La Mare au Diable

IV. Germain le fin laboureur

– Oui, j’ai quelqu’un en vue, répondit lepère Maurice. C’est une Léonard, veuve d’un Guérin, qui demeure àFourche.

– Je ne connais ni la femme ni l’endroit,répondit Germain résigné, mais de plus en plus triste.

– Elle s’appelle Catherine, comme tadéfunte.

– Catherine ? Oui, ça me feraplaisir d’avoir à dire ce nom-là : Catherine ! Etpourtant, si je ne peux pas l’aimer autant que l’autre, ça me feraencore plus de peine, ça me la rappellera plus souvent.

– Je te dis que tu l’aimeras : c’estun bon sujet, une femme de grand cœur ; je ne l’ai pas vuedepuis longtemps, elle n’était pas laide fille alors ; maiselle n’est plus jeune, elle a trente-deux ans. Elle est d’une bonnefamille, tous braves gens, et elle a bien pour huit ou dix millefrancs de terres, qu’elle vendrait volontiers pour en acheterd’autres dans l’endroit où elle s’établirait ; car elle songeaussi à se remarier, et je sais que, si ton caractère luiconvenait, elle ne trouverait pas ta position mauvaise.

– Vous avez donc déjà arrangé toutcela ?

– Oui, sauf votre avis à tous lesdeux ; et c’est ce qu’il faudrait vous demander l’un àl’autre, en faisant connaissance. Le père de cette femme-là est unpeu mon parent et il a été beaucoup mon ami. Tu le connais bien, lepère Léonard ?

– Oui, je l’ai vu vous parler dans lesfoires, et à la dernière, vous avez déjeuné ensemble ; c’estdonc de cela qu’il vous entretenait si longuement ?

– Sans doute ; il te regardaitvendre tes bêtes et il trouvait que tu t’y prenais bien, que tuétais un garçon de bonne mine, que tu paraissais actif etentendu ; et quand je lui eus dit tout ce que tu es et commetu te conduis bien avec nous, depuis huit ans que nous vivons ettravaillons ensemble, sans avoir jamais eu un mot de chagrin ou decolère, il s’est mis dans la tête de te faire épouser safille ; ce qui me convient aussi, je te le confesse, d’aprèsla bonne renommée qu’elle a, d’après l’honnêteté de sa famille etles bonnes affaires où je sais qu’ils sont.

– Je vois, père Maurice, que vous tenezun peu aux bonnes affaires.

– Sans doute, j’y tiens. Est-ce que tun’y tiens pas aussi ?

– J’y tiens si vous voulez, pour vousfaire plaisir ; mais vous savez que, pour ma part, je nem’embarrasse jamais de ce qui me revient ou ne me revient pas dansnos profits. Je ne m’entends pas à faire des partages et ma têten’est pas bonne pour ces choses-là. Je connais la terre, je connaisles bœufs, les chevaux, les attelages, les semences, la battaison,les fourrages. Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les menusprofits et la culture fine, vous savez que ça regarde votre fils etque je ne m’en mêle pas beaucoup. Quant à l’argent, ma mémoire estcourte, et j’aimerais mieux tout céder que de disputer sur le tienet le mien. Je craindrais de me tromper et de réclamer ce qui nem’est pas dû, et si les affaires n’étaient pas simples et claires,je ne m’y retrouverais jamais.

– C’est tant pis, mon fils, et voilàpourquoi j’aimerais que tu eusses une femme de tête pour meremplacer quand je n’y serai plus. Tu n’as jamais voulu voir clairdans nos comptes, et ça pourrait t’amener du désagrément avec monfils, quand vous ne m’aurez plus pour vous mettre d’accord et vousdire ce qui vous revient à chacun.

– Puissiez-vous vivre longtemps, pèreMaurice ! Mais ne vous inquiétez pas de ce qui sera aprèsvous ; jamais je ne me disputerai avec votre fils. Je me fie àJacques comme à vous-même, et comme je n’ai pas de bien à moi, quetout ce qui peut me revenir provient de votre fille et appartient ànos enfants, je peux être tranquille et vous aussi ; Jacquesne voudrait pas dépouiller les enfants de sa sœur pour les siens,puisqu’il les aime quasi autant les uns que les autres.

– Tu as raison en cela, Germain. Jacquesest un bon fils, un bon frère et un homme qui aime la vérité. MaisJacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés,et il faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser desmineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leursdifférends. Autrement les gens de loi s’en mêlent, les brouillentensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi donc, nous nedevons pas penser à mettre chez nous une personne de plus, soithomme, soit femme, sans nous dire qu’un jour cette personne-là aurapeut-être à diriger la conduite et les affaires d’une trentained’enfants, petits-enfants, gendres et brus… On ne sait pas combienune famille peut s’accroître, et quand la ruche est trop pleine,qu’il faut essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand jet’ai pris pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, jene lui ai pas fait reproche de t’avoir choisi. Je te voyais bontravailleur et je savais bien que la meilleure richesse pour desgens de campagne comme nous, c’est une paire de bras et un cœurcomme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une famille, ilapporte assez. Mais une femme, c’est différent : son travaildans la maison est bon pour conserver, non pour acquérir.D’ailleurs, à présent que tu es père et que tu cherches femme, ilfaut songer que tes nouveaux enfants, n’ayant rien à prétendre dansl’héritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misèresi tu venais à mourir, à moins que ta femme n’eût quelque bien deson côté. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre coloniecoûteront quelque chose à nourrir. Si cela retombait sur nousseuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous enplaindre ; mais le bien-être de tout le monde en seraitdiminué, et les premiers enfants auraient leur part de privationslà-dedans. Quand les familles augmentent outre mesure sans que lebien augmente en proportion, la misère vient, quelque courage qu’ony mette. Voilà mes observations, Germain, pèse-les, et tâche de tefaire agréer à la veuve Guérin ; car sa bonne conduite et sesécus apporteront ici de l’aide dans le présent et de latranquillité pour l’avenir.

– C’est dit, mon père. Je vais tâcher delui plaire et qu’elle me plaise.

– Pour cela il faut la voir et aller latrouver.

– Dans son endroit ? àFourche ? C’est loin d’ici, n’est-ce pas ? et nousn’avons guère le temps de courir dans cette saison.

– Quand il s’agit d’un mariage d’amour,il faut s’attendre à perdre du temps ; mais quand c’est unmariage de raison entre deux personnes qui n’ont pas de caprices etsavent ce qu’elles veulent, c’est bientôt décidé. C’est demainsamedi ; tu feras ta journée de labour un peu courte, tupartiras vers les deux heures après dîner ; tu seras à Fourcheà la nuit ; la lune est grande dans ce moment-ci, les cheminssont bons et il n’y a pas plus de trois lieues de pays. C’est prèsdu Magnier. D’ailleurs tu prendras la jument.

– J’aimerais autant aller à pied, par cetemps frais.

– Oui, mais la jument est belle, et unprétendu qui arrive aussi bien monté a meilleur air. Tu mettras teshabits neufs et tu porteras un joli présent de gibier au pèreLéonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passerasla journée du dimanche avec sa fille et tu reviendras avec un ouiou un non lundi matin.

– C’est entendu répondit tranquillementGermain ; et pourtant il n’était pas tout à faittranquille.

Germain avait toujours vécu sagement commevivent les paysans laborieux. Marié à vingt ans, il n’avait aiméqu’une femme dans sa vie et, depuis son veuvage, quoiqu’il fût d’uncaractère impétueux et enjoué, il n’avait ri et folâtré avec aucuneautre. Il avait porté fidèlement un véritable regret dans son cœur,et ce n’était pas sans crainte et sans tristesse qu’il cédait à sonbeau-père ; mais le beau-père avait toujours gouverné sagementla famille, et Germain, qui s’était dévoué tout entier à l’œuvrecommune et, par conséquent, à celui qui la personnifiait, au pèrede famille, Germain ne comprenait pas qu’il eût pu se révoltercontre de bonnes raisons, contre l’intérêt de tous.

Néanmoins il était triste. Il se passait peude jours qu’il ne pleurât sa femme en secret et, quoique lasolitude commençât à lui peser, il était plus effrayé de former uneunion nouvelle que désireux de se soustraire à son chagrin. Il sedisait vaguement que l’amour eût pu le consoler, en venant lesurprendre, car l’amour ne console pas autrement. On ne le trouvepas quand on le cherche ; il vient à nous quand nous nel’attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait lepère Maurice, cette fiancée inconnue, peut-être même tout ce bienqu’on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui donnaient àpenser. Et il s’en allait, songeant, comme songent les hommes quin’ont pas assez d’idées pour qu’elles se combattent entre elles,c’est-à-dire ne se formulant pas à lui-même de belles raisons derésistance et d’égoïsme, mais souffrant d’une douleur sourde et neluttant pas contre un mal qu’il fallait accepter.

Cependant, le père Maurice était rentré à lamétairie tandis que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit,occupait la dernière heure du jour à fermer les brèches que lesmoutons avaient faites à la bordure d’un enclos voisin desbâtiments. Il relevait les tiges d’épine et les soutenait avec desmottes de terre tandis que les grives babillaient dans le buissonvoisin et semblaient lui crier de se hâter, curieuses qu’ellesétaient de venir examiner son ouvrage aussitôt qu’il seraitparti.

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