LA NUIT QUI NE FINIT PAS

LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Traduit de l’anglais par Claire Durivaux

LE MASQUE

PREMIÈRE PARTIE

« Every night and every Morn

« Some to Misery are born

« Every Morn and every Night

« Some are born to Sweet Delight,

« Some are born to Sweet Delight,

« Some are born to Endless Night.

William Blake.

CHAPITRE PREMIER

J’ai souvent lu ou entendu cette chanson. Elle sonne bien, mais que signifie-t-elle au juste ?

Est-il jamais possible de mettre le doigt sur un point précis de notre existence en décrétant, sans risque d’erreur : « Tout a débuté ce jour-là, à telle heure, à tel endroit et par tel incident » ?

Mon histoire commença peut-être au moment où j’aperçus sur le mur du « George et le Dragon » l’affiche annonçant la vente aux enchères de l’imposante propriété « Les Tours » et donnant tous les détails capables d’intéresser les acheteurs éventuels et une vue très idéalisée de la bâtisse, telle qu’elle avait dû être quelque quatre-vingts ou cent ans plus tôt, à l’époque de sa construction.

Ce jour-là, j’errais sans but précis dans la rue principale de Kingston Bishop, un patelin dénué de tout intérêt. Pourquoi ai-je remarqué le placard concernant la vente ? Méchant tour du destin ? Bonne fortune ? Ma foi, c’est à vous de décider.

D’un autre côté, on pourrait considérer que tout a été enclenché plus tôt, lors de ma rencontre avec Santonix et la conversation que nous eûmes ensemble. Si je ferme les yeux, je revois distinctement ses pommettes empourprées, son regard fiévreux et le mouvement de ses grosses mains, si délicates cependant, lorsqu’elles griffonnent des esquisses, dessinent les plans des maisons dont on se mettait à rêver.

C’est Santonix qui fit naître en moi l’envie de posséder une demeure que je n’aurai pourtant jamais les moyens de m’offrir. La maison qu’il me construirait s’il vivait assez longtemps devint entre nous, une sorte de projet farfelu dont nous parlions avec sérieux, sans y croire.

Un refuge que, dans mes songes, je me voyais habiter avec la femme que j’aime et dans lequel, comme à la fin des contes d’enfants, « nous vivrions heureux à tout jamais ». Mon ambition de propriétaire allait croissant mais rien dans la réalité ne laissait hélas prévoir qu’elle se réaliserait un jour.

Si mon aventure est une histoire d’amour — et je jure bien que c’en est une — pourquoi ne pas partir du moment où j’aperçus Ellie pour la première fois, au milieu des sapins de Gipsy’s Acre ?

Gipsy’s Acre… Oui, il me faut revenir à l’affiche appliquée sur le mur du « George et le Dragon », dont je me détournai en frissonnant parce qu’un nuage passait juste devant le soleil. Jouant au promeneur désœuvré, j’allai m’adresser à un villageois qui taillait tant bien que mal la haie de son jardin.

— Comment est cette maison, « Les Tours » ?

Je revois encore le visage sournois et le regard en biais qu’il me jeta en répondant :

— Ce n’est pas comme ça qu’on l’appelle dans le coin. Ce nom-là ne veut rien dire et ça fait un bon bout de temps que les propriétaires qui l’ont baptisée ainsi sont partis.

Je lui demandai alors sous quel nom il la désignait.

— Gipsy’s Acre.

— Pourquoi ?

— Allez savoir ! On raconte un tas de choses à ce sujet. En tout cas, c’est là que se produisent les accidents.

— Accidents de voitures ?

— Toutes sortes d’accidents. De nos jours en effet, il s’agit surtout de voitures. Il y a un mauvais tournant par là-bas.

— De là l’explication alors !

— Le conseil municipal a pourtant fait placer un panneau d’avertissement, mais ça ne change rien.

— Pourquoi ce nom de « Champ du Gitan » ?

Il plissa les yeux et répondit d’un ton évasif :

— On raconte que, dans le temps, le terrain appartenait à une bande de nomades qui en fut chassée et y jeta un mauvais sort par vengeance.

J’éclatai de rire, et il bougonna :

— Vous pouvez rigoler, mais je sais bien qu’il existe des lieux maudits. Vous autres, citadins, n’y comprenez rien et préférez vous moquer. N’empêche que ce terrain appelle le malheur. Plus d’un est mort dans la carrière en arrachant des pierres de construction. Tenez, une nuit le Georgie est tombé dedans et s’est cassé le cou.

— Il était soûl ?

— Peut-être bien. Il aimait la bouteille, c’est sûr, mais dites, il y a plus d’un poivrot qui se fiche par terre et se relève sans mal, hein ? Georgie lui, il est mort… là-bas ! — Il indiqua du doigt la colline boisée. — Au champ du Gitan.

Oui, je suppose que c’est ainsi que tout a commencé, bien que sur le moment, je n’y ait pas prêté grande attention. Je demandai ensuite au bonhomme s’il existait encore des nomades dans la région. Il me répondit qu’il n’y en avait plus beaucoup, la police les chassant de partout.

— Pourquoi déteste-t-on tant ces pauvres gens ?

— Ce sont des voleurs ! — Il approcha brusquement son visage du mien. — Vous n’auriez pas vous-même du sang de bohémien dans les veines, par hasard ?

Je lui répondis qu’à ma connaissance, je ne le pensais pas. Cependant, je dois admettre que je ressemble un peu à un gitan. C’est peut-être pour cela que le nom de « Champ du Gitan » m’avait attiré. Amusé par notre conversation, je me dis qu’après tout, il était fort possible que j’eusse des affinités avec les Romanichels.

Je montai la route en lacets qui, partant du village, contourne les sapins pour atteindre le haut de la colline d’où elle surplombe la mer. La vue était grandiose et je me pris à penser, comme cela nous arrive souvent : « Je me demande ce que je ferais si le « Champ du Gitan » m’appartenait ? » Une idée ridicule…

Lorsque je repassai devant le tailleur de haie, l’homme m’interpella :

— Si vous tenez à rencontrer des Bohémiens, allez donc voir la vieille Mrs. Lee. Le major lui a donné une chaumière dans le village.

— Quel major ?

Ma question parut le scandaliser.

— Le major Phillpot, voyons !

J’en déduisis que le major Phillpot était considéré dans le pays comme Dieu le Père. Plus tard, j’appris, en effet, que sa famille, originaire de la région, s’occupait beaucoup des malheureux.

Alors que je prenais congé de mon interlocuteur, en lui souhaitant une bonne journée, il ajouta :

— Mrs. Lee occupe la dernière chaumière au bout de la rue. Vous la trouverez probablement à l’extérieur, car les gens de sa race n’aiment pas sentir un toit sur leur tête.

Les mains dans les poches, je m’éloignai, l’esprit occupé par le « Champ du Gitan ». J’avais presque oublié les recommandations du complaisant villageois, lorsque je remarquai une grande femme âgée, aux cheveux encore noirs, qui m’observait, à l’abri d’une haie. Je m’approchai d’elle et après l’avoir saluée :

— On m’a dit que vous pourriez me renseigner sur le « Champ du Gitan ».

Elle m’examina un long moment avant de répondre :

— En fait de renseignement, je vais vous donner un bon conseil, jeune homme : ne vous occupez pas de cet endroit. Oubliez-le. Rien de bon n’est jamais venu et ne viendra jamais du « Champ du Gitan ».

— La propriété est à vendre ?

— Bien fou celui qui l’achètera.

— Avez-vous une idée sur les acquéreurs éventuels ?

— Un entrepreneur s’y intéresse mais il n’est pas le seul. Vous verrez, malgré cela, elle n’atteindra pas un prix très élevé.

— Pourquoi ? Elle occupe une belle position.

Comme elle ne répondait pas, je biaisai :

— Si l’entrepreneur l’achète, qu’en fera-t-il, à votre avis ?

Elle ricana :

— Il abattra les vieilles ruines pour élever vingt ou trente maisons sur l’emplacement, pardi !… et toutes seront marquées par le mauvais sort.

Sans tenir compte de ses dernières affirmations, je soupirai :

— Ce serait bien dommage…

— Ne vous tracassez pas, ceux qui bâtiront ces maisons et ceux qui y vivront, n’en tireront aucun plaisir. On entendra parler d’un pied qui glisse sur l’échelle, d’un camion qui se retourne avec son chargement, de la tuile qui tombe du toit sur un passant et les arbres s’abattront peut-être au cours des orages. Personne n’a jamais rien tiré de bon du « Champ du Gitan ». Vous verrez, vous verrez… — Elle hocha la tête en répétant. — Rien d’heureux n’arrivera à ceux qui s’en approcheront.

Je ne pus réprimer un sourire. La vieille me fixa avec colère :

— Il se pourrait bien qu’un jour vous n’ayez plus envie de rire, jeune homme. La chance n’a jamais passé par cette propriété, non plus que par la lande qui l’entoure.

— Enfin qu’y a-t-il donc en cette maison et pourquoi l’a-t-on laissée tomber en ruine ?

— Pas un des propriétaires qui l’ont occupée n’est en vie aujourd’hui.

— Dans quelles circonstances sont-ils morts ?

— Mieux vaut ne pas en parler. En tout cas, jusqu’à présent, personne ne s’est avisé de prendre leur place.

— Racontez-moi l’histoire. Je suis sûr que vous la connaissez.

— Je ne parle jamais du « Champ du Gitan ». Mais si vous le désirez, je vous dirai l’avenir. Donnez-moi une pièce d’argent et je vous confirmerai peut-être, comme je le pressens, que vous irez loin !

— Je ne me soucie pas de ces sornettes et je n’ai pas d’argent à gaspiller.

Elle s’approcha, quémandeuse :

— Rien que six pence. Pour vous, je le ferai pour six pence.

Je cédai, non que j’aie foi le moins du monde en ces bêtises, mais parce que, sans trop savoir pourquoi, la vieille me plaisait.

D’un geste vif, elle saisit la monnaie et commanda :

— Donnez-moi vos deux mains.

Elle ouvrit mes paumes qu’elle contempla un moment, avant de les repousser brusquement. Reculant d’un pas, elle proféra d’une voix rauque :

— Si vous avez la chance de deviner ce qui est bon pour vous, vous vous éloignerez d’ici tout de suite et n’y reviendrez jamais.

— Pour quelles raisons ?

— Parce que si vous vous approchez du « Champ du Gitan », vous y rencontrerez le chagrin et peut-être même la mort. Je vois qu’un malheur vous menace. Croyez-moi, oubliez vite cet endroit.

— Mais, enfin…

La vieille femme, m’ayant tourné le dos, courut se réfugier dans sa chaumière dont elle claqua la porte. Je ne suis pas superstitieux, je crois même à la chance – qui n’y croit ? — mais j’eus, à ce moment, la désagréable conviction que l’affreuse créature venait de lire dans mes paumes quelque présage sinistre. Balivernes, balivernes ! Je levai les yeux et constatai que le soleil avait disparu, laissant dans le ciel comme une ombre menaçante. Je crus à l’approche d’un orage. Je rebroussai chemin en sifflant pour tenter de conserver mon optimisme. En repassant près du « George et le Dragon », je notai mentalement la date de la vente des « Tours » et bien que je n’eusse jamais assisté à une enchère, je me promis de venir à celle-ci. Oui, c’est ainsi que tout a commencé… Une idée extravagante me traversa soudain l’esprit : je viendrai aux enchères et la propriété sera à moi. Ensuite, j’irai voir Santonix et lui dirai : « Construisez-moi une maison. J’ai acquis l’emplacement idéal ». Enfin, je découvrirai la femme de mes rêves et nous vivrons heureux dans notre domaine…

J’ai souvent eu de ces rêves. Naturellement, ils ne se sont jamais réalisés mais celui-là, je le trouvais amusant. Amusant ! Grand Dieu ! si seulement j’avais pu prévoir…

CHAPITRE II

C’est le hasard qui avait guidé mes pas vers le « Champ du Gitan ». Accomplissant mes fonctions de chauffeur, j’attendais un couple de Londoniens qui assistaient dans les environs à une vente de meubles et d’objets d’ameublement. En cours de route, d’après les bribes de leurs conversations, je crus deviner qu’ils s’intéressaient particulièrement à une collection de papier mâché. Ignorant la signification de cette expression, je m’étais promis de consulter un dictionnaire, car je m’intéressais à tout. Je n’avais que vingt-deux ans mais, je possédais déjà une connaissance assez complète des moteurs automobiles, des chevaux irlandais, de la technique de la cueillette des fruits. Tout ce savoir tenait à ce que j’avais occupé pas mal d’emplois, et entre autres, celui de garçon dans un hôtel de troisième classe, de sauveteur sur une plage estivale, de représentant en encyclopédies, en aspirateurs et autres articles. Je fus même employé dans un jardin botanique. Je ne me suis jamais fixé nulle part. Pourquoi le ferais-je ? Certaines tâches nécessitent plus d’attention, plus de soins que d’autres, mais cela ne me gêne pas. Je ne suis pas paresseux. Simplement, je veux tout voir, tout faire et aller partout. Je suis continuellement à la recherche de quelque chose, depuis l’époque où j’ai quitté l’école, et je continue à chercher… quoi ? Une fille. Bah ! toutes celles rencontrées jusqu’ici, ne m’ont intéressé que quelques jours (comme mes emplois) avant de passer à la suivante.

Mes amis désapprouvent ma façon de vivre. Peut-être auraient-ils voulu me voir attaché à une fille douée de bon sens ; que j’économise, me marie, et mène une vie sage, pourvu d’un emploi stable. Amen. Pas pour votre serviteur, merci ! On devrait vivre autrement que cela à une époque où l’homme envoie des satellites artificiels dans l’espace, et parle de rendre visite aux étoiles ! Quelque chose en nous devrait nous pousser à sortir de notre apathie pour courir à la recherche d’un accomplissement total.

Un jour, c’était à l’époque où je travaillais comme plongeur dans un restaurant, je passai dans Bond Street où je contemplai un moment un étalage de chaussures qui arborait ce slogan « Voici ce que l’homme élégant porte aujourd’hui ». Je me contentai de hausser les épaules en passant à la vitrine suivante. Là, sur un fond de velours neutre, trois tableaux. Je dois avouer que l’art n’est pas mon fort. Je suis entré une fois à la National Gallery par curiosité et j’en suis ressorti avec le cafard. Tous ces gigantesques champs de bataille au fond de gorges montagneuses, ces saints décharnés, percés de flèches et ces portraits de dames minaudant, posées au milieu de velours, soies et dentelles, m’ont dégoûté de la peinture pour un bon bout de temps. Mais, je dois dire que l’un des tableaux que j’avais là sous les yeux me fit une impression différente. Ma foi, je ne saurai vous le décrire, car il ne représentait pas grand-chose. Toutefois, il s’en dégageait une simplicité qui me fascinait. Beaucoup de vide et quelques grands cercles de couleurs assez surprenantes et, çà et là, des taches auxquelles, aussi étrange que cela puisse paraître, je trouvais une signification. L’art de la description n’est pas mon fort, je dirai simplement que j’éprouvai soudain le désir de rester des heures à contempler cette toile.

Je ressentais le sentiment confus que quelque chose d’extraordinaire venait de m’arriver. Ces chaussures de fantaisie dont je me moquais un peu plus tôt, eh bien ! j’aurais brusquement voulu les avoir aux pieds. Je soigne toujours mon apparence, car j’aime à faire bonne impression, mais je n’aurais jamais considéré comme sérieux l’achat d’une paire de chaussures venant de Bond Street et dont le prix peut aller jusqu’à quinze livres ! Et ce tableau !… Combien coûtait-il ? Supposons que j’entre l’acheter… Voilà un curieux raisonnement pour un gentleman qui méprise les Arts ! Je le veux ! J’aimerais l’accrocher chez moi et le contempler tout mon saoul en me répétant qu’il m’appartient. « Tu n’as pas les moyens, mon vieux ! » Ma foi, je me trouvais juste en fonds, grâce à un pari heureux sur un cheval… Malheureusement, ce tableau devait coûter un paquet. Vingt livres ? Vingt-cinq ? Pourquoi ne pas demander ? Prenant un air important, je me décidai à pousser la porte du magasin.

L’intérieur était silencieux et imposant, les murs de ton neutre composaient, avec un divan de velours, tout le décor. Un homme correspondant à la définition du type moderne élégant, apparut et me demanda d’une voix feutrée ce que je désirais. Je fus bien surpris de constater qu’il n’affichait pas l’air supérieur que les vendeurs de Bond Street se croient obligés d’adopter. Après ma demande il alla retirer le tableau de la vitrine, et le tint contre un mur afin que je puisse l’admirer à ma guise. Je réalisai à ce moment que les mêmes lois ne s’appliquent pas partout. Par exemple, un type peut se présenter dans un magasin de tableaux, vêtu d’un costume usé et se trouver être un millionnaire excentrique désirant ajouter une pièce à sa collection, ou bien un autre, assez soigné d’apparence, comme moi, qui aurait juste les moyens de faire une folie quitte à se priver de nourriture durant des mois.

Mon vendeur me confia :

— C’est là un très bel exemple de la manière de l’artiste, monsieur.

— Combien ?

La réponse me coupa le souffle.

— Quinze mille livres.

J’essayai de garder un visage de joueur de poker, tandis qu’il ajoutait un nom qui me parut étranger, et m’expliquait que la toile venait d’une maison de campagne et que ses propriétaires en avaient toujours ignoré la valeur.

Je soupirai avec une fausse nonchalance :

— C’est un gros chiffre, mais j’imagine qu’elle le vaut, mais cela dépasse mes moyens.

Il abaissa doucement le tableau et le replaça dans la vitrine. Se tournant vers moi, il murmura dans un sourire :

— Vous avez du goût.

J’eus le sentiment que, lui et moi, nous nous comprenions. Après l’avoir remercié, je sortis.

CHAPITRE III

Je ne suis pas doué du talent d’écrire (ma description du tableau le prouve) mais j’ai le sentiment que cette œuvre tient une place dans l’enchaînement logique de ce qui m’arriva par la suite. Comme le « Champ du Gitan » et Santonix, il appartenait au monde vers lequel j’étais attiré.

Je n’ai pas encore beaucoup parlé de Santonix. Vous avez deviné, sans doute, qu’il était architecte. Je le rencontrai dans le temps où je travaillais comme chauffeur. Mon emploi me conduisait parfois à l’étranger. Je me rendis deux fois en Allemagne, deux fois en France et une fois au Portugal. La plupart de mes riches clients étaient des gens âgés et de mauvaise santé. Lorsqu’on promène de telles personnes, on comprend que l’argent ne fait pas le bonheur. Tous mes clients me semblaient bien malheureux, avec leurs soucis. Quant à leur existence sentimentale, elle ne me paraissait pas folichonne non plus. Ou bien ils étaient mariés à des pin-up blondes qui les trompaient sans cesse ou bien ils traînaient de vieilles grincheuses, laides comme les sept péchés capitaux. Tout compte fait, je me préfère tel que je suis : Michaël Rogers, explorateur sans souci, libre de faire la cour à une jolie fille quand ça lui chante ! Certes, je vis un peu au jour le jour, mais cela ne me dérange pas, et je serais le plus heureux des hommes, sans ce constant désir de découvrir un jour quelque chose et quelqu’un qui me conviennent – ambition qui me tenaillait et allait grandissant…

Quoi qu’il en soit, pour en revenir à ce que je disais, j’avais l’habitude de conduire un vieux type du nom de Constantine dans un coin de la Riviera française où on lui construisait une maison ; Santonix en était l’architecte. Je ne sus jamais rien de ses origines. D’abord, je le crus anglais, malgré son nom à consonance étrangère. Dès que je le vis, je compris que la maladie le rongeait ; son visage irrégulier et fiévreux m’intriguait. Il avait une forte personnalité et ne se laissait jamais impressionner par ses riches clients, envers lesquels il se montrait souvent grossier.

À notre arrivée, je me souviens que Constantine bouillait de rage en découvrant l’aspect que prenait sa maison et, à un moment, je crus qu’il allait succomber à une crise cardiaque.

— Vous n’avez pas exécuté nos plans ! rugissait-il. Vous avez dépensé beaucoup plus d’argent que prévu !

Très calme, Santonix s’était contenté de répondre :

— Exact, mais l’argent est fait pour être dépensé.

— Je n’ajouterai pas un centime au prix prévu ! Arrangez-vous comme vous voudrez, je ne reviendrai pas sur ma décision !

— Dans ce cas, vous n’aurez pas la maison que vous souhaitez. Voyons, Mr. Constantine, ne vous conduisez pas comme un petit rentier soucieux d’économiser. Vous allez avoir une maison superbe dont vous vous vanterez auprès de vos amis qui vous l’envieront. Je vous ai déjà dit que je ne travaillais pas pour n’importe qui et que l’argent n’entrait pas exclusivement dans mes considérations pour accepter ou refuser un client. Cette maison ne ressemblera à aucune autre.

— Elle sera terrible ! j’en conviens.

— L’ennui avec vous est que vous ne savez pas ce que vous voulez, ou du moins, il vous est impossible de le préciser. Vous avez des goûts raffinés, bien que non exprimés et mon rôle consiste à vous construire une maison qui s’harmonise avec eux.

Santonix s’exprimait de la sorte. Pour ma part, je me rendais compte que la bâtisse qu’il élevait aurait un caractère exceptionnel. Assise au milieu des sapins, à demi-tournée vers la mer, l’autre face vers l’intérieur du paysage ; un certain épaulement de la montagne, un coin de ciel, lui donnaient un cachet étrange, fascinant.

À mes heures libres, Santonix ne manquait pas d’échanger quelques mots avec moi. Un jour, il me dit :

— Vous savez, je ne construis que pour ceux que je choisis.

— Des riches ?

— Ils doivent l’être, sinon ils ne pourraient s’en offrir le luxe, mais j’exige autre chose d’eux. Une maison est comme une pierre précieuse. Vue à nu, elle est belle et cependant elle n’acquiert sa personnalité qu’au moment où elle est munie de son décor. Vous voyez, le paysage est pour moi le décor qui met en valeur le bâtiment que j’exécute dans son cadre. Vous ne comprenez pas, hein ?

— Heu… non, et cependant… j’ai l’impression confuse que si.

Quelques semaines plus tard, nous revînmes voir la maison qui était presque terminée. Je ne la décrirai pas, j’en serais bien incapable, mais je constatai qu’elle était originale et belle. J’aurais été fier de la posséder, de la montrer à mes amis, heureux de la contempler et de l’habiter avec la femme que j’aimerais.

Brusquement, Santonix me confia :

— Vous savez, je pourrais vous construire une maison à vous aussi, car je saurais trouver ce qui vous conviendrait.

— Heureusement, car personnellement, je ne le saurais pas !

— Je déciderais pour vous. C’est bougrement dommage que vous n’ayez pas d’argent.

— Je n’en aurai jamais.

— Comment pouvez-vous en être certain ? Naissance pauvre ne signifie pas forcément existence pauvre. L’argent est capricieux, il va à qui il veut.

— Je ne suis pas doué pour en avoir.

— Vous n’avez pas assez d’ambition ou mieux, vous n’avez pas encore eu l’occasion de réveiller celle qui dort en vous, mais cela viendra.

— Eh bien ! ce jour-là, je ferai fortune et je viendrai vous demander de me construire une maison.

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