La Comtesse de Charny – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 27Une femme qui ressemble à la reine

La voiture s’arrêta à la porte de l’église d’Argenteuil.

– Je vous ai dit que je n’étais jamais revenu à Argenteuil depuis le jour où mon père m’avait chassé de chez lui à coups de canne ; je me trompais : j’y suis revenu le jour où j’ai conduit son corps dans cette église.

Et Mirabeau descendit de voiture, prit son chapeau à la main, et, la tête nue, d’un pas lent et solennel,entra dans l’église.

Il y avait chez cet homme étrange tant de sentiments opposés, qu’il avait parfois des velléités de religion à l’époque où tous étaient philosophes, et où quelques-uns poussaient la philosophie jusqu’à l’athéisme.

Gilbert le suivit à quelques pas. Il vit Mirabeau traverser toute l’église, et, tout près de l’autel de la Vierge, alla s’adosser à une colonne massive dont le chapiteau roman semblait porter écrite la date du XI Ième siècle.

Sa tête s’inclina, ses yeux se fixèrent sur une dalle noire formant le centre de la chapelle.

Le docteur chercha à se rendre compte de ce qui absorbait ainsi la pensée de Mirabeau : ses yeux suivirent la direction des siens, et s’arrêtèrent sur l’inscription que voici :

Ici repose

Françoise de Castellane, marquise de Mirabeau,

Modèle de piété et de vertus ; heureuse épouse, mère heureuse.

Née en Dauphiné en 1685 ;morte à Paris en 1769.

Déposée à Saint-Sulpice,

puis transportée ici pour être réunie sous la même tombe avec son digne fils,

Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau,

surnommé l’Ami des hommes ;

Né à Pertuis, en Provence, le 4octobre 1715 ;

mort à Argenteuil, le 11 juillet1789.

Priez Dieu pour leurs âmes.

La religion de la mort est si puissante, que le docteur Gilbert plia un instant la tête et chercha dans sa mémoire s’il ne lui restait pas une prière quelconque pour obéir à l’invitation qu’adressait à tout chrétien la pierre sépulcrale qu’il avait devant les yeux.

Mais, si jamais Gilbert avait, dans son enfance, ce qui est chose douteuse, su parler la langue de l’humilité et de la foi, le doute, cette gangrène du dernier siècle, était venu effacer jusqu’à la dernière ligne de ce livre vivant, et la philosophie avait inscrit à leur place ses sophisme set ses paradoxes.

Se trouvant le cœur sec et la bouche muette,il releva les yeux et vit deux larmes rouler sur cette face puissante de Mirabeau, labourée par les passions comme l’est le sol d’un volcan par la lave.

Ces deux larmes de Mirabeau émurent étrangement Gilbert, il alla à lui et lui serra la main.

Mirabeau comprit.

Des larmes versées en souvenir de ce père qui avait emprisonné, torturé, martyrisé Mirabeau, eussent été des larmes incompréhensibles ou banales.

Il s’empressa donc d’exposer à Gilbert la véritable cause de cette sensibilité.

– C’était une digne femme, dit-il, que cette Françoise de Castellane, mère de mon père. Quand tout le monde me trouvait hideux, elle seule se contentait de me trouver laid ; quand tout le monde me haïssait, elle m’aimait presque ! Mais, ce qu’elle aimait par-dessus toute chose,c’était son fils. Aussi vous le voyez, mon cher Gilbert, je les ai réunis. Moi, à qui me réunira-t-on ? quels os dormiront près des miens ?… Je n’ai pas même un chien qui m’aime !

Et il rit douloureusement.

– Monsieur, dit une voix empreinte de cet accent rêche et plein de reproche qui n’appartient qu’aux dévots,on ne rit pas dans une église !

Mirabeau tourna son visage ruisselant de larmes du côté d’où venait la voix et aperçut un prêtre.

– Monsieur, répondit-il avec douceur,êtes-vous le prêtre desservant cette chapelle ?

– Oui… Que lui voulez-vous ?

– Avez-vous beaucoup de pauvres dans votre paroisse ?

– Plus que de gens disposés à leur faire l’aumône…

– Vous connaissez quelques cœurs charitables, cependant quelques esprits philanthropiques ?…

Le prêtre se mit à rire.

– Monsieur, observa Mirabeau, je croyais que vous m’aviez fait l’honneur de me dire qu’on ne riait point dans les églises.

– Monsieur ! dit le prêtre blessé,auriez-vous la prétention de me donner une leçon ?…

– Non, monsieur, mais celle de vous prouver que les gens qui croient qu’il est de leur devoir de venir au secours de leurs frères ne sont point aussi rares que vous le pensez. Ainsi, monsieur, je vais, selon toute probabilité, habiter le château du Marais. Eh bien, tout ouvrier manquant d’ouvrage y trouvera du travail et un bon salaire ; tout vieillard ayant faim y trouvera du pain ; tout homme malade, quels que soient son opinion politique et ses principes religieux, y trouvera du secours ; et, à partir d’aujourd’hui, monsieur le curé, je vous offre, dans ce but, un crédit de mille francs par mois.

Et, déchirant une feuille de ses tablettes, il écrivit sur cette feuille au crayon :

« Bon pour la somme de douze mille francs, dont M. le curé d’Argenteuil pourra disposer sur moi,à raison de mille francs par mois, qui seront employés par lui en bonnes œuvres, à partir du jour de mon installation au château du Marais.

« Fait en l’église d’Argenteuil, et signé sur l’autel de la Vierge.

« Mirabeau aîné »

En effet, Mirabeau avait écrit cette lettre de change et l’avait signée sur l’autel de la Vierge.

La lettre de change écrite et signée, il la remit au curé, stupéfait avant d’avoir lu la signature, plus stupéfait encore après l’avoir lue.

Puis il sortit de l’église en faisant au docteur Gilbert signe de le suivre.

On remonta en voiture.

Si peu que Mirabeau fût resté à Argenteuil, il y laissait derrière lui, sur son passage, deux souvenirs qui devaient aller grandissant dans la postérité.

Le propre de certaines organisations, c’est de faire jaillir un événement de tout endroit où elles posent le pied.

C’est Cadmus semant des soldats sur le sol de Thèbes.

C’est Hercule éparpillant ses douze travaux sur la face du monde.

Aujourd’hui encore – et, cependant, Mirabeau est mort depuis soixante ans, – aujourd’hui encore, faites à Argenteuil, au même lieu où les fit Mirabeau, les deux stations que nous avons indiquées, et, à moins que la maison ne soit inhabitée ou l’église déserte, vous trouverez quelqu’un qui vous racontera dans tous ses détails, et comme si l’événement était d’hier, ce que nous venons de vous raconter.

La voiture suivit la grande rue jusqu’à son extrémité ; puis elle quitta Argenteuil et roula sur la route de Besons. Elle n’eut pas fait cent pas sur cette route, que Mirabeau aperçut à sa droite les arbres touffus d’un parc séparés par les toits ardoisés du château et de ses dépendances.

C’était le Marais.

À droite de la route que suivait la voiture,avant d’arriver au chemin qui aboutit de cette route à la grille du château, s’élevait une pauvre chaumière.

Devant le seuil de cette chaumière, une femme était assise sur un escabeau de bois, tenant dans ses bras un enfant maigre, hâve, dévoré par la fièvre

La mère, tout en berçant ce demi-cadavre,levait les yeux au ciel, et pleurait.

Elle s’adressait à celui auquel on s’adresse quand on n’attend plus rien des hommes.

Mirabeau fixait de loin les yeux sur ce triste spectacle.

– Docteur, dit-il à Gilbert, je suis superstitieux comme un ancien : si cet enfant meurt, je ne prends pas le château du Marais. Voyez, cela vous regarde.

Et il arrêta sa voiture en face de la chaumière.

– Docteur, reprit-il, comme je n’ai plus que vingt minutes de jour pour visiter le château, je vous laisse ici ; vous viendrez me rejoindre, et vous me direz si vous espérez sauver l’enfant.

Puis, à la mère :

– Bonne femme, ajouta-t-il, voici monsieur, qui est un grand médecin ; remerciez la Providence qui vous l’envoie : il va essayer de guérir votre enfant.

La femme ne savait si c’était un rêve. Elle se leva, portant son enfant entre ses bras et balbutiant des remerciements.

Gilbert descendit.

La voiture continua sa route. Cinq minutes après, Teisch sonnait à la grille du château.

On fut quelque temps sans voir paraître personne. Enfin, un homme, qu’à son costume il était facile de reconnaître pour le jardinier, vint ouvrir.

Mirabeau s’informa d’abord de l’état dans lequel était le château.

Le château était fort habitable, à ce que disait le jardinier, du moins, et à ce qui même, il faut l’avouer,apparaissait à la première vue.

Il faisait partie du domaine de l’abbaye de Saint-Denis, comme chef-lieu du prieuré d’Argenteuil, et il était en vente par suite des décrets rendus sur les biens du clergé.

Mirabeau, nous l’avons dit, le connaissait déjà ; mais il n’avait jamais eu l’occasion de l’examiner aussi attentivement qu’il lui était donné de le faire en cette circonstance.

La grille ouverte, il se trouvait dans une première cour à peu près carrée. À droite était un pavillon habité par le jardinier ; à gauche, un second pavillon, qu’à la coquetterie avec laquelle il était décoré, même extérieurement, on pouvait douter un instant être le frère du premier.

C’était son frère, cependant ; mais, du pavillon roturier, la parure avait fait une demeure presque aristocratique : de gigantesques rosiers couverts de fleurs le vêtaient d’une robe diaprée, tandis qu’une ceinture de vignes lui ceignait toute la taille d’un cordon vert. Chacune des fenêtres était fermée par un rideau d’œillets, d’héliotropes, de fuchsias,dont les branches épaisses, dont les fleurs écloses empêchaient à la fois le soleil et le regard de pénétrer dans l’appartement ; un petit jardin tout de lis. tout de cactus,tout de narcisses, un véritable tapis qu’on eût dit de loin brodé par la main de Pénélope, attendait à la maison, et s’étendait dans toute la longueur de cette première cour, faisant pendant à un gigantesque saule pleureur et à de magnifiques ormes plantés du côté opposé.

Nous avons déjà dit la passion de Mirabeau pour les fleurs En voyant ce pavillon perdu dans les roses, ce charmant jardin qui semblait faire partie de la petite maison de Flore, il jeta un cri de joie.

– Oh ! dit-il au jardinier, ce pavillon est-il à louer ou à vendre, mon ami ?

– Sans doute, monsieur, répondit celui-ci, puisqu’il appartient au château, et que le château est à vendre ou à louer. Seulement, il est habité en ce moment-ci ;mais, comme il n’y a pas de bail, si monsieur s’arrangeait du château, on pourrait renvoyer la personne qui habite là.

– Ah ! dit Mirabeau. Et quelle est cette personne ?

– Une dame.

– Jeune ?…

– De trente à trente-cinq ans.

– Belle ?…

– Très belle.

– Bien, dit Mirabeau, nous verrons ;une belle voisine ne gâte rien… Faites moi voir le château, mon ami.

Le jardinier marcha devant Mirabeau, traversa un pont qui séparait la première cour de la seconde, et sous lequel passait une espèce de petite rivière.

Là, le jardinier s’arrêta.

– Si monsieur, dit-il, ne voulait pas déranger la dame du pavillon, ce serait d’autant plus facile que cette petite rivière isole complètement la portion du parc attenante au pavillon du reste du jardin : elle serait chez elle, et monsieur serait chez lui…

– Bon, bon, dit Mirabeau. Voyons le château.

Et il monta lestement les cinq marches du perron.

Le jardinier ouvrit la porte principale.

Cette porte donnait sur un vestibule en stuc,avec niches partant statues, et colonnes portant vases, selon la mode du temps.

Une porte placée au fond de ce vestibule, en face de la porte d’entrée, faisait une sortie sur le jardin.

À droite du vestibule étaient la salle de billard et la salle à manger. À gauche, deux salons, un grand et un petit.

Cette première disposition plaisait assez à Mirabeau, qui d’ailleurs, paraissait distrait et impatient.

On monta au premier.

Le premier se composait d’un grand salon merveilleusement disposé pour faire un cabinet de travail, et de trois ou quatre chambres à coucher de maître.

Fenêtres de salon et de chambres à coucher étaient fermées.

Mirabeau alla de lui-même à une des fenêtres,et l’ouvrit.

Le jardinier voulait ouvrir les autres.

Mais Mirabeau lui fit un signe de la main. Le jardinier s’arrêta.

Juste au-dessous de la fenêtre que venait d’ouvrir Mirabeau, au pied d’un immense saule pleureur, une femme lisait, à demi couchée, tandis qu’un enfant de cinq à six ans jouait, à quelques pas d’elle, sur les pelouses et dans les massifs de fleurs.

Mirabeau comprit que c’était la dame du pavillon.

Il était impossible d’être plus gracieusement et plus élégamment mise que cette femme ne l’était, avec son petit peignoir de mousseline garni de dentelles couvrant une veste de taffetas blanc ruchée de rubans roses et blancs ; avec sa jupe de mousseline blanche à volants ruchés, roses et blancs comme la veste avec son corsage de taffetas rose à nœuds de la même couleur,et son coqueluchon tout garni de dentelles retombant comme un voile, et à travers lesquelles, comme à travers une vapeur, on pouvait distinguer son visage.

Des mains fines, longues, aux ongles aristocratiques ; des pieds d’enfant, jouant dans deux petites pantoufles de taffetas blanc à nœuds roses, complétaient cet harmonieux et séduisant ensemble.

L’enfant, tout vêtu de satin blanc, portait –singulier mélange, assez commun, du reste, à cette époque – un petit chapeau à la Henri IV, avec une de ces ceintures tricolores qu’on appelait une ceinture à la Nation.

Tel était, au surplus, le costume que portait le jeune dauphin, la dernière fois qu’il avait paru avec sa mère sur le balcon des Tuileries.

Le signe fait par Mirabeau avait pour but de ne pas déranger la belle liseuse.

C’était bien la femme du pavillon aux fleurs ; c’était bien la reine du jardin des lis, des cactus et des narcisses ; c’était bien, enfin, cette voisine que Mirabeau, l’homme aux sens toujours aspirant vers les voluptés, eût choisie, si le hasard ne la lui avait pas amenée.

Pendant quelque temps, il dévora des yeux la charmante créature, immobile comme une statue, ignorante qu’elle était du regard ardent dont elle était enveloppée. Mais, soit hasard, soit courant magnétique, ses yeux se détachèrent du livre et se tournèrent du côté de la fenêtre.

Elle aperçut Mirabeau, jeta un petit cri de surprise, se leva, appela son fils, s’éloigna le tenant par la main, non sans retourner la tête deux ou trois fois, et disparut avec l’enfant entre les arbres, dans les intervalles des quels Mirabeau suivit les différentes réapparitions de son éclatant costume, dont la blancheur luttait contre les premières ombres dela nuit.

Au cri de surprise jeté par l’inconnue,Mirabeau répondit par un cri d’étonnement.

Cette femme avait, non seulement la démarche royale, mais encore, autant que le voile de dentelle dont son visage était à demi couvert permettait d’en juger, les traits de Marie-Antoinette.

L’enfant ajoutait à la ressemblance : il était juste de l’âge du second fils de la reine ; de la reine,dont la démarche, dont le visage, dont les moindres mouvement sétaient restés si présents, non seulement au souvenir, mais, nous dirons plus, au cœur de Mirabeau, depuis l’entrevue de Saint-Cloud,qu’il eût reconnu la reine partout où il l’eût rencontrée, fût-elle entourée de ce nuage divin dont Virgile enveloppe Vénus lorsqu’elle apparaît à son fils sur le rivage de Carthage.

Quelle étrange merveille amenait donc, dans le parc de la maison qu’allait louer Mirabeau, une femme mystérieuse qui, si elle n’était pas la reine, était au moins son vivant portrait ?

En ce moment, Mirabeau sentit qu’une main s’appuyait sur son épaule.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer