La maison du péril AGATHA CHRISTIE

— Alors, nous sortons ? demandai-je.

— Mais oui, d’autres occupations nous attendent, mon cher.

— Très bien.

Les bureaux de Messrs Vyse, Trevannion et Wynnard étaient situés dans la rue principale.

Nous montâmes au premier étage, dans un bureau où travaillaient trois employés. Poirot demanda à voir Mr Charles Vyse.

Un des employés murmura quelques mots au téléphone et, ayant reçu apparemment une réponse affirmative, il nous accompagna dans un long couloir, frappa à une porte et se rangea de côté pour nous laisser passer.

De derrière son bureau chargé de papiers, Mr Vyse nous salua en se levant. C’était un homme jeune, grand, au teint pâle et aux traits impassibles ; ses tempes se dégarnissaient légèrement de ses cheveux blonds. Enfin, il portait des lunettes.

Ayant dûment préparé sa rencontre, Poirot s’était muni d’un contrat, non encore signé et au sujet duquel il venait solliciter un conseil.

Mr Vyse, qui s’exprimait avec la plus grande netteté, s’empressa d’élucider les points obscurs du document.

— Je vous suis très reconnaissant, murmura Poirot, mais, étant étranger, le sens de certaines expressions légales m’échappe complètement.

À ce moment, Mr Vyse demanda qui nous avait adressés à lui.

— Miss Buckley, répondit Poirot sans la moindre hésitation. Elle est votre cousine, n’est-ce pas ? C’est une charmante jeune fille. Devant mes doutes pour la teneur de cet acte, elle m’a conseillé de venir vous consulter. Je suis déjà passé samedi matin, à midi et demi, pour vous voir, mais vous étiez absent.

— C’est exact, j’ai dû partir tôt, samedi.

— J’imagine que Miss Buckley doit se sentir bien seule dans cette vaste maison ? Car j’ai cru comprendre qu’elle l’habite seule.

— Oui.

— Dites-moi, Mr Vyse, pensez-vous qu’éventuellement cette propriété soit à vendre ?

— Pas le moins du monde.

— Remarquez que je ne vous pose pas cette question par pure curiosité, mais parce que la maison me conviendrait à merveille ; le climat de Saint-Loo m’enchante. De toute évidence, cette demeure n’est pas en très bon état, on n’a pas dû faire de grosses dépenses pour l’entretenir ; dans ces circonstances, ne croyez-vous pas que Mademoiselle votre cousine puisse prendre une offre en considération ?

— C’est peu probable, répondit Charles Vyse avec un mouvement de tête bien décisif, ma cousine tient trop à cette habitation pour accepter de s’en défaire. Songez qu’il s’agit là d’un bien de famille.

— Je comprends. Cependant…

— Il n’en saurait être question. Je connais suffisamment ma cousine. Son attachement à cette demeure atteint presque au fanatisme.

Peu après, nous quittions notre interlocuteur.

— Eh bien, mon cher, quelle impression vous a faite ce Mr Charles Vyse ?

— Assez négative, si je puis dire…

— Vous entendez par là qu’il n’a pas de personnalité bien accusée, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est le genre d’individus dont on ne se souvient jamais quand on les rencontre. En somme, un type falot.

— C’est cela : il n’a rien de transcendant. Avez-vous remarqué une contradiction quelconque de sa part au cours de notre entretien ?

— Oui. Surtout au sujet de la vente de « La Maison du Péril ».

— Parfaitement exact. En toute sincérité, Miss Buckley vous semble-t-elle vouer un « attachement fanatique » à sa propriété ?

— L’expression me paraît un peu exagérée.

— Et Mr Vyse n’a pas coutume d’en employer d’aussi puissantes, son attitude normale, de par sa profession, étant d’atténuer les faits plutôt que de les amplifier.

— D’autre part, au cours de nos entrevues, Miss Buckley n’affichait pas de tels sentiments. Elle vous a répondu, sur ce point, d’une façon très sensée, sans la moindre emphase ; en résumé, la maison lui plaît, sans plus !

— Ainsi l’un des deux doit mentir.

— En ce qui concerne Vyse, on ne le soupçonnerait point capable de mensonge.

— En effet, observa Poirot. Il a l’air digne d’un George Washington. N’avez-vous rien remarqué d’autre, Hastings ?

— Non, pourquoi ?

— Il était absent de son bureau à midi et demi, samedi dernier.

CHAPITRE VII

UNE TRAGÉDIE

Ce soir-là, quand nous arrivâmes à la « Maison du Péril », Nick fut la première personne à nous saluer. Elle dansait dans le hall, revêtue d’un délicieux kimono brodé.

— Ah ! ce n’est que vous !

— Mademoiselle je suis navré…

— C’est moi qui vous demande pardon, je me suis mal exprimée. Comme vous le voyez, j’attends encore ma robe, bien qu’on ait promis de me la livrer à temps !

— Ah ! c’est une histoire de toilette ! Il y a donc bal, ce soir ?

— Oui, nous danserons après le feu d’artifice, si tout va bien, dit-elle en baissant la voix.

Presque aussitôt, elle éclata de rire.

— Ne jamais céder aux soucis, telle est ma maxime. Ne pensons pas aux ennuis, ils disparaîtront. Je me sens parfaitement d’attaque, ce soir ! Je peux être gaie et m’amuser.

Un pas se fit entendre dans l’escalier. Nick se retourna.

— Oh ! voici Maggie. Ma chère Maggie, je te présente les limiers qui me protègent de l’assassin mystérieux. Emmène-les au salon et demande-leur de te mettre au courant.

Après un échange de poignées de main, Maggie Buckley nous accompagna au salon. J’eus, dès l’abord, une opinion très favorable de cette jeune fille. C’est surtout, je crois, son calme réfléchi qui m’impressionna. Elle était réservée et jolie (au sens où on l’entendait autrefois), sans la moindre afféterie. Sa simple robe noire de soirée paraissait même légèrement fatiguée. L’absence de tout maquillage faisait agréablement valoir ses yeux bleus pleins de franchise. D’une voix posée, elle engagea la conversation.

— Nick m’a appris des choses extraordinaires. Elle a sans doute exagéré. Qui donc pourrait lui vouloir du mal ? Elle ne saurait avoir d’ennemis au monde.

L’incrédulité se trahissait dans sa voix en même temps qu’une certaine suspicion à l’endroit de Poirot, sans doute du fait de sa qualité d’étranger.

— La vérité n’en demeure pas moins tragique, Mademoiselle, prononça Poirot tranquillement.

Elle ne répondit rien, mais sa physionomie exprima le scepticisme.

Je crus comprendre qu’elle était mieux disposée à mon égard qu’envers Poirot et j’eus le sentiment que ma parole aurait plus de poids auprès d’elle.

— Votre cousine fait preuve d’un remarquable courage, dis-je, elle se déclare décidée à ne rien changer à ses habitudes.

— N’est-ce pas le seul moyen ? Quelles que soient nos inquiétudes, à quoi bon en faire montre et importuner tous nos amis ? J’aime beaucoup Nick, ajouta-t-elle, elle s’est toujours montrée si bienveillante avec moi.

Nous dûmes interrompre la conversation ; à ce moment, Frederica Rice apparut dans la pièce vêtue d’une robe bleu ciel qui accentuait encore son aspect délicat et éthéré ; Lazarus la suivait et, bientôt, Nick se joignit au couple. Elle portait une robe noire, sur laquelle elle avait jeté un magnifique châle chinois, rouge laque.

— Eh bien ! chers amis, désirez-vous des cocktails ?

Nous acceptâmes l’invitation et Lazarus porta un toast à la santé de notre hôtesse.

— Quel superbe châle, Nick ! Il est fort ancien, n’est-ce pas ?

— Oui, il a été rapporté par mon grand-grand-grand-père Timothy de ses voyages en Chine.

— C’est une merveille… une vraie merveille. Je suis persuadé qu’on ne trouverait pas son pareil dans le monde entier.

— Il me tient chaud et me sera précieux pendant que nous contemplerons le feu d’artifice ; en outre, il égaie ma robe : j’ai tellement horreur du noir !

— En effet, dit Frederica ; je ne me souviens pas vous avoir déjà vue en noir. Comment expliquez-vous ce changement de goût, Nick ?

— Je serais fort embarrassée de vous répondre. Pourquoi fait-on telle chose plutôt que telle autre ?

Après cette boutade, la jeune fille se retourna d’un mouvement brusque, mais j’eus le temps d’apercevoir comme un rictus douloureux sur son visage.

Tout le monde gagna la salle à manger. Un domestique, engagé probablement comme extra pour cette réception, assurait le service. Les mets me parurent sans grande saveur. En revanche, le champagne était délicieux.

— Tiens ! George n’est pas de retour ? s’exclama Nick. Que je déplore son voyage à Plymouth ! Heureusement, il doit revenir ce soir à temps, je l’espère, pour le bal. Voilà, pour Maggie, un cavalier présentable, sinon passionnément intéressant !

Un ronronnement se fit entendre du dehors.

— Que ce canot de course est agaçant, protesta Lazarus.

— Ce n’est pas un canot de course, répondit Nick, mais un hydravion.

— Je crois que vous avez raison.

— J’en suis certaine ; le bruit du moteur est tout différent.

— Quand aurez-vous votre « Moth[4] », Nick ?

— Lorsque j’aurai réuni les fonds nécessaires, répliqua-t-elle en riant.

— Alors, vous vous envolerez probablement pour l’Australie tout comme cette jeune fille… Miss… voyons…

— J’aimerais pouvoir l’imiter…

— Je l’admire sans réserve, dit Mrs Rice de sa voix languissante. Quel courage lui a-t-il fallu pour réaliser, toute seule, un tel exploit !

— J’admire tous les aviateurs, appuya Lazarus. Si Michel Seton avait réussi son raid autour du monde, il serait le héros du jour, et il aurait bien mérité ce titre. Quel dommage qu’il ait échoué ! Il appartient à cette race d’hommes dont l’Angleterre ne saurait subir allègrement la perte.

— Rien ne prouve qu’il soit perdu, dit Nick.

— Non, mais il reste peu d’espoir, mettons une chance sur mille. Ce pauvre fou de Seton !

— On l’a toujours appelé : Seton le fou, n’est-ce pas ? demanda Frederica.

Lazarus hocha la tête.

— Il descend d’une famille prétendue déséquilibrée ; son oncle, sir Matthew Seton, qui mourut voilà environ une semaine était absolument toqué.

— N’était-ce pas le « millionnaire fou », qui entretenait des refuges pour oiseaux ? s’enquit Frederica. Après une déception sentimentale, il s’éprit d’histoire naturelle, à titre de consolation.

— Oui, il achetait des îles. C’était un grand misogyne.

— Qui vous fait supposer que Michel Seton est mort ? insista Nick. Je ne vois aucune raison d’abandonner tout espoir.

— Excusez-moi, j’oubliais que vous l’aviez connu, dit Lazarus.

— Freddie Rice et moi l’avons rencontré au Touquet, l’année dernière. Il était extraordinaire… Pas vrai, Freddie ?

— Pourquoi cette question, chérie ? Il était votre béguin et non le mien. Il vous a emmenée un jour avec lui dans son appareil, si j’ai bonne mémoire ?

— Oui, à Scarborough. Ce fut un voyage délicieux.

— Êtes-vous déjà monté en avion, capitaine Hastings ? me demanda Maggie du ton le plus banal.

Il me fallut avouer que ma pratique des voyages aériens se limitait à un aller et retour de Londres à Paris.

Soudain Nick bondit en poussant un cri d’exclamation :

— Allons ! voilà le téléphone ! Ne m’attendez pas, il commence à se faire tard et j’ai demandé pas mal de numéros.

Lorsqu’elle quitta la table, je consultai ma montre à la dérobée : il était exactement neuf heures. On servit le dessert et le porto. Poirot et Lazarus se mirent à bavarder art. Lazarus prétendait que les tableaux faisaient prime actuellement sur le marché. De là, ils gagnèrent le terrain « meubles et décorations ».

Je m’efforçai d’entretenir la conversation avec Maggie Buckley, mais j’avoue que cette jeune personne ne me facilitait nullement la tâche. Non pas qu’elle fût désagréable, mais ses réparties manquaient de vivacité et d’esprit.

Frederica Rice demeurait silencieuse, les coudes sur la table, la cigarette aux lèvres, son joli visage méditatif perdu dans les nimbes.

Il était neuf heures vingt, exactement, lorsque Nick passa sa tête par la porte :

— Tout le monde dehors ! Voici la bande qui arrive au pas cadencé !

Docilement, nous nous levâmes pendant que Nick adressait un mot amical aux nouveaux venus, une douzaine environ. Les invités se trouvaient maintenant au complet ; c’étaient, en général, des gens insignifiants qui mettaient en valeur les qualités de Nick en tant que maîtresse de maison. Par exception, ce soir-là, elle se départit de sa désinvolture coutumière pour accueillir chacun avec les bonnes vieilles façons d’autrefois. Je remarquai Charles Vyse parmi les invités.

Bientôt nous sortîmes dans le jardin pour gagner ensuite un endroit qui surplombait le port ; quelques sièges avaient été disposés à l’intention des personnes âgées, mais presque tout le monde resta debout. La première fusée ne tarda pas à s’élever dans le ciel.

À ce moment précis, j’entendis à côté de moi une voix familière : c’était Mr Croft qui répondait aux salutations de Nick.

— Il est regrettable que Mrs Croft n’ait pu vous accompagner. On aurait pu la transporter ici sur une civière, par exemple.

— Oh ! cette pauvre maman n’a réellement pas de chance, mais jamais elle ne se plaint. C’est l’âme la plus résignée qu’il soit… Ah ! celle-ci est réussie !

Une pluie d’or venait d’animer le ciel.

La nuit était sombre, sans lune (la nouvelle lune ne devant se lever que dans trois jours) et ainsi qu’il arrive souvent en été, la soirée était fraîche. Maggie Buckley, qui se tenait auprès de moi, se mit à frissonner.

— Je cours à la maison chercher un manteau, murmura-t-elle.

— Permettez-moi d’y aller.

— Non, vous ne sauriez pas où le trouver.

Elle s’éloigna vers la maison, quand Frederica Rice l’appela :

— Maggie, soyez gentille d’apporter aussi le mien ; il est dans ma chambre.

— Elle n’a pas entendu, dit Nick, je vais le chercher, Freddie. Je veux prendre également ma cape de fourrure, ce châle n’est pas assez chaud, il fait tellement de vent !

Une forte brise soufflait, en effet, du large.

Quelques fusées s’élevaient du quai, lorsque ma voisine, une demoiselle d’âge mûr, m’entreprit sur les sujets les plus divers : ma vie, ma profession, mes goûts et le temps de mon séjour ici. Bing ! une averse d’étoiles vertes emplit le ciel, puis elles devinrent bleues, rouges, couleur argent, et une multitude d’autres gerbes se succédèrent.

— Que de « Oh ! » et de « Ah ! », me dit Poirot en se penchant vers moi. Ne trouvez-vous pas cela monotone à la longue ? Brr ! On a les pieds humides sur cette herbe, je crains que ce feu d’artifice ne me rapporte un bon rhume… Si encore on pouvait se faire servir des infusions chaudes !

— S’enrhumer par une aussi belle nuit ?

— Vous appelez cela une belle nuit ? Moi, pas. Si nous avions un thermomètre ici, il approuverait ma façon de voir !

— Ma foi, j’endurerais volontiers un pardessus.

— Voilà qui est déjà plus sensé.

— Je vous rapporterai le vôtre.

Poirot levait successivement chaque pied, à la manière d’un chat qui redoute l’eau froide.

— C’est le froid aux pieds que j’appréhende ! Ne pourrait-on pas se procurer des galoches ?

Je réprimai une envie de rire à cette remarque.

— Je crois plus prudent d’écarter un tel espoir !

— En ce cas, je rentre m’asseoir à la maison. Non, merci ! Je ne vais pas m’enrhumer de gaieté de cœur pour célébrer cette charmante fête ! (Tout en grommelant entre ses dents, il m’entraîna dans le jardin, tandis que de chaleureux applaudissements montaient du port.)

— Nous sommes de grands enfants, dit mon ami, nous nous laissons facilement émerveiller… mais qu’avez-vous donc ?

Je lui serrai le bras et lui désignai, à cent mètres de la maison, non loin devant nous, une forme confuse, enveloppée d’un châle chinois, rouge, et qui gisait sur le sol.

— Mon Dieu ! soupira Poirot.

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