La Comtesse de Charny – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 28Où l’influence de la dame inconnue commence à se faire sentir

Mirabeau se retourna en tressaillant.

Celui qui lui posait la main sur l’épaule,c’était le docteur Gilbert.

– Ah ! dit Mirabeau, c’est vous,cher docteur. Eh bien ?

– Eh bien, dit Gilbert, j’ai vu l’enfant.

– Et vous espérez le sauver ?

– Jamais un médecin ne doit perdre l’espoir, fût-il en face de la mort même.

– Diable, fit Mirabeau, cela veut dire que la maladie est grave.

– Plus que grave, mon cher comte, elle est mortelle.

– Quelle est donc cette maladie ?

– Je ne demande pas mieux que d’entrer dans quelques détails à ce sujet, attendu que ces détails ne seront pas sans intérêt pour un homme qui aurait pris, sans savoir à quoi il s’expose, la résolution d’habiter ce château.

– Hein ! fit Mirabeau, allez-vous me dire que l’on y risque la peste ?

– Non, mais je vais vous dire comment le pauvre enfant a attrapé la fièvre dont, selon toute probabilité, il sera mort dans huit jours. Sa mère coupait le foin du château avec le jardinier, et, pour être plus libre, elle avait posé l’enfant à quelques pas de ces fossés d’eau dormante qui ceignent le parc ; la bonne femme, qui n’a aucune idée du double mouvement de la terre, avait couché la petite créature à l’ombre, sans se douter qu’au bout d’une heure l’ombre aurait fait place au soleil.Quand elle est venue chercher son enfant, attirée qu’elle était par ses cris, elle l’a trouvé doublement atteint : atteint par l’insolation trop continue qui avait frappé sur son jeune cerveau,atteint par l’absorption des effluves marécageux qui avait déterminé ce genre d’empoisonnement nommé l’empoisonnement paludéen.

– Excusez-moi, docteur, dit Mirabeau,mais je ne vous comprends pas bien.

– Voyons, n’avez-vous pas entendu parler des fièvres des marais Pontins ? Ne connaissez-vous pas, de réputation du moins, les miasmes délétères qui s’exhalent des maremmes toscanes ? N’avez-vous pas lu, dans le poète florentin, la mort de Pia dei Tolomei ?

– Si fait, docteur, je sais tout cela,mais en homme du monde et en poète, non en chimiste et en médecin.Cabanis m’a dit quelque chose de pareil, la dernière fois que je l’ai vu, à propos de la salle du Manège, où nous sommes fort mal ; il prétendait même que, si je ne sortais pas trois fois par séance pour respirer l’air des Tuileries, je mourrais empoisonné.

– Et Cabanis avait raison.

– Voulez-vous m’expliquer cela,docteur ? Vous me ferez plaisir.

– Sérieusement ?

– Oui, je sais assez bien mon grec et mon latin, j’ai, pendant les quatre ou cinq ans de prison que j’ai faits à différentes époques, grâce aux susceptibilités sociales de mon père, assez bien étudié l’Antiquité. J’ai même fait, dans mes moments perdus, sur les mœurs de la susdite Antiquité un livre obscène qui ne manque pas d’une certaine science. Mais j’ignore complètement comment on peut être empoisonné dans la salle de l’Assemblée nationale, à moins qu’on n’y soit mordu par l’abbé Maury, ou qu’on n’y lise la feuille de M. Marat.

– Alors, je vais vous le dire ;peut-être l’explication sera-t-elle assez obscure pour un homme quia la modestie de s’avouer peu fort en physique et ignorant en chimie. Cependant, je vais tâcher d’être le plus clair possible.

– Parlez, docteur ; jamais vous n’aurez trouvé auditeur plus curieux d’apprendre.

– L’architecte qui a construit la salle du Manège – et, par malheur, mon cher comte, les architectes sont,comme vous, d’assez mauvais chimistes – l’architecte qui a construit la salle du Manège n’a pas eu l’idée de faire des cheminées pour l’évacuation de l’air corrompu, ni des tuyaux inférieurs pour la rénovation. Il en résulte que les onze cents bouches qui, enfermées dans cette salle, aspirent de l’oxygène rendent en place des vapeurs carboniques ; ce qui fait qu’au bout d’une heure de séance, surtout l’hiver, quand les fenêtres sont fermées et les poêles chauffés, l’air n’est plus respirable.

– Voilà justement le travail dont je voudrais me rendre compte, ne fût-ce que pour en faire part à Bailly.

– Rien de plus simple que cette explication : l’air pur, l’air tel qu’il est destiné à être absorbé par nos poumons, l’air tel qu’on le respire dans une habitation à mi-côte tournée vers le levant, avec un cours d’eau à sa proximité, c’est-à-dire dans les meilleures conditions où l’air puisse être respiré, se compose de 77 parties d’oxygène, de 21parties d’azote et de 2 parties de ce qu’on appelle vapeur d’eau.

– Très bien ! je comprends jusque-là, et je note vos chiffres.

– Eh bien, écoutez ceci : le sang veineux est apporté noir et chargé de carbone dans les poumons, où il doit être revivifié par le contact de l’air extérieur,c’est-à-dire de l’oxygène, que l’action inspiratoire va emprunter à l’air libre. Ici se produit un double phénomène que nous désignons sous le nom d’hématose. L’oxygène, mis en contact avec le sang, se combine avec lui, de noir qu’il était le fait rouge, et lui donne ainsi l’élément de vie qui doit être dans toute l’économie ;en même temps, le carbone qui se combinait avec une partie de l’oxygène passe à l’état d’acide carbonique, ou d’oxyde de carbone,et est exhalé au-dehors, mêlé à une certaine quantité de vapeur d’eau, dans l’acte de l’expiration. Eh bien, cet air pur absorbé par l’inspiration, cet air vicié rendu par l’expiration, forment,dans une salle fermée, une atmosphère qui, non seulement cesse d’être dans des conditions respirables, mais qui encore peut arriver à produire un véritable empoisonnement.

– De sorte qu’à votre avis, docteur, je suis déjà à moitié empoisonné ?

– Parfaitement. Vos douleurs d’entrailles ne viennent pas d’une autre cause que celle-là ; bien entendu que je joins aux empoisonnements de la salle du Manège ceux de la salle de l’Archevêché, ceux du donjon de Vincennes, ceux du fort de Joux et ceux du château d’If. Ne vous rappelez-vous pas que Mme de Bellegarde disait qu’il y avait au château de Vincennes une chambre qui valait son pesant d’arsenic.

– De sorte, mon cher docteur, que le pauvre enfant est tout à fait ce que je ne suis qu’à moitié,c’est-à-dire empoisonné ?

– Oui, cher comte ; et l’empoisonnement a amené chez lui une fièvre pernicieuse dont le siège est dans le cerveau et dans les méninges. Cette fièvre a produit une maladie que l’on appelle simplement fièvre cérébrale,et que je baptiserai, moi, d’un nom nouveau : que j’appellerai, si vous le voulez bien, une hydrocéphalie aiguë. Delà des convulsions ; de là la face tuméfiée ; de là les lèvres violettes ; de là le trismus prononcé de la mâchoire ; de là le renversement du globe oculaire ; delà la respiration haletante, le frémissement du pouls substitué aux battements ; de là, enfin, la sueur visqueuse qui couvre tout son corps.

– Peste ! mon cher docteur,savez-vous que c’est à donner le frisson, cette énumération que vous me faites là ? En vérité, quand j’entends parler un médecin en mots techniques, c’est comme lorsque je lis un papier timbré en termes de chicane : il me semble toujours que ce qui m’attend de plus doux, c’est la mort. Et qu’avez-vous ordonné au pauvre petit ?

– Le traitement le plus énergique ;et je me hâte de vous dire qu’un ou deux louis enveloppés dans l’ordonnance ont mis la mère à même de le suivre. Ainsi les réfrigérants sur la tête, en excitants aux extrémités, l’émétique en vomitif, le quinquina, les décoctions.

– En vérité ! Et tout cela n’y fera rien ?…

– Tout cela, sans l’aide de la nature,n’y fera pas grand-chose. Pour l’acquit de ma conscience, j’ai ordonné ce traitement. Son bon ange, si le pauvre enfant en a un,fera le reste.

– Hum ! fit Mirabeau.

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? dit Gilbert.

– Votre théorie de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone ? À peu près.

– Non, ce n’est pas cela : je veux dire que vous comprenez que l’air du château du Marais ne vous convient pas.

– Vous croyez, docteur ?

– J’en suis sûr.

– Ce serait bien fâcheux, car le château me convient fort, à moi.

– Je vous reconnais bien là, éternel ennemi de vous-même ! Je vous conseille une hauteur, vous prenez un terrain plat ; je vous recommande un cours d’eau,vous choisissez une eau stagnante.

– Mais quel parc ! mais regardez donc ces arbres-là, docteur !

– Dormez une seule nuit la fenêtre ouverte, ou promenez-vous passé onze heures du soir à l’ombre de ces beaux arbres, et vous m’en direz des nouvelles le lendemain.

– C’est-à-dire qu’au lieu d’être empoisonné à moitié comme je le suis, le lendemain je serai empoisonné tout à fait ?…

– M’avez-vous demandé la vérité ?

– Oui ; et vous me la dites,n’est-ce pas ?

– Oh ! dans toute sa crudité. Je vous connais, mon cher comte. Vous venez ici pour fuir le monde, le  monde viendra vous y chercher : chacun traîne sa chaîne après soi, ou de fer, ou d’or, ou de fleurs. Votre chaîne à vous, c’est  le plaisir la nuit, et, le jour, l’étude. Tant que vous avez été jeune, la volupté vous a reposé du travail ; mais le travail  vos jours, la volupté a fatigué vos nuits. Vous me le dites vous-même avec votre langage toujours si expressif et si coloré : vous vous sentez passer de l’été à l’automne. Eh bien, mon cher comte, qu’à la suite d’un excès de plaisir la nuit,qu’à la suite d’un excès de travail le jour, je sois obligé de vous saigner, eh bien, dans ce moment de déperdition de forces,songez-y, vous serez plus apte que jamais à absorber cet air vicié la nuit par les grands arbres du parc, cet air vicié le jour parles miasmes paludéens de cette eau dormante. Alors, que voulez-vous ! vous serez deux contre moi, tous deux plus forts que moi : vous et la nature. Il faudra bien que je succombe.

– Ainsi vous croyez, mon cher docteur,que c’est par les entrailles que je périrai ?… Diable !vous me faites de la peine en me disant cela. C’est long et douloureux, les maladies d’entrailles ! J’aimerais mieux quelque bonne apoplexie foudroyante ou quelque anévrisme. Vous ne pourriez pas m’arranger cela ?

– Oh ! mon cher comte, dit Gilbert,ne me demandez rien sous ce rapport : ce que vous désirez est fait ou se fera. À mon avis, vos entrailles ne sont que secondaires, et, chez vous, c’est le cœur qui joue et qui jouera le premier rôle. Malheureusement, les maladies du cœur chez les hommes de votre âge sont nombreuses et variées, et n’entraînent pas toutes la mort instantanée. Règle générale, mon cher comte, écoutez bien ceci, ce n’est écrit nulle part, mais je vous le dis, moi,observateur philosophe bien plus que médecin : les maladies aiguës de l’homme suivent un ordre presque absolu ; chez les enfants, c’est le cerveau qui se prend ; chez l’adolescent,c’est la poitrine ; chez l’adulte, c’est le cerveau ou le cœur, c’est-à-dire ce qui a beaucoup pensé et beaucoup souffert.Ainsi, quand la science aura dit son dernier mot, quand la création tout entière interrogée par l’homme aura livré son dernier secret,quand toute maladie aura trouvé son remède, quand l’homme, à part quelques exceptions, comme les animaux qui l’entourent, ne mourra plus que de vieillesse, les deux seuls organes attaquables chez lui seront le cerveau et le cœur, et encore la mort par le cerveau aura-t-elle pour principe la maladie du cœur.

– Mordieu ! mon cher docteur, dit Mirabeau, vous n’avez pas idée comme vous m’intéressez ;tenez, on dirait que mon cœur sait que vous parlez de lui, voyez comme il bat.

Mirabeau prit la main de Gilbert et la posa sur son cœur.

– Eh bien, dit le docteur, voilà qui vient à l’appui de ce que je vous expliquais. Comment voulez-vous qu’un organe qui participe à toutes vos émotions, qui précipite ses battements ou qui les arrête pour suivre une simple conversation pathologique, comment voulez-vous que, chez vous surtout, cet organe ne soit pas affecté ? Vous avez vécu par le cœur, vous mourrez par le cœur ; comprenez donc ceci : il n’y a pas une affection morale vive, il n’y a pas une affection physique aiguë qui ne donne à l’homme une sorte de fièvre ; il n’y a pas de fièvre qui ne produise une accélération plus ou moins grande des battements du cœur. Eh bien, dans ce travail qui est une peine et une fatigue, puisqu’il s’accomplit en dehors de l’ordre normal,le cœur s’use, le cœur s’altère ; de là, chez les vieillards,l’hypertrophie du cœur, c’est-à-dire son trop grand développement ; de là l’anévrisme, c’est-à-dire son amincissement ; l’anévrisme conduit aux déchirements du cœur,la seule mort qui soit instantanée ; l’hypertrophie aux apoplexies cérébrales, mort plus lente parfois, mais où l’intelligence est tuée, et où, par conséquent, la véritable douleur n’existe plus, puisqu’il n’y a pas de douleur sans le sentiment qui juge et qui mesure cette douleur. Eh bien, vous, vous figurez-vous que vous aurez aimé, que vous aurez été heureux, que vous aurez souffert, que vous aurez eu des moments de joie et des heures de désespoir, comme nul autre n’en aura eu avant vous ;que vous aurez atteint à des triomphes inconnus, que vous serez descendu à des déceptions inouïes, que votre cœur vous aura renvoyé quarante ans le sang en cataractes brûlantes ou précipitées du centre aux extrémités ; que vous aurez pensé, travaillé, parlé des journées entières ; que vous aurez bu, ri, aimé des nuits complètes, et que votre cœur, dont vous avez usé, abusé, ne vous manquera pas tout à coup ? Allons donc, mon cher ami ; le cœur est comme une bourse : si bien garnie qu’elle soit, à force de lui emprunter on la met à sec. Mais, en vous montrant le mauvais côté de la position, laissez- moi vous développer le bon.Il faut du temps au cœur pour s’user ; n’agissez plus sur le vôtre comme vous le faites, ne lui demandez pas plus de travail qu’il n’en peut produire, ne lui donnez pas plus d’émotions qu’il n’en peut supporter, mettez-vous dans des conditions qui n’amènent point de désordres graves dans les trois fonctions principales de la vie : la respiration, qui a son siège dans les poumons ; la circulation, qui a son siège dans le cœur ;la digestion, qui a son siège dans les intestins, et vous pouvez vivre vingt ans, trente ans encore, et vous pouvez ne mourir que de vieillesse ; tandis que, si, au contraire, vous voulez marcher au suicide, oh ! mon Dieu, rien de plus facile pour vous, vous retarderez ou hâterez votre mort à volonté. Figurez- vous que vous conduisez deux chevaux fougueux qui vous entraînent, vous, leur guide ; contraignez-les de marcher au pas, et ils accompliront, en un long temps, un long voyage ; laissez-leur prendre le galop, et, comme ceux du soleil, ils parcourront en un jour et une nuit tout l’orbe du ciel.

– Oui, dit Mirabeau ; mais, pendant ce jour, ils échauffent et ils éclairent, ce qui est bien quelque chose. Venez, docteur, il se fait tard, je réfléchirai à tout cela.

– Réfléchissez à tout, dit le docteur ensuivant Mirabeau ; mais, pour commencement d’obéissance aux ordres de la Faculté, promettez-moi d’abord de ne pas louer ce château ; vous en trouverez autour de Paris dix, vingt,cinquante qui vous offriront les mêmes avantages que celui-ci.

Peut-être Mirabeau, cédant à cette voix de la raison, allait-il promettre ; mais tout à coup, au milieu des premières ombres du soir, il lui sembla voir apparaître, derrière un rideau de fleurs, la tête d’une femme à la jupe de taffetas blanc et aux volants roses ; cette femme, Mirabeau le crut du moins, lui souriait ; mais il n’eut pas le temps de s’en assurer, car, au moment où Gilbert, devinant qu’il se passait quelque chose de nouveau chez son malade, cherchait des yeux pour se rendre compte à lui-même du tressaillement nerveux de ce bras sur lequel il était appuyé, la tête se retira précipitamment, et l’on ne vit plus à la fenêtre du pavillon que les branches légèrement agitées des rosiers, des héliotropes et des œillets.

– Eh bien, fit Gilbert, vous ne répondez pas.

– Mon cher docteur, dit Mirabeau, vous vous rappelez ce que j’ai dit à la reine, lorsque, en me quittant,elle me donna sa main à baiser : « Madame, par ce baiser,la monarchie est sauvée ! »

– Oui.

– Eh bien, j’ai pris là un lourd engagement, docteur, surtout si l’on m’abandonne comme on le fait.Cependant, cet engagement, je n’y veux pas manquer. Ne méprisons pas le suicide dont vous parliez, docteur ; ce suicide sera peut-être le seul moyen de me tirer honorablement d’affaire.

Le surlendemain, Mirabeau avait, par bail emphytéotique, acheté le château du Marais.

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