La maison du péril AGATHA CHRISTIE

— Et les bonbons empoisonnés ? remarqua Frederica.

— Autre stratagème très habile. Comprenez-moi bien ! Un nouvel attentat contre la vie de Nick, après le décès de sa cousine, confirmait définitivement le fait que, la première fois, l’assassin de Maggie s’était trompé de personne.

« Au moment propice, Nick pria Mrs Rice, par téléphone, de lui apporter une boîte de chocolats…

— Mais alors, c’était sa voix ?

— Naturellement ! Souvent l’explication la plus simple demeure la vraie.

« Nick se contente de contrefaire légèrement sa voix de façon à créer le doute dans votre esprit lorsque vous serez interrogée. Une fois la boîte en sa possession elle remplit de cocaïne trois bonbons (elle avait pris soin de se procurer de la drogue et de la dissimuler adroitement), en mange un, et tombe malade, sans toutefois risquer de s’empoisonner. Elle connaît la dose que son organisme peut supporter et le genre de symptômes qu’il convient de manifester. Que faisait ma carte dans tout cela ? Parbleu ! Je l’avais jointe en lui faisant porter des fleurs. Rien de bien compliqué, il suffisait d’y penser…

Après un silence, Frederica demanda :

— Pourquoi cachait-elle le revolver dans mon manteau ?

— Je m’attendais à cette question, Madame. N’avez-vous jamais compris que non seulement Miss Nick n’avait plus la moindre affection pour vous, mais que peut-être elle vous haïssait ?

— C’est difficile à dire, avoua Frederica. Nous menions une vie si hypocrite ! À un certain moment, cependant, je crois qu’elle m’aimait beaucoup.

— Monsieur Lazarus, je vous prie de me répondre en toute franchise : y a-t-il eu quelque chose entre elle et vous ?

— Non, répondit Lazarus en hochant la tête. Pendant un temps, je me suis senti fort attiré par Nick, puis sans trop savoir pourquoi, je m’éloignai d’elle.

— Ah ! ah ! dit Poirot, voilà une des causes de son malheur. Elle inspirait tout d’abord une vive sympathie, puis brusquement on éprouvait le besoin de l’éviter. Aussi, au lieu de vous attacher à Nick, petit à petit vous vous intéressâtes à son amie ; de là Nick se prit à haïr Mrs Rice, en la voyant aimée et par un ami riche et puissant. L’hiver dernier, lorsqu’elle fit un testament, elle éprouvait encore une grande affection pour Madame, mais cela ne dura pas.

« Elle se souvint de ce testament, mais elle ignorait que Croft l’ayant supprimé, il n’était jamais parvenu à destination. Le monde croirait ainsi que Mrs Rice avait une raison de supprimer Nick, ce qui explique pourquoi celle-ci s’est adressée à son amie pour lui demander de lui envoyer une boîte de chocolats. Ce soir aurait lieu la lecture du testament, instituant Mrs Rice légataire universelle, et on découvrirait, dans la poche de son manteau, le revolver qui avait servi à tuer Maggie Buckley.

— Comme elle devait me détester pour avoir échafaudé pareil guet-apens ! murmura Frederica.

— Oui, Madame, car vous possédez une vertu qu’elle n’a pas : celle de conquérir l’amour et de le conserver.

— Je dois avoir la tête dure, car je n’ai pas encore saisi cette affaire du testament dont on nous a donné connaissance ce soir.

— C’est pourtant la simplicité même. Les Croft se débattent dans une situation pécuniaire assez critique. Une occasion s’offre à eux de s’enrichir. Miss Nick va subir une opération et leur avoue ne pas avoir songé à son testament : aussi se hâtent-ils de lui en faire faire un qu’ils se chargeront de mettre à la poste. S’il arrive malheur à la jeune fille, ils se prévaudront d’un acte habilement contrefait, par lequel tout l’argent reviendra à Mrs Croft sous prétexte de services rendus à Philip Buckley, père, lors de son séjour en Australie (dont ils ont eu vent au hasard d’une conversation).

« Mais, hélas ! les choses tournent différemment, l’opération réussit à merveille, et le faux testament perd toute valeur, momentanément. Cependant, la série des attentats sur la personne de Nick commence, et voici nos amis Croft redevenus pleins d’espoir. Leur joie atteint son comble lorsque je leur annonce la mort de la jeune fille ; l’occasion est trop belle pour qu’ils la laissent échapper… Aussitôt ils adressent l’acte falsifié à Mr Vyse. Tout d’abord, les Croft croient Miss Buckley bien plus riche qu’elle n’est en réalité, car ils ignorent tout des hypothèques.

— Il est un point sur lequel j’aimerais à être fixé, demanda Lazarus. Comment avez-vous pu percer tous ces complots et quand avez-vous commencé à percevoir des doutes ?

— Ah ! si vous saviez combien j’ai honte de moi-même ! Hélas ! il m’a fallu longtemps pour y voir clair ; bien des faits m’intriguaient par leur anomalie, par exemple, les contradictions entre les dires de Miss Nick et ce que j’apprenais par des tiers. Par malheur, j’accordais une inébranlable confiance à la jeune fille.

« Un jour, Miss Nick commit une grosse bévue et ce fut pour moi une révélation. Lorsque je la priai de faire venir une amie pour vivre auprès d’elle, elle me promit d’acquiescer à mon désir… mais elle avait déjà écrit à ce sujet à Miss Maggie et elle crut habile sans doute de me cacher ce fait pour ne pas éveiller mes soupçons. Voilà son erreur !

« Or, dès son arrivée à Saint-Loo, sa cousine envoya une lettre à ses parents et une phrase bien innocente m’intrigua : Je ne comprends pas pourquoi elle m’a ainsi télégraphié de venir, j’aurais aussi bien pu n’arriver que mardi. Que signifie ce passage de la lettre ? Seulement ceci : que, de toute façon, Maggie devait arriver le mardi. En ce cas, Miss Nick avait pour le moins altéré la vérité.

« Dès ce moment, la méfiance naquit dans mon esprit, j’épluchai ses déclarations et me posai maintes fois cette question : « Et si ce qu’elle me dit n’était pas vrai ? » Devant ses continuelles contradictions, je finis par supposer que Miss Nick me mentait sur toute la ligne.

« Dès lors, je me donnai comme consigne de chercher simplement à rétablir, si possible, les faits réels. Maggie avait été assassinée, mais qui avait intérêt à sa disparition ? Tout à fait par hasard, ma pensée se remémora quelques remarques apparemment insignifiantes que Hastings avait faites peu de temps auparavant sur les nombreux diminutifs et abréviations de Marguerite, Maggie, Margot, etc. Or, l’idée me vint de connaître le véritable prénom de Maggie.

« Puis tout à coup, j’eus une inspiration. Si elle s’appelait Magdala ! Ne m’avait-elle pas dit que ce patronyme était très répandu parmi les Buckley ? Pourquoi n’y aurait-il pas deux Magdala Buckley ?

« J’essayai de me rappeler celles des lettres de Seton que j’avais lues et me souvins qu’il parlait de Scarborough… Mais Maggie n’était-elle pas allée dans cette ville avec Nick ?… sa mère me l’avait dit.

« J’eus là l’explication d’un détail qui m’avait intrigué : pourquoi y avait-il si peu de lettres de Seton ? En général, lorsqu’une jeune fille garde des billets doux, elle les garde tous. Pourquoi un choix de quelques-unes seulement ? Leur contenu était-il d’un caractère particulier ?

« Il me souvint alors qu’aucune de celles qui m’étaient passées sous les yeux ne portait de prénom. Toutes commençaient, de façon distincte, par une appellation tendre et affectueuse, mais le nom de Nick n’était cité nulle part.

« J’aurais dû remarquer tout de suite un autre fait qui me crevait les yeux : le 27 février dernier, Miss Nick fut opérée de l’appendicite. Or, dans une lettre de Seton datée du 2 mars, le jeune aviateur n’y fait pas la moindre allusion. Cela seul aurait dû suffire à me démontrer que les lettres étaient adressées à une tout autre personne. J’établis donc une série de questions et, en regard de chacune d’elles, j’inscrivis une phrase en tenant compte de ma nouvelle découverte. Sauf de rares exceptions, les réponses s’avéraient simples et convaincantes. Un détail, entre autres, me rendait depuis longtemps perplexe : pourquoi Miss Nick s’était-elle procuré une robe noire ? Tout bonnement pour être vêtue comme sa cousine, le châle écarlate devant constituer la note complémentaire. Je ne voyais pas de solution plus vraisemblable. Aucune jeune fille n’aurait normalement porté le deuil de son fiancé avant de connaître de façon certaine la mort de celui-ci.

« Voilà pourquoi je décidai ma mise en scène de mon petit drame et le succès dépassa mes prévisions : Nick avait nié formellement l’existence du panneau secret, cependant Ellen avait été affirmative et rien ne pouvait me faire la soupçonner de mentir sur ce point. Pourquoi cette protestation de la part de Nick ? Aurait-elle dissimulé dans la cachette le revolver avec la secrète intention de s’en servir et de rejeter la suspicion sur quelqu’un d’autre ?

« Je lui laissai croire que les apparences étaient nettement défavorables à Mrs Rice. Cette attitude convenait parfaitement au plan de Miss Nick. Comme je le prévoyais, elle n’eut rien de plus pressé que d’inventer un témoignage écrasant qui la mettait à l’abri au cas où le panneau mobile et son contenu seraient découverts par Ellen !

« Nous sommes tous ici tranquillement installés, Miss Nick attend dehors le moment de jouer son rôle. Sûre d’elle-même, elle tire l’arme de sa cachette et la glisse dans le manteau de Mrs Rice… Ce fut l’échec…

— Je suis heureuse de lui avoir donné ma montre !

— Certes, Madame, vous aviez raison.

Elle leva les yeux sur lui.

— Vous êtes également au courant ?

— Et Ellen ? interrompis-je. Savait-elle, ou bien soupçonnait-elle quelque chose ?

— Non. Je l’ai interrogée. Elle avait, paraît-il, décidé de rester à la maison le soir du feu d’artifice, « flairant un événement dans l’air », selon sa propre expression. Il semble que Nick ait un peu trop insisté pour la faire sortir. Ellen avait remarqué l’antipathie de Miss Nick pour Mrs Rice. Elle me dit « avoir un pressentiment », mais craignait plutôt un malheur pour Mrs Rice. La brave femme connaissait le caractère de sa maîtresse et la qualifiait de « bizarre ».

— Oui, murmura Frederica, mettons… bizarre.

Poirot lui prit la main et la porta doucement à ses lèvres.

Charles Vyse, mal à l’aise, exposa son point de vue :

— Tout cela s’annonce comme une bien pénible affaire. Il me faudra sans doute établir sa défense, n’est-ce pas ?

— Inutile, repartit Poirot, si toutefois mes présomptions sont fondées.

Puis se tournant brusquement vers Challenger :

— Est-ce bien dans ces montres-bracelets que vous mettiez la cocaïne ?

— Je… je… bégaya le marin, pris au dépourvu.

— N’essayez pas de me tromper avec vos manières de faux bonhomme. Hastings s’y est laissé prendre : quant à moi, je vous ai jugé il y a longtemps. Si je ne me trompe, vous et votre oncle de Harley Street tirez un joli profit de votre trafic.

— Monsieur Poirot ! s’écria Challenger en se levant.

Mon ami lui jeta un coup d’œil sans se troubler :

— Oui. C’est vous l’ami précieux, toujours prêt à rendre un petit service ! Libre à vous de nier. Néanmoins, je vous invite charitablement à prendre le large, si vous ne voulez pas que je saisisse la police de votre commerce !

À mon étonnement, Challenger sortit de la pièce sans s’en faire prier davantage.

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