota :
– Qu’est-ce que cela signifie ?… Tu étais déjà, parfois, comme une étrangère… Ce soir… ce soir… tu es encore plus loin de moi. Est-ce possible ?
Il s’irritait.
– Voyons… voyons… il faut pourtant de la clarté… Ta main, Rolande, ta main qui porte l’anneau et la bague de mariage, mets-la dans la mienne… J’ai le droit de la prendre… J’ai le droit de l’embrasser.
– Non.
– Comment ! Mais c’est inconcevable.
– L’as-tu jamais embrassée ? T’ai-je permis d’y toucher ? de toucher mes lèvres, mes joues ou mon front, ou mes cheveux ?
– Certes non… certes non… fit-il. Mais la raison, tu me l’as dite. C’est à cause d’Élisabeth… En souvenir d’elle, qui était si vivante entre nous, tu ne voulais pas, par une sorte de pudeur… Tu ne voulais pas de mes caresses… J’ai compris… Je t’ai même approuvée… Mais maintenant…
– Qu’y a-t-il de changé ?
– Enfin, Rolande, tu es ma femme…
– Eh bien ?…
Il parut stupéfait et, la voix altérée :
– Alors tu voudrais ?… C’est ainsi que tu envisages ?…
Elle prononça gravement :
– Crois-tu donc que je puisse consentir, dans cette maison… où elle a vécu… où tu l’as aimée ?…
Il s’emporta :
– Partons ! allons où tu voudras ! mais, encore une fois, tu es ma femme, tu seras ma femme.
– Non.
– Comment, non ?
– Pas dans le sens que tu veux.
Brusquement, il lui entoura le cou de ses deux bras et chercha ses lèvres. Elle le repoussa avec une énergie imprévue en criant :
– Non… non… pas une caresse… rien…
Il voulut encore la contraindre, mais il découvrit en elle des forces de résistance telles qu’il céda tout à coup, déconcerté, la devinant indomptable, et il lui dit en frissonnant :
– Il y a autre chose, n’est-ce pas ? S’il n’y avait que cela, tu ne serais pas ainsi. Il y a autre chose.
– Il y a beaucoup d’autres choses… mais une surtout, qui te fera bien comprendre la situation.
– Laquelle ?
– J’aime un autre homme. S’il n’est pas mon amant, c’est qu’il m’a respectée.
Elle scanda l’aveu sans baisser le regard, mais avec ce ton arrogant qui est un défi et qui ajoute à l’injure.
Il sourit, la figure contractée.
– Pourquoi mens-tu ? Comment admettrais-je que toi, Rolande… ?
– Je te répète, Jérôme, que j’aime un homme, et que je l’aime par-dessus tout.
– Tais-toi ! tais-toi ! cria-t-il, hors de lui, soudain, et les poings levés contre elle. Tais-toi… Je sais bien que c’est faux, et que tu dis cela pour m’exaspérer, pour des raisons que je ne peux imaginer… Mais, tout de même, tu me ferais perdre la tête. Toi, Rolande !
Il frappait du pied et gesticulait comme un fou, puis il revint vers elle.
– Je te connais, Rolande. Si c’était vrai, tu n’aurais pas cette bague au doigt.
Elle retira sa bague et la jeta au loin.
Il la rudoya.
– Mais c’est monstrueux ! Que fais-tu ? Et ton anneau de mariage, vas-tu le jeter aussi ? L’anneau que tu as accepté ? que je t’ai passé au doigt ?
– Qu’un autre m’a passé au doigt. Celui-ci n’est pas le tien.
– Tu mens ! tu mens ! nos deux noms y sont gravés : Rolande et Jérôme.
– Ils n’y sont pas, dit-elle. C’est un autre anneau avec d’autres noms.
– Tu mens !
– Avec d’autres noms… Rolande et Félicien.
Il se précipita sur elle, lui agrippa la main, et en arracha brutalement l’anneau d’or, qu’il examina de ses yeux hagards.
– « Rolande »… « Félicien »… murmura-t-il dans un souffle.
Il se débattait contre une réalité intolérable, à laquelle il refusait de croire, et qui l’étreignait de tous côtés, sans qu’il s’y pût soustraire.
Il dit, tout bas :
– C’est de la démence… Pourquoi m’avoir épousé ?… Car tu es ma femme. Rien ne peut changer cela… tu es ma femme… J’ai droit sur toi… C’est la nuit de nos noces… Et je suis chez moi… chez moi… avec ma femme…
Elle répliqua avec un acharnement tranquille et obstiné :
– Tu n’es pas chez toi… Ce n’est pas la nuit de nos noces… Tu es un étranger, un ennemi… Et lorsque certaines paroles auront été prononcées, tu partiras.
– Moi, partir ! cria-t-il. Tu es folle.
– Tu partiras pour laisser la place à l’autre, à celui qui est le maître, et qui est ici chez lui.
– Qu’il y vienne donc ! fit Jérôme. Qu’il ose venir !
– Il y est déjà venu, Jérôme. Il est venu me retrouver le soir même où Élisabeth est morte… J’ai pleuré dans ses bras… et j’étais si malheureuse que je lui ai avoué mon amour pour lui. Et deux fois, depuis, il y est revenu… Il est là, Jérôme, dans ma chambre, qui sera la sienne… Tout à l’heure, c’est lui que tu as entendu… Et il ne s’en ira plus. Cette nuit de noces, c’est la sienne…
Il se rua sur la porte, essayant de l’ouvrir ou de la démolir à coups de poing.
– Ne te donne pas tant de mal, dit Rolande, avec un calme effrayant. J’ai la clef. Je vais ouvrir… Mais auparavant recule, recule de dix pas…
Il n’obéit point. Il hésitait. Un long silence s’ensuivit. De son poste du balcon, dissimulé derrière les volets à demi clos, Raoul d’Averny, confondu par la scène tragique et d’une allure si foudroyante, par la violence implacable et contenue de la jeune femme, Raoul d’Averny se disait :
« – Comment peut-elle affirmer que Félicien est dans cette chambre ? Il est impossible qu’il y soit, puisque je l’ai laissé empaqueté au Clair-Logis, et ce n’est pas en un quart d’heure…
Mais tout raisonnement devient faux dans ces sortes de crises. Tout s’enchaîne en dehors de la logique, et Raoul assistait, palpitant, aux affres de Jérôme : le jeune homme allait-il empoigner Rolande, lui dérober la clef, et puis attaquer sauvagement Félicien ?
Mais Rolande braqua sur lui un menu revolver et répéta :
– Recule… recule de dix pas…
Il recula. Alors Rolande avança et, tout en le tenant sous la menace de son arme, elle ouvrit la porte toute grande.
Félicien apparut, Félicien que Raoul avait laissé « empaqueté » au Clair-Logis…
Il sortit de la pièce et dit en souriant :
– Votre arme est inutile, Rolande. On n’a pas de quoi se battre quand on est, comme lui, en beau veston d’appartement. Et puis, il n’y songe guère.
Félicien avait un air plus dégagé que d’habitude. Raoul le trouva plus franc d’expression, avec des yeux qui brillaient et une attitude qui était, comme celle de Rolande, tranquille et grave.
« – Mais comment est-il ici ? ne cessait de se dire Raoul. Comment a-t-il pu se délivrer ? »
Félicien se baissa pour ramasser la bague sur le tapis et la remit sur la toilette en prononçant cette phrase énigmatique :
– Ne la quittez plus, Rolande, vous savez que c’est votre droit de la porter.
Ensuite, Félicien dit à Jérôme :
– Rolande a voulu cette rencontre. J’y ai consenti, parce qu’elle a toujours raison, et qu’il faut une explication entre nous trois.
– Entre nous quatre, dit-elle. Élisabeth est avec nous. Depuis sa mort, Élisabeth ne m’a pas quittée. Je n’ai pas accompli un acte sans lui demander son avis. Est-ce que tu commences à te rendre compte de ce que j’ai voulu, Jérôme ?
Il était pâle, le visage dur et crispé.
– Si tu as voulu me faire du mal, dit-il, tu as réussi, Rolande. Ce mariage, où j’ai cru trouver le bonheur, n’était qu’un piège affreux.
– Oui, un piège. Dès la première seconde où j’ai pressenti la vérité, j’ai eu cette idée d’un piège qui équivaudrait à celui que tu avais tendu, toi… et qui fut mortel. Tu comprends, n’est-ce pas, tu comprends ?…
Elle se penchait un peu, toujours retenue par sa volonté de calme, mais soulevée de toute la haine qui bouillonnait en elle :
– Non, dit-il, je ne comprends pas…
Elle saisit sur la cheminée une photographie de sa sœur, et, d’un mouvement brusque, la projeta devant lui :
– Mais regarde-la donc, regarde-la ! C’était la plus douce et la plus aimante des femmes… Elle t’aimait, et tu l’as tuée. Oh ! misérable…
Cette accusation, Raoul d’Averny l’attendait depuis l’instant où il avait constaté le désaccord de Rolande et de Jérôme. Mais ce qui l’étonnait, c’était que jamais, auparavant, dans ses soupçons, il n’avait séparé Rolande de Jérôme, que jamais il n’avait supposé, malgré certains détails, qui auraient dû l’éclairer, que Jérôme pût être coupable sans que Rolande le fût. Il fallait que le jeu de Rolande eût été supérieurement mené, pour désorienter ainsi un observateur de sa force. Comment Jérôme n’en eût-il pas été dupe, tout le premier, dans l’aveuglement de sa passion ?
Cependant le jeune homme ne flancha pas. Il haussa les épaules :
– Maintenant, dit-il, et surtout maintenant, je m’explique ton aberration. Pour venger ta sœur, il te fallait une victime, et c’est moi que tu accuses. Un mot pourtant, Rolande. Il me semblait que nous avions vu, toi et moi, de nos yeux vu, ta sœur, vivante, aux mains de son meurtrier, le vieux Barthélemy… tu sais, ce Barthélemy que j’ai exécuté d’un coup de fusil, justement pour la venger ?…
À son tour, elle haussa les épaules :
– Ne cherche pas d’excuses ou de faux-fuyants. Ce que je sais de toi, ce que j’en ai appris peu à peu, en m’enquérant de ton passé et en t’observant, est si précis, que ton aveu n’est pas nécessaire. Tiens, ajouta-t-elle, en sortant d’un tiroir un cahier relié, j’ai écrit là, à la suite du journal même d’Élisabeth, toute ta vie de mensonge et d’hypocrisie… Lorsque la justice en aura connaissance, tu seras pour elle, comme tu l’es pour moi, l’unique criminel.
– Ah ! dit-il, avec une grimace qui le défigura, tu as l’intention ?…
– J’ai l’intention d’abord de te montrer ton acte d’accusation.
– Pour me juger ensuite, ricana-t-il. Je suis devant le tribunal…
– Tu es devant Élisabeth. Écoute.
Jérôme la regarda, tourna les yeux vers Félicien, et eut sans doute l’impression que ses deux adversaires, armés comme ils devaient l’être, l’abattraient comme un chien, s’il tentait de lutter, car il s’assit, croisa ses jambes avec désinvolture, et, comme quelqu’un qui, par complaisance, se décide à écouter un sermon ennuyeux, soupira :
– Parle.
Chapitre VII – Quelqu’un meurt
Elle parla d’une voix mesurée, sans emportement, ni acrimonie. Ce ne fut pas un réquisitoire, mais simplement le résumé d’une aventure qu’elle n’alourdit d’aucun commentaire ni d’aucune considération psychologique sur la nature même de Jérôme Helmas.
– Ta première victime, Jérôme, fut ta mère. Ne proteste pas, tu me l’as presque avoué. Elle est morte de tes fautes, de tes fautes que nul autour de vous ne connaissait, car elle les a cachées de toute son inquiétude maternelle… fausses signatures, chèques sans provision, indélicatesses… Personne n’a jamais rien su, car elle a payé, jusqu’à se ruiner… jusqu’à mourir. N’en parlons plus.
– C’est préférable, dit-il en riant. Mais je dois t’avertir que si ton récit tout entier est de la même fantaisie, tu perds ton temps.
Elle continua :
– Ce qu’il est advenu de toi durant les années qui suivirent, je l’ignore. Tu vivais en province ou à l’étranger. Néanmoins le hasard t’ayant remis en face d’Élisabeth, tu t’es installé de nouveau dans ta maison du Vésinet, et tu as fréquenté régulièrement les Clématites. À ce moment, tu avais ton idée.
– Quelle idée ?
– Celle d’épouser Élisabeth, idée encore vague, car la dot qu’elle apportait ne suffisait pas à ton ambition : mais idée qui allait prendre corps, après une confidence qu’Élisabeth eut l’imprudence de te faire.
– En vérité ?
– Oui, elle te confia qu’un jour ou l’autre, sa dot serait augmentée par une somme considérable que devait lui léguer un cousin de notre mère.
– Pure invention, protesta Jérôme. Je n’ai jamais su cela.
– Pourquoi mens-tu ? Le journal d’Élisabeth, que je ne t’ai jamais donné à lire – par une sorte de réserve instinctive, car je l’ai communiqué à d’autres – ce journal est formel sur ce point. Donc, rassuré sur l’argent, sachant ce cousin malade, tu deviens plus empressé, tu te fais aimer d’Élisabeth, et elle accueille ta demande. Élisabeth est heureuse. Toi aussi, du moins tu le parais. Mais entre-temps, tu te renseignes.
– Sur quoi ?
– Sur la raison qui motive le legs de ce cousin. Alors, tu fouilles dans le passé, tu interroges de droite et de gauche – ne dis pas non, on me l’a répété – tu ramasses les potins d’autrefois, et tu apprends qu’il y a eu fâcherie entre notre père et ce cousin, querelle, scandale, etc. et qu’à cette époque les méchantes langues ont prétendu qu’Élisabeth était la fille de Georges Dugrival. Je dis le nom, puisque c’est une abominable calomnie.
– Une calomnie, en effet.
– N’importe, tu tiens à savoir. Tu veux une certitude sur les projets de Georges Dugrival, et, tandis qu’Élisabeth est retenue ici, souffrante, tu vas faire ton enquête à Caen. Tu t’introduis, une nuit, je ne sais comment, dans la chambre même de Georges Dugrival, tu ouvres son armoire à glace, tu lis son testament daté de dix ans déjà, et tu te rends compte ainsi qu’Élisabeth ne devait jamais rien recevoir, et que la légataire, c’est moi. Dès lors, Élisabeth est condamnée.
Jérôme hocha la tête.
– S’il y avait un mot, un petit mot de vrai dans ton roman, pourquoi Élisabeth eût-elle été condamnée ? Il me suffisait de rompre.
– Comment t’aurais-je épousé, si tu avais rompu avec elle ? La rupture de ta part, la trahison, c’était la perte de toute espérance. L’héritage s’évanouissait pour toi. Alors, tu as tergiversé, et, tandis que les jours passaient, le plan monstrueux s’infiltrait en toi… un plan de lâcheté et d’hypocrisie. Le meurtre, c’était une solution terrible, et si dangereuse ! Avais-tu besoin de tuer pour t’affranchir ? Non, mais de gagner du temps, d’empêcher le mariage par des moyens sournois, invisibles, anonymes, pourrait-on dire. Qu’Élisabeth, qui est déjà malade, dont les poumons sont en mauvais état, ait une rechute grave, qui la mette en péril, c’est le mariage manqué, devenu impossible, c’est la liberté reconquise peu à peu, et la possibilité, un jour ou l’autre, bientôt, de te retourner vers moi, sans qu’il y ait eu rupture ou assassinat. C’est la mort, peut-être, mais la mort par accident, dont tu n’es pas responsable. Et alors, dans l’ombre, tu as travaillé. Avec cette idée, sans doute, de ne pas aller jusqu’au bout, et de t’en rapporter au hasard, mais tu as travaillé quand même, avançant l’ouvrage, entaillant les poteaux, minant les marches que, chaque jour, à la même heure, Élisabeth descendait.
Rolande s’épuisait. On entendait à peine le son de sa voix. Elle fit une pause.
En face d’elle, Jérôme affectait visiblement l’insouciance, et le dédain de toute cette histoire qu’il était obligé de subir.
Félicien surveillait ses moindres gestes.
Derrière les volets, Raoul d’Averny écoutait et regardait avidement. L’accusation se déroulait avec une logique impitoyable ; un seul point demeurait dans l’ombre : Rolande n’avait rien dit des raisons qui auraient expliqué qu’elle fût, et non pas Élisabeth, la légataire éventuelle de Georges Dugrival. Mais ces raisons, en admettant qu’elle les eût pressenties, ne devait-elle pas agir et parler comme si elle les ignorait ?
Et Rolande reprit :
– Il est certain que ce meurtre, commis sous tes yeux et dont tu étais responsable, t’a détraqué sur le moment. Tu as alors quelques heures d’effarement et même de désespoir. Mais la trouvaille du sac de toile grise, près du cadavre de Barthélemy, te remonte.
« Dans le désarroi de l’après-midi, au milieu des allées et venues, tu réussis à prendre le sac et à le cacher quelque part, dans le studio sans doute. Seulement, quelqu’un te voit le ramasser, Simon Lorient, qui rôde au milieu des gens entrés aux Clématites, qui reste à t’épier du dehors, et qui, le soir, te suit, qui se jette sur toi. Vous vous battez à l’endroit même où on le découvre au matin, frappé de la blessure dont il devait mourir, tandis que toi, blessé également, tu peux tout juste t’éloigner. C’est ton deuxième crime de la journée. »
– Au troisième, maintenant, plaisanta Jérôme.
– Celui-là, tu ne tardes pas à le préparer. Il s’agit d’éviter les soupçons en les dirigeant vers un autre. Vers qui ? Le hasard joue en ta faveur. Félicien a traversé l’étang en barque, pour me rejoindre et me consoler. Il est resté deux heures auprès de moi, et, quand il repart et qu’il aborde, quelqu’un le voit dans l’impasse et le reconnaît. C’est l’heure, approximativement, où tu sors des Clématites, suivi par Simon Lorient. On t’interroge à ce propos. Que réponds-tu ? « Mon agresseur a surgi de l’impasse. » Dès lors, l’enquête est aiguillée vers Félicien, lequel ne se défend pas, et ne veut pas se défendre. Comme il ne pouvait expliquer sa présence autour de l’étang qu’en m’accusant de l’avoir reçu dans ma chambre, il nie, affirme qu’il n’a pas bougé de chez lui, et, en fin de compte, est arrêté. Ainsi le terrain est déblayé devant toi. Seulement… seulement, moi, je commence à réfléchir…
Elle répéta, sourdement, en phrases qui se faisaient plus haletantes :
– Oui, je réfléchis… Je ne cessais pas de réfléchir… C’est une obsession de toutes les minutes. Au cimetière, la main tendue sur le cercueil, je jure à Élisabeth de la venger… Je lui jure que ma vie entière n’aura pas d’autre but, que je sacrifierai tout à cela. Et c’est pourquoi, tout de suite, j’ai sacrifié Félicien… « – Regardez autour de vous, me dit M. d’Averny… En vous-même, ne reculez devant aucune accusation… » Autour de moi ? Autour de moi, je ne vois que Félicien et toi. Félicien n’étant pas coupable, Félicien n’ayant aucune raison pour tuer Élisabeth, dois-je penser que toi, Jérôme ?… La lecture minutieuse du journal d’Élisabeth éveille mon attention. Ainsi, à l’heure où elle s’en allait chercher la barque pour sa promenade quotidienne avec toi, tu étais absorbé, mal à l’aise. Tu te plaignais de n’avoir pas de situation. Tu étais inquiet de l’avenir, et ma pauvre sœur devait te réconforter avec la perspective de l’héritage… Aucun soupçon ne m’envahit encore… Aucun, non, mais je me méfie de tout le monde, même de M. d’Averny, qui, cependant, avait découvert la démolition antérieure des marches de bois. Je ne parle à personne. Toute cette affaire de Simon Lorient et de Barthélemy, je ne m’en occupe pas. Quand tu reviens près de moi, convalescent, au sortir de la clinique, rappelle-toi, c’est le silence entre nous. Je ne songe ni à te questionner, ni à te soupçonner… Aucun pressentiment, aucune arrière-pensée à ton endroit. Mais un jour…
Rolande se recueillit. Et, se rapprochant un peu de Jérôme :
– Un jour, nous avions lu, l’un près de l’autre, sur la pelouse. À cinq heures, en t’en allant, tu me prends la main pour me dire adieu. Or, cette main, tu la gardes dans la tienne, deux ou trois secondes de trop. Ce n’est pas un geste d’amitié, ni un geste de chagrin en souvenir d’Élisabeth. Non, il y a autre chose, la pression d’un homme qui cherche à exprimer des sentiments ignorés. Il y a presque un aveu, en même temps qu’un appel. Quelle imprudence, Jérôme ! Ce geste-là, il fallait attendre un an, deux ans pour le tenter. Mais, au bout d’un mois ! De ce jour, j’étais fixée. S’il y avait, autour de moi, dans mon intimité, un coupable, ce ne pouvait être que l’homme qui, fiancé d’Élisabeth, un mois après sa mort, se tournait vers la sœur d’Élisabeth. L’énigme demeurait entière. Mais le mot de l’énigme était en toi, dans le secret de ton âme, dans ce que tu savais, dans ce que tu voulais. Je n’avais plus à réfléchir, mais à t’examiner sans trêve et à envisager tous les événements qui se rapportaient à nous deux et à Élisabeth, comme si c’était toi le coupable. J’ai fait davantage. Pour te prendre au piège et pour te donner confiance, j’ai accueilli l’amour que tu affectais pour moi. Tu as pu croire que je l’éprouvais moi-même, et tu as fini par m’aimer réellement, perdant dès lors toute lucidité.
Elle baissa la voix.
– Oui ! vois-tu, si lamentable que fût ma vie, elle se fortifiait peu à peu de toute la certitude qui m’envahissait, de jour en jour. J’étais sûre maintenant de venger Élisabeth. Et j’avais si peur qu’on ne devinât mon secret ! Je le serrais en moi comme un trésor. J’ai même refusé d’abord de recevoir Félicien, quand il est sorti de prison, et je lui ai laissé croire que je le trahissais et que je trahissais Élisabeth. Ce n’est qu’après, lorsque j’ai su qu’il avait voulu se suicider, que, affolée, j’ai été le voir une nuit, et que je lui ai tout dit. Puis, Faustine s’étant confiée à moi, et m’ayant révélé sa haine et ses projets de vengeance, je lui ai fait part de mes soupçons contre l’homme qui avait tué son amant. Soupçons ? je devrais dire certitudes. Et c’est bien ainsi que Faustine jugea la situation. Mais quelle preuve tangible que nous étions déroutés ! Tu vivais dans la maison même de ta victime, tu te promenais dans le jardin, devant ces marches que tu avais démolies, et tu me faisais la cour, à moi, sa sœur, me disant les mêmes mots qu’à elle, quelques semaines auparavant. Ah ! cabotin, comment as-tu pu ?…