La Guerre des mondes

Chapitre 14À LONDRES

Mon frère cadet se trouvait à Londres quand les Martienstombèrent à Woking. Il était étudiant en médecine et, absorbé parla préparation d’un examen imminent, il n’apprit cette arrivée quedans la matinée du samedi. Ce jour-là, les journaux du matincontenaient en plus de longs articles spéciaux sur la planète Mars,sur la vie possible dans les planètes et autres sujets de ce genre,un bref télégramme rédigé de façon très vague, mais, à cause decela même, d’autant plus frappant.

Les Martiens, contait le récit, alarmés par l’approche d’unefoule de gens, en avaient tué un certain nombre avec une sorte decanon à tir rapide. Le télégramme se terminait par ces mots : «Formidables comme ils semblent l’être, les Martiens n’ont pasencore bougé du trou dans lequel ils sont tombés et ils semblentmême, à vrai dire, incapables de le faire : ce qui serait dûprobablement à la pesanteur relativement plus grande à la surfacede la Terre. » Et les chroniqueurs s’étendaient à loisir sur cesderniers mots rassurants.

Naturellement, tous les étudiants qui assistaient au cours debiologie auquel mon frère se rendit ce jour-là étaient extrêmementintéressés, mais il n’y avait dans les rues aucun signe desurexcitation anormale. Les journaux du soir étalèrent des bribesde nouvelles sous d’énormes titres. Ils n’apprenaient rien d’autreque des mouvements de troupe aux environs de la lande et l’incendiedu bois de sapins entre Woking et Weybridge. Mais vers huit heures,la St. James’s Gazette, dans une édition spéciale,annonçait simplement l’interruption des communicationstéléphoniques, en attribuant ce fait à la chute des sapinsenflammés en travers des lignes. On n’apprit rien d’autre de lalutte ce soir-là, qui était le soir de ma fuite à Leatherhead et demon retour.

Mon frère n’éprouva aucune inquiétude à notre égard ; ilsavait d’après la description des journaux, que le cylindre était àdeux bons milles de chez moi, mais il décida cependant qu’ilviendrait en hâte coucher à la maison cette nuit-là, afin, comme ille dit, d’apercevoir au moins ces êtres avant qu’ils ne fussenttués. Vers quatre heures, il m’envoya un télégramme qui ne meparvint jamais et alla passer la soirée au concert.

Il y eut aussi à Londres, dans la soirée du samedi, un violentorage et mon frère se rendit à la gare en voiture. Sur le quai d’oùle train de minuit part habituellement, il apprit, après quelqueattente, qu’un accident empêchait les trains d’arriver cettenuit-là jusqu’à Woking. On ne put lui indiquer la nature del’accident ; à dire vrai, les autorités compétentes nesavaient encore à ce moment rien de précis. Il y avait très peud’animation dans la gare, car les chefs de service, ne pouvantimaginer qu’il se soit produit autre chose qu’un déraillement entreByfleet et l’embranchement de Woking, dirigeaient sur VirginiaWater ou Guilford les trains qui passaient ordinairement parWoking. Ils étaient, de plus, fort préoccupés par les arrangementsque nécessitaient les changements de parcours des trainsd’excursions pour Southampton et Portsmouth, organisés par la Liguepour le Repos du Dimanche. Un reporter nocturne, prenant mon frèrepour un ingénieur de la traction auquel il ressemble quelque peu,l’arrêta au passage et chercha à l’interviewer. Fort peu de gens,sauf quelques chefs, pensaient à rapprocher de l’irruption desMartiens l’accident supposé.

J’ai lu dans un autre récit de ces événements que, le dimanchematin, « tout Londres fut électrisé par les nouvelles venues deWoking ». En fait, il n’y eut rien qui pût justifier cette phrasetrès extravagante. Beaucoup d’habitants de Londres ne surent riendes Martiens jusqu’à la panique du lundi matin. Ceux qui en avaiententendu parler mirent quelque temps à se rendre clairement comptede tout ce que signifiaient les télégrammes hâtivement rédigés,paraissant dans les gazettes spéciales du dimanche que la majoritédes gens à Londres ne lisent pas.

L’idée de sécurité personnelle est, d’ailleurs, si profondémentancrée dans l’esprit du Londonien, et les nouvelles à sensationsont de telles banalités dans les journaux, qu’on put lire sansnullement frissonner des nouvelles ainsi conçues : « Hier soir verssept heures, les Martiens sont sortis du cylindre, et, s’étant misen marche protégés par une cuirasse de plaques métalliques, ontcomplètement saccagé la gare de Woking et les maisons adjacentes etils ont entièrement massacré un bataillon du régiment de Cardigan.Les détails manquent. Les Maxims ont été absolument impuissantscontre leurs armures. Les pièces de campagne ont été mises hors decombat par eux. Des détachements de hussards ont traversé Chertseyau galop. Les Martiens semblent s’avancer lentement vers Chertseyou Windsor. Une grande anxiété règne dans tout l’ouest du Surrey etdes travaux de terrassement sont rapidement entrepris pour faireobstacle à leur marche sur Londres. » Ce fut ainsi que leSunday Sun annonça la chose. Dans le Referee, unarticle en style de manuel, habilement et rapidement écrit, comparal’affaire à une ménagerie soudainement lâchée dans un village.

Personne à Londres ne savait positivement de quelle natureétaient les Martiens cuirassés et une idée fixe persistait que cesmonstres devaient être lents : « se traînant, rampant péniblement »étaient les expressions qui se répétaient dans presque tous lespremiers rapports. Aucun de ces télégrammes ne pouvait avoir étéécrit par un témoin oculaire. Les journaux du dimanche imprimèrentdes éditions diverses à mesure que de nouveaux détails leurparvenaient, quelques-uns même sans en avoir. Mais il n’y eut, enréalité, rien de sérieux d’annoncé jusqu’à ce que, tard dansl’après-midi, les autorités eussent communiqué aux agences lesnouvelles qu’elles avaient reçues. On disait seulement que leshabitants de Walton, de Weybridge et de tout le districtaccouraient vers Londres, en foule, et c’était tout.

Mon frère assista au service du matin dans la chapelle deFoundling Hospital, ignorant encore ce qui était arrivé le soirprécédent. Il entendit là quelques allusions faites àl’envahissement, une prière spéciale pour la paix. En sortant, ilacheta le Referee. Les nouvelles qu’il y trouval’alarmèrent et il retourna à la gare de Waterloo savoir si lescommunications étaient rétablies. Les omnibus, les voitures, lescyclistes et les innombrables promeneurs, vêtus de leurs plus beauxhabits, semblaient à peine affectés par les étranges nouvelles queles vendeurs de journaux distribuaient. Des gens s’y intéressaient,ou s’ils étaient alarmés, c’était seulement pour ceux qui setrouvaient sur les lieux de la catastrophe. À la gare, il appritque le service des lignes de Windsor et de Chertsey étaitmaintenant interrompu. Les employés lui dirent que, le matin même,les chefs de gare de Byfleet et de Chertsey avaient télégraphié desnouvelles surprenantes qui avaient été brusquementinterrompues.

Mon frère ne put obtenir d’eux que des détails fortimprécis.

« On doit se battre, là-bas, du côté de Weybridge », fut à peuprès tout ce qu’ils purent dire.

Le service des trains était à cette heure grandementdésorganisé ; un grand nombre de gens qui attendaient des amisdes comtés du Sud-Ouest encombraient les quais. Un vieux monsieur àcheveux gris s’approcha de mon frère et se répandit en plaintesamères contre l’insouciance de la compagnie.

« On devrait réclamer, il faut que tout le monde fasse desréclamations », affirmait-il.

Un ou deux trains arrivèrent, venant de Richmond, de Putney etde Kingston, contenant des gens qui, partis pour canoter, avaienttrouvé les écluses fermées et un souffle de panique dans l’air. Unvoyageur vêtu d’un costume de flanelle bleu et blanc donna à monfrère d’étranges nouvelles.

« Il y a des masses de gens qui traversent Kingston dans desvoitures et des chariots de toute espèce, chargés de malles et deballots contenant leurs affaires les plus précieuses. Ils viennentde Molesey, de Weybridge et Walton, et ils disent qu’on tire lecanon à Chertsey – une terrible canonnade – et que des cavalierssont venus les avertir de se sauver immédiatement parce que lesMartiens arrivaient. À la gare de Hampton Court, nous, nous avonsentendu le canon, mais nous avons cru d’abord que c’était letonnerre. Que diable cela peut-il bien vouloir dire ? LesMartiens ne peuvent pas sortir de leur trou, n’est-ce pas ?»

Mon frère ne pouvait le renseigner là-dessus.

Peu après, il s’aperçut qu’un vague sentiment de péril avaitgagné les voyageurs du réseau souterrain et que les excursionnistesdominicaux commençaient à revenir de tous les lunchs du Sud-Ouest –Barnes, Wimbledon, Richmond Park, Kew, et ainsi de suite – à desheures inaccoutumées ; mais ils n’avaient à raconter que devagues ouï-dire. Tout le personnel de la gare terminus semblait defort mauvaise humeur.

Vers cinq heures, la foule, qui augmentait incessamment auxalentours de la gare, fut extraordinairement surexcitée, quand ellevit ouvrir la ligne de communication, presque invariablement close,qui relie entre eux les réseaux du Sud-Est et du Sud-Ouest etpasser des trucs portant d’immenses canons et des wagons bourrés desoldats. C’était l’artillerie qu’on envoyait de Woolwich et deChatham pour protéger Kingston. On échangeait desplaisanteries.

« Vous allez être mangés !

– Nous allons dompter les bêtes féroces ! »

Et ainsi de suite.

Peu après, une escouade d’agents de police arriva, qui se mit endevoir de dégager les quais de la gare et mon frère se retrouvadans la rue.

Les cloches des églises sonnaient les vêpres et une bande desalutistes descendit Waterloo Road en chantant. Sur le pont, desgroupes de flâneurs regardaient une curieuse écume brunâtre qui,par paquets nombreux, descendait le courant. Le soleil se couchait: la tour de l’Horloge et le palais du Parlement se dressaientcontre le ciel le plus paisible qu’on pût imaginer, un ciel d’or,coupé de longues bandes de nuages pourpres et rougeâtres. Des gensparlaient d’un cadavre qu’on aurait vu flotter. Un homme, quiprétendait être un soldat de la réserve, dit à mon frère qu’ilavait vu les taches lumineuses de l’héliographe trembloter versl’ouest.

Dans Wellington Street, mon frère rencontra deux vigoureuxgaillards qui venaient juste de quitter Fleet Street avec desjournaux encore humides et des placards où s’étalaient des titressensationnels.

« Terrible catastrophe ! criaient-ils l’un après l’autre endescendant la rue. Une bataille à Weybridge ! Détailscomplets ! Les Martiens repoussés ! Londres endanger !… »

Il dut donner six sous pour en avoir un numéro.

Ce fut à ce moment, et alors seulement, qu’il se fit une idée del’énorme puissance de ces monstres et de l’épouvante qu’ilscausaient. Il apprit qu’ils n’étaient pas seulement une poignée depetites créatures indolentes, mais qu’ils étaient aussi desintelligences gouvernant de vastes corps mécaniques, qu’ilspouvaient se mouvoir avec rapidité et frapper avec une force telleque même les plus puissants canons ne pouvaient leur résister.

On les décrivait comme de « vastes machines semblables à desaraignées énormes, ayant près de cent pieds de haut, pouvantatteindre la vitesse d’un train express et capables de lancer unrayon de chaleur intense ».

Des batteries, principalement d’artillerie de campagne, avaientété dissimulées dans la contrée aux environs de la lande de Horsellet spécialement entre le district de Woking et Londres. Cinq deleurs machines s’étaient avancées jusqu’à la Tamise et l’uned’elles, par un caprice du hasard, avait été détruite. Pour lesautres, les obus n’avaient pas porté et les batteries avaient étéimmédiatement annihilées par les Rayons Ardents. On mentionnait degrosses pertes de soldats, mais le ton de la dépêche étaitoptimiste.

Les Martiens avaient été repoussés et ils n’étaient pasinvulnérables. Ils s’étaient retirés de nouveau vers leur trianglede cylindres, aux environs de Woking. Des éclaireurs, munisd’héliographes, s’avançaient vers eux, les cernant dans tous lessens. On amenait des canons, en grande vitesse, de Windsor, dePortsmouth, d’Aldershot, de Woolwich – et du Nord même ; entreautres, de Woolwich, des canons de quatre-vingt-quinze tonnes àlongue portée. Il y en avait actuellement, en position ou disposésen hâte, cent seize en tout, qui défendaient Londres. Jamaisencore, en Angleterre, il n’y avait eu une aussi importante etsoudaine concentration de matériel militaire.

Tout nouveau cylindre, espérait-on, pourrait, aussitôt tombé,être détruit par de violents explosifs, qu’on manufacturait etqu’on distribuait rapidement. Nul doute, continuait le compterendu, que la situation ne fût des plus insolites et des plusgraves, mais le public était exhorté à s’abstenir de toute paniqueet à se rassurer. Certes, les Martiens étaient déconcertants etterribles à l’extrême, mais ils ne pouvaient être guère plus d’unevingtaine contre des millions d’humains.

Les autorités avaient raison de supposer, d’après la dimensiondes cylindres, qu’il ne pouvait y en avoir plus de cinq dans chacun– soit quinze en tout – et l’on s’en était déjà débarrassé d’un aumoins – peut-être plus. Le public devait être, à temps, prévenu del’approche du danger et des mesures sérieuses seraient prises pourla protection des habitants des banlieues sud-ouest menacées. Decette manière, avec l’assurance réitérée de la sécurité de Londreset la promesse que les autorités sauraient tenir tête au péril,cette quasi-proclamation se terminait.

Tout cela était imprimé en caractères énormes, si fraîchementque le papier était encore humide, et on n’avait pas pris le tempsd’ajouter le moindre commentaire. Il était curieux, dit mon frère,de voir comment on avait bouleversé toute la composition du journalpour faire place à cette nouvelle.

Tout au long de Wellington Street, on pouvait voir les genslisant les feuilles roses déployées et le Strand fut soudain emplide la confusion des voix d’une armée de crieurs qui suivirent lesdeux premiers. Des gens descendaient précipitamment des omnibuspour s’emparer d’un numéro. Enfin, cette nouvelle surexcitait auplus haut point les gens, quelle qu’ait pu être leur apathiepréalable. La boutique d’un marchand de cartes et de globes, dansle Strand, fut ouverte, raconte mon frère, et un homme encoreendimanché, ayant même des gants jaune paille, parut derrière lavitrine, fixant en toute hâte des cartes du Surrey après lesglaces. En suivant le Strand jusqu’à Trafalgar Square, son journalà la main, mon frère vit quelques fugitifs arrivant du Surrey. Unhomme conduisant une voiture telle qu’en ont les maraîchers, danslaquelle se trouvaient sa femme, ses deux fils et divers meubles.Ils venaient du pont de Westminster et, suivant de près, une grandecharrette à foin arriva, contenant cinq ou six personnes à l’airrespectable, avec quelques malles et divers paquets. Les figures deces gens étaient hagardes et leur apparence contrastaitsingulièrement avec l’aspect très dominical des gens grimpés surles omnibus. D’élégantes personnes se penchaient hors des cabs pourleur jeter un regard. Ils s’arrêtèrent au Square, indécis du cheminà suivre et finalement tournèrent à droite vers le Strand. Uninstant après, parut un homme en habit de travail, monté sur un deces vieux tricycles démodés qui ont une petite roue devant ;il était sale, et son visage pâle et poussiéreux.

Mon frère se dirigea du côté de la gare de Victoria et rencontraencore un certain nombre de fuyards qu’il examina avec l’idée vaguequ’il m’apercevrait peut-être. Il remarqua un nombre inusitéd’agents assurant la circulation des voitures. Quelques-uns desfuyards échangeaient des nouvelles avec les voyageurs des omnibus.L’un déclarait avoir vu les Martiens.

« Des chaudières, sur de grandes échasses, comme je vous le dis,qui courent plus vite que des hommes. »

La plupart d’entre eux étaient animés et surexcités par leurétrange aventure.

Au-delà de Victoria, les tavernes faisaient un commerce actifavec les nouveaux arrivants. À tous les coins de rue des groupes degens lisaient les journaux, discutant avec animation, encontemplant ces visiteurs exceptionnels et inattendus. Ilssemblaient augmenter à mesure que la nuit venait, jusqu’à cequ’enfin les rues fussent, comme le dit mon frère, semblables à lagrand-rue d’Epsom le jour du Derby. Il posa quelques questions àplusieurs des fugitifs et n’obtint d’eux que des réponsesincohérentes.

Il ne put se procurer aucune nouvelle de Woking ; un homme,pourtant, lui assura que Woking avait été entièrement détruit lanuit précédente.

« Je viens de Byfleet, dit-il ; un bicycliste arriva cematin de bonne heure dans le village et courut de porte en portenous dire de partir. Puis ce fut le tour des soldats. On voulaitsavoir ce qui se passait et l’on ne voyait rien que des nuages defumée sans que personne vînt de ce côté. Ensuite nous entendîmes lacanonnade à Chertsey et des gens arrivèrent de Weybridge. Alorsj’ai fermé ma maison et je suis parti. »

Il y avait à ce moment dans la foule un profond sentimentd’irritation contre les autorités, parce qu’elles n’avaient pas étécapables de se débarrasser des envahisseurs sans tout cetencombrement.

Vers huit heures, on put distinctement percevoir dans tout leSud de Londres le bruit d’une sourde canonnade. Mon frère ne putl’entendre dans les voies principales, à cause de la circulation etdu trafic, mais, en coupant vers le fleuve par des rues écartées ettranquilles, il pouvait le distinguer très clairement.

Il revint à pied de Westminster jusque chez lui, près deRegent’s Park, vers deux heures. Il était maintenant pleind’anxiété à mon propos et bouleversé par l’importance évidente dela catastrophe. Son esprit, comme le mien l’avait été la veille,était porté à s’occuper des détails militaires. Il pensa à tous cescanons silencieux et prêts à faire feu, à la contrée devenuesoudain nomade et il essaya de s’imaginer des chaudières sur deséchasses de cent pieds de haut.

Deux ou trois voiturées de fugitifs passèrent dans Oxford Streetet plusieurs dans Marylebone Road ; mais la nouvelle sepropageait si lentement que les trottoirs de Regent’s Street et dePortland Road étaient encombrés des habituels promeneurs dudimanche après-midi, et l’on ne parlait de l’affaire que dans derares groupes ; aux environs de Regent’s Park les couplessilencieux flânaient aussi nombreux que de coutume. La soirée étaitchaude et tranquille bien qu’un peu lourde ; le canons’entendait encore par intervalles, et, après minuit, le ciel futéclairé vers le sud comme par des éclairs de chaleur.

Il lut et relut le journal, craignant que les pires choses ne mefussent arrivées. Il ne pouvait tenir en place et après souper ilerra de nouveau par les rues, au hasard. Rentré chez lui, il essayaen vain de détourner le cours de ses idées en revoyant ses résumésd’examen. Il se coucha un peu après minuit et fut éveillé dequelque lugubre rêve, aux premières heures du lundi matin, par untintamarre de marteaux de porte, de pas précipités dans la rue, detambour éloigné et de volée de cloches. Des reflets dansaient auplafond. Un instant il resta immobile, surpris, se demandant si lejour était venu ou si le monde était fou. Puis il sauta à bas dulit et courut à la fenêtre.

Sa chambre était mansardée et comme il se penchait, il y eut unedouzaine d’échos au bruit de sa fenêtre ouverte, et des têtesparurent en toute sorte de désarroi nocturne. On criait desquestions.

« Ils viennent ! hurlait un policeman, en secouant lemarteau d’une porte. Les Martiens vont venir ! » et il seprécipitait à la porte voisine.

Un bruit de tambours et de trompettes arriva des casernesd’Albany Street et toutes les cloches d’église à portée d’oreilletravaillaient ferme à tuer le sommeil avec leur tocsin véhément etdésordonné. Il y eut des bruits de portes qu’on ouvre, et l’uneaprès l’autre les fenêtres des maisons d’en face passèrent del’obscurité à une lumière jaunâtre.

Du bout de la rue arriva au galop une voiture fermée, dont lebruit, qui éclata soudain au coin, s’éleva jusqu’au fracas sous lafenêtre et mourut lentement dans la distance. Presqueimmédiatement, suivirent quelques cabs, avant-coureurs d’une longueprocession de rapides véhicules, allant pour la plupart à la garede Chalk Farm, d’où des trains spéciaux de la Compagnie duNord-Ouest devaient partir, pour éviter de descendre la pentejusqu’à Euston.

Pendant longtemps mon frère resta à la fenêtre à considérer avecébahissement les policemen heurtant successivement à toutes lesportes, et annonçant leur incompréhensible nouvelle. Puis, derrièrelui, la porte s’ouvrit et le voisin qui habitait sur le même palierentra, vêtu seulement de sa chemise et de son pantalon, enpantoufles et les bretelles pendantes, les cheveux ébouriffés parl’oreiller.

« Que diable arrive-t-il ? Un incendie ? demanda-t-il.Quel satané vacarme ! »

Ils avancèrent tous deux la tête hors de la fenêtre, s’efforçantd’entendre ce que les policemen criaient. Des agents arrivaient desrues transversales et causaient, par groupes animés, à chaquecoin.

« Mais pourquoi diable tout cela ? » demandait levoisin.

Mon frère lui répondit vaguement et se mit à s’habiller, courantà la fenêtre, avec chaque pièce de son costume, afin de ne rienmanquer du remue-ménage croissant des rues. Et bientôt des gensvendant des journaux extraordinairement matineux descendirent larue en braillant.

« Londres en danger de suffocation ! Les lignes de Kingstonet de Richmond forcées ! Terribles massacres dans la vallée dela Tamise. »

Tout autour de lui – aux étages inférieurs des maisons voisines,derrière, dans les terrasses du parc, dans les cent autres rues decette partie de Marylebone, dans le district de Westbourne Park etdans St. Pancras, à l’ouest et au nord, dans Kilburn, St. John’sWood et Hampstead, à l’est, dans Shoreditch, Highbury, Haggerstonet Hoxton, en un mot, dans toute l’étendue de Londres, depuisEaling jusqu’à East Ham – des gens se frottaient les yeux,ouvraient leurs fenêtres pour savoir ce qui arrivait,s’interrogeaient au hasard et s’habillaient en hâte, quand eutpassé, à travers les rues, le premier souffle de la tempête de peurqui venait.

Ce fut l’aube de la grande panique. Londres, qui s’était couchéle dimanche soir, stupide et inerte, se réveillait, aux petitesheures du lundi matin, avec le frisson du danger proche.

Incapable d’apprendre de sa fenêtre ce qui était arrivé, monfrère descendit dans la rue, au moment où le ciel, entre lesparapets des maisons, recevait les premières touches roses del’aurore. Les gens qui fuyaient à pied ou en voiture, devenaient àchaque instant de plus en plus nombreux.

« La Fumée Noire ! criaient incessamment ces gens ; laFumée Noire ! »

La contagion d’une terreur aussi unanime était inévitable. Commemon frère demeurait hésitant sur le seuil de la porte, il aperçutun autre crieur de journaux qui venait de son côté et il acheta unnuméro immédiatement. L’homme continua sa route avec le reste,vendant, en courant, ses journaux un shilling pièce – grotesquemélange de profit et de panique.

Dans ce journal, mon frère lut la dépêche du général commandanten chef, annonçant la catastrophe : « Les Martiens se sont mis àdécharger, au moyen de fusées, d’énormes nuages de vapeur noire etempoisonnée. Ils ont asphyxié nos batteries, détruit Richmond,Kingston et Wimbledon, et s’avancent lentement vers Londres,dévastant tout sur leur passage. Il est impossible de les arrêter.Il n’y a d’autre salut devant la Fumée Noire qu’une fuiteimmédiate. »

C’était tout, mais c’était assez. L’entière population d’unegrande cité de six millions d’habitants se mettait en mouvement,s’échappait, s’enfuyait : bientôt, elle s’écoulerait en masse versle nord.

« La Fumée Noire ! criaient d’innombrables voix. LeFeu ! »

Les cloches de l’église voisine faisaient un discordantvacarme ; un chariot mal conduit alla verser, au milieu descris et des jurons, contre l’auge de pierre au bout de la rue. Deslumières, d’un jaune livide, allaient et venaient dans les maisons,et quelques cabs passaient avec leurs lanternes non éteintes.Au-dessus de tout cela, l’aube devenait plus brillante, claire,tranquille et calme.

Il entendit des pas courant de-ci de-là, dans les chambres, enhaut et en bas, derrière lui. La propriétaire vint à la portenégligemment enveloppée d’une robe de chambre et d’un châle. Sonmari suivait, en grommelant.

Quand mon frère commença à comprendre l’importance de toutes ceschoses, il remonta précipitamment à sa chambre, prit tout sonargent disponible – environ dix livres en tout – et redescenditdans la rue.

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