Chapitre VII – Le Zanzi-Bar
L’enseigne portait, il y a quelques années, ces deux mots : « Au Vieux Mastroquet », que l’on devine encore, par endroits, sous la couche de peinture où s’étale aujourd’hui la formule plus moderne : « Le Zanzi-Bar ». Mais c’est toujours la même impasse désolée du Grenelle populaire, en plein centre d’usines, et tout près de cette noble Seine qui vient de traverser un des plus majestueux paysages parisiens, de Notre-Dame au Champ-de-Mars.
Le Zanzi-Bar est fréquenté par tous ceux qui, dans le quartier, vivent des courses ou s’y endettent, parieurs habitués des pelouses, bookmakers inavoués, marchands de pronostics.
À midi, heure de sortie des usines, cela bat son plein, de même qu’à cinq heures, pour le règlement des comptes.
Le soir, c’est un tripot clandestin. On s’y bat quelquefois. On s’y enivre souvent. Et c’est alors, à ce moment, que Thomas Le Bouc – abréviation française de « Le Bookmaker » – prenait toute son importance. Thomas Le Bouc jouait sec et gagnait toujours. Il buvait sec aussi, mais s’enivrait difficilement. Figure bonasse à expression cruelle, tête froide, l’aspect puissant, le gousset bien garni, vêtu en monsieur, coiffé d’un chapeau melon qu’il ne quittait jamais, il passait pour un homme « qui connaissait son affaire ». Quelle affaire ? On ne précisait pas. Mais ce soir-là, on le vit à l’œuvre et la considération qu’il inspirait en fut grandement accrue.
C’est vers onze heures que vint échouer à une table du tripot un individu blafard, aux jambes molles, qui semblait, lui, mal supporter de récentes libations. Son pardessus, si usé et sali qu’il fût, offrait le souvenir d’une coupe excellente. Un faux col crasseux, mais tout de même un faux col ! Des mains propres, un menton rasé de près. En somme, un type de déclassé.
Il commanda :
– Kummel !
Défiant, le patron exigea :
– On paye d’avance.
L’individu sortit d’un carnet où se voyaient des billets de banque, une coupure de dix francs.
Thomas Le Bouc n’hésita pas. Il lui proposa :
– On joue la différence au poker d’as ?
Et, aussitôt, il se présenta :
– Thomas Le Bouc.
L’autre répondit, par la même politesse, et avec un peu d’accent anglais :
– Le « Gentleman », mais je ne joue pas aux dés.
– À quoi ?
– À l’écarté.
Le résultat fut, pour l’écarté, identique à ce qu’il aurait été pour le poker d’as.
Le « Gentleman » demanda sa revanche. Après diverses alternatives, il perdit deux cents francs.
Entre-temps, il avait payé et avalé son second kummel. Fût-ce le kummel ou sa malchance ? Il pleurnicha. Puis il déguerpit, en zigzag.
On applaudit l’exploit de Thomas, mais non sans quelque malaise. Le « Gentleman » déchu était sympathique. Il avait de la branche.
Il revint le lendemain, perdit encore deux cents francs, pleura et s’en alla.
Quand il arriva, le surlendemain, il était dans un tel état d’ébriété qu’il dut renoncer à tenir ses cartes. Et l’on vit bien que ce n’étaient pas les pièces d’argent qui l’accablaient, mais les verres de kummel, car il larmoyait de nouveau, tout en bégayant des choses indistinctes, mais dont les quelques mots cependant parurent si étranges à Thomas Le Bouc que celui-ci lui versa coup sur coup trois kummels et en absorba tout autant, bien qu’il ne tolérât pas cette liqueur quand elle s’ajoutait à d’autres alcools.
Ils partirent en titubant et s’assirent sur un banc du boulevard Émile Zola où ils dormirent tous les deux.
Réveillés, ils s’entretinrent avec moins d’incohérence, et Thomas Le Bouc, plus lucide et qu’animait une idée plus claire, entoura de son bras le cou de son compagnon, et se fit affectueux.
– Ça va tout à fait bien, hein, camarade ? Aussi tu bois trop, et ça t’amène à lâcher des histoires à te faire fiche en prison.
– Moi, en prison ! protesta difficilement le Gentleman.
– Mais oui ! Qu’est-ce que cette affaire du Vésinet dont tu rabâchais dans le caboulot ?
– Le Vésinet ?
– Évidemment, le Vésinet. C’est une affaire de police. Les journaux bavardent là-dessus. Tu y as chapardé des billets ?
– T’en as du culot.
– Tu ne les as pas chapardés ?
– Non. On me les a donnés.
– Qui ?
– Un type.
– Un type du Vésinet ?
– Non.
– Enfin, quoi, tu as été au Vésinet ?
– Oui.
– Quand ?
– Avant la guerre.
– Tu nous embêtes… Ce n’est pas des billets d’avant-guerre que tu as ?
– Non.
Il leur fallut vingt minutes de palabres et de discussions avant que le Gentleman finît par déclarer :
– Tu as raison, Le Bouc. Ça doit dater de plus tôt que ça.
– Dix ou douze jours peut-être ?
– Peut-être bien.
– Et ton type s’appelait ?
– Ah ça, je ne peux pas te le dire, Le Bouc.
– Tu ne peux pas ?
– Non, le type m’a défendu.
– Pourquoi te les a-t-il donnés ?
– Comme récompense.
– Comme récompense d’une chose que tu avais faite ?
– Non, d’une chose qu’il fallait faire.
– Laquelle ?
– Je ne sais plus.
Nouvelles discussions interminables. Les deux camarades se traînèrent sur l’avenue, et ils entrèrent dans un autre bar où le Gentleman but encore deux kummels à condition que Le Bouc en avalât deux. Puis ils repartirent en chantant et arrivèrent ainsi sur le quai.
Ils descendirent sur la chaussée inférieure qui borde la Seine et où abordent les péniches. Le Gentleman s’effondra entre des tas de sable. Thomas alla se laver le visage et trempa dans l’eau son mouchoir dont il mouilla la figure du Gentleman.
Celui-ci respira mieux et Thomas reprit sa besogne, avec l’anxiété d’obtenir une réponse. Mais il procéda d’autre manière, essayant tout d’abord d’éveiller les idées dans ce cerveau d’ivrogne.
– Que je t’explique… On a volé dans une villa, au Vésinet, un petit sac de toile grise qui avait une grosse valeur. Ce sac a été perdu. Et on t’a donné cinq billets pour le retrouver ?
– Non.
– Mais si, un grand garçon avec une cravate à pois ?
– C’est pas ça… Il n’y avait pas de sac et pas de cravate à pois…
– Tu mens ! Alors pourquoi t’a-t-on donné cinq cents francs ?
– On ne m’a pas donné cinq cents francs.
– Quoi alors ?
– Cinq billets de mille.
– Cinq mille francs !
Thomas Le Bouc était dans un état d’excitation extraordinaire. Cinq mille francs ! Et il ne pouvait saisir la vérité. Elle fuyait entre ses doigts comme de l’eau. Son ivresse augmentait, et, stupidement, ce fut lui qui se mit à pleurer et à faire des confidences, qui s’échappaient à son insu, comme des plaintes.
– Écoute, mon vieux… Ils ont agi avec moi comme des bandits… Oui, le vieux Barthélemy et Simon… Voilà… ils me tenaient toujours en dehors de leurs coups. Ils m’ont dit seulement : « Loue une camionnette et tu nous attendras près du pont de Chatou… Quand le coup sera fait, on te rejoindra… » Et puis, ils se sont fait tuer. Mais tout ça, je m’en fiche. N’en parlons plus… Il y a autre chose…
Dans l’ombre, le Gentleman se soulevait peu à peu sur une de ses mains, et avec des yeux qu’aucune ivresse ne troublait, dévisageait, aux lueurs vagues de la nuit, la face larmoyante de Thomas Le Bouc.
– Une autre chose ? Laquelle ? murmura-t-il. De quelle autre chose parles-tu, Le Bouc ?
– D’un coup qu’ils ont combiné, bégaya celui-ci, un coup formidable. J’en sais beaucoup là-dessus, mais pas tout. Je sais contre qui ils l’ont combiné, mais ils ne m’ont pas dit le nom que porte le type à présent, et où il habite… Sans quoi, c’est des centaines de mille qu’on gagnerait… Des centaines de mille… Ah ! si je savais…
– Oui… chuchota le Gentleman… si on savait !… Moi, je t’aiderais bien.
– Tu m’aiderais, n’est-ce pas ? pleurnichait Le Bouc.
– Parbleu, oui, je peux t’aider. Il y a des maisons pour débrouiller les affaires… des agences…
– T’en connais ?
– Si j’en connais ? C’est comme ça que j’ai reçu cinq mille francs…
– Tu m’as dit que c’était un type.
– Un type d’une agence… Il m’a dit comme ça : « Le Gentleman, il y a un monsieur qui veut savoir ce que c’était qu’un nommé Félicien qu’on vient de coffrer. Mets-toi en chasse. Tu auras encore autant d’argent quand tu pourras le renseigner. »
Thomas Le Bouc avait sursauté. Le nom de Félicien le secouait dans son ivresse. Il dit :
– Qu’est-ce que tu chantes ? C’est pour t’occuper du nommé Félicien ?
– Oui, celui qui est en prison. Et je dois voir le monsieur lui-même.
– Celui qui t’a fait donner les cinq mille francs ?
– Oui.
– Tu as rendez-vous ?
– Avec son chauffeur qui me conduira en auto près de lui.
– Où as-tu rendez-vous ?
– Place de la Concorde, devant la statue de Strasbourg.
– Quand ?
– Dans trois jours… Jeudi à 11 heures de la matinée. Le chauffeur tiendra le Journal à la main… Tu vois que je pourrais t’aider.
Thomas Le Bouc se comprimait la tête de ses deux poings, comme s’il voulait retenir ses idées, et leur donner une forme, et comprendre, et savoir. Félicien ?… Le monsieur aux cinq mille francs ?… N’était-ce pas la piste ?
Il demanda :
– Où habite-t-il, ce monsieur ?
Le Gentleman articula :
– Paraît qu’il habite au Vésinet… Oui… Il habite au Vésinet…
– On t’a dit son nom, bien entendu ?
– Oui… les journaux en ont parlé à propos de l’affaire… c’est quelque chose comme Taverny… d’Averny…
La voix du Gentleman semblait très lasse. Il ne dit plus rien.
De tout son effort, Le Bouc tâchait de réduire au silence le tumulte de son cerveau et d’ordonner ce qui s’y déchaînait. Tout cela était bien obscur. Mais, tout de même, comme il ne pouvait se rendre compte des contradictions du récit qui lui était fait, il apercevait dans les ténèbres deux ou trois points plus fixes, plus lumineux, autour desquels ses idées venaient tourbillonner.
Près de Le Bouc, la tête sur la poitrine, le Gentleman sommeillait. La nuit, chaude et lourde, s’épaississait sous un voile de gros nuages. Des lueurs de péniches immobiles dansaient à la surface du fleuve. On apercevait de l’autre côté la ligne des maisons noires, la masse du Trocadéro et les arches des ponts. Aucun passant sur le quai.
Doucement, Thomas Le Bouc glissa la main entre le veston et le gilet du Gentleman et tâta les poches. Ce n’est que dans la poche intérieure du gilet, laquelle était fermée d’une épingle anglaise (que de mal pour l’ouvrir !) qu’il sentit sous ses doigts le papier plus résistant des billets de banque. Il les attira. Par malheur, il s’écorcha profondément à la pointe de l’épingle, ce qui provoqua en lui un léger mouvement de réaction.
Aussitôt réveillé, le Gentleman, sans avoir conscience peut-être de ce qui lui arrivait, se replia sur lui-même. Le Bouc ne se gêna plus et ramassa tout son effort, tandis que l’adversaire se cramponnait de ses deux mains à la main qui voulait se dégager.
La résistance fut beaucoup plus vigoureuse que ne pouvait le prévoir Thomas. Les ongles s’enfonçaient dans la chair jusqu’à la déchirer. Et la victime commençait à crier au secours.
Le Bouc eut peur. Il secoua l’ennemi de toute son énergie et le traîna sur le sol. Soudain, l’autre, épuisé, lâcha prise. Mais la rage de Le Bouc ne lui permit pas de s’arrêter. Moins ivre, il se rendait compte qu’il avait fait des confidences, et sans savoir lesquelles, il était furieux. Lorsqu’il parvint à retirer sa main, ils se trouvaient tous deux agenouillés comme des lutteurs sur le bord même du fleuve. Le Bouc jeta un coup d’œil autour de lui.
Personne.
Il poussa le Gentleman, qui tomba dans le vide, et il resta quelques instants, hagard, effrayé de ce qu’il avait fait presque à son insu. Pourquoi avait-il agi ainsi ? Était-ce pour voler le Gentleman ? ou pour l’empêcher d’aller au rendez-vous fixé par le monsieur des cinq mille francs ?
Au-dessous, cependant, il le vit qui se débattait, qui s’enfonçait, revenait à la surface, et, finalement, disparaissait.
Alors, Le Bouc s’en retourna chez lui…
Au fond de l’eau, le Gentleman nagea durant une minute, dans la direction du courant. Certain de n’être plus épié par Le Bouc, il émergea et suivit le quai, rapidement, en grand nageur qu’il était. Il atterrit un peu avant le pont de Grenelle.
Son chauffeur l’attendait, tout près de là. Il monta dans son auto, changea de vêtements et fila vers le Vésinet.
À trois heures du matin, Raoul était couché dans son lit du Clair-Logis.
Chapitre VIII – Thomas Le Bouc
L’instruction n’avançait pas. Raoul, le lendemain, rencontrait le juge d’instruction qu’il trouva de fort bonne humeur, comme toutes les fois où M. Rousselain entrevoyait la nécessité prochaine de classer une affaire qui mettait de la mauvaise volonté à se laisser résoudre.
– Remarquez bien, dit-il, que nous n’en sommes pas là. Fichtre non ! Il y a encore des points où se raccrocher, et des pistes à vérifier. Goussot, lui, est très confiant. Mais moi, je suis comme sœur Anne au sommet de sa tour. Je ne vois rien venir.
– Aucune précision sur le sieur Barthélemy ?
– Aucune. Les photographies qu’on prend sur un cadavre, et qu’on reproduit dans les journaux, ne donnent qu’une idée très vague de l’homme qui vivait. En outre, Barthélemy ne devait fréquenter que des milieux louches où l’on n’est jamais pressé d’aider la police. Si quelqu’un a reconnu son image, il se tait, de peur de se compromettre.
– On ne discerne pas de lien entre Barthélemy et Simon Lorient ?
– Pas le moindre. D’autant que Simon Lorient portait un faux nom et qu’on ne sait pas non plus d’où il sortait, celui-là.
– Cependant, l’enquête a relevé qu’il fréquentait certains milieux et qu’on l’aurait vu dans des cafés… et même, a dit un journal, avec une femme très belle.
– Tout cela est assez vague. Quant à la femme, on n’a rien obtenu de précis. Ces gens-là, évidemment, se cachaient et changeaient souvent de personnalité.
– Et mon jeune architecte ?
– Félicien Charles ? Mystère aussi de ce côté. Pas de papiers. Pas d’état civil. Un livret militaire en ordre, et dont le signalement est exact, mais qui répond aux questions d’usage sur la date et sur le lieu de naissance par le mot « néant ».
– Mais ses réponses, à lui ?
– Il n’en fait pas. Il garde sur son passé le silence le plus absolu.
– Et sur le présent ?
– Même attitude. « Je n’ai pas tué. Je n’ai pas volé. » Et si je riposte : « Mais alors, comment expliquez-vous ceci ? et cela ? » il déclare : « Ce n’est pas à moi d’expliquer. Je nie tout. » D’autre part, on a constaté qu’il ne recevait chez vous aucune correspondance.
– Aucune, dit Raoul. Et moi aussi, j’ignore tout de sa vie et de son passé. J’avais besoin d’un architecte et d’un décorateur. Un ami, je ne sais plus lequel, m’a donné son nom et son adresse. C’était l’adresse d’une pension de famille où il était de passage. J’ai écrit. Il est venu.
– Avouez, monsieur d’Averny, qu’il y a, autour de Félicien Charles, toujours la même atmosphère de brume, conclut M. Rousselain.
Le jour suivant, Raoul frappait à la porte des Clématites où le domestique lui dit que mademoiselle était dans le jardin.
Il la vit, en effet. Elle cousait devant la maison, silencieuse. Non loin d’elle, Jérôme Helmas, toujours en traitement à la clinique, mais qui commençait à sortir, était étendu sur une chaise longue et lisait. Il avait beaucoup maigri. Ses yeux cernés de noir, ses joues creuses trahissaient sa fatigue.
Raoul ne resta pas longtemps. Il trouva la jeune fille fort changée, au moral peut-être plus encore qu’au physique. Elle semblait absorbée et réfractaire à tout abandon. Elle répondit à peine aux questions qu’il lui posait. Jérôme ne fut guère plus loquace. Il annonça son prochain départ, les docteurs lui ordonnant de finir l’été dans la montagne. Du reste, il n’avait plus le courage de s’attarder au Vésinet où tout ravivait sa douleur.
Ainsi, de quelque côté qu’il se retournât, d’Averny se heurtait aux mêmes obstacles. Instruction stagnante d’abord. Et puis, chez les êtres, le mutisme et la défiance. Félicien Charles, Faustine, Rolande Gaverel, Jérôme Helmas, tous se repliaient sur eux-mêmes, gardant leur secret, ou bien refusant de livrer leurs impressions et de contribuer à la découverte de la vérité.
Mais, le matin du jeudi suivant, une grosse partie devait se jouer. Thomas Le Bouc allait-il venir ? Est-ce que nul pressentiment, nulle réflexion ne l’avaient averti de la personnalité réelle du Gentleman et de la façon, somme toute équivoque, dont celui-ci avait cherché à le diriger vers le Clair-Logis ? Durant ces deux jours, son esprit plus lucide n’avait-il pas éventé le piège ?
D’Averny espérait que non, et à l’heure dite, il envoya son chauffeur au lieu fixé, avec la conviction que Thomas Le Bouc, incapable de suspecter les divagations d’un ivrogne, serait fidèle au rendez-vous. Et puis, une raison plus puissante dominerait Le Bouc. Il avait tué le Gentleman. Ne serait-il pas enclin à vouloir que son crime lui rapportât autre chose que les quelques billets recueillis dans la poche de sa victime ?
De fait, il y eut un bruit de moteur que Raoul reconnut. L’auto entra dans le jardin. Raoul, qui s’était installé sur-le-champ dans son bureau, et qui avait donné ses instructions, attendit. La rencontre si vivement désirée par lui et amenée avec tant d’efforts allait se produire. Thomas Le Bouc, le seul homme qui pouvait le renseigner sur la machination ourdie contre Arsène Lupin, Thomas Le Bouc qui poursuivait l’exécution du plan qu’avaient préparé Barthélemy et Simon, Thomas Le Bouc était là.
Raoul passa son revolver de la poche de son pantalon dans la poche de son veston, bien à portée de sa main. Précaution nécessaire : le personnage était dangereux.
– Entrez, dit-il, lorsque son domestique eut frappé.
La porte s’ouvrit. Le Bouc fut introduit, mais un autre Le Bouc, d’une classe sociale plus élevée, avec un costume propre, un pli au pantalon, et, sur la tête, un chapeau qui était en bon état. Il se tenait bien droit, d’aplomb sur ses jambes, le torse carré.
Les deux hommes se regardèrent quelques secondes. Tout de suite, Raoul fut persuadé que Le Bouc ne reconnaissait pas en lui le Gentleman du Zanzi-Bar et n’établissait aucun rapprochement entre le déclassé qu’il avait jeté à l’eau et Raoul d’Averny, propriétaire du Clair-Logis.
Il lui dit :
– Vous êtes bien la personne que j’ai chargée, par l’intermédiaire d’une agence, de reconstituer la vie de Félicien Charles ?
– Non.
– Tiens !… Mais qui donc êtes-vous ?
– Je suis quelqu’un qui a pris la place de cette personne.
– Dans quelle intention ?
Thomas prononça :
– Nous sommes seuls ? On ne nous dérangera pas ?
– Vous craignez donc que nous ne soyons dérangés ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que je dois dire certaines choses qui ne doivent être entendues que d’un seul être au monde.
– Qui ?
– Arsène Lupin.
Le Bouc éleva la voix pour formuler ces deux mots, comme s’il escomptait un effet de stupeur. Dès l’abord, il prenait position d’adversaire et l’offensive commençait. Le ton, l’attitude ne laissaient aucun doute. Lupin ne broncha pas. À cette même place, Faustine l’avait appelé de ce même nom, et Faustine était en relations avec Simon Lorient, aussi bien que Thomas Le Bouc.
Il répondit simplement :
– Si vous êtes venu pour voir Arsène Lupin, vous tombez juste. Je suis Arsène Lupin. Et vous ?
– Mon nom ne vous dirait rien.
Thomas Le Bouc était un peu décontenancé par le calme imprévu de Raoul, et il cherchait une autre façon d’engager l’attaque.
Raoul sonna. Son chauffeur entra. Il lui dit :
– Enlevez donc à monsieur le chapeau qu’il garde sur sa tête.
Le Bouc comprit la leçon, tendit son chapeau au domestique qui l’emporta, et, tout de suite, irrité, sarcastique, s’écria :
– Des manières de grand seigneur, hein ? En effet, Arsène Lupin… vieille noblesse !… Toujours un titre en poche. C’est pas mon genre, tout ça. Je ne suis pas un grand seigneur, et je n’ai pas de titre. Par conséquent, ayez la bonne grâce de descendre d’un degré. On sera mieux pour causer.
Il alluma une cigarette et ricana :
– Ça vous la coupe hein ? Dame ! quand on a affaire à des marquis et à des ducs, et qu’on trouve en face de soi un bougre qui n’a pas froid aux yeux…
Toujours impassible, Raoul répliqua :
– Quand j’ai affaire à des marquis et à des ducs, je tâche d’être aussi poli que possible. Quand j’ai affaire à un marchand de porcs, je le traite…
– Vous le traitez ?…
– À la Lupin.