La Guerre des mondes

Chapitre 7L’HOMME DE PUTNEY HILL

Je passai la nuit dans l’auberge située au sommet de la côte dePutney, où, pour la première fois depuis que j’avais quittéLeatherhead, je dormis dans des draps. Je ne m’attarderai pas àraconter quelle peine j’eus à pénétrer par une fenêtre dans cettemaison, peine inutile puisque je m’aperçus ensuite que la ported’entrée n’était fermée qu’au loquet, ni comment je fouillai danstoutes les chambres, espérant y trouver de la nourriture, jusqu’àce que, au moment même où je perdais tout espoir, je découvris,dans une pièce qui me parut être une chambre de domestique, unecroûte de pain rongée par les rats et deux boîtes d’ananasconservés. La maison avait été déjà explorée et vidée. Dans le bar,je finis par mettre la main sur des biscuits et des sandwiches quiavaient été oubliés. Les sandwiches n’étaient plus mangeables, maisavec les biscuits j’apaisai ma faim et je garnis mes poches. Jen’allumai aucune lumière, de peur d’attirer l’attention de quelqueMartien en quête de nourriture et explorant, pendant la nuit, cettepartie de Londres. Avant de me mettre au lit, j’eus un moment degrande agitation et d’inquiétude, rôdant de fenêtre en fenêtre etcherchant à apercevoir dans l’obscurité quelque indice desmonstres. Je dormis peu. Une fois au lit, je pus réfléchir etmettre quelque suite dans mes idées – chose que je ne me rappelaispas avoir faite depuis ma dernière discussion avec le vicaire.Depuis lors, mon activité mentale n’avait été qu’une successionprécipitée de vagues états émotionnels ou bien une sorte de stupideréceptivité. Mais pendant la nuit, mon cerveau, fortifié sans doutepar la nourriture que j’avais prise, redevint clair et je pusréfléchir. Trois pensées surtout s’imposèrent tour à tour à monesprit : le meurtre du vicaire, les faits et gestes des Martiens etle sort possible de ma femme. La première de ces préoccupations neme laissait aucun sentiment d’horreur ni de remords ; je mevoyais alors, comme je me vois encore maintenant, amené fatalementet pas à pas lui asséner ce coup irréfléchi, victime, en somme,d’une succession d’incidents et de circonstances qui entraînèrentinévitablement ce résultat. Je ne me condamnais aucunement etcependant ce souvenir, sans s’exagérer, me hanta. Dans le silencede la nuit, avec cette sensation d’une présence divine qui s’emparede nous parfois dans le calme et les ténèbres, je supportaivictorieusement cet examen de conscience, la seule expiation qu’ilme fallût subir pour un moment de rage et d’affolement. Je meretraçai d’un bout à l’autre la suite de nos relations depuisl’instant où je l’avais trouvé accroupi auprès de moi, ne faisantaucune attention à ma soif et m’indiquant du doigt les flammes etla fumée qui s’élevaient des ruines de Weybridge. Nous avions étéincapables de nous entendre et de nous aider mutuellement – lehasard sinistre ne se soucie guère de cela. Si j’avais pu leprévoir, je l’aurais abandonné à Halliford. Mais je n’avais riendeviné – et le crime consiste à prévoir et à agir. Je raconte ceschoses, comme tout le reste de cette histoire, telles qu’elles sepassèrent. Elles n’eurent pas de témoin – j’aurais pu les gardersecrètes, mais je les ai narrées afin que le lecteur puisse seformer un jugement à son gré.

Puis lorsque j’eus à grand-peine chassé l’image de ce cadavregisant la face contre terre, j’en vins au problème des Martiens etdu sort de ma femme. En ce qui concernait les Martiens, je n’avaisaucune donnée et je ne pouvais qu’imaginer mille choses ; jene pouvais guère mieux faire non plus quant à ma femme. Cetteveillée bientôt devint épouvantable ; je me dressai sur monlit, mes yeux scrutant les ténèbres et je me mis à prier, demandantque, si elle avait dû mourir, le Rayon Ardent ait pu la frapperbrusquement et la tuer sans souffrance. Depuis la nuit de monretour à Leatherhead je n’avais pas prié. En certaines extrémitésdésespérées, j’avais murmuré des supplications, des invocationsfétichistes, formulant mes prières comme les païens murmurent descharmes conjurateurs. Mais cette fois je priai réellement,implorant avec ferveur la Divinité, face à face avec les ténèbres.Nuit étrange, et plus étrange encore en ceci, qu’aussitôt que parutl’aurore, moi, qui m’étais entretenu avec la Divinité, je meglissai hors de la maison comme un rat quitte son trou – créature àpeine plus grande, animal inférieur qui, selon le caprice passagerde nos maîtres, pouvait être traqué et tué. Les Martiens, euxaussi, invoquaient peut-être Dieu avec confiance. À coup sûr, sinous ne retenons rien autre de cette guerre, elle nous auracependant appris la pitié – la pitié pour ces âmes dépourvues deraison qui subissent notre domination.

L’aube était resplendissante et claire ; à l’orient, leciel, que sillonnaient de petits nuages dorés, s’animait de refletsroses. Sur la route qui va du haut de la colline de Putney jusqu’àWimbledon, traînaient un certain nombre de vestiges pitoyables,restes de la déroute qui, dans la soirée du dimanche où commença ladévastation, dut pousser vers Londres tous les habitants de lacontrée. Il y avait là une petite voiture à deux roues sur laquelleétait peint le nom de Thomas Lobbe, fruitier à New Maiden ;une des roues était brisée et une caisse de métal gisait auprès,abandonnée ; il y avait aussi un chapeau de paille piétinédans la boue, maintenant séchée, et au sommet de la côte de WestHill je trouvai un tas de verre écrasé et taché de sang, auprès del’abreuvoir en pierre qu’on avait renversé et brisé. Mes plansétaient de plus en plus vagues et mes mouvements de plus en plusincertains ; j’avais toujours l’idée d’aller à Leatherhead, etpourtant j’étais convaincu que, selon toutes les probabilités, mafemme ne pouvait s’y trouver. Car, à moins que la mort ne les aitsurpris à l’improviste, mes cousins et elle avaient dû fuir dès lespremières menaces de danger. Mais je m’imaginais que je pourrais,tout au moins, apprendre là de quel côté s’étaient enfuis leshabitants de Surrey. Je savais que je voulais retrouver ma femme,que mon cœur souffrait de son absence et du manque de toutesociété, mais je n’avais aucune idée bien claire quant au moyen dela retrouver, et je sentais avec une intensité croissante monentier isolement. Je parvins alors, après avoir traversé un taillisd’arbres et de buissons, à la lisière des communaux de Wimbledon,dont les haies, les arbres et les prés, s’étendaient au loin sousmes yeux.

Cet espace encore sombre s’éclairait, par endroits, d’ajoncs etde genêts jaunes. Je ne vis nulle part d’Herbe Rouge, et tandis queje rôdais entre les arbustes, hésitant à m’aventurer à découvert,le soleil se leva, inondant tout de lumière et de vie. Dans un plide terrain marécageux, entre les arbres, je tombai au milieu d’unemultitude de petites grenouilles. Je m’arrêtai à les observer,tirant de leur obstination à vivre une leçon pour moi-même.Soudain, j’eus la sensation bizarre que quelqu’un m’épiait et, meretournant brusquement, j’aperçus dans un fourré quelque chose quis’y blottissait. Pour mieux voir, je fis un pas en avant. La chosese dressa : c’était un homme armé d’un coutelas. Je m’approchailentement de lui et il me regarda venir, silencieux etimmobile.

Quand je fus près de lui, je remarquai que ses vêtements étaientaussi déguenillés et aussi sales que les miens. On eût dit,vraiment, qu’il avait été traîné dans des égouts. De plus près, jedistinguai la vase verdâtre des fossés, des plaques pâles de terreglaise séchée et des reflets de poussière de charbon. Ses cheveux,très bruns et longs, retombaient en avant sur ses yeux. Sa figureétait noire et sale, et il avait les yeux tirés, de sorte qu’aupremier abord je ne le reconnus pas. De plus, une balafre récentelui coupait le bas du visage.

« Halte ! » cria-t-il quand je fus à dix mètres de lui.

Je m’arrêtai. Sa voix était rauque.

« D’où venez-vous ? » demanda-t-il.

Je réfléchis un instant, l’examinant avec attention.

« Je viens de Mortlake, répondis-je. Je me suis trouvé enterréauprès de la fosse que les Martiens ont creusée autour de leurcylindre, et j’ai fini par m’échapper.

– Il n’y a rien à manger par ici, dit-il. Ce coin m’appartient,toute la colline jusqu’à la rivière, et là-bas jusqu’à Clapham, etici jusqu’à l’entrée des communaux. Il n’y a de la nourriture quepour un seul. De quel côté allez-vous ? »

Je répondis lentement.

« Je ne sais pas… Je suis resté sous les ruines d’une maisonpendant treize ou quatorze jours, et je ne sais rien de ce qui estarrivé pendant ce temps-là. »

Il m’écoutait avec un air de doute ; tout à coup, il eut unsursaut et son expression changea.

« Je n’ai pas envie de m’attarder ici, dis-je. Je pense aller àLeatherhead pour tâcher d’y retrouver ma femme.

– C’est bien vous, dit-il en étendant le bras vers moi. C’estvous qui habitiez à Woking. Vous n’avez pas été tué àWeybridge ? »

Je le reconnus au même moment.

« Vous êtes l’artilleur qui se cachait dans mon jardin…

– En voilà une chance ! dit-il. C’est tout de même drôleque ce soit vous. »

Il me tendit sa main et je la pris.

« Moi, continua-t-il, je m’étais glissé dans un fosséd’écoulement. Mais ils ne tuaient pas tout le monde. Quand ilsfurent partis, je m’en allai à travers champs jusqu’à Walton. Mais…il y a quinze jours à peine… et vous avez les cheveux tout gris.»

Il jeta soudain un brusque regard en arrière.

« Ce n’est qu’une corneille, dit-il. Par le temps qui court, onapprend à connaître que les oiseaux ont une ombre. Nous sommes unpeu à découvert. Installons-nous sous ces arbustes et causons.

– Avez-vous vu les Martiens ? demandai-je. Depuis que j’aiquitté mon trou, je…

– Ils sont partis à l’autre bout de Londres, dit-il. Je pensequ’ils ont établi leur quartier général par là. La nuit, du côtéd’Hampstead, tout le ciel est plein des reflets de leurs lumières.On dirait la lueur d’une grande cité, et on les voit aller et venirdans cette clarté. De jour, on ne peut pas. Mais je ne les ai pasvus de plus près depuis… – il compta sur ses doigts… – cinq jours.Oui. J’en ai vu deux qui traversaient Hammersmith en portantquelque chose d’énorme… Et l’avant-dernière nuit, ajouta-t-il d’unton étrangement sérieux, dans le pêle-mêle des reflets, j’ai vuquelque chose qui montait très haut dans l’air. Je crois qu’ils ontconstruit une machine volante et qu’ils sont en train d’apprendre àvoler »

Je m’arrêtai, surpris, sans achever de m’asseoir sous lesbuissons.

« À voler !

– Oui, dit-il, à voler ! »

Je trouvai une position confortable et je m’installai.

« C’en est fait de l’humanité, dis-je. S’ils réussissent àvoler, ils feront tout simplement le tour du monde, en toussens…

– Mais oui, approuva-t-il en hochant la tête. Mais… ça noussoulagera d’autant par ici, et d’ailleurs, fit-il en se tournantvers moi, quel mal voyez-vous à ce que ça en soit fini del’humanité ? Moi, j’en suis bien content. Nous sommes écrasés,nous sommes battus. »

Je le regardai, ahuri. Si étrange que ce fût, je ne m’étais pasencore rendu compte de toute l’étendue de la catastrophe – et celam’apparut comme parfaitement évident dès qu’il eut parlé. J’avaisconservé jusque-là un vague espoir, ou, plutôt, c’était une vieillehabitude d’esprit qui persistait. Il répéta ces mots quiexprimaient une conviction absolue :

« Nous sommes battus.

« C’est bien fini, continua-t-il. Ils n’en ont perduqu’un, rien qu’un. Ils se sont installés dans debonnes conditions, et ils ne s’inquiètent nullement des armes lesplus puissantes du monde. Ils nous ont piétinés. La mort de celuiqu’ils ont perdu à Weybridge n’a été qu’un accident, et il n’y aque l’avant-garde d’arrivée. Ils continuent à venir ; cesétoiles vertes – je n’en ai pas vu depuis cinq ou six jours – jesuis sûr qu’il en tombe une quelque part toutes les nuits. Il n’y arien à faire. Nous avons le dessous, nous sommes battus. »

Je ne lui répondis rien. Je restais assis le regard fixe etvague, cherchant en vain à lui opposer quelque argument fallacieuxet contradictoire.

« Ça n’est pas une guerre, dit l’artilleur. Ça n’a jamais étéune guerre, pas plus qu’il n’y a de guerre entre les hommes et lesfourmis. »

Tout à coup, me revinrent à l’esprit les détails de la nuit quej’avais passée dans l’observatoire.

« Après le dixième coup, ils n’ont plus tiré – du moins jusqu’àl’arrivée du premier cylindre. »

Je lui donnai des explications et il se mit à réfléchir.

« Quelque chose de dérangé dans leur canon, dit-il. Maisqu’est-ce que ça peut faire ? Ils sauront bien le réparer, etquand bien même il y aurait un retard quelconque, est-ce que çapourrait changer la fin ? C’est comme les hommes avec lesfourmis. À un endroit, les fourmis installent leurs cités et leursgaleries ; elles y vivent, elles font des guerres et desrévolutions, jusqu’au moment où les hommes les trouvent sur leurchemin, et ils en débarrassent le passage. C’est ce qui se produitmaintenant – nous ne sommes que des fourmis. Seulement…

– Eh bien ?

– Eh bien, nous sommes des fourmis comestibles. »

Nous restâmes un instant là, assis, sans rien nous dire.

« Et que vont-ils faire de nous ? questionnai-je.

– C’est ce que je me demande, dit-il ; c’est bien ce que jeme demande. Après l’affaire de Weybridge, je m’en allai vers lesud, tout perplexe. Je vis ce qui se passait. Tout le mondes’agitait et braillait ferme. Moi, je n’ai guère de goût pour leremue-ménage. J’ai vu la mort de près une fois ou deux ; mafoi, je ne suis pas un soldat de parade, et, au pire et au mieux,la mort, c’est la mort. Il n’y a que celui qui garde son sang-froidqui s’en tire. Je vis que tout le monde s’en allait vers le sud, etje me dis : « De ce côté-là, on ne mangera plus avant qu’il soitlongtemps », et je fis carrément volte-face. Je suivis les Martienscomme le moineau suit l’homme. Par là-bas, dit-il en agitant samain vers l’horizon, ils crèvent de faim par tas en se battant eten se trépignant… »

Il vit l’expression d’angoisse de ma figure, et il s’arrêta,embarrassé.

« Sans doute, poursuivit-il, ceux qui avaient de l’argent ont pupasser en France. »

Il parut hésiter et vouloir s’excuser, mais rencontrant mesyeux, il continua :

« Ici, il y a des provisions partout. Des tas de choses dans lesboutiques, des vins, des alcools, des eaux minérales. Les tuyaux etles conduites d’eau sont vides. Mais je vous racontais mesréflexions : nous avons affaire à des êtres intelligents, medis-je, et ils semblent compter sur nous pour se nourrir. D’abord,ils vont fracasser tout – les navires, les machines, les canons,les villes, tout ce qui est régulier et organisé. Tout cela auraune fin. Si nous avions la taille des fourmis, nous pourrions noustirer d’affaire ; ça n’est pas le cas et on ne peut arrêterdes masses pareilles. C’est là un fait bien certain, n’est-cepas ? »

Je donnai mon assentiment.

« Bien ! c’est une affaire entendue – passons à autrechose, alors. Maintenant, ils nous attrapent comme ils veulent. UnMartien n’a que quelques milles à faire pour trouver une multitudeen fuite. Un jour, j’en ai vu un près de Wandsworth qui saccageaitles maisons et massacrait le monde. Mais ils ne continueront pas decette façon-là. Aussitôt qu’ils auront fait taire nos canons,détruit nos chemins de fer et nos navires, terminé tout ce qu’ilssont en train de manigancer par là-bas, ils se mettront à nousattraper systématiquement, choisissant les meilleurs et les mettanten réserve dans des cages et des enclos aménagés dans ce dessein.C’est là ce qu’ils vont entreprendre avant longtemps. Car,comprenez-vous ? ils n’ont encore rien commencé, en somme.

– Rien commencé ! m’écriai-je.

– Non, rien ! Tout ce qui est arrivé jusqu’ici, c’est parceque nous n’avons pas eu l’esprit de nous tenir tranquilles, au lieude les tracasser avec nos canons et autres sottises ; c’estparce qu’on a perdu la tête et qu’on a fui en masse, alors qu’iln’était pas plus dangereux de rester où l’on était. Ils ne veulentpas encore s’occuper de nous. Ils fabriquent leurs choses, toutesles choses qu’ils n’ont pu apporter avec eux, et ils préparent toutpour ceux qui vont bientôt venir. C’est probablement à cause decela qu’il ne tombe plus de cylindres pour le moment, et de peurd’atteindre ceux qui sont déjà ici. Au lieu de courir partout àl’aveuglette, en hurlant, et d’essayer vainement de les fairesauter à la dynamite, nous devons tâcher de nous accommoder dunouvel état de choses. C’est là l’idée que j’en ai. Ça n’est pasabsolument conforme à ce que l’homme peut ambitionner pour sonespèce, mais ça peut s’accorder avec les faits, et c’est leprincipe d’après lequel j’agis. Les villes, les nations, lacivilisation, le progrès – tout ça, c’est fini. La farce est jouée.Nous sommes battus.

– Mais s’il en est ainsi, à quoi sert-il de vivre ? »

L’artilleur me considéra un moment.

« C’est évident, dit-il. Pendant un million d’années ou de vie,il n’y aura plus ni concerts, ni salons de peinture, ni partiesfines au restaurant. Si c’est de l’amusement qu’il vous faut, jecrains bien que vous n’en manquiez. Si vous avez des manièresdistinguées, s’il vous répugne de manger des petits pois avec uncouteau ou de ne pas prononcer correctement les mots, vous ferezaussi bien de laisser tout cela de côté, ça ne vous sera plus guèreutile.

– Alors vous voulez dire que…

– Je veux dire que les hommes comme moi réussiront à vivre, pourla conservation de l’espèce. Je vous assure que je suis absolumentdécidé à vivre, et si je ne me trompe, vous serez bien forcé, vousaussi, de montrer ce que vous avez dans le ventre, avant qu’il soitlongtemps. Nous ne serons pas tous exterminés, et je n’ai pasl’intention, non plus, de me laisser prendre pour être apprivoisé,nourri et engraissé comme un bœuf gras. Hein ! voyez-vous lajoie d’être mangé par ces sales reptiles.

– Mais vous ne prétendez pas que…

– Mais si, mais si ! Je continue : mes plans sont faits,j’ai résolu la difficulté. L’humanité est battue. Nous ne savionsrien, et nous avons tout à apprendre maintenant. Pendant ce temps,il faut vivre et rester indépendants, vous comprenez ? Voilàce qu’il y aura à faire. »

Je le regardais, étonné et profondément remué par ses parolesénergiques.

« Sapristi ! vous êtes un homme, vous ! m’écriai-je,en lui serrant vigoureusement la main.

– Eh bien, dit-il, les yeux brillants de fierté, est-ce pensé,cela, hein !

– Continuez, lui dis-je.

– Donc, ceux qui ont envie d’échapper à un tel sort doivent sepréparer. Moi, je me prépare. Comprenez bien ceci : nous ne sommespas tous faits pour être des bêtes sauvages, et c’est ce qui vaarriver. C’est pour cela que je vous ai guetté. J’avais des doutes: vous êtes maigre et élancé. Je ne savais pas que c’était vous etj’ignorais que vous aviez été enterré. Tous les gens qui habitaientces maisons et tous ces maudits petits employés qui vivaient dansces banlieues, tous ceux-là ne sont bons à rien. Ils n’ont nivigueur, ni courage, ni belles idées, ni grands désirs ; etSeigneur ! un homme qui n’a pas tout cela peut-il faire autrechose que trembler et se cacher ? Tous les matins, ils setrimballaient vers leur ouvrage – je les ai vus, par centaines –,emportant leur déjeuner, s’essoufflant à courir, pour prendre lestrains d’abonnés, avec la peur d’être renvoyés s’ils arrivaient enretard ; ils peinaient sur des ouvrages qu’ils ne prenaientpas même la peine de comprendre ; le soir, du mêmetrain-train, ils retournaient chez eux avec la crainte d’être enretard pour dîner ; n’osant pas sortir, après leur repas, parpeur des rues désertes ; dormant avec des femmes qu’ilsépousaient, non parce qu’ils avaient besoin d’elles, mais parcequ’elles avaient un peu d’argent qui leur garantissait unemisérable petite existence à travers le monde ; ils assuraientleurs vies, et mettaient quelques sous de côté par peur de lamaladie ou des accidents ; et le dimanche – c’était la peur del’au-delà, comme si l’enfer était pour les lapins ! Pour cesgens-là, les Martiens seront une bénédiction : de jolies cagesspacieuses, de la nourriture à discrétion ; un élevage soignéet pas de soucis. Après une semaine ou deux de vagabondage àtravers champs, le ventre vide, ils reviendront et se laisserontprendre volontiers. Au bout de peu de temps, ils seront entièrementsatisfaits. Ils se demanderont ce que les gens pouvaient bien faireavant qu’il y ait eu des Martiens pour prendre soin d’eux. Et lestraîneurs de bars, les tripoteurs, les chanteurs – je les voisd’ici, ah ! oui, je les vois d’ici ! s’exclama-t-il avecune sorte de sombre contentement. C’est là qu’il y aura dusentiment et de la religion ; mais il y a mille choses quej’avais toujours vues de mes yeux et que je ne commence àcomprendre clairement que depuis ces derniers jours. Il y a des tasde gens, gras et stupides, qui prendront les choses comme ellessont, et des tas d’autres aussi se tourmenteront à l’idée que lemonde ne va plus et qu’il faudrait y faire quelque chose. Or,chaque fois que les choses sont telles qu’un tas de gens éprouventle besoin de s’en mêler, les faibles, et ceux qui le deviennent àforce de trop réfléchir, aboutissent toujours à une religion deRien-Faire, très pieuse et très élevée, et finissent par sesoumettre à la persécution et à la volonté du Seigneur. Vous avezdéjà dû remarquer cela aussi. C’est de l’énergie à l’envers dansune rafale de terreur. Les cages de ceux-là seront pleines depsaumes, de cantiques et de piété, et ceux qui sont d’une espècemoins simple se tourneront sans doute vers – comment appelez-vouscela ? – l’érotisme. »

Il s’arrêta un moment, puis il reprit.

« Très probablement, les Martiens auront des favoris parmi tousces gens ; ils leur enseigneront à faire des tours et, quisait ? feront du sentiment sur le sort d’un pauvre enfant gâtéqu’il faudra tuer. Ils en dresseront, peut-être aussi, à nouschasser.

– Non, m’écriai-je, c’est impossible. Aucun être humain…

– À quoi bon répéter toujours de pareilles balivernes ? ditl’artilleur. Il y en a beaucoup qui le feraient volontiers. Quelleblague de prétendre le contraire ! »

Et je cédai à sa conviction.

« S’ils s’en prennent à moi, dit-il, bon Dieu ! s’ils s’enprennent à moi !… » et il s’enfonça dans une sombreméditation.

Je réfléchissais aussi à toutes ces choses, sans rien trouverpour réfuter les raisonnements de cet homme. Avant l’invasion,personne n’eût mis en doute ma supériorité intellectuelle, etcependant cet homme venait de résumer une situation que jecommençais à peine à comprendre.

« Qu’allez-vous faire ? lui demandai-je brusquement. Quelssont vos plans ? »

Il hésita.

« Eh bien, voici ! dit-il. Qu’avons-nous à faire ? Ilnous faut trouver un genre de vie qui permette à l’homme d’existeret de se reproduire, et d’être suffisamment en sécurité pour éleversa progéniture. Oui – attendez, et je vais vous dire clairement cequ’il faut faire à mon avis. Ceux que les Martiens domestiquerontdeviendront bientôt comme tous les animaux domestiques. D’ici àquelques générations, ils seront beaux et gros, ils auront le sangriche et le cerveau stupide – bref, rien de bon. Le danger quecourent ceux qui resteront en liberté est de redevenir sauvages, dedégénérer en une sorte de gros rat sauvage… Il nous faudra menerune vie souterraine, comprenez-vous ? J’ai pensé aux égouts.Naturellement, ceux qui ne les connaissent pas se figurent desendroits terribles ; mais sous le sol de Londres, il y en apendant des milles et des milles de longueur, des centaines demilles ; quelques jours de pluie sur Londres abandonné enferont des logis agréables et propres. Les canaux principaux sontassez grands et assez aérés pour les plus difficiles. Puis, il y ales caves, les voûtes et les magasins souterrains qu’on pourraitjoindre aux égouts par des passages faciles à intercepter ; ily a aussi les tunnels et les voies souterraines de chemin de fer.Hein ? Vous commencez à y voir clair ? Et nous formonsune troupe d’hommes vigoureux et intelligents, sans nousembarrasser de tous les incapables qui nous viendront. Au large,les faibles !

– C’est pour cela que vous me chassiez tout à l’heure.

– Mais… non…, c’était pour entamer la conversation.

– Ce n’est pas la peine de nous quereller là-dessus.Continuez.

– Ceux qu’on admettra devront obéir. Il nous faut aussi desfemmes vigoureuses et intelligentes – des mères et des éducatrices.Pas de belles dames minaudières et sentimentales – pas d’yeuxlangoureux. Il ne nous faut ni incapables ni imbéciles. La vie estredevenue réelle, et les inutiles, les encombrants, les malfaisantssuccomberont. Ils devraient mourir, oui, ils devraient mourir debonne volonté. Après tout, il y a une sorte de déloyauté às’obstiner à vivre pour gâter la race, d’autant plus qu’ils nepourraient pas être heureux. D’ailleurs, mourir n’est pas siterrible, c’est la peur qui rend la chose redoutable. Et puis nousnous rassemblerons dans tous ces endroits. Londres sera notredistrict. Même, on pourrait organiser une surveillance afin depouvoir s’ébattre au plein air, quand les Martiens n’y seraient pas– jouer au cricket, par exemple. C’est comme cela qu’on sauvera larace. N’est-ce pas ? Tout cela est possible ? Mais sauverla race n’est rien ; comme je l’ai dit, ça consiste à devenirdes rats. Le principal, c’est de conserver notre savoir et del’augmenter encore. Alors, c’est là que des gens comme nousdeviennent utiles. Il y a des livres, il y a des modèles. Onaménagerait des locaux spéciaux, en lieu sûr, très profonds, et ony réunirait tous les livres qu’on trouverait ; pas desottises, ni romans, ni poésie, rien que des livres d’idées et descience. On pourrait s’introduire dans le British Museum et yprendre tous les livres de ce genre. Il nous faudrait spécialementmaintenir nos connaissances scientifiques – les étendre encore. Onobserverait ces Martiens. Quelques-uns d’entre nous pourraientaller les espionner, quand ils auraient tout organisé ; j’iraipeut-être moi-même. Il faudrait se laisser attraper, pour mieux lesapprocher je veux dire. Mais le grand point, c’est de laisser lesMartiens tranquilles ; ne jamais rien leur voler même. Si onse trouve sur leur passage, on leur fait place. Il faut montrer quenous n’avons pas de mauvaises intentions. Oui, je sais bien ;mais ce sont des êtres intelligents, et s’ils ont tout ce qu’illeur faut, ils ne nous réduiront pas aux abois et se contenterontde nous considérer comme une vermine inoffensive. »

L’artilleur s’arrêta et posa sa main bronzée sur mon bras.

« Après tout, continua-t-il, il ne nous reste peut-être pastellement à apprendre avant de… Imaginez-vous ceci : quatre ou cinqde leurs machines de combat qui se mettent en mouvement tout à coup– les Rayons Ardents dardés en tous sens – et sans que les Martienssoient dedans. Pas de Martiens dedans, mais des hommes – des hommesqui auraient appris à les conduire. Ça pourrait être de mon temps,même – ces hommes ! Figurez-vous pouvoir manœuvrer l’un de cescharmants objets avec son Rayon Ardent, libre et bien manié, et sepromener avec ! Qu’importerait de se briser en mille morceaux,au bout du compte, après un exploit comme celui-là ? Jeréponds bien que les Martiens en ouvriraient de grands yeux. Lesvoyez-vous, hein ? Les voyez-vous courir, se précipiter,haleter, s’essouffler et hurler, en s’installant dans leurs autresmécaniques ? On aurait tout désengrené à l’avance et pif, paf,pan, uitt, uitt, au moment où ils veulent s’installer dedans, leRayon Ardent passe et l’homme a repris sa place. »

L’imagination hardie de l’artilleur et le ton d’assurance et decourage avec lequel il s’exprimait dominèrent complètement monesprit pendant un certain temps. J’admettais, sans hésitation, à lafois ses prévisions quant à la destinée de la race humaine et lapossibilité de réaliser ses plans surprenants. Le lecteur qui suitl’exposé de ces faits, l’esprit tranquille et attentif, voudrabien, avant de m’accuser de sottise et de naïveté, considérer quej’étais craintivement blotti dans les buissons, l’esprit pleind’anxiété et d’appréhension. Nous conversâmes de cette façonpendant une bonne partie de la matinée, puis, après nous êtreglissés hors de notre cachette et avoir scruté l’horizon pour voirsi les Martiens ne revenaient pas dans les environs, nous nousrendîmes en toute hâte à la maison de Putney Hill dont il avaitfait sa retraite. Il s’était installé dans une des caves à charbonet quand je vis l’ouvrage qu’il avait fait en une semaine – un trouà peine long de dix mètres par lequel il voulait aller rejoindreune importante galerie d’égout – j’eus mon premier indice dugouffre qu’il y avait entre ses rêves et son courage. J’aurais puen faire autant en une journée, mais j’avais en lui une foisuffisante pour l’aider, toute la matinée et assez tard dansl’après-midi, à creuser son passage souterrain. Nous avions unebrouette et nous entassions la terre contre le fourneau de lacuisine. Nous réparâmes nos forces en absorbant le contenu d’uneboîte de tête de veau à la tortue et une bouteille de vin. Après ladémoralisante étrangeté des événements, j’éprouvais à travaillerainsi un grand soulagement. J’examinais son projet et bientôt desobjections et des doutes m’assaillirent, mais je n’en continuaispas moins mon labeur, heureux d’avoir un but vers lequel exercermon activité. Peu à peu, je commençai à spéculer sur la distancequi nous séparait encore de l’égout et sur les chances que nousavions de ne pas l’atteindre. Ma perplexité actuelle était desavoir pourquoi nous creusions ce long tunnel, alors qu’on pouvaits’introduire facilement dans les égouts par un regard quelconque,et de là, creuser une galerie pour revenir jusqu’à cette maison. Ilme semblait aussi que cette retraite était assez mal choisie etqu’il faudrait, pour y revenir, une inutile longueur de tunnel. Aumoment même où tout cela réapparaissait clairement, l’artilleurs’appuya sur sa bêche et me dit :

« Nous faisons là du bon ouvrage. Si nous nous reposions unmoment ? D’ailleurs, je crois qu’il serait temps d’aller faireune reconnaissance sur le toit de la maison. »

J’étais d’avis de continuer notre travail et, après quelquehésitation, il reprit son outil. Alors, une idée soudaine mefrappa. Je m’arrêtai, et il s’arrêta aussi immédiatement.

« Pourquoi vous promeniez-vous dans les communaux, ce matin, aulieu d’être ici ? demandai-je.

– Je prenais l’air, répondit-il, et je rentrais. On est plus ensécurité, la nuit.

– Mais votre ouvrage… ?

– Oh ! on ne peut pas toujours travailler », dit-il.

À cette réponse, j’avais jugé mon homme. Il hésita, toujoursappuyé sur sa bêche.

« Nous devrions maintenant aller faire une reconnaissance,dit-il, parce que, si quelqu’un s’approchait, on entendrait lebruit de nos bêches et on nous surprendrait. »

Je n’avais plus envie de discuter. Nous montâmes ensemble et, del’échelle qui donnait accès sur le toit, nous explorâmes lesenvirons. Nulle part on n’apercevait les Martiens, et nous nousaventurâmes sur les tuiles, nous laissant glisser jusqu’au parapetqui nous abritait.

De là, un bouquet d’arbres nous cachait la plus grande partie dePutney, mais nous pouvions voir, plus bas, le fleuve, lebouillonnement confus de l’Herbe Rouge et les parties basses deLambeth inondées. La variété grimpante de l’Herbe Rouge avaitenvahi les arbres qui entourent le vieux palais, et leurs branchess’étendaient mortes et décharnées, garnies parfois encore defeuilles sèches, parmi tout cet enchevêtrement. Il était étrange deconstater combien ces deux espèces de végétaux avaient besoin d’eaucourante pour se propager. Autour de nous, on n’en voyait pastrace. Des cytises, des épines roses, des boules-de-neige montaientverts et brillants au milieu des massifs de lauriers etd’hortensias ensoleillés. Au-delà de Kensington, une fumée épaisses’élevait qui, avec une brume bleuâtre, empêchait d’apercevoir lescollines septentrionales.

L’artilleur se mit à parler de l’espèce de monde qui étaitrestée dans Londres.

« Une nuit de la semaine dernière, dit-il, quelques imbécilesréussirent à rétablir la lumière électrique dans Regent Street etPiccadilly, où se pressa bientôt une multitude d’ivrognes enhaillons, hommes et femmes, qui dansèrent et hurlèrent jusqu’àl’aurore. Quelqu’un qui s’y trouvait m’a conté la chose. Quand lejour parut, ils aperçurent une machine de combat martienne qui,toute droite dans l’ombre, les observait avec curiosité. Sans douteelle était là depuis fort longtemps. Elle s’avança alors au milieud’eux et en captura une centaine trop ivres ou trop effrayés pours’enfuir. »

Incidents burlesques et tragiques d’une époque troublée qu’aucunhistorien ne pourra relater fidèlement !

Par une suite de questions, je le ramenai à ses plansgrandioses. Son enthousiasme le reprit. Il exposa, avec tantd’éloquence, la possibilité de capturer une machine de combat quecette fois encore je le crus à moitié. Mais je commençais àconnaître la qualité de son courage, et je comprenais maintenantpourquoi il attachait tant d’importance à ne rien faireprécipitamment. D’ailleurs, il n’était plus du tout question qu’ildût s’emparer personnellement de la grande machine et s’en servirlui-même pour combattre les Martiens.

Bientôt, nous redescendîmes dans la cave. Nous ne paraissionsdisposés ni l’un ni l’autre à reprendre notre travail et, quand ilproposa de faire la collation, j’acceptai sans hésiter. Il devintsoudain très généreux ; puis le repas terminé, il sortit etrevint quelques moments après avec d’excellents cigares. Nous enallumâmes chacun un et son optimisme devint éblouissant. Ilinclinait à considérer ma venue comme une merveilleuse bonnefortune.

« Il y a du champagne dans la cave voisine, dit-il.

– Nous travaillerons mieux avec ce bourgogne, répondis-je.

– Non, non, vous êtes mon hôte, aujourd’hui. Bon Dieu !nous avons assez de besogne devant nous. Prenons un peu de repos,pour rassembler nos forces, pendant que c’est possible.Regardez-moi toutes ces ampoules ! »

Poursuivant son idée de s’accorder un peu de répit, il insistapour que nous fissions une partie de cartes. Il m’enseigna diversjeux et, après nous être partagé Londres, lui s’attribuant la rivedroite, et moi gardant la rive gauche, nous prîmes chaque paroissecomme enjeu. Si bêtement ridicule que cela paraisse au lecteur desens rassis, le fait est absolument exact, et, chose plussurprenante encore, c’est que je trouvai ce jeu, et plusieursautres que nous jouâmes aussi, extrêmement intéressants.

Quel étrange esprit que celui de l’homme ! L’espèce entièreétait menacée d’extermination ou d’une épouvantable dégradation,nous n’avions devant nous d’autre claire perspective que celled’une mort horrible, et nous pouvions, tranquillement assis à fumeret à boire, nous intéresser aux chances que représentaient cesbouts de cartons peints, et plaisanter avec un réel plaisir.Ensuite il m’enseigna le poker et je lui gagnai tenacement troislongues parties d’échecs. Quand la nuit vint, nous étions siacharnés que nous nous risquâmes d’un commun accord à allumer unelampe.

Après une interminable série de parties, nous soupâmes etl’artilleur acheva le champagne. Nous ne cessions de fumer descigares, mais rien ne restait de l’énergique régénérateur de larace humaine que j’avais écouté le matin de ce même jour. Il étaitencore optimiste, mais son optimisme était plus calme et plusréfléchi. Je me souviens qu’il proposa, dans un discours incohérentet peu varié, de boire à ma santé. Je pris un cigare et montai auxétages supérieurs, pour tâcher d’apercevoir les lueurs verdâtresdont il avait parlé.

Tout d’abord, mes regards errèrent à travers la vallée deLondres. Les collines du nord étaient enveloppées deténèbres ; les flammes qui montaient de Kensingtonrougeoyaient et, de temps à autre, une langue de flamme jaunâtres’élançait et s’évanouissait dans la profonde nuit bleue. Tout lereste de l’immense ville était obscur. Alors, plus près de moi,j’aperçus une étrange clarté, une sorte de fluorescence, d’un pâleviolet pourpre, que la brise nocturne faisait frissonner. Pendantun moment, je ne pus comprendre quelle était la cause de cettefaible irradiation, depuis je pensai qu’elle était produite parl’Herbe Rouge. Avec cette idée, une curiosité qui n’étaitqu’assoupie, s’éveilla en moi avec le sens de la proportion deschoses. Mes yeux, alors, cherchèrent dans le ciel la planète Mars,qui resplendissait rouge et claire à l’ouest, puis longuement etfixement, mes regards s’attachèrent aux ténèbres qui s’étendaientsur Hampstead et Highgate.

Je restai longtemps sur le toit, l’esprit déconcerté par lestribulations de la journée. Je me souvenais de mes divers étatsd’esprit, depuis le besoin de prier que j’avais éprouvé la nuitprécédente jusqu’à cette soirée stupidement passée à jouer auxcartes. Tous mes sentiments se révoltèrent, et je me rappelle avoirjeté au loin mon cigare avec un geste de destruction symbolique. Mafolie m’apparut sous un aspect monstrueusement exagéré. Il mesemblait que j’avais trahi ma femme et l’humanité, et je me sentaisplein de remords. Je décidai d’abandonner à ses breuvages et à sagloutonnerie cet étrange et fantaisiste rêveur de grandes choses,et de pénétrer dans Londres. Là, me semblait-il, j’aurais demeilleures chances d’apprendre ce que faisaient les Martiens etquel était le sort de mes semblables. Quand la lune tardive seleva, j’étais encore sur le toit.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer