La Mare au Diable

V. La Guillette

Le père Maurice trouva chez lui une vieillevoisine qui était venue causer avec sa femme tout en cherchant dela braise pour allumer son feu. La mère Guillette habitait unechaumière fort pauvre à deux portées de fusil de la ferme. Maisc’était une femme d’ordre et de volonté. Sa pauvre maison étaitpropre et bien tenue, et ses vêtements rapiécés avec soinannonçaient le respect de soi-même au milieu de la détresse.

– Vous êtes venue chercher le feu dusoir, mère Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous quelqueautre chose ?

– Non, père Maurice, répondit-elle ;rien pour le moment. Je ne suis pas quémandeuse, vous le savez, etje n’abuse pas de la bonté de mes amis.

– C’est la vérité ; aussi vos amissont toujours prêts à vous rendre service.

– J’étais en train de causer avec votrefemme, et je lui demandais si Germain se décidait enfin à seremarier.

– Vous n’êtes point une bavarde, réponditle père Maurice, on peut parler devant vous sans craindre lespropos : ainsi je dirai à ma femme et à vous que Germain esttout à fait décidé ; il part demain pour le domaine deFourche.

– à la bonne heure !s’écria la mère Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieu veuillequ’il trouve une femme aussi bonne et aussi brave quelui !

– Ah ! il va à Fourche ?observa la Guillette. Voyez comme ça se trouve ! celam’arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout à l’heure sije désirais quelque chose, je vas vous dire, père Maurice, en quoivous pouvez m’obliger.

– Dites, dites, vous obliger, nous levoulons.

– Je voudrais que Germain prît la peined’emmener ma fille avec lui.

– Où donc ? à Fourche ?

– Non, pas à Fourche ; mais auxOrmeaux, où elle va demeurer le reste de l’année.

– Comment ! dit la mère Maurice,vous vous séparez de votre fille ?

– Il faut bien qu’elle entre en conditionet qu’elle gagne quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elleaussi, la pauvre âme ! Nous n’avons pas pu nous décider à nousquitter à l’époque de la Saint-Jean ; mais voilà que laSaint-Martin arrive, et qu’elle trouve une bonne place de bergèredans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait l’autre jour parici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait sestrois moutons sur le communal. « Vous n’êtes guère occupée, mapetite fille, qu’il lui dit ; et trois moutons pour unepastoure, ce n’est guère. Voulez-vous en garder cent ? je vousemmène. La bergère de chez nous est tombée malade, elle retournechez ses parents, et si vous voulez être chez nous avant huitjours, vous aurez cinquante francs pour le reste de l’année jusqu’àla Saint-Jean. » L’enfant a refusé mais elle n’a pu sedéfendre d’y songer et de me le dire lorsqu’en rentrant le soirelle m’a vue triste et embarrassée de passer l’hiver, qui va êtrerude et long, puisqu’on a vu, cette année, les grues et les oiessauvages traverser les airs un grand mois plus tôt que de coutume.Nous avons pleuré toutes deux ; mais enfin le courage estvenu. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas resterensemble, puisqu’il y a à peine de quoi faire vivre une seulepersonne sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est enâge (la voilà qui prend seize ans), il faut bien qu’elle fassecomme les autres, qu’elle gagne son pain et qu’elle aide sa pauvremère.

– Mère Guillette, dit le vieux laboureur,s’il ne fallait que cinquante francs pour vous consoler de vospeines et vous dispenser d’envoyer votre enfant au loin, vrai, jevous les ferais trouver, quoique cinquante francs pour des genscomme nous ça commence à peser. Mais en toutes choses il fautconsulter la raison autant que l’amitié. Pour être sauvée de lamisère de cet hiver, vous ne le serez pas de la misère à venir, etplus votre fille tardera à prendre un parti, plus elle et vousaurez de peine à vous quitter. La petite Marie se fait grande etforte, et elle n’a pas de quoi s’occuper chez vous. Elle pourrait yprendre l’habitude de la fainéantise…

– Oh ! pour cela, je ne le crainspas, dit la Guillette. Marie est courageuse autant que fille richeet à la tête d’un gros travail puisse l’être. Elle ne reste pas uninstant les bras croisés et, quand nous n’avons pas d’ouvrage, ellenettoie et frotte nos pauvres meubles qu’elle rend clairs comme desmiroirs. C’est une enfant qui vaut son pesant d’or et j’aurais bienmieux aimé qu’elle entrât chez vous comme bergère que d’aller siloin chez des gens que je ne connais pas. Vous l’auriez prise à laSaint-Jean, si nous avions su nous décider ; mais à présentvous avez loué tout votre monde et ce n’est qu’à la Saint-Jean del’autre année que nous pourrons y songer.

– Eh ! j’y consens de tout mon cœur,Guillette ! Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle ferabien d’apprendre un état et de s’habituer à servir les autres.

– Oui, sans doute ; le sort en estjeté. Le fermier des Ormeaux l’a fait demander ce matin ; nousavons dit oui, et il faut qu’elle parte. Mais la pauvre enfant nesait pas le chemin et je n’aimerais pas à l’envoyer si loin touteseule. Puisque votre gendre va à Fourche demain, il peut bienl’emmener. Il paraît que c’est tout à côté du domaine où elle va, àce qu’on m’a dit ; car je n’ai jamais fait ce voyage-là.

– C’est tout à côté et mon gendre laconduira. Cela se doit ; il pourra même la prendre en croupesur la jument, ce qui ménagera ses souliers. Le voilà qui rentrepour souper. Dis-moi, Germain, la petite Marie à la mère Guillettes’en va bergère aux Ormeaux. Tu la conduiras sur ton cheval,n’est-ce pas ?

– C’est bien, répondit Germain qui étaitsoucieux, mais toujours disposé à rendre service à sonprochain.

Dans notre monde à nous, pareille chose neviendrait pas à la pensée d’une mère, de confier une fille de seizeans à un homme de vingt-huit ; car Germain n’avait réellementque vingt-huit ans ; et quoique, selon les idées de son pays,il passât pour vieux au point de vue du mariage, il était encore leplus bel homme de l’endroit. Le travail ne l’avait pas creusé etflétri comme la plupart des paysans qui ont dix années de labouragesur la tête. Il était de force à labourer encore dix ans sansparaître vieux et il eût fallu que le préjugé de l’âge fût bienfort sur l’esprit d’une jeune fille pour l’empêcher de voir queGermain avait le teint trais, l’œil vif et bleu comme le ciel demai, la bouche rose, des dents superbes, le corps élégant et souplecomme celui d’un jeune cheval qui n’a pas encore quitté le pré.

Mais la chasteté des mœurs est une traditionsacrée dans certaines campagnes éloignées du mouvement corrompu desgrandes villes et, entre toutes les familles de Belair, la famillede Maurice était réputée honnête et servant la vérité. Germain s’enallait chercher femme ; Marie était une enfant trop jeune ettrop pauvre pour qu’il y songeât dans cette vue et, à moins d’êtreun sans cœur et un mauvais homme, il était impossible qu’il eût unecoupable pensée auprès d’elle. Le père Maurice ne fut doncnullement inquiet de lui voir prendre en croupe cette joliefille ; la Guillette eût cru lui faire injure si elle lui eûtrecommandé de la respecter comme sa sœur ; Marie monta sur lajument en pleurant, après avoir vingt fois embrassé sa mère et sesjeunes amies. Germain, qui était triste pour son compte,compatissait d’autant plus à son chagrin, et s’en alla d’un airsérieux tandis que les gens du voisinage disaient adieu de la mainà la pauvre Marie sans songer à mal.

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