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La Marquise de Pompadour

La Marquise de Pompadour

de Michel Zévaco

Chapitre 1NOUS N’IRONS PLUS AU BOIS…

Lumineuse et claire, cet après-midi d’octobre 1744 semblait une fête du ciel, avec ses vols d’oiseaux au long des haies, ses légers nuages blancs voguant dans l’immensité bleuâtre, son joli poudroiement de rayons d’or dans l’air pur où se balançaient des parfums et des frissons d’automne.

Sur le chemin de mousses et de feuilles qui allait de l’Ermitage à Versailles, – des humbles chaumières au majestueux colosse de pierre, – un cavalier s’en venait au petit pas, rênes flottantes au caprice de son alezan nerveux et souple.

Le chapeau crânement posé de côté sur le catogan, la fine rapière aux flancs de sa bête, svelte, élégant, tout jeune, vingt ans à peine, la figure empreinte d’une insouciante audace, la lèvre malicieuse et l’œil ardent, il souriait au soleil qui, par delà les frondaisons empourprées, descendait vers des horizons d’azur soyeux ; il souriait à la belle forêt vêtue de son automnale magnificence ; il souriait à la fille qui passait, accorte, au paysan qui fredonnait ; il se souriait à lui-même, à la vie, à ses rêves…

Devant lui, à un millier de pas, cheminait un piéton, son bâton d’épine à la main.

L’homme était poudreux, déchiré. Il marchait depuis le matin,venant on ne sait d’où – de très loin, sans doute – allant peut-être vers de redoutables destinées…

Près de l’étang, le piéton s’arrêta soudain… C’était, sous sesyeux, dans le rayonnement de la clairière, dans le prestigieuxdécor de ce coin de forêt, une vision de charme et degrâce :

Une jeune fille… une exquise merveille… mince, flexible,harmonieuse, teint de nacre et de rose, opulente chevelurenuageuse… suprêmement jolie dans sa robe à paniers de satin rosebroché de fleurettes roses, le gros bouquet de roses fixé aucorsage… un vivant pastel…

Elle riait aux éclats, penchée vers une dizaine de fillettesqui, tabliers en désordre, frimousses ébouriffées, l’entouraient,tapageuses, fringantes… et elle disait :

– Oh ! les insatiables gamines ! Déjà le démon dela danse les mène ! Comment, mesdemoiselles, vous voulezencore une ronde ?…

– Oui, oui… Jeanne, chère Jeanne… encore uneronde !…

– Soit donc ! En voici une que, pour vous, j’aicomposée hier sur mon chemin.

Et tandis que les petites se prenaient par la main, elle, d’unevoix mélodique et pénétrante, chanta ceci :

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés

La belle que voilà, la lairons-nous danser ?

Alors, sur la tant jolie ritournelle dont cent cinquante annéesn’ont pas épuisé la vogue enfantine, la ronde, parmi des rirescristallins, se développa au bord de l’étang moiré…

Là-bas, sur le chemin feuilli, moussu, venait insoucieusement lejeune cavalier…

La lairons-nous danser ?

Entrez dans la danse

Voyez comme on danse…

La ronde, tout à coup, s’effaroucha. Les rires se glacèrent surles lèvres mutines.

Le piéton poudreux sortait de son fourré, lui ; ils’approchait à pas lents et s’arrêtait, énigmatique silhouettesilencieuse, près de celle que les gamines appelaient Jeanne… chèreJeanne…

Souriante, sans peur devant l’imprévue apparition, elle demandadoucement :

– Que voulez-vous ?…

L’homme s’éveilla de son extase admirative. Ilbalbutia :

– Pardon… excusez… où est-on ici ?

– Vous êtes sur le terroir de l’Ermitage ; voici laclairière, et voilà l’étang ; ici finit le parc royal deVersailles, et là commencent les bois…

– Le château… est-ce loin ?

– Par là… voyez-vous ? dit-elle, le bras étendu dansun geste de nymphe sylvestre.

Dans le lointain des sous-bois, le cor se fit entendre, unemeute donna de la voix.

– Qu’elle est belle ! murmurait le piéton… Excusezencore… pouvez-vous me dire ?… Le roi… est-il auchâteau ?

Elle demeura interdite, pâlissante. Et pensive, dans un soufflede rêve, elle répéta :

– Le roi !…

– Oui… Louis XV… savez-vous s’il est château ?

– Non… je ne sais pas… Pauvre homme, comme vous avez l’airmalheureux… et si fatigué !

– Fatigué, oui… et malheureux… réellement malheureux…

– Oh ! attendez !… Il faut que je vous portebonheur !

Légère comme une biche, elle s’élança. À vingt pas, sous unhêtre, deux femmes se reposaient ; l’une blonde etfrêle ; l’autre vigoureuse, plantureuse, couperosée, qui semit à crier :

– Jeanne ! Jeanne !… Pourquoi courir ainsi, monenfant ? Te voilà en nage… tu t’abîmes le teint… et tu tedécoiffes.

Sans répondre, Jeanne s’empara d’une aumônière, jetée surl’herbe près des écharpes ; elle y puisa un louis et, toujourscourant, revint au piéton.

À ce moment, le son du cor se rapprocha, sonnant la vueet le bien aller.

À ce moment aussi, débouchait sur la clairière le jeune cavalierà la fine rapière, tandis qu’un chasseur, trompe en sautoir,couteau à la ceinture, contournait l’étang au galop de son chevalblanc d’écume…

– Tenez… prenez… dit Jeanne, câline et douce.

– Je ne demande pas l’aumône, répondit le piétonsourdement.

– Oh ! fit-elle, la voix émue, vous voulez donc mefaire de la peine ?…

L’homme, farouche, hésita, trembla…

Puis, lentement, sa main s’ouvrit…

Jeanne y glissa la pièce d’or !

Alors, elle battit des mains gaiement.

Mais comme l’inconnu demeurait immobile et sombre, elle repritgravement :

– Je crois que je pourrais vous être utile… si vous vouliezme confier votre nom ?

L’homme eut un sursaut, un étrange regard… puis ilmurmura :

– Je m’appelle François Damiens…

Le chasseur, à cet instant, arrivait sur le groupe, arrêtait soncheval, d’une secousse, et, le ton bref, la voix dure, il laissaittomber cet ordre :

– Holà ! manant ! il faut t’en allerd’ici !… vous aussi, petites !… vous aussi,madame !

Jeanne se retourna, toisa le chasseur avec une moue d’exquiseimpertinence, et partit d’un rire clair :

– Monsieur, vous tenez mal votre trompe de chasse ;c’est une faute, cela, elle me prouverait que vous n’êtes pasgentilhomme, s’il était besoin de le prouver !

– Madame ! gronda le chasseur, devenu blanc decolère.

– Allez, monsieur, allez demander àM. de Dampierre une leçon de vénerie, et à tout Françaisque vous rencontrerez une leçon de politesse… cela fait, vousreviendrez.

Elle pirouetta sur les hauts talons de ses souliers de satinrose.

Livide, le chasseur poussa son cheval. Il allait l’atteindre… larenverser…

Les enfants crièrent. Le chemineau serra son bâton d’épine danssa main. Il eut un grondement, leva sa trique… mais avant qu’ellese fût abattue, le cheval du chasseur reculait soudain…

Le jeune cavalier, qui venait d’entrer dans la clairière, d’unbond furieux s’était placé entre la jeune fille et le chasseur, etavait saisi la bride qu’il secoua violemment ; en même temps,sa voix éclatait, vibrante :

– Par la mort-dieu, monsieur, êtes-vous doncenragé ?…

Poitrail contre poitrail, les deux bêtes piaffaient,hennissaient… Regard contre regard, les deux hommes semenaçaient.

– Ah çà ! continuait le jeune inconnu, on insulte doncles femmes, par ici !

Le chasseur jeta un juron ; mais, se calmantaussitôt :

– Prenez garde, monsieur, dit-il avec une glacialepolitesse, prenez garde ! Je fais ici mon service qui est dedéblayer le chemin de la chasse…

– Et moi, je fais le mien qui est de courir sus aumalotru !

– Prenez garde, vous dis-je !

– Quand vous seriez le grand veneur en personne, arrière,monsieur, arrière !

Le chasseur porta violemment la main à son côté, et s’apercevantalors qu’un couteau remplaçait son épée absente :

– C’est bon ! gronda-t-il, la moustache hérissée. Nousnous retrouverons, mon jeune don Quichotte… si toutefois on voustrouve !

– Vous allez vous faire couper les oreilles, monsieurl’écraseur de femmes. On me trouve toujours quand on mecherche ! Et même quand on ne me cherche pas !

– Votre nom, alors ! rugit le chasseur.

– Le vôtre, s’il vous plaît ?

– Comte du Barry, écuyer servant de Sa Majesté.

– Et moi, chevalier d’Assas, cornette au régimentd’Auvergne, en congé régulier, se rendant à Paris, rueSaint-Honoré, à l’enseigne des Trois-Dauphins, où il sera demain etles jours suivants pour y attendre d’être pourfendu par monsieur lecomte du Barry !

– C’est bon, chevalier d’Assas ! Vous n’attendrez paslongtemps ! bégaya le chasseur, ivre de rage. Et vous, madame,vous aurez de mes nouvelles !

– Ce me sera grand honneur, dit-elle en éclatant de sonrire clair, d’une si jolie impertinence.

Le comte esquissa un geste de menace, tourna bride, et, à fondde train, s’enfonça dans le sous-bois, vers le son des cors…

Pendant cette algarade, le chemineau poudreux, l’homme qui avaitdit s’appeler François Damiens, s’était écarté sous une hêtraie.Là, il s’arrêtait, contemplant de loin la jeune fille en rose, etmurmurait encore :

– Qu’elle est belle !…

Le chevalier d’Assas mit pied à terre et s’inclina devantJeanne.

– Madame, dit-il, je vous supplie de faire état demoi ; quoi qu’il advienne, soyez rassurée ; cet insolentgentilhomme sera châtié, je vous le jure.

Et comme il se redressait, il demeura frappé d’admiration, commesi, à cet instant seulement, il eût bien vu quelle adorablecréature se trouvait devant lui.

Il fut troublé jusqu’au fond de l’être, et son jeune cœur se mità battre plus fort.

Et il semblait qu’un génial artiste les eût ainsi campés l’undevant l’autre, si beaux tous les deux, si parfaitement gracieux,pareils à deux biscuits de Saxe, se souriant et s’admirant, luienivré, elle ingénument coquette, doucement remuée par ce naïf etpur hommage d’un amour qui éclatait avec la fougue imprévue,foudroyante, irrésistible des grandes passions.

Promptement, elle se remit et gazouilla :

– Ah ! chevalier… comment vous remercier ?…

– Je suis trop remercié, madame… Bénie à jamais est cetteminute où je vous ai vue…

– Vous ne vous battrez pas… dites… oh ! dites…

– Ah ! madame, que me demandez-vous là !…Dussé-je affronter mille morts…

– Oh ! si vous alliez être blessé !… Blessé pourmoi !…

Et il y avait plus de curiosité gentille que de réelleinquiétude dans son regard pur et moqueur. Mais lui, ah ! luitremblait légèrement. Il était pâle. Des choses inconnues seheurtaient violemment au fond de son cœur. L’amourl’envahissait.

Sincère ?… Ah ! certes. Sincère jusqu’au plus secretde ses fibres !…

Quoi !… Une passion si rapide !… Le savait-il,seulement ! Savait-il ce qui se passait dans son âme ardente,fougueuse, prompte à se donner… sans calcul, sans réflexion, sansrestriction !…

Il bégaya, mesurant à peine ce qu’il disait, étonné de sa propreaudace :

– Blessé pour vous !… Que serait une blessure quandmon rêve maintenant sera de mourir pour vous, avec l’intensevolupté de savoir… ou d’espérer… que peut-être vous mepleurerez !…

– Taisez-vous ! oh ! taisez-vous !sourit-elle, émue pourtant…

– Me taire ! Lorsqu’une céleste harmonie monte à meslèvres, lorsque tout chante en moi, que ma tête s’embrase…Oh ! pardonnez, pardonnez un pauvre fou… pardonnez… vous queje ne connais pas et qu’il me semble connaître depuis dessiècles…

– Taisez-vous, reprit-elle rapidement. Voici qu’on vient…Écoutez, chevalier… nous demeurons, ma mère et moi, à Paris, ruedes Bons-Enfants, en face l’hôtel d’Argenson. Et maintenant,partez, de grâce, partez !…

Elle tendit sa main gantée de blanc. Le chevalier la saisit,appuya ses lèvres sur le bout des doigts effilés, et la sensationde ce baiser fut une sensation de vertige.

Lorsqu’il se redressa, il vit Jeanne qui s’élançait au-devantdes deux femmes.

Alors il sauta en selle et rendant la main, bouleversé parl’immense et soudain événement qui venait de se produire dans savie, – divin bonheur… ou suprême catastrophe ! – il se ruadans un galop insensé, avec l’envie folle de crier, de pleurer, derire, de chanter…

Jeanne, déjà, pour cacher son trouble, peut-être… ou peut-êtreparce que cet incident avait glissé sur elle sans la toucher aucœur… Jeanne, souriante comme si rien ne se fût passé, avait reprisles fillettes par la main ; de nouveau la ronde enfantines’égayait au long de l’étang, et la voix pure de la jeune fillechantait… mais avec un éclat plus fiévreux :

Mais les lauriers du bois, les lairons-nousfaner ?

Non, chacun à son tour ira les ramasser.

De plus en plus le son du cor se rapprochait de l’étangmoiré par les brises qui courbaient doucement les roseaux.

Des galops retentissaient sous bois.

Des chevreuils, des faons, des biches s’enfuyaienteffarés…

Si la cigale y dort, ne faut pas la blesser ;

Le chant du rossignol la viendra réveiller…

Sautez, dansez, embrassez

Celui que vous aimez…

Brusquement, Jeanne s’arrêta, le sein oppressé, les yeux voilésde larmes brillantes.

– Embrassez qui vous aimez ! murmura-t-elle.Hélas ! où est-il celui que j’aime ? Où est le Princecharmant qu’attend mon âme prisonnière !…

– La chasse ! Voici la chasse ! cria à ce momentla matrone au teint couperosé… Jeanne, regarde… voici le cerf àl’eau… Regarde donc, mon enfant !…

Et s’adressant à la femme frêle et blonde qui l’accompagnait, àvoix basse et rapide :

– Retirons-nous un peu, chère madame du Hausset. Pour cequi va peut-être se passer ici, nous serions de trop…

– Que va-t-il donc se passer, chère madamePoisson ?…

« Madame Poisson » jeta un regard trouble sur sacompagne. Et elle murmura :

– Rien… non, rien… Ne nous montrons pas… attendons…espérons !… Voici la chasse du roi !

Jeanne avait fixé ses yeux sur l’étang.

La clairière s’emplissait du bruit des cors sonnant le batl’eau, du hennissement des chevaux, des appels de piqueurs,des voix de la meute qui, tout entière, s’était jetée à l’étang,derrière l’animal de chasse.

Et le dix cors, noblement, la tête haute, fendait les eaux…

La foule des chasseurs, maintenant, cernait l’étang ;grands seigneurs sanglés, ceinturonnés, coquettes amazones entricorne, piqueurs en habit bleu galonné d’argent sur or, grandgilet écarlate, bottes à chaudron… et les « taïaut »retentissaient, et tout ce monde brillant, pimpant, poudré, doré,coquetait, piaffait, caracolait !

Toute pâlie, Jeanne regardait de ses yeux agrandis parl’angoisse…

Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête !…

Le noble dix cors venait droit sur elle, nageant avec uneindéfinissable dignité, franchissait la ceinture de roseaux,sortait enfin de l’eau, faisait quelques pas, et s’arrêtait près deJeanne, exténué par quatre heures de course éperdue, rendu, vaincu,la tête tournée vers les quatre-vingts chiens de la meute quis’assirent, dans le silence de la victoire, tenant la bête sous lamenace de leurs regards… L’instant fut tragique.

Une poignante tristesse voila les yeux du cerf… Et de ces yeux,deux grosses larmes coulèrent lentement…

– Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête !balbutiait Jeanne frissonnante de pitié.

Les chasseurs, les cors, les chiens, tout se taisait… C’était laminute solennelle, odieuse, impitoyable qui précède la mort ducerf.

– Dampierre, dit une voix, l’hallali !… Du Barry, vousservirez la bête…

Jeanne étendit les mains vers celui qui venait de parler… ungrand seigneur… sans doute le maître de la chasse…

Servir la bête !… c’est-à-dire la tuer au couteau !…Oh ! non !… non ! Elle ne pourrait voir cette choseaffreuse…

– Ah ! monsieur, grâce pour lui… ne le tuez pas,monsieur… s’écria-t-elle, toute palpitante d’émoi.

Et comme elle levait les yeux vers le grand seigneur, elle serecula soudain, très pâle, porta la main à son cœur, et,défaillante, murmura :

– Le roi !… le roi !…

En un clin d’œil, Louis XV sauta à bas de son cheval, saisitdans ses bras la jeune fille, en s’écriant :

– Par le ciel ! cette jolie enfant s’évanouit.

Jeanne, à demi pâmée, sa tête charmante retombée en arrière,entrouvrit les yeux… Elle se vit dans les bras de Louis XV, etfrissonnante, éperdue, elle s’évanouit, en murmurant tout bas, aufond d’elle-même :

– Dansez… sautez… embrassez qui vous… aimez !… Il estvenu… celui que j’aime… le prince Charmant… de mon âme prisonnière…mon roi !…

Ce fut un instant plus fugitif que la seconde qui meurt à peineéclose.

Mais cette seconde fut un frémissement d’admiration chez ceconnaisseur, cet adorateur de beauté, ce roi des élégancesraffinées qu’était encore Louis XV.

Une étrange émotion voila le clair reflet de ses yeux gris bleupâle.

Et déjà l’exquise créature qu’il tenait dans ses brass’éveillait comme d’un songe, se dégageait, confuse, troubléejusqu’au fond de sa pensée, balbutiait le même mot :

– Le roi… le roi !…

– Pour vous, le premier gentilhomme du royaume ! ditvivement Louis XV… ce qui signifie incapable de refuser une prièrequi s’envolerait de lèvres aussi jolies…

Jeanne rougit… Son regard plana sur le cercle des cavaliersrangés autour d’elle et du roi… autour de la meute et du cerfimmobile. Sur tous les visages d’hommes, elle lut à livre ouvertl’ironie outrageante ; dans tous les yeux des femmes, elle vitbriller la jalousie et la rage.

Toute la cour de France était là pour l’hallali et la curée…Toute cette cour la poignardait de ses regards aigus…

Alors, comme pour répondre à l’envie déchaînée par une héroïqueet charmante bravade, comme si elle eût déclaré la guerre à toutela seigneurie assemblée, d’un geste de défi elle releva sa têtefine, posa sa main gantée sur l’encolure du cerf hypnotisé par leschiens, et, esquissant une révérence que la première dame d’honneureût jugée impeccable :

– Sire, je ne suis qu’une petite fille et vous êtes ungrand roi… Je vois ces nobles seigneurs qui brûlent de daguer labête… je vois ces dames de haut lignage qui attendent la curée…Sire, la petite fille, contre tant de pensées mortelles, vousdemande une pensée vivante, humaine… la grâce de ce pauvreanimal…

Un murmure gronda dans la clairière, parmi les chasseurs.

– Ceci est contraire à tous les usages de vénerieroyale ! observa une voix âpre et rude déjà entendue.

– Mordieu ! songea le roi, cette enfant se tient commeune duchesse et parle comme un grand poète…

Et, se tournant vers celui qui, d’un mot, venait de traduire lacolère des courtisans :

– Comte du Barry, sonnez la retraite, dit-ilfroidement.

– Sire !…

Louis XV foudroya le comte d’un de ces regards de suprêmeinsolence qui lui tenaient lieu de majesté.

Du Barry, pâle, un éclair de fureur dans ses yeux fixés surJeanne, obéit alors, et sa fanfare éclata, se répercuta sous lesfutaies.

– La Branche ! commanda le roi, rappelle leschiens.

– Sire ! Sire ! murmurait Jeanne extasiée,rayonnante de son triomphe. Oh ! merci…

Le premier piqueur, à l’appel de Louis XV, s’était élancé,faisait reculer la meute qui grondait, étonnée mais obéissant aveccette passivité qui est l’intelligence des bêtes bien dressées.

– Vous le voyez, madame, dit alors le roi, j’ai voulu quele souvenir de notre rencontre ne vous fût pas désagréable… Pourmoi, ajouta-t-il avec un sourire, ce souvenir me demeurera comme uncharme.

Et Jeanne, frémissante, éperdue, joignit les mains :

– Jamais, Sire… jamais cette minute de mon existence nesortira de mon âme… jamais !

Louis XV tressaillit.

Il eut comme une rapide hésitation.

Puis, voyant tous les yeux dardés sur lui, il fit de la main ungeste d’adieu et, s’élançant à cheval, s’éloigna au trot, suivi deses piqueurs sonnant la retraite, de sa meute, de ses chasseurs etde ses amazones… En quelques instants toute cette vision debrillante cavalcade s’évanouit sous les frondaisonsempourprées.

Jeanne était demeurée à la même place, une main sur son cœur, leregard attaché à l’élégant cavalier qui, là-bas, s’en était allé,suivi de ses dames et de ses seigneurs.

Et lorsque Louis XV eut disparu, un long soupir fit palpiter sonsein.

Alors, elle se tourna vers le cerf que la fatigue paralysaitencore, et, comme si son cœur eût contenu un trop-plein qui voulaitdéborder, nerveusement, elle entoura la tête de l’animal avec sesdeux bras, et, à pleine bouche, baisa brusquement le mufle gracieuxdu fauve…

Quelques instants, le dix cors demeura tremblant sur ses jambesgrêles, puis, voyant la clairière vide, souffla fortement, frappadu pied, et, au pas, comme rassuré, s’en alla, se perdit au fonddes bois…

Au loin, les cors affaiblis apportaient un écho de retraite.

Vers ces échos, vers la cavalcade disparue, Jeanne laissas’envoler un baiser du bout de ses doigts…

Et vers cette cavalcade, aussi, ce fut un geste de menaceimplacable qui échappa à l’homme poudreux, au piéton déchiré, àFrançois Damiens, du fond du fourré où il s’était caché, d’où ilavait assisté à toute cette scène, et d’où enfin il s’éloignait àgrands pas dans la direction du château…

– Jeanne ! Jeanne ! criait en accourant la femmeau teint couperosé, il t’a parlé ! Que t’a-t-il dit ? Ettoi, qu’as-tu répondu ? Mon Dieu, mon Dieu, chèreenfant ! Ah ! c’est maintenant que je ne regrette pastout ce que j’ai dépensé pour ton éducation ! Voyons,parle-moi donc !…

– Taisez-vous, poison… ma chère poison…taisez-vous !

Et Jeanne, exubérante, sous le coup de cette joie intense,inconnue, irrésistible, qui fait rire aux éclats et qui faitsangloter, Jeanne s’envolait en une course gracieuse, entraînaitles fillettes, conduisait la ronde, follement, et, à pleine voix,le cœur battant, jetait aux échos sa triomphanteritournelle :

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter,

Car les lauriers des bois sont déjà repoussés…

Sont déjà repoussés…

– Comment, chère madame Poisson, observa discrètement lafemme blonde, elle vous appelle poison !

– Un caprice de cette folle enfant… mais cela m’est bienégal… Ah ! chère madame du Hausset, voilà une journée que jene donnerais pas pour un million !

– Et M. de Tournehem ?… Il n’arrive pas…

– C’est pourtant à la clairière de l’Ermitage qu’il m’adonné rendez-vous, reprit Mme Poisson radieuse.Mais qu’il vienne ou ne vienne pas… tant pis !… Ah ! queje suis heureuse !

Et Jeanne la bergère avec son blanc panier

Allant cueillir la fraise et la fleur d’églantier,

Allons, il faut chanter.

Entrez dans la danse,

Voyez comme on danse…

Là-bas, la chanson de Jeanne éclatait, plus envolée plustriomphale. La ronde quittait la clairière, s’enfonçait sous bois…et… tout à coup, un silence lourd… quelque chose comme un grandfrisson d’angoisse sur toute cette joie…

Là, sous les buissons épineux, sous la jonchée des feuilles,perdue en ce coin de forêt, solitaire, déjà rongée par les mousses,apparaissait une grande dalle de marbre couchée à terre… Unetombe !… Oui, une tombe !…

Et sur cette tombe, un homme, debout, le front dans la main, lesyeux voilés de larmes… une grande douleur, sans doute !…

Et c’était contre ce marbre solitaire, contre cette tombe,contre cet homme, contre cette douleur que la ronde exubérante, lajoie fiévreuse de Jeanne, la folle chanson éperdue de bonheurvenaient de se heurter, glacées soudain, les ailes brisées.

Chapitre 2LA TOMBE SANS NOM

Jeanne s’était arrêtée, toute pâle. Il lui parut que c’était làun symbole de sa destinée… Joie, amour, chansons légères,enivrements, visions rayonnantes, tout cela aboutissait à unetombe… ce serait là sa vie !

Timidement, elle leva les yeux vers cet homme qui pleurait, etun léger cri lui échappa :

– Mon oncle ! Mon bon oncle !…

– Jeanne !… Antoinette !…

« Chère enfant !…

L’instant d’après, la jeune fille était dans les bras de l’hommequ’elle appelait son oncle, et celui-ci l’accablait de paternellescaresses… Il semblait avoir doublé le cap de la quarantaine etportait avec une noble aisance un riche costume de ville, habitmarron, veste à grands ramages en satin blanc, tricorne galonné desoie, longue canne à pomme d’or.

C’était une franche et loyale physionomie, empreinte en cemoment d’une indéfinissable tristesse.

– Nous vous attendons depuis deux heures, dans laclairière, reprit Jeanne maintenant rassurée et souriante ;« maman Poison » est là… Madame du Hausset aussi…

– J’arrivais, ayant laissé mon carrosse à l’Ermitage, et jeme dirigeais vers la clairière, guidé par ta jolie voix… lorsque jeme suis arrêté devant ce marbre…

– Vous pleuriez, mon bon oncle !… Oh !pourquoi ?… dites-le à votre petite Jeanne, à votre petiteToinon… dites-lui votre chagrin.

– Oui… tu vas le savoir, enfant… et tiens ! c’est pourcela même que je t’ai fait venir à la clairière…

À ce moment, Mme Poisson, écartant lesbranchages de sa lourde main, montra sa figure couperosée, etpoussa de grands cris avec une nuance d’inquiétude et de respectexagéré :

– Monsieur de Tournehem ! quel bonheur de vousvoir !… Cette mignonne ne comptait plus sur vous !…

– Madame Poisson, dit alors M. de Tournehem,voulez-vous avoir l’obligeance d’aller m’attendre à l’Ermitage oùvous retrouverez mon carrosse ?…

– Mais…

– Emmenez aussi Mme du Hausset et lesenfants, interrompit Tournehem d’un ton bref.

Mme Poisson exécuta la révérence, jeta undernier regard sournois sur Jeanne, et partit, emmenant lesfillettes qui, toutes, embrassèrent leur grande amie, – lasouveraine de leurs jeux quand elle venait à l’Ermitage.

De Tournehem s’assura que la matrone était réellement partie,puis, prenant Jeanne par la main, la fit asseoir sur un vieux troncde hêtre, jeté bas par quelque tempête… et s’assit lui-même prèsd’elle.

Il la contempla une minute avec une profonde tendresse, tandisqu’elle lui souriait.

– Mon enfant, dit-il enfin, as-tu conservé pour moi quelqueaffection malgré mes longues absences ?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de celui qu’elle appelait sononcle, et, les yeux à demi fermés, le regard perdu au loin vers dessouvenirs d’enfance :

– J’avais cinq ans lorsque vous êtes parti pour les Indes,mon bon oncle ; mais il m’en souvient comme d’hier… Vousm’avez prise sur vos genoux, ma tête contre votre poitrine… et noussommes restés longtemps ainsi… je sentais sur mes cheveux comme desgouttes de rosée tiède, et lorsque je vous regardai, je vis quecette rosée, c’étaient vos larmes… la rosée de votre affection… Etje ne puis vous dire combien ma petite âme fut émue… mais ce dutêtre bien profond, puisque, aujourd’hui encore… quand un ennuisecret m’assombrit le cœur, c’est dans ce cher souvenir que je meréfugie…

– Antoinette !… Ma petite Toinon chérie !…

– Puis, continua Jeanne-Antoinette, vous êtes revenu deuxans plus tard. Et à la grande joie qui m’inonda d’une lumièrecaressante, je compris combien vous m’étiez cher… Puis, de nouveau,vous avez fui vers les pays lointains… allant, revenant, nedemeurant jamais plus de trois mois près de nous… Les années sesont écoulées… Quand vous étiez au loin, je me sentais seule aumonde, et souvent je me demandais quelle inquiétude, quel chagrinpuissant vous chassaient de Paris… Lorsque vous étiez là, aucontraire, je me sentais rassurée comme près d’un père…

M. de Tournehem tressaillit violemment.

– Qu’avez-vous, mon bon oncle ?…

– Rien… continue, enfant, dit sourdementM. de Tournehem.

– Et puis, je voyais bien que, de loin comme de près, vousm’aimiez. Tout éloigné que vous étiez, vous vous occupiez de monéducation… Maman Poisson recevait de vous de longues lettres oùvous alliez jusqu’à indiquer vous-même quel maître à danser ilfallait me donner… Par ces détails, je voyais votre tendresse, etla mienne s’augmentait de jour en jour… Ne vous devais-je pas tout,tout au monde ! Vous m’avez fait élever comme une princesse…j’ai appris la musique, la peinture et même la gravure, j’ai reçudes leçons de poésie, il n’est pas de grande dame qui puisse seflatter d’avoir eu autant de maîtres que moi… Mes capricesfaisaient loi… les bijoux les plus précieux, je les avais. Vousaviez voulu faire de moi une petite fille parfaitement heureuse…Comment voulez-vous que je ne vous adore pas ?

Elle jeta ses bras autour de son cou.

– Enfant chérie ! murmura Tournehem. Ainsi… tu esvraiment heureuse ?…

– Autant qu’on peut l’être depuis que vous êtes parmi nouspour toujours…

– Oui, pour toujours maintenant… Car le grand chagrin quim’éloignait de France, avec l’âge, s’est atténué dans mon cœur… Etquand même il y serait aussi vif que jadis, le moment est venu pourmoi de ne plus te quitter… Voici que tu vas avoir dix-neuf ans,bien que tu en paraisses à peine seize… et puis l’heure a sonné dela confession…

– Une confession !

– Ou plutôt une histoire que tu dois connaître, c’estnécessaire !

– Je vous écoute, mon bon oncle…

– Eh bien, il y a vingt ans, j’ai connu un jeune écerveléqui s’appelait… Armand. C’était l’un des fidèles de monseigneur leRégent ; toutes les folies, toutes les orgies, toutes lesfêtes, sérénades, bals masqués, enlèvements, duels, Armand était lefiévreux organisateur de ces tristes amusements où il engloutit lamoitié de son énorme fortune et que récompensait seulement unsourire du Régent… Mais tout cela n’était que folie de jeunesse…bientôt Armand devait en arriver au crime.

– Le crime ! murmura Jeanne en pâlissant.

– Il n’est pas d’autre nom pour l’infamie d’Armand. Écoute,mon enfant. Tu es d’âge à tout entendre, et ton esprit supérieur temet au-dessus des fausses pudeurs. Armand n’avait eu jusque-là quedes liaisons. Il eut alors une maîtresse. Elle s’appelait Jeanne…oui, Jeanne… comme toi !… Elle était pauvre, de bourgeoisietombée dans la misère à la suite des spéculations du fameux Law.Armand vit cette jeune fille, pure, candide, belle comme une madonede Raphaël. Il l’aima, le lui dit. Elle répondit qu’elle ne seraitjamais qu’à l’homme dont elle porterait fièrement le nom. Armand sefût cru déshonoré aux yeux des roués qu’il fréquentait s’il eûtconsenti à ce mariage. Il continua à amuser la jeune fille de sesfausses promesses… Un jour… jour de honte et de malheur…

M. de Tournehem s’arrêta un instant, et essuya lasueur d’angoisse qui coulait de son front.

Puis, d’une voix rauque, comme s’il eût étouffé un sanglot, ilcontinua :

– Ce soir là donc, Armand s’apprêtait à se rendre à quelquenouvelle fête lorsqu’on frappa à sa porte. Il ouvre lui-même. EtJeanne est devant lui… Jeanne bouleversée de désespoir, Jeannetoute en larmes. Les mains jointes, elle s’écrie :« Armand, mon père, mon vieux père va être arrêté pour unedette de vingt mille livres. Il en mourra. Au nom de l’affectionque vous m’avez avouée, sauvez-le !… » Le premiermouvement d’Armand fut de courir à son secrétaire et de signer unbon de vingt mille livres sur le trésor royal. Mais alors…oh ! alors… le démon de la luxure enflamma sa tête et luisouffla l’infamie qui pèsera sur toute sa vie. Le bon à la main, ilrevint à Jeanne palpitante, et lui dit… oui, il eut le courageaffreux de lui dire : « Soyez à moi, et votre père estsauvé ! » Et comme Jeanne éperdue reculait en jetant uneclameur d’angoisse, il l’enlaça de ses bras et ajouta :« Si tu es à moi, je jure sur mon honneur que tu seras mafemme avant un mois !… » Que penses-tu de cet homme, monenfant ?…

Frémissante, les yeux agrandis par une sorte d’effroi, la jeunefille fixait sur M. de Tournehem un regard profond, emplide muettes questions angoissées.

Et comme elle gardait le silence, M. de Tournehembaissa la tête.

– Tu ne réponds pas, reprit-il. C’est donc que tucondamnes… cet Armand… comme je l’ai condamné moi-même… Lamalheureuse Jeanne consomma le sublime sacrifice qui lui étaitdemandé… Elle se donna pour sauver son père. Sacrificeinutile !… Jeanne s’était retirée avec son père dans un hameauvoisin du parc de Versailles. Trois fois par semaine, Armand venaitla voir… dans une clairière où il y avait un étang…

Alors, d’une voix grave et tremblante, la jeune filleinterrompit M. de Tournehem.

– Le hameau, mon oncle, s’appelait l’Ermitage, n’est-cepas ?… La clairière, c’était celle où je chantais tout àl’heure ?… Dites, mon oncle, n’est-ce pas cela ?…

– Eh bien ! oui… C’est là, à deux pas de nous, queJeanne et Armand se donnaient leurs rendez-vous. Un jour, troismois après l’odieuse scène du sacrifice, Jeanne avoua à son amantqu’elle allait être mère. Et, avec une mortelle tristesse, elleajouta :

« Si je ne deviens pas votre femme, selon votre serment,mon père mourra le jour où il connaîtra mon déshonneur… Je ne croispas, Armand, que je lui survive ! »

Dès ce moment, les visites d’Armand s’espacèrent, puiscessèrent…

M. de Tournehem s’arrêta frissonnant.

Et la jeune fille, maintenant, contemplait la dalle demarbre.

– Mon oncle, demanda-t-elle, pourquoi n’y a-t-il pas de nomsur cette tombe ?…

M. de Tournehem leva les yeux au ciel, puis les ramenalentement vers la terre, comme s’il eût vainement cherché dansl’éther immuable une réponse à l’effrayante question.

Et ce fut d’une voix plus basse, plus brisée qu’ilpoursuivit :

– Quelques mois s’écoulèrent. Armand s’étourdit dans lesfêtes pour étouffer son remords et son amour.

Oui ! son amour ! Car plus il allait, plus ilcomprenait que Jeanne avait été le seul amour de sa vie ! Unmatin de printemps, après une nuit d’orgie où ses amis avaientbeaucoup ri de le voir pleurer, il sauta à cheval, courut àl’Ermitage et entra dans la pauvre maison que Jeanne habitait avecson père… Jeanne était étendue sans connaissance dans un méchantlit. Un homme vêtu de noir se penchait sur elle… Au pied du lit,dans une bercelonnette, pleurait un bébé… Armand saisit l’hommenoir par le bras : « Où est le père ? demanda-t-ild’une voix rauque. – Enterré il y a un mois, jour pour jour !– Qui êtes-vous ? – Le médecin. – Ce bébé ? – Né il y aun mois, jour pour jour ! – Et elle ? Elle ? haletaArmand en désignant Jeanne. – Elle ! répondit le médecin… Dansune heure, elle sera morte !

Un sanglot déchira la gorge de M. de Tournehem.

Et, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever, il se hâta decontinuer :

– Le médecin se retira. Armand se jeta à genoux, saisit lamain de sa maîtresse, pleura, cria, supplia, demanda pardon… Jeannerevint enfin à elle… Lorsqu’elle vit Armand, un ineffable sourireillumina ses pauvres yeux… Elle voulut parler… la voix expira surses lèvres flétries… Alors, rassemblant ses dernières forces, ellese souleva, et d’un geste tragique montra à Armand l’enfant quis’était endormi dans son berceau et souriait doucement… Puis elleretomba pour jamais !…

– Mon oncle ! mon oncle ! murmura la jeune fillepalpitante d’angoisse. Qui dort sous cette tombe ? Je veux lesavoir !…

– Écoute, écoute encore, enfant !… Armand, sur lecorps de la pauvre morte, fit un serment solennel. Et celui-là, dumoins, il espère l’avoir tenu… Deux jours plus tard, il emporta lebébé, pauvre créature innocente qui, vaguement, lui tendait sespetites menottes comme pour crier au secours… Puis il revint et fitenterrer Jeanne dans un petit terrain qu’il acheta dans les bois…Sur la tombe, simple dalle de marbre blanc, il renouvela sonserment… tu sauras tout à l’heure les termes de ce serment…L’enfant fut confié à une famille de braves gens qui reçurent lesinstructions nécessaires. Armand voulait en effet que, plus tard,son enfant ne fût pas considérée comme une fille naturelle… unebâtarde…

– C’était une fille ! balbutia Jeanne d’une voixmourante.

– La fillette fut donc enregistrée à la paroisse deSaint-Jacques-de-la-Boucherie… comme fille légitime de… maisqu’importe le nom !… Quant à Armand, Paris et la France mêmelui devinrent insupportables. Chacun de ses pas se heurtait à unremords… Il fit de longs voyages… Mais à chaque fois qu’il touchala terre de France, il revint sur la tombe de Jeanne pleurer etrenouveler son serment. Ce serment, le voici… écoute !…

M. de Tournehem se leva et fit un pas vers latombe.

La jeune fille, debout aussi, la figure dans les deux mains,frissonnante, éperdue, bégaya :

– Que vais-je apprendre en ce jour !… quelle véritéterrible et douce va descendre en moi !…

M. de Tournehem étendit la main au-dessus de la dallede marbre… de la tombe sans nom, et prononça :

– Pour la sixième fois, moi Armand Le Normand de Tournehem,je renouvelle la parole que je t’engageai sur ton lit de mort. Ôtoi que j’ai aimée… que j’ai tuée… dors en paix ! Je jure quenotre enfant sera à l’abri du malheur. Je jure que jamais, par mafaute, une larme ne coulera de ses yeux. Je jure que ma vie, mafortune, mon intelligence, ma volonté seront par moi jonchées sousses pas, afin que la route de sa vie, à elle, lui soit plus douce…afin que tout le bonheur dont tu as été sevrée s’accumule sur satête !… Dors en paix !… »

À ces paroles de M. de Tournehem, répondit un cridéchirant :

– Ma mère ! Ma mère ! Ma mère !…

Et ce cri, c’était Jeanne qui le poussait.

Elle s’abattit à genoux, laissa tomber son front sur la dalle,et, toute secouée de sanglots, avec une infinie douceur, ellerépéta :

– Ma mère !… Ma mère !…

– Et maintenant, continuait Armand de Tournehem,maintenant, ô morte adorée, en présence de notre enfant quim’écoute, je te demande humblement si je suis pardonné !… Simon exil a assez duré, si la punition a racheté le crime, parle, ôma Jeanne, dicte à ta fille la parole de paix et de pardon que,depuis vingt ans, mon cœur espère !…

– Ma mère !… Ma mère !… Ma mère !…

Longtemps, la jeune fille demeura prosternée, les genoux sur laterre, les lèvres collées au marbre, répétant le mot sublime quienferme en soi toute la joie et toute la douleur humaine, leredisant avec une sorte de douloureux ravissement, comme si elleeût voulu payer d’un seul coup à cette morte inconnue toute latendresse, toutes les caresses, toutes les effusions de soncœur.

Armand de Tournehem s’était reculé de deux pas, et il attendait,sans un geste.

Seulement, il eut fait pitié à qui l’eût vu en ce moment…

Et lorsque Jeanne se releva enfin, appuyant ses lèvres sur lebout de ses deux mains réunies et envoyant un dernier baiser à lamorte, il était pâle comme un mort…

Ses yeux ne se levèrent point sur sa fille.

Mais d’une voix humble et basse, il murmura :

– J’attends votre arrêt… Ce que vous direz, c’est la mortequi l’aura dit… mon enfant !…

Chancelante, à bout de forces, les bras ouverts, Jeanne s’avançavers Armand de Tournehem, et, par le même profond sentiment quivenait de faire cesser son tutoiement, à lui, elle se mit à luidire « tu ».

– Père, fit-elle d’une voix étouffée, tu veux donc que jepleure à la fois mon père et ma mère, puisque tu ne me tutoiesplus ? Je ne suis donc plus ta petite Jeannette… ta petiteToinon… père… père chéri !…

– Puissances du ciel ! rugit Armand de Tournehem. Ellem’a pardonné !… Jeanne ! Notre fille mepardonne !…

Et cet homme, dans un tremblement convulsif de sa gorge, eut uneffrayant sanglot.

Sa fille s’était abattue dans ses bras.

Il la saisit frénétiquement, l’enleva comme une plume, l’emportaen courant à travers le bois, comme jadis il l’avait emportée deson berceau, pauvre bébé qui lui tendait ses innocentesmenottes…

– Ma mère… mon père… murmurait Jeanne extasiée de cettevérité qui était descendue en elle et qui, selon son mot, était siterrible et si douce.

Mais, comme Armand de Tournehem traversait la clairière dans unecourse éperdue, comme il passait à l’endroit où s’était arrêtée lachasse royale, brusquement, Jeanne ferma les yeux…

Il lui sembla qu’en un tel moment, l’image qui entrait dans soncœur commettait un sacrilège…

Elle voulait la repousser…

Mais plus forte que sa piété pour la chère morte, que satendresse pour le père retrouvé, l’image, puissante, déjà maîtressede ce pauvre cœur, y entra triomphalement… l’image d’un élégantcavalier qu’entourait le respect d’une foule de grands seigneurs…l’image du roi… de Louis XV…

Et tout au fond de son être, avec un énigmatique sourire quivoltigea sur ses lèvres pâlies, avec la douceur de l’amour, avecl’obstination d’une grande volonté qui montait en elle, la fille decelle qui dormait sous la tombe sans nom murmura :

– Le roi !… Le Bien-Aimé… monbien-aimé !…

Chapitre 3LE SACRIFICE

Le lendemain de l’émouvante scène sur la tombe au fond du parcroyal…

À Paris… Rue des Bons-Enfants.

D’un somptueux carrosse, un homme vient de descendre et pénètredans un hôtel de style Régence.

Un homme jeune, certes, par l’âge, puisque à peine atteint-ilvingt-six ans ; mais comme il est chétif, malingre dans sonhabit d’une élégance insolente ! Son visage est celui d’unvieillard, avec ses traits flétris par la débauche ou par lessoucis d’ambition : seuls les yeux, d’un gris vitreuxlorsqu’ils se sentent observés, ont parfois un éclair qui révèled’indomptables volontés.

Avec respect, les domestiques du petit hôtel Régence sontaccourus à sa rencontre.

Et lui, familièrement, en habitué, se dirige vers l’escalier quiconduit au premier étage, lorsque d’un petit salon d’attente, sortune femme qui, rapidement, saisit sa main, l’entraîne, etmurmure :

– Venez… il y a du nouveau.

La femme, c’est Mme Poisson, la« Poison » !

L’homme, nous allons le voir à l’œuvre…

Presque au même moment, un piéton qui marche lentement, appuyésur un bâton d’épine, est entré dans la rue, est arrivé à lahauteur du carrosse arrêté devant le portail du petit hôtel, aregardé avec attention autour de lui, puis, indécis, s’est adresséà l’un des valets de pied.

– Excusez… monsieur. L’hôtel d’Argenson…connaissez-vous ?…

Le valet, par reconnaissance d’avoir été appelé« monsieur », daigne répondre. Il étend la main vers ungrand bâtiment, en face, de l’autre côté de la rue, etdit :

– Là !…

– Courage, François Damiens ! murmure le piéton entressaillant.

Une minute, il hésite, comme si sa pensée vacillait au soufflede quelque tempête.

Puis, redressant sa taille, une flamme dans les yeux, iltraverse la rue, s’enfonce, disparaît sous le vaste portail dugrand bâtiment sombre : l’hôtel de M. le ministre d’État,marquis d’Argenson, chez qui, presque tous les jours, le roi venaitconférer des affaires publiques…

C’était une seigneuriale demeure aux lignes académiques, auximmenses escaliers de pierre grise, qui portait sur sa facemajestueuse et sévère ce cachet de froide tristesse particulier audéclin du grand règne.

Louis XIV avait fait bâtir cet hôtel près de son Louvre ;et son ombre, glorieuse pour d’aucuns, honnie par tant d’autres,semblait y errer encore, le soir, parmi les meubles somptueux etlourds des vastes salons tendus de soies vieillies.

Et en face, antithèse pétrifiée, page d’histoire que le doigt dela fatalité avait soudain tournée du feuillet sinistre au feuilletorgiaque… parfaite expression de ce souper d’allégresse, de cetteréaction de plaisir qu’avait été la Régence… en face de l’hôtelsilencieux, comme voilé d’un crêpe, se dressait un logis coquet,musqué, fardé, avec ses balcons de fer forgé à volutescapricieuses, son style bâtard empêtré d’astragales, ses fenêtres àfestons, d’où s’échappaient des murmures de rires et s’envolaientdes arpèges de clavecin.

C’est là que, depuis six mois, habitaitMme Poisson, figure à demi grotesque, à demitragique… devenue très moderne.

C’est là qu’habitait « sa fille », figure de sylphedont Paris s’enamourait, figure de grâce et de charme, fleurénigmatique poussée à l’ombre de ce champignon – vénéneuxpeut-être ! – qu’était la matrone au sourire blafard.

Au premier étage de ce logis, c’était une longue pièce éclairéepar quatre fenêtres, que Jeanne-Antoinette appelait son atelier.Nous la retrouvons là, étendue sur un divan, à l’heure où FrançoisDamiens entrait à l’hôtel d’Argenson…

Assis devant un grand chevalet d’ébène, un homme d’unequarantaine d’années, au front intelligent, aux mains finessurgissant des dentelles précieuses de ses manches, à la tournureélégante, au sourire sceptique, faisait la critique d’untableau.

Cet homme, c’était le maître François Boucher, qui l’annéeprécédente avait exposé son chef-d’œuvre, le Bain deDiane, et à qui l’admiration des parisiens venait de décernerle surnom de « Peintre des Grâces ».

Dans un angle, la frêle Mme du Haussetesquissait sur un clavecin en marqueterie, incrusté d’ivoiresprécieux, et que Boule avait signé, les mélancoliques reprises d’unmenuet aux notations graciles et discrètes.

Et c’est sur cet air de menuet, qui semble l’accompagner ensourdine, que Jeanne, devant son maître et ami, égrène lesfugitives pensées qu’elle laisse tomber sans ordre… dans undésordre charmant !

– Je m’ennuie, maître, il y a dans ce petit cœur qui bat,là, sous cette guimpe, trop de joies… oui, trop de joies… et tropde tristesses… Ah ! cela vous étonne !… Vous me parlez dema peinture… et en exquis compagnon que vous êtes, en raffiné depolitesse, vous me dites du bien de mon pinceau… Ah ! qui doncdira du bien à mon cœur… à mon pauvre cœur !… Mapeinture ? Croyez-vous vraiment que je l’estime ? Est-cequ’une femme sait faire autre chose qu’aimer… etsouffrir ?

– Vous êtes dans vos jours noirs, sourit le peintre, entravaillant.

– Je suis dans mes jours où j’étouffe… Connaissez-vousMme Lebon ?…

– La chiromancienne, nécromancienne, cartomancienne,marcomancienne, celle qui exerce tous les métiers rimant àpaïenne ?… Une folle dangereuse…

– Folle ? Écoutez… il y a quinze jours elle vint iciet me prédit que je serais presque souveraine…

Elle eut ce mot : demi-reine ! Pourquoipresque ?… Pourquoi demi ?…

– Vous voyez bien qu’elle est folle, chère amie, puisquevous êtes très souveraine par la beauté, tout à fait reine parl’esprit…

– Oh ! vous aussi ! Des fadeurs, des fadaises quim’assomment quand elles ne m’outragent pas ! Voilà ce que jetrouve chez tous ces fats, freluquets et roués qui viennentpapillonner ici… Je m’ennuie, maître ! Et pourtant, je devraisêtre heureuse… infiniment heureuse… après ce qui m’est arrivéhier…

– Eh bien, Louise ! Pourquoi t’arrêtes-tu ?… Ilest charmant, ce menuet. De qui ?…

– De Lulli, répondit Mme du Hausset enreprenant une figure de menuet qui, de nouveau, jeta dans le salonla mélancolie de ses notations grêles et tendres.

– Tout ce qui est ici, que j’aimais tant, me pèse àprésent, continuait Jeanne… Ces toiles, ces marbres, ces bronzes,m’attristent… Cette profusion de menus meubles avec leursporcelaines de Chine et leurs magots du Japon m’encombrent au lieude me distraire… Cette Diane antique même…

– Peste !… Et cette bibliothèque… un tant soit peuamoureuse… aux volumes reliés de précieux maroquins gaufrésd’or ?

– Hélas ! j’ai trop à faire de lire au fond de moncœur…

– Diable ! diable ! Et ces bergers de monadmirable maître Watteau qui font pendant à ces vierges du sublimeRaphaël ?… Et ces tentures de Chine où des oiseaux sacrésperchés sur une patte rêvent aux bords des lacs mystérieux quecouvrent des fleurs inconnues ?… Et ces grands miroirs deVenise qui reflètent à l’infini les richesses entassées dans cetatelier par votre goût prodigue ?…

– Tout cela, maître, me devient étranger… que dis-je ?hostile !… Tout cela me crie que je suis une pauvre créaturedévoyée, jetée hors du milieu qu’elle eût chéri !… Tout celam’emplit les yeux et me laisse l’âme vide…

– Voyons… vous êtes trop nerveuse, dit le peintre ému.

– Non, non !… Je sens que je n’étais pas née pourcette existence de clinquant. Ah ! maître, mon cœur veutvivre !… Vivre !… Aimer !… Et je devine, autour demoi, dans l’ombre de ces richesses, des mains qui me poussent versde fatales destinées… J’adore les fleurs, l’air pur, les grandsespaces… et je sens que je vais me noyer dans un océan de bouedorée… Le soleil brille, maître… et je m’ennuie… j’ai peur…Ah ! j’ai peur de la catastrophe sournoise et lâche qui,peut-être à la minute même où je parle, s’en vient surmoi !…

Jeanne cacha son visage dans ses deux mains et des larmesperlèrent à travers ses doigts fuselés.

Plus ému qu’il n’eût convenu à son scepticisme seigneurial, –les grands artistes sont grand seigneurs –, le peintre se leva etse dirigea, les deux mains tendues, vers la jeune fille.

À ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça :

– M. Le Normant d’Étioles !…

François Boucher demeura cloué sur place.

Jeanne essuya vivement ses yeux et se souleva, les yeux fixéssur la porte, soudain affreusement pâle.

– La catastrophe ! murmura-t-elle.

Celui que, dans le vestibule, Mme Poisson avaitarrêté au passage, l’homme petit, chétif et malingre, entra, lechapeau sous le bras, la main gauche appuyée sur la garde d’uneépée outrageusement enrichie de gros diamants. Il entra ensouriant, et s’inclinant devant Jeanne :

– Vous m’attendiez ?… Parbleu ! Je suisimpardonnable… Un maudit duel où j’ai dû servir de second à un demes amis en fut l’unique cause… Daignez-vous agréer mes humblesexcuses avec mes hommages ?…

– Vous êtes tout excusé, monsieur, balbutia Jeanne.

– Vous êtes adorable, dit M. d’Étioles en seredressant, et plus généreuse que Louis le Grand qui se fâchaitpour avoir failli attendre… tandis que vous pardonnez, ayantattendu…

Et il se tourna vers le peintre en le saluant froidement.

– Fi ! la vilaine figure de mal-oiseau ! murmuraFrançois Boucher qui, baisant la main que lui tendait la jeunefille, répondit au salut de l’homme par un salut d’une grâceimpertinente et se retira en fredonnant l’air de menuet queMme du Hausset venait d’interrompre.

– Laisse-nous, Louise ! fit Jeanne avec un effortvisible.

Mme du Hausset disparut, s’évapora comme lefantôme de la discrétion.

Alors, celui qu’on appelait Le Normant d’Étioles s’assit en facede Jeanne et demanda :

– M. de Tournehem n’est pas encore ici ?

– Vous le voyez, monsieur, dit Jeanne en cherchant àdompter le tremblement nerveux qui l’agitait.

– Ce cher oncle ! reprit M. d’Étioles sansparaître remarquer le trouble et la pâleur de la jeune fille. Jesuis passé tout à l’heure en son hôtel du quai des Augustins pourlui dire qu’aujourd’hui même vous auriez une bonne nouvelle à luiannoncer…

– Une bonne nouvelle !… Moi !… s’écria Jeannequi, de pâle qu’elle était, devint très rouge.

– Oui… celle que je vais vous annoncer moi-même,cousine.

– Voyons, murmura faiblement la jeune fille.

Le Normant d’Étioles se leva, la salua en souriant d’un sourirequi la glaça et dit :

– Ma chère cousine, j’ai l’honneur de vous informer dans lajoie de mon cœur que j’ai pu lever les dernières formalités quiretardaient mon bonheur, et que M. l’abbé de Saint-Sorlin,curé doyen de Saint-Germain-l’Auxerrois, nous attend demain pourbénir notre union, sur le coup de midi, devant Dieu et leshommes…

Jeanne jeta un cri de terreur et d’angoisse.

Les yeux vitreux de M. d’Étioles dardèrent un regard demenace qui s’éteignit aussitôt.

– Qu’avez-vous, cousine ? s’écria-t-il. Oh !j’aurais dû vous préparer à ce bonheur, n’est-ce pas !… Quevoulez-vous… l’amour est imprudent… et moi je suis imprudentjusqu’à la folie…

– Demain ! répéta Jeanne atterrée, en tordant sesbelles mains dans un geste inconscient.

– Demain ! C’est charmant, n’est-ce pas ?…

– Je pensais… je croyais… que… deux mois au moins… étaientnécessaires… balbutiait la jeune fille.

– Cela m’a coûté quelques milliers d’écus… mais l’Égliseest bonne mère après tout…

– Mais, monsieur, laissez-moi le temps de prévenir mon…

– Mon oncle ! interrompit M. d’Étiolesau moment un autre mot allait s’échapper de la bouche de Jeanne. Cedigne oncle ! Notre cher oncle !… Il sait tout…

– Et il approuve ? demanda avidement Jeanne qui, peu àpeu, se remettait.

– Des deux mains ! répondit d’Étioles.

– Je ne suis pas prête… essaya de résister encore la jeunefille.

– Bah ! Vous avez tout près de vingt-quatre heurespour habituer votre esprit à la sainte cérémonie à laquelle votrecœur se prépare depuis un mois… Tantôt, Mme CélesteLemercier, la grande habilleuse de la cour, vous apportera votreblanche toilette… Nos amis sont prévenus… Rien ne s’opposedonc…

– Rien ! prononça Jeanne avec un désespoir qui eutattendri un tigre.

Mais M. d’Étioles était plus et mieux qu’un tigre : ilsourit.

Il y eut entre ces deux êtres une minute de silence effrayant…elle, se débattant en une sorte d’agonie ; lui, la couvant deses yeux impitoyables.

Enfin, une révolte monta en elle, de son cœur à ses lèvres, etcomme il essayait de prendre sa main, elle se recula, toutefrissonnante, et, d’une voix saccadée, fiévreuse :

– Écoutez-moi, monsieur… laissez-moi parler sansm’interrompre… Ce que vous dites est impossible… Appelez-moiparjure, dites ce que vous voudrez… mais cela ne sera pas… Oui,c’est vrai… il y a un mois, je vous ai dit que je consentais… maisvous le savez… oh ! je lis dans vos yeux que vous le savez… jene vous ai dit oui que dans un moment de terreur folle… Faut-ilvous rappeler cette abominable soirée où je sentis un affreuxdésespoir m’envahir ?…

Elle éclata en sanglots, et ce fut ainsi, toute pantelante,qu’elle continua :

– Oui, le désespoir !… Je voyais autour de moi desregards insolents… on me chuchotait des choses hideuses… pour lapremière fois, je compris l’épouvante de ma destinée… je visclairement ce que voulaient ces hommes qui venaient ici sousprétexte de musique et de poésie… Seule ! Seule au monde,j’eus peur… je me sentis lentement poussée à un abîme… je tremblai…je pleurai… et lorsque je vous vis, vous, mon seul parent, je medis que vous pouviez me sauver… Et lorsque vous me dites que nuln’oserait insulter d’un regard celle qui porterait votre nom, jesongeai à ce mariage… comme on songe à la claustration… et je disoui !

– Et depuis lors, qu’y a-t-il de changé ? demandafroidement d’Étioles. Aujourd’hui, comme alors n’avez-vous pas prèsde vous votre excellente mère… cette chèreMme Poisson ?…

– Aujourd’hui, monsieur, il y a ceci de changé que…M. de Tournehem est de retour… et lui meprotégera !…

– Eh quoi ! l’oncle aurait donc supplanté leneveu !… ricana d’Étioles.

Jeanne se leva, le front empourpré. Une incroyable dignité serépandit sur son visage.

– Monsieur, dit-elle, je vous préviens que vous blasphémez.Puissiez-vous ignorer toujours ce qu’il y a d’odieux dans lesparoles que vous venez de prononcer…

L’œil vitreux lança un éclair.

– Bref ! vous me renvoyez !… Ce brave petitcousin était bon il y a un mois. Maintenant, on le jette dehorscomme un faquin !…

– Pardonnez-moi, Henri, reprit Jeanne, avec une ineffabledouceur. Je ne vous renvoie pas. Je vous supplie, au contraire, dedemeurer mon cousin affectueux… Toute mon amitié, toute mareconnaissance vous sont acquises…

– Mais, par la mordieu, pourquoi ce mariage est-il doncdevenu impossible ?…

– Henri ! Henri ! ne m’obligez pas à êtrecruelle !…

– Parlez ! Je puis tout entendre…

– Eh bien, je ne vous aime pas ! dit Jeanne avec uneadorable simplicité.

Henri d’Étioles partit d’un grand éclat de rire qui bouleversala jeune fille.

– La raison n’est pas valable ! s’écria-t-il. Moi, jevous aime… et je vous épouse !

– Monsieur, dit Jeanne suppliante, les mains jointes. Si jevous disais…

– Quoi ?… Dites toujours, ma chère fiancée.

– Vous êtes homme d’honneur, murmura la jeune fille d’unevoix ardente. Vous ne voudrez pas abuser d’une minute de désespoir…et faire le malheur d’un cœur qui… non seulement ne vous aime pas…mais encore… en adore un autre !…

M. d’Étioles, tranquillement, donna une chiquenaude à sonjabot de dentelle.

– Est-ce tout ? demanda-t-il d’une voix glaciale.

Jeanne demeura pétrifiée, sans un souffle, les yeux agrandis parl’épouvante, stupéfiée, comme si quelque monstre lui était soudainapparu.

– Or ça, continua Henri d’Étioles, voilà assez degalanteries, ma chère. Si vous le voulez, nous allons parlersérieusement, à cette heure.

– Sérieusement ! bégaya la jeune fille toujoursdebout, mais vacillante d’horreur. Quoi !… Ce que je vous aidit…

– Ne compte pas ! Vous ne m’aimez pas ?J’épouse !… Vous en aimez un autre ? J’épouse !

– Ah ! éclata la jeune fille, pourpre d’indignation,c’est trop d’audace, et je me révolte ! Qui êtes-vous,monsieur, pour oser me parler ainsi, dans cette maison, chezmoi ?… J’avais pitié ! Je tremblais du chagrin quej’allais vous causer ! Votre étrange attitude suffirait à medélier de vingt serments ! Par la mordieu, comme vousdites ! vous allez voir si je suis fille à me laisserinsulter… Sortez, monsieur !

– Vous me chassez !

– Comme un laquais ! Puisque vous parlez à une femmecomme un laquais hésiterait à le faire !

– Et moi, je ne sors pas ! gronda d’Étioles en selevant à son tour. J’ai parlé en laquais, soit ! Je vais agiren maître !

– Oh ! c’en est trop ! s’écria la jeune fille ens’élançant vers un timbre pour appeler.

D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair.Sa voix se fit sifflante :

– Appelle, malheureuse ! Je te jure que le coup detimbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de tonpère !…

– La mort de mon père ! bégaya Jeanne foudroyée.

Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pourl’empêcher d’éclater.

D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut prèsd’elle :

– M’accordez-vous deux minutes d’entretien ?

Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot.

Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fûtredressée une vipère, le regard enflammé :

– Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissezpas notre bon roi Louis quinzième… notre Bien-Aimé…

Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fillefrémissante.

– Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête àlever des impôts nouveaux… de tout, dis-je, même de donnersatisfaction aux clameurs du populaire ! Or, ces clameurs, ence temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux… Et, sije ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de laferme générale de Picardie.

Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mortl’agita, la secoua comme une feuille.

– Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de savoix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé uneordonnance… une petite ordonnance de rien… Seulement, elle prescritune enquête sur les comptes des fermes générales… Malheur àMM. les fermiers qui ne seraient pas en règle !… Le moinsqui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court… à moinsqu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem,auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur lebillot par le bourreau patenté…

– Oh ! je rêve ! murmura Jeanne. C’est uncauchemar atroce !…

– Eh bien ? reprit d’Étioles avec un effroyable rire.Que dites-vous de ceci : notre roi, Louis le Bien-Aimé,faisant trancher la tête du cher oncle !…

Le désespoir galvanisa la jeune fille.

– Misérable ! dit-elle d’une voix qu’elle cruteffrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, voussavez bien que M. de Tournehem ne peut avoirforfait !

– J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée.

– Mais il est absent depuis de longues années !…

– Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables àchacun de ses retours… sans les lire, il est vrai !

– Infamie !… Lui qui vous a fait nommer sonsous-fermier !…

– C’est justement ce qui m’a permis de saisir lespreuves…

– … les preuves de vos propres vols !

– Hum ! Mais c’est lui qui signait !

– Horreur ! Horreur !…

– Êtes-vous ma femme ? J’innocente votre père. Nel’êtes-vous pas ? Je le tue !

– Votre oncle !…

– Insuffisante parenté ! Je ne veux sauver que monbeau-père !

Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandisque d’Étioles croisait ses bras…

Face à face, ils se mesurèrent du regard.

Ils étaient livides, tous les deux.

Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voixrugissante qu’elle reprit :

– Savez-vous que vous êtes infâme !

– Après ?

– Savez-vous que vous êtes plus hideux que lebourreau !

– Après ? Après ?

– Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, etque si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chienenragé !

– Après ? Après ? Après ?

– Grâce ! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux.Grâce pour moi ! Grâce pour lui ! Grâce pour monpère !… Si vous saviez comme il a souffert !… Si vousconnaissiez la générosité de ce cœur !… Ah ! monsieur,vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas ?… Vous avez voulum’éprouver, peut-être ?… Oh ! soyez bon… soyez clément…et je vous chérirai comme un frère… et je vous bénirai à chaqueheure de ma vie !…

Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever lefantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre lesdeux tenailles de l’abominable dilemme…

– Ô ma mère !… Au moins, toi, tu aimais celui à qui tute donnais !… Et malgré sa faute, il était digne de tonamour !… Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous,retomberait tout entière sur la tête de votre enfant !…

Un ricanement de hyène l’interrompit :

– Vraiment ! grondait Henri d’Étioles, vous me faitesl’honneur de vous agenouiller à mes pieds ! Et puis, jedevrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas ? Je m’en irai,emportant vos bénédictions !… Merci, cousine !…Oui ! je suis laid, je suis affreux ! Oui, ma hideurmorale est capable de faire oublier ma laideur physique !Oui ! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visagesans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton despensées de grand homme ! Oui, j’ai résolu que votre splendidebeauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile…

Il s’arrêta un instant, respira avec effort puisreprit :

– Écoutez, Antoinette. Ne faites pas appel à ma pitié, carnul n’a eu pitié de moi, pas même vous ! je veux m’éleverd’échelon en échelon, ces échelons dussent-ils être des cadavres,jusqu’au faite de la fortune.

Moi, l’avorton, je veux faire trembler un royaume sous monregard ! Or, je veux que ma maison devienne le centre desfêtes, le temple du goût, le phare lumineux qui attirera tous lesoiseaux écervelés dont j’ai besoin. Cette lumière, ce sera vous,Antoinette ! Ce sera vous, ou je serai sans pitié !… J’aidit !

– Grâce !… Henri ! Henri !… Mon frère… monami !…

Elle se traîna à genoux, sanglotante, à demi folle.

– Finissons-en ! Êtes-vous mienne ? Je metais ! Est-ce non ? Dans une heure, je me présente auConseil d’enquête, et ce soir, M. de Tournehem couchera àla Bastille… en attendant mieux.

– Grâce ! oh ! grâce !… pitié !…

Henri d’Étioles, d’un geste brusque, remit son chapeau sur satête.

D’une secousse, il se délivra de l’étreinte de Jeanne quienlaçait ses genoux, et se dirigea vers la porte.

Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, ildemanda :

– Est-ce oui ?… Est-ce non ?…

L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel,et, d’une voix à peine intelligible, prononça :

– Oui !…

– Vous consentez à devenirMme d’Étioles ?

– Oui !

– Vous serez prête demain ?

– Oui !…

Les trois oui s’étaient succédés, de plus en plus faibles… ledernier fut comme un souffle d’âme qui meurt…

Henri Le Normant d’Étioles salua profondément de sa place ;puis, franchissant la porte, il descendit l’escalier d’un pas fermeet tranquille.

 

Jeanne-Antoinette, demeurée seule, se releva.

Hagarde, grelottante, elle porta les deux mains à son frontbrûlant.

– De l’air ! murmura-t-elle, de l’air ! oh !j’étouffe !…

Chancelante, elle marcha vers l’une des fenêtre, presqueinconsciente de ce qu’elle faisait, l’ouvrir d’une secousse fébrileet alla s’appuyer à la rampe de fer du balcon…

L’air la ranima. Elle respira à grands traits, les mainscrispées sur le fer, bégayant des mots sans suite :

– Où suis-je ?… Qu’est-il arrivé ?… Oh !l’affreuse catastrophe !… Perdue ! Je suisperdue !…

À ce moment, un grand bruit s’éleva au bout de la rue, du côtédu Louvre. Une fulgurante vision lui apparut… C’était, encadré dedeux pelotons de chevau-légers en grande tenue, l’épée à la main,lancés au galop dans un roulement de tonnerre, c’était un carrossequi s’avançait comme dans une gloire, parmi les vivats desbourgeois et du peuple, dans la lueur des épées, dans le tumulted’une prise d’armes !…

Brusquement, carrosse, gentilshommes, chevau-légers, touts’arrêta sous le balcon.

Jeanne voulut se rejeter en arrière… ses genoux se dérobèrent…elle dut rester là, cramponnée à l’appui, et pâle, si pâle qu’onl’eût prise pour une morte essayant de sortir du tombeau…

Du carrosse, deux hommes étaient descendus…

L’un était le lieutenant de police Berryer ; l’autre, LouisXV, roi de France.

Le roi, de ce pas un peu lourd mais non dépourvu de grâce quesignalent les mémoires de son temps, se dirigea vers le grandportail de l’hôtel d’Argenson, suivi de Berryer tête nue, échinecourbée.

À l’instant où il allait disparaître, un cri éclatant, un cridont Jeanne reconnut la voix, dont elle perçut l’intonation devibrante ironie, retentit sous le balcon :

– Vive le Bien Aimé !…

Et Henri d’Étioles agitait frénétiquement son chapeau en jetantce cri auquel répondit la clameur de la foule amassée.

Louis XV se retourna, salua de la main le fidèle sujet quiprovoquait cet enthousiasme populaire, dont les manifestationscommençaient à se faire plus rares.

Machinalement, ses yeux se levèrent… remontèrent jusqu’à aubalcon du petit hôtel Régence…

Alors il tressaillit et rougit faiblement.

Jeanne devint pourpre, et un frisson l’agita toute entière…

Une seconde, leurs regards se croisèrent… s’étreignirent.

– Vive le roi ! répéta d’Étioles. Vive leBien-Aimé !…

Louis XV, comme s’il eût voulu rendre à son peuple salut poursalut, se découvrit, et, les yeux fixés sur le balcon, souritdoucement…

La foule cria Vivat… mais le salut royal avait été àson adresse !

Louis XV, alors, disparut sous le porche de l’hôteld’Argenson.

À bout de forces, Jeanne recula en chancelant jusque dans lesalon, et tomba dans les bras de Mme Poisson quin’avait pas perdu un détail de toute cette scène.

Mais comme, avec cette incroyable énergie qui fut toujours unsujet d’étonnement chez cette étrange fille, elle se remettraitaussitôt de sa faiblesse ; comme elle se rapprochait encore dubalcon, attirée par le magnétique espoir qui la faisaitpalpiter ; comme enfin ses yeux se fixaient sur le portaild’Argenson ouvert à deux battants, une vision la fit frissonnerd’une vague terreur. Une tête pâle et fatale se levait vers elle,comme s’était levée la tête du roi…

Là, du fond de l’ombre du porche, un homme la regardait, commele roi l’avait regardée.

– L’homme de la clairière de l’Ermitage ! murmuraJeanne. Oh ! pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Oh !…Il s’avance… il vient ici que me veut il ?…

Pourquoi cet homme entre-t-il dans ma destinée en ce jour demalheur ?

Chapitre 4LE PLACET DE DAMIENS

François Damiens avait pénétré dans l’hôtel d’Argenson à l’heuremême où Henri Le Normant d’Étioles pénétrait de son côté dans lepetit hôtel Régence de Mme Poisson.

L’hôtel du marquis était un véritable ministère. C’est là que sebrassaient les solliciteurs qui se présentaient tous les jours augrand portail que défendait un suisse majestueux et rogue…

La cour était sillonnée par les commis et sous-commis quiallaient d’un bâtiment à l’autre avec des paperasses sous lesbras.

Tous ces gens étaient silencieux et glissaient comme desombres.

Mais cela faisait des allés et venues que Damiens remarqua toutaussitôt : une sorte de satisfaction parut un instant sur sonvisage comme s’il eût peut-être espéré que, parmi tous cessolliciteurs et tous ces commis, il passerait inaperçu…

Mais à peine eut-il franchi le portail que le suissel’interpella :

– Eh ! l’ami… où vas-tu ?

Ce suisse tutoyait les pauvres hères : le tutoiement est laforme de l’affection ou du mépris…

Sans attendre la réponse, il ajouta :

– Si tu as une lettre, remets-la au concierge.

François Damiens hocha la tête en signe d’approbation et sedirigea à gauche vers une grande porte vitrée que le suisse venaitde lui désigner. Une homme, assis à une table dans une piècesévèrement ornée, écrivait sur un registre.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il sans lever latête.

– Monsieur, fit Damiens de cette voix sourde, étrangementtimide et parfois métallique et sonore qui lui était particulière,monsieur, je voudrais… parler à M. le ministre…

– Donnez votre audience.

– Mon audience ?

– Oui, dit le concierge en se redressant ; votrelettre d’audience… Vous n’en avez pas ?… Ah çà, vous croyezdonc qu’on entre chez M. le marquis d’Argenson comme aucabaret ?

– Excusez, monsieur, dit Damiens avec une grandedouceur ; excusez, je ne savais pas…

– Eh bien, écrivez alors ! Dans un mois ou deux auplus tard, vous serez convoqué, si toutefois M. le directeurdu service des audiences a obtenu de bons renseignements survous…

Une vive contrariété se peignit sur les traits de Damiens. Sonfront se plissa. Un profond soupir gonfla sa poitrine. Il esquissaun pas de retraite.

– Pauvre diable ! murmura le concierge. Vous arrivezsans doute du fond de votre province ?

– De Béthune, monsieur.

– Voyons… Comment vous appelez-vous ?

– Jean Picard, répondit Damiens sans hésiter.

– Et vous cherchez un emploi, hein ? Je connaisça ! Combien j’en ai vu arriver de hères comme vous attirés àParis par l’espoir, et puis… qui finissaient dans quelque prison.Tenez… votre visage pâle et triste me revient… je vais vous donnerun bon conseil : retournez-vous-en dans votre village.

Damiens secoua la tête.

– Merci, monsieur, dit-il de sa voix basse. Vous meplaignez… merci ! Car la chose m’est arrivée rarement. Quant àm’en aller, c’est impossible… j’ai quelque chose à faire àParis.

– Quoi donc ?

– Je veux remettre un placet à Sa Majesté, dit Damiens dontl’accent, cette fois, eut une étrange intonation.

– Ah ! ah ! Ceci est bien différent. Vous l’avezlà, votre placet ?

Damiens entr’ouvrit sa veste et montra le coin d’une largeenveloppe.

– Là ! dit-il en crispant sa main près del’enveloppe.

Et cette main ayant touché un objet long et pointu, dissimulé aufond de la poche, il répéta :

– Là !… Je voulais prier M. le ministre de secharger de mon placet, ajouta-t-il froidement.

– Que ne le disiez-vous ! s’écria le concierge avec unhaussement d’épaules d’une indulgente pitié. Il est plus facile deparler au roi qu’au ministre. Tous les jours, Sa Majesté reçoit desplacets… Tenez… allez vous poster sous le portail. Quand vousverrez le roi descendre de son carrosse, mettez un genou à terre ettendez votre enveloppe. Vous êtes sûr que quelqu’un la prendra…Quant à vous affirmer que Sa Majesté lira votre placet… dame… c’estautre chose !

– Vous dites que le roi va venir ? s’écria sourdementDamiens.

– J’en suis sûr.

– Ici ?…

– Ici !…

– Ah ! murmura Damiens, on ne m’avait donc pastrompé !

– Vous dites ?…

– Je dis que c’est une bien grande chance qu’il soit plusfacile d’aborder Sa Majesté que ses ministres !

– Pauvre diable ! répéta le concierge. Allez, allez…faites comme je vous ai dit… et vous m’en donnerez desnouvelles…

– Merci, monsieur, dit Damiens avec un grand calme, tandisqu’une flamme s’allumait dans ses yeux.

Il sortit paisiblement et alla s’adosser dans l’encoignure duportail.

Là, il ferma les yeux et attendit, plongé en quelque formidablerêverie, car, parfois, ses lèvres pâlissaient, son front secouvrait d’un nuage de tempête, et le bouillonnement de sa penséeagitait les muscles de sa face comme les vents d’orage plissent laface d’un étang insondable…

Parfois aussi, sa main, lentement, remontait jusqu’à sa poitrineet se crispait dans un geste convulsif.

Soudain, ses yeux s’ouvrirent tout grands, étrangement clairs etprofonds, emplis de la mortelle angoisse de quelque effroyablevision… Quelle vision ?… Qui sait !… Peut-être un hommeattaché sur la roue en place de Grève et dont les chevaux fouettésjusqu’au sang arrachent les membres pantelants…

Quelque chose comme un sanglot déchira sa gorge… puis ses yeuxse refermèrent, et cette figure tourmentée s’apaisa par degrésjusqu’à une extraordinaire expression de calme…

Damiens attendit…

Tout à coup, au bout de la rue, un grondement de chevaux augalop, un tumulte, des cris, des vivats…

– Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

François Damiens fut agité d’une secousse électrique, plaça lamain droite dans sa poitrine, et d’une voix tragiquemurmura :

– C’est l’heure !… L’heure où je vais parler en tonnom, ô peuple, ô douleur, ô justice ! Et toi, France, vienslire le placet que je vais tracer en lettres rouges avec le sang deton misérable roi !…

Le carrosse aux armes de France venait de s’arrêter devantl’hôtel.

François Damiens s’avança d’un pas… le roi apparut… Damiens mitun genou à terre, et, vivement, sa main droite fouilla sa poitrine…sa main saisit l’objet que tout à l’heure elle tourmentait… lemanche d’un couteau !… Deux pas encore, et Louis XV était à lahauteur de Damiens agenouillé, embusqué, à l’affût !…

– Vive le Bien-Aimé ! cria à cet instant suprême lavoix éclatante d’Henri d’Étioles.

Vivement, le roi se retourna vers la rue, vers ce crid’enthousiasme.

Damiens, froid comme le destin, rigide comme une statue demarbre, attendait, les yeux rivés à Louis XV arrêté… Il suivaittous ses mouvements avec une lucidité de mourant… Il le vit leverlentement la tête et regarder quelque chose… lui aussi leva latête… lui aussi regarda… lui aussi vit ce que voyait leroi !…

Cela dura deux secondes à peine…

Mais lorsque Louis XV reprit son chemin, Damiens, effroyablementpâle, s’était affaissé sur lui-même et murmurait :

– Elle l’aime !… Ô destinée ! Elle l’aime !…Oh !… tuer celui qu’elle aime !… Faire pleurer ces yeuxd’azur et d’amour !… Oh ! je ne peux pas ! je nepeux pas !…

Le roi passa…

Damiens, la tête penchée, demeura courbé, presque prosterné…

Une main, tout à coup, se posa sur son épaule.

Il se redressa avec un sourd sanglot et reconnut leconcierge.

– Eh bien ?… Et votre placet ?… Vous n’avez pasosé, hein ?… Il fallait oser, morbleu !

Damiens eut un étrange regard pour l’homme qui lui parlaitainsi, et dit doucement :

– Une autre fois, j’oserai… peut-être !

– Oui, mais vous ne retrouverez peut-être pas une occasionaussi favorable.

Et le concierge rentra en haussant les épaules. Damiens s’avançavers la rue, les yeux fixés sur le balcon qu’avait regardé Louis XVLe balcon était vide, maintenant.

Il songeait :

– Elle l’aime !… Elle aime le roi !… Etmoi ! Moi !… Est-ce que je l’aime, elle !…Insensé ! Pauvre fou !…

Tout à coup, pour un instant, reparut l’apparition d’amour…Cette fois, le regard de Damiens croisa le regard de Jeanne… Ce futun éclair… Et, de nouveau, elle rentra dans l’ombre.

– Oh ! murmura-t-il avec une angoisse de tout sonêtre, il faut que je sache !… Que j’entre-là !… Mais quelprétexte ?… Ah ! oui, la remercier… de cette pièce d’orque je porte sur mon cœur comme une médaille tutélaire qu’un angem’aurait donnée… Allons !…

– Monsieur, dit tout à coup quelqu’un qu’iln’avait pas remarqué, voudriez-vous me faire le plaisir de monteravec moi dans mon carrosse et de m’accorder un entretien ?

Damiens regarda avec stupéfaction l’homme chétif mais opulentqui lui parlait comme à un seigneur.

– Je suis le plus proche parent de la personne qui habitelà ! ajouta l’homme. Allons, montez, je vous prie…

Machinalement, Damiens obéit… Henri d’Étioles prit place près delui… Le carrosse s’ébranla au trot de ses chevaux…

Chapitre 5NOÉ POISSON

Quelle mystérieuse accointance pouvait bien exister entre cesdeux êtres si dissemblables et placés aux antipodes de lasociété : François Damiens et Henri d’Étioles ?

De toute évidence, ils ne se connaissaient pas…

Et pourtant, devant les laquais étonnés, le richissimesous-fermier faisait monter dans son carrosse le pauvre hère auxvêtements presque misérables.

Henri d’Étioles avait-il vu Damiens au moment où celui-cis’agenouillait devant le roi ?…

Sur cette physionomie fatale avait-il déchiffré l’énigme vivantequ’était cet homme ?

Et si cela était !… Oui, si cela était, quels redoutableset secrets calculs l’avaient soudain poussé à saisir Damiens aupassage et à l’emmener avec lui ?…

Laissons aux événements qui vont se succéder le soin – ou plutôtle droit – de répondre à ces questions.

Laissons s’éloigner le carrosse du sous-fermier, et, pour uninstant encore, attachons-nous aux actes et aux pensées deJeanne…

Lorsque la jeune fille eut compris que François Damiens venaitvers elle, elle se rejeta en arrière avec une instinctive terreur.Elle regarda autour d’elle pour appelerMme Poisson ; mais celle-ci avait disparu,ayant vu sans doute tout ce qu’elle voulait voir.

Dix minutes se passèrent, puis une demi-heure… une heure.

Damiens ne parut pas.

Rassurée alors ; toute sa pensée se reporta vers la scèneodieuse qui venait de se dérouler dans ce salon.

C’en était fait, maintenant ! Elle devenait la proied’Henri d’Étioles… Une minute, elle songea à tout dire àM. de Tournehem – à son père ! – lorsqu’ilviendrait…

Mais quoi ! N’était-ce pas du même coup le condamner ?Son père lui défendrait de céder aux menaces d’Henri, cela étaitsûr ! Et alors ?… Oh ! alors, l’affreux petit hommeaux yeux louches agirait promptement !

– Que faire ! Que faire ! murmura-t-elle. Je suiscondamnée… Rien ne peut me sauver !…

Chose étrange !

Ce n’était pas de devenir la femme d’Henri, de s’appeler dès lelendemain Mme d’Étioles, non, ce n’était pas celaqui lui causait l’insurmontable horreur qu’elle sentait croître enelle de minute en minute… Ce qui l’effrayait, ce qui la faisaitfrissonner d’épouvante, c’est qu’elle sentait ou croyait comprendreque ce mariage était le commencement de quelque chose…

Quoi ?… Elle n’avait aucune idée de ce que ce pouvait être.Mais ce devait être formidable… quelque chose comme une profonde etsouterraine machination où elle devenait un rouage inconscient,privé de volonté… le rouage d’une machine… oh ! d’une machinedestinée à broyer quelqu’un…

Mais qui ! qui !… Elle-même ?… oh !non !

M. de Tournehem ?… Non plus !…

Qui ! Qui donc alors ?…

Devant qui Henri d’Étioles surgissait-il du fond de son ombre etdressait-il sa petite taille de gnome malfaisant ?…

– Oh ! continuait-elle, je m’y perds !… J’entredans de la nuit et de l’effroi… Je tremble… J’ai peur… etpersonne ! personne près de moi à qui je puisse me fier,personne pour me guider, me protéger, me défendre !…

À ce moment, on lui apporta une lettre qu’elle ouvrit d’une mainfiévreuse. Elle était de M. de Tournehem. Son père lafélicitait du mariage projeté, tout en témoignant quelque surprise.Il annonçait sa visite pour le soir, voulant passer l’après-midi àcourir les magasins et acheter quelques « colifichets ».Il faisait d’ailleurs un grand éloge d’Henri d’Étioles.

La lettre tomba des mains de Jeanne ; et elle éclata ensanglots.

– Ô mon père ! Mon pauvre père ! Tu me félicites,ô lamentable ironie !…

Quelques heures s’écoulèrent. La soirée s’avançait. Contre sonhabitude, Mme Poisson ne vint pas rôder autour decelle qu’elle appelait sa fille. Mme du Haussets’abstint aussi de toute visite… Jeanne ne remarqua pas cesabsences insolites et étranges en pareil jour, – car elles devaientêtre au courant de ce qui allait se passer le lendemain…

Enfouie au fond d’un fauteuil, la tête cachée dans les deuxmains, elle songeait. Son âme combative, son esprit audacieux luifaisaient envisager l’une après l’autre toutes les formes possiblesd’une révolte.

Peut-être finit-elle par trouver une solution…

Car soudain elle releva la tête, une lueur d’espoir dans lesyeux…

– Oui, murmura-t-elle si bas, si bas qu’à peinepouvait-elle s’entendre ; oui, pourquoi ne pas opposer laforce à la force ?… Puisque cet homme est une menace de mort,pourquoi ne pas opposer la force à la force ?… Puisque cethomme est une menace de mort, pourquoi ne pas le menacer à sontour ?… Pourquoi un homme dévoué, loyal, ne se dresserait-ilpas à son tour devant lui pour lui crier, l’épée à la main :« D’Étioles, ce que tu veux faire est infâme ! D’Étioles,tu vas détruire devant moi les preuves de ton abominable calomnie,ou sinon, c’est l’épée qui décidera ! Nous nous battronsjusqu’à ce que l’un de nous deux tombe mort !… »

Elle comprima son front à deux mains comme pour en faire jaillirl’idée encore confuse. Soudain, elle poussa un cri dejoie :

– Sauvée !… Oh ! ce jeune homme mesauvera !… Il sauvera mon père !… Ce chevalier…comment ?… Ah ! oui… le chevalier d’Assas… J’ai lu dansson regard de flamme un tel dévouement… oui, oui… voilà lesauveur !… oh ! pourvu que je me souvienne de l’adressequ’il a donnée au comte du Barry !… Ah ! je mesouviendrai !… Dussé-je pétrir mon cerveau à deux mains commeje fais de mon front !… ah ! j’y suis !…Sauvée !… Il a dit : aux Trois Dauphins, rueSaint-Honoré !…

Elle bondit vers un petit meuble de Chine qui lui servait desecrétaire, saisit une feuille et, d’inspiration, en toute hâte,sans se donner le temps de réfléchir, elle écrivit :

« Je ne vous connais pas, et vous ne me connaissez pas nonplus. Mais, hier, dans la clairière de l’Ermitage, vous m’êtesapparu comme le type achevé des paladins de jadis qui allaient parle monde à la défense des opprimés, faisant la guerre aux méchants…J’ai en vous une confiance que je ne m’explique pas, mais qui estillimitée !… Êtes-vous celui que je crois ? Ai-je bien lusur votre visage et dans votre attitude que peut-être je ne vousserais pas indifférente ?… Alors, venez ! accourez sansperdre un instant rue des Bons-Enfants… Venez ! venez, quelleque soit l’heure de ce jour ou de cette nuit où vous recevrez cemot !… mais venez avant demain… Venez sans perdre une seconde…Demain, il sera trop tard !… Si je vous ai inspiré la moindresympathie, s’il y a dans votre cœur un peu de pitié pour une pauvrejeune fille placée en face du plus effroyable malheur, si vousvoulez écarter de moi l’horrible catastrophe suspendue sur ma tête,venez !… Je vous attends comme le seul homme capable de mesauver ! »

Elle signa :

« La jeune fille en rose de la clairière del’Ermitage. »

En post-scriptum, elle ajouta :

« Rue des Bons-Enfants, en face de l’hôtel d’Argenson,demandez Mlle Jeanne-Antoinette Poisson. Venezvite ! oh ! venez !… »

Sans se relire, elle plaça le papier parfumé dans une desenveloppes de satin dont elle avait coutume de se servir, écrivitla suscription et cacheta avec de la cire.

– Qui va porter la lettre ? songea-t-elle. Undomestique ?… Ah ! non !… Louise ?…Peut-être !… Non, Louise est trop faible… La Poisson sauraittout… et je me défie de la Poisson… elle joue en tout ceci un rôleque je ne connais pas… Oh ! à qui me confier !…

À ce moment, comme cinq heures sonnaient à une magnifiquependule en porcelaine de Saxe placée sur la cheminée, on heurtalégèrement à la porte, et sans attendre la réponse on entra.

– Ne te dérange pas, fillette, fit une voix d’hommeéraillée et un peu rauque, ce n’est que moi… moi, papa Poisson, lechéri de sa fifille !…

– Cet ivrogne ! murmura Jeanne en tressaillant.Oui !… Pourquoi pas ?… Pour un peu d’argent, il fait ceque je veux… oui, voilà le messager… il portera la lettre… etdemain, il ne se souviendra même plus…

Celui qui venait d’entrer était un homme entre deux âges,corpulent, court sur jambes, la face rougeaude, les yeuxclignotants, la lèvre lippue ; il prisait à chaqueinstant ; sa figure, aux traits accentués par la nature, maisaveulis par les passions basses, portait les stigmates du vice. Ilétait vêtu avec une richesse de mauvais aloi. Son habit, un peutrop éclatant, portait des traces de vin ; son gilet à basquesétait de satin, mais il avait des accrocs ; il avait desboucles d’or à ses souliers, mais ces souliers étaient boueux. Sontricorne était un peu posé de travers sur sa perruque.

– Ouf ! dit-il en se laissant tomber sur un fauteuil.Qu’il fait chaud !…

– Et soif ? dit Jeanne d’un ton câlin en venants’asseoir près de lui.

– Ma fille, dit l’homme en riant d’un rire épais,rappelle-toi bien une fois pour toutes ce que dit papa Poisson… NoéPoisson… Eh bien, il fait toujours soif, été comme hiver, automneet printemps… la soif, vois-tu… c’est la grande amie de l’homme…car un homme qui n’a pas soif, eh bien, il ne boit pas, lemalheureux !

– Et vous, vous avez toujours soif ? dit Jeanne ensurmontant le dégoût que lui inspirait le personnage.

– Toujours, ma fille !… Mais comme te voilà gentilleaujourd’hui !… Ce n’est pas pour t’en faire le reproche, maistoutes les fois que je viens ici… tous les quinze ou vingt jours…c’est à peine si tu adresses la parole à ton pauvre père ! Tonpauvre père ! ajouta-t-il en exhibant un ample mouchoir remplide grains de tabac, et en s’essuyant les yeux.

Fut-ce la douleur ? ou le tabac qui pénétra sous lespaupières ?… Il est certain que ces yeux, incontinent, seremplirent de larmes, de grosses larmes authentiques.

– Tu vois, dit-il, j’en pleure !… Qu’est-ce que jedisais ?… Ah ! oui… que j’ai toujours soif. Je ne saistrop comment cela m’arrive, mais plus je bois, plus j’ai soif…Seulement…

– Seulement ?… Voyons, racontez-moi vos petitschagrins…

– Mais comme tu es donc gentille aujourd’hui,fillette !…

– Que voulez-vous, fit Jeanne en frissonnant… il y a desjours où je suis si heureuse que je tâche de rendre tout le mondeheureux autour de moi !…

– Ah ! oui… je sais… il paraît que demain est un grandjour… et qu’il faudra que je me mette sur mon grand tralala…bon !… mais si tu es heureuse, je ne le suis pas, moi !…Comprends-tu cela ? Je suis dans un jour de soif enragée, etje n’ai pas d’argent !

– Vraiment ?…

– C’est la vérité pure. À telle enseigne que mon amiCrébillon m’a soutenu tout à l’heure que j’étais ivre… Ivre !moi !… Tu vois, cela me fait pleurer…

Il est sûr que rarement Noé Poisson avait été aussi ivre que cejour-là.

Jeanne se tordait les mains de désespoir.

Poisson aurait-il assez de sang-froid pour porter lalettre ?…

Elle se posait cette question avec une angoisse grandissante.Mais, d’autre part, l’ivresse manifeste du personnage n’était-ellepas une garantie contre toute trahison ?

– Écoutez ! fit-elle en prenant tout à coup son parti.Vous avez besoin d’argent ? Je vais vous en donner.

Et elle fit luire aux yeux de l’ivrogne une bourse qui contenaitune dizaine de louis.

Poisson étendit vaguement les mains, tandis que son œil atones’enflammait soudain.

– Oh ! oh ! fit-il simplement, mais sur le ton dela plus profonde tendresse admirative.

– Cette bourse est à vous, à condition que vous me rendiezun léger service.

– Dix services ! cent services ! mille et milleservices !

– Prenez cette lettre, continua Jeanne… Bien… Lisezl’adresse… rue Saint-Honoré… Vous y êtes ?… Bien… Cachez lalettre dans la plus secrète de vos poches… Bien… Attendez,refermons bien votre gilet… Maintenant, vous allez me jurer deuxchoses.

– Je les jure ! dit Poisson en étendant la main.

– Attendez ! s’écria Jeanne avec la patience d’une âmedésespérée. La première, c’est de sortir de cet hôtel sans parler àpersonne… vous entendez ? à personne !

– C’est dit !…

– La deuxième chose que je vous demande, c’est d’allerjusqu’à la rue Saint-Honoré sans vous arrêter… Si vous voyez uncabaret, tournez la tête…

– C’est dit, fillette !… à moi la bourse !

Jeanne lui tendit la bourse que l’ivrogne soupesa un instant,qu’il porta ensuite à ses lèvres et qu’il finit par fairedisparaître dans une de ses poches.

La jeune fille joignit les mains.

– Je vous en supplie, ajouta-t-elle avec une telle ardeurque l’ivrogne en fut ému, je vous en supplie, faites que cettelettre arrive à son adresse au plus tôt…

– Je pars ! répondit Poisson. Je veux que tous lesdiables de l’enfer m’étranglent si je dis un seul mot à personneici, pas même à ma tendre épouse… Je veux être condamné à la soif àperpétuité si je m’arrête dans un seul cabaret avant que la lettresoit remise !…

Poisson s’éloigna avec cette gravité spéciale des ivrognes quine veulent pas tituber.

Jeanne, les mains jointes, une flamme d’espoir dans les yeux, levit s’éloigner aussi rapidement que le lui permettaient les fuméesqui obscurcissaient en lui le sens de la ligne droite…

Noé Poisson était ivrogne.

Il n’était pas mauvais cœur.

Jeanne le savait incapable d’une trahison.

– Dans une heure, songea-t-elle, le chevalier d’Assas aurama lettre ! Je suis sauvée !…

Et lorsqu’une demi-heure plus tard, M. de Tournehementra à son tour dans l’atelier-salon, elle courut, légère etgracieuse, à sa rencontre et se jeta, toute radieuse, dans sesbras.

– Mon père !… mon bon père !…

– Ainsi, fit M. de Tournehem en la serrant surson cœur, c’est donc bien vrai, toute cette histoire que m’aracontée mon neveu ?… Vous vous aimez ?… Tul’épouses ?… Tu es heureuse ?…

Jeanne, toute frissonnante, ferma les yeux, et d’une voix fermequi rendait irrévocable l’affreux sacrifice ellerépondit :

– Oui, mon père !…

Chapitre 6LE CHEVALIER D’ASSAS

La nuit tombait. Après une journée radieuse, un crépuscule d’uneinfinie tendresse jetait sa mélancolie sur le vieux Paris qui déjàsemblait s’assoupir.

C’est à cette heure indécise où l’obscurité naissante luttaitavec les dernières clartés du ciel dans les rues étroites où lesrares lanternes de nuit ne s’allumaient pas encore, c’est à cetteminute exquise de calme et d’apaisement qu’un jeune cavalierfranchit la porte du Roule au pas de son cheval écumant etharassé.

Une rêverie profonde, un sourire inquiet des lèvres, une sorted’extase aux yeux d’une lumineuse franchise, voilà ce qu’on eût pulire sur la physionomie de ce cavalier si charmant par la jeunessedu visage, si séduisant par la svelte élégance de l’attitude, quenous avons entrevu sur la route de l’Ermitage à Versailles :le chevalier d’Assas !

Pauvre enfant dont le front pur semblait déjà se nimber dans uneauréole de sacrifice !

C’était le soir même de ce beau jour d’automne où, dans laclairière ensoleillée, sous les frondaisons pourpres, il avait eucette adorable vision qui l’avait tant bouleversé, et où il s’étaitheurté avec tant de soudaineté aux deux événements qui, avec leplus de force, peuvent faire battre un cœur de vingt ans, un noblecœur à l’aube de la vie :

Un amour ! Un duel !

Le duel… il n’y songeait guère, à vrai dire ; il avait àpeu près oublié la dure figure et le regard métallique du comte duBarry.

Mais comme sa pensée, toute entière, s’attachait à cette étrangeinconnue dont il ne savait rien sinon qu’elle demeurait rue desBons-Enfants, en face de l’hôtel d’Argenson…

Belle ? ah ! certes… belle d’une beauté mièvre,blanche et nacrée, semblable à quelque nymphe des bois, avecl’envolée de ses cheveux, avec ses yeux où s’éveillaient deshardiesses et des curiosités déconcertantes, et où sommeillaientaussi des songes d’amour vagues, lointains et profonds.

Qui était-elle ?… Pourquoi une sourde inquiétude luivenait-elle en même temps qu’un désir insensé de la revoir, del’entendre encore, de sentir sur lui la caresse moqueuse et doucede son regard ?

Pourquoi avait-elle fait sur lui cette prodigieuseimpression ?

Pourquoi, dans son fier maintien, dans le charme même qui sedégageait d’elle, y avait-il on ne savait quoi detroublant ?

Le chevalier se posait ces questions en cheminant le long dufaubourg Saint-Honoré.

Une de ces délicieuses angoisses, symptômes des grandes passionsqui s’éveillent, étreignait sa poitrine depuis l’instant où luiétait apparue cette suave créature dont l’image s’était à jamaisgravée dans son cœur.

Par quels chemins était-il venu du fond du parc royal deVersailles jusqu’à Paris ?

Il n’eût su le dire.

Il avait éperdument galopé sans rien voir, et n’avait retrouvéun peu de sang-froid qu’en apercevant tout à coup sous ses yeux lamasse confuse de Paris que des vapeurs rousses estompaient.

Parvenu au point où le faubourg devenait rue Saint-Honoré, lechevalier entra à droite dans la cour d’une hôtellerie, etaussitôt, un valet s’empara du cheval, tandis qu’un domestiquedétachait de la selle le portemanteau de voyage.

L’hôtellerie des Trois Dauphins était fort estimée desprovinciaux à cause de sa situation : elle était en effetassez éloignée des quartiers bruyants, et pourtant à proximité ducentre des affaires.

Elle était tranquille, paisible, respectable.

De plus, la cuisine y était excellente ; de plus, ses prixétaient honnêtes ; maître Claude, son propriétaire, étaitpassé capitaine dans l’art de voler en douceur sans faire crier leclient, ce qui constitue la parfaite honnêteté pour unaubergiste.

De plus, encore, l’hôtesse, Mme Claude, étaitaccorte et avenante, en ses vingt-six printemps, blanche et dodue,au point qu’elle était connue et célébrée des voyageurs sous le nomflatteur et harmonieux de « la belle Claudine ».

De plus, enfin, l’enseigne de l’hôtellerie qui balançait sur satringle ses trois dauphins or sur azur faisait vis-à-vis à lagrande porte d’un couvent, en sorte qu’en cas d’accident on étaittoujours sûr d’avoir un confesseur sous la main, avantageappréciable, disait maître Claude, quand on veut passer de vie àtrépas en bonne et due forme.

Ce couvent, pourvu de moines savants, et fort vaste puisqu’ils’étendait de la rue Saint-Honoré à la rue Croix-des-Petits-Champs,devait, cinquante ans plus tard, abriter sous ses voûtes un clubrévolutionnaire destiné à faire quelque bruit dans l’histoire, ets’appelait couvent des Jacobins.

Ainsi le voisinage rassurant des moines, les poulardes trufféeset les grands yeux veloutés de l’hôtesse constituaient à cetteauberge une triple spécialité qui avait solidement établi sarenommée en province.

Lorsque le chevalier d’Assas mit pied à terre dans la cour del’hôtellerie, maître Claude apparut sur le perron aux quatremarches honorablement usées. Et comme le jeune homme demandait unechambre et un souper, le digne aubergiste, ayant, avec ce coupd’œil des grands capitaines, remarqué que son futur locatairen’avait pas de laquais et que son portemanteau paraissait assezléger, exécuta ce salut protecteur qu’il accordait aux moinsfortunés de ses hôtes, et s’écria :

– Qu’on prépare le 25. Monsieur y sera comme un prince.

Mais, talonnée par une légitime curiosité, madame Claude étaitapparue sur le perron en même temps que son mari. Elle aussi avaitrapidement passé l’inspection du nouveau venu. Et chez elle, aussi,le résultat de cette inspection se traduisit par l’énoncé d’unnuméro de chambre.

– Mais non, mais non, fit-elle d’une voix autoritaire. Le25 n’est pas libre. Qu’on mette monsieur au 14.

Maître Claude baissa la tête sous la décision autocratique de safemme et regagna ses fourneaux.

Quant au chevalier, il eut un geste d’indifférence : 25 ou14, peu lui importait.

Pourtant, il eût peut-être éprouvé quelque gratitude pourl’hôtesse qui s’empressait autour de lui, s’il eût su que le 25n’était qu’un cabinet noir sous les combles, tandis que le 14 étaitune belle chambre au second, sur la rue, avec vue sur les beauxjardins du couvent des jacobins.

Dans la salle commune où il s’installa bientôt devant une nappeéblouissante, il ne remarqua pas davantage que « la belleClaudine » le servait elle-même, honneur qu’elle n’accordaitqu’à quelques marchands drapiers.

Il ne daigna apercevoir ni les mains potelées, ni les bras nusjusqu’aux coudes, ni les yeux veloutés de la bonne hôtesse. Ilsoupa avec ce robuste appétit de la vingtième année qui ne désarmemême pas devant l’amour, et se retira dans sa chambre – le fameux14 dont Mme Claude, décidément troublée par la vuede ce joli cavalier, lui fit en vain l’éloge, très méritéd’ailleurs.

Il était à ce moment neuf heures.

Le chevalier était fatigué. L’étape de la journée avait étélongue et rude.

Mais ce ne fut pas au sommeil qu’il s’apprêta.

Avec des frissons d’impatience, il changea de toilette, rajustale nœud de son catogan, chercha à donner des plis harmonieux à sonmanteau, essuya pieusement son épée couverte de poussière.

Et tous ces préparatifs, pour courir rue desBons-Enfants !…

Non pas pour la revoir, elle, mais pour rôder autourd’une maison silencieuse, fixer dans l’obscurité une fenêtre ferméeet peut-être, qui savait ! apercevoir une ombre qui sereflétait sur des rideaux.

Prêt enfin, le cœur battant, il allait éteindre les deuxflambeaux qui brûlaient sur la cheminée.

À cette seconde, on frappa à sa porte.

Il ouvrit, et, avec un tressaillement, recula d’un pas.

Dans l’ombre du couloir, se profilait la hautaine silhouette ducomte du Barry.

Le chevalier frémit.

Il tombait du ciel où son rêve d’amour l’avait haussé d’uneenvolée.

Cette figure lui apparut comme un sinistre présage. Quellefigure ! Le pli vertical du front volontaire, les sourcilstouffus et noirs, la flamme du regard ironique, le sourire deslèvres crispées, tout, dans ce visage, exprimait les forces duMal.

Se remettant de cette rapide émotion, le chevalier ne songeaplus qu’à exercer les devoirs de cette politesse raffinée toutepuissante alors.

Il se découvrit, s’inclina gracieusement et dit :

– Soyez le bienvenu, monsieur le comte.

Du Barry entra, le chapeau à la main, et répondit :

– Je suis vraiment confus de vous déranger à pareilleheure, monsieur le chevalier.

– Et moi, je suis désolé d’être forcé de vous recevoir dansune mauvaise chambre d’auberge…

Les deux adversaires se saluèrent.

Puis le chevalier reprit :

– Me ferez-vous la grâce de boire avec moi à la santé duroi ?

– Tout l’honneur sera pour moi.

Alors le comte prit place dans un fauteuil que lui désignaitd’Assas, et celui-ci, ayant appelé un domestique, ordonna qu’on luimontât une bouteille de vin d’Espagne.

Quelques instants plus tard, ils étaient assis l’un devantl’autre, ayant entre eux un guéridon qui supportait deux verres etun flacon de Xérès.

Le chevalier remplit les verres.

Ils les choquèrent légèrement, avec une sorte de gravité, etprononcèrent ensemble :

– À la santé de Sa Majesté…

Formule neutre qui les dispensait de se porter leur santéréciproque.

– Vous le voyez, dit alors le comte, ma premièrevisite est pour vous. Le roi est rentré à Paris à huit heures, caril a demain matin à travailler avec M. d’Argenson. Et je n’aimême pas pris le temps de passer chez moi, si grande était ma hâtede vous faire mon compliment.

– Compliment que je suis prêt à recevoir et à vous rendre,dit le chevalier.

Du Barry s’inclina.

Et l’entretien se continua quelques minutes, frôlant tous lessujets, excepté celui qui les préoccupait, avec l’admirable aisancede la société de ce temps, apogée des grandes galanteriesd’esprit.

Enfin, le comte du Barry se leva pour prendre congé.

Et ce fut seulement alors qu’il aborda l’affaire qui l’avaitamené.

– Chevalier, dit-il, j’ai l’intention de faire demain matinune petite partie de plaisir, et j’ai éprouvé une telle joie envotre conversation, que je serais charmé si vouliez bien consentirà m’accompagner.

– Comment donc, comte ! Mais c’est-à-dire que pouravoir l’honneur de vous rencontrer, je ferais volontiers à nouveaule voyage de huit jours qui vient de m’amener à Paris.

– À merveille ! D’autant plus que je n’abuserai pas àce point de votre empressement ; je compte tout simplement merendre demain matin au Cours de la Reine, si toutefois l’endroitvous plaît…

– Va pour le Cours de la Reine…

– Il y a là, sur la berge de la Seine, une délicieuse etsolitaire promenade avoisinant le Port aux pierres…

– Va pour le Port aux pierres… J’y serai à huit heures.

– Huit heures ! L’heure est admirable, chevalier, etje vous tiens pour un charmant compagnon.

Les deux adversaires s’inclinèrent une dernière fois l’un devantl’autre ; puis le comte du Barry s’éloigna, tandis qued’Assas, refermant sa porte, reprenait place dans son fauteuil, ensongeant :

– La sinistre figure !… Il me semble que la main dumalheur vient de s’abattre sur moi !… Il me semble que c’enest fait de ce beau rêve que je caressais, et que la rencontre decet homme me sera fatale !… Allons, allons !… Est-ce queje vais me mettre à avoir peur !…

Il se leva, se secoua, et comme il cherchait un air à fredonner,brusquement, par un choc de mémoire, la ritournelle entendue dansla clairière au bord de l’étang murmura dans son esprit la rondeenfantine :

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sontcoupés…

Machinalement, comme si la chère escapade projetée rue desBons-Enfants eût été désormais inutile, il se déshabilla, se couchaet se retourna longtemps sur sa couche.

La fatigue aidant, il finit par s’endormir d’un pesantsommeil.

Le lendemain matin, à sept heures, le chevalier était surpied.

Toute agitation avait disparu de son esprit.

D’un pas alerte, il gagna le Cours de la Reine, descendit sur laberge du fleuve, et, ayant atteint le Port aux pierres, constataavec satisfaction qu’il était le premier au rendez-vous.

Quelques minutes plus tard, comme huit heures sonnaient au loin,le comte du Barry apparut, escorté de deux témoins.

Le chevalier s’avança à leur rencontre. Il y eut de grandessalutations.

– Messieurs, fit d’Assas, arrivé à Paris d’hier seulement,et désireux de ne pas faire attendre M. le comte, j’ai dûcommettre l’incorrection de me présenter seul.

– Votre nom, chevalier d’Assas, honorablement connu dansl’Auvergne que j’ai habitée quelque temps, vous tiendra lieu detémoins et de parrains.

L’homme qui venait de parler ainsi était l’un des témoins ducomte.

Le chevalier le regarda avec une surprise non exempte d’unecertaine gratitude.

Du Barry fit alors, dans les règles, la présentationindispensable.

– M. le comte de Saint-Germain, dit-il en désignantcelui de ses deux amis qui n’avait encore rien dit et qui fixaitsur le chevalier un étrange regard d’un insoutenable éclat.

Puis, se tournant vers celui qui avait parlé de la familled’Assas et de l’Auvergne :

– M. Le Normant d’Étioles…

Et tout aussitôt, il ajouta avec ce sourire contraint quidonnait à sa physionomie un indéfinissable caractère de causticitésardonique :

– Puisque je suis si riche de témoins, j’entends partageravec vous, chevalier. Le comte de Saint-Germain voudra bienm’assister, tandis que M. Le Normant d’Étioles sera heureux,j’en suis sûr, de vous servir de second.

Cet arrangement accepté, les deux adversaires mirent bas leurshabits.

L’instant d’après, les épées étaient engagées.

Notre intention n’est pas de faire ici l’ordinaire et insipiderécit des quartes, des contres, des primes et des tierces quifurent échangés. Disons simplement que le comte du Barry passaitpour une des plus redoutables « lames » de la Cour etqu’il attaqua son adversaire par un jeu d’une impeccable science.La lutte se poursuivit pendant dix minutes en trois reprises.

Pendant le combat, celui que du Barry avait appelé le comte deSaint-Germain garda ses yeux fixés sur le chevalier d’Assas, qu’ilparut étudier avec une singulière attention.

À la quatrième reprise, et dès le premier froissement, lechevalier se fendit par un coup droit foudroyant qu’il n’avait faitprécéder d’aucune feinte.

Du Barry laissa tomber son épée et devint très pâle ; lecoup avait porté : le comte avait l’épaule droite traversée.Il se tint un instant debout, puis s’affaissa soudain dans les brasde Saint-Germain. Presque aussitôt, il rouvrit les yeux. Et lechevalier d’Assas, qui s’avançait, lut dans ces yeux une sieffroyable expression de haine qu’il s’arrêta court et se contentade s’incliner devant le vaincu. À ce moment, du Barry perdit tout àfait connaissance…

Le comte de Saint-Germain avait jeté un strident signal au moyend’un petit sifflet d’or.

Un carrosse, qui avait dû, sans doute, amener le comte jusqu’auCours de la Reine, descendit sur la berge, et du Barry fut déposésur les coussins tandis que d’Assas remettait son habit.

Le jeune chevalier allait saluer la compagnie et se retirer,lorsque le comte de Saint-Germain s’approcha de lui et lui prit lamain d’un geste d’autorité. À ce contact, le chevalier frissonna.Il voulut retirer sa main. Mais son effort fut vain : cettemain était comme paralysée dans celle du comte.

– Monsieur ! balbutia-t-il avec un commencement decolère mêlée d’angoisse.

– Jeune homme, dit le comte en abandonnant la main qu’ilvenait d’examiner, vous me plaisez. Vous avez du courage et del’esprit ; vous avez la beauté du corps et la beauté ducœur ; vous avez la jeunesse, l’enthousiasme qui est la poésiedu cerveau… oui, tous ces trésors sont en vous. Veillez sur eux,veillez sur vous-même. Gardez-vous de la haine… et surtout,gardez-vous de l’amour !…

Une extraordinaire agitation fit palpiter le chevalier.

– Monsieur, dit-il d’une voix basse et ardente, quiêtes-vous ?… Inconnu de moi, vous m’inspirez des sentimentsqui m’étonnent… Que voulez-vous me dire ?… Parlez, je vous ensupplie… vous en avez trop dit ou pas assez !

Saint-Germain regarda le jeune homme avec une indéfinissablepitié.

– Enfant, dit-il, – et bien qu’il parût à peine trente ans,ce mot ne paraissait pas déplacé dans sa bouche, – enfant,défiez-vous des femmes… et surtout des reines.

– Des reines !… Oh ! monsieur, ce que vous medites est si étrange…

– Des reines ! Ai-je dit des reines ?… Ou bien,des femmes qui peuvent l’être. Adieu. Méditez ce conseil que jevous donne de retourner au fond de votre province. Et cela non pasdemain, non pas ce soir, mais dès cette minute, dès cette seconde.Fuyez, jeune homme, fuyez ! L’air de Paris est pour vous unpoison mortel. Fuyez à l’instant !…

Et plus gravement encore, le comte de Saint-Germainajouta :

– Demain, il sera trop tard. Vous m’entendez ?…Demain !…

Le chevalier, en proie à un malaise mystérieux où il y avait unfond de terreur irraisonnée et de curiosité poussée au paroxysme,allait poser une nouvelle question.

Mais déjà le comte avait pris place dans le carrosse auprès dublessé toujours évanoui, et la voiture s’éloignait au pas. À mesureque s’augmentait la distance entre le carrosse et lui, le chevaliersentait diminuer l’étrange impression d’angoisse qui l’avaitaccablé ; et enfin, lorsque le lourd véhicule eut atteint lesommet de la rampe qui, du Port aux pierres, conduisait au Cours dela Reine, et eut disparu derrière un massif de vieux ormes, d’Assasrespira longuement.

C’est à peine s’il se souvenait du duel, du comte du Barry, dela victoire qu’il venait de remporter. Toutes ses penséesévoluaient autour du singulier personnage qui, avec tantd’insistance, lui avait conseillé de fuir Paris.

Quitter Paris !… Sans l’avoir revue !… Sans s’êtreenivré encore de sa douce image et de sa voix plus douceencore ! Oh ! jamais !…

À ce moment une main le toucha au bras. Il tressaillitviolemment comme un homme arraché soudain à quelque rêve ; et,se retournant, il se vit en présence de celui qui lui avait servide témoin et qu’on avait appelé M. Le Normant d’Étioles.

– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, je vous dois milleremerciements !… Mais comment se fait-il…

– Que je n’accompagne pas du Barry blessé ?… Pour deuxraisons, mon cher monsieur. La première et la plus valable, c’estqu’ayant accepté d’être votre témoin, c’est à vous que je me dois,même après le duel ; la seconde, c’est que du Barry a près delui en ce moment quelqu’un qui lui sera plus utile que tous lesamis du monde.

– Le comte de Saint-Germain serait-il donc médecin ?fit vivement d’Assas.

– Heu ! Il est médecin, il est sorcier, il est un peutout ce qu’il vous plaira…

– Le connaissez-vous ?

– Comme tout le monde à Paris…

– Excusez ma curiosité indiscrète peut-être. Mais cet hommea fait sur moi une telle impression…

– Que vous voudriez bien savoir au juste qui il est !Mais voilà justement le hic. Tout le monde connaîtM. le comte de Saint-Germain, et nul ne l’a pénétré. Les unsle disent riche comme un nabab des Indes, les autres soutiennentqu’il n’a pas le sou ; il est peut-être Italien ou Roumain, oupeut-être Grec ou Maltais, à moins qu’il ne soit Arabe ouÉgyptiaque… à moins encore qu’il ne soit tout bonnement dePontoise.

« Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il mène grand train, que leroi lui-même a admiré la beauté de ses équipages et qu’il portetoujours sur lui une collection de diamants à faire envie à unefavorite du sultan. Pour en revenir à notre, ou plutôt à votreblessé, soyez sûr que Saint-Germain le guérira promptement.

– Je le souhaite de tout mon cœur, dit le chevalier.

Les deux hommes s’étaient mis en marche depuis un moment. Ilsatteignirent le Cours de la Reine, et d’Étioles montrant uncarrosse qui stationnait :

– Ma voiture est à votre disposition… Si fait ! ne meremerciez pas… Où voulez-vous que je vous conduise ?

Et il poussait le chevalier avec une cordialité qui n’était passans surprendre le jeune homme.

Celui-ci finit par donner son adresse, et d’Étioles jeta unordre au valet de pied :

– Touche aux Trois Dauphins, rue Saint-Honoré…

Ce que d’Étioles ne disait pas, ce que le chevalier nes’expliquait pas, nous avons, nous, le devoir de le dire et del’expliquer.

Pendant les dix minutes qu’avait duré le combat, d’Étiolesn’avait cessé d’examiner le chevalier d’Assas. Il admirait sasouplesse et son sang froid, la merveilleuse agilité de sesparades, la promptitude redoutable de ses attaques. Il admiraitsurtout l’évidente insouciance, le téméraire courage du jeune hommedont la souriante intrépidité semblait se doubler d’une force depoignet exceptionnelle.

Et des projets, à peine éclos dans l’esprit de Le Normantd’Étioles, se développaient avec la rapidité, la méthode et lavolonté qui font la puissance des hommes résolus à parvenir à toutprix, par toutes les voies, au but lointain et ténébreux qu’ils sesont fixé…

Le Normant d’Étioles avait un but dans la vie… lui !

Et ce but devait être quelque chose de formidable ; car,parfois, dans le silence des nuits qu’il passait à rêver et àcombiner, cet homme s’épouvantait lui-même.

Lorsque d’Assas toucha son adversaire, la résolution d’Étiolesétait prise :

– Je suis faible, inhabile aux armes, sans force et sanscourage physique. Pourquoi n’aurais-je pas près de moi quelqu’unqui serait fort pour moi, habile pour moi, courageux pourmoi ! Tout se paie, même le courage… Moi qui n’ai rien… rienque ma pensée ! j’ai du moins de l’argent pour acheter labravoure et l’adresse qui me manquent !… Il faut que jem’attache ce jeune homme !

Dans le carrosse, pendant le trajet du Port aux Pierres à la rueSaint-Honoré, d’Étioles s’attacha à inspirer une certaine sympathieau chevalier. Peut-être y réussit-il en partie. L’âme du jeunehomme était comme ces merveilleuses lyres qui, suspendues,vibraient au moindre souffle des zéphyrs… Elle vibrait, cette âme,à toutes les affections, à tout ce qui lui apparaissait sincère… Ilavait besoin d’aimer, et la pitié que lui inspira la minesouffreteuse de son compagnon fit plus que toutes les avances de cedernier.

Au moment où le chevalier allait descendre du carrosse,d’Étioles lui prit la main et lui dit :

– Ma foi, mon cher monsieur, je me sens porté vers vousd’affection vive comme si je vous connaissais depuis mon enfance.Laissez-moi donc vous traiter comme un ami…

– Vous m’honorez grandement, monsieur.

– Vous traiter comme un ami, reprit d’Étioles, en vousannonçant une bonne nouvelle… bonne pour moi, tout au moins :je me marie.

– Je vous en félicite, dit sincèrement le chevalier quijeta un regard de compassion sur la taille déviée de d’Étioles.

– Je me marie, continua celui-ci, et j’épouse la femme laplus spirituelle et la plus jolie de Paris. Ce qu’il y a deremarquable en cette affaire, c’est que ma fiancée m’aime autantque je l’adore…

– Un mariage d’amour !…

– C’est le mot !

– Puissiez-vous être heureux tous deux ! dit lechevalier avec attendrissement.

– J’espère, parbleu, que je le serai ! Et ce, pas plustard que demain ! s’écria d’Étioles avec un mauvais rire quicausa au chevalier une impression de malaise. Or, donc, puisquenous voilà intimes… car nous sommes intimes… d’honneur, je suistout vôtre. Si j’étais fort aux armes je vous dirais :Disposez de mon épée… Mais j’ai le malheur de n’être que riche, etje vous dis : Cher ami, disposez de ma bourse…

En parlant ainsi, il examinait attentivement le chevalier.Celui-ci s’inclina froidement.

– Or donc, se hâta de continuer d’Étioles, puisque noussommes amis, je pense que vous me ferez la joie d’assister à monmariage qui a lieu demain, sur le coup de midi, àSaint-Germain-l’Auxerrois…

– Très volontiers. Ce me sera un honneur que de signer auregistre de la paroisse.

– Touchez là, chevalier ! Je compte sur vous comme surun de mes amis les plus chers. De vrai, vous m’avez tout séduit, etje considérerais maintenant comme un malheur de vous avoir pourennemi…

– Espérons donc que nous resterons bons amis ! dit lechevalier en riant.

Il sauta à terre, fit un dernier signe à d’Étioles et rentradans son hôtellerie devant laquelle le carrosse venait des’arrêter.

– Me voilà, songea-t-il, avec un terrible ennemi sur lesbras… Ce comte du Barry est un haineux personnage. Le regard qu’ilm’a jeté au moment où j’allais lui tendre la main était un jet defiel qui m’a fait froid au cœur… Heureusement, comme tout sebalance et s’équilibre dans la vie, en même temps qu’un ennemi j’aigagné un ami sûr. Ma foi, ce M. d’Étioles est un charmanthomme… De plus, si j’en juge par les apparences, il doit être bienen cour ; et voilà, certes, qui n’est pas à dédaigner pour unpauvre officier de fortune comme moi… Quant aux sinistresprédictions du comte de Saint-Germain, eh bien, arrive qu’arrive,mais je ne m’en irai pas de Paris !… Paris qu’ellehabite !… Paris où elle respire !… Respirer lemême air qu’elle… ah ! n’est-ce pas déjà dubonheur ?…

Le chevalier d’Assas arrivait à Paris avec deux lettres derecommandations : l’une pour le duc de Nivernais, l’autre pourle maréchal de Mirepoix.

Tous les deux étaient à Versailles, où la cour étaitinstallée.

Les deux recommandations ne souffraient pas de retard.

Si forte que fût l’envie du chevalier d’aller rôder aux abordsde la rue des Bons-Enfants, il se décida à accomplir sur-le-champdes démarches dont dépendait son avenir d’officier.

– Je serai de retour vers cinq heures, pensa-t-il. Etalors…

Il fit aussitôt seller son cheval, et bientôt il s’éloigna autrot, dans la direction de Versailles.

Quant à Le Normant d’Étioles, son carrosse le conduisit quai desAugustins, à l’hôtel de Tournehem, où il s’arrêta deuxheures ; de là, il se rendit rue des Bons-Enfants, où eut lieula terrible et odieuse scène que nous avons racontée.

On vient de voir qu’il était tellement sûr de triompher desrésistances de Jeanne que, d’avance, il invitait ses amis à lacérémonie qu’il avait fixée au lendemain !…

Chapitre 7POISSON ET CRÉBILLON

Le chevalier d’Assas fut de retour aux Trois-Dauphins àpeu près au moment qu’il avait prévu, c’est-à-dire vers les sixheures du soir : c’était le moment même où Jeanne remettait àNoé Poisson la lettre qu’elle avait si fiévreusement écrite pourd’Assas.

Le chevalier avait à demi réussi dans ses démarches àVersailles. Il n’avait pu voir le duc de Nivernais, mais il avaitété reçu par M. de Mirepoix en personne, et le maréchal,après l’avoir interrogé avec bienveillance, lui avait presquepromis de lui faire obtenir ce qu’il était venu chercher à Paris,c’est-à-dire d’être admis avec son grade dans les chevau-légers duroi, faveur immense, les chevau-légers étant un corps d’élite trèsjaloux de ses prérogatives, très fermé, composé de la fine fleur dela noblesse du royaume.

Cette quasi-promesse du maréchal avait comblé de joie lechevalier.

Ce fut donc en fredonnant qu’après avoir mis son cheval àl’écurie il grimpa quatre à quatre les deux étages qui conduisaientà sa chambre, et ce, nonobstant la belle Claudine qui essaya del’arrêter au passage pour lui demander s’il était satisfait duservice, et, en réalité, pour lui faire les doux yeux.

Libre de tout souci, le chevalier se mit, comme la veille, àfaire une toilette soignée : cette fois, rien ne pourraitl’empêcher d’aller admirer la bienheureuse rue qu’habitait cellequi dominait sa pensée de tous les instants.

Sa toilette achevée, pimpant, réellement joli à voir, élégant etle plus léger des amoureux, il redescendit et s’élança audehors.

Sur le seuil de l’hôtellerie, il se heurta à un homme gros etcourt qui ne devait pas être bien solide sur ses jambes, car lechoc le fit asseoir à terre. Le chevalier salua, s’excusa avec unsourire et partit en courant presque.

L’homme, après l’avoir contemplé un instant tout ébahi, aprèsavoir pesté contre les freluquets et les roués trop pressés, finitpar se relever péniblement et dit quelques mots àMme Claude accourue.

Aussitôt celle-ci s’élança dans la rue, appelant lechevalier.

Mais d’Assas était déjà loin. Il n’entendit pas. Ou, s’ilentendit, il jugea que ce qu’il allait faire était autrementintéressant que tout ce que son hôtesse pouvait avoir à luiraconter.

Le chevalier était parti pour se rendre directement rue desBons-Enfants. C’était chez lui un besoin, une envie d’enfant. Sonplan était de traverser la rue, de se mettre dans les yeux lademeure de la jolie inconnue, puis de rentrer tranquillement dîneraux Trois Dauphins, où, retiré dans sa chambre, il auraittout loisir pour rêver à la gracieuse apparition.

Mais le chemin des amoureux, c’est souvent le chemin desécoliers.

Une singulière émotion dont il ne fut pas maître s’empara duchevalier aux abords de la rue bénie : émotion mêlée detimidité, d’angoisse et de désirs contradictoires.

Si bien qu’il ne s’aperçut pas qu’il faisait un détour assezconsidérable, et qu’au lieu d’entrer rue des Bons-Enfants, il seretrouva sur le port Saint-Nicolas, non loin du vieux Louvre.

Alors, par les quais, il continua son chemin jusqu’au Pont-Neuf,tourna à gauche et alla rejoindre la rue Saint-Denis. Longtemps ilmarcha au hasard ; vers huit heures, il se retrouva rueMontmartre et entra pour dîner dans un cabaret au coin de la ruedes Fossés-Montmartre. Ses tours et détours l’avaient donc en sommeramené comme par une attraction magnétique au point central de sonexploration. En effet, il était à deux cents pas de la place desVictoires où venaient aboutir d’une part la rue desFossés-Montmartre, et de l’autre la rue des Bons-Enfants oupresque.

À neuf heures, ayant achevé son repas, l’esprit réchauffé parune bouteille de vieux bourgogne, le chevalier sortit du cabaret aumoment où on le fermait.

Si de rares passants se montraient encore sur la chaussée assezfréquentée de la rue Montmartre, par contre la solitude etl’obscurité régnaient sur la place des Victoires où se dressaitencore le Louis XIV en plomb doré dont la Révolution devait fairedes balles en 92.

Toutes les rues avoisinantes, la rue du Reposoir, la rue deVide-Gousset étaient également désertes, silencieuses etnoires.

Quelques minutes plus tard, d’Assas venait s’arrêter devant leportail de l’hôtel d’Argenson, au beau milieu de la rue, et,tournant le dos à la solennelle demeure, levait les yeux sur lepetit hôtel Régence dont les balcons lui apparaissaient confusémentdans l’ombre.

– C’est là ! murmura-t-il.

Il regardait avidement cette façade obscure où pas une lumièrene brillait aux fenêtres.

Une indéfinissable émotion lui étreignait le cœur. Lentement,ses doigts montèrent jusqu’à ses lèvres et, du bout de ses doigts,il envoya un baiser devant lui, dans le vide…

– Dors, balbutia-t-il, dors ton pur sommeil d’ange, ô chèreinconnue qui, avec une si douce violence, t’es emparé de mon cœurentier ; dors, et puissent des rêves de bonheur agiterdoucement leurs ailes sur ta couche de vierge… Oh ! si jepouvais seulement apercevoir l’ombre de l’un de tes gestes !…Oh ! si seulement une lumière venait illuminer ces pierres quit’abritent !…

Mais les ténèbres semblaient s’épaissir : l’une deslanternes qui éclairaient vaguement le bout de la rue s’éteignitbrusquement.

Alors une pénible impression de tristesse glaça le chevalier. Illui sembla que la face de cette maison pleurait dans la nuit…

Songes ! Illusions !… Il se secoua pour échapper àcette impression… mais elle ne fit que se fortifier… vraiment, unmalheur planait sur le petit hôtel… et en prêtant l’oreille il eûtjuré qu’il venait d’entendre quelque chose comme un lointainsanglot… ou peut-être l’insaisissable harmonie d’une musiqueinfiniment douloureuse que des doigts de mourante eussent arraché àun mystérieux clavecin…

Le chevalier était haletant…

– Non ! murmura-t-il tout à coup, ce n’est pas unechimère enfantée par mon cerveau !… On pleure ! Onsouffre dans cette maison !… Qui sait si ce n’est paselle qui se lamente ainsi !… Oh !… Commentsavoir ! Frapper à cette porte… à pareille heure !… c’estinsensé !… Sous quel prétexte ?… Par le ciel !dussé-je être ridicule ou inconvenant, il faut que jesache !…

D’Assas allait s’élancer…

À ce moment, quatre fenêtres du premier étage s’éclairèrent.

Il demeura cloué sur place…

Au même instant, derrière lui, un murmure de voix se fitentendre. Le chevalier se retourna d’une secousse comme s’il eûtété mordu par quelque bête… et, dans le renfoncement du portaild’Argenson, il vit nettement trois ombres… trois hommes qui, commelui, paraissaient regarder le petit hôtel Régence.

Oh !… que faisaient là ces hommes ? Quiétaient-ils ? Que voulaient-ils ?… Ah ! sans aucundoute, ils étaient venus pour elle !… Une foliejalouse fit monter un flot de sang à la tête du jeune homme…

Jalousie ?… De qui ?… Pourquoi ?… De queldroit ?… Est-ce qu’il savait !

La tête en feu, les tempes battantes, la main crispée sur lapoignée de l’épée, il marcha sur les inconnus, et, d’une voixrauque de fureur :

– Holà, gronda-t-il, que faites-vous là ?…Répondez ! ou, sur mon âme…

– Que faites-vous là vous-même ? interrompit une voixsévère, un peu molle et traînante, comme emplie d’un suprêmedédain.

La lumière des quatre balcons éclairait en plein les troisinconnus. Comme dans un éclair, le chevalier remarqua qu’ilsavaient des épées et que leurs manteaux leur cachaient le visagejusqu’aux yeux.

– Passez au large ! continuait la même voix sur un tonde hauteur qui exaspéra le jeune homme.

– Par la mordieu ! nos épées vont décider qui de nousdoit fuir !

En même temps, le chevalier fit un geste pour dégainer. Unbrusque mouvement échappa à l’homme qui venait de parler ;dans ce mouvement, son manteau s’ouvrit, et un rayon de lumièrefrappa son visage.

D’Assas demeura foudroyé ! Rêvait-il ?… Était-cepossible ?…

Puis il se mit à reculer lentement, éperdu, courbé, répétantdans un murmure haletant :

– Le roi !… Le roi !… Sous ses fenêtres !…Oh !…

À cette même seconde, l’un des trois personnages fit un signe enlevant le bras : d’un renfoncement voisin surgit un homme, –bravo ou policier, – et comme d’Assas, angoissé de mille pensées entumulte, continuait à reculer, il sentit tout à coup un chocviolent sur son crâne, quelque chose comme un formidable coup quivenait de lui être porté par derrière.

Il tomba à la renverse, et presque aussitôt perditconnaissance.

– Berryer, dit alors l’homme qui avait parlé avec tant dedédain, allez donc voir qui est ce maître fou…

Celui qu’on venait d’appeler Berryer s’approcha vivement duchevalier et dirigea sur son visage le jet d’une lanterne sourdequ’il sortit de dessous son manteau. Il examina attentivement lejeune homme, comme pour graver ses traits dans sa mémoire. Puis,secouant la tête, il revint au groupe et murmura quelques mots.

– Sans doute quelque cadet de province fit-il en terminant,que faut-il en faire ?…

L’homme dont le manteau s’était écarté un instant aux yeux ded’Assas hésita comme s’il eût cherché l’ordre à donner.

– Bah ! fit-il tout à coup en haussant les épaules,laissez-le où il est. En s’éveillant, il croira avoir rêvé…Retirons-nous, messieurs. Cet incident m’a ôté tout le plaisir queje comptais prendre à cette promenade dans le Paris nocturne… Etpuis votre mystérieuse blessure doit vous faire souffrir,comte ?…

– Un gentilhomme en service ne souffre jamais et ignores’il est blessé, répondit le personnage qui n’avait encore riendit.

Puis, s’approchant à son tour du chevalier, il le regarda uninstant, étouffa un cri de surprise ou plutôt de joie menaçante, etse hâta de rejoindre ses deux compagnons qui déjà s’éloignaientdans la direction du Louvre.

– Ah ! monsieur le lieutenant de police, dit-il alorsd’une voix sardonique, il faut que ce soit moi qui répare votreignorance !…

À mesure qu’ils avançaient, de toutes les encoignures sortaientdes ombres qui se mettaient à les suivre à distance :c’étaient les gens de M. le lieutenant de police.

Ce mouvement, ce glissement de larves dans la nuit dura uneminute, puis la rue reprit son aspect de solitude noire : toutavait disparu dans la rue Saint-Honoré, tournant à gauche.

– Que voulez-vous dire, monsieur le comte ? s’étaitécrié Berryer.

– Que je sais le nom de cet homme que Sa Majesté vientd’appeler un maître fou et qui pourrait bien être tout autre chosequ’un fou.

– Expliquez-vous, du Barry ! fit la voix dédaigneusequi avait parlé au chevalier d’Assas.

Alors il y eut entre les trois hommes un colloque à voix basse,qui dura jusqu’aux portes du Louvre.

Que se dit-il ? quelles insinuations souffla dans l’espritde ses auditeurs celui qui avait reconnu d’Assas ?

– J’attends vos ordres, Sire ! finit par murmurer lelieutenant de police.

Alors le roi Louis XV laissa simplement tomber ces troismots :

– À la Bastille !…

Et il rentra dans son Louvre, suivi du comte du Barry quiréprima un violent tressaut de joie.

Berryer avait jeté un coup de sifflet. Une dizaine d’hommes – deceux qui tout à l’heure rampaient dans la rue – accoururent. Lelieutenant de police leur donna quelques ordres d’une voixbrève : les hommes s’élancèrent en courant vers la rue desBons-Enfants.

Or, au moment même où le roi et ses deux compagnons avaientquitté l’abri qu’ils avaient cherché sous le portail de l’hôteld’Argenson, deux êtres bizarres apparaissaient au bout de la rue,du côté de la place des Victoires, formant un groupefantastique.

Ces deux nouveaux venus se tenaient par le bras, s’arrêtaienttoutes les fois qu’ils avaient à échanger une idée, et se livraientà des évolutions d’une géométrie fantaisiste dès qu’ils seremettaient en marche.

– Je t’assure, Crébillon, disait l’un, qu’il est… inutiled’aller plus loin.

– Je serais bien curieux, Noé, d’apprendre pourquoi ?répondait l’autre.

– Écoute… nous sommes bêtes de… nous fatiguer… àmarcher…

– Pourquoi, Poisson, pourquoi ?… J’exige… que tu me ledises…

– Puisque… les maisons marchent… et viennent au-devant… denous…

– Par ma Sémiramis ! Par mon Pyrrhus ! Par maZénobie elle-même ! tu es ivre, Noé, ivre comme si tu avaisarrêté ton arche sur un Ararat de bouteilles…

– Crébillon, tu m’offenses ! sanglota Noé.

– Dis-moi, s’entêta Crébillon, pendant le déluge, c’étaitdu vin qui tombait ?

– Une supposition, s’écria Noé passant de la douleur à lajoie ; une supposition… si j’étais un poisson pour de bon… etqu’on me jette dans un déluge de vin…

– Poisson, tu es sublime, déclara Crébillon. L’ivresse estun bienfait des dieux… Jupiter s’enivrait… Vulcain s’enivrait…Quand je suis ivre, j’oublie que Corneille a fait le Cidet que Racine a écrit Andromaquepour me faire enrager…Veux-tu ?… Je vais te réciter le deuxième acte deCatilina dont j’ai ce matin même écrit… le dernier vers…oh ! oh !… qu’est ceci ?… quel est cecorps ?…

Tout en devisant aimablement comme on vient de voir, les deuxnoctambules étaient arrivés en face de l’hôtel d’Argenson, et lepied de Crébillon venait de heurter le chevalier d’Assas étendusans connaissance en travers de la chaussée.

Crébillon se pencha, un peu dégrisé par cette rencontreinattendue.

Poisson hoqueta :

– C’est un confrère… laisse-le dormir…

– Tais-toi, ivrogne !… Ce malheureux est blessé… mortpeut-être !

– Mort ! répéta Poisson, dans l’esprit duquel lesfumées se déchirèrent un instant, comme parfois les nuées d’un cielfuligineux se déchirent sous un souffle de glace.

Et avec un frisson de pitié, il ajouta :

– Pauvre garçon !… Si jeune et si beau !… Jeplains celle qui l’aime…

– Non, non ! reprit alors Crébillon, il n’est pasmort ; son cœur bat la chamade… Holà, monsieur…monsieur ! éveillez-vous, de grâce !

Le chevalier poussa un faible soupir, mais ne put s’arracher àsa léthargie.

– Que faire ? murmura Crébillon. Je serais indigned’être appelé poète si je laissais ce jeune Antinous dépérir sanssecours.

Ce Crébillon était en effet un poète ; précisons : unpoète tragique.

Le personnage qui se présente dans ces attitudes d’aprèslesquelles on aurait tort de le juger sans appel, le compère del’ivrogne Noé Poisson, ivrogne lui-même et tout puant la pipe, ehbien, oui : c’était l’auteur d’Électre, d’Abrée etThyeste, et de cette belle tragédie que l’injustice de lapostérité a condamnée à l’oubli : RadamisteetZénobie… Pauvre Crébillon !…

– Si nous le portions chez moi ? fit tout à coupNoé.

– D’ici la rue Huchette il aurait le temps de trépasser dixfois.

– Chez toi, alors ?

– Le carrefour Buci est encore plus loin !

– Que faire, en ce cas ? Que faire ?

– Un coup de maître, Poisson ! dit soudain le poète ense relevant.

Il étendit le bras vers le petit hôtel, avec un geste detragédien, et dit :

– Demande l’hospitalité à ta femme !

– Ah ! s’écria Poisson en s’assénant un coup de poingsur le crâne, jamais je n’eusse trouvé cela à moi tout seul. Ce quec’est que d’être inventeur de pièces de théâtre ! J’yvais !…

Et assurant sa démarche incertaine, Noé s’en fut heurterviolemment le marteau de l’hôtel.

L’instant d’après, la porte fut ouverte par un domestique,lequel, reconnaissant le mari de Mme Poisson, samaîtresse, ne fit aucune difficulté pour lui obéir lorsque Noé luieût expliqué de quoi il s’agissait.

Les trois hommes soulevèrent le chevalier d’Assas et letransportèrent dans l’hôtel dont la porte fut refermée. Moins d’uneminute plus tard, la rue des Bons-Enfants était envahie par desombres silencieuses et rapides qui s’arrêtèrent en groupe devantl’hôtel d’Argenson.

– Envolé ! Disparu ! s’écria avec un juron celuiqui paraissait être le chef de cette troupe.

– Voilà qui est curieux, observa une sorte de colossetrapu ; je lui ai pourtant asséné mon coup des grands jours.Quand je frappe ainsi, on en revient qu’au bout de quelques heures…si on en revient !

– Tu auras frappé à côté, maladroit ! Maispoursuivons, nous les rejoindrons peut-être…

La bande des policiers se glissa dans la direction de la placedes Victoires, et bientôt s’évanouit au fond des ténèbres comme unvol d’oiseaux de nuit.

Dans l’hôtel, le chevalier avait été déposé sur un canapé assezlarge pour servir de lit de repos.

C’était dans un petit salon du rez-de-chaussée. Le domestiqueavait allumé des flambeaux.

Attirée par les allées et venues, Mme Poissonapparut à ce moment en peignoir de nuit.

En quelques mots, Crébillon la mit au courant de ce qui venaitde se passer.

Elle jeta un coup d’œil sur le chevalier dont la figure pâleapparaissait en pleine lumière.

Cependant, Poisson examinait avec attention cette figure et,tout en se bourrant le nez de tabac, murmurait :

– Où l’ai-je vu ! Mais où l’ai-je donc vu !…Aussi vrai que le vin d’Anjou est supérieur au vin de Champagne,j’ai vu ce jeune homme quelque part, il n’y a pas longtemps… maisoù ! mais quand ! mais à quelle occasion !

Mme Poisson, de son côté, avait tressailli.

Elle aussi croyait reconnaître le chevalier.

Mais comme ses idées étaient infiniment plus nettes que cellesde son digne époux, elle ne tarda pas à s’écrier inpetto :

– J’y suis !… C’est le jeune chevalier de la clairièrequi s’est disputé avec ce grand diable de chasseur… et qui dévoraitdes yeux la petite !… Oh ! oh !… Il rôde par ici… onle trouve évanoui devant la porte !… Il faut que je tire cetteaffaire au clair… Un joli garçon… fière mine et bourse plate…Méfions-nous… pas de sottises, ma fille !

Elle saisit Noé Poisson par un bras et, l’entraînant dans unangle du petit salon :

– C’est bon, dit-elle. Je me charge de ce jeune homme… tupeux t’en aller.

– Viens, Crébillon, dit Noé.

– Attends ! reprit Mme Poisson. Jepense que tu n’oublies pas la journée de demain ?

– Peste ! je n’aurais garde…

– Sois ici à dix heures du matin. Songes-y, c’estgrave !

– On y sera, ma mie, on y sera en grande tenue : jemettrai mon beau gilet vert pomme et mon habit écarlate, ainsi quema culotte de soie jaune… Ah ! ah !

– Non pas ! fit sèchement la matrone ; tutrouveras ici tout ce qu’il faut pour t’habiller dignement ;on y a songé pour toi… Maintenant, écoute bien ; si tu es ivredemain, tu nous déshonores tous !

– Madame ! protesta Noé.

– Si tu n’es pas ivre, si tu te tiens aussi bien que lacirconstance l’exige, tu trouveras dans ton habit de cérémoniemille livres en or… mille ! tu entends ! Tâche de lesgagner…

– Mille livres ! s’écria Poisson en écarquillant lesyeux. De quoi étancher, deux mois durant, la soif de Crébillon.

– Et la tienne !

– Madame !

– Va… va maintenant… et n’oublie pas !

– Mille livres !… Viens, Crébillon, viens-nous-en, monami… viens que je te dise…

Bras dessus bras dessous, les deux compères sortirent de l’hôtelet s’éloignèrent, fraternellement calés l’un contre l’autre. Chosecurieuse : on eût dit qu’ils reprenaient leur ivresse où ilsl’avaient laissée. L’émotion dissipée, les fumées bachiquesredevenaient souveraines dans ces deux cerveaux.

Ce fut donc en traçant de nouvelles courbes et en s’entretenantde bizarres problèmes qu’ils continuèrent leur route vers la Seine,qu’il leur fallait franchir pour rentrer chez eux.

Poisson disait :

– Cherchons combien mille livres peuvent donner debouteilles d’Anjou.

Crébillon répondait :

– Pardon, pardon… tu veux dire combien de flacons dechampagne…

En effet, c’était là leur éternel sujet de dispute. Un seulpoint les séparait : l’un adorait le vin d’Anjou et l’autreraffolait du vin de Champagne.

Tant il est vrai qu’il y a toujours un point noir, même dans lesplus parfaites amitiés.

Pendant ce temps, Mme Poisson, ayant examiné lechevalier d’Assas, constata qu’il ne portait aucune trace deblessure. En effet, le jeune homme avait été atteint au-dessus dela tempe droite d’un coup qui ne laisse pas de marque visible, maisqui n’en est pas moins terrible.

– Je ne crois pas qu’il en meurt ! songea lamatrone.

Et, avec un hideux sourire, elle ajouta :

– Après tout… s’il meurt d’un coup de sang au cerveau… jen’en sais rien, moi !… Ça ne se voit pas…

Elle se contenta donc d’accommoder le chevalier sur le canapéet, laissant un flambeau allumé, se retira.

Dans l’hôtel, tout retomba au silence.

À l’instant où il s’était abattu dans la rue, d’Assas avaitentièrement perdu connaissance. Puis, sous l’effort de l’instinctde vivre, quelques vagues perceptions parvinrent à son cerveau,pareilles à ces livides et fugitives lueurs que l’œil croitpercevoir dans l’obscurité.

Il eut confusément conscience qu’on le saisissait, qu’on leportait quelque part, qu’on l’étendait…

Un laps de temps qu’il ne put apprécier s’écoula.

Puis, lentement, des embryons d’idée se formèrent, sedissipèrent, pour se reformer à nouveau. Il sentait une lourdeur deplomb peser sur sa tête, et dans ses oreilles il entendait unbourdonnement monotone et très fort, semblable au bruit d’une chuted’eau.

Puis, enfin, ces lambeaux d’idée s’adaptèrent l’un àl’autre.

Il put penser…

Ce fut terrible.

La première pensée qui se présenta à lui fut celle de lamort : il eut la conscience très nette que le sang se portaitau cerveau par afflux violents et qu’il semblait s’y coaguler.

Oh ! de l’eau ! Rien qu’un peu d’eau sur son front etses tempes !…

Cela le sauverait !

– De l’eau !… Un peu d’eau !…

Il crut avoir poussé un cri retentissant… En réalité, ses lèvresdemeurèrent immobiles.

– Oh ! songea-t-il désespéré, mourir… mourir fauted’une goutte d’eau !… Il n’y a donc personne autour demoi !… On ne m’a donc pas entendu !… Oh ! si jepouvais… seulement… dégager… ma gorge !…

Il se raidit dans un suprême effort… mais pas un doigt ne futremué… ses jambes lui semblaient de plomb… ses bras inertes luiparaissaient avoir été liés… Rien… pas même l’esquisse d’ungeste…

Cet effort eut pourtant un résultat : ses paupièress’entr’ouvrirent.

Sans étonnement – l’étonnement est une vigoureuse manifestationde la pensée – il se vit dans une pièce inconnue… une sorte desalon élégant et coquet.

Alors, des yeux, il voulut faire le tour de cette pièce ;il s’aperçut que ses yeux étaient immobiles ! Il voulutrefermer les paupières pour échapper à l’effrayante impression decette fixité : avec horreur il constata que ce simplemouvement n’était plus dans sa volonté.

Et le mince regard qui filtrait de ces paupières à peineouvertes et immobilisées demeura rivé à un panneau de porte quesurmontaient des anges joufflus jouant à la corde avec desguirlandes de roses.

– De l’eau ! un peu d’eau ! crut-il crier ànouveau sans proférer en réalité aucun son.

Alors, dans le râle de sa pensée, il reconstitua l’effroyableaventure : il était parti de son hôtellerie… était arrivé ruedes Bons-Enfants… Pourquoi ? Pourquoi ?… Ah !… Pourvoir sa maison !… Le roi !… Que faisait le roiLouis XV sous ce portail ?…

Une atroce jalousie le mordit au cœur… Le roi venait pourelle !… Le roi !… Et lui, pauvre petit officier…avait espéré… oh !… Et c’était fini !…

Il sentait qu’il allait mourir… que jamais il ne la reverrait…que jamais elle ne saurait que sa pensée suprême avait été pourelle !…

Mourir !… Oui… quelques minutes encore… et ce serait fini…les bourdonnements devenaient plus violents… il comprenait que lesang envahissait le cerveau… que ses tempes se gonflaient àéclater…

À ce moment, son œil rivé au panneau de la porte vit cette portes’ouvrir.

Dans l’encadrement, une forme blanche, vaporeuse, suave, luiapparut…

Et cette forme s’avançait vers lui…

L’être entier du jeune homme se tendit dans un effortinsensé…

Il lui parut qu’un rugissement s’échappait enfin de sa gorgeserrée, comprimée comme par des mains de fer… un rugissement dejoie folle, immense, délirante…

Car cette forme blanche qui s’avançait vers lui, il lareconnaissait !

C’était elle !…

Elle !… La jeune fille en rose de la clairière del’Ermitage !…

Chapitre 8LE COMTE DU BARRY

Celui que le chevalier d’Assas avait blessé dans la matinée d’uncoup d’épée dans l’épaule avait été ramené chez lui par son témoin,le comte de Saint-Germain.

Du Barry habitait en l’île Saint-Louis, à l’extrémité du quaid’Anjou, un antique hôtel dont les fenêtres regardaient la petiteîle Louvier, sablonneuse et déserte, – simple langue de terrefréquentée le jour par quelques pêcheurs de goujons, sinistrecoupe-gorge abri de truands dès que la nuit l’enveloppait de sesvoiles.

L’hôtel du Barry était une magnifique demeure, un de ces vastesbâtiments majestueux et sévères, dont un seul vestibule ferait ceque les constructeurs de nos jours, avec une audace ingénue,appellent un grand appartement.

Jadis, vers le milieu du règne de Louis XIV, le feu comte duBarry, père de celui que nous mettons en scène, avait mené grandtrain de fortune dans cet hôtel : les immenses salons avaientvu se développer sous leurs lambris dorés la pompe de fêtessplendides. Le roi en personne avait assisté à l’un de ces galas oùl’on avait donné à Sa Majesté la comédie et une collation qui avaitémerveillé M. de Saint-Simon, difficile à contenterpourtant, comme on sait.

Mais maintenant ces salles étaient silencieuses etglaciales.

Peu à peu, les meubles précieux, les tableaux de maîtres, lesriches tentures en étaient sortis… vendus pièce à pièce, dispersésdans une rapide ruine.

L’hôtel lui-même était hypothéqué de dettes.

Et lorsque les pas du comte faisaient résonner dans les mornessalons vides d’étranges sonorités, il semblait qu’il éveillât deséchos funèbres, comme si cette maison eût été la tombe d’uneprospérité défunte.

Dans ces moments-là, une rapide contraction nerveuse fronçaitles noirs sourcils du comte et un soupir d’immense amertumegonflait sa poitrine.

Alors il se rappelait sa première enfance écoulée au sein duluxe, de l’opulence et des fêtes, les maîtres qu’on lui avaitdonnés, la foule des grands seigneurs qui venait, les belles damesqui le caressaient…

Puis son père était mort…

Le comte du Barry entrait alors dans sa dix-huitième année.

Enfant, il avait peu aimé son père ; il avait paru d’uncaractère sombre, songeant à des choses qu’il ne communiquait àpersonne, injuriant ses maîtres, battant ses domestiques.

Jeune homme et maître d’une grande fortune, on sut enfin cequ’il y avait dans cette tête au front volontaire et quellespensées l’agitaient.

Sur le cercueil de son père, il ne versa pas une larme ; età peine ce cercueil fut-il fermé, le nouveau comte dressa uninventaire exact de sa fortune.

Elle était considérable et donnait deux cent mille livres derente, somme énorme pour l’époque : le comte fit lagrimace ; il s’attendait à mieux !

Alors il apparut tel qu’il était : les passions compriméeséclataient avec une violence inouïe ; les vices, d’abordcouverts d’un vernis de somptueuse élégance, bientôt débridés enplein emportement de folie, descendaient jusqu’à la plus basseignominie. Le comte du Barry fut, dans toute la fougue de sonimpétuosité passionnée, un viveur, un dévoreur, un assoiffé deplaisirs. Tous les plaisirs, il voulut les connaître, et quand illes connut tous, il en inventa de nouveaux. Il étonna Paris. Ilscandalisa la cour, jetant l’or à poignées, éventrant, saignant àblanc l’antique patrimoine, conduisant les saturnales dans lessalons somptueusement austères du vieil hôtel, et, cyniquement,installant jusque dans la chambre de sa mère, les créatures deluxure qu’il se plaisait à tirer des bas-fonds de la truanderiepour les y replonger ensuite tout éblouies de leur aventure…

Une excuse à cet homme : une seule.

Cette mère, il ne l’avait pas connue !

Cette mère qui eût pu le guider, qui, sans aucun doute, eût faitnaître sous ses caresses des sentiments humains dans ce cœur, cettemère était morte trois mois après la naissance du comte.

Sevré de ses caresses qui sont pour l’homme le plus prodigieux,le plus fécond et le plus sublime des enseignements, le cœur ducomte du Barry fut ce qu’il devait être :

Une quintessence de féroce égoïsme.

Ses yeux avaient la froideur sinistre et le rapide étincellementd’une lueur d’acier.

Il ignorait la signification de ces deux mots : bonté,méchanceté. Il était le contraire de la bonté, mais on ne peut direqu’il était méchant. La méchanceté suppose dans un coin de l’âme unreflet de sentiment.

Tout simplement, le comte du Barry n’avait pas d’âme.

Un jour, une de ses maîtresses, qu’il paraissait aimer puisqu’ill’avait depuis six mois et venait de dépenser cent mille livrespour elle, mourut subitement chez lui, en pleine fête, d’unemaladie de cœur.

Le comte se leva de table, s’approcha de la malheureuse, et,ayant constaté qu’elle était morte, appela ses domestiques et leurdit froidement :

– Emportez cela au dehors… où vous voudrez. MademoiselleMarion, venez ça près de moi. Vous remplacez dès maintenant cellequi sort d’ici.

Cela ! c’était le cadavre de la morte !

Celle que le comte avait appelée Mlle Marion,une pauvre fille de luxe, vint à lui, toute pâle, et, d’un reversde main, le souffleta, puis sortit, escortant le cadavre qu’onemportait…

Du Barry ne comprit jamais ce soufflet.

Quelques années suffirent pour engloutir la fortune patrimonialedes du Barry.

Un matin, le comte se trouva face à face avec le spectre de laruine :

Vendues lambeau par lambeau, ses terres de Normandie ;vendues ses fermes ; vendus ses trois châteaux avec leurs boiset leurs étangs ; vendus les meubles de l’hôtel… tout étaitvendu, tout, tout, sauf le nom !

Le dilemme se présenta dans sa hideur :

La misère ou le suicide !

Le suicide ? Non ! Il ne voulait pas mourir !…Non pas qu’il fût lâche, mais l’idée de renoncer aux jouissancesqui avaient été sa vie lui était insupportable.

La misère ? Encore non ! Puisque c’était le mêmerenoncement ! Le comte appela son valet de chambre et lui ditsimplement :

– Va me chercher M. Jacques. Tu sais qui ?L’homme de la rue du Foin…

Une heure plus tard, celui qui portait ce nom modeste – du moinsle comte ne lui en connaissait pas d’autre – entrait en souriantdans le petit salon où se tenait du Barry.

C’était un homme de moyenne taille, mince, modeste dans sa misecomme dans son nom ; il semblait plutôt glisser quemarcher : son regard se posait en un instant sur cent objetsdifférents ; il parlait d’une voix blanche, sans accent, nedisant jamais un mot plus haut que l’autre ; il n’y avait dansson attitude ni humilité ni affectation. Il semblait être laparfaite expression de ce qui s’appelle la modestie.

Seulement, l’observateur qui se fût attaché à l’examinercurieusement eût découvert dans ses attitudes plus d’élégance qu’iln’eût convenu, dans certains de ses gestes une autorité viteréprimée, dans quelques-uns de ses regards profonds un jet deflamme aussitôt éteinte.

On ne savait rien de cet homme, sinon qu’il vivait, sans mystèreapparent d’ailleurs, dans une petite maison qui lui appartenait,rue du Foin, près de la place Royale, et qu’il passait pour assezpauvre.

– Monsieur Jacques, dit du Barry, vous êtes venu me trouvertrois fois : il y a un an, il y a six mois et il y a troismois. À chaque fois, vous m’avez répété : « Le jour oùvous serez complètement ruiné, appelez-moi, et je voussauverai. » Le jour de la ruine est venu, monsieur Jacques. Etvous le voyez, je vous appelle.

– Êtes-vous vraiment ruiné, monsieur le comte, ce quis’appelle ruiné ?

– Complètement, monsieur Jacques. Je n’ai plus rien,répondit du Barry en grinçant des dents.

– Vraiment, monsieur le comte, est-ce bien au point quevous dites ?

– En cherchant bien dans tous les tiroirs de ce meuble, onfinirait par rassembler une centaine de livres : la dixièmepartie de ce que je dois au dernier de mes domestiques.

– Très bien. En ce cas, nous allons causer, monsieur lecomte.

– Causons, monsieur Jacques !…

En parlant ainsi, le comte était effroyable à voir, avec seslèvres crispées, son teint blême, ses traits convulsés. Mais, avecson sourire et sa mine paisible, M. Jacques était peut-êtreplus effroyable encore…

Alors, M. Jacques « causa ».

Longuement, à voix basse, il parla.

Le comte rougissait, pâlissait. Parfois il secouait violemmentla tête.

Mais M. Jacques revenait à la charge, avec un entêtementdoux, une obstination paisible.

Le jour baissait lorsque M. Jacques tira un papier de sapoche, l’étala sur une table, et, d’une voix qui, soudain, se fitdure, autoritaire, glaciale, prononça :

– Signez-vous ?

Le comte jeta autour de lui un regard éperdu. Sans doute il eutà cet instant cette révolte, cette hésitation suprême que durentconnaître les damnés qui, dans les légendes du vieux temps,signaient le pacte satanique.

Mais sans doute aussi l’esprit du mal était sur lui…

Il signa !…

M. Jacques plia méthodiquement le papier qu’il mit dans sapoche.

Il s’inclina gravement, et, dans les ténèbres quis’épaississaient, s’éloigna sans bruit…

À partir de ce moment, le comte du Barry ne manqua jamaisd’argent : du moins en avait-il assez pour faire figure à lacour et soutenir dignement son rang. Mais il était facile de voirque cette existence relativement modérée lui pesait et qu’ilrongeait son frein en attendant…

En attendant quoi ?… Lui seul eût pu le dire, – etM. Jacques !

Ajoutons que son caractère se fit plus sombre de jour en jour,et que souvent, au milieu des orgies, il lui arrivait detressaillir tout à coup et de pâlir sans cause apparente.

Le comte continua à demeurer dans le vieil hôtel du quai d’Anjouoù il avait pour tout domestique un valet de chambre et unpalefrenier qui prenait soin de ses chevaux, fort à leur aise dansles écuries qui jadis en avaient contenu une vingtaine.

Seulement il avait fait aménager trois ou quatre pièces del’aile gauche qui lui servaient d’appartement ; le reste étaitabandonné à la poussière et aux toiles d’araignée.

C’est dans cet appartement que du Barry avait été ramené par lecomte de Saint-Germain, son témoin, le jour de son duel avec lechevalier d’Assas.

Saint-Germain n’avait mandé aucun chirurgien : il avaitlui-même lavé, sondé, pansé et bandé la plaie à l’orifice delaquelle il avait étalé une couche épaisse d’un onguentbalsamique.

– Me voilà au lit pour huit jours, dit alors du Barry avecune sorte de rage ; et cela dans un moment où je donneraisbien huit ans de ma vie pour être libre !…

Saint Germain sourit.

– Dans quelques heures, dit-il, vous serez sur pied.

– Mordieu !… Dites-vous vrai !

– Jamais je ne mens, cher comte !… Et puis,voulez-vous que je vous dise ? je désire autant que vous-mêmeque vous puissiez aller et venir… Ne vous étonnez pas… c’est uneidée à moi… Donc, dès ce soir, vous pourrez marcher trèsraisonnablement ; dans trois jours, vous pourrez monter àcheval ; dans six, vous serez aussi fort de votre bras blesséque de votre bras indemne…

– C’est admirable ! Je sens déjà l’effetrafraîchissant et réparateur de votre baume. Quel merveilleuxchirurgien vous êtes !…

Saint-Germain haussa les épaules.

– Ce n’est pas moi qui ai composé ce baume, dit-il ;je n’y ai donc aucun mérite. Je le tiens de Nostradamus qui, lui,était vraiment un médecin transcendant. Il le composa à la prièrede Catherine de Médicis ; cette pauvre Catherine avaittoujours peur de quelque coup de poignard, elle qui jouait oufaisait si bien jouer de la dague. Nostradamus travailla cinq ans àce baume, et le soir où il en trouva la synthèse définitive, ilpleura de joie, leva les bras au ciel et s’écria qu’il touchaitenfin à l’Absolu…

– Ah çà, comte ! fit du Barry en riant comme il riaitdans ses grandes gaîtés, c’est-à-dire du bout des dents ; ahçà, on dirait qu’à moi aussi vous voulez faire croire que vous avezconnu Nostradamus !…

– Je ne veux rien vous faire croire, dit froidementSaint-Germain ; c’est vous qui voulez à toute force me prendrepour un médecin de génie en me faisant honneur de la composition dece baume. Et comme jamais je ne mens, la vérité m’oblige àconfesser que je le tiens de Nostradamus, tout simplement.

– Tout simplement ! murmura du Barry qui ne puts’empêcher de frissonner.

Et, jetant un ardent regard au comte de Saint-Germain, ilreprit :

– Dites-moi, comte, parmi tant de choses que vous savez… etnotamment au sujet de Nostradamus… pouvez-vous me dire si…réellement… il a trouvé…

– Quoi donc ? sourit Saint-Germain en faisant chatoyerune monstrueuse émeraude qu’il portait au doigt.

– La pierre philosophale !…

– Non certes, il ne l’a pas trouvée… puisqu’il estmort.

Du Barry eut un geste d’étonnement.

– Sans doute ! continua Saint-Germain, s’il eût trouvéla pierre philosophale, il eût du même coup trouvé l’élixird’éternité que le vulgaire, dans sa terreur instinctive du mot« éternité », appelle élixir de longue vie. Tout est danstout, mon cher comte, et l’Absolu est un. Sans quoi il neserait pas l’Absolu. Donc, le pouvoir de créer de l’or et lepouvoir de créer de la vie ne sont qu’un seul et même pouvoir.

– Mais vous, comte, reprit du Barry d’une voix haletante,emporté sur les ailes du mystère vers l’irréalisable féerie ;vous qui, dit on, avez étudié ces sublimes questions… vous qui avezsondé l’insondable… répondez-moi… que pensez vous ?… quesavez-vous ?… peut-on trouver la pierrephilosophale ?…

– Pourquoi pas ? dit négligemment Saint Germain. Jevous l’ai dit : tout est dans tout. Le primordial principe dela création se cache dans les replis les plus secrets de la nature.Mais si les précautions de la nature ont été infinies pour cacherson secret, l’audace de l’intelligence ne peut-elle être infiniepour le découvrir ? Eh quoi ! ce que peut accomplir lachaleur du soleil dans les entrailles du sol, l’alchimiste nepourrait-il le réaliser dans son creuset, alors qu’il a à sadisposition les ressources toutes puissantes du calcul et del’imagination !

– Oh ! haleta le blessé dont les yeux flamboyèrent,posséder ce secret ! Être riche ! Riche àl’infini !…

– Oui, n’est-ce pas ? Car la richesse infinie, c’estl’infinie jouissance. C’est le droit de concevoir l’irréalisable etde le réaliser sans effort. Que l’imagination la plus fougueuseouvre toutes grandes ses ailes et s’élance éperdument dans lesespaces du rêve ! qu’elle conçoive des plaisirs inaccessiblesà l’humanité ! qu’elle recherche des raffinements devantlesquels l’homme recule épouvanté, désespéré de sonimpuissance ! Celui qui détient la pierre philosophale se feraun jeu de ces plaisirs et de ces raffinements. Tout est à lui. Iln’a qu’à prendre la peine de souhaiter, de désirer !Puissance, honneur, gloire, amour, tout lui appartient. Les orgiesfabuleuses, il les renouvelle avec dédain ; les amoursimpossibles, il les réalise dès qu’il le veut… Et notez, comte, quela soif de plaisir peut être inextinguible chez cet homme,puisqu’il est éternel, puisque les excès qui tuent les autres nepeuvent l’user, lui !…

Saint-Germain se leva, s’approcha du comte du Barry quifrémissait et dont le front s’inondait de sueur.

– Cet homme, continua-t-il, goûte des jouissances infinies.D’abord, il se rue aux orgies, aux plaisirs des sens. Dans lepremier enchantement de sa découverte, il use la moyenne deplusieurs existence à toucher le fond des joies sensuelles : àlui les mets les plus fabuleusement exquis ! à lui les vinsque, dans des serres spéciales, ses raisins seuls peuventdonner ! à lui les femmes les plus splendides de lacréation ! S’il s’en trouve une sur la surface du globe quisoit la plus belle, c’est celle-là qui sera à lui !…

Du Barry haletait, se tordait sous la parole brûlante quitombait sur son cerveau comme une lave incandescente.

– Bientôt, reprit Saint-Germain, c’est-à-dire au bout dequelques centaines d’années, il songe à d’autres joies. La gloirele tente : il est Raphaël ou Michel-Ange. La puissance attiresa curiosité : il se fait roi. Plus haut ! Toujours plushaut ! Il finit par concevoir, comprendre et réaliser lajouissance absolue. L’homme de plaisir souffre dans sespassions ; l’artiste de génie souffre dans la création de sonœuvre ; le haut dignitaire est soumis au ministre ; leministre est soumis au roi ; le roi est soumis à cette choseénorme, inconnue, qui s’appelle le peuple ; le peuple estsoumis à des légions de maîtres, et, pis encore, soumis au travail…Seul, le détenteur du sublime secret, celui qui a accompli le grandœuvre, échappe à l’univers, au peuple, au ministre, au roi, à lamort ! Il est son propre maître, et dans l’exercice de cetteliberté sans limites éprouve à chaque seconde qui s’écoule lajouissance sans limites… Alors, du haut sommet où il s’est placéd’un coup d’aile, il contemple le vaste grouillement de l’humanité,écoute la musique infernale des cris de joie et des clameurs dedésespoir, et laisse tomber un regard de pitié sur les malheureuxqui se tuent à conquérir quelques pauvres millions et, pour arriverà cet humble but, en sont réduits à vendre jusqu’à leurnom !…

Du Barry poussa un cri de terreur. Il se souleva, et bouleversé,hagard, d’une voix rauque, il râla :

– Que voulez-vous dire ? quels sont ces hommes dontvous avez pitié ?… Parlez ! parlez !… enconnaissez-vous ?…

– Moi ? Non !… Pourquoi voulez-vous que jeconnaisse de tels misérables ?…

– Vous disiez…

– Je parlais des jouissances de l’homme qui possède lapierre philosophale, parce que vous m’en avez parlé le premier.N’attachez pas d’autre importance à ce que j’ai pu dire…

– Mais… n’êtes-vous pas… justement… cet homme ?

– Vous êtes étranger, comte. Et je suppose que votreblessure y est pour quelque chose. Eh ! ne peut-on rêver touthaut ? Allons, calmez-vous… sans quoi, vous ne pourrez sortirce soir…

– Qui vous a dit ? s’écria le comte du Barryépouvanté.

– Vous-même ! fit Saint-Germain en éclatant de rire.Adieu, comte. Je vous verrai demain ; ne vous inquiétez pas devotre blessure, je m’en charge.

Ceci fut dit si cordialement, d’une voix si naturelle, que lessoupçons de du Barry se dissipèrent en partie. Demeuré seul, leblessé sommeilla ou fit semblant de sommeiller jusqu’à six heuresdu soir.

À ce moment, il appela son valet de chambre.

– Habille-moi, lui dit-il.

– Mais votre blessure, monsieur le comte ! s’écria leserviteur.

– Habille-moi toujours.

Et, à part lui, du Barry murmura :

– Plutôt que de ne pas accompagner le roi ce soir,j’aimerais mieux perdre mon bras droit !… Oh ! qu’ya-t-il donc qui l’attire ainsi ?… Vais-je échouer auport !…

Une fois habillé, il fit quelques pas pour essayer ses forces etconstata que, malgré un léger étourdissement, il pourrait fort bienmarcher. Un sourire d’ironique satisfaction crispa ses lèvres.

– Tout autre que moi, Sire, serait au lit, songea-t-il.Mais moi, aucune blessure ne peut me retenir quand il s’agit du…service de Votre Majesté… J’espère, ô mon roi, que voilà dudévouement !…

Il s’apprêtait à sortir et déjà son valet de chambre jetait sonmanteau sur ses épaules, lorsqu’on frappa.

Le domestique alla ouvrir : Le Normant d’Étioles entra.

À la vue de du Barry debout, d’Étioles poussa un cri de joie…vraie ou feinte, et s’écria :

– Mes félicitations, très cher !… Comment !debout ? habillé ?… Je craignais vraiment que cetteblessure…

– Une piqûre d’épingle ! fit du Barry dont lessourcils, un instant, s’étaient contractés.

– Ainsi, vous pourrez demain assister à mon mariage ?…Ah ! cher, vous me l’avez promis… Je veux toute la cour pourtémoin de mon bonheur… et qu’est-ce que la cour sans le comte duBarry !…

– Je ne sais vraiment si je pourrai…

– Si fait ! si fait ! Vous pourrez, cherami !… Il faut que vous assistiez à ce spectacle unique,merveilleux, invraisemblable : le pauvre petit d’Étiolesconduisant à l’autel la plus radieuse beauté de Paris…

– Est-elle vraiment si belle ?…

– Vous verrez : un pur chef-d’œuvre. Vous viendrez,n’est-ce pas ?

– Je crois décidément que je n’en aurai pas la force, ditdu Barry.

– Pourtant, je vous vois gaillard et sur le point desortir.

– Ce soir, je fais un grand effort parce que Sa Majestém’attend.

– Ah ! ah ! Le roi vous attend ? fitsourdement d’Étioles.

– Oui, cher ami !

Les deux amis se regardèrent fixement. Et celui qui eût puétudier, comprendre tout ce qu’il y avait dans ce double regardamical eût reculé, épouvanté, comme on recule devant un abîmeouvert soudain sous ses pas…

La haine, elle aussi a ses abîmes…

– À propos, reprit d’Étioles, persuadé que vous ne pourriezvous lever demain, j’ai justement invité quelqu’un que je me fussegardé de prier à cette cérémonie si j’avais pensé que vous ypourriez assister… mais au fait, puisque vous ne pourrez pas…

– De qui voulez-vous parler ? demanda le comte entressaillant.

– De votre adversaire de ce matin… un charmant garçon, mafoi… Mais seule la politesse m’a forcé de l’inviter, puisque je mesuis trouvé devenir son second.

– Le chevalier d’Assas viendra donc demain à Saint-Germainl’Auxerrois ?

– À moins que cela ne vous contrarie, cher !

– Moi ? Et pourquoi donc ? Cela me contrarie sipeu qu’au contraire je me décide ; demain, je veux apposer masignature près de celle du chevalier que j’estime grandement… Jeferai pour vous le même effort que je fais ce soir pour SaMajesté…

De nouveau, les regards des deux amis se croisèrent, chargés desombres méfiances.

Mais déjà d’Étioles s’exclamait joyeusement, remerciait lecomte, lui serrait la main et enfin, prenant congé, s’éloignait enjetant ce dernier mot :

– À demain, midi !… Vous verrez la merveille qu’est lafuture Mme d’Étioles… le roi lui-même qui passepour connaisseur…

– Le roi ! interrompit sourdement le comte.

– Oui… le roi lui-même serait saisi d’admiration s’il lavoyait… mais il ne la verra pas.

– Pourquoi cela ? fit vivement du Barry.

– Dame, vous savez, cher ami, ce bon cardinal Fleury, qui afait l’éducation de notre sire, s’est un peu trompé en s’imaginantque son élève passerait à la postérité sous le nom de Louis leChaste. Et moi je ne tiens pas à lui confirmer à mes dépens letitre de Louis le Bien-Aimé que lui a donné M. Vadé, le poètedes Halles…

D’Étioles, sur un dernier signe amical, disparut.

– Qu’a donc voulu siffler cette vipère ? murmura lecomte quand il fut seul.

De sa main valide, il pressa son front moite de sueur.

– Oh ! reprit il, ces paroles du comte deSaint-Germain ! Comme elles ont bien évoqué le prestigieuxmystère de mes désirs ! Tout ce qu’il m’a dépeint en traits deflamme, je le veux, moi ! Et malheur à qui me feraobstacle ! Malheur à toi, d’Assas ! Et à toi, d’Étioles,si mes soupçons se confirment ! Je broierai, je briserai toutsur mon chemin. Et qu’importe qu’on dise que j’ai passé comme unmétéore de dévastation, pourvu que je passe !…

Chapitre 9LE RÊVE DE JEANNE

Tandis que le comte du Barry se rendait au Louvre, Jeanne,dévorée d’impatience, attendait dans l’angoisse le résultat de lalettre que Noé Poisson avait portée au chevalier d’Assas.

La nuit était venue, et, avec l’obscurité, le découragementdescendait dans l’âme de la jeune fille.

Poisson ne revenait pas !… Le chevalier, le sauveurattendu, n’apparaissait pas !

Dans les ténèbres du vaste et somptueux salon qu’elle appelaitson atelier, enfouie au fond d’une sorte de large divan, la têtecachée dans ses bras, Jeanne songeait…

À l’aube de la vie, elle se trouvait sous la menace d’un de cesorages qui ravagent une âme avec plus de violence qu’une tempête nele fait d’une forêt.

Elle aimait !…

Qui ?… Le roi de France.

Et cet amour, c’était l’absorption de son esprit et de son cœurdans une pensée unique, dans un sentiment dominateur.

L’heure est venue de jeter un rayon de lumière dans cettepensée, et d’éclairer en même temps ce sentiment. Faute de cetteprécaution qu’on voudra bien nous passer, notre récit risquerait deprésenter des obscurités, – et nous tenons à être d’autant plusclair que plus nombreuses et plus diverses ont été lesappréciations de l’histoire, du roman et du théâtre, sur cetteétrange héroïne.

Jeanne-Antoinette n’était pas ce qu’on appelle un caractèrecontemplatif. C’était un esprit éminemment actif. Or, l’activité del’esprit, c’est de la curiosité sans cesse en éveil. C’est avec uneprodigieuse facilité qu’elle s’assimilait les sensations les plussubtiles. Il y avait en elle une sorte de besoin de bataille quis’était longtemps traduit par un véritable emportement à toutapprendre : musique, peinture, gravure, littérature, rien nelui était indifférent ou étranger.

Mais il y avait aussi et surtout une inquiétude perpétuelle dansce cœur, un insatiable désir de connaître le sentiment le plusdélicat, le plus raffiné, le plus élevé.

S’il nous est permis d’employer cette métaphore, nous dirons queJeanne, alchimiste du cœur, avait souhaité, rêvé, cherché la pierrephilosophale de l’amour.

Elle avait vu de près les hommes les plus spirituels et les plusbeaux, les plus nobles et les plus riches, sans être touchée.Richesse, beauté, noblesse, elle voulait l’absolu de toutcela, et tous les jeunes hommes qu’elle avait étudiés présentaientune imperfection, une tare vite découverte par cet espritanalytique et perçant.

– Eh quoi ! se disait-elle alors, serais-je doncsimplement une orgueilleuse petite personne, infatuée de mesmérites vrais ou faux, et ce cœur qui tant aspire à parlerdemeurera-t-il muet ?… Mon cœur est-il vraiment desséché avantd’avoir fleuri ?… Ou bien le soleil qui doit l’animer n’est-ilpas de ce monde ?…

Voilà ce que pensait cette fille extraordinaire, lorsqu’un soircelle qu’elle considérait comme sa mère,Mme Héloïse Poisson, lui dit en la regardantfixement :

– Viens, mon enfant, allons prier… nous aussi !

– Prier ! s’exclama Jeanne étonnée.

– Oui, prier, comme prie Paris tout entier, comme prie leroyaume, du nord au midi…

– Prier !… Pourquoi ? Pour qui ?

– Pour le roi !…

Jeanne n’était ni croyante ni incroyante : elle n’avaitjamais arrêté sa pensée sur les questions d’au-delà. Quant au roi,il lui était indifférent. Jeanne ne connaissait qu’un dieu et unroi : son caprice. Pourtant, elle suivit Héloïse Poissonjusqu’à la plus proche église.

Le spectacle que présentait Paris tenait du rêve et duprodige : il est demeuré unique dans les fastes de la France.Les rues étaient noires d’une foule énorme, incalculable ; etl’aspect de cette foule était saisissant et ne ressemblait à aucunautre aspect de foule. Des fleuves d’hommes coulaient lentement etsilencieusement vers des océans de peuple qui se formaient autourde chaque église. Un vaste murmure indistinct : on parlaitbas, comme si Paris eût été la chambre d’un agonisant. Ici, là, unpeu partout, de ce silence montait soudain un sanglot ; et,alors, comme à un signal funèbre, les lamentations éclataient, puistout retombait au silence. Les portes de toutes les églises étaientouvertes, et les foules qui n’avaient pu entrer s’agenouillaientdans la rue, sous une petite pluie fine.

Quelle catastrophe avait donc frappé ce peuple ? Quelleaffreuse calamité le précipitait à cette crise de douleur, delarmes et de prières, qui demeure un des phénomènes les plusétonnants de l’histoire ? Quoi ! Chacune de ces famillesavait-elle été visitée par la mort ? Quelle peste, quellehécatombe ? Quoi, enfin ?

Le roi était malade !…

Qui pourra jamais mesurer les espérances que le peuple avait dûplacer en Louis XV ! Ces espérances devaient être infiniescomme ses misères, puisque sa douleur si vraie, si auguste et sitouchante, éclata avec une telle force !

La déception devait être terrible. Elle porte un nom detonnerre, et s’appelle : Quatre-vingt-treize !

Mais à l’époque dont nous parlons, Paris en était encore àl’espérance.

Et cette espérance souverainement naïve, cette espérance quiarrache au poète des larmes de compassion, qui stupéfie l’historienet déroute le philosophe, cette espérance d’une nation qui sortaità peine des tyrannies du grand règne et des orgies de la Régence,se traduisait par une douleur imposante à la seule annonce queLouis était malade.

Impressionnable au suprême degré, Jeanne souffrit de toute cettesouffrance éparse, elle pleura de voir tant de larmes, et le deuilde Paris endeuilla son âme.

Pendant les quelques jours que durèrent les prières, elles’exalta peu à peu. Il sembla que toute la douleur de la villeimmense fût venue se cristalliser en elle. Son esprit, son cœur,toute sa pensée se donnèrent à ce roi qu’elle n’avait jamais vu, etlorsque la nouvelle se répandit que Louis XV était sauvé, Jeannepâlit d’une joie puissante et s’évanouit dans les bras d’HéloïsePoisson qui eut alors un singulier sourire.

Dès ce jour, la vie de Jeanne fut fixée.

Ce roi que tout un peuple avait pleuré, ce roi dont laconvalescence arrachait à Paris des cris d’allégresse, ce roi qu’unchansonnier avait surnommé le Bien-Aimé, surnom aussitôt adopté parle peuple qui dansait dans les rues, ce roi, n’était-ce pas lehéros digne d’amour, le prince Charmant attendu, celui que son cœurespérait, puisque ce cœur n’avait encore voulu battre pour aucunhomme si beau, si riche, si noble fût-il ?…

Elle fut éblouie de ce rêve :

Aimer le roi de France !…

Être aimée du Bien-Aimé !…

Et lorsqu’il fit sa rentrée dans Paris, au milieu d’unemultitude délirante, lorsqu’elle l’entrevit au fond de son carrossedoré, un peu pâle et souriant, dans le tumulte des cloches et ducanon dans la gloire des épées nues qui l’enveloppaient de leurséclairs, elle demeura toute saisie, toute raidie, les mainsjointes, extasiée…

Voilà ce qu’était cet amour qui avait pris ses racines dans lesprofondes rêveries d’une imagination ardente et qui avait fleurisous la rosée des larmes de tout un peuple.

Amour presque mystique à son début. Amour qui montait vers unsymbole plutôt que vers un homme. Amour qui s’adressa à tout cequ’il y avait de gloire supposée, de générosité espérée, degrandeur attendue dans cet être lointain, très au-dessus du monde,mystérieux presque et à demi fabuleux qu’on appelait : leroi !

Insistons-y : ce ne fut pas Louis que Jeanne aimad’abord.

Ce fut le roi !

Et il est presque impossible à ceux qui, l’histoire en main,n’ont pas reconstitué une époque, d’imaginer ce que ce mot évoquaitalors de puissance, de noblesse et de gloire.

Aujourd’hui, un roi n’est qu’un magistrat qu’on discute. Jusqu’àLouis XIII, le roi ne fut guère que le premier gentilhomme duroyaume. Louis XIV instaura en France l’idée hyperbolique de roi,c’est-à-dire de l’homme qui est plus qu’un homme, de l’êtrephénoménal que nul ne songe à discuter et sur lequel on ose à peinelever les yeux ; ce fut de cette idée à demi religieuse queLouis XV hérita.

Son aïeul ne lui laissa pas seulement un royaume ; il luilégua l’idée de royauté.

Et c’est cela qu’aimait Jeanne ! Cette délicieuse petitefille, cette exquise statuette de Saxe, cette mignonne créaturequ’on pouvait croire absorbée par le souci des frous-frous,dentelles, soies précieuses, bibelots mignards, eh bien, elles’était dit qu’elle ne pouvait aimer qu’un homme aumonde :

Celui qui représentait la divinité sur terre, presque divinlui-même et objet de l’adoration d’un peuple immense !

Voilà quel était son rêve !…

Un état d’âme, dans un roman, c’est un personnage ; notredevoir de romancier nous obligeait à peindre en quelques traitsrapides cet état d’âme.

Chapitre 10TRISTE RÉVEIL

La nuit était profonde dans le somptueux salon, véritable muséeoù s’entassaient les œuvres d’art et que Jeanne appelait sonatelier. Enfouie au fond du divan soyeux, c’est ce rêve prestigieuxqu’évoquait la jeune fille.

– Oh ! murmura-t-elle, avoir conçu de tellesmagnificences pour mon cœur, et tomber aux bras d’un Le Normantd’Étioles ! Appartenir à ce gnome malfaisant ! Lier mavie à celle de cette hideur morale et physique ! Je suisperdue ! Nul ne viendra à mon secours ! Ce chevalierd’Assas ! Il a dû recevoir ma lettre… il ne vient pas… il neviendra pas… je suis perdue !…

Quelque chose comme un sanglot souleva son sein.

Tout à coup elle s’aperçut qu’elle était dans l’obscurité noire,et, frissonnante, elle alluma des flambeaux, comme si elle eûtespéré, du même coup, chasser les ténèbres appesanties sur sonâme.

Elle était triste à la mort.

Machinalement, elle se mit à son clavecin ; ses doigts finscomme ceux d’une statue d’albâtre coururent légèrement sur lestouches d’ivoire ; et, comme elle cherchait un air à chanter,dans le suprême désarroi de son esprit, ce fut la ronde qui seprésenta d’elle-même, la ronde qu’elle avait composée pour sespetites amies de l’Ermitage, la ronde que, si follement, siéperdument, elle avait chantée lorsque le roi lui étaitapparu !

Mais combien triste ! Combien navrée fusa de ses lèvres lajolie mélodie si gaie ! Les paroles, elle les dénatura, lamusique sautillante devint une plainte d’une infinie tristesse…

Nous n’irons plus au bois… les lauriers… sontflétris…

La dernière note tomba dans le silence, pareille à un soupir… àune larme de musique.

Le dernier mot se perdit dans un râle étouffé. Elle mit ses deuxmains sur ses yeux, et, les coudes sur les touches du clavecin,répéta :

– Flétris à jamais !… comme est flétri mon cœur !Oh ! perdue, perdue !…

À ce moment précis, Jeanne tressaillit violemment. Elle laissatomber ses mains de ses yeux et, le cœur bondissant, écouta… onvenait d’ouvrir la grande porte de l’hôtel… en bas, il y avait desallées et venues…

– Oh ! si c’était lui !… lui que j’ai appelé àmon secours… le chevalier d’Assas !

Et son angoisse était telle qu’elle demeurait clouée à saplace.

Un murmure indistinct lui parvenait… elle reconnaissait la voixde Noé, puis celle de Mme Poisson… puis la porte, ànouveau, s’ouvrait et se refermait…

Alors, prise d’un espoir insensé, elle courut à la porte del’atelier, passa sur le palier, se pencha… et soudain, elle vitMme Poisson qui sortait du petit salon durez-de-chaussée, un flambeau à la main, et qui montaitl’escalier…

Que se passait-il ?

Pourquoi Héloïse Poisson avait-elle jeté un si étrange regarddans le petit salon avant de se mettre à monter ?

Légère comme un sylphe, Jeanne bondit, rentra dans l’atelier,éteignit les flambeaux et se blottit derrière un paravent –précieux bibelot venu à grands frais du fond de la Chine.

Héloïse ouvrit la porte et appela :

– Jeanne, mon enfant, es-tu là ?…

La matrone attendit un instant, puis se retira engrommelant :

– Dans sa chambre sans doute ! Au fait, il vaut mieuxla laisser dormir… il est inutile qu’elle sache quel hôte nousabritons ce soir… un hôte qu’on trouvera peut-être mort demainmatin… mais est-ce ma faute ?…

Jeanne demeura immobile pendant quelques minutes.

Puis, quand le silence fut redevenu profond dans l’hôtel, quandelle n’entendit plus aucun bruit, elle se glissa à travers lesmeubles de l’atelier, descendit et s’arrêta devant la porte dupetit salon.

Elle éprouvait une insurmontable angoisse.

Pourquoi ? Elle n’eût su le dire !

Il n’y a rien de mystérieux et de redoutable comme une portefermée derrière laquelle on suppose qu’il se passe ou qu’il s’estpassé un événement considérable, peut-être terrible.

Tout à coup elle se décida et ouvrit.

Elle vit un jeune homme couché sur le canapé, et frissonnalonguement :

– Le chevalier d’Assas !…

Son premier mouvement fut tout de joie instinctive : ilavait donc reçu la lettre ! Il accourait donc à sonsecours !… Mais quoi ! Immobile ? Comme mort ?Sans souffle ? La figure violacée ?… Oh ! mais ilallait mourir !… Seigneur ! Mort, peut-être !

Elle bondit vers lui… Non… il vivait ! Un léger râles’échappait de ses lèvres tuméfiées, les veines des tempesbattaient et gonflaient… Les yeux étaient ouverts, et un rayon deces yeux atones, vitreux, oui, un rayon d’amour monta vers elle etla fit palpiter…

Elle comprit que ce beau chevalier se sentait mourir ! Ellecomprit que sous ce front hardi, intelligent, harmonieux, à laminute tragique de la mort, il y avait pour elle une pensée d’amourpur et d’infini dévouement…

Elle saisit sa main, se pencha :

– Chevalier… m’entendez-vous ?… chevalierd’Assas ?… Oh !… il demeure inerte… il se meurt !…Pourquoi l’a-t-on laissé seul ici, sans secours ?…

Pourquoi la Poisson s’est-elle éloignée ?…Horreur !…

Elle a donc voulu le laisser mourir ?

Toute droite, les yeux agrandis par l’épouvante de ce qu’ellecroyait deviner, elle demeura un instant comme pétrifiée…

Puis elle eut ce mouvement de tête qui est un défi à ladestinée, un appel de bataille !…

En quelques secondes, elle eut arraché le col qui enserrait lecou du chevalier, lacéré la dentelle de son jabot, ouvert l’habit,mis à nu la gorge et la poitrine…

Un profond soupir gonfla cette poitrine et une larme perla auxpaupières de ces yeux étrangement fixes d’où montait, comme du fondd’une tombe, un rayon d’amour…

Jeanne portait toujours sur elle un flacon de sels, puissantrévulsif qu’elle fit respirer au jeune homme. Puis, plaçant leflacon de manière qu’il continuât à en ressentir les effluves, ellecourut chercher de l’eau, rafraîchit le front et les tempes duchevalier…

Pendant une demi-heure, penchée sur cet agonisant, elle luttacontre la mort. Vaillante, obstinée, silencieuse, variant de minuteen minute les soins tout instinctifs qu’elle imaginait, elleprocéda d’intuition avec toute la souple habileté qu’eût déployéeun grand médecin.

Cette vierge ne songea pas un instant à s’offenser de cettepoitrine d’homme qu’elle avait mise à nu. Elle n’était plus unefemme, une jeune fille : elle était l’ange sauveur qui arracheun être à la mort. Pendant ces terribles minutes, elle oublia sonpropre malheur.

Bientôt, cependant, la respiration du chevalier d’Assas devintmoins haletante. Sa figure prit une teinte plus pâle ; laredoutable couleur violacée disparut ; et il parut évident quetout danger de suffocation était écarté.

Une heure se passa encore, pendant laquelle les yeux gardèrentcette effrayante immobilité, cet aspect vitreux qui est le signe del’anéantissement de l’intelligence.

Puis, peu à peu, la pensée rayonna dans ce regard :

Une pensée de reconnaissance et d’amour !…

Jeanne sourit.

– Vous voilà sauvé, dit-elle. Vous m’entendez, n’est-cepas ? Vous me comprenez ?…

Les yeux du chevalier, lentement, doucement, se tournèrent versla main de la jeune fille.

Elle comprit !

Elle posa ses doigts fins sur les lèvres brûlantes, et, dans uneffort de l’amour, ces lèvres parvinrent à déposer un baiser sur lamain qu’on leur offrait…

Alors l’âme du chevalier se noya dans une sorte d’extase ;sa pensée put mesurer l’énorme fatigue qui enlisait soncerveau ; il comprit qu’il allait s’endormir… sans pouvoirprononcer un mot de remerciement, sans pouvoir exprimer, fût-ce parun souffle, les sentiments qui débordaient de son cœur.

Alors, aussi, par un rapide et violent retour sur elle-même,Jeanne songea que le lendemain, dans quelques heures, elle seraitentraînée à l’église et qu’elle appartiendrait à jamais aumalfaisant gnome qu’elle haïssait, dont le seul aspect lui causaitune insurmontable horreur !…

Et celui qui pouvait la sauver était là, sous ses yeux…impuissant !…

Oh ! il fallait à tout prix réveiller cettetorpeur !…

D’Assas fermait les yeux : la réaction naturelle seproduisait ; le sommeil s’emparait de lui, invincible,inévitable… non pas ce sommeil qui suit les veilles prolongées etcontre lequel on peut encore lutter, mais une sorte d’écrasement dela pensée meurtrie…

– Chevalier, murmura Jeanne, écoutez-moi… par pitié…

D’Assas avait vaguement entendu sans doute. Cet appel à sa pitiégalvanisa une seconde son esprit. Il entr’ouvrit les yeux.

Tragique seconde où se décida la destinée de celle qui devaits’appeler la Marquise de Pompadour ! Si le chevalier d’Assasavait pu écouter ! S’il avait pu se lever ! Nul doutequ’il n’eût dans la nuit même provoqué Le Normant d’Étioles !Nul doute qu’il ne l’eût tué ou obligé à renoncer au mariage !Et alors qui sait ce qui fût arrivé ! Qui sait si Jeanne,touchée par cet amour si jeune, si pur, si fougueux, n’eût pas unisa vie à celle du chevalier d’Assas !… Alors, il n’y eût paseu de marquise de Pompadour ! Alors bien des choses eussentété changées dans le règne de Louis XV !…

Ce n’était donc pas seulement le drame de deux cœurs qui sejouait là, dans ce petit salon trop pimpant, aménagé par le fauxgoût d’Héloïse Poisson !

C’était une page de l’histoire de la France – et de l’humanité –que le Destin tournait là !…

Haletante, la gorge serrée par l’angoisse, Jeanne se pencha,saisit les deux mains du chevalier d’Assas.

– Vous avez reçu ma lettre, n’est-ce pas ?… Et vousêtes accouru ?… Oh ! merci !… vous m’entendez,n’est-ce pas ?… Par grâce ! Par pitié ! Faites-moiun signe qui me dise que vous me comprenez !…

Un violent effort crispa le charmant visage du chevalier.

Ses paupières se soulevèrent lourdement.

Puis tout, en lui, s’affaissa de nouveau.

– Oh ! râla Jeanne, vous ne m’entendez doncpas !… Chevalier !… Ma lettre ! Rappelez-vous ce quevous dit ma lettre !… Je suis perdue si vous ne mesecourez !… Je vais vous dire… on veut me marier… je hais cethomme… ce mariage me tue… Oh ! il ne m’entend pas !…Chevalier !… si je n’épouse pas cet homme, mon père va à laBastille… à l’échafaud peut-être !… entendez-vous ! monpère !… Et je ne veux pas l’épouser, moi ! Il me faithorreur !… Si je l’épouse, je meurs ! Et il faut que jel’épouse ! Ma mort ou celle de mon père ! Il faut que jechoisisse !… Oh ! vous me laisserez donc mourir !…Dire que j’ai placé en vous toute ma confiance ! Je vousattendais comme un Dieu !… Chevalier !Chevalier !…

Maintenant, elle était tombée à genoux.

Elle priait, suppliait, sanglotait devant ce canapé où gisait lejeune homme insensible, le pauvre chevalier qui eût donné sa viepour une de ces larmes, et qu’un phénomène de réaction physiquecondamnait à la terrible immobilité, la vie suspendue, la penséearrêtée, tous les sens enlisés dans un invincible sommeil qui lesauvait, – et perdait Jeanne !

Le drame était poignant.

Ce fut l’horrible lutte d’un esprit excessif en toutes sesexpansions contre une fatale et implacable rigueur de la nature… Etce fut la nature, indifférente, hélas ! aux peines de noscœurs, qui remporta !

La victoire fut au sommeil !… Le chevalier ne s’éveillapoint !…

À bout de forces, Jeanne s’évanouit, la tête presque sur lapoitrine du chevalier.

Et pour qui n’eût pas connu l’affreuse tragédie qui se déroulaen cette nuit, pour un peintre de grâces et de gentillesses, pourun Boucher, pour un Greuse, pour un Watteau, c’eût été un adorablespectacle que celui de ce jeune homme si beau, au front si pur etsi noble, qui dormait paisiblement, avec, sur son sein, la têteexquise de cette jeune fille…

Deux amoureux, sans doute !…

Ou plutôt deux jeunes époux, réfugiés dans le coquet salon toutplein de mignardises, semblables eux-mêmes à deux fragiles etgracieuses conceptions de porcelainiers de l’époque… et quis’étaient endormis là, dans un baiser, n’ayant plus la force deregagner la chambre nuptiale !…

Pauvres petits !…

L’histoire s’est montrée cruelle pour l’une… Il est vrai que ledévouement héroïque du chevalier d’Assas, par contre, s’est imposéà son admiration.

Nous qui ne voulons pas prendre parti, nous que les faits deguerre n’émeuvent pas, mais qui ne voulons pas entrer dans laquerelle historique au sujet de celle qu’on a appelée « laPompadour », nous nous contentons de les montrer tous deux, demettre à nu leur cœur et de dire à ceux qui veulent bien noussuivre dans ce récit :

– Voyez… et ayez pitié !…

 

Lorsque Jeanne revint de son évanouissement, elle jeta un regardsur la pendule de Saxe qui se dressait au-dessus des rosaces et desfestons du marbre de la cheminée : il était plus de quatreheures du matin !

Jeanne, d’abord étonnée de se retrouver là sur ce tapis, près dece canapé, passa ses mains sur son front.

Mais son esprit subtil et combatif, promptement, chassa lesdernières nuées qui l’obscurcissaient.

Jeanne se souvint !… Hélas !…

– Quatre heures ! murmura-t-elle. Voici venu le jourde douleur et d’horreur ! Ô mon beau rêve, adieu ! Adieu,chères pensées de prestige et de gloire ! Adieu, amoursurhumain que j’avais caressé ! Je ne serai queMme d’Étioles… Ô infamie !…

Elle se releva, laissa tomber ses yeux d’angoisse et d’épouvantesur le chevalier d’Assas – immobile statue pétrifiée !…Ah ! le policier avait raison de s’en vanter ! On nerevenait de ses coups de massue qu’au bout de bien longtemps… quandon en revenait !…

Un instant, elle eut la pensée d’essayer encore de galvaniser lastatue…

Puis, de nouveau, son regard s’étant reporté sur la pendule,elle balbutia, éperdue :

– Trop tard ! Trop tard ! L’heure implacableapproche !… Pauvre chevalier d’Assas ! Il était pourtantaccouru à mon appel ! Quelle inexorable fatalité s’est miseentre lui et mon bonheur ?… Qui sait !… Maintenant, ilest trop tard, je suis condamnée… Adieu, chevalierd’Assas !…

Elle se pencha, et, du bout des lèvres, dans un souffle, déposaun baiser léger sur le front de marbre du jeune homme. Dans sonsommeil, le chevalier eut un violent tressaillement. Les lèvress’agitèrent comme pour formuler de confuses pensées nées dans sonrêve. Son front se contracta. Et deux larmes brillantes perlant àses paupières glissèrent sur ses joues…

– Trop tard ! Trop tard ! répéta Jeanne.

Doucement, le regard attaché sur le chevalier, elle se recula,gracieuse et légère apparition, atteignit la porte, s’effaça,disparut, s’évanouit comme l’ombre d’un joli songed’amour !…

Chapitre 11SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS

Le chevalier d’Assas sortit de sa longue torpeur comme la demiede neuf heures sonnait à la pendule. Bien que sa tête fût lourdeencore et ses idées confuses, il n’éprouva aucun étonnement à seretrouver sur ce canapé. Il avait gardé un souvenir assez exact dece qui lui était arrivé ; vaguement, il se rappelait avoir vuà un moment une forme féminine se pencher sur lui, et s’il n’avaitaucune mémoire des paroles qu’elle avait prononcées, du moins ilpouvait s’affirmer que cette femme, cette jeune folle… c’étaitcelle qu’il était venu chercher rue des Bons-Enfants !

Il souleva la tête qui retomba pesamment.

Au bout de quelques tentatives, il put s’asseoir et regarderautour de lui.

Le sens des choses lui revenait rapidement.

La vie affluait en cette généreuse nature.

Bientôt il put se lever, se tenir debout… Et alors ilsourit.

– Ainsi, murmura-t-il, j’ai été transporté chezelle !… Je suis chez elle !…

Il n’eût pas donné sa place pour le trône de France !

– Bénie soit, continua-t-il, cette main brutale qui m’aasséné ce rude coup ! Morbleu, quel coup ! J’en suisencore tout étourdi ! Mais qui m’a frappé ?… Bah !quelque voleur !… Ami voleur, je te remercie ! Grâce àtoi, je suis dans cette maison dont je n’eusse jamais osé franchirle seuil !…

Machinalement, il se tâta, se fouilla, et il tressaillit enconstatant que ni sa bourse ni sa montre n’avaient disparu !Ce n’était donc pas un voleur qui l’avait attaqué ?…

Ses souvenirs se firent plus précis. Il pâlit. Le roi ! Ilse rappelait qu’au moment où il avait reçu le coup qui l’avaitétendu raide sur la chaussée, il venait d’apercevoir Louis XVembusqué sous le portail de l’hôtel d’Argenson et regardant cesmêmes fenêtres qu’il était, lui, venu contempler !

– C’est un homme du roi qui m’a donné ce coup ?… Quefaisait là le roi !…

Mais il secoua la tête. Le roi… Eh bien, le roi sortait de chezson ministre, pardieu ! qu’y avait-il là d’étonnant ? Etqu’allait-il donc imaginer !…

Il se mit à rire avec cette adorable et sublime confiance qu’onn’a qu’à vingt ans.

Et puis sa tête était faible encore.

D’instinct, il repoussait les complications.

– Que diable vas-tu chercher là ! Plains-toidonc ! Tu es chez elle ! Tu as été soigné par elle !Car c’est bien elle qui m’est apparue… elle s’est penchée sur moi…elle m’a parlé… pour me plaindre sans doute !… Il me sembleencore sentir sur mon front brûlant la délicieuse sensation de samain… Oh ! moi… je me souviens !… Cette main, cette chèremain si fine, si jolie, ne me l’a-t-elle pas donné à baiser !…Anges du ciel ! Est-ce qu’elle m’aimerait !…

Il fut si étourdi de cette pensée qu’il dut s’appuyer à lacheminée vers laquelle il s’était dirigé.

Dans cette position, il s’aperçut dans la glace, tout pâle deson bonheur…

– Elle m’aime ! murmura-t-il. Il est impossible qu’ilen soit autrement ! Elle m’aime ! Elle va venir !Sûrement, elle va entrer ici… Que lui dirai-je ?… Voyons, jelui dirai… Non ! je ne lui dirai rien, simplement, je memettrai à genoux devant elle.

En parlant ainsi, il réparait le désordre de sa toilette,rajustait sa dentelle, boutonnait son habit.

Dix heures sonnèrent. Il s’assit.

– Le joli salon ! fit-il en souriant ; comme toutest gracieux ici ! Quel joli cadre pour tant de beauté !…Ah ça… mais elle est donc riche ?…

Un nuage passa sur son front.

Il était pauvre, lui !…

Mais, comme nous l’avons dit, le chevalier d’Assas était décidépour le moment à repousser toute complication. Si elle était riche,d’ailleurs, n’avait-il pas sa bonne épée ? Est-ce qu’on ne sebattait pas à la frontière ? Est-ce que la gloire ne vaut pasl’argent ?…

Cependant, le temps passait. Le chevalier tenait ses yeux fixéssur la porte. Et cette porte ne s’ouvrait pas ! Bien mieux, unsilence étrange pesait sur toute la maison, comme si elle eût étéabandonnée. Il n’entendait pas ces craquements de parquet, cesbruits sourds de portes qui s’ouvrent, ces murmures lointains quiconstituent la vie d’une maison. Tout était mort !…

À la longue, ce silence devint angoissant.

Que se passait-il ?…

D’Assas voulut le savoir à tout prix. S’étant levé, il constataque sa tête était maintenant dégagée, sauf une lourdeur quipersistait à la tempe. Il se sentit fort, solide, prêt à toutentreprendre, s’il y avait quelque chose à entreprendre !…

Il se dirigea en hésitant vers la porte, l’ouvrit, et vitqu’elle donnait sur un somptueux vestibule où commençait l’escalierqui montait à l’étage supérieur.

À sa grande surprise, et presque à sa terreur, il vit que lagrande porte de la rue était ouverte. Il vit les passants aller etvenir dans la clarté gaie de la rue. Le tapis du vestibule étaitparsemé de fleurs, comme s’il y eût eu une fête… Devant le grandportail, un tapis était placé.

Une poignante angoisse étreignit le cœur du chevalier.

Il s’avança dans le vestibule et se hasarda à appeler.

Aussitôt un valet en grande tenue apparut. Cet homme se tenaitsur le pas de la porte, dans la rue. En apercevant le chevalier, ils’écria, avec cette familiarité des laquais de grandemaison :

– Ah ! Ah ! vous voilà sur pied, monofficier ! Eh bien, tant mieux ! car madame…

– Madame ? interrompit le chevalier.

– Eh ! oui, Mme Poisson !

– La mère de…

– De Mlle Jeanne… parfaitement, mongentilhomme !

– Jeanne ! songea d’Assas. Elle s’appelleJeanne !… Dites-moi, mon ami, ajouta-t-il tout haut, ces damessont sans doute sorties ?… Je voudrais pourtant leur offrirmes remerciements…

– Tout le monde est à l’église, fit le laquais en secouantla tête.

– À l’église ? murmura le chevalier enfrissonnant.

– Oui, tout le monde… depuis monsieur et madame jusqu’audernier valet, depuis Mme du Hausset jusqu’à ladernière fille de chambre… je suis resté seul pour garder l’hôtel…C’est moi le concierge ! termina le laquais en seredressant.

– Quelle église ? balbutia le chevalier en essuyant lasueur froide qui coulait sur son front.

– Saint-Germain, donc !… l’église de la paroisse,Saint-Germain-l’Auxerrois !…

Le chevalier fit un geste de remerciement et sortit, la têtebourdonnante, courant presque.

– Au diable le jeune fou ! pensa le laquais. J’allaislui expliquer le mariage de mademoiselle, ce qui l’eût intéressé àcoup sûr, et ce qui m’eût fait, à moi, passer cinq minutes…

– Pourquoi est-elle à l’église ? se demandaitd’Assas.

Cette question, il eût été bien simple de la poser au digneconcierge. Mais ce mot d’église avait bouleversé le chevalier, etla question s’était étranglée dans sa gorge. Il pressentait unmalheur, et jusqu’à la dernière seconde, il voulait garderl’espérance.

À l’église !… ce n’était ni dimanche ni jour de fête…

On va à l’église pour un enterrement… mais non ! il y avaitdes fleurs plein le vestibule, et le concierge avait un air defête…

On va aussi à l’église pour un mariage !…

Le chevalier s’arrêta court et devint très pâle. Des gens quipassaient près de lui l’entendirent qui disait presque à hautevoix :

– Eh bien, oui, un mariage ! Et puis après ?Pardieu, elle assiste au mariage d’une de ses amies, voilàtout ! Que diable vais-je chercher ? Quelle vraisemblancedans tout ce que j’ai vu et entendu y a-t-il que ce soit sonmariage à elle !… Allons donc !…

Il se remit à courir ; et comme il débouchait non loin del’église, les cloches se mirent à sonner joyeusement ; legrand portail s’ouvrit tout large, laissant passer au dehors desbouffées de la marche triomphale que les orgues attaquaient…

Devant ce portail ouvert, d’Assas demeura pétrifié.

Dans la vague obscurité de l’église, il vit une foule élégante,merveilleux costumes de cette époque qui fut le triomphe du« joli » sur le « beau », gracieux ensemble debroderies, de velours et de satins, couleurs claires, robes àfalbalas, jabots de dentelles précieuses, épées de parade àpoignées incrustées de diamants, tout un décor théâtral sur le fondlumineux des cierges de l’autel et des tapisseries dont l’églises’était parée…

Alors, au son des cloches sonnées à toute volée, au rythmemajestueux scandé par les orgues, un cortège s’organisait, précédépar un suisse gigantesque, passant dans la haie des invités quecourbait, comme un souffle d’harmonie, le même salut aux épousésqui s’avançaient !…

Le chevalier regardait cela, un vague sourire aux lèvres.

Dans cette foule, il cherchait Jeanne, et ses yeux allaient trèsloin, jusqu’à l’hôtel illuminé.

Soudain, le suisse parut dans la pleine lumière du jour.

Et il s’effaça…

Les épousés furent visibles…

Une légère secousse agita d’Assas. Il s’appuya à un arbre.Quelque chose comme une plainte monta à ses lèvres. Livide, hagard,il tenait ses yeux angoissés sur la belle épousée qui, lente ettremblante, toute pâle dans la magnificence des dentelles,s’avançait vers les voitures, donnant la main à l’époux !

– Jeanne ! râla d’Assas. Jeanne !… Elle !…Je ne rêve pas ! L’atroce réalité est bien là sous mesyeux !… L’aventure est effroyable !… mais que vais-jedevenir, moi !… Mais je l’aime ! je l’aime !oh ! insensé ! insensé !…

Devant la foule rassemblée, il se raidit un instant, chercha àadmettre « l’aventure »…

Et son regard, par un violent effort, se détourna de Jeanne,chercha l’époux !…

– Le Normant d’Étioles !

Et il le vit, si laid, si affreux avec son sourire sarcastique,ses yeux mauvais, son front têtu, sa taille déjetée ; il levit si insolent dans son triomphe, dans la splendeur de son costumesemé de perles et de pierreries, – toute une fortune sur unhabit ! – il le vit dans une telle hideur mise en valeur parla fragile et si délicate beauté de l’épousée, qu’une colère, unerévolte furieuse se déchaînèrent en lui !

Quoi ! c’était là le mari de Jeanne… Quoi ! cet êtredont il avait eu pitié !… Quoi ! cette idéale créatures’unissait à ce monstre ! Ah ! sans aucun doute l’immenserichesse du monstre avait conquis cette fille ! Unefille ! oui ! Une fille ! Pas de cœur, pas d’âmedans cette poupée ! Elle ne se donnait pas ! Elle sevendait !… Et lui ! lui le pauvre chevalier sansfortune ! lui qui n’avait que son épée et la poésie de sesrêves à offrir !… Il avait osé espérer !… Il avait faitce doux songe !… Ah ! la chute était terrible !… Ilavait cru aimer un ange : il s’était heurté à unefille !… Oh ! mais il allait lui dire, lui crier à laface de tous…

Il fit rapidement trois pas en avant.

Ces trois pas le portèrent en présence des épousés.

Sa gorge se serra ; ses paupières se gonflèrent comme sides larmes allaient en jaillir, mais en réalité ses yeuxdemeurèrent secs et hagards. Il chercha le regard de Jeanne. Ilchercha la parole qui devait traduire son désespoir et sarévolte…

Et dans cette seconde à peine saisissable, il vit que le regardde Jeanne se levait… se perdait… là-bas quelque part ! Jeannene le voyait pas ! Jeanne regardait quelqu’un, au loin,derrière lui !…

D’instinct, tout d’une pièce, il se retourna.

Et il vit !…

Sur le large balcon du Louvre, entre deux colonnes, c’était unedizaine de gentilshommes de la cour… et, en avant de cesgentilshommes, quelqu’un qui se penchait, un peu pâle, et regardaitJeanne !… Et ce quelqu’un, c’était Louis XV !…

– Le roi ! balbutia d’Assas éperdu de ce qu’ilentrevoyait. Le roi qui, cette nuit, était sous sesfenêtres !…

Avec cette rapidité et cette sûreté de mouvement que les hommesde décision ont dans les moments de crise, il s’effaça, attacha sesyeux sur Jeanne…

L’épousée avait vu le roi !

Ses yeux demeuraient rivés sur le balcon du Louvre !

Lentement elle porta jusqu’à ses lèvres le bouquet blanc qu’elletenait à la main.

Peut-être la pauvre enfant oubliait-elle en cette suprême minutela définitive cérémonie qui venait de s’accomplir, et où elle setrouvait, et que des centaines de regards étaient fixés surelle !…

Tout à coup, elle regarda autour d’elle…

Alors, elle se rappela sans doute !

Ses yeux, vers le balcon, jetèrent un adieu désespéré, et, avecune plainte d’enfant qui meurt, elle chancela, se laissa tomber enarrière, évanouie.

– Malheur ! malheur sur moi ! râla le chevalierd’Assas. Elle aime le roi !…

Il demeura un instant ébloui par la terrible lumière quienvahissait son esprit, écrasé par la catastrophe qui s’abattaitsur son amour.

Dans cet instant, au moment même où Jeanne tombait, il vit unhomme faire un pas et la recevoir dans ses bras. Le visage de cethomme était bouleversé par la douleur et peut-être par la colère.Il saisit, il enleva la jeune femme, la déposa dans une voiture oùl’époux, Le Normant d’Étioles, s’élança en même temps.

Cet homme qui venait de prendre Jeanne dans ses bras, cet hommedont la noble figure penchée sur l’épousée présentait tous lessignes d’une inquiétude affreuse, c’était Armand de Tournehem… lepère de Jeanne !…

– Oh ! gronda-t-il, est-ce que je me seraistrompé ?… Est-ce que j’aurais fait le malheur de monenfant ?…

Et, comme le chevalier, il murmura à son tour :

– Oh ! alors, malheur ! malheur surmoi !…

Seul le mari souriait de son affreux et immuable sourire.

Tout cela, le chevalier d’Assas le vit dans un coup d’œil ;cela dura quelques secondes à peine, puis il vit la voiture desépoux s’élancer, puis les invités à leur tour disparurent, puis lafoule qui s’était amassée se dissipa… puis, enfin, la porte deSaint-Germain-l’Auxerrois se referma…

D’Assas était demeuré à la même place, les mains jointes.

Un profond soupir gonfla sa poitrine.

Il jeta un morne regard sur le balcon du Louvre et vit que leroi avait disparu…

Alors, il murmura :

– C’est fini !… Tout est fini pour moi !…

Il fit quelques pas en chancelant. Ses dents claquaient. Ilrépétait, sans savoir :

– Elle aime le roi… c’est fini… tout est fini !

Le chevalier ne vit pas deux gentilshommes qui avaient sembléfaire partie du cortège nuptial, mais qui ne s’étaient pas éloignésen même temps que les voitures. À demi cachés dans l’angle de laruelle des Prêtres, ils n’avaient pas perdu des yeux d’Assas etavaient suivi chacun de ses mouvements.

De ces deux gentilshommes l’un s’appelait Berryer et étaitlieutenant de police. L’autre, c’était le comte duBarry !…

Le lieutenant de police, au moment où la foule se dissipa, fitun signe.

Le chevalier d’Assas, tout à coup, se vit entouré par cinq ousix individus à mine patibulaire.

L’un d’eux ôta son chapeau, exhiba un papier et dit :

– Pardon, mon officier. Vous êtes bien monsieur lechevalier d’Assas, cornette au régiment d’Auvergne, en congé àParis ?…

– Je suis bien celui que vous dites ! répondit lechevalier d’une voix morne.

Alors l’homme remit son chapeau et dit :

– Au nom du roi, je vous arrête !…

Chapitre 12NUIT DE NOCES

Quai des Augustins, à cent pas de l’hôtel de Tournehem, sedressait une vaste et magnifique demeure qui avait été édifiée sousLouis XIV par le marquis de Nesles, prince d’Orange. Disons-le enpassant : c’est là qu’en l’année 1717 était née cette grandecoquette qui s’appela la marquise de la Tournelle, duchesse deChâteauroux, laquelle, après avoir longtemps régné sur le cœur deLouis XV, devait mourir deux mois après les événements que nousracontons, – mort demeurée mystérieuse à tout jamais. Pour lemoment, Marie-Anne, duchesse de Châteauroux, venait d’être chasséede la cour d’une façon presque ignominieuse. Et, en femme prudente,elle s’apprêtait à gagner l’étranger après avoir« réalisé » l’énorme fortune qu’elle avait puisée dansles coffres de Louis XV.

Car Louis XV payait royalement ses amours : le peuple étaitlà pour combler le déficit !…

Bref, au mois de septembre de cette année 1744, la fameuseduchesse vendit l’hôtel à un singulier homme qui paya sansmarchander et prétendit simplement s’appeler « monsieurJacques ».

Il est probable que ce « monsieur Jacques » n’agissaitpas pour son propre compte. Car le lendemain du jour où fut signéle contrat de vente, Le Normant d’Étioles vint visiter la maison,suivi de deux ou trois architectes et d’un maître tapissier,lesquels lui parlaient chapeau bas. M. d’Étioles donna sesordres. De pièce en pièce, d’escalier en escalier, depuis la courjusqu’au grenier, il indiqua avec précision ce qu’il comptait fairede la superbe demeure qu’il appelait une bicoque.

Dès le jour même, une armée d’ouvriers se mit à l’œuvre,travaillant jour et nuit.

Dès que les maçons sortaient d’une pièce, les peintresl’envahissaient, puis les décorateurs, puis les tapissiers ;en un mois et demi l’hôtel fut transformé : ce fut unemerveille. Ce caprice coûta un million au puissant sous-fermier.Mais M. d’Étioles ne s’en inquiéta pas. À cette époque, roi,ministres, traitants, fermiers, tout ce monde jetait l’argent parles fenêtres. Quand les coffres étaient vides, le peuples’enfonçait d’un nouveau degré dans la misère ; la faminesévissait avec plus d’intensité ; on mourait, – mais onpayait : et tout était dit !

Quand l’hôtel fut prêt, Le Normant d’Étioles y jeta uneprofusion de bibelots d’art, bronzes, statues, porcelainesprécieuses, flambeaux aux cuivres ciselés ; des meubles d’unefabuleuse magnificence, – citons le lit de la grande chambre àcoucher qui, avec ses Amours sculptés et ses appliques, coûtaquatre cent mille francs –, des tableaux de la vieille écolearrachés à prix d’or aux collections célèbres ; des vitrinesoù s’entassèrent les mille créations des manufactures de Saxe.

Une vaste pièce donnant sur la Seine fut exactement disposéecomme l’atelier de la rue des Bons-Enfants : mêmes dimensions,mêmes dispositions, même décor ; des meubles identiques yoccupèrent les mêmes places ; à coup d’argent, le sous-fermierse procura jusqu’aux moindres bibelots de Chine et du Japon quigarnissaient le célèbre atelier, mais à ce point pareils et si bienplacés de la même façon qu’une personne transportée les yeux bandésde la rue des Bons-Enfants au quai des Augustins eût pu demeurerconvaincue qu’elle n’avait pas changé de maison. C’était unereproduction parfaite, au point que Jeanne elle-même s’y fûttrompée.

Lorsque tout fut terminé, on se trouvait à l’avant-veille dumariage.

D’Étioles, dans la journée, embaucha la domesticité, ne s’enrapportant à personne du soin de choisir femmes de chambre, valets,cochers, cuisiniers.

Dès lors, tout fut prêt pour recevoir l’épousée.

Cet hôtel, en effet, ces transformations, ce luxe inouï, cefaste royal, tout cela, c’était pour Jeanne !…

Ce fut vers cet hôtel qui cessa à cette époque de s’appeler« l’hôtel de Châteauroux » pour porter le nom d’Étioles,ce fut vers cette féerique demeure que la voiture nuptiale emporta,à leur sortie de Saint-Germain-l’Auxerrois,M. de Tournehem, Le Normant d’Étioles et Jeanneévanouie.

Les invités suivaient. Et dans cette foule élégante qui faisaitescorte à la fortune du sous-fermier, nul ne songea à commenterl’incident : on supposa que l’émotion avait frappé« cette pauvre petite » et l’on parla surtout desmerveilles de la corbeille.

Lorsqu’on arriva à l’hôtel d’Étioles, Jeanne n’était pas encorerevenue de sa syncope.

Cette fois encore, ce fut Tournehem qui la prit dans ses bras etla transporta dans un boudoir.

– Non, pas là, mon cher oncle, dit d’Étioles.

Et il ouvrit la porte de la pièce qui était l’exactereconstitution de l’atelier de Jeanne.

– Je vous laisse ma femme, ajouta-t-il. Ce ne sera rien,j’en suis sûr. Moi, je vais rendre nos devoirs à nos invités.

Si le cœur de Tournehem eût été moins angoissé par lespressentiments qui l’assiégeaient, sans doute il eût trouvé étrangecette attitude d’un si heureux époux qui eût dû se montrer pleind’inquiétude.

D’Étioles disparut, et, comme il l’avait dit, se rendit en effetdans la grande salle des fêtes – salle de réception. Il étaitsouriant, et comme on lui demandait des nouvelles de la jeunemariée, il ordonna à l’orchestre d’attaquer une gavotte. Enlui-même il songeait :

– Qu’elle parle maintenant, si elle veut !… Je lestiens tous deux… le père et la fille !…

Armand de Tournehem avait déposé Jeanne sur un canapé. Il étaitépouvanté – non de l’évanouissement même, mais des causes quiavaient pu le provoquer. Il savait toute la force de caractère,toute la puissance de volonté qui résidaient sous cette enveloppegracile, fragile en apparence. Non, Jeanne n’avait pu s’évanouird’une émotion de jeune mariée !

Mais alors, qu’y avait-il ?

– Un mystère que je percerai, murmura ardemment Tournehem.Et alors, malheur à celui qui…

À ce moment, sous ses soins paternels, Jeanne rouvrait lesyeux.

Elle se vit dans son atelier, et revenant à elle avec toute lapromptitude d’esprit qui lui était coutumière :

– Ah ! mon père, s’écria-t-elle en se blottissant dansles bras de Tournehem, merci, merci de cette bonne pensée que vousavez eue.

– Quelle bonne pensée, mon enfant ?

– Celle de me transporter ici… Mais il me semble quej’entends des musiques… un air de danse… Oh ! faites-lestaire… je vous en supplie… Pourquoi les musiciens sont-ils ici aulieu de se trouver à l’hôtel d’Étioles ?…

– Voyons, enfant, dit Tournehem en serrant la jeune fillesur sa noble poitrine angoissée ; entendons-nous…expliquons-nous, veux-tu ? Tu vas tout me dire, n’est-cepas ? Ton chagrin, je veux le connaître… Je veux savoir…Écoute-moi bien… Et d’abord, sache que nous sommes à l’hôteld’Étioles…

Jeanne bondit, regarda autour d’elle.

– Mon atelier ! murmura-t-elle. C’est pourtant monatelier, je ne rêve pas…

Elle courut à la fenêtre et elle étouffa un soupir d’amèredéception ; la fenêtre donnait sur la Seine, et non sur la ruedes Bons-Enfants.

– Une surprise que te fait ce brave Henri, dit Tournehem.Cette pièce est l’exacte reproduction de celle que tu aimais tant…mais elle se trouve bien dans l’hôtel d’Étioles. Ah !çà ! ajouta-t-il avec un sourire navré, mais on dirait que tuespérais… que tu croyais… Voyons… viens t’asseoir… là… sur mesgenoux, comme autrefois lorsque tu étais toute petite… quand jevenais te voir… entre mes longs voyages… Alors, enfant, tu mettaistes bras autour de mon cou… tu posais ta chère petite tête blondesur mon épaule… et, levant vers moi tes yeux lumineux, tu mesouriais… comme si tu avais vraiment connu l’inapaisable douleur dema vie… comme si tu avais voulu me donner une précieuseconsolation… Et alors, ma Jeanne, ma fille adorée, je sentais eneffet mon désespoir s’apaiser et mes remords se fondre comme laglace sous le sourire du soleil… Tu réchauffais mon âme…

Jeanne s’était assise, avait mis ses bras autour du cou de sonpère et laissé tomber sa tête sur son épaule.

Mais elle ne levait pas les yeux ; elle ne souriaitpas : elle pleurait doucement, sans bruit.

Tournehem garda un moment le silence, puis tout à coup,gravement, il demanda :

– Jeanne… ma bien-aimée, pourquoi pleures-tu ?…

– Taisez-vous, père… oh !… taisez-vous !…

– Jeanne ! je veux savoir pourquoi tu pleures !Le serment que je fis à la pauvre morte de l’Ermitage ; leserment que, devant toi, j’ai renouvelé sur la dalle qui couvre sonéternel sommeil, Jeanne, je le tiendrai ! J’ai consacré ma vieà ton bonheur : tu seras heureuse !… Réponds-moi, monenfant… réponds-moi seulement par oui et par non… je veux t’éviterjusqu’au chagrin pénible d’un aveu… je veux chercher pour toi…Voyons.

Il parlait d’une voix grave, douce, tendre, et mettait sonénergie à ne pas trembler.

– Voyons… est-ce que ce mariage te déplaît ?

Par un prodigieux effort de tout son être raidi. Jeanne parvintà ne pas tressaillir…

Seulement, elle continua de pleurer, doucement.

– Tu as pu te tromper… ces choses-là arrivent… C’est cela,n’est-ce pas ?… Tu as cru aimer ce pauvre Henri… tu as acceptéde devenir Mme d’Étioles… et au moment suprême, tut’es aperçue qu’il n’y avait dans ton cœur que de l’affectionfamiliale pour ton cousin… c’est cela, parbleu ! Eh bien,rassure-toi… je parlerai à Henri… Ce mariage, je parviendrai à lebriser…

Cette fois, Jeanne frémit, – mais non d’espoir. Une épouvanteinsensée s’empara d’elle. Si son père essayait de briser l’infâmeunion, c’était la calomnie qui le guettait ! C’était ladénonciation toute prête ! C’était la formidable accusation deconcussion ! C’était l’échafaud !…

Elle se mordit les lèvres pour ne pas crier.

– Ce pauvre Henri ! continua Tournehem. C’est unexcellent cœur, je le sais. Il m’a rendu d’immenses services ens’occupant activement de la gestion de ma ferme royale, pendant mesvoyages. Il mérite toute ma gratitude et toute notre affection…mais enfin je dois avouer qu’il n’est pas beau… Je m’étonnais ausside cet amour… mais devant tes affirmations venant après lessiennes, je m’étais incliné. Au fond, je n’étais pas fâché de tevoir épouser mon neveu. Ainsi tu restais dans la famille… plus prèsde moi. C’était de l’égoïsme. J’eusse dû ouvrir les yeux, étudier,analyser… Allons, ne pleure pas, mon enfant chérie… je vais, àl’instant même, parler à Henri…

Jeanne se dressa toute droite.

La vision de son père montant à l’échafaud passa devant sesyeux.

Elle essuya ses larmes, et, d’une voix ferme, d’une voix où il yeût été impossible de saisir une hésitation, d’une voix quitraduisait admirablement le sacrifice de sa vie, elleprononça :

– Vous vous trompez, mon père : mon mariage avec Henrine m’inspire aucun regret, aucune amertume…

– Je me trompe ! s’écria Tournehem stupéfait.

– Et ce mariage, acheva Jeanne, s’il était à refaire, jen’en souhaiterais pas d’autre…

– Ainsi, tu l’aimes… vraiment ?…

– Je l’aime ! répondit Jeanne, sublime à coup sûr danscette minute.

– Et tu es heureuse ?…

– Oui, mon père : heureuse !…

Tournehem, pensif, prit la main de Jeanne. Cette main étaitglacée. Mais l’intrépide jeune femme n’avait pas un tressaillement…et elle souriait !

– Ces larmes… ton évanouissement…

– Caprice… vapeurs d’une pauvre petite tête exaltée…

– Jeanne !…

– Ces chants à l’église, ces lumières, ces parfumsd’encens, la marche triomphale des orgues… vous savez, mon père,que je suis une petite détraquée… et que la musique me met lesnerfs en pelote…

– Jeanne !… mon enfant… tu mens !… tu mens à tonpère !…

– Je vous jure que je dis la vérité !

– Tu le jures ?…

– Sur votre tête… oui, dit Jeanne dont le fin visages’illumina de l’auréole des martyrs ; sur votre chère tête, jele jure !…

– Oh ! songea Tournehem au plus profond de saconscience, est-ce que ce serait plus grave encore que je n’avaissupposé ? Je pressens quelque trame souterraine et formidableautour du bonheur de mon enfant !… Quoi ?… Je lesaurai ! Dussé-je y employer ma fortune et ma vie !…

 

Quelques minutes plus tard, celle qui le matin encore s’appelaitJeanne-Antoinette Poisson, selon l’extrait du registre de saparoisse, et qui s’appelait maintenant Mme LeNormant d’Étioles, Jeanne, souriante, fit son apparition dans lagrande salle des fêtes, au milieu d’une foule qui représentait toutce que Paris comptait alors de gens illustres en finances, en artet en littérature.

Elle fut acclamée.

Elle traversa au bras de son père les groupes empressés àl’admirer.

Et avec une liberté d’esprit qui eût paru prodigieuse si l’oneût connu les véritables pensées de cette enfant, avec unepromptitude charmante et un merveilleux tact, elle répondit àchacun, trouva pour les artistes et les gens de lettres le mot quiflatte la vanité et amène ce sourire de gloire satisfaite sur leslèvres épanouies.

Il apparut à tous qu’elle serait une incomparable maîtresse demaison.

– Désormais, s’écria Crébillon qui avait de l’esprit mêmequand il n’était pas ivre, désormais il y a dix muses au lieu deneuf. Il était réservé à notre siècle de créer la muse des fêtes…sans compter que par un raffinement de grâce, il y a dans son nomun admirable anagramme…

– Lequel ? fit-on curieusement.

– Sans doute ; elle ne s’appelle pas d’Étioles :elle est l’étoile des Étoiles…

Ce mot fit pâlir d’envie toutes les femmes des financiers qui setrouvaient là, lesquelles se vengèrent en organisant une cabalecontre le pauvre Crébillon à la première représentation de sonCatilina.

À quoi tiennent les destinées d’un poète !…

 

La nuit vint. Vers onze heures, les derniers invités seretirèrent ; Jeanne, réfugiée dans le salon du premier étage,sonna une femme de chambre et se fit conduire à la chambre àcoucher. Alors elle renvoya cette fille d’un geste, et poussa lesverrous. Puis elle s’assura qu’il n’y avait pas d’autre issue,d’autre porte par où celui dont elle portait le nom pût pénétrerjusqu’à elle.

Alors, toute cette force d’âme extraordinaire qui lui avaitpermis de jouer jusqu’au bout son rôle héroïque se brisa d’un coup,comme peut se briser un ressort de montre.

Elle devint livide et s’affaissa sur ses genoux, balbutiant desmots sans suite, livrée à une de ces crises de désespoir quiravagent le cœur, enténèbrent l’esprit et désorganisent lapensée.

Par un phénomène curieux, mais tout naturel, l’image d’Henri LeNormant d’Étioles – de son mari – ne vint pas un instant se penchersur ce désespoir… Ce que voyait Jeanne dans cette affreuse minutede solitude, c’était un beau gentilhomme, à l’air un peudédaigneux, qui passait, emporté par le galop d’un carrosse, dansune gloire d’épées nues, dans le tonnerre des acclamations d’unpeuple… le roi !…

Cet amour, presque mystique à son début, entrait dans la phaseviolente.

Elle aimait ardemment, de toute son âme, de tout son corps… elleaspirait au vertige du baiser d’amour… et l’impression fut siintense que ses bras se tendirent vers cette image flottant devantses yeux… D’un mouvement lent et continu, elle se releva… elle semit en marche comme si vraiment le roi eût été là !

À cet instant, un cri terrible fit explosion sur ses lèvres.

Un cri d’angoisse et d’horreur !

Là, contre cette tapisserie, il y avait un homme !…

Et cet homme, ce n’était pas le roi ! C’était Le Normantd’Étioles !

Comment était-il là ?… Par où était-il entré ? Ellerecula jusqu’au lit, contre lequel elle s’appuya. Dans le mêmemoment, Henri fit quelques pas en avant, et elle, galvanisée parl’horreur, reconquit tout son courage et son sang-froid.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle d’une voixbasse, haletante.

Henri se redressa, donna une chiquenaude à son jabot, et éclatade son mauvais rire :

– Pardieu, madame, voilà une plaisante question !… Ceque je fais ici… mais j’y viens voir ma femme !…

– Comment y êtes-vous ? râla-t-elle.

– De la façon la plus simple. J’avais prévu les verrous.Et, ayant prévu cela, j’ai dû m’arranger pour entrer chez moiautrement que par la porte officielle… Ah ! nos architectessont d’habiles gens !

Il paraissait tranquille ; il avait au coin des yeux unegaîté féroce.

Jeanne se dirigea, sans dire un mot, vers ce que son mariappelait la porte officielle.

Elle poussa les verrous, tourna la clef, et revint se placer enface d’Henri qui l’avait regardée faire sans un geste, son sourireterrible toujours sur les lèvres.

Jeanne étendit le bras vers la porte, et, d’une voix étrangementcalme, elle dit :

– Croyez-moi. Dans votre intérêt, ne me poussez pas à bout.Pour sauver mon père, j’ai subi de porter votre nom. Je vouspréviens que vous auriez tort d’exiger davantage. Sortez,monsieur : de vous à moi, il y a un abîme que rien ne peutcombler…

Henri d’Étioles s’inclina très bas. Puis, avec la même lenteur,il se redressa, raffermit son attitude. Son visage prit uneexpression de menace effroyable. Sa voix devintsifflante :

– C’est la deuxième fois que vous me chassez, dit-il.Prenez garde à la troisième ! Car, cette fois, je vousobéirai, et alors !… Mais non, je veux être encore conciliant.Écoutez, il y a entre nous deux un malentendu. Vous me détestez etje vous aime, moi !

Jeanne frissonna à ce mot. Elle ne voulait plus rien entendre.Tout plutôt que de subir plus longtemps la présence dumonstre !

– Prenez garde, madame ! dit tranquillement d’Étioles.Vous allez encore faire un geste qui pourrait nous coûter cher àtous… Vous ne comprenez pas ? Je vais vous dire. Au geste quevous feriez, j’obéirais, madame ! Et savez-vous ce quiarriverait alors ?… Ceci : dans un instant va entrer dansmon cabinet un homme qui m’apportera quelque chose à signer… unsimple papier… la preuve des concussions de votre père !…

Jeanne écoutait, les yeux agrandis par l’épouvante.

– Or, continua Henri avec la même tranquillité féroce, sije suis ici… près de vous… si cet homme ne me trouve pas… il estbien évident que je ne pourrai signer… Au contraire, si vous merépétez l’ordre de me retirer, j’obéirai, madame ! Et celanous coûterait cher à tous : à moi qui aime mon oncle, à vous…à lui surtout… si toutefois il tient à sa tête !

Jeanne chancela.

Le hideux gnome se croisa les bras.

Son masque de menaçante ironie tomba, et d’une voix rude,rauque, il acheva :

– Parlez, madame ! Dois-je m’en aller ?…

Le bras de Jeanne, qui avait recommencé le geste, retombapesamment.

Elle inclina la tête et, brisée, domptée, vaincue, laissa coulerses larmes sans songer à les cacher !…

Henri d’Étioles eut un hideux sourire de triomphe.

Il reprit à voix basse :

– Ainsi je reste ?

Immobile, pareille à la statue du désespoir, elle parut n’avoirpas entendu.

– Je reste, insista le mari.

Et, cherchant à donner à sa voix un accent de passion, ilajouta :

– Je vous aime, Jeanne. Je vous aime vraiment d’amour. Ilfaut que vous le sachiez. Jugez-moi comme vous voudrez. Croyez-moivil, infâme, criminel. Je suis tout cela par amour.M’entendez-vous, Jeanne ? Par amour ! Pour vous posséder,je commettrais encore d’autres crimes que celui de vous avoirmenacée et de vous avoir fait pleurer ! Si je vous perdais, jemourrais ! Ne croyez pas un mot de tout ce que je vous airaconté avant notre mariage. La vérité, c’est que je vous aime. Sion vous enlevait à moi, voyez-vous, si vous en aimiez un autre…

Jeanne tressaillit.

– Si cet autre vous aimait… eh bien, je letuerais !

Jeanne eut un long frisson.

– Si loin ou si haut qu’il se place, jel’atteindrais ! Car je vous aime, et rien n’est impossible àl’amour ! Me croyez-vous, au moins ? Croyez-vous à cettepassion insensée qui me dévore… moi si chétif… si laid… siaffreux !

Oui !… Elle y croyait !

Il le vit bien à son attitude où il y avait presque de la pitiémaintenant.

Car il jouait admirablement son rôle. Il avait la voix ardente,le geste exalté d’un fou… mais si Jeanne avait eu le courage de leregarder en face, elle aurait constaté cette choseeffrayante :

Que le regard de ce fou d’amour demeurait glacial, terne,vitreux, sans une flamme !

Elle ne bougeait pas. Sa pensée était bien loin de ce qu’elleentendait.

Et pourtant les paroles d’Henri lui entraient dans la tête. Cemot qu’il répétait : « Je vous aime ! »finissait par pénétrer profondément dans son esprit.

Lentement, il s’était approché, comme sans oser la toucher.

Mais il était tout contre elle.

Dans un de ces gestes de passion désordonnée qu’il multipliait,il sortit tout à coup son mouchoir et le tordit dans ses mains. Enmême temps, ces mains, il les tendait vers le visage de Jeanne dansun geste de supplication intense. Et en même temps aussi, lui-mêmerejetait le plus possible la tête en arrière.

– Je vous aime, continua-t-il en étudiant la physionomie dela jeune femme, je vous aime comme il est impossible que jamaishomme ait aimé ! Mon cœur est plein de vous ! Pour vousseule, je rêve richesse infinie et puissance ! Jeanne,écoutez-moi, entendez-moi, je vous aime… je vous aime !…

Depuis un instant, une étrange torpeur s’emparait de la jeunefemme. Il lui sembla tout à coup qu’un irrésistible besoin dedormir l’envahissait.

Elle voulut faire un effort, esquisser un geste, mais en vain.Ses paupières, lourdement, se fermèrent.

– Je vous aime… Je t’aime !… Ah ! tu es dans mesbras !… Jeanne, tu es à moi !…

Comme dans un cauchemar, elle entendit ces paroles… murmurées àson oreille, elle sentit que Henri d’Étioles la prenait dans sesbras, la soulevait… puis le sens des choses s’abolit en elle… elletomba dans un profond sommeil…

Henri la déposa sur le lit.

Contre les narines de la jeune femme, il appuya alors sonmouchoir et l’y maintint pendant deux ou trois minutes, continuantà répéter :

– Je t’aime, Jeanne, tu es moi !…

Comme s’il eût voulu que ces paroles, à travers les nuées dusommeil, parvinssent jusqu’à l’esprit de Jeanne et s’yincrustassent à jamais !

– Je t’aime… Jeanne… oui… crois-moi… c’est par amour que jesuis devenu infâme à tes yeux… Mais je me réhabiliterai… car jet’aime… Et tu finiras par m’aimer… toi aussi… divineenfant !…

Quand il la vit insensible ; lorsque, l’ayant secouée,appelée à haute voix, il se fut convaincu qu’elle ne seréveillerait pas avant plusieurs heures, il replia son mouchoir enécartant soigneusement sa tête, et l’enfouit au fond de sapoche.

Alors il eut un haussement d’épaules et ricana :

– Ouf ! ce ne fut pas sans mal… mais enfin, me voilàseigneur et maître !…

Chapitre 13FRANÇOIS DAMIENS

Henri d’Étioles, sans plus s’occuper de la jeune femme étenduesur son lit, sans plus lui jeter un regard, se dirigea vers unetenture qu’il souleva. Il poussa un ressort, et une porte étroitequi se confondait avec la tapisserie s’ouvrit aussitôt.

Il laissa cette porte ouverte, traversa un boudoir dans lequelil venait de pénétrer, et parvint dans une pièce faiblementéclairée, – sorte de salle à manger pour tête-à-tête, la grandesalle à manger de l’hôtel se trouvant au rez-de-chaussée.

Là, un homme attendait, immobile et debout…

Il portait, comme un laquais de confiance, une livrée sombre etsans ornement ni chiffre, qui se rapprochait de l’habit bourgeois,mais avec quelque chose de raide dans les lignes et de sévère dansla couleur.

Sans doute il était absorbé dans des pensées lointaines, car iln’entendit pas d’Étioles quand il entra, et il tressaillitviolemment lorsqu’il se sentit touché au bras.

Cet homme, c’était François Damiens, le piéton poudreux de laclairière de l’Ermitage, l’homme au placet de l’hôtel d’Argenson,celui-là même qu’Henri d’Étioles avait fait monter dans soncarrosse.

Une grande transformation s’était opérée en lui.

Outre le costume qui le rendait méconnaissable, sa tête avaitpris un autre caractère : ses longs cheveux étaient coupés, sabarbe broussailleuse avait disparu ; son visage ainsi dégagéprésentait une expression d’amertume plus accentuée. Il étaitpeut-être moins sauvage d’apparence : il était plus terrible,plus fatal. Son large front se plissait sous l’effort d’une penséetyrannique et il y avait une étrange profondeur dans ses yeuxfixes.

– Eh bien, mon maître ? dit Henri d’Étioles.

– Pardonnez-moi, monsieur… me voici… à vos ordres…

– Bon, bon… remettez-vous, mon brave. Vous avez vos penséescomme j’ai les miennes, c’est tout simple… mais à quoi diablepouviez-vous bien songer ?

– Je ne songeais pas, monsieur ; je vous attendais,selon vos ordres.

Il parlait sans humilité, mais avec une sorte de timiditéfarouche.

– Eh bien, reprit d’Étioles, le service ne vous paraît pastrop dur ?…

– Jusqu’ici, monsieur, je n’ai rien eu à faire. Vous m’avezoffert deux cents livres par mois, la nourriture, le logement etles habits, pour entrer chez vous en qualité de laquais…

– Fi donc !… de secrétaire !

– De laquais, monsieur ! Je n’ai pas l’instructionsuffisante pour être votre secrétaire. Mais peu importe. J’aiaccepté un emploi domestique pour gagner ma vie. Que suis-je aprèstout ? Rien ! moins que rien !… Et notre destinée ànous autres, du peuple, n’est-elle pas…

Sa voix, qui commençait à gronder, s’arrêta net. Une flammeavait jailli de ses yeux.

Il poursuivit plus doucement :

– Pardon, monsieur… Je voulais vous dire seulementceci : Ce que vous me donnez comme gages est énorme…

– Je crois bien, mon cher ! Ce sont les appointementsd’un sous-chef de bureau de ministère !

– C’est donc comme je vous dis : énorme. Or,jusqu’ici, vous ne m’avez pas encore dit ce que j’aurais àfaire.

– Rien ! répondit d’Étioles.

Damiens jeta un profond regard sur son maître, et dit :

– C’est trop !… Laissez-moi m’expliquer… Si vous medonnez deux cents livres par mois pour ne rien faire, c’est quej’aurai à un moment donné contracté vis-à-vis de vous une detteterrible, et alors…

– Alors, interrompit d’Étioles, il n’y aura rien de changé.J’ai besoin d’un dévouement près de moi, voilà tout. Ce dévouement,je le paie. Vous me serez dévoué. Voilà votre service… Je vousdemanderai, à vous, ce que je ne pourrais demander à personne, amiou domestique ! Si j’entre en lutte contre de puissantspersonnages, si je me heurte à quelqu’un… fût-ce le roi !…

– Le roi ! gronda Damiens en pâlissant.

– Eh ! oui… alors, je vous demanderai de m’aider… Celavous va-t-il ?…

– Oui ! fit Damiens, les dents serrées.

– Ce n’est pas tout, et vous allez voir que ce rien dontnous parlions pourrait bien devenir quelque chose. Je viens de memarier, mon cher…

De pâle qu’il était, Damiens devint livide. Un léger tremblementle secoua.

– Eh bien ! continua d’Étioles en l’examinant avec uneattention soutenue, je me défie de ma femme… je crois qu’elle nem’aime pas…

– Et alors ?…

– Alors ! s’il arrive que je sois obligé de m’absentercomme je vais le faire…

– Vous allez vous absenter ! s’écria Damiens avec unfrémissement de joie furieuse. La nuit de vos noces !…

– Oui ! Il y a des choses plus graves que l’amour.

Que voulez-vous !… Eh bien, tout à l’heure, pendant lereste de cette nuit où des intérêts vitaux, immenses, m’appellentau dehors, je veux que ma femme ne soit pas seule…

– Monsieur ! monsieur ! haleta Damiens.

– Qu’est-ce qui vous prend ?…

– Demandez-moi de me faire tuer pour vous, mais, par pitié,ne me demandez pas d’être l’espion de… de… madame…

– Qui vous parle de cela ? Je vous dis que je ne veuxpas laisser ma femme seule, voilà tout. Je ne puis me confier ni àune femme de chambre ni à qui que ce soit. Je vous l’ai dit. J’aibesoin d’un dévouement absolu… Alors… Vous ne comprenezpas ?…

– Non ! fit Damiens, dont le front ruisselait desueur.

– Venez ! dit Henri d’Étioles.

Il entraîna Damiens dans le boudoir qu’il venait de traverser.La petite porte secrète était restée ouverte. Par cette porte,Damiens entrevit un coin de la chambre à coucher… Il frissonna dela tête aux pieds et baissa la tête.

– Voici ! dit alors Henri d’Étioles à voix basse. Mafemme est là qui dort… Moi, je vais sortir de l’hôtel… question devie ou de mort… Je serai rentré à six heures du matin… Alors, vousqui n’êtes ni mon ami ni mon laquais, vous qui êtes un dévouement…vous comprenez ?… Vous vous installez ici…

– Ici ! râla Damiens.

– Dans ce boudoir. Oh ! rassurez-vous, pas pourespionner… mais, enfin, si quelqu’un entrait…

– Ah ! ah ! fit l’homme dont les poings secrispèrent.

– Vous tueriez ce quelqu’un… comme un chien !…Entendez-vous ?…

– Oui, oh ! oui !…

– Fût-ce le plus puissant des personnages ?…

– Oui, oh ! oui !…

– Fût-ce le roi !…

Cette fois, Damiens ne dit rien. Mais une telle expression dehaine flamboya sur son visage qu’Henri d’Étioles tressaillit et unsourire de sombre satisfaction erra sur ses lèvres minces.

– Vous voyez, ajouta-t-il rapidement, je laisse la porteouverte… afin que vous puissiez surveiller la chambre oùelle dort… Adieu… je vous laisse !

Sur ces mots, il s’éloigna rapidement, laissant Damiens commeatterré. Mais Henri d’Étioles n’alla pas loin. Il s’arrêta dans lapetite salle à manger intime, après avoir fermé derrière lui laporte à clef. Alors il dérangea un tableau sur un panneau de muret, à travers un invisible treillis qui se confondait avec latapisserie, il se mit à examiner Damiens.

– Oh ! murmura-t-il, je veux que dans le cœur de cethomme se déchaîne une effroyable passion ! Je veux que lafolie de l’amour en fasse ma créature asservie ! Je veux queLouis, roi de France, trouve ici un rival inattendu… Quelrival !… Mon laquais !… Et alors… alors… il faudra bienque mes rêves se réalisent ! Il faudra bien que la vengeanceet la haine qui, goutte à goutte, ont infiltré tant de fiel dansmon âme éclatent comme le coup de tonnerre qui foudroie sansprévenir !… Patience… Patience !…

Damiens était demeuré à la même place.

Il était agité de frissons convulsifs.

Parfois une rougeur de feu empourprait son visage ; puiscette rougeur disparaissait pour faire place à une lividité decire…

Son regard ardent se fixait sur cette porte ouverte.

Mais ses pensées tournaient toutes autour de l’étrange situationoù il se trouvait brusquement jeté. Par moments, il passait sur sonfront ses mains glacées et murmurait :

– Qu’a donc voulu cet homme ? Pourquoi m’a-t-il mislà ? Que cherche-t-il ?… À peine s’il me connaît ! Àpeine s’il m’a parlé !… Et cette preuve de confiance sublime…ou effroyable !… Que veut-il ?… Me tenter ?…Non ! Ce n’est pas possible !… Me faire surveiller cettechambre ?… Allons donc !… La nuit de ses noces !…Son histoire d’intérêts qui l’obligent à s’absenter estabsurde !… Oh ! mais que veut-il donc, alors ?… Ilme prend par la main, il m’entraîne, et me conduit où ?…Ici !… Près d’elle !…

Sur ce mot, ses pensées dévièrent.

Plus ardemment, il fixa ses yeux sur ce coin de chambre qu’ilentrevoyait.

Des parfums, par bouffées, arrivaient jusqu’à lui.

Il demeura ainsi près d’une heure, immobile, les pieds rivés autapis du boudoir.

Tout à coup, il fit un pas vers la porte. Mais aussitôt ilrecula avec une sorte d’épouvante.

– Que fais-je là ? balbutia-t-il. Que vais-jepenser ? Quelle abominable idée profanatrice s’est glisséedans mon sein ?… Je n’entrerai pas ! Non ! Jen’entrerai pas !…

Au bout de quelques minutes, il revint à la place qu’il occupaitd’abord.

Haletant, il se pencha, écouta… et il n’entendit que lesbattements sourds et précipités de son cœur.

– Eh quoi ! pas un bruit ! pas unfroissement ! pas un soupir ! Est-ce possible ?…

La pensée que Jeanne n’était pas dans cette chambre lui vinttout à coup. Mais il la repoussa.

Non ! non !… Henri d’Étioles n’avait pas laphysionomie de quelqu’un qui veut faire une expérience !Sûrement, cet homme avait dans l’esprit quelque insondablepensée…

Brusquement, un cri rauque expira sur ses lèvres.

Une autre idée se présentait à lui, terrible,effrayante :

– Il l’a tuée !… Et il m’a posté là… afin… quel’assassin soit découvert tout à l’heure sur le lieu ducrime !… On va entrer… je vais être saisi !…

La sensation fut si violente qu’il se retourna farouche,hagard…

Mais presque aussitôt ce mouvement instinctif de défensepersonnelle s’effaça de son esprit : il ne songea plus qu’àelle !… En ce laps de temps rapide comme un éclair, il se lareprésenta morte, étendue sur le lit… Il étouffa unrugissement :

– Oh ! s’il a fait cela, malheur ! malheur àlui !…

Et d’un bond il fut au milieu de la chambre à coucher !…Jeanne lui apparut tout habillée de son costume d’épousée, étenduesur le lit, comme il se l’était représentée…

Dans le boudoir, Henri d’Étioles, la figure collée au treillis,avait murmuré :

– Enfin !…

Damiens, avec un terrible sanglot, s’approcha du lit, sepencha…

– Morte ! Morte !…

Un simple coup d’œil lui prouva qu’il se trompait.

Jeanne était immobile, les bras allongés le long du corps, latête appuyée sur l’oreiller de dentelles précieuses… mais sonvisage rose et paisible, dans le sommeil qui anéantissait toutesses amères pensées, était plein de vie charmante.

Son sein se soulevait doucement, dans un rythme gracieux.

Un souffle léger s’exhalait de ses lèvres entr’ouvertes.

– Elle dort ! balbutia Damiens dans un inexprimableétonnement.

Et tout de suite, il s’aperçut que ce sommeil, pour inoffensifqu’il parût, n’était pas naturel.

– C’est lui qui l’a endormie ! ajouta-t-il.Pourquoi ?

Alors, toute inquiétude disparue de son esprit, certain queJeanne vivait, qu’elle dormait d’un sommeil profond, mais paisible,il sentit un rapide frisson le secouer.

– Quelle est belle !…

Il se recula tout tremblant, mais son regard demeura rivé sur lajeune femme. Puis il se rapprocha. Un meuble qui craqua le fitbondir en arrière. Il haletait. Des souffles brûlants passaient surson visage, et, en même temps, il se sentait glacé…

Cette femme si jeune, si belle, d’une si harmonieusebeauté ; cette femme étendue sur ce lit, profondément endormiepar quelque narcotique, sans aucun doute ; cette femme enfinqui l’attirait comme un irrésistible aimant ; cette femmeenfin qui était à sa merci… il eût donné sa vie pour un momentpareil !…

Elle était là… sous ses yeux… dans l’impossibilité de sedéfendre !…

Le cœur de Damiens battait à se rompre dans sa poitrine. Saraison s’égarait.

Oh ! la prendre dans ses bras ! la serrer contrelui ! ne fut-ce qu’un instant ! Et mouriraprès !…

Qui l’en empêchait ?…

Rien !… Personne !…

Il n’avait qu’à vouloir !…

Il étendit les bras…

Et ce fut à ce moment précis qu’une pensée foudroyante traversason cerveau :

– Si Henri d’Étioles m’a pour ainsi dire conduit jusqu’àcette chambre… ah ! c’est infâme !… c’est que lui…lui !… le mari !… eh bien… il a voulu !… oh !l’infâme ! l’infâme !… Oh ! j’entrevois je ne saisquelle trame odieuse qui doit envelopper cet ange !… Etj’allais me faire l’instrument lâche et vil de l’opprobre dont onveut couvrir celle qui dort là, sous mes yeux… si belle… siconfiante… si radieuse !…

Lentement, Damiens s’était agenouillé tout près du lit.

Il avait mis sa tête dans ses mains et pleurait sans bruit.

– Dors ! murmura-t-il. Dors paisible et tranquillepauvre femme ! Le maudit que je suis ne ternira pas la puretéde ton front de son souffle de damné !…

Alors, comme la main de Jeanne pendait légèrement hors du lit,il voulut baiser cette main fine, aux doigts d’albâtre…

Mais, cette fois encore, il se retint…

Et ce fut sur le bas de la robe, sur la longue traîne quis’écroulait jusque sur le tapis, ce fut sur la soie blanche etvirginale qu’il déposa le baiser si humble de son amour, et qu’illaissa tomber une larme…

Alors il se releva, et, à reculons, sans bruit, il sortit de lachambre, ferma la porte, et reprit sa place d’immobile et depensive statue dans le boudoir.

 

Vers cinq heures du matin, Jeanne se réveilla. Elle se vit surle lit, tout habillée. La pensée lui vint alors qu’elle avait dûs’évanouir, et qu’Henri d’Étioles, touché peut-être de quelquetardif repentir, l’avait laissée seule…

Lasse et la tête lourde, frissonnante, elle se déshabilla et semit au lit.

Quant à Henri d’Étioles, au moment ou il avait vu Damiens entrerdans la chambre nuptiale, il avait remis en place le tableau ets’était, souriant d’un sinistre sourire, retiré dans son cabinet oùil avait passé le reste de la nuit à écrire plusieurs lettres.

À sept heures seulement, il revint au boudoir où il vit Damiensimmobile et comme pétrifié dans ses pensées.

D’Étioles le regarda fixement.

– Personne n’est venu ? demanda-t-il.

– Non, monsieur, personne ! répondit Damiens.

– Et… dites-moi, mon brave, la pensée… la curiosité… nevous est pas venue…

– De quoi, monsieur ? demanda Damiens enfrémissant.

– Mais d’entrer là ! répondit cyniquement d’Étioles endésignant la chambre à coucher.

– Non, monsieur ! dit Damiens sans une hésitation.

– Bon ! songea d’Étioles. Il ment, puisque je l’ai vuentrer !… Donc !… allons… tout va bien !…

Il passa rapidement dans la chambre, vit Jeanne couchée, souritimperceptiblement, et, s’inclinant :

– Ma chère Jeanne, dit-il, l’excès de mon amour m’a cettenuit emporté un peu loin… j’ai… peut-être abusé de mes droitsd’époux… je vous en demande pardon, Jeanne. À partir d’aujourd’hui,vous pouvez vous rassurer… je n’entrerai plus jamais ici… que s’ilvous convient de m’y appeler !… Et quant à mon amour… eh bien,je souffrirai en silence, voilà tout !

– Abusé ! balbutia Jeanne avec épouvante quand elle seretrouva seule. Abusé de ses droits d’époux !… Oh ! qu’adonc voulu dire ce monstre !…

Chapitre 14LA BASTILLE

Huit jours après les événements que nous venons de raconter.C’est une belle et radieuse journée. Un dimanche. Les rues de Parissont pleines de promeneurs en habit de fête. La grande ville a cetaspect de gaieté bruyante qu’elle prend à de certains jours où lesoleil, du haut du ciel sans nuages, verse à flots la joie et lavie.

Rue Saint-Antoine, les passants étaient plus nombreux quepartout ailleurs. En effet, la rue Saint-Antoine, c’était la grandeartère qui conduisait à la place Royale. Et la place Royale,aujourd’hui pétrifiée dans le souvenir du passé, silencieuse commeun impassible témoin de l’histoire, la place Royale que les enfants– ces moineaux de Paris – et les moineaux – ces gavroches de lanature – animent seuls de leurs piaillements, la place Royale étaitalors, disons-nous, le rendez-vous à la mode de toute les élégancesparisiennes. Jeunes marquises en falbalas, la main haut gantéeappuyée sur la canne enrubannée ; jeunes seigneurs, letricorne sous le bras, l’épée au côté ; roués et courtisans,femmes galantes et dames du monde y coquetaient à qui mieux, et,suivant le vieux mot français si joli, si expressif, yfleuretaient en minaudant et en faisant mille grâces. (Lemot a été hideusement tronqué et, sous prétexte de nouveauté, on ena fait, de l’anglais : flirter.)

Dans cette foule bariolée, enrubannée, paniers à fleurettes,chapeaux de paille à grands pompons, cheveux poudrés ; dansces groupes qui se saluaient avec cette exquise afféterie, comme onse saluait dans les menuets ; parmi ces promeneuses etpromeneurs qui erraient sous les quinconces de la place Royale, iln’était bruit que de la fête que messieurs de l’Hôtel de Villedevaient offrir au roi.

Et la grande joie, dans ce monde joli, pailleté, léger, c’étaitde pouvoir s’aborder en disant :

– C’est fait ! j’en suis ! j’ai moninvitation !

– Comment, chère marquise, vous n’y serez pas ?

– On dit des merveilles de la décoration…

– On parle d’un ballet où le roi figurera en personne. Celas’appelle le Ballet de la clairière del’Ermitage, et c’est plein de chasseurs, de dianeschasseresses et de nymphes…

– On dit aussi que le ballet s’appellera : La Féede la clairière, ou le Cerf gracié…

Dans la rue Saint-Antoine, les promeneurs, plus serrés que surla place Royale, s’occupaient simplement du pain qui renchérissaitdans des proportions effrayantes, et des dernières levées d’impôtsqui venaient d’être proclamées au tambour.

C’est que, là, c’étaient des gens du peuple qui passaient leurdimanche au bon soleil, ce grand et bon père de l’humanité quiverse à tous, ses clairs regards, pauvres et riches.

Et, comme nous l’avons dit, le soleil était ce jour-là sirayonnant que la gaîté l’emportait encore sur les lourdesinquiétudes du peuple.

Tout à coup, dans cette foule, des cris s’élevèrent.

Un carrosse lancé à fond de train accourait au fond de la rue,se dirigeant vers la Bastille au galop de ses deux chevaux, etmenaçant de renverser quiconque ne se rangeait pas assez vite.

On se bousculait, on s’écartait en toute hâte, des grondementscontenus s’élevaient, mais nul n’osait élever la voix.

Le carrosse passait comme un tonnerre.

Plusieurs personnes, cependant, avaient reconnu le personnagequi avait si peu de souci de la vie des gens.

– C’est ce méchant roué… ce flagorneur du roi…

– Le comte du Barry !…

– Va donc ! hé ! comte de six liards ! criaun gamin.

Et aussitôt la colère qui commençait à gronder, cette colèrequi, une cinquantaine d’années plus tard, devait si terriblementéclater, se fondait en une gaîté railleuse.

– Ohé ! criait l’un. Où court-il donc sivite ?

– Pardi ! Il va à la Bastille !

– Qu’il y reste !…

Bien entendu, on ne s’esclaffait ainsi que lorsque le carrosseétait déjà bien loin…

C’était le comte du Barry, en effet. Et c’était bien à laBastille qu’il se rendait !…

Il était assis dans le fond de sa voiture, sombre et dédaigneuxcomme à son habitude. Devant lui, sur la banquette, se tenaitmodestement un homme vêtu comme un bourgeois qui eût tenu à ne pastrop se faire remarquer.

Cet homme tenait ses yeux baissés, gardait les coudes au corps,rentrait les jambes sous les genoux ; bref, il semblaitprendre à tâche de se faire aussi petit que possible, tandis que duBarry, au contraire, semblait, du haut de son jabot à dentelles,crier au simple piéton :

– Eh bien, oui, c’est moi ! Malheur à qui se trouvesur ma route !…

Le carrosse, toutefois, s’arrêta sans avoir causé d’autreaccident que quelques bousculades et quelques contusions, devant laporte Saint-Antoine.

Les deux hommes mirent pied à terre, et, franchissant lepont-levis, entrèrent dans la haute et noire forteresse quisemblait menacer Paris de ce même air de morgue et d’insolence dontle comte du Barry avait menacé les promeneurs de la rue.

L’officier de garde au poste, reconnaissant un des familiers duroi, se précipita au-devant du comte, le chapeau à la main.

– Faites-moi conduire au gouverneur, dit du Barry.

– Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même,répondit l’officier avec cette suprême politesse des gens de bonton d’alors, quand toutefois ils avaient ce bon ton !

Du Barry acquiesça d’un signe de tête et se mit à marcherderrière l’officier.

Son silencieux et modeste compagnon l’escortait…

Mais tandis que le comte ne prêtait aucune attention à ce quil’entourait, cet homme ne put réprimer un frisson en pénétrant dansune cour étroite, humide, sans air ni lumière, et en entendant laporte se refermer lourdement derrière lui.

Et si du Barry avait pu pénétrer la pensée de son compagnon,voici ce qu’il eût entendu au fond de cette pensée :

– Diable !… mais c’est une tombe… une triste tombe…que cette forteresse ! Dire que si on savait… si un motmaladroit échappait à ce du Barry… Oh ! je frémis à l’idée queje serais enfermé là pour toujours… à moins qu’une bonne corde aucou…

Il n’acheva pas.

L’aspect intérieur de la Bastille était en effet terrible. Ilrégnait là une atmosphère mortelle ; de hautes muraillesnoires où poussaient des mousses verdâtres, quelques étroitesouvertures dont les épais barreaux semblaient mettre une séparationsuprême contre le monde des vivants et des malheureux qui gémissentdans ces cachots… voilà ce qu’on voyait…

Le pas monotone des sentinelles, le fric-frac sinistre d’unporte-clefs qui passe, le cri de ronde du sergent faisant unetournée… voilà ce qu’on entendait…

L’officier franchit une porte basse et monta un escaliertournant, aux marches de pierre à demi usées comme par des larmes,entre des murs où le salpêtre reluisait par places en brillantscristaux.

Au premier étage, il s’arrêta, donna un mot de passe à unfactionnaire qui montait la garde devant une porte, frappa à cetteporte et parlementa quelques instants avec le valet qui était venuouvrir et qui rentra dans l’intérieur en faisant signed’attendre.

Quelques instants plus tard, le comte du Barry et son compagnonétaient introduits dans un vaste cabinet sévèrement meublé, orné devieilles tentures qui sentaient le moisi, et surtout de redoutablescasiers qui portaient des numéros.

C’était bien là le cabinet d’un geôlier en chef.

Le gouverneur de la Bastille, vieillard au regard vitreux,entra, salua le comte avec une certaine déférence et coula versl’étranger un mince regard qui fit frémir celui auquel ils’adressait.

– Quelles nouvelles, mon cher comte ? demanda legouverneur. Car dans ce trou je ne vois rien, je n’entends rien, jene sais rien… Ah ! vous êtes bien heureux, vous, de vivre à lacour !… Est-ce que mademoiselle de Châteauroux règne toujourssur le cœur de notre bien-aimé souverain ?

Le comte du Barry tressaillit.

L’homme silencieux regarda le gouverneur avec une profondeattention, et murmura :

– Si cet homme-là n’est pas un imbécile, c’est un êtreredoutable… À surveiller !…

– Mlle de Châteauroux est morte, ditle comte du Barry, et si loin que vous viviez de la cour, vous neme ferez pas croire…

– Bah !… dit flegmatiquement le gouverneur.D’honneur !… j’ignorais ! Ah ! elle est morte, cettepauvre Châteauroux !… Le ciel ait son âme !… Le grandFrédéric ne l’appellera plus Cotillon III.

Cette fois, l’homme silencieux se mordit les lèvres et du Barrydevint livide.

– De quel grand Frédéric parlez-vous ?balbutia-t-il.

– Mais… de l’unique, de l’illustre, du triomphateur… del’ami de M. de Voltaire… du roi de Prusse, enfin !…Mais laissons cela, et voyons ce qui me procure le trop rareplaisir de votre visite…

– Simplement ceci, dit le comte en se remettant.

En même temps, il sortait de sa poche un papier timbré du sceauroyal qu’il tendit au gouverneur.

Celui-ci parcourut le papier, jeta un regard de surprise sur lecompagnon de du Barry, et dit :

– Ordre du roi… je m’incline !… Je suis à votredisposition, monsieur…

– Monsieur Jacques, dit vivement du Barry en faisant un peutard la présentation.

L’homme qui s’appelait de ce nom, peut-être un peu trop modeste,se leva, salua profondément et, d’une voix sans accent, une de cesvoix qui semblent couler sans vouloir laisser d’impression, ilprononça :

– Je vous remercie, monsieur le gouverneur… Je m’intéressevivement à ce jeune homme… M. le comte a bien voulu se chargerdes démarches, et…

– Il suffit ! dit le gouverneur. Vous comprenez, celam’est bien égal, à moi ! Du moment que vous m’apportez unordre signé d’Argenson et contresigné Berryer, le reste ne meregarde pas !… Cependant, ce n’était vraiment pas la peine,alors, de me donner l’ordre de tenir ce… jeune homme… au secret leplus rigoureux… Je vais vous faire conduire…

Il appuya sur un timbre. Un valet parut.

– Faites-moi venir le porte-clefs n° 9, dit legouverneur. Quelques minutes plus tard, le porte-clefs indiquéfaisait son apparition dans le cabinet.

– Conduisez monsieur à la cellule du numéro… voyons… quelnuméro, déjà ?…

Le gouverneur se leva, alla aux casiers, chercha un instant,puis, se retournant :

– Au numéro 214.

Comme on voit, ce gouverneur ne voulait connaître le nom ni deses geôliers ni de ses prisonniers. Il avait coutume de dire quelui-même s’appelait le numéro 1. Pas de noms, à la Bastille !Rien que des numéros !…

Le geôlier fit un signe à M. Jacques, lequel, ayant saluéle gouverneur avec toute la gaucherie dont il fut capable, sortitdu cabinet.

– Un bien digne homme, ce M. Jacques ! dit alorsdu Barry en se levant. Mon cher gouverneur, mille remerciementspour votre amabilité…

– Mais pas du tout… puisque vous m’apportiezl’ordre !… Vous n’attendez pas votreM. Jacques ?

– Ma foi, non… j’ai hâte de respirer l’air du dehors…

– Je comprends cela ! fit le gouverneur avec unsoupir.

Du Barry échangea les salutations en usage et se retira.

Quand il fut dehors, il donna l’ordre au postillon de soncarrosse d’attendre où il se trouvait, et, se rapprochant de laplace Royale, entra dans la petite rue du Foin, puis, non sanss’assurer qu’on ne le surveillait pas, pénétra rapidement dans unepetite maison basse de modeste apparence.

Cette maison, c’était celle de M. Jacques !

Celui-ci avait suivi le geôlier, – le porte-clefs n° 9,comme disait le gouverneur. – Le geôlier descendit l’escalier,traversa cette cour étroite et sombre qui avait si vivementimpressionné M. Jacques, longea un humide couloir, monta unescalier où, d’étage en étage, on rencontrait des sentinelles à quiil fallait donner le mot de passe, entra dans un long corridor, ets’arrêta enfin devant une solide porte dont il s’apprêta à tirerles verrous.

À ce moment, M. Jacques le toucha au bras :

– Pardon, mon ami, un mot, s’il vous plaît.

– Dix, si vous voulez !

– Savez-vous comment s’appelle le prisonnier qui estlà ?

– Le 214 ?…

– Oui ! Le 214 !…

– Vous ne savez pas son nom ?

– Je me suis chargé de lui faire une petite commission… onm’a dit son nom… mais j’avoue que je l’ai oublié…

– Eh bien, il s’appelle le chevalier d’Assas !…

 

Au moment où, devant Saint-Germain-l’Auxerrois, le chevalieravait été arrêté, son premier mouvement tout instinctif avait étéde tirer son épée et de se défendre.

Mais tout aussitôt le découragement s’empara de lui.

– À quoi bon être libre, maintenant ! À quoi bonvivre ! Puisqu’elle en épouse un autre ! Puisqu’elle nem’aime pas !… Disparaissons donc du monde desvivants !

Et, sans la moindre résistance, il entra dans le lourd véhiculevers lequel on le poussait et dont on ferma à clef les mantelets.Vingt minutes après cette arrestation qui n’avait causé aucunbruit, aucun scandale, le chevalier d’Assas entrait à la Bastille,suivait les soldats et les geôliers sans savoir où on leconduisait, marchant comme en rêve, et était enfin enfermé à tripleverrou dans la chambre n° 214.

Ce mot « chambre » était officiel, par opposition avecles cachots qui se trouvaient dans les sous-sols. Mais qu’iln’aille pas évoquer l’image de quelque pièce claire et propre, avecson lit, ses meubles…

La chambre 214 n’était ni plus ni moins qu’un cachot un peumoins sombre que les cachots souterrains.

Une étroite couchette en bois, vissée au mur, avec une simplecouverture pour toute literie, un escabeau à trois pieds, uneplanchette supportant un pain, une cruche pleine d’eau, voilà quelétait l’ameublement de cette pièce.

La muraille avait huit pieds d’épaisseur. Une double rangéed’épais barreaux de fer défiait toute tentative d’évasion. L’air etla lumière ne pénétraient là qu’avec parcimonie.

Le premier jour, le chevalier ne prêta aucune attention à cesdétails. Il ne vit ni l’horreur des voûtes qui surplombaient, ni lamoisissure des murs, ni l’épaisseur des barreaux… il ne mangea pas…il se jeta sur l’étroite couchette, ferma les yeux, se croisa lesbras sur la poitrine et se mit à songer à elle !…

Tout son bonheur était là, en effet !

À cet âge de charme et d’illusion, au printemps de la vie,lorsque l’homme à sa vingtième année ouvre ses ailes vers cet abîmede l’existence qui lui paraît tout azur et qui bientôt lui semblerapeut-être bien noir, à l’âge du chevalier, l’amour est la grande,l’unique pensée du cœur et de l’esprit.

Que peuvent être les catastrophes auprès de cette douleur :ne pas être aimé de celle qu’on aime !

Le chevalier d’Assas aimait aussi profondément que s’il eûtconnu depuis des années « l’objet de sa flamme », commeon disait alors dans ce style précieux qui paraît un peu ridicule ànotre époque de chiffres, mais qui, sous sa préciosité même, étaitau fond si juste et si joli…

Il ne connaissait Jeanne que depuis quelques heures, il savait àpeine son nom depuis la matinée même ; et l’image adorée étaitburinée dans son imagination comme une de ces eaux-fortes,ineffaçable, et le nom chéri venait à ses lèvres comme un de ceschants dont on ne peut plus se défaire.

Le chevalier était de ces âmes généreuses qui se donnent unefois dans un grand coup de passion et qui ne se reprennent plus. Unautre se fut dit :

– Puisqu’elle se marie à un autre, puisqu’elle ne m’aimepas, je vais arracher cet amour de mon cœur, faire l’impossiblepour n’y plus penser !

Lui constata simplement que toute sa vie il aimerait la jeunefille en rose de la clairière de l’Ermitage. Il comprit que c’étaitfini, que plus rien au monde n’existait qu’elle dans sa pensée, etque cet amour était inguérissable.

Seulement, il comprit en même temps qu’il en mourrait.

Où ? Quand ? Comment ? Il ne chercha pas à se ledemander.

Il en mourrait, voilà tout !…

Cette première journée de captivité et celle du lendemain sepassèrent donc dans une prostration complète.

Mais si le chevalier était à l’âge des passions absolues, ilétait aussi à l’âge où la vie afflue au cerveau, ardente,impérieuse. De plus, son tempérament combatif devait rapidement lepousser à une sorte de révolte.

Il commença par se dire que puisqu’il ne pouvait vivre sansJeanne, puisqu’il devait mourir, la prison était une mort comme uneautre. La Bastille tuait vite.

Et, au besoin, il aiderait à la prison. Un jour, à la premièreoccasion, il menacerait le gouverneur. Alors on le descendrait dansl’un de ces cachots où l’on récoltait le salpêtre à la pelle, oùl’on devenait poitrinaire en trois mois, tombes affreuses quiabsorbaient des vivants et ne rendaient que des cadavres…

Puis il sentit monter en lui comme une furieuse colère.

Il se dit que cette mort serait indigne de lui…d’elle !

Il voulait mourir, mais au grand jour, en pleine liberté… mourirpeut-être sous ses yeux, à elle !…

Alors, il se mit à tourner comme un fauve dans sa prison,ébranla les barreaux, secoua la porte, se démena, cria, rugit, letout en pure perte…

Et alors aussi se posa dans son esprit cette question à laquelleil n’y avait pas de réponse possible :

– Pourquoi suis-je à la Bastille ? Pourquoi m’a-t-onarrêté ?… Qu’ai-je fait ?…

Il interrogea le geôlier qui lui apportait à manger : et legeôlier lui répondit qu’il lui était défendu de parler auxprisonniers. Il demanda à voir le gouverneur, et il lui fut dit quele gouverneur avait bien autre chose à faire que de se rendre auxappels des pensionnaires de la Bastille.

À mesure que le chevalier se rendait mieux compte de sasituation, à mesure qu’il comprenait qu’il ne sortirait jamais decette affreuse prison, son désir de liberté devenait plusfrénétique.

Il eut des accès de colère furieuse, il eut des crises dedésespoir.

Et il en vint à se dire :

– Qu’elle ne m’aime pas, soit !… Je ne demande pasqu’elle m’aime ! Mais ne plus la voir ! Jamais !Jamais ! Oh ! ceci est atroce !… Je veux la revoir,ne fût-ce qu’une seule fois, ne fût-ce que pour lui dire que jemeure d’amour et que je meure en l’adorant !… Oui, oh !oui, la revoir… à tout prix !…

Alors, il se mit à chercher un moyen d’évasion.

Mais il dut se rendre à l’évidence : à moins d’unprodigieux hasard, il lui fallait compter au moins plusieurs annéesde travail assidu avant de pouvoir réaliser un projet offrant unechance de réussite…

Vivre jusque-là sans la revoir, c’était impossible !…

Dès lors, une mortelle angoisse s’empara de lui. Et comprenantqu’à creuser toujours cette même idée, à se repaître du désespoirde ne plus voir celle qu’il adorait, il allait devenir fou, il pritla résolution de se tuer…

Comme il venait de s’étendre sur sa couchette pour chercher unmoyen de suicide prompt et sûr, la porte de son cachot s’ouvritbrusquement ; un homme qu’il ne connaissait pas entra, etrepoussa derrière lui la porte tandis que le geôlier demeuraitdehors…

Cet homme s’approcha du chevalier qui, hagard, haletant, s’étaitsoulevé sur sa couchette.

Il s’assit sur l’escabeau, sourit mystérieusement, plaça undoigt sur sa bouche pour recommander le silence, et, à voix basse,prononça :

– Je vous apporte des nouvelles de Jeanne !…

Chapitre 15MONSIEUR JACQUES

Nous prierons le lecteur de vouloir bien revenir avec nous surla place Saint-Germain-l’Auxerrois, à la minute précise où, aprèsla cérémonie du mariage, Jeanne sortait de l’église, où la jeunefemme apercevant Louis XV au balcon du Louvre s’évanouissait dansles bras de Tournehem, et où enfin le chevalier d’Assas, accoté àun arbre, assistait désespéré à cette double scène.

À dix pas de lui, il y avait un homme qui, confondu dans lafoule des badauds, n’avait pas perdu un détail de tout ce que nousavons raconté.

Cet homme avait vu apparaître le roi, et il avaittressailli.

Il avait vu Jeanne lever un long regard d’angoisse et d’amoursur le balcon, et alors ses poings étaient crispés dans unimperceptible mouvement de colère vite réprimé.

Alors son regard était tombé sur le chevalier d’Assas.

Avec la rapidité de conception qui était une des grandes forcesde cet inconnu, il avait étudié cette charmante et loyalephysionomie, si belle, si jeune et si douloureuse. Il y avait lucomme à livre ouvert l’amour le plus pur, le courage le plusaventureux, le désespoir le plus effrayant.

Et il avait souri… d’un mince et livide sourire !…

– Tiens, tiens ! avait-il murmuré… mais voilà unecarte dans mon jeu sur laquelle je n’avais pas compté… Allons, toutpeut s’arranger !… Ne perdons pas de temps !…

Le chapeau à la main et le sourire aux lèvres, il s’était alorsavancé vers le chevalier… Mais à ce moment, il avait vu surgir lessbires, et pour un pas qu’il avait fait en avant, il en fit troisen arrière… le chevalier fut arrêté, jeté dans la voiture quiallait l’entraîner dans l’antre formidable de la Bastille.

L’homme se retourna très désappointé, et aperçut alors le comtedu Barry qui causait vivement à voix basse avec le lieutenant depolice, M. Berryer. Il constata que le regard du comte duBarry suivait la voiture qui emportait le chevalier. Il vit sur safigure la haine satisfaite comme il avait vu le désespoir sur celledu jeune homme.

Alors il attendit que le lieutenant de police se fûtéloigné ; il se rapprocha vivement de du Barry qui s’éloignaità son tour, le frôla comme eût pu faire un passant, et, en lefrôlant, murmura :

– Ce soir chez moi !…

Puis il passa sans s’arrêter, gagna la rue Saint-Antoine,atteignit la rue du Foin et entra dans cette maison modeste dontnous avons parlé, et où nous avons vu du Barry, au sortir de laBastille, pénétrer mystérieusement.

Cette maison, en effet, était celle de M. Jacques, et cethomme, c’était M. Jacques lui-même.

Il s’enferma dans un cabinet dont il ferma la porte à clef, tirales rideaux épais sur la fenêtre, et, sûr que nul ne pouvait levoir, fit jouer un ressort caché dans la muraille : une sortede placard s’ouvrit. Dans ce placard, il y avait des papierssoigneusement rangés et étiquetés, sans compter des traites dechange sur les principaux financiers de Paris, sans compter uncoffre plein d’or.

M. Jacques tira une des liasses de papier, la compulsalonguement, annota quelques feuilles au crayon, puis remit laliasse à sa place.

Alors il s’assit à une table et se mit à écrire une longuelettre en caractères bizarres qui n’étaient sûrement ni descaractères français ni des caractères d’aucune langue connue.

Pendant trois heures, il poursuivit son travail qui devait êtregrave, car parfois il s’arrêtait, mettait sa tête dans ses mains,fronçait le sourcil et méditait longuement.

Quand il eut fini, il plaça les huit feuillets qu’il venait deremplir dans une enveloppe, et écrivit l’adresse dans cetteécriture inconnue que nous venons de signaler.

Tout en écrivant cette adresse, il murmurait du bout deslèvres :

– Pour remettre… en main propre… à… Sa Majesté… FrédéricII… roi… de Prusse… Là ! voilà qui est fait… Pourvu qu’onm’écoute là-bas, tout ira bien !

Enfin, il glissa le tout dans une épaisse enveloppe qu’ilcacheta à la cire, et sur laquelle il écrivit, en français, cettefois :

À Monsieur Wilfried Yungman,

marchand d’épices coloniales.

Wilhelmstrasse.

Berlin (Royaume de Prusse.)

(Commande de poivre et gingembre trèspressée.)

Alors, il ferma le mystérieux placard, ouvrit la porte ducabinet, tira les rideaux, souffla le flambeau qu’il avait allumé,et, passant dans une sorte de salle à manger très modeste, ilfrappa sur un timbre.

Un homme parut, vêtu comme un domestique de bourgeoismédiocre.

M. Jacques lui remit la lettre qu’il venait d’écrire, etd’une voix brève prononça :

– Un courrier à l’instant pour ceci. En toute hâte, baron,entendez-vous ?

L’homme s’inclina profondément et dit :

– Bien, monseigneur !…

M. Jacques, après la sortie de ce domestique, auquel ildonnait le titre de baron, s’assit dans un mauvais fauteuil, croisases jambes l’une sur l’autre, ferma les yeux et parut se livrer auxdouceurs d’un innocent sommeil.

Il était environ huit heures du soir lorsque le comte du Barryfut introduit.

– Eh bien, mon cher comte, demanda aussitôtM. Jacques, ce mariage ?

– C’est fait, comme vous avez pu voir. Je sors de l’hôteld’Étioles. Je crois que nous avons là un rude adversaire.

– Et la petite ?…

– Jeanne Poisson ? Elle se comporte admirablement.

– Oui, c’est une vaillante, fit lentement M. Jacques.Là est le danger pour nous. Quel malheur que je ne sois pas tombétout de suite sur une fille pareille !…

Et encore !… Non… elle aime trop le roi… elle n’eût pasfait mon affaire…

– Notre affaire, voulez-vous dire ! fit railleusementle comte.

M. Jacques lui jeta le regard de dédain de l’hommesupérieur. Mais il sourit aussitôt, et reprit :

– C’est ce que je voulais dire, comte… Mais, voyons, quepensez-vous de la situation présente ?

– Je pense, dit du Barry en pâlissant de fureur, que ced’Étioles est le plus redoutable des intrigants, et que s’il se meten travers de ma route, je le tuerai !…

– Tuez-le, si cela vous fait plaisir, dit froidementM. Jacques. En attendant, il faut absolument empêcher lapetite Poisson… pardon : Mme d’Étioles,d’arriver jusqu’au roi. Vous comprenez ? Absolument, il lefaut !…

– Et le moyen ! gronda du Barry. Le roi en est féru.Le roi l’a vue à la clairière de l’Ermitage où d’Étioles et laPoisson avaient amené la petite. Elle a produit son effet ! Leroi a été se promener sous ses fenêtres comme un jouvenceauamoureux ! Le roi s’est mis à son balcon du Louvre pour lavoir sortir de l’église. Tout le monde à la cour dit que c’est unegrande passion qui commence ! Il fallait voir d’Étiolesaujourd’hui ! Tous nos courtisans étaient là, tâchant déjàd’attirer un regard de cette petite !… Et ce d’Étioles… sivous aviez vu le regard de triomphe qu’il m’a jeté !…

– Oui… mais elle !… Elle ne se doute de rienencore ! Elle ne sait pas !… Je vous le dis ; il nefaut pas que Mme d’Étioles et le roi se parlent uneseule fois !…

– Le moyen ? répéta du Barry.

– Le moyen ? fit lentement M. Jacques, c’est demettre dans le cœur de la petite d’Étioles un autre amour… uneautre passion !… Supposez un jeune cavalier beau, brave,hardi, intelligent, et par-dessus tout amoureux, mais amoureuxd’une de ces passions fougueuses auxquelles les femmes ne résistentpas !… Nous prenons le jeune homme, nous l’amenons chez lad’Étioles, et nous lui disons : Fais-toi aimer !…

– Très bien ! fit du Barry. La difficulté ne seraitdonc que de trouver… Oh ! dans mon entourage, je connais vingtgentilshommes capables de jouer ce rôle.

– Vous n’y êtes pas : il ne s’agit pas d’un rôle àjouer ! Il s’agit de trouver un gentilhomme tel que je vousl’ai dépeint et qui, réellement, sincèrement, aime assez la petited’Étioles pour s’en faire aimer…

– Je chercherai, dit du Barry.

– Ne cherchez pas : le jeune homme en question esttout trouvé. Et il est tel que, dans les circonstances présentes,je n’eusse jamais espéré en trouver un pareil.

– Et c’est ?… fit du Barry non sans une secrèteinquiétude et une sorte de jalousie contre cet inconnu qui pouvaitdiminuer sa propre situation déjà si précaire.

– Comment appelez-vous le jeune homme que vous avez faitarrêter ce matin ? demanda brusquement M. Jacques.

Du Barry bondit.

– Celui-là !… gronda-t-il. Ah !jamais !…

– Ne dites donc pas de sottise, mon cher comte, fitdoucement M. Jacques.

– C’est mon ennemi ! grinça du Barry.

– Je vous ai demandé son nom.

– Chevalier d’Assas ! haleta le comte dominé parl’impérieux regard de M. Jacques.

Celui-ci réfléchit un instant.

– Chevalier d’Assas ? finit-il par murmurer. Oui… ilme semble que je connais cela… bonne famille de province… courage,fierté, pauvreté… toute l’histoire de la famille est dans ces troismots… Eh bien, voilà notre affaire !

– Mais je vous dis que je le hais ! de toutes mesforces ! de toute mon âme !

– Bah ! Et pourquoi donc ?…

– Il m’a blessé !

– Preuve qu’il se bat bien, puisque vous êtes la meilleurelame de Paris… mais après lui, paraît-il.

– Il m’a insulté !…

– Bah ! quelque méchante querelle de cabaret :cela s’oublie.

– Oh ! gronda le comte écumant. Cet homme, voyez-vous,je l’étranglerais de mes mains…

– Non ! Vous lui tendrez la main, vous lui sourirez,et vous serez son ami…

– Jamais !…

– Je le veux !…

Du Barry se redressa. Un instant toute la morgue de sa raceremonta à son front en une ardente bouffée…

Mais sous le regard de M. Jacques, il frissonna, pâlit… etil baissa la tête.

D’une voix haletante, il tenta une dernière défense.

– Mais il est à la Bastille !

– C’est vous qui l’avez fait arrêter, n’est-ce pas ?Eh bien, faites-le sortir ! Arrangez-vous comme vousvoudrez ; ce n’est pas mon affaire. Ici commence votrebesogne. Je vous donne huit jours, pas plus. Dans huit jours vousm’apporterez deux choses : d’abord une autorisation pour moide communiquer avec le prisonnier, sans témoins ; et ensuiteun ordre de mise en liberté immédiate… Dites ce que vous voudrez…Vous avez dû inventer une histoire pour le faire arrêter,inventez-en une autre pour le faire relâcher… dites que vous vousêtes trompé… enfin, faites comme vous voudrez… mais dans huitjours… est-ce entendu ?

– C’est impossible !

– Impossible ? répéta Jacques. Vous me dites, à moi,que c’est impossible ?

– Je vous le jure !

– Sur quoi ? Serait-ce sur votre honneur degentilhomme ?

Le comte du Barry eut une suprême révolte :

– Monsieur… Monsieur !

M. Jacques eut un sourire de tranquille menace.

– Ah ça ! vous avez donc hérité ?

– Malheureusement, non !

– Alors, vous n’avez plus besoin d’argent ?

– Jamais je n’en ai eu si grand besoin, au contraire.

– Vous oubliez peut-être… notre pacte ?

– Je n’oublie rien.

– Eh bien ! je ne vous comprends pas. Expliquez-moi cemystère ?

– C’est bien simple. Le chevalier d’Assas a osé outrager,provoquer son roi !

– Crime de lèse-majesté. N’est-ce que cela ?

– Mais vous voulez donc ma mort !

– Non, je veux votre vie… heureuse et riche. Et pour celail faut encore m’obéir. Est-ce dit, mon cher comte ?

– Oui fit du Barry dans un souffle de rage.

– Très bien. Avez-vous besoin d’argent, cher comte ?…Si, si !… Je vois cela à votre air ! Ah ! ces jeunesgentilshommes parisiens ! toujours à court !… quelspaniers percés ! Allons, voici pour consoler votre grandehaine contre ce pauvre jeune homme qui n’en peut mais… voici unpetit bon de trente mille livres en attendant mieux… c’est-à-direvingt-cinq mille pour le permis de communiquer, et le reste pourl’ordre de mise en liberté de votre farouche ennemi… qui me faitl’effet d’un charmant garçon… Allons, allons, au revoir, mon chercomte… je vous attends dans huit jours…

En parlant ainsi, M. Jacques poussait doucement du Barryvers la porte.

Lorsque le comte se retrouva dans la rue, il crispa les deuxpoings, et, livide, les dents serrées, murmura :

– Pris !… Je suis pris dans un inextricableréseau ! Je n’ai plus le droit ni d’aimer ni de haïr !…Je ne suis plus qu’un misérable instrument aux mains de cethomme !… Oh ! mais… patience ! comme il dit lui-mêmequelquefois !…

Cependant, peu à peu le comte se calma. En somme,M. Jacques payait quatre-vingt mille livres la mise en libertédu chevalier d’Assas. Savoir : un bon de trente mille livresque du Barry alla toucher séance tenante, et deux bons devingt-cinq mille livres promis par le mystérieux personnage quijusqu’ici avait rigoureusement tenu toutes les promesses de cegenre qu’il avait pu faire.

C’était donc une excellente affaire. Du Barry réfléchit que leplus pressé pour lui était de gagner les cinquante mille livres quilui restaient à encaisser ; quant au chevalier d’Assas, il luichercherait quelque bonne querelle et le tuerait.

Ou mieux… il ne manquait pas à Paris d’honnêtes bravi qui,moyennant finances, opéraient en douceur et sans esclandre…

Ce fut en roulant ces hideuses pensées, – argent, trahison,haine, sang, tout cela se tenait et s’enchaînait en lui, – ce futen songeant aussi à d’autres projets plus profonds que le comte duBarry commença aussitôt le siège du lieutenant de police, du gardedes sceaux et du roi lui-même. Il n’eut aucune peine à triompher.En somme, toute l’accusation contre le chevalier d’Assas venait delui. Et c’était chose si rare que d’entendre du Barry chercher àinnocenter quelqu’un, qu’on pouvait l’en croire sur parole quand lachose lui arrivait.

Au jour dit, le comte apportait à M. Jacques les deuxpapiers demandés, et l’emmenait dans son carrosse à la Bastille.Nous avons vu comment M. Jacques avait été présenté augouverneur, puis conduit par un porte-clefs jusqu’au cachot duchevalier d’Assas.

Chapitre 16LE TENTATEUR

– Je vous apporte des nouvelles de Jeanne !

Tel fut le premier mot du visiteur.

Et l’effet que ce mot produisit sur le chevalier fut prodigieux.D’Assas qui voulait mourir l’instant d’avant, d’Assas qui s’étaitétendu sur sa triste couchette pour chercher un moyen de se tuer,d’Assas qui était plongé dans ce désespoir d’amour qui est à coupsûr le plus redoutable des désespoirs, d’Assas bondit, les yeuxétincelants, et, de ses mains tremblantes, saisit les mains del’étrange personnage. Il voulut l’interroger, prononcer quelquesmots, et n’y parvint pas.

– Calmez-vous, mon enfant, dit M. Jacques en jetantsur le jeune homme un regard de sombre satisfaction. Les nouvellesque je vous apporte ne sont d’ailleurs pas aussi importantes quevous pouvez vous l’imaginer…

– Ah ! monsieur, murmura le chevalier avec ferveur,qui que vous soyez et quoi que vous ayez à me dire, je vousbénis !… Parlez, parlez, je vous en supplie… qu’avez-vous àm’apprendre ?…

M. Jacques garda un instant le silence, tandis que d’Assasl’examinait avec une angoisse grandissante.

– Vous l’aimez donc bien ? demanda-t-ilbrusquement.

– Je l’adore ! fit le chevalier avec cette charmantenaïveté des vrais amoureux qui éprouvent le besoin de raconter leurpassion à tout l’univers. Je l’adore, monsieur ! Je donneraisma vie pour la revoir, ne fût-ce que quelques instants…

M. Jacques poussa un soupir.

Qui sait si cet effrayant personnage qui disposait d’unepuissance occulte capable d’ébranler le monde n’enviait pas à cemoment ce pauvre prisonnier !

C’est que sa puissance, à lui, était faite de ténèbres !C’est que le cachot rayonnait de la jeunesse et de l’amour de sonprisonnier !

Si ce sentiment pénétra jusqu’à l’âme obscure de M. Jacquescomme un rayon de soleil peut pénétrer au fond d’un souterrainnoir, humide et chargé de miasmes délétères, ce rayon s’effaçaaussitôt, ce sentiment disparut sans retour.

– Ainsi, reprit le visiteur, vous voudriez larevoir ?

– Je vous l’ai dit : que je puisse une fois encoreéblouir mon regard de cette adorable vision… et que je meursensuite !…

– Il ne s’agit pas de mourir ! Vous êtes jeune, vousavez de longues années à vivre, l’amour et peut-être la richesse etla puissance vous attendent. Si la richesse et le pouvoir ne vouscharment pas, l’amour du moins peut faire de votre vie un longdélice. Je vous apporte le moyen de la revoir, non pas pour uneminute ou un instant comme vous le demandez, mais de la revoir tousles jours, de l’aimer… d’en être aimé peut-être ! Non pas pourmourir à ses pieds, mais pour y vivre en l’adorant… en vousenivrant de ses baisers…

D’Assas joignit les mains, et, haletant, murmura :

– Vous me rendez fou, monsieur !… ou plutôt… vous vousjouez de mon désespoir !…

– Jeune homme, fit M. Jacques avec une sorte desévérité, je ne suis pas de ceux qui jouent avec un cœurd’homme…

– Vous savez pourtant que je suis prisonnier ! Voussavez, vous devez savoir qu’on ne sort pas de la Bastille lorsquec’est le caprice du roi qui vous y jette !

M. Jacques, sans répondre, se fouilla et lui tendit unpapier. Le chevalier le lut et bondit.

Ce papier, c’était un ordre de mise en libertéimmédiate !…

D’Assas poussa ce rauque mugissement qui éclate dans la gorge del’homme lorsque la joie est trop puissante pour se faire jour toutà coup. Il tendit vaguement les bras à ce sauveur inconnu quivenait d’entrer dans sa prison, lui apportant le double rayon vitalde l’amour et de la liberté.

Mais alors, il pâlit soudain… il lui sembla que la figure de cesauveur prenait subitement de formidables proportions, que, du hautde cette joie imprévue, il était précipité tout à coup dans unabîme de désespoir plus profond… que la porte entr’ouverte de soncachot se refermait à tout jamais !…

En effet, M. Jacques avait repris le papier, l’avait plié,l’avait froidement remis dans sa poche, et il avait dit :

– Maintenant, mon cher ami, asseyez-vous etcausons !…

Le chevalier, alors, regarda avec attention cet homme qui luiparlait ainsi, avec une ironie menaçante qu’il démêla aisément, sivoilée qu’elle fût sous une froide et glaciale politesse.

M. Jacques paraissait environ cinquante ans. Il était detaille moyenne. Son visage eût semblé insignifiant de modestiebourgeoise à quiconque ne l’eût pas étudié avec la double vue de laphilosophie humaine. Son regard, d’habitude terne et presquetoujours voilé, par les paupières baissées, lançait parfois deséclairs contenus. Ses mains étaient fort belles… on eût dit desmains de prélat. Lorsqu’il était seul et qu’il ne se surveillaitpas, il y avait dans ses attitudes une sorte de majestédédaigneuse, un orgueil tranquille et puissant, un dédain d’hommetrès supérieur au reste de l’humanité. Cet homme-là devait sansdoute se jouer de la gloire des monarques, déchaîner à son gré desguerres sanglantes, et, d’un signe, faire régner la paix sur lemonde.

Tout cela, d’Assas ne le comprit pas, mais il le sentitconfusément.

Il comprit du moins qu’il se trouvait en présence de quelquechose d’effrayant, d’inconnu, qui pouvait être excessif de force etde pouvoir.

Et comme il était brave, il éprouva non pas l’effroi qu’on avaitpeut-être voulu lui inspirer, mais cette sorte de joie sourde quis’empare de l’homme jeune, chevaleresque et hardi, lorsqu’il setrouve devant la bataille.

– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il.

– Je m’appelle M. Jacques, dit lentement levisiteur ; je suis un paisible bourgeois, allié lointain de lafamille Poisson… si lointain d’ailleurs que je crois cette parentéparfaitement ignorée de mes cousins. Quoi qu’il en soit, j’ai puvoir de près Jeanne qui se trouve être ma nièce ; sa beautém’a intéressé ; je crois qu’elle n’est pas heureuse et jecherche le moyen d’assurer son bonheur. Voilà qui je suis, jeunehomme. Ces explications vous suffisent-elles ?

– Non ! répondit d’Assas froidement ; car ellesn’expliquent rien. Et surtout, elles ne me disent pas comment vous,bourgeois modeste, avez pu obtenir du roi ce qu’un ministreobtiendrait difficilement, c’est-à-dire un ordre de mise en libertéimmédiate.

– Nous sommes bien près de nous entendre, mon cher enfant.Car vous êtes doué d’une rare intelligence et l’intelligencefacilite les transactions. Donc vous ne croyez pas à mon inventiondu bourgeois ?

– Non, monsieur, dit d’Assas qui se sentait gagné par unindéfinissable malaise.

– Et vous avez raison. Je vois que je suis obligé de parlernet et franc.

– C’est le meilleur, monsieur.

– Et le plus court, jeune homme. Avez-vous entendu parlerdu cardinal Fleury ?

– L’éducateur du roi ? Certes !

– Eh bien ! je suis son successeur, ou pour mieux direson continuateur.

– C’est donc à un homme d’église que j’ai l’honneur deparler ?

– Oui, monsieur : à un homme d’église ! réponditM. Jacques. Et cette fois, il y eut un tel accent de véritéprofonde dans sa voix, une telle majesté dans son attitude qued’Assas, un instant hésitant, s’inclina profondément.

M. Jacques reprit alors son masque de modestie etpoursuivit :

– Je n’occupe pas le rang élevé et la haute situation queremplissait si noblement Monseigneur Fleury. Je n’en serais pasdigne. Mais ce qui est sûr, c’est que je suis animé de la même foiprofonde que mon illustre prédécesseur : je ne fais d’ailleursque me conformer rigoureusement à la tradition qu’il m’atransmise ; et si j’ai résolu de demeurer toujours dans lacoulisse et de ne jamais me mêler des affaires de l’État, je n’enai pas moins conquis une précieuse influence sur l’esprit du roi ence qui concerne la direction de sa vie privée… Comprenez-moi bien,monsieur. En maintenant le roi de France dans la voie des vertusdomestiques, je crois rendre au royaume un signalé service… Cen’est pas seulement sur les champs de bataille ou dans les conseilsde ministres qu’on peut utilement servir son pays. Mon rôle estmodeste, l’histoire ne l’enregistrera pas, mais, en sauvant LouisXV des tentations de l’amour, n’est-il pas vrai que j’épargne à laFrance bien des misères et peut-être bien descatastrophes ?

– Vous avez raison, monsieur, dit le chevalier avec unrespect qu’il ne songea pas à dissimuler. Vous faites là de bonneet profonde politique. Un roi désordonné, vicieux, c’est le malheurd’un royaume, ce sont les folles dépenses, ce sont les levéesd’impôts, ce sont les émeutes, ce sont les guerres pour conquérirl’or nécessaire à satisfaire les insatiables maîtresses qui…

Le chevalier s’arrêta soudain, livide et frissonnant.

– Oh ! murmura-t-il. Et elle ! elle ! ellequ’il aime !… Oui ! le roi l’aime !…Malheureuse !…

M. Jacques saisit la main de d’Assas et ditsourdement :

– Vous venez de prononcer de terribles paroles, jeunehomme ! C’est de Jeanne-Antoinette Poisson que vous parlez,n’est-ce pas ? De celle que vous aimez !… Eh bien,oui ! le roi l’aime ! Et c’est ce qui m’amène ici !…Écoutez-moi !…

D’Assas passa sur son front ses mains tremblantes. Cet amour duroi, il l’avait presque oublié !… qu’allait-ilapprendre ?

– Le roi, reprit M. Jacques, s’est épris de cettebelle enfant…

– Mais elle est mariée, maintenant ! s’écria d’Assas.Son mari…

– Elle n’aime pas son mari ! Elle ne l’aimerajamais ! Comment cet ange de beauté pourrait-il aimer cemonstre de hideur qu’est M. Henri Le Normantd’Étioles ?…

– Oui ! oui ! murmura ardemment le chevalier,vous avez raison… elle ne peut aimer cet homme… mais alors !ajouta-t-il avec une plainte déchirante… elle aime leroi !…

– Pas encore ! dit M. Jacques.

D’Assas était pantelant. Il ne pouvait plus douter maintenant dela loyauté absolue de l’homme qui lui parlait. L’accumulation desdétails exacts correspondant à tout ce qu’il savait eût suffi pourlui enlever ses derniers doutes.

Mais comme il souffrait, le pauvre enfant ! Sous la main defer de cet homme, sous cette parole habile à le faire passerbrusquement par tous les degrés de l’espérance et du désespoir, soncœur se tordait en d’affreuses angoisses.

M. Jacques ne le perdait pas de vue un instant.

– Mme d’Étioles, reprit-il, n’aime pasencore le roi. Mais elle ne tardera pas à l’aimer…

– Oh ! rugit d’Assas.

– Est-ce improbable ? Je la connais. Je l’ai étudiée.C’est un cœur d’or. Elle ignore tout de la vie. Elle exècre sonmari. Le roi est encore jeune, encore beau, et surtout auréolé deson élégance, de son prestige royal. Comment voulez-vous que cettepauvre enfant ne succombe pas bientôt ?…

– Oui ! oh ! oui !… Ah ! que jesouffre !…

– Il ne faut pas que cela soit ! Pour le repos de laFrance et surtout pour le repos de cette pauvre reine qui a déjàtant souffert, à laquelle je suis, moi, profondément dévoué, il nefaut pas que Louis commette cette nouvelle faute ! Il ne fautpas que la misérable duchesse de Châteauroux, qui a tant faitpleurer la reine, qui a mis le royaume à deux doigts de sa perte,soit remplacée par une nouvelle maîtresse d’autant plus redoutablequ’elle serait plus jeune et plus belle !…

D’Assas étouffa un sanglot que M. Jacques recueillit avecune joie soigneusement dissimulée sous un masque de pitiéprofonde.

– Vous me plaignez ? fit le chevalier.

– De tout mon cœur. Qui ne vous plaindrait ? Si jeuneet si sincère dans votre amour !

– Mais, reprit tout à coup d’Assas, qui vous a donnél’idée…

– De venir vous trouver ? interrompit M. Jacques.C’est elle-même ! C’est Jeanne !

– Elle ! s’exclama le chevalier dans un cri de joiedélirante.

– Vous comprenez bien que mon premier soin a été de lafaire surveiller, de savoir ce qu’elle dit, ce qu’elle pense. Or,depuis quelques jours, et surtout la veille de son mariage, ellen’a parlé que d’un chevalier d’Assas qu’elle cherchait àrevoir.

Le jeune homme palpitait et murmurait extasié :

– Elle a parlé de moi ! Elle s’est souvenue demoi…

– Je me suis informé. J’ai appris que ce chevalier d’Assasétait à la Bastille pour une faute inconnue. J’ai habilementinterrogé le roi. Il m’a dit qu’il ne tenait nullement à garder enprison ce d’Assas auquel il avait voulu simplement donner uneleçon. J’ai fait agir tous mes amis, et notamment le comte du Barryque vous avez blessé, paraît-il, mais qui ne vous en a pas gardérancune. Bref, j’ai obtenu votre élargissement et mevoici !…

– Vous voici ! répéta machinalement le chevalier.Mais… que… voulez-vous donc de moi ?

– Quoi ! Vous ne le comprenez pas ?

– Excusez-moi… j’ai la tête perdue… parlez clairement, jevous en supplie.

– C’est bien simple, dit M. Jacques. Je croisfortement que Jeanne aimera le roi à bref délai. Mais je crois nonmoins fortement que prudente, intelligente comme elle est, elle nese lancera dans cette aventure que par désœuvrement de cœur. Si cecœur est pris, Jeanne est trop fière pour sacrifier un amourvéritable à la vanité d’être la maîtresse du roi… Voulez-vous êtrecet amour ? Voulez-vous devenir l’infranchissable obstacle quise dressera entre Jeanne et Louis XV ?

– C’est sur moi que vous avez compté pour ce rôle !s’écria d’Assas en frémissant.

– J’avoue que la chose est dangereuse, dit doucementM. Jacques. Pour être aimé à jamais… pour sauver du déshonneuret du désespoir celle que vous adorez… il faudra lutter contre lapuissance royale… risquer d’être brisé… pulvérisé !… Jecomprends votre hésitation ! Si amoureux que vous soyez… vousêtes jeune et vous tenez à la vie… Dans la première effervescencede votre amour, vous vous dites prêt à mourir pour revoir uninstant la femme aimée… puis vous songez aux dangers que vous allezcourir… C’est tout naturel, je ne vous en blâme pas… et vousréfléchissez qu’après tout, la vie vaut bien le sacrifice d’unepassionnette de jeunesse… je le comprends… Mais je vois à regretque Dieu m’abandonne… que j’avais en vain compté sur votrevaillance… Allons, c’en est fait ! La pauvre reine pleureraencore, Louis XV ne trouvera aucun hardi chevalier sur sa route… etJeanne sera déshonorée !… Adieu, monsieur !…

– Arrêtez, par le Ciel…

D’Assas s’élança entre la porte et M. Jacques.

Il avait écouté avec une indicible terreur les dernières parolesde cet homme. Il se représenta Jeanne dans les bras de Louis XV…Tout ! oui, tout plutôt que de voir s’accomplir la sinistreprophétie !

– Que faut-il faire ? demanda-t-il haletant, brisé,vaincu.

– Rien, dit M. Jacques. Rien que ce que je vous aidit : sauver Jeanne ! parce que sauver Jeanne, ce serasauver la reine d’une nouvelle douleur, le roi d’une passiondangereuse, et le royaume de nouvelles tristesses !…

– Ah ! s’écria d’Assas en se courbant, vous êtesvraiment un homme de Dieu ! Pardonnez-moi, j’ai soupçonné…j’ai redouté un instant quelque marché…

– Devant lequel se fût révoltée votre conscience ! Jevous comprends, mon enfant, dit M. Jacques avec mélancolie.Mais, vous le voyez, pas de marché. La clarté, la limpidité. Ils’agit d’un poste d’honneur…

– Oui, oui ! Dussé-je y mourir !…

– Eh bien, mon enfant, attendez-moi. Je vais faire remplirles formalités nécessaires. Dans une demi-heure, vous serezlibre.

– Libre ! libre !… la liberté ! murmurad’Assas extasié.

– Et l’amour, dit M. Jacques qui sortit aussitôt,laissant le chevalier en proie à mille sentiments contradictoires,à mille conjectures qui se heurtaient dans sa tête.

 

M. Jacques se rendit aussitôt dans l’appartement dugouverneur de la Bastille, toujours accompagné du porte-clefs… Cegouverneur s’appelait Louis, marquis de Machault.

C’était celui-là même qui devait être garde des sceaux un peuplus tard.

C’était un homme retors, adroit courtisan, diplomate redouté,pour le moment en disgrâce dans ce poste de gouverneur d’une prisond’État où il s’ennuyait à mourir, et que lui avait voulu la malicede Mme de Châteauroux, alors toute-puissante.L’année précédente, le marquis de Machault, retour d’une ambassadeà Berlin, s’était permis de dire que le grand Frédéric appelaitCotillon III la maîtresse de Louis XV.Mme de Châteauroux se plaignit au roi.

– Que voulez-vous que j’en fasse ? demanda LouisXV.

– Envoyez-le à la Bastille, Sire !…

– Diable, ma chère ! Si je mets mes gentilshommes enprison pour si peu…

– Mais, Sire, fit la duchesse en se mordant les lèvres, carelle voyait déjà son pouvoir lui échapper, qui vous parled’emprisonner M. de Machault ? Nommez-le gouverneurde votre Bastille, il n’aura rien à dire et sera tout de mêmeembastillé !

Le roi se mit à rire, et signa séance tenante la nomination deM. de Machault qui la reçut en pestant fort, mais qu’enhabile courtisan, il dut accepter avec grands remerciements. Il sevengea en passant son temps de captivité, comme il disait, àtourner des quatrains contreMme de Châteauroux.

La puissante maîtresse du roi avait fini par perdre toutcrédit ; comme nous l’avons dit, elle avait été, à la lettre,chassée honteusement depuis deux mois. Mais Machault, oublié,continuait à gouverner la Bastille et commençait à se demander avecinquiétude s’il était destiné à mourir dans ses murs comme unprisonnier.

Lorsque M. Jacques se présenta devant lui, le gouverneur,qui n’avait cessé de l’examiner pendant la précédente entrevue avecdu Barry, le reçut avec une froideur glaciale.

– Eh bien, monsieur… Jacques, je crois ?

– Oui, monsieur le gouverneur… M. Jacques !

– Eh bien, vous avez vu votre homme ? Vous êtescontent ? Adieu, donc ! Vous pouvez vous retirer.

– Pardon, monsieur le gouverneur, c’est que… fit humblementM. Jacques.

– Qu’y a-t-il encore ? Je vous préviens que je suispressé.

– Soit. Veuillez donc, s’il vous plaît, me remettreM. le chevalier d’Assas que j’emmène.

Le gouverneur bondit, non pas tant de la surprise que luicausait cette nouvelle, que du ton d’autorité qu’avait pris soudainM. Jacques.

– Ah ! çà !… vous devenez fou !… Je vousassure que nous avons des cabanons ici, qui…

– Lisez ! fit impérieusement M. Jacques.

Le marquis de Machault saisit le papier que lui tendaitM. Jacques, et le parcourut d’un coup d’œil.

– C’est un ordre d’élargissement tout à fait en règle,dit-il au bout d’un instant. Diable, mon cher monsieur… Jacques,vous êtes puissant… Car voilà un papier que peu de personnespourraient arracher à Sa Majesté… On sait assez que le roi détestela manie qu’ont certaines gens de vouloir sortir de la Bastille…témoin moi qui y suis encore… Peste ! mes compliments… Aufait ! qui sait si, grâce à vous, je ne pourrais pas, moiaussi, gagner ma liberté ?… Monsieur Jacques, je ne vouslaisserai pas sortir, à moins que vous ne me promettiez votreprotection !

M. Jacques s’inclina sans répondre.

Quant au gouverneur, il parlait, comme on dit, pour parler, etexaminait l’étrange visiteur avec plus d’attention que jamais.

– J’y suis ! fit-il tout à coup, d’une voixchangée.

– Où êtes-vous ? demanda ironiquementM. Jacques.

– Je me demandais où je vous avais vu, et je viens detrouver !

– Ah ! ah ! dit M. Jacques en dissimulant untressaillement.

– Oui… c’est bien cela ! Je vous ai vu à Berlin…pendant mon ambassade auprès de l’illustre Frédéric, roi dePrusse !

M. Jacques ne fit pas un geste. Mais tout doucement, d’unmouvement imperceptible, il tourna en dehors le chaton d’une énormebague qu’il portait à l’index de la main droite.

– Savez-vous que vous êtes diantrement changé !continuait M. de Machault. Je vous trouve ici en pauvrepetit bourgeois très humble… Vous étiez là-bas un grand seigneurayant rang à la cour et salué très bas par les plus puissants… Ahçà ! monsieur Jacques, c’est bien vous, n’est-ce pas, que j’aivu à Berlin ?…

– C’est possible, dit M. Jacques d’une voix blanche,j’ai beaucoup voyagé. Mais il ne s’agit pas de moi, monsieur legouverneur. Il s’agit de ce pauvre prisonnier. L’ordre est enrègle, vous l’avez dit vous-même.

– Parfaitement en règle, trop en règle !

– Alors, je puis emmener le chevalier d’Assas ?

– C’est grave. Vous comprenez, moi je ne demande pas mieux.Mais il se passe parfois des choses si bizarres ! Supposez uninstant, – tout arrive ! – que la signature du roi et celle deM. Berryer soient fausses…

– Il y a les cachets, dit M. Jacques sans nullementparaître offensé.

– Oui, je sais bien, il y a les cachets ! Mais si on apu imiter la royale signature, on a pu tout aussi bien pénétrerdans les bureaux… c’est si facile !… On prend un cachet, ontimbre… et le tour est joué !…

– Tout cela est en effet possible, dit M. Jacques sansun frémissement. Et alors, que comptez-vous faire ?

– Deux choses, mon cher monsieur Jacques ! fitM. de Machault qui, en même temps, appuya sur un boutoncorrespondant à un timbre extérieur.

Presque aussitôt, M. Jacques entendit des pas nombreux desoldats qui s’arrêtaient dans l’antichambre. Mais il demeuraimpassible. À peine si une légère pâleur apparut sur son visage quele gouverneur ne quittait pas des yeux.

– Voyons les deux choses, dit paisiblement le mystérieuxpersonnage.

– D’abord, il faut que je m’assure que cet ordre de mise enliberté n’est pas faux !

– Combien de temps vous faut-il pour cela ?…

– Trois jours.

– C’est trop, monsieur le gouverneur. Il me faut monprisonnier séance tenante.

Le marquis de Machault demeura stupéfait. Il croyait avoirécrasé son homme sous cette formidable accusation de faux, à peinevoilée par de prétendues nécessités de service.

– Il paie d’audace ! pensa-t-il.Assommons-le !…

Et il reprit :

– Quant à la deuxième chose…

– Ah ! oui… voyons la deuxième chose…

– C’est de vous faire jeter, vous, honnête et dignebourgeois, dans mon cachot le plus secret, le plus infranchissable…jusqu’à ce que…

– Jusqu’à quand ? voyons ! fit M. Jacquesavec un calme terrible.

– Jusqu’à ce que je sache comment un papier de cetteimportance, concernant un prisonnier d’État, peut se trouver dansles mains d’un espion de la Prusse !

En même temps, le gouverneur se dirigea vivement vers la portepour faire entrer les soldats qu’il avait appelés. Mais, plusprompt que la foudre, M. Jacques s’était jeté entre legouverneur et cette porte !

D’une voix basse, ardente, emplie d’une sorte de majestépuissante, il gronda :

– À genoux ! Et demande pardon !…

Et, d’un geste d’une indicible dignité, il tendit sa main, àl’index de laquelle étincelait le large chaton d’une baguemonstrueuse.

Le marquis fixa sur les signes mystérieux tracés sur ce chatondes regards hébétés. Puis, ce regard, avec une terreur insensée,remonta jusqu’au visage flamboyant de l’homme… et alors, il futpris d’un tremblement convulsif, et s’abattit sur les genoux enbalbutiant :

– Le général !… Le chef suprême de la Compagnie deJésus !…

 

– Ô Père ! Ô mon Père ! pardon, pardon !murmura le marquis de Machault.

– Silence ! dit le Père, et relevez-vous !

Le gouverneur obéit en toute hâte.

– Voyez, dit le général des Jésuites, voyez, mon enfant, oùm’a conduit votre obstination… vous m’avez forcé de me révéler àvous…

– Ah ! Monseigneur, qui aurait pu supposer…prévoir…

– Songez qu’une indiscrétion de votre part pourrait avoirde funestes conséquences. Le roi de France déteste notre saintordre, vous le savez ! S’il me savait en France… àParis ! qui sait s’il ne me ferait pas jeter dans quelqueprison d’État… dont vous ne seriez pas le gouverneur, mon cherfils !

– Ah ! maudit soupçon que j’ai eu ! Jamais je neme pardonnerai !…

En même temps, Machault considérait l’illustre visiteur avec unesorte d’effroi mêlé de respect et de vénération.

– Oui, dit le Père, mais moi, je vous pardonne… Aucontraire, votre promptitude, votre sagacité me révèlent en vousdes qualités que j’ignorais et que j’utiliserai… Voyons, mon fils,quel rang occupez-vous dans la partie laïque de l’ordre ?…

– Le septième, Monseigneur. Votre haute bienveillance abien voulu me faire passer du huitième au septième, voici troisans.

– Bien, à partir d’aujourd’hui, vous passez au cinquièmerang, franchissant ainsi le sixième. Vous vous ferez initier à voscharges, devoirs et droits nouveaux par M. de Bernis…

– Quoi ! ce petit poète !…

– Troisième rang, mon fils !…

Le marquis de Machault s’inclina profondément.

– C’est un homme profond et qui vous étonnera quelque jour.C’est en tout cas votre supérieur. Je lui donnerai mesinstructions, et vous serez initié à votre nouvelle dignité.

– Comment vous remercier, Monseigneur !…

– En servant notre ordre, en tenant scrupuleusement leserment que vous avez fait en y entrant de vous dévouer à lui corpset âme et d’obéir sans discussion, perinde ac cadaver…comme un cadavre sans volonté !

– Je suis prêt à vivre et à mourir ad majorem Deigloriam !

– C’est bien, mon fils… je vous connais, je vous suis desyeux…

– Je suis confus de vos hautes bontés, Monseigneur…

– N’en parlons plus. Vous recevrez des instructions surquelque besogne qui doit s’accomplir à Paris. Quant au présent,j’ai un ordre rigoureux à vous donner.

– Je suis prêt, Monseigneur.

– Très bien. Voici l’ordre : oubliez à l’instant mêmequel personnage se trouve en votre présence, et oubliez-le de tellesorte que jamais personne, pas même vous, ne se doute à qui vousavez parlé…

À peine le général eût-il donné cet ordre que le gouverneur dela Bastille reprit en une seconde son air de lassitude ennuyée, dehautaine protection et d’impertinence vis-à-vis du petit bourgeoisqu’était M. Jacques.

M. Jacques avait tourné en dedans le chaton de sabague ; la redoutable vision du chef suprême des Jésuitesdisparut, et il n’y eut plus là que l’humble M. Jacques.

Le marquis de Machault alla alors ouvrir lui-même laporte : l’antichambre était pleine de soldats que commandaitun officier.

– Faites enregistrer cet ordre de mise en liberté, dit-ild’une voix nonchalante à une sorte de commis. Il concerne monsieur…voyons… M. le chevalier d’Assas… Veuillez, ajouta-t-il ens’adressant à l’officier, veuillez m’amener le n° 214 :le roi fait grâce !

Dix minutes plus tard, le chevalier d’Assas paraissait devant legouverneur et, toutes formalités étant remplies, sortait de laBastille.

Le pont-levis une fois franchi, le chevalier, tout pâle de cetteliberté imprévue, respira à grands traits en murmurant :

– Mordieu, que c’est bon ! que Paris est beau !qu’il fait bon vivre !…

Et se tournant vers M. Jacques qui le regardait ensouriant :

– Que puis-je faire pour vous remercier ?

– Être heureux ! répondit M. Jacques.

Aussitôt, il s’éloigna, laissant le chevalier ivre de bonheur etde liberté, un peu étourdi de l’étrangeté de ce personnage.Lorsqu’il revint au sens de la situation, d’Assas voulut rejoindreM. Jacques ; mais déjà celui ci avait disparu au détourde l’une des étroites ruelles qui avoisinaient la Bastille etformaient autour du sombre monument un réseau à maillesserrées…

Chapitre 17LA FILLE GALANTE

Monsieur Jacques rentra dans son logis de la rue du Foin et ytrouva le comte du Barry qui l’attendait, en trempant des biscuitsdans du frontignan dont il venait d’absorber unedemi-bouteille.

– Voilà qui est fait, dit-il en entrant. Votre faroucheennemi est en liberté. Mais pas de bêtises, n’est-ce pas ?Songez que le chevalier d’Assas est désormais votre ami… et lemien !

– Le vôtre, peut-être ! mais…

– Mon cher, dit M. Jacques en regardant durement duBarry, le frontignan ne vous vaut rien. Il vous inspire des penséesde révolte… Voici les deux bons que je vous ai promis. Cinquantemille livres pour être l’ami d’un petit cornette au régimentd’Auvergne, il me semble que c’est bien payé !

Du Barry saisit les deux papiers, les empocha, et s’inclina engrondant :

– C’est bien, je suis l’ami du chevalier.

– À telles enseignes que vous allez me procurer pour luiune invitation au bal de l’Hôtel de Ville où Sa Majesté doitparaître.

– Mais on n’invite que les dignitaires ou gens decour !

– Ceci ne me regarde pas, dit froidement monsieur Jacques.Ayez-moi l’invitation dès demain. Ah ! à propos, j’allaisoublier : il faut aussi une invitation pour une demoiselle…une dame… que j’espère vous présenter.

– Belle ?

– À damner un saint.

– Noble ?

– Elle s’appelle Juliette Bécu.

Du Barry secoua la tête.

– Bien entendu, reprit alors M. Jacques, l’invitationne sera pas au nom de Juliette Bécu. Donnez-lui un nom qui la rendepossible. Et tenez… j’y pense… pourquoi ne s’appellerait-elle pastout simplement comtesse du Barry ?

– Tout simplement ! s’écria le comte suffoqué. Mais jene suis pas marié !…

– Bah !… Vous vous seriez marié secrètement. Desraisons intimes vous auront obligé à cacher la comtesse quelquetemps… cela attirera l’attention sur elle… et peut-être que le roidaignera la voir et remarquer sa beauté.

Du Barry était pâle comme un mort. Il eut une de ces révoltes,derniers ressauts non pas de la conscience, mais de la morgue derace.

– Monsieur, fit-il à voix basse et les dents serrées,prenez garde de trop me demander ! Prenez garde de m’acculer àla révolte !

– Et alors ?

– Alors, monsieur !… perdu pour perdu, je dirais…

– Nos conventions ?… Eh bien ! dites-les !…On saura ainsi que vous avez voulu mourir dans la peau d’un espionà la solde de la Prusse !… Quant à moi, mes précautions sontprises. Adieu, comte ! dès aujourd’hui vous n’existez pluspour moi !

– Grâce ! râla du Barry en s’abattant à genoux.J’obéirai.

– Soit ! fit M. Jacques en levant les épaules.Vous êtes un enfant. Allons, à demain, n’est-ce pas ?

– Oui ! dit le comte en se relevant.

– Avec deux invitations.

– Je les aurai !

– L’une pour le chevalier d’Assas !

– Oui… oui !…

– Et l’autre pour Mme la comtesse duBarry !

À bout de forces, le comte fit un signe de tête désespéré etsortit, la rage dans le cœur.

M. Jacques attendit quelques minutes que du Barry se fûtéloigné. Alors, il ferma les portes, tira les rideaux et ouvritl’armoire secrète d’où il tira quelques papiers qu’il se mit àannoter.

Puis il écrivit une vingtaine de lettres.

Ces diverses besognes l’occupèrent jusqu’au soir… Vers huitheures, il dîna. Son repas se composait, presque invariablement,comme des notes du temps nous l’apprennent : d’un potage, d’unpoisson, d’un peu de blanc de volaille et d’eau légèrement rougie.Le matin, le poisson était remplacé par un légume vert, et le blancde volaille par un peu de viande ou des œufs.

Il faisait nuit noire lorsque M. Jacques acheva ce dînermodeste, qui lui fut servi par un domestique silencieux comme uneombre.

Alors il se leva, et, ayant consulté un carnet rempli de notes,il sortit.

Par des chemins compliqués, il parvint à l’ancienne rue desBarres et pénétra dans une maison de pauvre apparence. Tout étaitnoir et silencieux aux environs. Tout paraissait dormir dans lamaison.

Cependant M. Jacques, sans hésitation, pénétra dans uneallée que n’éclairait aucune lampe, et se mit à monter un escaliertrès raide, en se tenant d’une main à la corde qui servait derampe. Il arriva ainsi tout en haut de la maison, hésita uninstant, puis frappa à une porte.

Au bout de quelques secondes on vint ouvrir, et une jeune femmeparut, tenant une lampe à la main, et considérant avec unecuriosité hardie ce nocturne visiteur.

M. Jacques mit le chapeau à la main, s’inclina, et, d’unevoix presque respectueuse, il dit :

– Mademoiselle, voulez-vous, malgré l’heure tardive, mepermettre de vous entretenir quelques minutes ?…

Mademoiselle !… L’heure tardive !… Ces deux motsamenèrent un sourire vite réprimé sur les lèvres de la jeune femmequi répondit :

– Entrez, monsieur, on ne me dérange jamais… quandtoutefois je suis seule comme ce soir.

M. Jacques entra, s’assit dans le fauteuil que luidésignait la maîtresse de céans ; et de ce rapide coup d’œilqui jugeait vite et bien, il inspecta la chambre d’abord, la femmeensuite.

La pièce, à demi-salon, à demi-chambre à coucher, contenait unlit assez beau, des fauteuils, un clavecin et quelques toilessuspendues aux murs couverts de brocatelle.

Tout cela était usé, pauvre, et sentait la misère décorée etsavamment déguisée.

La femme était étrangement belle. C’était une magnifiquecréature rayonnante de jeunesse, avec des yeux de velours noir quefaisait briller davantage le contraste d’une opulente chevelured’un blond ardent. Elle portait une toilette d’intérieur d’un goûtqu’on était étonné de lui voir. Elle s’exprimait avec aisance, etsa voix n’avait aucune de ces intonations canailles qu’on retrouvesi souvent chez les malheureuses filles d’amour.

Car cette jeune femme était une fille galante !…

M. Jacques, ayant achevé son double examen, tendit le brasvers le clavecin et demanda :

– Vous faites de la musique ?

– Oui… assez bien pour être entendue sans ennui.Voulez-vous…

Déjà elle se levait, docile, prête à contenter la musicale enviequ’elle supposait au visiteur que lui envoyait le hasard, –pensait-elle.

– Merci, dit M. Jacques en la contenant d’un geste.Simple curiosité. Excusez-moi. Mais dites-moi, je vois à ces mursdes toiles non signées…

– Elles sont de moi, monsieur. Je m’exerce à la peinture,et vous voyez, je ne réussis pas plus mal qu’un autre. Voici unecopie du Voyage à Cythère qu’on a bien voulu…

– Je vois, je vois… Demeurez assise, mon enfant. Ainsi,peintre et musicien… tant mieux…

– Pourquoi tant mieux ? se demanda la jeune femmeétonnée.

– Dites-moi, reprit M. Jacques, c’est bien vous quivous appelez Mlle Juliette Bécu ?…

– Oui, monsieur… mais j’ai changé mon nom que je trouvaisun peu… vulgaire.

– Oui, je sais… vous vous faites appeler mademoiselleLange ?

– L’Ange ! dit Juliette Bécu en riant. C’est biencela. Ange un peu déchu, par exemple ! mais que voulez-vous…il faut vivre !…

– Je sais… je sais… dit M. Jacques en hochant la tête.Vous menez une triste existence, mon enfant, et ce doit être bienpénible pour vous, intelligente, belle comme vous êtes.

– Seriez-vous prêtre ? fit Juliette Bécu non sansquelque inquiétude.

– Je ne dis pas non, répondit M. Jacques. Croyez demoi ce que vous voudrez. Peu importe. C’est de vous qu’il s’agit,et ce qui importe, c’est…

À ce moment, d’une pièce voisine, partirent des cris d’enfantqui se réveille et appelle.

Juliette Bécu se leva précipitamment en disant :

– Excusez-moi une minute, monsieur, c’est l’enfant quidemande à boire, la pauvre chérie !… Me voici ! mevoici ! Ne pleure pas, mignonne !…

En même temps, elle entra vivement dans la pièce voisine et allase pencher sur un berceau où une fillette de trois ans environ, unjoli petit ange aux yeux mordorés, aux cheveux bouclés, étaitcouchée dans de la dentelle.

Car si tout était triste d’usure en ce logis, le berceau étaitau contraire une merveille de riche élégance.

L’enfant tendit ses petites mains, et voyant Juliette, s’apaisaaussitôt et se mit à sourire. Juliette lui offrit à boire un peu delait tiède dans une tasse de porcelaine qu’elle prit sur uneveilleuse. L’enfant but, embrassa Juliette, laissa retomber sa têtesur l’oreiller, et presque aussitôt se rendormit, toutesouriante.

La fille galante, devenue soudain très grave, se pencha alors,déposa un baiser léger comme un souffle sur le front de ce pauvrepetit ange, et se reculant de deux pas, la contempla avec uneindicible expression de tendresse.

– Votre fille ? interrogea une voix qui fittressaillir Juliette.

Elle se retourna, vit son visiteur qui, curieusement, étaitentré et avait assisté à toute cette scène intime.

– Non, fit-elle à voix basse, ce n’est pas ma fille.

Et lorsqu’ils furent revenus dans la première pièce, ellecontinua :

– C’est Anne… ma petite sœur…

Oui ! Cette enfant s’appelait Anne Bécu !… Elle devaitplus tard s’appeler, elle aussi, Mlle Lange, commesa sœur Juliette dont elle devait hériter… Et plus tard encore, le8 décembre 1793, elle devait porter sa tête surl’échafaud !…

Mais demeurons dans le cadre de notre récit.

– Une bien jolie enfant, reprit M. Jacques, et quevous semblez aimer de tout votre cœur ?…

– C’est vrai, monsieur !… Tenez, je vois bien que vousavez quelque chose à me dire… que vous ne venez pas pour… comme lesautres, enfin ! Cela m’inspire confiance, et je puis vous ledire : cette enfant, c’est toute ma joie dans ce monde.Lorsque ma pauvre mère est morte, il y a deux ans, elle m’a montréd’un regard la pauvre petite qui allait se trouver sans mère…Alors, que voulez-vous, je me suis mise à être sa mère ! Etmoi qui dois jouer la comédie de l’amour si je veux vivre, eh bien,j’en suis arrivée à me figurer que j’ai aimé réellement, moiaussi ! Que moi aussi, j’ai été aimée ! Que j’ai eu unepetite fille ! Quand je suis seule, près du berceau de mapetite Anne, ces idées me passent par la tête, et alors, je pleure…tenez, comme en ce moment !…

Juliette Bécu – ou Mlle Lange, ou encoremademoiselle L’Ange, comme ou voudra l’appeler – essuya ses yeux oùbrillaient quelques larmes.

– Me suis-je trompé ? gronda M. Jacques entre sesdents. Suis-je tombé sur une fille qui a du cœur ? Ce seraitjouer de malheur !

– Que dites-vous, monsieur ?

– Rien. Je réfléchissais à la singulière destinée quipousse hors de leur route naturelle certains hommes et certainesfemmes. Vous, par exemple, d’après votre attitude, d’après tout ceque je vois et entends, depuis que je suis ici, vous étiez née pourêtre une bonne femme de ménage, heureuse et fière d’être fidèle àvotre époux, élevant avec amour vos enfants…

Juliette eut un éclat de rire qui découvrit l’éblouissanterangée de perles qui brillait entre le double corail de seslèvres.

Ce rire soudain, cette mobilité dans les idées parurent rassurerle digne M. Jacques.

– Vous êtes étonné ? s’écria Juliette en rianttoujours. Je ris… excusez-moi. Mais c’est si étrange, ce que vousme dites !… Pour les enfants, je ne dis pas non. Je crois queje les eusse aimés. Et encore, ma petite Anne… ce n’est pas la mêmechose !… Mais quant à la fidélité… quant à l’époux… ah !non, c’est trop drôle !… Le pauvre malheureux ! Je leplains !… Tenez, je suis en veine de confession, ce soir…

– Parlez, parlez tout à votre aise, ma chère enfant… jeparlerai ensuite, moi !

– Soit ! Vous n’avez pas l’air de vous douter de cequi nous entraîne, nous autres, créatures de joie, à une existenceque vous jugez sans doute très immorale. Pour les unes, c’est lamisère… c’est vrai pour le plus grand nombre. Pour d’autres… etc’est mon cas, c’est la soif des plaisirs, l’amour de tout ce quibrille, les belles toilettes, les brillants…

– Ah ! ah ! interrompit M. Jacques avec uneparfaite tranquillité. Permettez-moi donc de vous offrirceux-ci !

En même temps, il tira de sa poche une petite boîte de chagrinqu’il ouvrit et fit briller aux yeux éblouis de Juliette une pairede boucles… deux solitaires d’une eau magnifique et gros comme despetites noisettes.

Elle saisit la boîte en tremblant, et murmura :

– Oh ! monsieur… vous voulez vous moquer d’une pauvrefille !…

– Pas le moins du monde : ces diamants sont àvous !

– À moi ! À moi !… Mais ces deux boucles valentau moins trente mille livres !…

– Quarante mille chacune, mon enfant : cela faitquatre-vingt mille…

Juliette demeura suffoquée, toute pâle. Puis elle devintpourpre, et courant vers une haute glace qui occupait tout unpanneau, elle essaya d’accrocher les boucles à ses oreilles. Maisses mains tremblaient trop.

– Permettez-moi, fit M. Jacques avec la mêmetranquillité.

Et en un tour de main, avec une habileté que lui eût enviée plusd’un roué, il attacha les boucles.

Devant la glace, Juliette se tournait et se retournait.

– Que c’est beau, mon Dieu ! que c’estbeau !…

– Allons… venez vous asseoir… vous contemplerez ces bijouxà votre aise quand je serai parti…

– Oh ! laissez-moi vous remercier au moins !…

– Avec plaisir. Mais la meilleure manière de me remercier,c’est d’achever votre confession…

Juliette, encore toute bouleversée, vint reprendre sa place, etcette fois, avec un sérieux où perçait tout son respect pour lafabuleuse générosité de cet inconnu, elle reprit :

– Ma confession n’est pas longue, monsieur ! Jeraffole de la danse, j’adore les bijoux, j’ai une passion pour lestoilettes… Tenez, toute ma vie, j’ai fait un rêve qui jamais ne seréalisera : souvent, quand je pense à ces choses, je me voisdans une magnifique salle de bal…

– Vous seriez habillée comme une reine, interrompitM. Jacques en souriant, vous seriez vêtue et parée comme unede ces belles dames de la cour que vous allez voir passer lorsqu’ily a soirée de gala…

– C’est cela ! oh ! c’est cela ! s’écriaJuliette en battant des mains.

– Vous entreriez dans la salle de bal qui se trouveraitêtre au Louvre, par exemple, ou quelque chose d’approchant… Vousdescendriez de votre carrosse tout de satin, en donnant la main àquelque beau gentilhomme, en retroussant votre jupe de soie, et enjetant un regard sur l’admiration du peuple rangé pour vous voirpasser…

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est comme si j’yétais !… Vous dites mot à mot ce que je pense !…

– Poursuivons, reprit M. Jacques en souriant. Vousporteriez des bijoux splendides, tout comme une duchesse, ou toutau moins une comtesse… Sur votre beau front, la couronne enbrillants, à vos oreilles, les deux solitaires qui y brillent en cemoment, à votre cou une rivière de perles, à vos doigts les saphirset les émeraudes…

– Ah ! monsieur, vous êtes un grand poète, ou un bienprofond philosophe…

– Dans la salle de bal, vous seriez admirée, fêtée, lesplus illustres gentilshommes brigueraient l’honneur de danser avecvous, mais vous n’accorderiez cet honneur qu’aux plus magnifiques…il vous faudrait des princes… peut-être le roi…

Juliette Bécu jeta un cri qui ressemblait à de l’effroi.

– Monsieur ! fit-elle d’une voix tremblante, finissezje vous en supplie. Vous me faites peur, vous devinez tout ce queje pense… et puis, cela est cruel de me laisser ainsi entrevoir leparadis pour me laisser ensuite retomber du haut de ces rêves.

– Mon enfant, dit simplement M. Jacques, ce rêve seraune réalité quand vous voudrez !

– Folie ! Imagination ! murmura Juliette.

– Est-ce de la folie ? Est-ce de l’imagination, cesdeux brillants que vous portez aux oreilles ?

– C’est vrai, monsieur ! dit tristement Juliette. Maisdes diamants, pour si beaux qu’ils soient, se peuvent acheter. Ilne suffit pour cela que d’être riche. Mais ce qui ne s’achète pas,c’est un titre de noblesse, c’est la considération, c’est l’époux,c’est la couronne comtale, c’est tout ce qui permet d’entrer dansces fêtes triées où ne sont admises que les dames les plusillustres…

M. Jacques s’était levé.

– Venez, dit-il.

– Où cela ? fit Juliette étonnée.

– Venez toujours. Je suppose que vous n’avez pas peur avecmoi ?

M. Jacques sortit de l’appartement dont la fille galantereferma la porte. Ils se trouvaient alors sur un palier oùs’ouvraient deux portes : à droite, celle de Juliette ; àgauche, celle d’un logement inoccupé depuis trois mois.

À la grande stupéfaction de Mlle L’Ange,M. Jacques tira une clef de sa poche et ouvrit cette porte del’appartement vide. Ils entrèrent. Et il poussa derrière lui laporte.

Ils étaient dans une pièce qu’éclairait un seul flambeau, d’unelumière triste. La pièce était nue. Il n’y avait pas un meuble, pasune chaise…

– Veuillez entrer dans cette chambre, dit alorsM. Jacques en désignant une épaisse tenture qu’il suffisait desoulever pour pénétrer dans la pièce voisine.

Juliette Bécu souleva cette tenture et, jetant un léger cri,s’arrêta stupéfaite, comme devant un conte des Mille etune nuits soudain réalisé !…

– Je rêve ! Je rêve ! balbutia-t-elle.

– Entrez donc ! fit M. Jacques en la poussantdoucement.

La chambre devant laquelle s’était arrêtée Juliette avec uneextase d’admiration et presque de terreur était de bellesdimensions, magnifiquement meublée et éclairée par la vive lumièrede deux candélabres à six flambeaux.

Juliette entra sur la pointe des pieds, avec une sorte dereligieux respect.

Et ce fut un fantastique spectacle qui s’offrit à ses yeuxéblouis.

Sur le canapé et les fauteuils étaient disposés les diversespièces d’un costume de cour, tel qu’une haute et noble dame pouvaitle porter en grande cérémonie. Aucun détail n’était oublié dans ceflot de soies, de fines batistes, de dentelles : jupons garnisde valenciennes, jupe à paniers en lourde faille de Lyon, corsage àmanches courtes, avec entre-deux en point d’Alençon, bas de soierose ajourés, garnitures de satin rose, souliers à minces talonscambrés comme les portaient les élégances de l’époque.

Juliette, prise par l’instinct de la coquetterie, oubliaitM. Jacques. Et, en plein ravissement, fouillait parmi cesrichesses qu’une fée bienfaisante semblait avoir déposées là pourelle.

Que fût-ce lorsque, s’étant retournée, elle vit, rangés sur unetable de laque, plusieurs écrins tout ouverts !…

L’un d’eux contenait une rivière de perles d’une eaumagnifique.

Dans un autre, se trouvait une délicieuse couronne de comtesse,perles et diamants.

En d’autres enfin, c’étaient des bagues, des bracelets où lesémeraudes, les saphirs, les rubis croisaient leurs feux étincelantsou sombres.

Il y avait là de quoi parer la reine Marie Leszczynska dans lesrares soirées où la pauvre délaissée était admise par son royal etdédaigneux époux.

En réalité, c’était toute une fortune qui venait de surgir auxyeux affolés de Juliette, comme à un coup de baguette magique.

Et, ne trouvant aucun mot, aucun geste qui pût exprimer sonémotion, elle se mit à genoux et pleura.

Le général des Jésuites la contempla un instant avec la sombreet hautaine satisfaction de l’homme supérieur à ces fémininesfaiblesses, puis il la toucha à l’épaule et dit :

– Venez, maintenant !…

Juliette tressaillit.

Rapidement, M. Jacques éteignit toutes les bougies, etplongée soudain dans l’obscurité, la fille galantemurmura :

– Ce n’était qu’un rêve !…

Monsieur Jacques la saisit par la main, la releva, l’entraînasur le palier, referma la porte du féerique appartement etreconduisit Juliette chez elle.

– Eh bien ? demandait-il alors en souriant. La pauvrefille palpitait.

– Ah ! monsieur, dit-elle, pourquoi m’avoir faitentrevoir le paradis, pour me replonger ensuite dans mon obscuritéet ma misère !… Ceci est cruel, savez-vous !

– Allons ! fit M. Jacques d’un ton soudain graveet presque menaçant, je vous en ai fait voir assez pour vousprouver que je ne parle pas en vain, que je dispose de richessesroyales, et que je puis à mon gré vous hausser jusqu’à ce paradisque vous avez entrevu ou vous laisser sinon dans l’enfer, du moinsdans le triste purgatoire qu’est votre existence actuelle.Écoutez-moi donc avec toute votre attention. De vous, de vous seuleen ce moment dépend votre fortune.

– Parlez, monsieur, dit Juliette d’une voix tremblante.

Le chef suprême de la puissance Compagnie se recueillit uninstant. Puis il dit :

– Vous êtes pauvre ; vous êtes misérable ; vousêtes méprisée ; vous habitez dans une maison sordide un tristeappartement dont tout votre bon goût et votre propreté neparviennent pas à déguiser la misère ; vous avez une petitesœur que vous aimez comme si elle était votre enfant, et cettepetite fille est destinée aux mêmes hontes que vous-même. Tout celaest-il vrai ?

– Hélas ! oui… en ce qui me concerne… mais quant à mapetite Annette, je vous jure bien que je saurai lapréserver !…

– Voulez-vous, reprit le mystérieux personnage, comme s’iln’eût pas entendu, voulez-vous devenir riche, considérée,adulée ? Voulez-vous habiter un hôtel princier ?Voulez-vous assurer à la petite innocente un avenir heureux,paisible, facile, et à vous-même un avenir éblouissant defêtes ?

Juliette, frémissante, joignit les mains.

– Votre petite sœur, je m’en charge, reprit-il ; je laferai élever à la campagne près de Paris, dans un village où vouspourrez la voir tant que vous voudrez. Et plus tard, je lui feraidonner une brillante éducation dans quelque pension.Acceptez-vous ?…

Juliette, trop émue pour répondre, fit oui de la tête.

– Bien. Quant à vous, voici quelle sera désormais votrevie. Vous irez habiter un hôtel que je vais vous désigner. Cethôtel, un des plus vieux et des plus beaux de Paris, est situé enl’île Saint-Louis, quai d’Anjou… J’avais d’abord acquis pour vousl’hôtel même de la duchesse de Châteauroux, sur le quai desAugustins, mais, ajouta-t-il avec un sourire livide, j’ai dû lecéder dès le lendemain à un de mes amis… M. d’Étioles… et toutest mieux ainsi…

M. Jacques demeura quelques instants sombre et pensif, lesyeux perdus dans le vague. Juliette le considérait avec une secrèteépouvante. Qu’était-ce donc que cet homme formidable qui surgissaittout à coup dans sa vie de pauvre fille, allongeait sur elle samain puissante, l’arrachait à sa misère et lui faisait entrevoirune existence de reine ?

Vers quelles grandes ou terribles destinées allait-elle êtreentraînée ?

Quel rôle mystérieux et redoutable lui était doncdestiné ?

Elle se rendait parfaitement compte que si cet inconnu l’avaitchoisie entre mille, – sans doute qu’il avait dû étudier, – c’estque sa beauté et peut-être ses appétits pouvaient lui êtreutiles…

À quoi ?… Sans aucun doute à l’accomplissement de quelqueœuvre géante !…

– Donc, reprit M. Jacques, vous irez habiter l’hôtelqui vous sera expressément désigné sous deux jours. Vous letrouverez tout installé, avec chaise peinte par Watteau, carrosse,chevaux, robes et bijoux pareils à ceux que je viens de vousmontrer… Acceptez-vous ?…

– J’accepte ! dit la fille galante d’une voix quel’émotion faisait trembler.

– Une fois là, continua M. Jacques, vous vivrez la viedes grandes dames. Une comédienne du théâtre de Sa Majesté viendravous donner des leçons de maintien et vous enseignera lesrévérences. D’ailleurs, pour vous, ce sera chose facile qued’apprendre ces fadaises. Vous recevrez, vous donnerez à souper età danser. Vous regarderez beaucoup, et parlerez le moins possible…Enfin, dans quelques jours, quand vous serez installée, vousrecevrez, ainsi que votre mari, une invitation pour le bal del’Hôtel de Ville…

– Mon mari !… s’exclama sourdement Juliette.

– Oui : un galant parfait gentilhomme que vous avezépousé secrètement, il y a deux ans, dont de puissantes raisons defamille vous ont tenue éloignée, à votre grand chagrin, et que vousrejoignez enfin dans la capitale avec toute la joie possible… carce mari, vous l’aimez, vous l’adorez…

– Je comprends, balbutia Juliette.

– Ne craignez rien, d’ailleurs. Vous trouverez dans unecassette sur la cheminée de votre chambre tous les papiers defamille qui vous seront nécessaires… Poursuivons… Donc, avec votremari, vous vous rendrez à la fête que Paris donne à son roi dans levieil Hôtel de Ville…

Et M. Jacques s’arrêta encore.

Juliette comprit que le point capital de cet étrange entretienétait atteint.

– Et que faut-il que je fasse au bal de l’Hôtel deVille ? demanda-t-elle.

M. Jacques jeta un regard d’inquiétude sur la fillegalante.

– Est-ce qu’elle serait trop intelligente ?gronda-t-il en lui même. Au fait… cela vaut mieux ainsi !…

Et il répondit :

– Ce que vous devrez faire ?

– Oui ! je vous demande ce que je devrai faire à cebal.

– Vous faire aimer ! dit le général d’une voixsourde.

– De qui ? haleta Juliette.

– De l’homme qui vous sera désigné… par…

– Par… ?

– Par votre mari !…

Il y eut entre ces deux personnages une minute de silencesinistre. C’était pourtant bien simple en apparence : se faireaimer !… Mais Juliette comprenait que cet amour qu’elle devaitimposer n’était que le commencement des besognes redoutables qu’onattendait d’elle.

Quant au puissant et sombre personnage dont nous essayonsd’esquisser ici la formidable silhouette, il réfléchissaitprofondément.

Hésitait-il ?…

Ou plutôt, s’irritait-il des moyens qu’il était obligéd’employer pour assurer sa puissance et combattre le roi ?

Qui sait !…

– Tout cela est bien compris et bien convenu, n’est-cepas ? reprit-il tout à coup.

– Disposez de moi corps et âme, dit Juliette.

– Quant à votre discrétion… votre fortune à venir m’enrépond. Maintenant, mon enfant, maintenant que nous sommesd’accord, faisons comme tous les bons commerçants, qui ne secontentent pas de vaines paroles. Comme arrhes, je viens de vousdonner quatre-vingt mille livres représentées par ces deuxbrillants, et cela sans savoir si vous étiez bien celle qui meconvenait. À votre tour…

– Que puis-je donc vous donner ? bégaya Juliette.

– Votre signature. Verba volant, scripta manent.Entendez-vous le latin ?

– Non… on a oublié de me l’apprendre.

– Tant pis !… Mme d’Étioles le sait,elle !… Et elle sait bien d’autres choses…

– Mme d’Étioles ?…

– Ai-je dit Mme d’Étioles ?… Peuimporte. En tout cas, verba volant signifie que lesparoles s’envolent, tandis que les écrits restent :scripta manent… Voici donc un papier en bonne et due formeque je vous prie de vouloir bien signer en le datant d’aujourd’hui,et en le certifiant de tous points conforme à la vérité.

Juliette prit le papier que lui tendait M. Jacques, etalors elle pâlit.

Ce papier dépassait toutes les violentes surprises qu’elle avaitéprouvées en cette soirée.

Voici en effet comment il était libellé :

« Moi, comtesse du Barry, maîtresse en titre et favorite deSa Majesté le roi Louis XV, affirme et certifie que je m’appelle enréalité Juliette Bécu ; que c’est par suite d’un vol depapiers que j’ai pu me faire passer pour une dame denoblesse ; que, moyennant la somme de cinq cent mille livresqui m’était promise, sans compter d’autres avantages, moi pauvrefille galante, rebut de la société, j’ai entrepris de me faireaimer de ce roi pour lequel je n’ai d’ailleurs que du mépris sansnulle haine ; je certifie qu’avant d’atteindre la hautesituation où je suis placée, j’ai vécu d’amour, j’ai vendu messourires au plus offrant et dernier enchérisseur, et que le tristesire qui s’imagine m’avoir possédée le premier ne vient qu’après unnombre d’amants qui eût suffi à deux ou trois filles de monespèce. »

Juliette Bécu devint pourpre, et puis, très pâle.

Quelque chose comme une larme brillante parut dans ses yeux.

– Signez-vous ? fit rudement M. Jacques. Si voussignez, c’est la fortune. Car jamais je n’aurai occasion de meservir de ce papier… si vous m’obéissez toutefois.

– Comtesse du Barry ! maîtresse du roi ! balbutiaJuliette éperdue.

– Favorite de Louis XV !… C’est-à-dire une fortuneinouïe : le droit de commander en France, et peut-être àl’Europe ! Des fêtes ! Des honneurs ! Tous lestrésors de l’Inde à vos pieds !…

– Je signe ! haleta Juliette.

Et se levant d’un bond, elle courut à un secrétaire, data,parapha le papier.

– Maintenant, dit M. Jacques, recopiez-le tout entierde votre main, et signez le nouveau papier…

La fille galante obéit.

M. Jacques relut soigneusement les deux papiers, les fitsécher, les plia et les enfouit dans un portefeuille qui fermait àclef et qu’il portait suspendu au cou par une chaînette, sous sesvêtements.

Alors il remit son chapeau sur sa tête et se dirigea vers laporte.

– Un instant, monsieur, dit Juliette. Quand vousreverrai-je ?

– Peut-être cette nuit, peut-être jamais…

– Si je ne vous revois jamais, comment connaîtrai-je vosintentions ?

– Ne vous en inquiétez pas. Où que vous soyez, humble filleou favorite du roi, sachez seulement que mon regard et ma main sontsur vous…

– De quel nom dois-je vous appeler ? reprit Juliettefrémissante et courbée.

– Je m’appelle M. Jacques, dit paisiblement l’étrangeet terrible visiteur.

Lorsque la fille galante, lorsque Juliette Bécu se redressa,M. Jacques avait disparu et elle put se demander si tout celan’était pas un rêve prodigieux… si elle ne s’était pas endormiedans son fauteuil, si elle n’avait pas eu une vision decauchemar…

À ce moment, elle se regarda dans la glace, et vit les deuxsolitaires qui resplendissaient à ses oreilles… Non, non !elle n’avait pas rêvé !…

Chapitre 18L’HÔTEL D’ÉTIOLES

Lorsque le chevalier d’Assas, ayant franchi la porte de laBastille, eut respiré cinq ou six grands coups d’air libre ;lorsqu’il se fut assuré que son libérateur avait disparu, ledébarrassant de sa présence et de l’étrange malaise qu’il luioccasionnait, – malaise que le jeune homme se reprochait comme unenoire ingratitude, – lorsque, enfin, il fut bien convaincu qu’ilétait libre, ou du moins ce qui s’appelait libre à cette époque où,sur dix passants, il y avait un agent secret chargé de surveillerles neuf autres, le chevalier prit en toute hâte le chemin de larue Saint-Honoré.

Il marchait gaillardement, le nez au vent, la main sur lapoignée de l’épée qu’on lui avait rendue au corps de garde de lasombre forteresse.

Il n’eût pas fait bon le regarder de travers en ce moment.

En effet, le chevalier sentait son cœur bondir à la pensée de ceque lui avait révélé le digne M. Jacques : cette sorte deconspiration qui devait jeter Jeanne dans les bras du roi deFrance !…

Lui, un simple cornette, un pauvre officier subalterne, ilallait se trouver en lutte avec la personne royale ! avecLouis XV !…

Pareil à ces chevaliers errants des époques héroïques, il sedisait que, pour sauver la dame de ses pensées, il était prêt àdonner sa vie !…

La lutte serait effrayante ! Mais son courage se haussait àcette entreprise titanesque où il s’agissait de sauver une douce etbelle créature des embûches qui l’entouraient sans doute, de lasauver d’elle-même ; au besoin ! Et lui, contre cedévouement qui le mènerait peut-être à l’échafaud, ne demanderaitrien.

Non ! Rien !… En somme, le chevalier raisonnait commeun don Quichotte, mais comme un don Quichotte plein de jeunesse,don Quichotte, moins le ridicule, plus la beauté !

Le bon apôtre ne s’avouait pas que, sous tout ce beaudévouement, il y avait bel et bien un amour sans guérison possible,une passion ardente qui l’entraînait malgré lui. Et il avait raisonde ne pas se faire cet aveu, car l’amour pur est au fond la formela plus idéale du dévouement.

Crâne, et le tricorne sur l’oreille, la pâleur de la prison déjàdisparue sous ces roses que la marche au grand air et la joiemettent sur un jeune visage, le chevalier d’Assas atteignit doncrapidement l’auberge des Trois-Dauphinsau moment où maîtreClaude, le digne hôtelier, s’apprêtait à faire porter sonportemanteau à la halle aux hardes pour se dédommager de la dépensedemeurée impayée.

Maître Claude ne put dissimuler une grimace en apercevant lechevalier.

La belle Claudine, sa femme, devint au contraire rayonnante dèsque le jeune homme eut mis le pied dans la grande sallecommune.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle gentiment, c’estbien vous que je vois, monsieur le chevalier ! Quellesinquiétudes nous avons eues !…

– Surtout pour mon argent, grommela Claude.

– Merci, ma bonne madame Claude, fit le chevalier. J’ai dûentreprendre tout à coup un voyage imprévu, et, vous le voyez, mevoici… mourant de faim et de fatigue, je vous l’avoue !

– Pierre ! Jeannette ! cria la belle Claudine,vite, un couvert pour monsieur le chevalier qui a faim ! vitequ’on bassine le lit du 14 !… Si monsieur le chevalier ledésire, on va lui monter son dîner dans sa chambre…

– Non, non, mille mercis, ma chère dame… Je dînerai ici,près de ces magnifiques fourneaux si agréables à voir… et àflairer, ajouta le chevalier en riant. Quant à bassiner mon lit,pas davantage ; il me suffira de prendre une heure de reposdans un bon fauteuil.

– À la bonne heure ! s’écria maître Claude qui, flattédes éloges accordés à ses fourneaux, se rua aussitôt en cuisine etse mit à préparer un déjeuner succulent, digne d’un clientsérieux.

Le chevalier s’assit à une table que déjà une servante couvraitde son couvert d’argent et sur laquelle Mme Claude– la belle Claudine – déposait un flacon de beaujolais.

– C’est curieux, se disait le chevalier lorsqu’il attaquala tranche de pâté que l’hôtesse venait de déposer dans sonassiette ornée du chiffre de la maison : trois dauphins or surazur, c’est curieux, ce matin, je voulais absolument mourir et jen’eusse pas racheté ma peau six liards. Par la tête ! par leventre ! par le diable cornu ! qu’on est bête quand onest triste ! C’était la prison, sans doute ! c’était cetair méphitique et fade qui me portait au cerveau ; c’étaitcette obscurité qui me mettait du noir dans l’âme… Et maintenant,morbleu ! j’ai envie de rire, de chanter ! J’ai envied’embrasser l’hôtesse !…

– Prendrez-vous bien une aile de ce perdreau ? soupirala belle Claudine. On vient de le rôtir à votre intention, toutbardé de lardillons et enveloppé de feuilles de vigne…

– Une aile, madame Claude ? Les deux ailes,voulez-vous dire ! Et les deux cuisses ! Et la carcasse,et les pattes, et la tête ! À moi le perdreau ! Vous êtescharmante, madame Claude, et votre perdreau est divin…

La belle Claudine, pourpre de plaisir, découpa le volatile quirépandait en effet un merveilleux fumet, et qui reposaitdouillettement sur un canapé de choux tendres à souhait.Canapé fut dit par l’hôtesse. Et c’était déjà le termeofficiel en gastronomie.

– Je suis bien… bien heureuse, murmura Claudine.

– De quoi donc, ma belle hôtesse ? fit le chevalierétonné.

– De… de vous revoir… c’est-à-dire de vous voir si bonappétit. C’est un honneur pour ma maison.

– Ah ! c’est que je reviens d’un pays où l’on jeûneavec furie, avec extravagance ; voilà huit jours que j’enragede faim et de soif.

– Pauvre garçon ! soupira Claudine qui, voyant leflacon de Beaujolais entièrement vide, s’empressa de courir enchercher un deuxième.

– Moi aussi, j’ai soif ! dit à ce moment une voix.

– Et moi aussi, j’enrage ! ajouta une deuxièmevoix.

Ces deux exclamations furent ponctuées par deux coups de poingassénés sur une table voisine, par deux consommateurs qui venaientd’entrer et de prendre place l’un vis-à-vis de l’autre.

– Une bouteille de vin d’Anjou ! tonna le premier.

– Pardon ! rugit le deuxième, une bouteille dechampagne !

– Monsieur Prosper Jolyot de Crébillon, vousm’insultez !…

– Monsieur Noé Poisson, vous m’excédez !…

– Allez-vous encore me faire la guerre ?

– Allez-vous encore me soutenir que le champagne n’est pasle nectar des dieux, que Jupiter et Apollo ne l’ont pas exprès créépour les poètes, c’est-à-dire pour moi !

– Votre M. Jupiter est un faquin, dit NoéPoisson ; et votre M. Apollo un cuistre, incapable dedistinguer l’âge et le cru d’un flacon.

– Poisson, dit le poète en larmoyant, je t’assure que tu mefais de la peine…

– Et toi, Crébillon, tiens, tu me fais pleurer… tel unveau !

Les deux ivrognes, en effet, qui étaient entrés pour près etfurieux, sans doute à la suite de cette intéressante discussioncommencée dans la rue, se mouchèrent bruyamment et essuyèrent leursyeux. Mais à ce moment, le garçon d’auberge plaçait devant eux unebouteille de saumur et un flacon de champagne tout débouchés. Mais,comme il n’était pas au courant de l’éternel sujet de dispute quidivisait ces deux parfaits amis, si étroitement liés d’ailleurs, ilplaça le champagne devant Noé Poisson qui ne pouvait pas le sentir,disait-il, et offrit le vin d’Anjou à Crébillon qui le détestait,prétendait-il.

Ils trinquèrent après avoir consciencieusement essuyé leurslarmes.

– Poisson, mon cher Noé, dit Crébillon en avalant d’untrait son verre de vin d’Anjou, je te jure que tu as tort de ne pasgoûter à ce champagne ! C’est sec, pétillant, la mousse vouschatouille, cela vous a un fumet de pierre à feu…

– Crébillon, reprit Noé de son côté, Dieu me damne si ceverre de saumur n’est pas la véritable liqueur digne d’un grandpoète comme toi ! Bois du saumur, mon ami ! bois…

En même temps, il absorbait une forte rasade de champagne.

– Exquis ! fit-il en remplissant à nouveau sonverre.

– Délicieux ! ponctua Crébillon en caressant le goulotdu flacon d’Anjou.

Cependant, le chevalier d’Assas qui, comme tous les amoureux,éprouvait le besoin de se raconter à lui-même son amour, lechevalier continuait le monologue que nous avons esquissé plushaut.

– Oui, continuait-il, je voulais mourir ! Est-cebête ? Or ça, pourquoi donc suis-je si gai, maintenant ?Est-ce parce que je suis libre ? Hum ! Il y a un peu devrai là-dedans, mais enfin, parce que je puis aller et venir à maguise, ce n’est pas une raison suffisante pour trouver que Paris aembelli depuis une dizaine de jours que je le quittai !…Voyons, est-ce parce que ce vénérable inconnu… non, non… ce n’estpas cela ! Et puis, est-il si vénérable que cela, monsauveur ? Il a une tête qui ne me revient qu’à demi !…Alors ?… Ma foi, j’y renonce, je suis gai parce que je suisheureux, et heureux parce que je suis gai, voilà tout !

La vérité que le chevalier ne voulait pas avouer et que nousavons, nous, le droit de dégager, la voici : dans laconversation qu’il avait eue avec M. Jacques, d’Assas avaitété vivement frappé par deux choses : la première, c’est quele roi Louis XV aimait bien Jeanne, c’est vrai, mais que Jeanne nel’aimait pas encore, puisque le digne précepteur du roi tentait desauver Louis de cet amour. La deuxième, c’est que Jeanne étaitmariée, c’était encore vrai, c’était là une catastropheirréparable… pour le moment, mais Jeanne n’aimait pas sonmari !

Non seulement elle ne l’aimait pas, mais encore elle en avaithorreur !

La situation paraissait donc très nette et très franche au jeunehomme, qui se disait avec juste raison qu’en de semblablesconditions il avait le droit d’espérer.

Enfin, s’il faut tout dire, le chevalier « seforçait » un peu à l’espoir et à la joie.

Il avait tant souffert en ces quelques jours !…

Quel bouleversement dans sa vie !…

Il était venu à Paris pour obtenir la protection du duc deNivernais et surtout du maréchal de Mirepoix sur lequel il comptaitpour passer du régiment d’Auvergne aux chevau-légers du roi. Et,certes, il ne pensait guère à l’amour lorsqu’il s’était mis enselle pour entreprendre ce long voyage, avec un congé régulier etdeux mois de solde dans la poche !

Il ne rêvait alors que batailles, avancement et gloire, tout cequi peut hanter la tête d’un jeune officier de fortune, qui ne peutguère compter que sur sa vaillance et sa bonne mine pour faire sonchemin.

Et il avait suffi de la rencontre, dans une clairière empourpréepar l’automne, d’une petite fille qui l’avait regardé de ses yeuxdoux, railleurs et profonds, pour donner à sa vie une orientationtoute nouvelle !

Voilà à quoi songeait le chevalier d’Assas en remontant dans sachambre, le fameux 14 d’où on avait une si belle vue sur lesjardins du couvent des Jacobins.

Comme il l’avait annoncé, le chevalier prit aussitôt sesdispositions pour dormir une heure ou deux dans un fauteuil.Habitué aux nuits de corps de garde, aux alertes et à la dure, ilne doutait pas que ce court sommeil ne réparât en partie ses forcesépuisées par la mortelle angoisse de la prison.

Il venait donc de s’installer de son mieux dans le fauteuilsusdit et déjà il fermait les yeux, lorsqu’on frappa légèrement àla porte.

– Entrez, dit le chevalier qui, soit insouciance ouhabitude, ne s’enfermait jamais à clef…

L’hôtesse, la belle Claudine, parut aussitôt, tenant une lettreà la main. Mais cette lettre n’était au fond qu’un prétexte pourelle ; ce qu’elle voulait, surtout, c’était revoir le jolichevalier, s’assurer qu’il ne manquait de rien, soupirer, leregarder de ses yeux langoureux, enfin se livrer à tout ce manège àdemi amoureux qui donnait satisfaction à son âme sentimentale ettrès bourgeoise.

– Voici une lettre pour vous, monsieur le chevalier,dit-elle.

– Pour moi ! s’écria d’Assas très étonné ; car, àpart du Barry et d’Étioles, il ne connaissait personne à Paris quisût déjà son adresse.

– Oui, reprit Claudine, elle vous a été apportée le jourmême de votre départ, juste au moment où vous sortiez, pour ne plusrevenir qu’aujourd’hui… J’ai même couru après vous dans la rue…mais vous étiez loin déjà… vous couriez si vite… à quelquerendez-vous… d’amour, sans doute…

En même temps, elle tendait la lettre au chevalier qui l’ouvritmachinalement.

Mais à peine y eut-il jeté un coup d’œil qu’il se dressa toutdebout, devint très pâle et courut à la fenêtre pour la relire avecplus d’attention.

– Et vous dites que ce billet m’est parvenu au moment mêmeoù je sortais ?

– Oui, monsieur ! Ah ! mon Dieu ! serait-cequelque malheur !…

– Et vous dites que vous avez couru après moi ?…

– En vous appelant ! Mais vous ne m’entendiez pas sansdoute !…

– Fatalité ! murmura le chevalier.

Il demeura un moment accablé. Cette lettre, c’était celle queJeanne avait fait porter par Noé Poisson, et où elle appelait lechevalier à son secours !…

Dix jours s’étaient écoulés depuis !…

Le chevalier chancelant alla retomber dans son fauteuil. Labelle Claudine l’examinait avec un intérêt facile à comprendre et,oubliant ce commencement d’amour qui germait dans son cœur,cherchait, dans un sentiment presque maternel, comment ellepourrait se rendre utile.

– Chère madame Claude, fit tout à coup le chevalier, qui aapporté cette lettre ?

– Ma foi, monsieur, répondit Claudine, en ceci du moins,vous jouez de bonheur. L’homme qui vous apportait ce billet, et quevous avez du reste heurté en sortant, a voulu goûter à notre vin etle trouva fort bon, en sorte que, depuis, il revient tous les joursavec un de ses amis, et qu’ils vident à eux deux force flacons, ensorte que, enfin, cet homme est en ce moment en bas, en train deboire…

– J’y cours, dit le chevalier. Ou plutôt non… priez-le demonter… et puis, chère madame Claude, je compterai sur vous pour nepas être dérangé dans l’entretien que je veux avoir avec cet homme…vous êtes si aimable et si intelligente que je ne doute pas…

Claudine, charmée, s’élança sans attendre la fin de la phraseet, quelques minutes plus tard, elle introduisait non pas un homme,mais deux…

C’était Noé Poisson et son inséparable ami le poèteCrébillon.

Le chevalier fit un signe que comprit l’hôtesse, car elle sepencha sur la rampe et cria :

– Deux flacons d’anjou et deux bouteilles de champagne pourle n° 14.

– Oh ! oh ! fit Noé Poisson en faisant claquer salangue et en arrondissant les yeux.

– Quatre flacons de champagne eussent mieux valu, murmuraCrébillon.

À cet instant, une servante déposait sur la table les bouteilleset les verres. Puis le chevalier, Noé Poisson et Crébillon setrouvèrent seuls.

– Messieurs, dit d’Assas d’une voix altérée, lequel de vousdeux m’a apporté une lettre, il y a une dizaine dejours ?…

– C’est moi ! fit Noé. Je vous remets à présent. C’estvous qui m’avez fait asseoir sur le derrière en passant.

– Je vous prie de m’en excuser, monsieur, j’étais fortpressé ; en mémoire de cet événement, je suppose que vousvoudrez bien boire avec moi à la santé du roi ?… ainsi quemonsieur votre ami ?…

– De grand cœur ! firent les deux ivrognes quis’assirent sans façon.

– Seulement, continua le chevalier, quand nous auronstrinqué, je prierai monsieur votre ami de nous laisser seuls… carje voudrais vous entretenir particulièrement…

– Impossible, monsieur ! dit Noé d’un airmajestueux.

– Tout à fait impossible ! ajouta Crébillon en avalantun verre de vin.

– Oreste et Pylade, Castor et Pollux, deux doigts de lamême main, deux cœurs qui battent à l’unisson, mêmes pensées, mêmesgoûts…

– Soit donc ! fit d’Assas avec une certaineinquiétude. Et en lui-même il ajouta :

– Que pourrai-je tirer de ces fieffés suppôts deBacchus ?Rien ou pas grand chose…

– Ah ça ! mais, s’écria tout à coup Crébillon, c’estbien vous, mon beau jeune homme, que nous avons trouvé évanoui etfort mal en point, dans la rue des Bons-Enfants, en face de l’hôteloù nous vous transportâmes…

– Ah ah ! c’est donc vous qui m’avez ramassé etporté ? Touchez là ! Vous êtes tous deux des amis duchevalier d’Assas !

Les deux inséparables s’inclinèrent non sans quelquedignité.

– Mais, dites-moi, reprit vivement le chevalier, avez-vouspu voir celui qui, lâchement et par derrière, m’avait porté ceterrible coup ?

– Nous n’avons rien vu… que vous, très pâle, comme je vousdisais… la rue était déserte.

– Quoi qu’il en soit, merci de tout mon cœur. Vous m’avezrendu là un service que je n’oublierai pas. Comptez sur magratitude.

– Il est tout plein gentil ! murmura Crébillon àl’oreille de Poisson.

– Et il nous fait boire du fameux ! ajouta Noé sur lemême ton.

D’Assas garda une minute le silence, puis, d’une voix quitremblait légèrement, il dit :

– Messieurs, le service que vous m’avez rendu tous les deuxfait que je parlerai à cœur ouvert, comme à des amis… Monsieur,ajouta-t-il en s’adressant spécialement à Noé, à votre air, à votrecostume, je vois bien que vous ne pouvez être un simple serviteurde la personne qui a écrit la lettre… qui vous a envoyé… Cettepersonne, monsieur, la connaissez-vous ?… entendons-nous, laconnaissez-vous assez pour…

– Je crois bien ! interrompit Noé avec un rire épais.C’est ma fille !

– Votre fille ! s’écria le chevalier stupéfait,abasourdi.

– Oui, monsieur, dit majestueusement l’ivrogne ; c’estmoi, Noé Poisson, le mari d’Héloïse Poisson, père deJeanne-Antoinette Poisson, aujourd’hui madame Le Normantd’Étioles…

– Votre fille ! balbutia d’Assas.

– Je vois ce qui vous étonne. Vous vous demandez comment ilse fait qu’un homme aussi fort, aussi solide, aussi puissant quemoi peut être le père d’une pareille mauviette ? Car ma filleest une faiblarde, monsieur ! Pas pour deux liards demuscles ! Incapable de vider seulement la moitié d’un verredans tout un repas ! Des vapeurs avec cela ! Des larmes,des vertiges, des évanouissements pour un rien !…

D’Assas considérait Poisson avec une stupeur voisine del’effroi.

… Cet homme ! le père de Jeanne !… Ce n’était paspossible ! Comment cet ivrogne se trouvait-il assez riche pourposséder un hôtel magnifique, plein de bibelots coûteux ?Comment cet être dégradé avait-il pu songer à donner à Jeannel’éducation de princesse qu’elle avait reçue ?

Il y avait là un mystère. Mais il comprit que ce n’était pas NoéPoisson ni Crébillon qui l’aideraient à l’approfondir.

– Permettez-moi de vous féliciter, dit-il ;mademoiselle Jeanne…

– Pardon : Mme d’Étioles !…

– C’est vrai… Mme d’Étioles est unevéritable reine par la beauté, l’esprit, l’éducation…

– Je m’en flatte, dit Noé.

– C’est moi qui lui ai enseigné la poésie ! ajoutaCrébillon. En ce sens, elle est un peu ma fille à moi aussi !Et vous savez, talis pater, talis filia : c’est vousdire qu’elle tourne le vers à ravir.

– Et musicienne, monsieur !

– Et peintre ! graveur ! Elle dessine, elle jouedu clavecin, c’est une artiste !

– Une fée ! dit Poisson.

– Une muse ! conclut Crébillon.

Le chevalier demeurait comme atterré. Les deux amis trinquèrent,vidèrent leurs verres, et ils préparaient une nouvelle avalanched’éloges, lorsque d’Assas reprit :

– Monsieur, je vous en supplie, rappelez bien vossouvenirs. Puisque vous êtes le père de… madame d’Étioles, vousdevez tenir à ce qu’elle soit heureuse…

– Je vous garantis qu’elle l’est !

– Soit ! Mais le jour où elle vous a chargé de portercette lettre, ne s’était-il rien passé d’anormal… d’étrange… dedangereux pour elle ?

– Rien de rien !

– Elle ne vous a point paru triste, inquiète,agitée ?…

– Elle ?… Jamais je ne l’ai vue si gaie. La preuve,c’est qu’elle m’a donné douze louis rien que pour me dépêcher, nepas m’arrêter en route. Et je vous assure que j’ai bien gagné mesdouze louis. À ta santé, Crébillon ! À la vôtre, monsieur lechevalier d’Assas !

– Rien ! Rien ! murmura avec angoisse lechevalier. Je ne tirerai rien de ces ivrognes !

Tout à coup, il se frappa le front. Un éclair illumina sonregard.

Il saisit la main de Noé Poisson et dit :

– Monsieur, voulez-vous rendre à votre fille un grandservice ?

– Parbleu !…

– Et moi donc ! fit Crébillon.

– Eh bien, en ce cas, conduisez-moi près d’elle.Introduisez-moi dans l’hôtel qu’elle habite. Faites que je puissel’entretenir une minute sans témoins… Ah ! monsieur, je vousjure que le souci de son bonheur me guide seul… et que nullepensée, dans votre susceptibilité paternelle…

– Mais tout cela est facile ! interrompit Noé Poissonavec un calme qui désarçonna d’Assas.

– Ainsi, continua le chevalier, vous acceptez ?…

– À l’instant même !…

– Messieurs, veuillez m’attendre dans la salle commune. Letemps de m’habiller, et je vous rejoins !…

« Quel père étrange, songea le chevalier quand il fut seulet tout en s’apprêtant fébrilement. Tout est donc mystère chezcette fille extraordinaire !… »

D’Assas employait et pouvait employer sans scrupule le mot« fille », qui n’avait pas à cette époque le sensoblitéré qu’il a fini par prendre de nos jours. De même, quand ungalant homme disait alors « ma maîtresse » en parlantd’une femme, cela signifiait simplement qu’elle était la dame deses pensées, qu’il était aux petits soins pour elle, sans que celapût éveiller l’idée de la faute.

Le chevalier retrouva dans la salle commune Crébillon et NoéPoisson qui achevaient une dernière bouteille. Tous trois se mirenten route et gagnèrent le quai des Augustins où se trouvait l’hôteld’Étioles.

Ils furent introduits dans un petit salon qui était unemerveille de grâce et de richesse.

Poisson demanda sa femme.

Madame était sortie… Héloïse était en consultation chezMme Lebon, la tireuse de cartes.

– Tant mieux ! grommela Noé qui, aussitôt, se fitconduire auprès de Mme d’Étioles, laissant làCrébillon, qui s’endormit sur un fauteuil, et le chevalier toutpalpitant…

Au bout de quelques minutes, un laquais galonné vint chercher lechevalier et le conduisit à travers une série d’escaliers et depièces ; – les escaliers étaient ornés d’objets d’art,statues, lampadaires de bronze, rampes en fer doré, tapis épais surle marbre des marches, – les pièces étaient des merveilles derichesse, et chacune d’elles représentait une fortune.

Le pauvre chevalier, quelle que fût sa préoccupation, fut toutébloui.

Plus que jamais il comprit la distance qui le séparait de cellequ’il osait aimer.

La jolie petite fille de la clairière de l’Ermitage disparut deson imagination, qui se représenta dès lors la grande dame quedevait être Jeanne d’Étioles.

Il trembla. Tel est l’effet que produit la vue de l’opulencemême sur les âmes blasées. Or, le chevalier était tout jeune.C’était un pauvre petit officier qui, en fait de faste, neconnaissait encore que les corps de garde et les chambresd’auberge.

Il eut alors la sensation douloureuse qu’il entreprenait unedémarche extravagante.

Que venait-il faire là ? Qu’allait-il dire à la haute etpuissante maîtresse de ce palais qui l’écrasait de son luxeinsolent ?

Tout à coup, il la vit !…

On venait de l’introduire dans une sorte de boudoir d’uneadorable simplicité. Peut-être Jeanne, dont le cœur connaissaittoutes les délicatesses et dont l’esprit subtil devinait avec tantd’acuité la pensée des autres, avait-elle voulu montrer auchevalier que pour lui elle était encore la jolie fée sylvestre del’étang.

Elle s’avança vers lui, les deux mains tendues.

Et lui, déjà enivré, troublé jusqu’au plus profond de l’être,s’inclinait en tremblant sur ces deux petites mains et les baisait,avec la tentation de se mettre à genoux…

Jeanne se dégagea doucement, lui désigna un fauteuil et s’assitelle-même.

– Je vous attendais, chevalier, dit-elle en souriant.

– Vous m’attendiez, madame !… Hélas ! j’arrive unpeu tard sans doute… mais j’ai une excuse : je viens de lireseulement il y a une heure la lettre que vous m’avez fait l’honneurde m’adresser : je sors de la Bastille !

– De la Bastille !… Vous n’aviez donc pas reçu malettre le soir où…

– Où vous m’avez sauvée, madame ! Car c’étaitvous ! Dans le sommeil de plomb où j’étais plongé, dans cetteimpuissance où je me trouvais de faire un geste, de prononcer unmot, je vous ai reconnue…

– Oui, c’était moi, dit simplement Jeanne, et une ombre demélancolie voilà son front. Ainsi, à ce moment là, vous n’aviez pasencore lu…

– Non, madame… je me trouvais rue des Bons-Enfants… et… jem’étais arrêté sous vos fenêtres… tout à coup, j’ai vu quelqueshommes qui, dans l’ombre, considéraient votre maison… j’ai cru quec’étaient des malfaiteurs… je me suis avancé vers eux… ce n’étaitpas un malfaiteur qui était là, madame !… c’était le roi deFrance !…

Jeanne devint très pâle, puis soudain, pourpre.

Le chevalier poussa un soupir amer : l’effet produit parses paroles dépassait tout ce qu’il avait pu redouter.

– Continuez, je vous prie, dit faiblement madamed’Étioles.

– Hélas ! madame, reprit alors le chevalier d’une voixtremblante, que vous dirai-je ?… Oserai-je vous dire ladouleur qui m’étreignit lorsque je reconnus que j’avais unrival !…

– Chevalier !…

– Ah ! je vous en supplie, laissez-moi répandre à vospieds l’amertume et le désespoir qui débordent de mon cœur !…Je vous aime, madame ! Vous le savez bien, mon Dieu !…Vous l’avez vu du premier coup… Je vous aime en insensé, car jevois ma passion sans issue, et je sens que je vous aimerai toute lavie !… Un rival !… Quel rival !… Le roi !…

Jeanne palpitait. Son sein se soulevait. Les paroles duchevalier la plongeaient dans un inexprimable ravissement. Était-cepossible ! Le roi était venu rôder sous ses fenêtres !…Oh !… mais il l’aimait donc !…

Et, en même temps, elle était bouleversée par la passion sivraie, si ardente, si impétueuse, de ce jeune homme si beau dont leregard de flamme la pénétrait jusqu’à l’âme.

– Je vous en supplie, murmura-t-elle, achevez votrerécit…

– C’est bien simple, madame ! Au moment où jedemeurais tout atterré de cette rencontre, la gorge serrée par uneterrible angoisse, je reçus par derrière un coup violent à la tête.Je tombai. Je perdis connaissance. Je vous entrevis, penchée surmoi… je revins à moi pour apprendre que vous étiez àSaint-Germain-l’Auxerrois… j’y courus… et je vis que c’était votremariage qu’on venait de célébrer… C’est à ce moment que je fusarrêté…

– Pourquoi ?…

– Voilà ce que je ne saurai jamais, sans doute… Mais monarrestation ne vous semble-t-elle pas la suite toute naturelle ducoup que je reçus… lorsque j’eus reconnu… le roi !…

Jeanne, elle aussi, le pensait !… Et, malgré elle, elle nepouvait s’empêcher de songer que si d’Assas eût été le roi deFrance, il n’eût pas employé un pareil moyen pour se débarrasserd’un rival !… Mais si c’était Louis XV qui avait fait arrêterle jeune homme, pourquoi l’avait-il fait relâcher si vite ?Elle savait parfaitement que s’il était très facile d’entrer à laBastille, il était horriblement difficile d’en sortir… Il y avaitlà une question à laquelle le chevalier répondit enreprenant :

– Quelqu’un qui s’intéresse à moi et qui est haut placé apu obtenir mon élargissement.

On vient donc de me remettre seulement la lettre que vousm’adressiez… Vous m’appeliez à votre secours, madame !… Ehbien, me voici ! Dites ! que faut-il faire, qui faut-ilprovoquer ?…

Jeanne garda un moment le silence.

Elle considérait avec une émotion dont elle ne pouvait sedéfendre cette loyale figure si rayonnante de jeunesse etd’amour.

Il n’y a rien de contagieux comme l’amour sincère.

Et elle éprouvait peut-être en ce moment un peu plus que de lapitié pour ce charmant cavalier dont les yeux exprimaient un si purdévouement et un si profond désespoir.

– Chevalier, dit-elle doucement, écoutez-moi… je veux vousparler comme à mon meilleur ami, mon seul ami dans la situation oùje me trouve… mon frère !…

D’Assas eut un geste de résignation : ce n’est pas cemot-là que son cœur espérait !…

– Je vous ai appelé, reprit Jeanne avec cette netteté quila distingua toujours, parce que j’étais sur le point d’épouser unhomme que je hais. Apprenez la vérité, chevalier :M. Poisson, que vous avez vu, n’est pas mon vrai père… Monpère, c’est M. de Tournehem.

– Le fermier général ?

– Oui, chevalier. Or, M. d’Étioles est sonsous-fermier. Il a relevé dans les comptes de mon père desexactions vraies ou fausses, mais qui, certainement, n’ont pas étécommises par M. de Tournehem. Armé de ces chiffres,M. d’Étioles m’a donné à choisir. Ou je l’épouserais, ou ildénoncerait mon père…

– Horreur ! Comment cet homme peut-il descendre à cedegré d’infamie et de lâcheté ?

– M. d’Étioles y est descendu, fit sourdement Jeanne,et peut-être descendra-t-il plus bas. Enfin, lorsque j’ai pensé àvous, je me disais que peut-être, l’épée à la main, pourriez-vousimposer à M. d’Étioles une plus juste notion de l’honneur…

– Merci ! oh ! merci, madame ! murmuraardemment d’Assas.

– N’en parlons plus ! La fatalité s’en est mêlée. Toutest fini, puisque je m’appelle Mme d’Étioles. Maisvous l’avouerai-je ? cet homme me fait plus peur encorequ’avant mon mariage. Il me semble qu’il veut me pousser à je nesais quelle sinistre aventure… Je ne puis rien dire à mon père demes craintes, non seulement parce que je ne veux pas le replongeren de nouveaux chagrins – il a déjà tant souffert ! – maisencore parce que l’horrible d’Étioles est toujours armé,lui !… Alors, écoutez… voulez-vous que nous fassions untraité ?…

– Ah ! madame… qu’est-il besoin de traité !… Voussavez bien que vous pouvez disposer de moi à votre gré !…

– Eh bien, soit !… J’accepte votre généreuxdévouement… Si j’ai besoin de quelqu’un pour me défendre c’est vousqui serez mon chevalier !…

D’Assas tomba à genoux.

Il lui parut que le ciel s’entr’ouvrait.

Dans l’émotion de Jeanne, il vit ce qui y était peut-être en cemoment : un commencement d’amour !

Alors il se sentit fort comme Samson quand il marchait contreles Philistins ! Il se sentit de taille à lutter contre le roilui-même ! Et saisissant les mains que Jeanne lui abandonnait,il les couvrait de baisers ardents…

– Relevez-vous, chevalier, dit-elle doucement.

Il obéit.

– Quand faut-il attaquer ? demanda-t-il.

– Je vous le dirai ! D’ici là, si vous rencontrezM. d’Étioles, il faut prendre sur vous de lui faire beauvisage…

– Le pourrai-je !…

– Il le faut !… Il faut que vous soyez reçu ici enami, que vous puissiez entrer à toute heure…

– Oui, oui !… s’écria d’Assas enivré.

Jeanne lui jeta un adorable sourire.

Et il est certain qu’à cette minute, l’image du roi pâlissaitdans son cœur, et que l’amour éclatant du beau chevalier latroublait beaucoup plus qu’elle ne le croyait elle-même.

Tout à coup on frappa à la porte, et Henri d’Étioles entra ens’écriant :

– Ah ! chère amie, je vous cherche partout !…Oh ! pardon, ajouta-t-il en feignant d’apercevoir d’Assas, jene vous savais pas en compagnie… Eh ! mais… c’est le vaillantchevalier d’Assas ! Un de mes meilleurs amis !…

Et il courut à d’Assas en lui tendant une main que le chevalierprit en frissonnant.

Jeanne était devenue de glace.

Mais Henri d’Étioles n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

Il sortit d’un élégant portefeuille en maroquin deux carrés decarton, qui, sur le recto, portaient un dessin signé Boucher et,sur le verso, quelques lignes imprimées.

– Devinez ce que je vous apporte là ? dit-il ensouriant.

– Comment le devinerais-je, monsieur ?

– Eh bien, ce sont… dame, cela m’a coûté gros… mais pourvous, chère amie, il n’est rien qui me coûte… et puis je sais quevous mourez d’envie de voir de près notre bon sire Louis quinzième…le Bien-Aimé !…

– Le roi ! balbutia Jeanne en devenant très rouge.

– Le roi ! répéta sourdement d’Assas en devenant pâlecomme un mort.

– Oui ! Le roi, pardieu !… Eh bien, ces deuxcartons, ce sont deux invitations obtenues à prix d’or pour le balque l’Hôtel de Ville offre à Sa Majesté… Vous ne me remerciezpas ?…

En même temps, il déposa les deux cartons sur un guéridon.

Jeanne, palpitante, les dévorait des yeux.

– Je vous emmène, chevalier, reprit d’Étioles.

– À vos ordres…

D’Assas s’inclina profondément devant Jeanne qui lui rendit larévérence. Sur le pas de la porte, il se retourna et la vit quiallongeait la main vers les cartons !…

– Cher ami, dit Henri d’Étioles quand ils furent dehors,est-ce qu’il vous plairait d’assister à cette fête ?… Je puis,si vous le voulez… vous procurer une invitation… si, si… ne ditespas non… c’est entendu, vous recevrez votre invitation auxTrois-Dauphins…

– Eh bien, oui ! fit d’Assas, les dentsserrées, j’accepte !…

Et ils partirent voir ensemble une paire de chevaux qued’Étioles voulait acheter et sur lesquels, disait-il, il tenait àavoir l’avis du chevalier.

Chapitre 19L’HÔTEL DE VILLE

Une petite pluie fine tombait sur Paris ; mais malgré cettesorte de brouillard froid qui pénétrait et faisait grelotter lesgens, la place de l’Hôtel de Ville était noire de peuple.

De tout temps, une des grandes distractions du peuple a été deregarder les riches s’amuser.

Il y a toujours des spectateurs transis à la porte du théâtrepour voir les gens qui entrent.

C’est la part de ceux qui ne s’amusent pas.

Donc, il y avait grande foule sur la place où une compagnie dechevau-légers maintenait les curieux. Et malgré la pluie qui avaitéteint beaucoup de verres de couleur et de lanternes vénitiennes,les illuminations de la façade avaient fort bon air.

À chaque instant des équipages s’arrêtaient devant la grandeporte de droite et des murmures d’admiration parcouraient la foulelorsqu’on voyait quelque somptueuse toilette passer rapidement, etdisparaître sous la tente qui avait été installée pour servird’entrée.

Vers neuf heures, dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, sepressaient les courtisans, les dames de la cour, les dignitaires,maréchaux en grande tenue, littérateurs célèbres, peintres,financiers, enfin tout ce qui, dans Paris, portait un nomconnu.

Les vastes salons de l’Hôtel de Ville étaient bondés, etcependant, les invitations avaient été lancées avecparcimonie ; environ quatre mille invités avaient pu pénétrerdans ces salons ; mais il faut songer que le nombre despersonnes qui avaient fait valoir leurs droits à une invitation,soit à Paris, soit en province, s’éleva à soixante mille ; ilfaut songer que le sire de Maigret – un hobereau de l’Anjou – setua de désespoir pour n’avoir pu obtenir d’être invité à cette fêtecélèbre.

Et maintenant, qu’on se représente ces salons décorés avec cetart précieux et raffiné de l’époque, splendidement éclairés par lesflambeaux de cire placés à profusion, les fleurs, les massifs desplantes rares venues à grands frais d’Italie et d’Espagne ;qu’on se figure la salle de la collation où cinq cents maîtresd’hôtel dressaient la table pour le souper que deux centscuisiniers et marmitons avaient élaboré ; qu’on imagine lescostumes somptueux des seigneurs, les robes des dames, lesdiamants, les pierres précieuses étincelant de mille feux, cettefoule d’une suprême élégance qui marivaudait, tournoyait lentement,tout ce monde dans l’attente de l’arrivée du roi, chacun voulantêtre vu, obtenir un regard du monarque ; qu’on écoute lesmélodies des violons et des harpes dans les salles de danse, et onaura une faible idée du spectacle réellement magique qui sedéroulait dans l’Hôtel de Ville.

Pénétrons dans le salon central.

Dans la foule se produisit tout à coup un remous.

Deux groupes venaient d’y entrer, l’un par une porte, l’autrepar la porte d’en face.

Dans chacun de ces groupes il y avait une femme ; etc’étaient ces deux femmes qui produisaient cette sensation, ceremous dont nous venons de parler…

Le premier se composait du comte du Barry, du comte deSaint-Germain, d’un seigneur étranger que nul ne connaissait, etd’une femme éclatante de beauté.

Cette femme, c’était la fille galante… Juliette Bécu.

Ce seigneur étranger, c’était M. Jacques… l’homme dumystère.

Pâle sous le regard de M. Jacques, le comte du Barrydonnait la main à Juliette et, s’arrêtant de groupe en groupe,murmurait quelques mots.

Alors Juliette faisait une révérence que les plus sévèresjugeaient impeccable ; on lui répondait par d’autresrévérences, et le comte passait à un autre groupe…

Du Barry présentait aux dames de la cour la comtesse duBarry !…

La courtisane, Juliette, était profondément émue ; maiselle jouait son rôle en comédienne admirable. Sa démarche gracieusequoique un peu imposante, sa beauté parfaite, la magnificenceinouïe de son costume provoquaient des murmures d’envie etd’admiration. Elle marchait sous le feu croisé des regards sansparaître intimidée ; mais elle avait su prendre un air demodestie et presque de mélancolie qui lui seyait à ravir.

M. Jacques, comme nous avons dit, escortait le comte et lacomtesse du Barry, et sans doute ce mystérieux personnage nepouvait se défendre d’admirer la belle créature sur laquelle ilcomptait pour une œuvre de ténèbres, car parfois son regard seposait sur elle avec une satisfaction non dissimulée.

Le comte de Saint-Germain suivait ces trois personnages, trèsintéressé, paraissait-il, et un sardonique sourire aux lèvres. Luiaussi était le point de mire des regards. Il les supportait avecune noble aisance.

Contre son habitude, il n’était pas chargé de diamants.

Seulement, il portait trois émeraudes dont chacune représentaitune fortune plus qu’ordinaire.

Deux d’entre elles fixaient ses jarretières et la troisièmeétait placée au pommeau de son épée de parade ; et ces troispierres vertes jetaient un éclat étrange, des feux pour ainsi diresataniques ; il avait l’air, à chaque mouvement, des’envelopper des reflets de l’enfer.

Le deuxième groupe dont nous avons signalé l’entrée se composaitde M. de Tournehem donnant la main à Jeanne, deM. d’Étioles et de quelques financiers.

Jeanne portait une toilette d’une exquise simplicité qui étaitl’exacte reproduction de celle qu’elle avait dans la clairière del’Ermitage.

Seulement, elle était faite des satins les plus coûteux, desdentelles les plus précieuses.

D’Étioles la couvait des yeux. Il semblait rayonner du succès desa femme.

Tournehem, un peu grave peut-être, ne paraissait pas moinsheureux.

Parfois, il se penchait vers sa fille et murmurait :

– Es tu contente, ma Jeannette ?…

– Oui, oh ! oui… Comment ne le serais-jepas ?…

À ce moment, les yeux de Jeanne se croisèrent avec ceux deJuliette… de la comtesse du Barry…

M. Jacques se pencha à l’oreille de Juliette etdit :

– Vous avez vu cette jeune femme si belle, si exquised’élégance et de grâce ?…

– Oui !…

– Eh bien ! C’est votre rivale !… Tâchez devaincre !…

Déjà Juliette était passée. Mais le regard qu’elle avait jeté àJeanne avait eu sans doute quelque chose de menaçant, car Jeanneavait pâli.

– Quelle est cette femme ? demanda-t-elle àTournehem.

– Je l’ignore, mon enfant. Pourquoi me demandes-tucela ?

– Pour rien, fit Jeanne qui, à aucun prix, ne voulaitinquiéter son père.

À cet instant, elle vit quelqu’un s’incliner devant elle enmurmurant :

– Permettez-moi, madame, de déposer à vos pieds mes trèshumbles et respectueux hommages…

L’homme qui parlait ainsi se redressa alors et Jeanne reconnutle comte de Saint-Germain…

Ils étaient arrivés au bout du grand salon, à l’entrée d’unesorte de pièce qui était réservée pour le roi, au cas où Sa Majestéeût été indisposée, ou simplement eût voulu se reposer.

Jeanne s’assit dans un fauteuil que lui céda galamment unseigneur qui s’y trouvait.

En même temps, elle répondait à Saint-Germain :

– Merci, monsieur, de votre hommage ; il m’estd’autant plus précieux qu’on le dit rare et sincère.

– En effet, madame, dit le comte avec une gravitémélancolique, je ne l’adresse qu’à ceux qui le méritent…

Tournehem, voyant Jeanne engagée dans un entretien qui semblaitfort l’amuser, se mit à examiner l’assemblée, et peu à peu seperdit dans la foule.

– Et quelles sont, reprit Jeanne, les personnes qui voussemblent mériter votre hommage ?

– Il y en a fort peu, madame, parce que, en regardant lesgens d’assez près, on finit toujours par leur découvrir une tare,un vice caché… Or j’ai le malheur d’être curieux, et le malheurplus grand encore de voir trop bien…

– Oui : on dit que vous avez la double vue…

– Vraiment ? fit le comte, on dit cela ? Eh bien,il faut laisser dire. Mais pour en revenir à la question que vousme faisiez l’honneur de m’adresser, j’ajouterai que personne, aufond, ne mérite entièrement l’hommage du philosophe…

– Merci ! fit Jeanne en riant.

– Seulement, il est des gens auxquels un homme de courcomme moi ne peut se dispenser d’adresser un salut de respectapparent et de pitié réelle…

– Quelles gens ?…

– Mais d’abord le souverain !… Il est impossible de nepas saluer le souverain, si vicieux et taré qu’il soit…

– Ensuite ? fit Jeanne en pâlissant.

– Ensuite… la souveraine !…

– Et puis ?…

– Et puis, c’est tout !…

– Ainsi, comte, vous ne vous croyez tenu à l’hommage qu’envers le roi et la reine ?

– C’est vrai, madame…

– Et pourtant, vous m’avez offert cet hommage !… Je nesuis pas reine, moi !…

– Bah ! Si vous ne l’êtes pas, vous le deviendrez, ditSaint-Germain avec un calme glacial.

– Monsieur ! monsieur ! que voulez-vousdire ? balbutia Jeanne.

– Rien que ce qui doit être, madame ! fit le comted’une voix basse et rapide. Mme de Châteaurouxl’est bien devenue, elle !… Et d’autres !… Ah !prenez garde, mon enfant, ajouta-t-il en changeant brusquement deton, c’est là une triste royauté… indigne de vous, de votre belleintelligence et de votre noble cœur… tenez, je vous dirais que jesalue les souverains d’un respect apparent et aussi d’une pitiéréelle… La pauvre reine Marie mérite cette pitié… prenez garde dela mériter aussi un jour !…

– Taisez-vous, monsieur ! balbutia Jeanne épouvantéepar cet homme qui lisait à livre ouvert au plus secret de son cœur.Taisez-vous, je vous en supplie !…

– Soit ! fit le comte. Ne parlons plus de votresouveraineté… parlons des joies plus vraies, plus profondes et plushumaines auxquelles vous étiez destinée… L’amour, madame, levéritable amour appuyé sur le dévouement d’une âme pure etgénéreuse… voilà ce qui devrait tenter une nature d’élite commevous !… Je vous le dis : vous avez à choisir entre lebonheur et la souveraineté… La souveraineté, c’est Louis XV quivous l’offre…

– Et le bonheur ? demanda Jeanne pensive.

– Regardez ! dit le comte.

Et, d’un coup d’œil, il désigna le chevalier d’Assas quis’avançait vers Jeanne.

En même temps l’étrange personnage disparut dans un grouped’invités, laissant la jeune femme profondément troublée, effrayée,palpitante…

Elle leva son doux regard sur le chevalier qui venait à elle ensouriant, en mettant dans ses yeux tout ce qu’il avait d’adorationdans le cœur…

Ah ! celui-là l’aimait ardemment, pour la vie, de tout sonêtre !…

– Choisir ! murmura Jeanne. La souveraineté !… Lebonheur !… Et elle allait tendre la main au chevalier. Elle leregardait déjà avec une expression qui mettait une extase dans lecœur de d’Assas…

Tout à coup, de violents remous se firent dans le salon… Descris éclatèrent…

– Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

La foule passa rapide, violente, exaltée, entre Jeanne et lechevalier qui furent refoulés, chacun de son côté. Jeanne s’étaitdressée toute droite, avec une effrayante palpitation de cœur.

À cette minute, elle comprit que tout était vain, hormis sonamour pour le roi !

Bonheur, dévouement, pureté, loyauté, plus rien ne comptait…puisque la seule annonce de l’arrivée du roi lui causait un telbouleversement !…

Et soudain, elle le vit !…

Il s’avançait, dans la gloire des vivats, dans leresplendissement des lumières, dans l’ivresse de cette foulesomptueuse qui s’inclinait, l’acclamait… et tout ce décor luidonnait une sorte de rayonnement…

Par lui-même, Louis XV était un fort élégant cavalier, bienqu’il commençât à s’empâter un peu.

Mais en cette soirée, sanglé dans un costume qui éclipsait tousles costumes présents en élégance et en richesse, fardésoigneusement, il paraissait à peine vingt-cinq ans. Il était enplein éclat de jeunesse, et nul n’eût pu lire sur son visage lestraces que les débauches y avaient déjà marquées. Il avait encoreau suprême degré cette grâce un peu dédaigneuse qui le faisaitprince de l’élégance…

Bientôt, il devait la perdre, cette grâce qui avait permis aupeuple d’accepter le surnom de Bien-Aimé, qu’un poète, platcourtisan et adulateur de la puissance comme la plupart des poètesde tous les temps, lui avait donné.

Mais demeurons dans le cadre de notre récit qui eût dû plusjustement s’appeler : La Jeunesse de la marquise dePompadour, car nous n’avons d’autre prétention que de montrercomment cette si jolie fille devint la marquise au nom fameux.

Le roi s’avançait, souriant, heureux, dosant autour de lui lesgestes gracieux avec une admirable science instinctive despréséances.

Jeanne, en le voyant, se recula presque défaillante pours’appuyer à la muraille.

Mais cette muraille, elle ne la trouva pas : elle setrouvait devant la porte du petit salon destiné au roi, et comme lepassage était ouvert, elle entra dans cette pièce, sans presques’en apercevoir, heureuse seulement d’échapper à la cohue etespérant pouvoir se remettre là de son émotion…

Le chevalier d’Assas, bien que séparé d’elle, ne l’avait pasperdue des yeux.

Il se dirigea, lui aussi, vers le petit salon et y entra.

À ce moment, Louis XV arriva à l’entrée, et, d’un geste, priaque la fête continuât…

Jeanne le vit entrer !…

De saisissement, elle laissa tomber le mouchoir de dentellesqu’elle tenait à la main.

D’Assas fit un mouvement pour ramasser le mouchoir.

Mais plus prompt, et surtout plus impérieux, quelqu’un avaitfait trois pas rapides.

C’était Louis XV !…

Le chevalier d’Assas, pâle d’amour et de désespoir, se recula entremblant tandis que le roi ramassait le mouchoir.

– Sire ! balbutia Jeanne éperdue.

Le roi jeta autour de lui un rapide regard, déposa un baiser surle mouchoir qu’il cacha aussitôt dans son sein et murmura d’unevoix ardente :

– Je le garde… Je l’eusse payé d’une de mes provinces,serez-vous assez cruelle pour me le reprendre ?…

Et comme Jeanne baissait les yeux, incapable de trouver un mot,angoissée au point de défaillir presque, il reprit :

– Dites… faut-il vous le rendre ?… faut-il legarder ?… Mon sort est dans la parole qui va tomber de voslèvres…

Jeanne pantelante, pâle comme une morte, répondit dans unsouffle :

– Gardez, Sire !…

Un gémissement étouffé se fit entendre à deux pas. Mais ilsétaient lui trop occupé, elle trop émue pour l’avoir seulemententendu.

Ce gémissement, c’était le pauvre chevalier d’Assas qui l’avaitpoussé !…

À demi caché dans la tenture de la portière vers laquelle ils’était retiré au moment où le roi l’avait devancé, il avait toutvu, tout entendu !… Le désespoir dans l’âme, il franchit laporte devant laquelle était amassée une foule de courtisans.

En franchissant le pas, il s’accrocha à la portière, quijusqu’ici était demeurée soulevée, pour ne pas tomber. Lemalheureux jeune homme chancelait…

Or, dans le mouvement qu’il fit pour se retenir à la tenture develours, il la décrocha de sa patère !…

Et lorsqu’il fut passé, la tenture retomba !…

Jeanne et le roi étaient seuls !…

D’Assas, pâle comme un spectre, cherchait à fendre la foule pourgagner le dehors, lorsqu’une main saisit la sienne, et quelqu’unlui dit en riant d’un rire étrange :

– Merci, chevalier ! Vous venez de me rendre un telservice que c’est maintenant entre nous à la vie, à lamort !

Cet homme, c’était d’Étioles !…

Le chevalier, hagard, le regarda comme un fou, sans comprendre,peut-être sans avoir entendu.

Il continua son chemin. Dix pas plus loin, quelqu’un le prit parle bras. Cette fois, c’était le seigneur étranger qui accompagnaitdu Barry. D’Assas reconnut M. Jacques.

– Que me voulez-vous ? gronda-t-il… Quiêtes-vous ? vous qui m’avez empêché de mourir ! vous quim’avez bercé d’un espoir insensé ! vous qui vous dites prêtreet qui revêtez tous les costumes excepté celui du prêtre !…Laissez-moi !… Vous me faites horreur !…

– Allons donc ! murmura M. Jacques. Tenez-vousbien, morbleu ! On vous regarde !… Vous êtes fou, moncher !… Vous croyez la partie perdue parce que vous êtesdésespéré !… Vous n’avez perdu que la première manche !Tout peut encore se réparer !… Jeanne vous aimera… si vousvoulez m’écouter !…

– Que dites-vous ? balbutia l’infortune en seraccrochant à l’espoir.

– La vérité !… Où puis-je vous voir ?…

– Aux Trois-Dauphins, rue Saint-Honoré !…

– C’est bien… attendez-moi chez vous, demain… Je vousapporterai des nouvelles, et de bonnes, je vous legarantis !…

Sur ce mot, M. Jacques se perdit dans la multitude.

D’Assas, un instant réconforté, retomba dans son mornedésespoir. Il secoua la tête et se dirigea vers la sortie, la têteen feu, la fièvre aux tempes, la gorge sèche.

Comme il allait atteindre l’escalier, il fut une troisième foisarrêté par un homme qui lui prit les mains et, d’une voix trèsdouce, très paternelle, lui dit :

– Pauvre enfant !… Où allez-vous !… Oùcourez-vous si vite !…

Et, cette fois, c’était le comte de Saint-Germain. Mais, cettefois, le chevalier sentait une réelle et profonde sympathie chezcelui qui lui parlait et comme le comte, le tenant toujours par lamain, le conduisait dans une pièce retirée, solitaire, il se laissafaire comme un enfant.

Saint-Germain ferma la porte, tandis que le chevalier, à bout deforces, tombait dans un fauteuil.

– Voyons, où alliez-vous ainsi ? dit le comte enrevenant à d’Assas.

– Mais, comte… je… je rentrais chez moi… cette fête mefatigue… j’ai eu tort d’y venir…

– Oui, dit gravement Saint-Germain, vous avez eu tort devenir ici, – et plus grand tort encore de demeurer à Paris.Ah ! chevalier, je vous avais pourtant bien prévenu que l’airde Paris ne vous vaut rien. Mais ne parlons pas du passé. Le malest fait. Vous êtes empoisonné.

– Empoisonné !… Monsieur… vous me tenez là d’étrangesdiscours, il me semble !

– C’est le discours que je tiens à ceux que j’aime… et,croyez-moi, ils sont bien rares, dit le comte d’un ton de douceautorité qui courba la tête du jeune homme. Voyons, reprit-il enhaussant les épaules, vous ne m’avez pas encore dit où vous alliez…où vous couriez si vite !

– Je vous l’ai dit, il me semble ; je rentrais chezmoi…

– D’Assas !…

– Comte !…

– Vous mentez !…

– Monsieur !…

– Vous mentez, vous dis-je !… Voulez-vous que je vousle dise, moi, où vous alliez ?… Vous alliez tout de ce pas auPont-au-Change !…

Le chevalier frissonna et jeta un regard d’épouvante sur lecomte.

– Vous vous trompez, balbutia-t-il.

– Je ne me trompe pas !… Noble cœur que vous êtes,vous n’avez pas voulu employer l’épée pour un misérablesuicide ! Alors, vous vous êtes dit d’abord : jerentrerai dans ma chambre et je me fracasserai la tête d’un coup depistolet !…

– Monsieur ! Monsieur !… qui doncêtes-vous !…

– Puis, continua le comte, vous avez eu peur de vousmanquer, de vous défigurer ! Et alors vous avez pensé à laSeine ! On arrive sur un pont, on enjambe le parapet, on faitle plongeon et tout est dit ! Voilà la vérité,d’Assas !…

Le chevalier haletait. Ses yeux brûlants appelaient vainementles larmes qui les eussent rafraîchis.

Il leva sa tête douloureuse vers l’homme qui lui parlaitainsi.

– Et quand cela serait ! fit-il avec un emportementfarouche. Quand j’aurais pris la résolution de me tuer parce que jesouffre trop ! Est-ce vous qui m’en empêcherez ?… Quiêtes-vous ? Êtes-vous mon ami ? mon frère ? Enfin,de quel droit vous dressez-vous entre moi et le suprêmerepos ?…

– Nul ne peut empêcher ce qui doit être, dit gravement lecomte de Saint-Germain. Si j’essaye de vous arracher à la mort,c’est que l’heure de mourir n’a pas sonné pour vous… Vous medemandez si je suis votre ami, votre frère… je suis plus que toutcela ! Je suis quelqu’un qui a pitié de vous parce que vousêtes infiniment digne de la pitié ! De quel droit jem’interpose ? Du droit de celui qui sait ! De celui qui asondé le néant des passions humaines, qui a terrassé la mort etcontemplé la vie face à face !…

En parlant ainsi, le comte se transfigurait.

Une sorte de majesté sereine envahissait son visage.

Le chevalier le considérait avec un étonnement voisin del’effroi, avec une sorte de respect dont il ne pouvait sedéfendre.

– Pourquoi voulez-vous vous tuer, d’Assas ? repritSaint-Germain. Si vous étiez une nature vulgaire, je pourrais vousdire d’espérer ; je vous prouverais que le roi est un égoïstequi n’aime personne que lui-même, que sa passion pour Jeanne nesera qu’un feu de paille vite éteint, et qu’alors vous pourrezapparaître au cœur de cette pauvre femme comme l’angeconsolateur !… Mais je ne vous dirai rien de tout cela,d’Assas ! Je vous dirai simplement de vivre parce que la vieest belle en soi. Il n’y a au monde qu’une chose de grave etd’inguérissable : c’est la mort ! Tout le reste peut etdoit se guérir, même l’amour le plus vrai, le plus profond, commecelui que vous éprouvez !…

D’Assas secoua la tête avec une violence désespérée.

– Vous me parlez ainsi parce que vous n’avez jamaisaimé ! dit-il.

Saint-Germain sourit…

– Qu’appelez-vous aimer ? dit-il avec une sorte degravité plus poignante. Écoutez-moi. Peut-être me comprendrez-vous,car vous êtes une des âmes les plus généreuses que j’aierencontrées. Pour l’humanité dans son ensemble, l’amour est uneforme de l’égoïsme. Un homme aime une femme. Cela veut dire qu’illa désire ; il en souhaite la possession ; il veutabsolument que cette femme soit à lui et non à d’autres. Si elleest vénale, il l’achète comme un marbre, un objet de luxequelconque. Si elle est honnête, il s’efforce de lui prouverqu’elle doit lui appartenir volontairement. En somme, il cherche às’emparer d’elle. C’est une œuvre de conquête à la façon desantiques barbares. La preuve, c’est que sa douleur d’amour estatténuée, disparaît presque entièrement si la femme convoitée ne sedonne à personne. Ce qu’on appelle jalousie n’est guère quel’exaspération de cet égoïsme particulier. L’homme cherche doncsurtout à satisfaire son propre appétit de conquête et depossession lorsqu’il affirme qu’il aime. Aimer veut dire vouloir.Je veux cet objet : bronze, marbre ou femme. Je le veux pourmoi seul. J’en ai envie. Et alors je prétends que je l’aime !Quelle pitié !…

– Ah ! murmura d’Assas, est-il donc une autre forme del’amour ?…

– Oui. L’amour existe. Il est vrai. Il est plus précieuxque tous les trésors de Golconde. Mais enfin, il existe. Peud’hommes l’éprouvent. Il est presque aussi difficile de rencontrerun homme qui aime que de trouver une femme digne d’être aimée. Maiscela se trouve !

– Et qu’est-ce que cet amour dont vous parlez ?demanda le chevalier avec cet étonnement profond et respectueuxqu’inspirent les vérités entrevues.

– L’amour, dit alors le comte, c’est la forme la plusparfaite du dévouement, c’est-à-dire tout juste le contraire de ceque le vulgaire appelle de l’amour. Aimer une femme ne peut passignifier autre chose que souhaiter ardemment son bonheur à elle,et non le bonheur de soi-même. Me comprenez-vous ?

– Oui… je le crois, du moins, fit d’Assas enfrémissant.

– J’aime cette femme. Voici exactement ce que cela veutdire : s’il plaît à cette femme de m’appeler à elle, je vaisentreprendre des travaux d’Hercule, je vais remuer ciel et terrepour assurer son bonheur… mais si elle s’éloigne de moi… si sasympathie va à un autre…

– Eh bien ? demanda le chevalier palpitant.

– Eh bien, parce que je l’aime… parce que j’ai entreprisd’assurer son bonheur, non seulement je ne me dresserai pas commeun obstacle entre elle et l’homme préféré… mais encore je meréjouirai de voir qu’elle a trouvé sans moi ce bonheur que jeprétendais lui apporter…

– Effrayante théorie !…

– Vous dites effrayante parce que vous n’avez pas goûté lecharme infini du dévouement pur, du sacrifice qui n’attend pas derécompense… Moi qui ai connu toutes les formes de l’amour, depuisla jalousie qui rêve le meurtre jusqu’au désespoir qui rêve lesuicide, je vous le dis : là seulement est l’amour !…

D’Assas, rêveur, écoutait les paroles de Saint-Germain qui peu àpeu berçaient sa douleur et l’apaisaient. Peut-être le comten’avait-il pas eu d’autre but en lui faisant l’exposé de sa théoriede l’amour.

Le chevalier, comme l’avait dit Saint-Germain, était vraimentune âme généreuse.

Il commençait à entrevoir la possibilité de se dévouer aubonheur de Jeanne ; graduellement, l’idée de suicides’éloignait de son esprit. Il souffrait toujours autant : maisdéjà il admettait la vérité de ce mot du comte :

– Il n’y a qu’une chose d’inguérissable : c’est lamort !

Mourir, n’était-ce pas se condamner soi-même à ne plus jamaisrevoir Jeanne ? Et même en repaissant la théorie du sacrificepur, même en admettant qu’il voulût conquérir la jeune femme,est-ce que le suicide n’était pas la défaite suprême, celle pourlaquelle il n’y a pas de revanche possible ?

Le comte de Saint-Germain l’avait pris par le bras ; ill’avait entraîné au dehors ; il lui parlait doucement, etenfin, lorsqu’il le quitta à la porte des Trois-Dauphins,il lui avait arraché la promesse de vivre, de ne pas attenter à sesjours.

– Hélas ! pensa le comte quand il fut seul, en voilàun que je viens d’arracher à la mort… Ai-je bien fait ? Ai-jeeu tort ? Qui peut le savoir ?… Mais quittons ces tristesidées et allons voir qui triomphe à l’Hôtel de Ville !…

Chapitre 20LA DÉCLARATION

Louis XV était resté près de Jeanne, dans le petit salon retiré,lorsque le malheureux d’Assas eut involontairement fait tomber laportière. Le roi, en effet, se souciait médiocrement de laréputation des femmes qu’il désirait. Rendons-lui d’ailleurs cettejustice qu’il ne permettait à personne de sourire d’elles en saprésence et qu’il les défendait avec une sorte d’emportementchevaleresque.

Jeanne, au contraire, lorsqu’elle se vit seule avec Louis, eutun mouvement d’effroi.

– Sire, murmura-t-elle, de grâce, permettez-moi de releverles tentures…

– Et pourquoi donc, ma belle enfant ? répondit le roi.Pensez-vous donc qu’on oserait vous soupçonner ? Croyez-moi,nul ne peut s’étonner qu’il me plaise de m’entretenir avec vous,seul à seule. Et si quelqu’un s’étonnait, je vous jure que vousn’en seriez pas atteinte… Ce mouchoir que vous m’avez ordonné degarder n’est pas plus près de mon cœur que le souci de votrerenommée…

En prononçant cette phrase alambiquée avec un sourire où il yavait plus de galanterie affectée que de passion, le roi saisit lamain de Jeanne et la conduisit jusqu’à un canapé où il la fitasseoir.

– Sire, balbutia Jeanne éperdue, m’asseoir devant leroi !… Votre Majesté oublie…

– Eh ! qu’importe de vaines questions d’étiquette, fitLouis XV en prenant place près d’elle. Il n’y a pas ici de majesténi de roi… il n’y a qu’un gentilhomme qui veut vous dire combien ilest charmé de vous approcher enfin de si près, après l’avoir sivivement souhaité…

– Il est donc vrai ! s’écria Jeanne dans la joie naïveet puissante de son âme ; vous avez désiré me voir !…

– Sur l’honneur !… Depuis que je vous ai rencontrée àla clairière de l’Ermitage, je suis comme un écolier amoureux… jerêve, je soupire, et, Dieu me damne, je fais des vers, ce qui faitque je dois vous paraître d’un ridicule…

– Oh ! Sire !… Vous !… Le roi !

Jeanne, toute haletante, avait prononcé ces mots avec uneconviction ardente, absolue, – une sorte de cri de révolte. Lamajesté royale, à ses yeux, ne pouvait pas tomber auridicule !

Louis XV haussa les épaules – imperceptiblement, –intérieurement, si on peut dire.

– Encore Sire ! pensa-t-il. Encore le roi ! il nes’agit point de cela en ce moment !

Jeanne ne voyait rien. Elle était comme éblouie. Ce cher rêvequ’elle avait à peine osé caresser dans le secret de ses pensées seréaliserait donc sans effort apparent !

Quoi ! c’était bien le roi de France qui était assis prèsd’elle, qui tenait sa main et qui lui parlait si doucement… qui luiparlait d’amour !…

Un sourire d’extase voltigeait sur ses lèvres.

Elle ne songeait à cacher ni son bonheur ni la joie intense quidébordait de son cœur.

Et elle était adorable…

Il eût fallu une âme de poète, d’artiste ou d’amoureux pourcomprendre et admirer ce qu’il y avait de pur, de radieux et deprofond dans cette passion qui éclatait à chacun de ses gestes…

Hélas ! Louis XV n’était qu’un roué !

Il ne voyait là qu’une amourette dont il s’amuserait huit jours…et puis il passerait à d’autres jeux !…

Il était bien loin de penser que cette petite fille pût prendreun empire quelconque sur lui…

Mais l’amour vrai, la passion sincère, possède de magnétiqueseffluves qui peu à peu pénètrent, attirent et fascinent…

Quelle que fût sa froideur, Louis XV fut ému de ce qu’ilentrevoyait.

Et cette émotion, si Jeanne eût connu la véritable insensibilitédu roi, eût été déjà pour elle un triomphe.

Mais bien loin de songer à analyser les sensations de Louis, lapauvre enfant n’avait même pas la force ou la volonté de s’observersoi-même.

Elle était comme un de ces jolis oiselets qu’on a longtempsretenus en cage, dans l’obscurité, sous des voiles, et qu’on lâchetout à coup au grand soleil.

La mignonne créature éperdue bat des ailes, toute ravie, touteéblouie ; son cœur bat, elle ne sait où se réfugier, la clartél’inonde, la transporte de joie… mais ose-t-elle seulement leverson regard timide vers l’astre éblouissant ?…

Ainsi Jeanne sentait son cœur éperdu voler de place en place,avec l’unique sensation délicieuse qu’il éprouvait un intenseéblouissement.

Sans doute Louis se rendit compte de ce qui se passait enelle.

Car, soudainement, il quitta ce sourire affecté qu’il avaitgardé jusque-là.

Son regard se troubla.

Il se pencha un peu vers l’exquise amante qui semblait s’offrirde toute son âme candide au premier baiser d’amour. Et ilreprit :

– Oui, depuis que je vous ai vue si jolie, si douce ;depuis que j’ai entendu votre voix me demander la grâce du pauvrecerf traqué, je n’ai plus songé qu’à vous… j’ai cherché à vousrevoir… et je vous ai revue… il me semblait que j’avais bien deschoses à vous dire… et maintenant, je n’ose plus…

Elle avait penché la tête.

Deux larmes de bonheur, deux perles admirables brillèrent entreses cils.

Le roi se laissa glisser presque à genoux, et reprenant ce stylemaniéré qu’il croyait plus apte à frapper l’imagination d’unepetite fille comme Jeanne, il murmura :

– Vous régnez déjà sur le cœur du roi… et quand il vousplaira, vous régnerez à la cour…

Mais ces paroles produisirent un tout autre effet que celuiqu’il attendait.

Jeanne essaya de dégager ses mains.

– Sire, murmura-t-elle, je ne puis désirer d’aller à lacour, car si j’y allais, ce serait…

– Ce serait pour y triompher, interrompit ardemment le roi.Ce serait pour y être admirée, enviée, pour être l’aimable reined’un monde aimable, élégant et fastueux… Mais ma pensée n’est pasde vous offenser, madame… elle est de me soumettre à vos désirs quiseront pour moi des ordres… Oh ! je vous en prie en grâce,parlez-moi selon votre cœur ; car moi, c’est avec tout moncœur que je vous parle… Dois je vous le dire ? Ne l’avez-vouspas deviné déjà ?… Faut-il prononcer ce mot qui fait de moivotre serviteur ?… Eh bien, je vous aime…

Jeanne ferma les yeux.

Son sein palpita.

Louis enlaça sa taille de ses deux bras, et répéta :

– Je vous aime… Et vous ?… Parlez ! oh ! degrâce !… dites-moi si je dois vivre ou mourir…

Hélas, encore une de ces phrases qui faisaient partie du bagageséducteur des roués d’alors.

Mais ce mot « mourir » produisit sur Jeanne unprodigieux effet.

Elle devint très pâle et laissa tomber sa tête sur l’épaule deLouis. Les larmes, des larmes délicieuses, une à une, débordèrentde ses yeux fermés.

– Ô mon roi ! balbutia-t-elle, s’il ne faut que monamour pour vous empêcher de mourir… eh bien… vivez… car Dieu m’esttémoin que je vous aime !… Depuis quand ? Je ne sais pas…Je crois que je vous aime depuis toujours… Si vous saviez commej’ai pleuré lorsqu’on vous ramena malade, lorsque tout Parispleurait ! Si vous saviez comme j’ai prié, les genoux sur lesdalles des églises !… Oh ! je ne puis tout vous dire, carje sens bien que je n’arriverai pas à traduire ce que je pense…mais depuis si longtemps… depuis que je sens battre mon cœur, vousêtes le souverain de mon âme… Tenez… lorsque j’allais à cetteclairière où vous m’avez rencontrée, que de fois j’ai écouté aufond du bois le son du cor de votre chasse ! Que de fois j’aiespéré vous voir passer ! Et alors je souhaitais d’être labiche qu’on poursuit ! que sais-je ? J’avais des rêveriesde folle !… Je songeais parfois que vous n’étiez pas le roi deFrance, et qu’un jour vous me trouveriez sur votre chemin, que vousme prendriez dans vos bras… et qu’en cette clairière, nousbâtirions l’ermitage d’amour où, loin du monde, nous passerionsnotre heureuse vie à nous adorer !…

– Chère âme ! s’écria Louis, remué cette fois jusqu’aufond de l’âme, je veux que votre rêve s’accomplisse ! Je veuxfaire bâtir à l’Ermitage un palais digne de votrebeauté !…

– Oh ! non !… pas un palais !… Sire !Sire !… pardonnez-moi… je vous aime pour vous… c’est vous quej’aime… le reste me fait horreur… Fêtes, grandeur, gloire,puissance… est-ce que tout cela existe devant l’amour !…

– L’amour !… Je connaîtrai donc enfin l’amourvrai !…

Plus étroitement, Louis, pâli, Louis, bouleversé, enlaçaJeanne ; ils étaient l’un contre l’autre ; maintenantelle avait ouvert les yeux… elle osait regarder le soleil en face…ils frémissaient… Leurs lèvres, doucement, se rapprochèrent, secherchèrent… se touchèrent et s’unirent…

Dans le lointain de la fête, les violons, accompagnés de harpes,jouaient un air de gavotte infiniment doux et tendre…

Sous le baiser du roi de France, le baiser de Louis… duBien-Aimé… son premier baiser d’amour, Jeanne devint blanche commeune morte…

– Je t’adore ! murmura Louis palpitant.

– Je vous aime, bégaya-t-elle, je vous aime… de toute monâme… ah ! de tout mon être…

À ce moment, les tentures de la portière se soulevèrent.

Une tête hideuse se montra et contempla un instant ce coupleharmonieux.

C’était Henri Le Normant d’Étioles !…

Il eut un sourire livide, et, se retournant, il fit signe àquelqu’un d’approcher, de regarder…

Et ce quelqu’un regarda à son tour…

Cet homme, à la vue du tableau d’amour qu’il avait sous lesyeux, poussa un rauque soupir, ses ongles déchirèrent sapoitrine ; il devint si pâle qu’on eût dit qu’il allait tomberlà, foudroyé !…

D’Étioles le prit par la main et l’entraîna.

Quand ils furent dehors, il gronda :

– Eh bien, maître Damiens, ne vous l’avais-je pasdit ? N’avais-je pas raison de croire queMme d’Étioles avait un amant ?…

Damiens poussa un sourd gémissement.

– Je vous ai adopté pour le confident de mes chagrins,reprit d’Étioles… vous m’avez juré de veiller…

– Je veillerai ! Oh ! Je veillerai !

– De me venger, s’il le faut !

Et Damiens, crispant les poings, serrant les dents,répondit :

– Oui !… je vous vengerai !…

Chapitre 21CAGLIOSTRO

Le comte de Saint-Germain rentra dans l’Hôtel de Ville, et, auxrumeurs qui, dans ce monde de courtisans, se transmettaient avecune rapidité et une discrétion inouïes, il comprit qu’un événementgrave venait de se passer.

Un événement de cour ! Une révolution dans la vie duroi !…

Chose plus considérable, alors, qu’une déclaration deguerre !

Que se passait-il ?… Des ministres effarés passaient commedes ombres et se réunissaient dans une embrasure de fenêtre pourtenir conseil !

Des maréchaux, des dignitaires du Parlement, le lieutenant depolice, tous ces hommes, un peu pâles, échangeaient des motsrapides, à voix basse, ou des clignements d’yeux significatifs…

Les dames, les lèvres pincées, discutaient entre elles avec uneétrange animation…

Et malgré ces inquiétudes, cette attente générale, la fêtesemblait battre son plein. On souriait, on échangeait de galantspropos, on dansait, on tourbillonnait lentement de salon en salon…Il fallait tout l’œil exercé de Saint-Germain pour deviner lavéritable révolution qui bouleversait ce monde.

Dans le grand salon, cependant, il régnait une sorte de silencesolennel.

Tous les yeux étaient fixés vers la portière de velours du petitsalon retiré.

– Premier acte ! murmura Saint-Germain. Le roi deFrance offre sa couronne à la petite d’Étioles !…Allons ! Elle repousse le bonheur et opte pour lasouveraineté !… Pauvre enfant ! Elle se prépare decruelles déceptions !

À ce moment, les tentures se soulevèrent.

Le roi les maintint lui-même, tandis que Jeanne passait.

Puis, aussitôt, Louis XV offrit sa main àMme d’Étioles et s’avança parmi les groupes soudainempressés, dans une grande rumeur sourde…

Il souriait. Jeanne était pâle.

Voyait-elle les mille regards de femmes que l’envieaiguisait ?

Voyait-elle ces visages d’hommes qui déjà mendiaient un de sessourires ?

Elle était consciente à peine de ce qu’elle faisait, du lieu oùelle se trouvait, et de ce qui lui arrivait !… Et ce qui luiarrivait, c’était une prodigieuse aventure. Elle devenait d’un coupplus reine que la pauvre reine Marie…

Le roi, cependant, après lui avoir fait traverser tout le salon,l’avait conduite jusqu’à un fauteuil ; puis, regardant autourde lui, il avisa une petite femme au somptueux costume, au regardvif et spirituel.

C’était la maréchale de Mirepoix.

– Maréchale, dit-il en souriant, mes devoirs m’obligent àprendre part à la magnifique fête que MM. les échevins ontbien voulu nous donner. Je vous confieMme d’Étioles…

– Sire, dit vivement à voix basse la maréchale, j’acceptele rôle que Votre Majesté me désigne, mais à une condition…

– Voyons la condition, fit Louis XV, qui aimait lefranc-parler de cette aimable femme.

– C’est que c’est moi qui serai chargée de présenter à lacour la nouvelle amie de Votre Majesté !

– Accordé ! dit Louis XV.

– Et sous quel nom devrais-je la présenter ?…Mme d’Étioles ?… Fi donc ! Un nom detraitant !…

– Je chercherai, dit le roi.

– Cherchez bien, Sire… et tâchez de trouver un comté ou unmarquisat, digne de cette belle enfant… car j’ai dans l’idée que lenom qu’elle portera passera à la postérité !…

Le roi sourit à la maréchale, sourit à Jeanne, sourit à tout lemonde, et il en résulta un murmure d’enchantement. La maréchale deMirepoix s’approcha aussitôt de Jeanne, s’assit près d’elle. Etaussitôt, aussi, un cercle énorme de courtisans, hommes et femmes,se forma autour d’elles.

Le roi, escorté de quelques favoris, se perdit dans lafoule.

Comme il franchissait la porte du grand salon pour passer dansune salle voisine, une dame splendidement vêtue poussa un léger criet étendit les mains comme si elle eût fait un faux pas et eût étéprête à tomber.

Louis tendit aussitôt le bras, et la dame s’y appuya, un peufortement peut-être.

– Remettez-vous, madame, dit galamment Louis. Et necraignez pas de vous appuyer…

– Ah ! Sire, quelle confusion !… J’ai été si émuede l’entrée soudaine de Votre Majesté…

– Vraiment, madame ?… Je ne me pardonnerai pas letrouble où je vous ai jetée, si vous ne me dites à quelle placevous désirez que je vous conduise…

– Oh ! Sire… c’est fini… je ne puis abuser ainsi deVotre Majesté !… La punition serait trop cruelle de vousobliger à escorter ainsi…

– Comment donc ! interrompit Louis. Mais la punitionserait de me priver du charme de votre compagnie pendant cesquelques instants !…

La dame rougit beaucoup et ne dit plus rien, comme si elle eûtété trop émue pour parler.

Le roi la conduisit jusqu’au plus prochain fauteuil, s’inclinadevant elle, et comme il s’éloignait :

– Quelle est cette belle personne ? demanda-t-il àhaute voix.

– Mme la comtesse du Barry, dit quelqu’unprès de lui.

– Vraiment ?… Je ne savais pas le comtemarié !…

Il faudra que je lui fasse mon compliment… Magnifique personne,en vérité !… Une vraie Joconde !…

Ces paroles se répandirent parmi les courtisans.

Il en résulta qu’un cercle se forma autour de la comtesse duBarry, comme un cercle s’était formé autour de Jeanne. Il arrivamême que plusieurs des roués qui tournaient autour de Jeanne,apprenant ce nouvel incident, s’en vinrent rôder autour deJuliette, et demeurèrent perplexes, allant de l’une à l’autre, etpesant dans leur esprit laquelle des deux avait le plus de chancesde plaire au roi.

Nous devons avouer que la majorité se déclara en faveur de lacomtesse du Barry.

Et les chances de cette autre favorite en expectative parurentplus certaines lorsqu’on vit Saint-Germain s’approcher de celle quele roi n’avait pas craint de comparer à la Joconde, lui demander lapermission de s’asseoir près d’elle et lui faire soncompliment.

Juliette était au septième ciel.

Elle avait vu le roi de près ! Le roi lui avaitparlé ! Elle était admirée, jalousée, au sein d’une de cesfêtes splendides, comme elle en avait souvent rêvées… ellerayonnait… la réalité se trouvait plus belle encore que le plus oséde ses rêves !…

– Madame, dit le comte en s’asseyant, voulez-vous permettreau comte de Saint-Germain d’être l’un des premiers à vousféliciter…

– Et de quoi, monsieur le comte ?

– Ne dites pas « monsieur le comte », fitrapidement Saint-Germain à voix basse ; dites simplement« comte »… Il n’y a que le roi qui parle comme vous venezde le faire… le roi… la reine… et les inférieurs !

Juliette rougit, puis pâlit.

Qu’était-ce que cet étrange personnage qui semblait l’avoirdevinée du premier coup ?

– Je suis peu au courant des usages… j’ai vécu loin de lacour, bien longtemps, balbutia-t-elle.

– Nouveaux usages, d’ailleurs. Sous le grand roi, on sedonnait du « monsieur » à tout propos. La mode en estpassée… Il suffit, du reste, que vous le désiriez pour qu’ellerevienne !

– Comte, dit Juliette avec une audace que Saint-Germainadmira, vous abusez de ma candeur… Mais vous vouliez me féliciter,disiez-vous, et je vous demandais de quoi…

– De ce que vous échapperez aux dangers mortels de lasituation que vous enviez, dit tout à coup le comte d’une voixbasse et ardente. Vous ne serez pas favorite. Et, croyez-moi, vousy gagnez !…

Juliette reçut le coup en plein cœur.

Et son émotion fut telle, qu’elle ne songea plus à son rôle degrande dame qui eût dû s’offusquer ou faire semblant de s’offusquerdes espérances qu’on lui prêtait.

Le comte acheva de l’étourdir et presque de la terroriser enajoutant :

– Vous n’êtes pas et vous ne serez pas la comtesse duBarry ! Il y aura une comtesse du Barry ! Mais ce ne serapas vous !…

– Et qui sera-ce donc ? s’écria Juliette haletante,sans mettre en doute ces étranges prophéties, tant la parole ducomte lui arrivait persuasive et la captivait !…

– Ah ! ah ! s’écria un jeune freluquet, voiciSaint-Germain qui va effarer cette pauvre comtesse ! Ne lecroyez pas, madame ! Il va vous raconter des histoires del’autre monde !

– Pas du tout, dit le comte, des histoires de cemonde-ci ! Et c’est déjà beaucoup.

– Madame, fit un autre, le comte est sorcier, nécromant,devin… Il a vécu dans tous les temps. Il a connu Nostradamus. Bienentendu, il change de nom avec l’époque. Ainsi, par exemple, ils’est appelé Cagliostro. Est-ce vrai, comte ?

– Mais je m’appelle encore Cagliostro, répondit froidementSaint-Germain.

– Que disais-je ! s’écria le roué. Demandez-luil’avenir, madame, il va vous le dire.

– Ainsi que le passé !

– Et même le présent !…

Saint-Germain, ou Cagliostro, laissa passer l’orage ensouriant.

– Messieurs, dit-il enfin, je vais vous donner raison envous disant tout au moins le présent !

Le cercle des freluquets se rapprocha curieusement. Et plus d’unqui venait de plaisanter considérait le comte avec une secrèteterreur et sans doute ainsi qu’Œdipe, jadis, considéra lesphinx.

– Messieurs, reprit Saint-Germain, voulez-vous savoir ceque fait le roi en ce moment ?

– Il danse ! dit l’un.

– Il mange ! fit un autre.

– Pas du tout, messieurs. Il cause avec M. d’Argenson…Et que lui dit-il ?… Écoutez… il lui demande quel gentilhommeest digne d’occuper les deux charges nouvelles qu’il vient de créerà la cour… et il regarde autour de lui… Heureux le gentilhomme surqui ses regards vont tomber ! C’est la manne duciel !…

Le comte n’avait pas achevé de parler que l’essaim desfreluquets bourdonnants s’était envolé en toute hâte vers la salleoù se trouvait le roi !… Et la stupéfaction de tous fut aucomble lorsqu’ils virent, en effet, Louis XV causant tranquillementavec son ministre !…

Saint-Germain n’avait pu s’empêcher d’éclater de rire, mais d’unrire qui fit frissonner Juliette.

– Est-ce vrai, monsieur ? demanda-t-elle entremblant.

– Quoi donc !… que je connais le passé, le présent etl’avenir ? Oui, madame, c’est un peu vrai… Vous n’êtes passans avoir entendu parler de Cagliostro, le fameux devin ?… Ehbien, figurez-vous que c’est moi, puisqu’on vient de vousl’affirmer…

Saint-Germain parlait très simplement. Il était évident qu’il neplaisantait pas. Mais il eût été impossible d’assurer qu’il croyaitréellement ce qu’il disait.

– Vous me disiez, reprit Juliette, qu’il y aurait unecomtesse du Barry… mais que ce ne serait pas moi !… ne suis-jedonc pas à vos yeux la comtesse du Barry ?

Et, cette fois, ce n’était pas une terreur superstitieuse quiagitait la jeune femme. Elle se disait que cet homme l’avaitrencontrée, sans aucun doute, qu’il connaissait son vrai nom, etque, d’un mot, il pouvait la perdre, la couvrir de honte !

– Rassurez-vous, madame, fit Cagliostro comme s’il eût ludans sa pensée, si quelqu’un doit vous trahir, ce ne sera pasmoi !… Moi, je ne connais les gens que sous le nom qu’ilsadoptent !

Juliette ne put retenir un léger cri.

– Ah ! monsieur, murmura-t-elle, je vois bien que rienne vous échappe !… De grâce ! dites-moi, en ce cas, quisera la vraie comtesse du Barry…

– Mlle Lange, fit gravement Saint-Germain.Juliette devint livide.

– Mon nom ! balbutia-t-elle.

– D’autres que vous peuvent le porter… Ce nom peutd’ailleurs devenir une sorte de nom de famille… Tenez, madame,voulez-vous me confier un instant le diamant que vous portez àl’oreille ?

– Volontiers ! dit Juliette tremblante, qui défit saboucle et la présenta au comte.

Celui-ci examina le bijou, en le faisant miroiter à lalumière.

– Je vois de tristes choses, madame, dit-il enfin. Et àmoins que vous ne le désiriez formellement…

– Je vous en supplie…

– Soit donc !… Je vois une pauvre chambre danslaquelle se trouve un riche berceau avec une fillette couchée quidort profondément, la pauvre petite innocente !…

– Anne ! ma chère Anne ! ma sœurettechérie ! murmura Juliette.

– Cette enfant grandit, continua Saint-Germain… elle aseize ans… elle épouse le comte du Barry peu à peu tombé aux plusbasses opérations… Elle devient la maîtresse du roi deFrance !

Juliette, très pâle, ne put contenir un tressaillement de joieorgueilleuse.

Que la petite sœur tant aimée devînt un jour ce qu’elle avaitespéré être elle-même, n’y avait-il pas là de quoi combler, ensomme, toute son ambition ?… Quelle que fût la sincère etprofonde affection de Juliette pour sa petite sœur, l’idée ne luivenait pas que cette enfant pût chercher dans l’honnêteté de lavie, dans l’amour paisible et pur, le bonheur qui lui avait manquéà elle-même.

Juliette avait une âme de fille galante.

Ne lui demandons pas plus qu’elle ne pouvait donner.

Le comte s’aperçut parfaitement de cette joie soudaine.

Il haussa les épaules et continua :

– Toute médaille a son revers. La royauté même n’est pas àl’abri des coups du destin… Je vous l’ai dit, madame, je vois detristes choses… Tenez, remettez cette boucle à sa place, et n’enparlons plus !…

Juliette prit le bijou, le fixa à son oreille, et dit :

– Monsieur, vous en avez trop dit ou pas assez. Si vousvous arrêtiez maintenant, je croirais que vous vous êtes joué demoi…

– Eh bien, sachez donc tout !… Je vois une froidematinée d’hiver… je précise, un matin de décembre. Je vois uneplace immense noire de monde, et au milieu de cette place, unéchafaud…

– Monsieur, monsieur !…

– Ah ! vous écouterez jusqu’au bout maintenant !Une charrette arrive. Il y a une femme dans cette charrette. Lafoule l’injurie, l’insulte !… on lui fait monter les marchesde l’échafaud… sa tête tombe !…

– Cette femme ! murmura Juliette, livide.

– C’est la comtesse du Barry ! C’estMlle Lange ! C’est la petite auberceau !…

– Folie ! Folie ! balbutia Juliette qui,cependant, tremblait comme une feuille.

Saint-Germain – ou Cagliostro – se pencha vers elle.

– Tout arrive, murmura-t-il, tout peut arriver. Vous pouvezme démentir, vous pouvez sauver votre petite Anne. Mais il esttemps tout juste ! Sous peu, il sera trop tard. Vendez tout ceque vous possédez de bijoux. Vous pouvez, avec cela, réaliserenviron cent cinquante mille livres, et au besoin, je ferail’appoint. Avec cette fortune, partez, vivez modestement, maishonnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… Élevezdignement votre petite Anne, et soyez assurée que toutes les deuxvous trouverez ainsi le bonheur…

En disant ces mots, Saint-Germain se leva, salua profondément etse retira, laissant Juliette stupéfaite, pâle de terreur.

À ce moment le comte du Barry passait à sa portée. Elle lui fitsigne.

– Partons, dit-elle d’une voix altérée, je ne resterai pasune minute de plus ici… Sortons et veuillez m’accompagner jusquechez moi… j’ai à vous parler.

– Vous voulez dire : chez nous ! fit du Barryrailleusement.

– Non ! Je dis chez moi… dans mon pauvre logis. Je neretournerai plus dans votre hôtel…

– Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend, chèreamie ?

– Cet homme !… fit Juliette en lui montrantSaint-Germain qui causait, tout souriant, dans un groupe de joliesfemmes.

– Eh bien ?… C’est ce cher comte de Saint-Germain.

– Oui ! Et il m’a dit des choses terribles !…

Du Barry éclata d’un rire sinistre.

– Il s’est moqué de vous ! C’est son habitude. Ils’amuse à faire frissonner les gens…

– Non, non… il me connaît, il sait mon vrai nom, il saitjusqu’au pays où je suis née…

Du Barry grinça des dents.

– Il en sait trop long, en ce cas ! gronda-t-il.Malheur à lui !… Et quant à vous, prenez garde ! Il n’estplus temps de vous arrêter aux conseils de cet importun. Il fautmarcher jusqu’au bout !… Allons ! du courage,morbleu !… Tenez-vous bien… le roi vous regarde !

Chapitre 22LA MAISON DU CARREFOUR BUCI

Le 7 décembre de cette année-là fut une journée d’un froidexceptionnel. La Seine charria des glaçons ; les ruisseaux quicoulaient au milieu de beaucoup de rues furent gelés. Vers le soir,cependant, la température parut se radoucir, et la neige tomba engrande abondance.

C’était quelques jours après la célèbre fête de l’Hôtel deVille.

Que faisait et pensait Jeanne ?…

Que voulait le roi ?…

C’est ce que le lecteur va apprendre, s’il lui convient desuivre avec nous un homme qui, enveloppé d’un vaste manteaud’hiver, le col relevé par-dessus les oreilles, marchait aussi viteet aussi gravement qu’il pouvait le faire sans glisser.

Il ne cessait de maugréer et de grommeler des mots sans suite.Devant chaque cabaret qu’il rencontrait, il s’arrêtait un instantcomme s’il eût hésité. Puis il poussait un soupir et se remettaiten marche.

Il parvint ainsi au carrefour Buci et, pénétrant aussitôt dansune vieille maison à trois étages, il commença à monter tout enpestant et en soufflant fortement.

Parvenu au troisième, c’est-à-dire au dernier étage, il setrouva en présence d’un escalier plus étroit, sorte d’échelle,plutôt, le long de laquelle on se hissait au moyen d’une cordegraisseuse…

Sans hésiter, l’homme entreprit l’ascension périlleuse de cechemin qui, s’il ne menait pas au ciel, menait tout au moins augrenier de la maison.

Et lorsqu’il se trouva enfin devant la porte de ce grenier, ilsouleva le loquet sans frapper, entra, poussa un profond soupir desoulagement, et, se débarrassant de son manteau, montra la figuretruculente et rubiconde de maître Noé Poisson.

C’était, en effet, le digne pochard.

Et ce grenier dans lequel il venait de pénétrer, c’étaitl’appartement de M. Prosper Jolyot de Crébillon, l’auteurd’Électre, de Rhadamiste et Zénobie,d’Atrée et Thyeste, le poète qu’une injuste postéritéa condamné à l’oubli et qui, dans certaines parties de son œuvre,s’est haussé jusqu’à Corneille.

Peut-être le lecteur curieux voudra-t-il bien supporter, enquelques lignes qui lui demanderont une minute de son temps, ladescription de ce grenier qui nous a demandé, à nous, de longuesjournées de recherches.

Il donnait sur les toits par une misérable fenêtre àtabatière.

La pièce, assez grande, était mansardée à partir de son milieu.Les murs en étaient couverts d’une couche de chaux quidisparaissait elle-même sous un nombre extraordinaire d’estampes,d’eaux-fortes, de dessins, au fusain et au pastel.

Le pan de gauche était occupé par un lit en forme de bateau et àroulettes.

À droite, la muraille était cachée par des planches quisupportaient trois ou quatre cents volumes : la bibliothèquedu poète, avec, au premier rang, l’œuvre complète de Rabelais, deVillon, d’Etienne Jodelle, de Corneille, Racine et de LaFontaine.

Sur ces volumes, les uns couchés, les autres debout, traînaientdes pipes de toutes formes et de toutes matières, en bois, enterre, en verre même.

Devant la fenêtre, une grande table en bois blanc dont un boutservait de bureau de travail et était encombré de papiers, cahiers,livres, pipes, pots à tabac, et dont l’autre bout servait de tableà manger et supportait une miche de pain, un verre, un reste dejambon sur un papier et surtout d’innombrables bouteilles – toutesvides, hélas !

Il y avait dans ce grenier une cheminée délabrée, mais il n’yavait pas de feu dans la cheminée. Par contre, la tablette en boissupportait encore une collection de pipes et une quantité énorme devieilles plumes d’oie, car le poète avait la manie de conserver sesplumes.

Ajoutons à la nomenclature de ce mobilier plus que sommaire deuxfauteuils dont l’un, assez beau, était couvert d’une étoffe àramages, et trois chaises dont pas une n’eût tenu debout si ellesn’eussent été appuyées au mur.

Voilà quel était le logis de Crébillon.

Mais ce qui lui donnait un aspect spécial, ce n’était ni l’âcrefumée de tabac qui le remplissait, ni son apparence misérable etcocasse à la fois : c’était la quantité de chiens et de chatsqui pullulaient sur le mauvais tapis jeté en travers des carreauxdérougis.

Il y avait bien là une douzaine de chats, maigres, pelés, avecdes yeux luisants, et autant de chiens, des toutous, des caniches,des bouledogues, des loulous, et tout ce monde miaulait, jappait,aboyait, jouait, se roulait et faisait très bon ménage.

Tous ces chats et ces chiens étaient les enfants trouvés dupoète.

Pauvre comme Job, Crébillon ne pouvait pas voir un chien errersans maître, crotté, famélique, dans la rue, sans le ramasser etl’emmener dans ce qu’il appelait son hospice !…

Crébillon vivait là-dedans, fumant et récitant à tue-tête lesvers de ses tragédies…

Lorsque Noé Poisson entra, le poète était enveloppé d’une sortede robe de chambre qui, en réalité, était un ancien manteau dechevau-léger, acheté pour quelques francs dans une friperiequelconque.

À la vue de Noé Poisson, les chiens aboyèrent, les chats sehérissèrent, il y eut un vacarme effrayant.

Crébillon saisit un martinet et en menaça son intéressanteménagerie en le faisant cingler. En réalité il ne porta aucun coup,mais la menace suffit sans doute, car les chats se cachèrent lesuns sous le lit, les autres sur les planches que Crébillon appelaitsa bibliothèque, et quant aux chiens, ils se turent.

– C’est le ciel qui t’envoie ! s’écria le poète.

– Pourquoi ? dit Noé avec une mélancolie qui n’échappapoint à Crébillon.

Celui-ci, d’un geste navré, montra d’abord les innombrablesflacons alignés sur un bout de table, et simplement, ildit :

– Vides !…

Puis il tira de sa bouche la pipe dont il suçait le tuyau parune machinale habitude, et ajouta :

– Pas de tabac !…

Enfin, il montra la cheminée sans feu et, se drapant dans sonmanteau, il acheva :

– J’ai froid !…

Noé Poisson s’était, pendant ce temps, installé dans le bonfauteuil, celui qui était couvert de ramages. Il soupira :

– Ah ! mon pauvre ami !… Quelleaventure !…

– Serais-tu sans argent ? demanda Crébillon avec uneviolente inquiétude.

– Non, non… grâce au ciel, j’ai encore trois ou quatreécus… et même deux louis…

– Donne ! Donne ! fit Crébillon.

– Ah ! mon ami, soupira Poisson, je crois que de mavie je n’ai eu pareille émotion… Écoute…

– Moi, dit Crébillon, j’ai faim, j’ai froid, j’ai soif,j’ai envie de fumer. Tant que je n’aurai pas de quoi manger, mechauffer, fumer et boire, je ne t’écouterai pas ! Maintenant,parle si tu veux !…

Noé se fouilla, sortit de sa poche les écus et les deux louis,les remit intégralement à son ami, et dit :

– Va donc chercher ce qu’il faut, car, moi aussi, j’aisoif.

– Parbleu ! fit Crébillon.

Et il s’élança au dehors.

Un quart d’heure plus tard, il rentrait, suivi d’un homme quidéposa près de la cheminée une forte charge de bois, et près de latable un panier plein de bouteilles, puis se retira.

Crébillon lui-même portait diverses provisions, savoir : enpremière ligne, du tabac à fumer pour lui-même et du tabac à priserpour Noé ; en deuxième ligne, les rogatons, le mou, lesdéchets destinés à la ménagerie ; et enfin, les victuaillesconsistant en un pain tendre, une terrine de pâté, un jambonneau,et une énorme quantité de friandises, tartelettes, pâtisseriesgarnies de crème fouettée : nous avions omis de dire quel’auteur de Catilina était gourmand comme un véritableenfant – qu’il était, d’ailleurs !

– Allume le feu ! cria joyeusement le poète.

Le bon Noé se mit à genoux devant la cheminée. Bientôt, un feuclair et pétillant ramena la vie dans le pauvre âtre et répandit sadouce chaleur dans le grenier.

Pendant ce temps, une scène presque fantastique se déroulait, –scène qui n’a d’ailleurs d’autre intérêt que celui d’unereconstitution historique, et que nous aurions passée sous silencesi nous n’étions à même d’en garantir la rigoureuse authenticité.Quoi qu’il en soit, la voici telle quelle :

À l’entrée de Crébillon muni de diverses victuailles, il s’étaitélevé dans le grenier un concert prodigieux de jappements et demiaulements : il y eut sur le lit, sur les fauteuils, sur latable, une course éperdue d’animaux bondissants, une folleexubérance de gambades, une démonstration de joie extravagante,chiens et chats roulant en peloton, se griffant, se mordant, setirant la queue, – le tout, par amitié et allégresse.

Or, cet infernal tapage dura jusqu’à l’instant où Crébillon,s’étant placé au milieu du grenier, cria d’une voix destentor :

– À la soupe !…

Aussitôt, comme par enchantement, il se fit un profond silence,et tous les animaux vinrent s’asseoir en rond autour du poète, lenez en l’air, tous les chiens à sa gauche, tous les chats à sadroite, attendant avec une admirable mansuétude, sûrs d’avoirchacun leur part…

Car jamais ils ne jeûnaient !… Que de fois Crébillons’était passé de pain pour leur donner la pitance !

Un jour, quelqu’un avec qui il était lié le rencontra sur lePont-Neuf, qui courait en pleurant, et lui demanda la cause de sondésespoir.

– C’est, répondit Crébillon, que je n’ai pas de quoi donnerà manger à mes enfants…

Ce quelqu’un savait de quels enfants il s’agissait. Il vida sabourse dans les mains du poète…

Ce quelqu’un s’appelait Jean Le Rond d’Alembert et venait des’associer avec Diderot pour la fondation de l’Encyclopédie…Pourtant, s’il était riche de pensées qui devaient bouleverser lemonde, il était, lui aussi, pauvre d’écus…

Pour en revenir à la scène que nous voulons esquisser, Crébillonétait donc debout au centre d’un vaste demi-cercle formé par laménagerie. Il commença une équitable distribution. À mesure quechaque bête recevait sa part, elle se retirait du cercle et s’enallait manger dans un coin. Et la manœuvre se faisait avec uneadmirable régularité.

– À toi, Philos ! s’écriait Crébillon, ce morceau deroi… Et toi, Mistigri, allons, fripon, voici ta part !… Etvous, mademoiselle Blanchette, il vous faut un morceaudélicat ? Le voici… Et toi, maître Raton, ferme les yeux,ouvre la bouche !… Ah ! voici Zénobie… il me semble quetu manquais hier d’appétit ?… Néron, attrape-moi ça auvol !…

Ainsi de suite, jusqu’au dernier roquet, jusqu’au dernierminet.

Lorsque la ménagerie fut repue, Crébillon se tourna vers NoéPoisson et lui dit gravement :

– À nous, maintenant. Passons dans la salle àmanger !

La salle à manger, c’était le bout de table couvert d’uneserviette et de bouteilles.

L’autre bout de table couvert de papiers, c’était le cabinet detravail.

Murger ne devait écrire sa Vie de Bohême queplus d’un siècle plus tard. Crébillon a donc sur le philosopheColline et le poète Marcel tout au moins le mérite del’antériorité.

Les deux amis se mirent donc à table et attaquèrent lesprovisions, Crébillon débouchant les bouteilles, Noé découpant lejambonneau, tout en poussant de profonds soupirs. D’ailleurs, iln’en perdait pas un coup de dent.

– Si tu veux m’en croire, dit alors le poète, mangeons enpaix. Tu me raconteras après ton histoire qui doit être fortlugubre. Or, rien ne trouble l’appétit comme la tristesse.

– C’est vrai, dit Poisson, quand je suis triste, je ne puismanger, mais je bois davantage…

Crébillon remplit les verres qui, l’instant d’après, setrouvèrent vides…

Enfin, le moment arriva où, la dernière pâtisserie ayant étédévorée, Crébillon plaça sur la cheminée un flacon de vin d’Espagneréservé pour la bonne digestion, alluma voluptueusement sa pipe,s’installa près de l’âtre, et murmura :

– Seigneur, que la vie est belle !…

Avec son soupir de béatitude s’envola un nuage de fuméebleuâtre.

– Je t’écoute ! reprit le poète à Noé qui, de soncôté, avait traîné le bon fauteuil à l’autre bout de lacheminée.

– Eh bien ! dit alors Poisson en se bourrant le nez detabac, figure-toi, mon digne ami, que j’ai reçu une visite… maisune visite terrible… une visite dont tu ne peux te faire aucuneidée.

– Bah ! serait-ce celle de Belzébuth, avec sescornes ?…

– Non. C’est bien pis !…

– Halte, Poisson !… Je devine ! Tu as reçu lavisite de M. de Voltaire.

Crébillon était affreusement jaloux de Voltaire.

– Non !… C’est bien pis encore !… reprit NoéPoisson. J’ai reçu un homme qui se prétendait envoyé par M. lelieutenant de police !…

– Eh bien ? Ta conscience te reprocherait-elle quelquecrime ? Pour moi, la vue d’un agent de police m’estindifférente.

– Oui ! mais sache qu’en cet homme qui, en effet, seprétendait un modeste employé, qui disait parler au nom de sonmaître… eh bien, Crébillon, j’ai reconnu M. Berryer lui-même,le lieutenant de la police royale en personne !…

– Grand honneur après tout !… Et que t’a-t-ildit ?

– Ainsi, fit Poisson, cela ne t’étonne pas que le terribleM. Berryer, cet homme qui passe pour ne daigner parler qu’auroi, se soit dérangé pour me voir, moi !… Tu ne vois là riende grave ?

– Si fait ! Mais enfin, M. Berryer, toutlieutenant de police qu’il est, ne peut, par sa seule approche,bouleverser un homme aussi courageux que toi. Il a donc fallu qu’ilte dise…

– D’horribles choses, mon ami !… Sache que, sous peu,je me balancerai peut-être au bout d’une potence avec une cravachede chanvre autour du cou !…

Poisson se mit à pleurer.

Crébillon saisit la main de son compagnon.

– Noé, s’écria-t-il, si ce malheur arrivait, je te jure dene pas passer un seul jour sans boire un flacon en ton honneur et àla mémoire du plus digne ami que j’aie jamais eu !… Je feraiune tragédie qui…

– Merci, Crébillon, fit Noé en s’essuyant les yeux. Maisqui sait s’il ne vaudrait pas mieux que je puisse continuer à tetenir compagnie ?

– C’est mon avis. Explique-moi donc pourquoi tu risquesd’être pendu, et nous aviserons.

– Il paraît, se décida à dire alors Poisson, il paraîtqu’un grand danger menace ma fille.

– Madame d’Étioles ?…

– Oui, Jeanne. Quel est ce danger ? M. lelieutenant a dédaigné de me l’expliquer. Et alors, si Jeanne venaità être tuée…

– Tuée !… Ah ça ! mais il est fou,M. Berryer ! s’écria Crébillon.

– Sage ou fou, il n’en a pas moins déclaré que des genscomplotent la mort de Jeanne. Et que, si elle succombe à cecomplot, je serai tenu pour responsable, complice… et je seraipendu.

– Mais enfin, quel est ce complot ?

– C’est ce que j’ai demandé, mais c’est ce queM. Berryer s’est refusé à me dire.

– Diable ! fit Crébillon réellement ému. Il faut toutde suite prévenir ta fille !…

– C’est ce que j’ai dit ! Mais M. le lieutenant adéclaré que si j’en disais un seul mot à Jeanne, il le saurait etme ferait jeter dans une oubliette…

– Préviens son mari, alors ! ouM. de Tournehem !…

– C’est encore ce que j’ai dit. Mais le damné lieutenantm’a assuré que si j’en parlais à l’un ou l’autre de ces messieurs,je serais pour le moins roué vif ! Ainsi, j’ai le choix entrela roue, l’oubliette et la corde !…

– Oh ! mais il m’excède, ce M. Berryer !… Ilse montre plus barbare que Néron et plus tyran que Caligula. Queveut-il donc que tu fasses ?…

– Il me l’a expliqué ! dit Noé Poisson ensanglotant.

– Voyons, mon digne ami, fais taire un instant ta douleur,et raconte-moi l’explication de M. Berryer. Car là doit setrouver le point intéressant de l’aventure… le nœud de l’action,comme nous disons en tragédie.

Noé Poisson essuya son visage ruisselant de larmes, avala unverre de vin d’Espagne, et reprit :

– Voici exactement ce que m’a ditM. Berryer :

« Mon cher monsieur Poisson, vous pouvez et vous devezaider M. le lieutenant de police à sauver madame d’Étioles etempêcher ainsi un grand crime. D’abord, madame d’Étioles est votrefille, et votre devoir paternel vous oblige à la protéger…

– Certes ! ai-je répondu. Et je suis disposé à toutfaire pour cela !

– Eh bien, a continué alors le lieutenant, qui se donnaittoujours pour un simple sbire, tu comprends ?… eh bien, unseul mot de tout cela à Mme d’Étioles ou àquelqu’un de son entourage ne ferait que hâter le dénouement,c’est-à-dire l’exécution du complot, c’est-à-dire le meurtre decette malheureuse jeune femme. Alors, voici ce qui a été décidé.Nous enlèverons madame d’Étioles et, pendant quelques jours, nousla garderons en lieu sûr. Puis, quand nous aurons arrêté ceux quiconspirent sa perte, nous la ramènerons à l’hôtel d’Étioles.Seulement, Mme d’Étioles est toujours bien escortéequand elle sort. Elle se refuserait à nous suivre. Il faut donc quece soit vous qui trouviez le moyen de la décider. Nous aurons uncarrosse qui stationnera à l’endroit que vous nous indiquerez. Vousamènerez Mme d’Étioles. Vous la ferez monter dansle carrosse, et le reste nous regarde !… »

Ayant achevé son récit, Noé jeta un coup d’œil d’angoisse surCrébillon.

– Voyons ! qu’est-ce que tu penses de toutcela ?

– C’est simple, répondit le poète sans hésiter. Si l’hommequi t’a parlé est bien réellement le lieutenant de police, il fautobéir sans retard. Car alors, c’est que Jeanne est réellementmenacée. Mais…

– Mais ?… Parle donc !…

– Eh bien ! Je crois que tu as mal vu ! Je croisque tu devais être ivre ! Je crois que tu n’as pas parlé àM. Berryer ! Et alors, c’est toi qui dois prévenir lapolice !… Voilà ce que je pense.

Noé secoua la tête.

– J’ai vu cent fois M. Berryer. Je suis sûr de ne pasme tromper. Ivre ? Je ne l’étais pas ! Et d’ailleurs, tusais que l’ivresse ne m’enlève rien de ma netteté depensée !…

– Hum ! fit Crébillon, narquois.

– Enfin, Crébillon, veux-tu que je te dise unechose ?… Eh bien, en venant ici, je me suis aperçu queM. Berryer me suivait !… Juge par là si la chose estgrave !…

Crébillon se leva aussitôt.

– Où vas-tu ? s’écria Noé. Tu m’abandonnes !…

– Non. Si tu as été suivi, on t’attend. Et je vaisvoir…

Il s’élança aussitôt au dehors. Au premier étage, il y avait,outre un appartement dont il va être question, un petit logementdonnant sur le palier par une porte vitrée et habité par une sortede gardienne.

Le palier était dans l’obscurité. Le logis était éclairé. Enpassant, Crébillon y jeta un coup d’œil. Et il aperçutdistinctement un homme qui causait à la gardienne ; ils’arrêta court et ne put s’empêcher de tressaillir : cethomme, c’était Berryer ! le lieutenant de police enpersonne !…

Crébillon remonta tout pensif.

– Tu avais raison, dit-il à Poisson. La chose est grave.M. Berryer est en bas.

– Seigneur ! larmoya Noé. Je vais être pendu, rouévif, jeté dans une oubliette !…

– Du courage, morbleu ! En tout cas, il faut agirpromptement.

– Que faut-il faire ?… J’ai la tête perdue…

– Obéir !… Écoute… j’ai une idée… l’habitude despièces de théâtre, tu sais…

– Oui, oui ! Tu es un homme de génie… Parle…

– Sais-tu qui habite dans cette maison ?… MadameLebon.

– La tireuse de cartes ?

– Elle-même. Elle occupe presque tout le premier étage. Unmagnifique appartement. Alors, voici !… Tu vas décider Jeanneà demander une consultation. Avec son esprit poétique, elle adorele merveilleux. L’idée la séduira, j’en suis sûr. Elle viendra…

– Et alors ?…

– Le carrosse en question viendra stationner en bas, ce quin’aura rien d’étonnant, puisqu’il y a toujours des carrosses et deschaises devant la porte de la grande cartomancienne… Lorsque Jeannesortira, tu la feras monter dans le carrosse… tu y monterastoi-même… et ta fille est sauvée !… Et toi-même… tu n’es nipendu ni roué vif !…

– Crébillon ! mon cher ! mon excellentami !… Ton idée est sublime ! Ah ! que j’ai donc étébien inspiré de venir te trouver !… Il faut que jet’embrasse !…

Les deux amis s’embrassèrent en effet… puis, ils achevèrent devider le flacon de vin d’Espagne.

– Ce n’est pas tout, reprit alors Crébillon, il faut agirpromptement, et prévenir M. Berryer. Allons, viens…

– Où m’entraînes-tu ?… Crébillon, j’ai peur, je neveux pas revoir cet homme…

– Morbleu ! Veux-tu donc être pendu ?

– Miséricorde !…

– Roué vif, alors ?… Allons, viens ! La chance tefavorise, puisque M. Berryer est dans la maison…marche !

– Crébillon ! si tu y allais tout seul ?

– Imbécile ! Comment expliquerai-je que je connaiscette affaire, puisque tu as juré de n’en parler àpersonne !

– Et je vois que M. Poisson tient parole ! ditune voix.

En même temps, un homme entra dans le grenier.

Crébillon demeura stupéfait.

Noé s’écroula dans son fauteuil.

– Lui ! balbutia-t-il. Lui, monsieur…

– Picard ! interrompit vivement le nouveau venu.M. Picard, comme je vous l’ai dit, M. Picard, employé deM. le lieutenant de police !

– Monsieur Picard, dit Crébillon, faites-moi donc l’honneurd’entrer dans ma pauvre maison. Nous allons, si vous le voulezbien, pour lier connaissance, boire à la santé de votre maître,l’illustre Berryer !…

Berryer, – car c’était lui, – s’inclina en grommelant.

– Tiens, mais il a de l’esprit, ce poète tragique. Et serelevant :

– Je suis prêt à vous tenir raison, monsieur, à conditionque nous portions ensuite la santé du non moins illustre poèteCrébillon…

Et ce fut au tour du poète de se courber en deux, enmurmurant :

– Tiens, mais il est plus aimable qu’on ne dit, ce dignelieutenant de police !

Poisson, lui, roulait ses yeux effarés de l’un à l’autre. Toutce qu’il vit de plus clair en tous ces salamalecs, c’est queCrébillon remplissait les verres, et, comme le terrible Berryer neparlait ni de le pendre ni de le rouer, il reprit peu à peucourage, et d’une main encore tremblante, choqua son verre.

– Et vous disiez donc, cher monsieur Crébillon ?… fitalors Berryer.

– Je disais, mon cher monsieur Picard, que Noé Poisson iciprésent et moi, nous ne faisons qu’un en deux. Mêmes pensées, mêmessentiments, mêmes goûts…

– Excepté en ce qui concerne le champagne, rectifiaPoisson.

– Alors, continua le poète, vous comprenez, mon ami Noé nepeut ni penser ni agir seul. Il lui faut le secours de mon cerveau,et, à l’occasion, celui de mon bras.

– C’est pour cela qu’il vous a raconté le complot quimenace Mme d’Étioles, dit Berryer. Il a bienfait !

– Vrai ! j’ai bien fait ? s’exclama Poisson.

– Mais oui, puisque M. Crébillon est assez bon pournous sortir tous deux d’embarras. Il me semble qu’il parlait d’unehistoire de carrosse venant attendre devant cette maison ?

Crébillon ne voulut pas s’étonner de ces paroles qui prouvaienttout simplement que M. Berryer avait tout écouté, tout entenduà la porte. Et il donna une nouvelle preuve de son esprit aulieutenant de police, en répondant :

– Comme j’avais l’honneur de le dire, monsieur Picard, nousnous chargeons de faire venir ici madame d’Étioles.

– Seule ?

– Seule. Indiquez-moi seulement le jour et l’heure.

– Demain, à dix heures du soir, fit Berryer, d’une voixbrève. Le carrosse attendra devant la porte de cette maison àpartir de dix heures moins cinq. Il faudra donc queMme d’Étioles soit dans la maison avant cetteheure.

– Elle y sera à neuf, dit Crébillon. Et maintenant,monsieur Picard, puisque nous nous donnons mutuellement de tellespreuves de confiance, pourriez-vous me dire quel est le danger quimenace cette charmante enfant ?

– Ce soir, c’est impossible ! dit Berryer. Mais vouspourrez le demander à M. le lieutenant de police qui,certainement, voudra vous remercier du signalé service que vous luirendez. Ce que je puis vous affirmer, c’est que le danger est réelet imminent. Sans quoi nous ne prendrions pas la peine de nousoccuper de cette affaire…

Il n’y avait pas de doute possible.

L’homme qui parlait ainsi, c’était le lieutenant de police enpersonne.

Il était impossible de soupçonner M. Berryer !…

Il disait la vérité ! Jeanne était menacée ! Ilfallait la sauver à tout prix !… Et pour sauver Jeanne, il n’yavait qu’à rigoureusement obéir au lieutenant de police !…

Chapitre 23LE PLAN DE BERRYER

Monsieur Berryer était à cette époque un homme de quarante ans.Il avait débuté assez brillamment dans la magistrature, et avaitété conseiller d’État, puis maître des requêtes. Enfin, il avaitobtenu l’intendance du Poitou, et n’avait quitté ce poste que pourdevenir le lieutenant de la police royale, c’est-à-dire un despersonnages les plus influents et les plus redoutés de la Cour.

Si l’on veut avoir un portrait de Berryer, on n’a qu’à sefigurer le type classique de l’ambitieux.

Sec, maigre, de manières à la fois doucereuses et autoritaires,il paraissait accablé du souci de sa charge.

En réalité, ce qui le tourmentait, c’était le souci de sespropres affaires.

Il avait résolu de devenir quelqu’un dans l’État. La lieutenancede police, dans son esprit, n’était qu’un marchepied pour s’éleverplus haut. Cette charge, en effet, lui permettait de rendreadroitement des services aux personnages qu’il voulait ménager,d’écarter par la terreur et au besoin par la lettre de cachet ceuxdont il pensait avoir quelque chose à redouter, et enfin, surtout,de connaître mille secrets qui le rendaient maître de l’honneur oude la vie de bien des familles.

Mais ce qu’il faut ajouter immédiatement, c’est que Berryern’était pas un ambitieux vulgaire. Il était armé d’une philosophiequi le rendait fort d’avance contre toutes les disgrâcespossibles ; il ressemblait ainsi au lutteur qui, avant lecombat, a fait le sacrifice de sa vie et dont le courage se trouvedécuplé par ce fait même qu’il ne craint plus rien. Il étaitaudacieux, entreprenant, et quand une fois il avait pris unerésolution, il allait droit au but avec cette foudroyante rapiditéqui démoralise l’ennemi. De plus, il possédait une pénétrationd’esprit qui lui permettait de trouver rapidement le point faiblede ses adversaires…

Il avait longuement et sérieusement étudié le roi.

Il était un des rares qui connussent parfaitement les secrètesfaiblesses de ce caractère.

Il avait été l’un des ouvriers les plus actifs de la ruine de labelle Mme de Châteauroux.

Et maintenant que Louis XV se trouvait sans maîtresse attitrée,il s’était juré que la prochaine favorite lui devrait sonélévation.

Car nul ne pouvait admettre que la Cour de France demeurâtlongtemps sans favorite.

Mme de Châteauroux partie, chacun sedemandait quelle serait la remplaçante.

Dans la soirée de l’Hôtel de Ville, Berryer fut le seul àdeviner la passion qui s’emparait du roi. Dans cette adorablepetite fille qu’était Mme d’Étioles, il devina laforce énorme de l’amour sincère. Il comprit toute la puissance quepourrait avoir un pareil amour sur un roi habitué à ne trouverautour de lui que des adorateurs de la couronne.

Dans les jours qui suivirent, il put constater les progrès quecette passion faisait dans le cœur de Louis XV.

Cette fois, le roi était touché !

Il ne parlait pas de Mme d’Étioles, et toute laCour en conclut qu’il l’avait oubliée déjà. Louis XV était rêveur,distrait, et passait des journées entières dans un cabinet duLouvre à songer, à l’écart…

– Le roi s’ennuie ! disaient les courtisans.

– Le roi est amoureux ! se dit Berryer.

Une fois qu’il fut bien sûr de ne pas se tromper, il résolut defrapper un grand coup, et organisa l’enlèvement de Jeanne… Nousallons voir se développer son plan…

Il était sûr maintenant, grâce à la naïve complicité de NoéPoisson et de Crébillon, de faire monter Jeanne dans un carrosse…Qui se trouverait dans ce carrosse ?… Où irait-il ?

Ces points n’étaient pas réglés encore dans l’esprit de Berryer…et nous allons le voir à l’œuvre.

Il ne doutait pas du succès. Et le succès, pour lui, c’était lafaveur du roi à qui il aurait rendu un de ces services qu’il estimpossible d’oublier, et la faveur deMme d’Étioles, plus précieuse encore, puisque c’està lui qu’elle devrait sa victoire.

Il va sans dire qu’il avait étudié tous les habitants de l’hôteld’Étioles.

Et il n’y avait qu’un personnage qu’il n’était pas parvenu àdéchiffrer : c’était Henri d’Étioles lui-même.

Il finit par le juger un mari insignifiant, uniquement occupé deses chiffres… en quoi il se trompait.

Il y avait aussi à l’hôtel d’Étioles un homme que Berryer necomprit pas, ou plutôt qu’il dédaigna d’analyser, en raison de sesfonctions subalternes… en quoi il se trompait encore.

Cet homme, c’était Damiens.

Quoi qu’il en soit, lorsque le lieutenant de police quittaPoisson et Crébillon après la scène que nous avons retracée denotre mieux, il se crut sûr de sa fortune dans l’avenir.

Dehors, il retrouva son secrétaire intime qui le suivait danstoutes ses expéditions et pour qui il n’avait rien de caché. Cethomme s’appelait François-Joachim de Pierres de Bernis. Il était unpeu poète, un peu abbé, un peu tout ce qu’on voulait.

– Eh bien ! demanda-t-il familièrement à Berryer, lePoisson a-t-il mordu à l’hameçon ?

– Admirablement, mon cher Bernis, dit le lieutenant depolice. Mais nous avons mieux encore : nous avons le précieuxconcours d’un homme d’esprit…

– Diable ! méfiez-vous des gens d’esprit, monsieur lelieutenant général !

– En ce cas, je devrais commencer par me défier de vous,Bernis !…

– Merci. Voilà un compliment qui vaut son pesant d’or,venant de vous… Quoi qu’il en soit, vous savez que je ne suis pascapable d’une trahison.

– Si fait, mon cher. Vous en êtes parfaitement capable.Seulement, vous ne me trahirez pas…

– Et pourquoi, je vous prie ? Je serais curieux de lesavoir.

– Parce que vous voulez monter. Vous êtes jeune. Vous avezrésolu de grimper quatre à quatre les échelons branlants de cetteéchelle qu’on appelle la faveur royale. Or, vous avez compris quele meilleur moyen de réussir dans ce périlleux exercice, c’est devous accrocher aux basques de quelqu’un qui grimpe… Et si vouslâchiez ces basques, vous tomberiez, mon cher, et vous vouscasseriez les reins…

L’œil de Bernis jeta un éclair.

Berryer ne vit pas cet éclair rapide qui lui eût peut-être donnéà réfléchir.

– Vous avez raison, reprit Bernis, surtout si vous ajoutezqu’avant de choisir un maître, j’ai longuement réfléchi,c’est-à-dire que j’ai adopté, pour m’y accrocher, les basques lesplus solides qui soient sur la fameuse échelle…

Ils se mirent à rire.

– Pour en revenir à l’homme d’esprit en question, repritalors Berryer, c’est l’un de vos confrères en poésie, ce brave etdigne Crébillon…

– Un homme heureux ! soupira Bernis. Pourvu qu’il aitdu tabac pour sa pipe, du mou pour son chat et du papier pour sesvers, le voilà plus roi que le roi !… Il vous a donc promisson concours ?

– Voici la chose, Bernis, dit Berryer.

Bernis dressa les oreilles, comprenant qu’il allait apprendre dunouveau.

– Demain soir, à neuf heures et demie, vous amenez aucarrefour Buci, devant la porte de la Lebon, un solide carrossedont la portière demeure ouverte…

– À neuf heures et demi : très bien. Quiconduira ?

– Vous-même !

Bernis ne put réprimer un tressaillement.

– Et qui sera dans le carrosse ?

– Moi ! dit Berryer. À dix heures,Mme d’Étioles sort de la maison, elle monte dans lecarrosse, je ferme la portière… elle crie ou ne crie pas, c’est monaffaire… vous fouettez !

– Et je m’arrête ?…

– À Versailles !… Le reste me regarde !

– Admirable ! dit Bernis. C’est simple et majestueuxcomme un cinquième acte de Corneille.

Le lieutenant de police savoura modestement ce tribut payé à songénie d’intrigue. Puis il ajouta :

– Allez donc, mon cher Bernis, vous occuper de l’importanteaffaire du carrosse. Je ne pourrai vous voir demain de toute lajournée. Songez que si nous réussissons je grimpe du coup unedizaine d’échelons à la fois…

– Et comme je suis accroché à vos basques…

– Vous les grimpez avec moi, soyez tranquille !…

Les deux hommes se séparèrent.

Berryer, quelques minutes plus tard, entrait au Louvre, etdemanda à parler au roi. Le roi dormait. Force fut à Berryer deremettre au lendemain l’entretien qu’il voulait avoir avec SaMajesté.

Le lendemain matin, de bonne heure, le lieutenant de police vintau lever de Louis XV, mais le roi était parti à Marly. Berryer,très inquiet et pestant fort, courut à Marly… et manqua encore leroi !…

Enfin, à huit heures du soir, alors qu’il désespérait de laréussite de son plan, il put rejoindre Louis XV au Louvre…

– Sire, lui dit-il à voix basse, je sollicite de VotreMajesté l’honneur d’un entretien particulier.

Louis XV commençait déjà à bâiller, ce qu’il ne se gênait paspour faire devant ses courtisans.

– Il s’agit de Mme d’Étioles ! ajoutaBerryer, risquant sa fortune sur un mot.

Le roi rougit, pâlit. Et pendant deux secondes, Berryer sedemanda s’il n’allait pas être mis à la Bastille.

– Venez, monsieur ! dit enfin Louis XV d’une voixtremblante.

– Je le tiens ! rugit en lui-même Berryer qui,rayonnant, suivit le roi dans son cabinet.

 

Revenons un instant à Bernis, au moment où il venait de quitter,la veille au soir, le lieutenant de police.

Sans perdre un instant, il se dirigea vers le Marais et parvintà la rue du Foin. Il frappa d’une façon particulière à la porte dela modeste maison qu’habitait M. Jacques, et bientôt il étaitintroduit dans cette pièce où nous avons conduit le lecteur, et oùil se trouva en présence du mystérieux personnage, devant lequel ils’inclina avec un profond respect, attendant qu’il lui adressât laparole.

– Qu’y a-t-il, mon enfant ? demandaM. Jacques.

– Il y a, monseigneur, dit alors Bernis, que le lieutenantde police s’apprête à enlever Mme d’Étioles et à laconduire lui-même à Versailles.

Et sommairement, en termes de rapport, Bernis raconta ce que lelecteur sait déjà.

M. Jacques avait écouté avec une profonde attention, de sonmême air paisible ; son émotion se trahissait seulement par unléger battement de paupières…

Pendant près de dix minutes, il y eut un lourd silence.

M. Jacques se promenait de long en large, les mains au dos,la tête penchée… Enfin, il prononça :

– Il ne faut pas que cette voiture arrive àVersailles !…

– C’est mon avis, monseigneur… il faudrait quelques hommesdéterminés…

– Vous dites que c’est vous qui conduirez ?

– Moi-même, monseigneur.

– Et, dans la voiture, il y aura… ?

– Berryer… et elle !

– Bien ! C’est donc un seul homme qu’il s’agitd’arrêter… Ce n’est donc pas quelques hommes déterminés, comme vousdisiez, mais un seul qui doit arrêter le carrosse.

– Un seul suffira à la rigueur, à la condition qu’il soitbrave, énergique.

– Il le sera !…

– Mais, monseigneur, permettez-moi une question. Cet hommese met en travers du chemin. Bon ! Pour moi, ça va toutseul : je prends la fuite ou je m’évanouis, au choix…Supposons que votre homme vienne à bout de M. Berryer… queferait-il de…

– De Mme d’Étioles ? interrompitM. Jacques avec un singulier sourire. Soyez sans inquiétude àce sujet, mon enfant, Mme d’Étioles sera en bonnesmains… Et maintenant que j’y pense, tenez… cette idée de Berryerest magnifique : elle sert admirablement mes projets…

– En sorte que… ?

– En sorte que, mon enfant, demain soir à l’heure dite,vous vous trouverez avec le carrosse à l’endroit désigné. Vouspartirez, vous prendrez la route de Versailles et si… en chemin…quelqu’un se dresse devant vous… arrêtez vos chevaux… et pour lereste… laissez faire !…

Bernis, congédié par un geste de M. Jacques, salua enfléchissant le genou et se retira.

M. Jacques, alors, frappa sur la table avec un petitmarteau.

Un laquais apparut.

– Mon cher baron, lui dit M. Jacques, demain soir,vers neuf heures, M. le chevalier d’Assas, qui loge auxTrois-Dauphins,rue Saint-Honoré, sortira de cettehôtellerie, à cheval, et ira se poster quelque part sur la route deVersailles, dans l’intention d’arrêter un carrosse qui doit passervers dix heures et demie. Il n’y aura qu’un homme dans ce carrosse,et il est probable qu’il ne fera pas de résistance. Mais il fauttout prévoir, et je veux que le chevalier d’Assas ait la victoiredans cette rencontre…

– Bien, monseigneur.

– Comment vous y prendrez-vous ?

– Demain matin, je dirai un mot de la chose à M. lecomte du Barry qui, avec quelques amis, escortera le chevalierd’Assas, bien entendu sans que celui-ci s’en doute. Ces amisinterviendront ou n’interviendront pas, selon que M. d’Assasaura ou n’aura pas besoin d’être aidé.

– Parfait ! dit simplement M. Jacques qui repritalors sa silencieuse promenade, tandis que le laquaisdisparaissait.

Le lendemain matin, à la première heure, M. Jacques sortitde chez lui, et se rendit tout droit à l’auberge desTrois-Dauphins. C’était la troisième fois, d’ailleurs,qu’il venait, et il fut aussitôt conduit à la chambre du chevalierd’Assas.

Que lui dit-il ?

Quelles passions réveilla-t-il en lui ?

Toujours est-il que la conférence fut longue.

Car M. Jacques, arrivé aux Trois-Dauphins à huitheures du matin, en sortit seulement à midi.

Il eût été impossible de voir sur son visage s’il étaitsatisfait ou non…

Mais qui eût jeté un regard dans la chambre du chevalierd’Assas, à ce moment, eût remarqué deux choses :

La première, c’est que le chevalier avait les yeux rouges commes’il eût beaucoup pleuré.

La deuxième, c’est qu’à cette minute, il visitait soigneusementses pistolets comme quelqu’un qui se prépare à une expéditionsérieuse !…

Chapitre 24LA TIREUSE DE CARTES

Noé Poisson, aidé d’ailleurs de Crébillon, n’eût aucune peine àpersuader à Jeanne de rendre une visite àMme Lebon, la célèbre tireuse de cartes… Depuis lasoirée de l’Hôtel de Ville, Jeanne vivait dans l’attente d’un grandévénement. Lequel ? Elle ne savait pas… Mais elle pressentaitqu’il allait lui arriver quelque chose d’extraordinaire.

Ces quelques jours furent relativement heureux pour elle. Henrid’Étioles, son mari, le lendemain même de la fameuse fête, avaitannoncé qu’à son grand désespoir il était obligé d’entreprendre unvoyage. Et il était parti, emmenant son nouveau secrétaire dont ilne pouvait plus se passer : François Damiens.

Jeanne se trouva donc seule dans le somptueux hôtel, encompagnie de Mme du Hausset.M. de Tournehem venait la voir tous les jours. Et c’étaitcette fois avec une absolue sincérité qu’elle pouvait répondre auxquestions inquiètes de son père :

– Oui, je suis heureuse… heureuse, vraiment, au delà detout ce que je puis dire…

M. de Tournehem n’en demandait pas davantage.

Cet homme dont la vie était brisée n’avait plus qu’un but,auquel il eût tout sacrifié : le bonheur de Jeanne. Il étaittriste des tristesses de son enfant, il riait de la voir rire, et,en un mot, il ne vivait plus que par elle.

Il ne pouvait concevoir comment Jeanne avait pu trouver lebonheur dans une union avec un être tel que son neveu Henri. Nonpas qu’il soupçonnât le cœur ou l’esprit d’Henri d’Étioles. Maisenfin, laid, contrefait, presque difforme, comment avait-il puinspirer de l’amour à cet être de grâce radieuse qu’étaitJeanne ?

Son bonheur, pourtant, était indéniable.

Jamais, depuis son retour en France, Tournehem ne l’avait vue sigaie.

Elle jouait follement avec son amie du Hausset, recevait unesociété nombreuse et choisie, se montrait étincelante de verve etd’esprit… Et chacun en la quittant emportait l’impression quec’était la plus adorable maîtresse de maison qui fût à Paris.

Un jour, une semaine après la fête de l’Hôtel de Ville,Tournehem lui proposa une excursion près de Paris.

– Avec Louise ? demanda Jeanne en battant desmains.

Louise, c’était Mme du Hausset – une jeune femmeblonde, effacée, admirable musicienne, douce de caractère, sepliant à toutes les fantaisies de Jeanne dont elle était l’amieplutôt que la gouvernante. Car tel était le titre officiel de safonction dans l’hôtel du quai des Augustins.

– Non, répondit M. de Tournehem, nous seronsseuls, si tu le veux bien… Pour une fois, je veux t’avoir à moiseul… Après cela, tu vas peut être dire que je suiségoïste ?…

Jeanne, pour toute réponse, l’embrassa tendrement.

Ils partirent. Deux heures plus tard, le carrosse qui lesemmenait traversait Versailles et s’arrêtait à la clairière del’Ermitage. M. de Tournehem mit pied à terre Jeanne lesuivit.

La clairière était maintenant jonchée de feuilles rouges. Lesarbres dépouillés tordaient leurs bras maigres dans un ciel gris…une sorte de tristesse pesait sur la nature, mais non sansdouceur…

Jeanne prit le bras de son père, soudain attendrie…

– Allons voir ma mère, murmura-t-elle.

– C’est là que je te conduisais, mon enfant, dit gravementM. de Tournehem.

Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient devant la dalle demarbre… la tombe solitaire au fond des bois…

Jeanne se mit à genoux sur les feuilles mortes.

M. de Tournehem la laissa rêver et traduire sa penséeen balbutiements tendres qui s’envolaient vers celle qu’ellen’avait pas connue… et qui avait tant souffert…

Lorsqu’elle se releva, ses yeux étaient humides.

Tournehem la contempla avec une expression d’indicibletendresse ; puis il lui prit la main.

– Mon enfant, dit-il, ici même, j’ai bien souvent renouveléle serment de réparer le mal que j’avais fait. Ta mère, dans sondernier regard, m’a commandé de veiller à ton bonheur… et c’est àce bonheur que je me suis consacré tout entier… Eh bien, à tontour, ma Jeanne, de faire ici un serment !… Dis-moi si j’airéussi… dis-moi si mes efforts ont abouti… enfin, si réellement tues heureuse…

– Oui, mon père, je le suis… dit Jeanne d’un tonpénétré.

– Jure-le… fit M. de Tournehem en plongeant sesyeux dans les yeux de sa fille.

– Je le jure… dit Jeanne avec un tel accent de sincéritéqu’il était impossible de conserver un doute.

Et ce qui se présentait à ce moment à son imagination, c’étaitun beau cavalier qui se courbait devant elle, et qui luidisait :

– Je vous aime !…

Et c’était Louis ! le roi de France !

Ce rêve inouï s’était accompli !…

Elle était aimée de Louis le Bien-Aimé !…

Là était tout le secret de ce bonheur qui étonnait Tournehem,bonheur intense qui la faisait resplendir… et de cette joie, de cetesprit étourdissant qui débordait d’elle dans les soirées del’hôtel d’Étioles…

Ces soirées étaient en quelques jours devenues à la mode ;les peintres et les poètes de l’époque y affluaient, et le bruit netarda pas à se répandre dans Paris queMme d’Étioles était l’étoile de tout ce mondepoudré, papillonnant, spirituel, aimable et léger…

Tournehem et Jeanne rentrèrent dans Paris et la même viecontinua : fêtes brillantes, jeux raffinés, soiréesétincelantes où Mme d’Étioles brillait d’un éclatincomparable.

Henri d’Étioles était toujours absent.

Voilà dans quel état d’esprit se trouvait Jeanne le jour où ledigne Noé Poisson lui proposa d’aller interroger la tireuse decartes. Jeanne accepta aussitôt, voyant là une sorted’escapade : elle irait à pied, le soir, entre Noé Poisson etCrébillon… Ce serait charmant…

Au fond, un peu de trouble lui venait… Connaître l’avenir !Quelle folie ! Elle savait bien que la Lebon n’était qu’unevulgaire débitante d’illusions, faisant payer fort cher le semblantde bonheur qu’elle vendait à ceux qui la consultaient ; cartout le secret de sa vogue était là : jamais elle n’annonçaitde malheur ou de tristesse !

Jeanne, pourtant, esprit subtil et supérieur ; Jeanne,élevée dans un milieu sceptique et léger, n’en conservait pasmoins, tout au fond d’elle-même, une sorte de naïveté… elle necroyait pas, mais elle n’eût pas demandé mieux que de croire…

Le soir venu, ils partirent tous les trois : Jeanneencapuchonnée de soie, tout heureuse d’avoir peur ; Poisson,grave comme un ambassadeur ; et Crébillon, sourdementinquiet.

À neuf heures, Jeanne fit son entrée dans le salon deMme Lebon, au moment précis où une femme en sortaitpar une porte dérobée. Cette femme, c’était Héloïse Poisson. Elleétait au courant de la visite que Jeanne allait faire, et ellevenait d’avoir avec la tireuse de cartes un entretien fort long etfort sérieux.

Ce salon de la Lebon était connu de tout Paris.

C’était une pièce luxueusement meublée où elle avait disposéavec un art consommé les divers objets qui pouvaient frapperl’imagination de ses visiteurs : lézards et hiboux empaillés,des fioles mystérieuses sur des consoles de prix, un alambic surune table de Boule, et, enfin, au milieu du salon, sur une petitetable qui était une merveille d’élégance et de richesse, un jeu decartes.

Le salon était faiblement éclairé, et Jeanne, malgré tout sonscepticisme, était impressionnée et émue…

Noé Poisson et Crébillon étaient remontés dans le grenier…

Jeanne avait remarqué qu’au moment de la quitter, le digne Noéavait la larme à l’œil.

– C’est un peu de vin qui lui sort des yeux,pensa-t-elle.

La Lebon, vêtue d’une robe de soie, fort cérémonieuse et fortimposante, fit son entrée, et tout de suite :

– Voulez-vous, madame, prendre la peine de vous asseoir àcette table ?

Jeanne prit place à l’endroit qu’on lui indiquait. La tireuse decartes s’assit en face d’elle.

Elle avait une physionomie grave et assez douce.

Elle ne mettait dans ses attitudes que juste ce qu’il fallait demystère pour émouvoir ses visiteurs, mais pas assez pour leseffrayer : c’était une cartomancienne de bonne compagnie.

– Que désirez-vous savoir ? demanda-t-elle à Jeanne ense mettant à battre les cartes.

– Tout ! répondit Jeanne.

– Donc, le passé, le présent et l’avenir… Je vais vous direles trois, fit la Lebon avec une admirable simplicité qui vraimentétait du grand art… comme si rien n’eût été plus simple et plusfacile !

En même temps, elle étala les cartes sur la table, etreprit :

– Voulez-vous que nous commencions par le passé, parl’avenir, ou par le présent ?

– Voyons d’abord le passé, fit Jeanne en riant, puis noussuivrons après l’ordre chronologique.

Jeanne riait, montrant les perles nacrées de ses petites dents…très amusée, très intriguée… Mais tout à coup le rire se figea surses lèvres, et elle pâlit…

En effet, la Lebon, – peut-être pour frapper un grand coup –,venait d’abattre les cartes, et d’une voix grave, solennelle,significative, elle disait :

– Le roi, madame !… Vous avez un roi dans votrejeu !…

– Le roi ! murmura faiblement Jeanne.

– Voyez vous-même, madame !… Je dis que vous avez unroi dans votre jeu, et il est figuré par la carte que voici…Malheureusement je ne puis vous dire quel est ce roi… s’il commandeà un grand royaume ou si c’est un prince de second rang… mais,sûrement, cette carte est la plus puissante qui soit, et c’est lapremière fois que je la tire ainsi du premier coup, depuis vingtans que je consulte les cartes…

Jeanne demeurait stupéfaite et agitée…

– Ainsi, dit-elle, vous ne savez pas de quel roi ils’agit ?

– Non, madame… dit sérieusement la Lebon. Cette assuranceformelle rassura un peu Jeanne qui reprit :

– Eh bien, comme je ne le sais pas plus que vous, veuillezcontinuer… la suite nous l’apprendra peut-être…

– J’en doute, fit la Lebon en manipulant les cartes.

Et elle annonça au fur et à mesure qu’elle lesabattait :

– Dans le passé, madame, je vois des larmes dans vos jolisyeux… Que se passe-t-il ?… Ah ! voici… le roi dont ils’agit est malade… vous pleurez… le voici guéri… oh ! maisvous pleurez encore ?… Voyons, veuillez couper de la maingauche, et nous allons savoir d’où viennent ces larmes…

Jeanne obéit d’une main tremblante.

Ce qu’elle entendait lui paraissait tenir du prodige.

– Vous avez pleuré, reprit la tireuse de cartes, parce quevous avez eu peur de ne pas être aimée du roi…

Jeanne poussa un léger cri étouffé.

– Et puis, continua la Lebon, je vois un mariage… quelqu’unvous force à ce mariage… l’homme que vous devez épouser estpourtant un digne gentilhomme en qui vous devriez avoir touteconfiance… mais vous le haïssez…

– Passons au présent ! fit Jeanne en pâlissant.

– Le présent, dit la Lebon après avoir manipulé les cartes,est plus gai que le passé… Vous aimez… et vous êtes aimée… vous enêtes sûre… on vous en a fait l’aveu… Voulez-vous, madame, me fairel’honneur de me dire si je me trompe, ou si je suis bien sur lavoie… si je me trompais, il faudrait employer un autre jeu…

– Non, non ! fit vivement Jeanne… peu importe,d’ailleurs, que vous vous trompiez…

– Alors, il nous reste à chercher l’avenir ?…

– Oui, dites-moi l’avenir…

Et plus bas, en elle-même, elle répéta, profondémenttroublée :

– L’avenir !… Heur ou malheur ?…

À ce moment, la pendule du salon sonna la demie de neuf heures.Au dehors, Jeanne entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtaitsous les fenêtres de madame Lebon.

La tireuse de cartes, elle aussi, avait entendu ce bruit.

Elle sourit imperceptiblement, tandis que Jeanne suivait d’unregard anxieux ses mains qui battaient et rebattaient lescartes…

La Lebon reprit, au bout de quelques minutes, pendant lesquelleselle parut s’absorber dans un profond calcul :

– Si le passé est plein de larmes et le présent plein degaieté, l’avenir, madame, est plein de magnificence et derayonnement. Le roi vous aime… J’entends le roi signalé par lescartes… le roi vous attend !…

– Le roi m’attend ! murmura Jeanne éperdue.

– C’est ce que disent les cartes, madame… Moi, je ne saispas… je ne fais que répéter… et les cartes me disent que vousdevenez presque une reine…

– Assez, madame ! dit Jeanne en se levant d’un ton desouveraine dignité.

La tireuse de cartes vit qu’elle avait été trop loin. Uneinquiétude visible se répandit sur son visage.

– Madame, murmura-t-elle, si je vous ai offensée, je voussupplie de vous rappeler plus tard que je n’y ai mis aucunintention maligne… Vous m’avez demandé de vous dire l’avenir… jevous l’ai dit tel qu’il est indiqué, rigoureusement, et ce n’estpas ma faute si…

– Rassurez-vous, madame Lebon, fit Jeanne, je ne suisnullement offensée…

Elle demeura une minute pensive.

– Et, reprit-elle en hésitant, vous croyez vraiment que voscartes disent la vérité ?…

– Aussi vrai que vous êtes ici devant moi, madame !J’ai eu des exemples si nombreux et si frappants que je suis bienobligée de croire !… Et d’ailleurs, ajouta la tireuse decartes, exercerais-je cet art presque divin, si je le savaismensonger ?…

Jeanne, pour cacher son trouble, tira sa bourse et interrogea laLebon d’un regard.

La cartomancienne faisait généralement payer très cher sesconsultations : c’était cinq louis, quelquefois dix, etparfois même davantage, selon la situation des crédules et naïfsconsultants.

Mais, cette fois, elle avait peut-être jugé qu’il ne s’agissaitplus de louis. Lorsqu’elle vit Jeanne sortir sa bourse, elle eut ungeste discret, et, esquissant une belle révérence :

– Madame, dit-elle, ne me gâtez pas ma soirée… je suis tropheureuse de vous avoir reçue dans mon modeste logis, et j’engarderai un impérissable souvenir : c’est là tout le paiementque je veux avoir de vous…

– J’enverrai un objet d’art à cette bonne femme, songeaMme d’Étioles. Merci, madame, reprit-elle à hautevoix. Croyez que, de mon côté, je garderai un charmant souvenir dema visite chez vous… Mais où sont mes deux cavaliers ?…

– Ils vous attendent sans doute dans l’antichambre…

En effet, Noé Poisson et Crébillon étaient là ; ils étaientdescendus du grenier lorsqu’ils avaient entendu le carrosses’arrêter sous les fenêtres. Jeanne remercia encore la Lebon qui seconfondait en révérences, puis tous les trois sortirent etdescendirent l’escalier, – Jeanne en tête.

En arrivant à la porte de la maison, elle vit le carrosse quis’était rangé tout contre l’entrée…

La portière était ouverte.

Jeanne recula vivement en poussant un léger cri. Au mêmeinstant, elle se sentit saisie par les deux bras et poussée vers lecarrosse.

– À moi ! à moi ! cria-t-elle affolée.

Dans la même seconde, elle fut poussée dans le carrosse dont laportière se referma aussitôt…

– Fouette ! jeta une voix.

Le carrosse, aussitôt, s’ébranla et s’élança au grand trot deses deux chevaux.

Devant la maison, Noé Poisson et Crébillon s’étaient arrêtés, unpeu pâles…

– La voilà sauvée ! dit Poisson.

– Qui sait ?… murmura Crébillon.

Chapitre 25LA ROUTE DE VERSAILLES

Ce soir-là, le chevalier d’Assas, vers la nuit tombante, sortitde Paris à cheval, après s’être muni de sa rapière de bataille etde ses pistolets d’arçon.

Lorsqu’il atteignit la route de Versailles, un groupe de sixcavaliers, qui s’étaient dissimulés dans la cour d’une aubergeisolée, se mit à le suivre à deux cents pas.

Ces cavaliers, c’étaient du Barry et ses acolytes qui étaient làpour prêter main-forte à d’Assas en cas de besoin. Ils étaientmasqués et s’enveloppaient dans des manteaux qui couvraient parsurcroît de précaution tout ce que le masque n’avait pu cacher.

– Me voilà obligé de protéger cet homme que je hais !songeait du Barry. Les exigences de M. Jacques deviennentintolérables. Où s’arrêteront-elles ! Ah ! si seulementune bonne balle égarée pouvait…

Du Barry acheva d’un geste la pensée de mort qui traversait soncerveau, et il jeta un sombre regard de sinistre espoir sur lasilhouette à peine visible du chevalier d’Assas.

Le jeune homme trottait doucement. Il avait le temps… Une sortede joie nerveuse le faisait parfois tressaillir. Il avait alors aucoin des lèvres un petit rire qui n’annonçait rien de bon pour sesennemis.

– Ce digne M. Berryer, disait-il entre ses dents, nes’attend certes pas à la rencontre qu’il va faire. Ah !monsieur le lieutenant de police ! monsieur l’enleveur defemmes !… Fidèle serviteur de Sa Haute et PuissanteMajesté !… Vous faites là un vilain métier !… Misérable,va !… Mais halte-là ! Nous sommes à deux pourcompter !…

Des lueurs d’éclair passaient dans ses yeux.

Par moments, il pâlissait.

– Si j’étais sûr que Jeanne n’a pas consenti, n’a pascherché cet enlèvement !… Si ce M. Jacques pouvaitm’avoir dit la vérité !… Si c’était vraiment malgré elle qu’onl’a jetée dans un carrosse pour la conduire au roi !… Comme jeme sentirais fort !… Le carrosse fût-il escorté de vingtcavaliers, je l’attaquerais ! Et, par la mordieu, je ladélivrerais ou je mourrais sur place !…

En parlant ainsi, il avait abandonné les rênes de son cheval quis’était mis au pas et s’en allait à l’aventure, reniflant desnaseaux dans la nuit.

– M’aimera-t-elle jamais ? reprenait alors le pauvrecavalier. Insensé ! Est-ce qu’il n’est pas clair qu’elle aimele roi ? Est-ce que, dans cette fête maudite, elle ne s’estpas affichée au point que toute la cour pendant deux jours n’a juréque par elle ?… Et pourtant, j’ose encore espérer !… Etmême, s’il n’y a pas d’espoir, je veux lutter !… Advienne quepourra ! Et coûte que coûte ! Il faut que ce soirl’infâme Berryer morde la poussière !… Or ça, puisque je veuxen découdre, prenons un dispositif de combat… Bataille, mordieu,bataille !… Et après, on verra !…

Le chevalier, en partie pour assurer la réussite de son hardiprojet, mais aussi, dans le fond, pour s’arracher à ses désolantespensées, se mit à combiner ce qu’il appelait un dispositif decombat.

D’après ce que lui avait dit M. Jacques, le carrosse nedevait contenir qu’un homme et une femme.

La femme, c’était celle qu’il adorait avec tant de juvénileconstance… L’homme, c’était Berryer.

– Quant au postillon, avait ajouté M. Jacques, siquelqu’un voulait attaquer cette voiture, il ne devrait pas s’eninquiéter… ce postillon sera sans aucun doute un laquais deBerryer, un trembleur qui prendra la fuite au premier bruit d’unpistolet qu’on arme.

Il résultait de tout cela que le chevalier n’avait à combattrequ’un homme : le lieutenant de police.

Nous devons noter ici que d’Assas n’avait nullement assuré àM. Jacques qu’il attaquerait le carrosse et queM. Jacques, d’ailleurs, ne le lui avait nullement demandé.

Le terrible personnage, avec sa haute science du cœur humain,s’était contenté d’expliquer minutieusement au chevalier ce qui setramait. Il lui avait donné toutes les indications possibles, etjusqu’à la couleur du carrosse qui devait emmener Jeanne.

Le carrosse devait être bleu de France.

Les chevaux devaient être blancs.

Et comme c’était Bernis qui était chargé d’amener la voiture aucarrefour Buci et de la conduire ensuite à Versailles,M. Jacques n’avait eu qu’à le faire prévenir qu’il désirait uncarrosse bleu avec des chevaux blancs.

M. Jacques parti, le chevalier s’était ditaussitôt :

– Cette voiture, moi vivant, n’arrivera pas àVersailles !… Je ne sais ce que je risque à attaquer en pleinenuit le lieutenant de police en personne… peut-être ma tête !Eh bien, risquons tout, plutôt que d’éprouver cette atroce douleurque Jeanne est dans les bras du roi, que j’aurais pu empêcher cemalheur et que je ne l’ai pas fait !…

Il était près de dix heures.

Le chevalier était arrivé au pont de Saint-Cloud.

L’endroit était propice : le carrosse serait forcé depasser par-là…

À une vingtaine de pas avant d’arriver au pont, il y avait surla droite un de ces mystérieux logis qu’on appelait alors despetites maisons, – lieu de plaisir et de rendez-vous appartenant àquelque gentilhomme et comme on en voit encore quelques-uns autourde Paris.

Le chevalier résolut de se poster entre cette maison et lepont.

Voici quel était son plan – son dispositif debataille :

Il se planterait au milieu de la route, ses pistolets à la main,et crierait au cocher d’arrêter.

Alors le postillon arrêtait… ou n’arrêtait pas…

S’il continuait à s’avancer, le chevalier déchargeait sur luises pistolets, puis se jetait à la tête des chevaux.

Alors, une fois le carrosse immobile, il tirerait son épée,s’avancerait à la portière, ôterait son chapeau etdirait :

– Monsieur le lieutenant de police, je vous tiens pour unmisérable, et je devrais vous tuer comme on tue, la nuit, untire-laine. Mais je veux vous faire l’honneur de croiser mon épéeavec la vôtre. Je m’appelle le chevalier d’Assas. Veuillez doncdescendre, s’il vous plaît, et dégainer à l’instant, sans quoi jeserai forcé de vous tuer sans que vous vous soyezdéfendu !…

Il ne doutait pas que Berryer ne fit droit à une requête ainsiprésentée…

Et alors…

Alors, Jeanne pourrait juger de quoi l’amour estcapable !

Il blessait son adversaire, le remettait dans le carrosse dontil faisait descendre Jeanne, ordonnait au postillon de ramener àParis le corps de son maître, et disait à Jeanne :

– Madame, voici mon cheval pour vous ramener. Veuillezseulement me dire à quel endroit de Paris vous désirez êtreramenée… je conduirai le cheval par la bride…

Tel était le rêve qu’échafaudait le chevalier, et cependant, ilfaisait le guet et interrogeait anxieusement la route… Tout étaitnoir… rien n’apparaissait…

D’Assas mit pied à terre et attacha son cheval à un arbre.

Alors, il s’assura que son épée sortait facilement du fourreau,visita ses pistolets, se débarrassa de son manteau qu’il jeta entravers de la selle du cheval, et, se campant au milieu de laroute, il attendit…

Les cavaliers masqués que nous avons signalés s’étaient arrêtésen voyant le chevalier mettre pied à terre. Ils se glissèrent surle côté de la petite maison que d’Assas venait de dépasser, etprirent aussitôt leurs dispositions.

L’un d’eux fut chargé de tenir les six chevaux et alla sedissimuler avec les bêtes, en plein champ, sur les derrières de lamaison. Les cinq autres, s’avançant à travers champs, le long et àvingt pas de la route, s’arrêtèrent à la hauteur de d’Assas, secouchèrent à plat ventre sur le sol et attendirent.

 

Tout à coup, le chevalier d’Assas entendit au loin desgrondements de roues sur la terre dure…

Presque aussitôt, les deux lanternes d’une voiture luiapparurent dans la nuit.

Il eut un effroyable battement de cœur…

Cette voiture, c’était sans doute le carrosse qu’il attendait…et dans ce carrosse, il y avait Jeanne !…

D’un geste rapide et machinal, le chevalier prépara ses deuxpistolets… La voiture avançait d’un bon trot de ses deux chevauxpesants… Bientôt, elle ne fut plus qu’à une trentaine de pas duchevalier…

Il eut un tressaillement suprême…

Les chevaux étaient blancs, tous deux ! Ce carrosse étaitbien celui qu’il attendait !…

Au même instant, il s’avança et, d’une voix terrible, – toute larage de l’amour, du désespoir, de la jalousie ! – ilcria :

– Halte ! halte ! ou je fais feu !…

– Place ! hurla le postillon.

Le chevalier visa, fit feu !…

Puis, jetant son premier pistolet, il tira du second !…

Le postillon se renversa sur son siège avec un gémissement.

D’Assas s’élança à la tête ces chevaux qui, ne sentant plus debride, s’arrêtaient d’ailleurs à ce moment.

Alors, le cœur battant, les tempes en feu, la bouche crispée, ils’avança vers la portière en disant :

– Descendez, monsieur, qui que vous soyez !…Descendez ! ou, par le Ciel, je vous traite comme je viens detraiter votre laquais !…

À ce moment un cri déchirant, – un cri de femme ! –retentit dans l’intérieur du carrosse.

D’Assas se rua ; mais à la même seconde, la portières’ouvrit, un homme sauta lestement sur le sol, et se croisant lesbras, d’une voix dédaigneuse, empreinte d’une autoritésuprême :

– Or çà !… Quel est le truand qui ose arrêter leroi ?…

D’Assas, livide, vacillant, foudroyé, jeta un regard d’indicibleangoisse sur l’homme qui parlait ainsi.

Et, hagard, les cheveux hérissés par l’horreur, ilmurmura :

– Le roi !… Le roi !…

 

Oui ! ce n’était pas Berryer qui se trouvait dans lecarrosse où Jeanne avait été poussée : c’était Louis XV, leroi de France en personne !…

Voici, en effet, ce qui s’était passé :

Berryer, on se le rappelle, après avoir décidé Noé Poisson etCrébillon à amener Jeanne chez la tireuse de cartes, après avoircombiné son plan avec Bernis et chargé ce dernier d’amener uncarrosse à la porte de la Lebon, Berryer, le lendemain, s’était misen quête du roi, et avait fini par le rejoindre le soirseulement.

Louis XV avait emmené le lieutenant de police dans son cabinetet lui avait demandé :

– Vous me dites, monsieur que vous avez à me parler deMme d’Étioles ?…

– Oui, Sire, répondit Berryer.

Et jouant brutalement sa partie, décidé à tout risquer, ilajouta :

– Votre Majesté me permet-elle de lui parlerlibrement ?

– Je vous l’ordonne.

– En ce cas, Sire, je suis sûr de vous intéresser. Laissantdonc toute circonlocution de côté, je dirai que, à la fête del’Hôtel de Ville où je m’étais rendu pour protéger Votre Majestéselon le devoir de ma charge, je me suis aperçu de deux choses…

Tout cynique et décidé qu’il était, Berryer hésita uninstant…

– Voyons les deux choses ! fit Louis XV en se jetantdans un fauteuil et en fouettant sa botte.

– Je procéderai par ordre, reprit le lieutenant de policeen jouant sur le sens de ce mot. La première chose, c’est qu’unefemme aimait Votre Majesté…

Louis XV se mit à rire.

– Une seule ? fit-il ; c’est peu !

– Oh ! mais celle-là, Sire, vous aime pour dix, pourvingt, pour cent ! Je l’ai étudiée de près. Je l’ai vue pâlirou rougir, j’ai lu dans ses yeux. Et bientôt j’ai acquis laconviction intime, absolue, que cette femme vous appartenait detoute son âme !

– Et c’est ?… interrogea Louis XV qui, pour dissimulerson émotion, bâilla un grand coup.

– Sire, laissez-moi d’abord vous dire la deuxième chose quej’ai remarquée… seulement, j’oserai rappeler à Votre Majestéqu’elle m’a positivement ordonné de parler en toute franchise…

– Et je vous réitère l’ordre, monsieur !

– Eh bien, la deuxième chose, c’est que le roi estamoureux !… Ah ! Sire, voilà que vous vous fâchezdéjà ! ajouta Berryer en voyant le roi froncer le sourcil. Jedis que le roi est amoureux au point de ne pas oser avouer sonamour, et de le proclamer à la face de tous, comme il convient à ungrand roi, maître absolu dans son royaume et dans sa ville…Maintenant, je n’ai plus qu’un mot à ajouter : c’est que leroi est justement amoureux de cette femme qui l’adore, et que cettefemme s’appelle Mme d’Étioles…

Le roi se leva, fit quelques pas dans son cabinet, puis revenantau lieutenant de police :

– Eh bien, oui, Berryer… je l’aime… comme vous dites, commeun véritable écolier. Je sais qu’elle m’aime… ah ! par Dieu etle Diable, cela me soulage de le dire. Oui, c’est vrai ! J’aison aveu… et…

– Et le roi n’ose pas oser ! fit Berryer rayonnant dela confiance qui lui était témoignée. C’est bien ce que j’ai vu. Etalors, Sire, je me suis dit que, du moment que le roi n’osait pas,c’était le devoir de ses fidèles sujets en général et de sonlieutenant de police en particulier de supprimer les obstacles…

– Et ces obstacles, vous les avez supprimés ? demandaardemment le roi. Il y a un mari…

– Qui ne compte pas !… Sire, reprit rapidementBerryer, ce soir un carrosse doit emmener madame d’Étioles àVersailles…

Louis XV jeta un léger cri.

– J’ai tout préparé, continua Berryer, et tout est prêt.Mme d’Étioles doit se rendre ce soir dans unemaison du carrefour Buci… on la fera monter dans le carrosse, quiprendra aussitôt le chemin de Versailles… il y aura un homme dansce carrosse, et ce sera moi ! Quant au postillon, ce sera undes plus fervents serviteurs de Votre Majesté,M. de Bernis…

– Ce soir ! fit machinalement Louis XV toutétourdi.

– Ce soir, à dix heures, insista Berryer sans même sedouter de ce qu’il y avait d’infâme dans le rôle qu’il jouait.

Et en effet, tout bouillant d’une joie d’ambitieux –, la plusterrible joie qui existe, – du ton le plus naturel, ilajouta :

– Sire, plaise à Votre Majesté de me dire où il faudraarrêter le carrosse qui contiendra Mme d’Étioles etvotre serviteur…

– Berryer, dit le roi, vous me rendez là un service que jen’oublierai pas.

Berryer s’inclina si bas que son front descendit presque à lahauteur des genoux du roi.

– Je n’ai fait que mon devoir, Sire !murmura-t-il.

– Votre plan est admirable ! reprit Louis XV. C’estpardieu vrai ! Vous m’avez fait voir clair en moi-même :je n’osais pas ! Eh bien, je vais oser !… Berryer, jemodifie quelque chose à votre plan !…

– Qu’est-ce donc, Sire ?…

– Ce n’est pas vous que Mme d’Étioles doittrouver dans le carrosse lorsqu’elle y montera.

– Et qui, alors, Sire ?…

– Moi ! dit le roi. Partons, Berryer. Conduisez-moi.Ne perdons pas un instant !…

En même temps, Louis XV appela son valet de chambre et luiordonna d’annoncer qu’il était couché et que chacun pouvait seretirer. Puis, jetant un manteau sur ses épaules et assurant unebonne épée à son côté, il sortit de l’appartement royal par uneporte secrète, gagna un escalier dérobé, et bientôt, toujours suivide Berryer, se trouva hors du Louvre.

Les deux hommes marchèrent rapidement jusqu’au carrefour Buci…Le carrosse ne tarda pas à arriver, conduit par Bernis… Berryer seposta près de l’entrée de la maison, et lorsque Jeanne apparut, lasaisit et la poussa…

Le carrosse s’éloigna.

– Ma fortune est faite ! murmura le lieutenant depolice.

 

Jeanne, en se sentant ainsi entraînée, eut la sensation rapidequ’elle avait été attirée dans un guet-apens. Dans la voiture, ellejeta un grand cri… mais deux bras vigoureux l’enlacèrentaussitôt…

– Laissez-moi, monsieur ! cria-t-elle.Laissez-moi ! Vous êtes un lâche !… Laissez-moi, ou jejure que je vous soufflette !…

– Jeanne !… Jeanne !… Ma chère Jeanne ! fitune voix ardente.

Elle reconnut la voix, écarta les mains qui couvraient ses yeux,et vit le roi à demi agenouillé.

– Vous !… Sire !… Quoi ! c’est VotreMajesté ! balbutia-t-elle.

– À vos pieds, Jeanne !… Ah ! pardonnezl’extrémité où m’a poussé mon amour ! Je ne vivais plus,Jeanne !… Je ne songeais plus qu’à vous ! Je voulais vousrevoir à tout prix ! Et l’idée seule de demeurer un jour deplus sans vous voir m’était odieuse… Oh ! je vous en supplie,n’écartez pas ainsi votre tête, ne vous éloignez pas de moi !…Oui, j’ai osé concevoir et exécuter ce plan indigne peut-être d’ungentilhomme, mais digne du fou d’amour que je suis… Un mot, Jeanne…un regard qui me dise que vous me pardonnez !…

Jeanne s’était assise sur le coussin.

Elle était ravie, en extase… et elle sanglotait…

Elle éprouvait un bonheur inouï à entendre ainsi parler celuiqu’elle adorait, et elle pleurait !…

– Sire, dit-elle tristement, vous en avez agi avec moicomme avec une de ces filles pour lesquelles il n’est plus deménagement à prendre…

Le roi pâlit.

Le reproche était affreusement juste dans sa cruauté même.

Mais ce qui faisait pâlir Louis XV, c’était surtout la crainteque Jeanne ne lui échappât, qu’elle n’exigeât de lui de fairearrêter la voiture et de la laisser descendre.

– Ah ! s’écria-t-il, je vois bien que je m’étaistrompé !

– Que voulez-vous dire, Sire ?…

– Vous ne m’aimez pas, Jeanne ! Voilà lavérité !…

– Moi !… Je ne vous aime pas !…

Ce fut un tel cri de passion que Louis XV en fut bouleversé, etpour ainsi dire ébloui… Sa tête s’enflamma… son cœur se mit àbattre plus fort… il se laissa glisser à genoux, et saisissant lesdeux mains de Jeanne, il les couvrit de baisers furieux… et d’unedouceur qui pénétrait la jeune femme jusqu’à l’âme.

Et enivré, exalté, il répétait :

– Je t’aime, ma Jeanne adorée… Je t’aime et suis à toi pourtoujours…

– Sire ! Sire !… bégayait Jeanne, extasiée.

– Je t’adore, Jeanne. Ne le comprends-tu pas au son de mavoix ! Ne le comprends-tu pas même par la hardiesse de ce queje viens de faire ! Songe que c’est le roi de France qui aquitté secrètement son Louvre pour venir te retrouver !…

– Hélas ! murmura Jeanne, combien je serais plusheureuse si celui que j’aime n’avait ni Louvre ni gardes…

– Jeanne, pour te rejoindre, j’ai bravé plus que lesgardes, j’ai bravé le scandale et les lois de l’étiquette…

– Sire, Sire !… Vous parlez de scandale… Par pitié,ramenez-moi à Paris…

– Chez votre mari ? fit Louis XV avec dépit.

Jeanne frissonna, ses yeux s’emplirent de terreur. Cemari !… Elle l’avait oublié !…

Et le roi comprit alors d’un coup quel abîme séparait cettefemme exquise de l’être hideux qu’était d’Étioles.

Louis XV n’était pas jaloux… il ne pouvait l’être. Il nedemandait à ses maîtresses qu’un bonheur passager, trop sceptiquepour imaginer une fidélité possible.

Mais cette fois, sans doute, ce n’était pas une passionsemblable aux précédentes qui s’emparait de lui.

Cette fois, Louis s’aperçut qu’il avait un cœur et que ce cœurbattait plus vite qu’il n’eût voulu.

Ce fut donc avec une sourde joie qu’il nota le frissond’épouvante qui avait agité Jeanne à la seule idée de revenir prèsde son mari…

Il s’assit près d’elle et murmura ardemment :

– Tu vois bien que je ne puis te reconduire à Paris puisquetu trembles à la pensée de revoir cet homme…

– Sire, où me conduisez-vous ? s’écria Jeanne en sedébattant, affolée…

– À Versailles, dit le roi.

– Non ! oh ! non !… Sire !… Au nom demon amour, au nom de ce sentiment si pur que je vous ai voué…

– Écoute ! interrompit le roi. Je te conduis dans unemaison dont tu seras la souveraine maîtresse. Je te jure sur monhonneur de gentilhomme que je n’y entrerai jamais si tu ne m’yappelles !… Ou si j’y viens, ce ne sera qu’en plein jour,comme un visiteur que tu daignes recevoir… Nous ferons ensemble dela poésie et de la musique… près de toi j’oublierai les visagesfaux de mes courtisans, les menaces de guerre, les observations demes ministres… j’oublierai enfin cette chose si brillante à lasurface et si triste, si vide au fond, qu’on appelle la royauté…Veux-tu, Jeanne ?… Veux-tu être mon bon ange ? Veux-tuêtre la consolatrice de mes longs ennuis, de mes désespoirs,parfois ?… Veux-tu être l’inspiratrice auprès de laquelle jeviendrai chercher la bonté qui, de Versailles, rayonnera sur laFrance ?… Dis un mot, et ce carrosse va retourner àParis ! Je souffrirai, mais je ne me plaindrai pas… je net’importunerai plus de cet amour aussi pur, je le jure, que peutl’être le tien ! Tes scrupules, je les respecterai !…Mais si tu ne dis rien, Jeanne, tu deviens la secrète amie dupauvre Louis qui n’a autour de lui que des respects d’étiquette etpas une affection… la fleur tendre et douce sur laquelle parfois jeme pencherai pour m’enivrer de son parfum…

Jeanne avait baissé la tête et avait mis ses deux mains sur sesyeux…

Oh ! le beau rêve que lui faisait entrevoirLouis !…

L’aimer chastement, purement… être son amie… le conseiller, leguider, le consoler… quelle douceur !…

Ce mot que demandait le roi et qui devait la ramener à Paris,elle n’eut pas le courage de le prononcer !…

Louis XV déposa un long baiser sur son front… et le carrossecontinua sa route !…

 

Tout à coup, deux coups de feu retentirent. La voitures’arrêta !…

Louis XV n’avait pas cette bravoure entreprenante qui avaitdistingué quelques-uns de ses aïeux. Il redoutait le vol. Il avaitpeur de la mort.

Sur les champs de bataille, il ne donna jamais de sapersonne.

Au double coup de pistolet qui éclata dans la nuit, ilpâlit.

Mais là, devant cette femme aux yeux de qui il devait résumertoute la chevalerie, tout le courage, il comprit qu’une hésitationlui serait fatale… un signe de lâcheté tuerait l’amour dans le cœurde Jeanne…

Il ouvrit la portière…

Jeanne jeta un cri et voulut le retenir… Le roi avait déjà sautésur la chaussée…

Elle le suivit, décidée à se faire tuer près de lui.

Et déjà Louis XV, persuadé qu’il avait affaire à des truandsembusqués ; Louis XV, dont l’intérêt eût dû être de garder leplus strict incognito, criait qu’il était le roi… dans l’espoir quece mot le roi ! lui servirait de bouclier et suffirait àmettre l’ennemi en fuite…

Son étonnement fut grand quand il ne vit devant lui qu’un jeunehomme dont la lueur des lanternes montrait toute la pâleur, et quireculait, désespéré !…

Dès lors, Louis XV retrouva son courage.

Il s’avança de deux pas et demanda :

– Qui êtes-vous, monsieur ? Comment avez-vous l’audaced’arrêter la voiture qui porte le roi ?…

– J’ai eu cette audace, répondit le chevalier d’Assas d’unevoix désespérée, parce que je croyais trouver dans ce carrosse unhomme faisant métier de sbire… Je ne pouvais supposer que le roi deFrance consentirait à remplacer cet homme et à faire sonmétier !…

– Vous êtes bien hardi, mon maître ! s’écria le roiavec un geste de rage. Ce que vous venez de dire pourrait vouscoûter cher !… Mais je veux être bon prince… Excusez-vous etpassez votre chemin…

– J’ai cru, dit d’Assas, à la magnanimité du roi :j’ai eu tort ! J’ai cru à l’honnêteté de la femme qui estlà : je m’en excuse !…

– Et vous portez le costume de mes officiers ! rugitLouis XV. Votre nom, monsieur !

Jeanne avait reconnu le chevalier.

Tremblante de terreur et de pitié pour ce noble et si beaucavalier pour lequel, à de certains moments, elle avait peut-êtreéprouvé un sentiment plus doux, elle s’élança vers lui et luisaisit la main.

– Votre nom ! répéta le roi avec une fureurgrandissante.

– Silence ! murmura Jeanne. Silence ! Etfuyez !… Ou vous êtes perdu !…

– Sire ! dit le jeune homme, je m’appelle le chevalierd’Assas et je suis officier au régiment d’Auvergne. J’ai insulté lamajesté royale dans la personne du roi et dans celle de samaîtresse… À qui faut il remettre mon épée ? À elle ou àvous ?…

Jeanne, repoussée par le chevalier qui s’avançait, recula avecun cri d’angoisse et, haletante, attendit la décision du roi.

– Gardez votre épée, chevalier d’Assas, dit Louis XV. Etallez la remettre à mon capitaine des gardes, au Louvre. Vous luiordonnerez de vous arrêter et de vous garder au Louvre jusqu’à ceque j’aie pris à votre égard la décision qui convient…

– J’y vais, Sire ! répondit tranquillementd’Assas.

– Un mot encore, monsieur, reprit le roi. Si par hasardl’idée de fuir vous venait, sachez que…

– Sire ! interrompit d’Assas, dans ma famille on n’ajamais fui – ni la prison ni la mort. Veuille donc Votre Majesté serassurer : je vais de ce pas me rendre prisonnier…

Il se tourna vers Jeanne, et, refoulant un sanglot, d’une voixferme, douce et triste, il prononça :

– Adieu, madame !…

Et il se dirigea vers son cheval sans tourner la tête.

– L’insolent ! gronda Louis XV, il saura ce qu’il encoûte de braver le roi de France !… S’il ne fuit pas, unebonne corde…

– Sire, murmura Jeanne pantelante, écoutez-moi… Ce jeunehomme m’aime…

– Raison de plus !…

– Sire, je vous demande sa grâce !…

– Eh quoi ! n’avez-vous pas entendu ?… Vouspleurez !…

– Sire, songez que le souvenir de notre rencontre serasouillé de sang !…

– Eh bien, soit !… Il ne mourra pas !

Et en lui-même, le roi ajouta :

– La Bastille tue aussi bien que la hache dubourreau !

– Sire ! reprit Jeanne en saisissant convulsivement lamain de Louis XV, c’est la grâce entière de ce jeune homme que jevous demande !…

– Ah ! ah !… Vous l’aimez donc ?…

– Non ! je n’aime que vous au monde, Sire !répondit Jeanne d’une voix pénétrante, brisée de sanglots, et siprofonde, si vraie, que le roi fut convaincu. Seulement, écoutezbien, Sire : Si M. le chevalier d’Assas n’est pas libre àl’instant, je l’appelle au moment où il va passer, je me confie àlui, et je le prie de me ramener à l’hôtel d’Étioles avant de serendre au Louvre !…

Elle palpitait. De ses deux mains, sur son sein, elle contenaitles battements de son cœur.

Sombre et hésitant, le roi la regardait… et il l’admirait !Elle était en ce moment d’une beauté tragique qui le bouleversaitde passion…

À ce moment, le chevalier d’Assas avait rejoint son cheval,avait sauté en selle, et, au pas, revenait vers le carrosse pourrentrer à Paris… Il arrivait à la hauteur du roi…

Jeanne fit un pas vers lui.

Alors Louis XV se décida : il la retint d’un geste, etappela :

– Chevalier d’Assas !…

Le chevalier arrêta net sa monture, et sans prononcer un mot,attendit…

– Vous êtes libre, monsieur ! dit le roi d’une voixaltérée.

– Ô mon roi ! ô mon Louis ! murmura Jeanne. Commevous êtes bien tel que je vous avais rêvé… magnifique etgénéreux !…

– Il me plaît, reprit Louis XV, d’oublier et votre acteinsensé et les paroles plus insensées que vous avez prononcées…

Le chevalier, livide, demeurait immobile, pareil à quelquestatue équestre. Avec la même indifférence qu’il avait reçu l’ordred’aller se constituer prisonnier, il recevait l’annonce de saliberté : le cœur serré comme dans un étau, la gorgeangoissée, il n’y avait plus en lui qu’une pensée :

– Jeanne est à lui !… Jeanne est au roi !… Il neme reste qu’à mourir !…

Mais Louis XV n’était pas l’être de générosité que Jeannesupposait dans son ardente imagination. Il vit tout ce quesouffrait le malheureux jeune homme, et n’ayant pu le condamner nià la corde ni à la Bastille, il voulut le condamner à une peineplus atroce.

Et ce fut d’une voix pleine de dédaigneuse raillerie qu’ilacheva :

– Je ne veux conserver de cette nuit que les doux souvenirsqu’elle évoquera en moi. Allez, monsieur, vous êteslibre !…

Cette fois, en effet, le chevalier fut secoué par un longfrémissement.

Il jeta un dernier regard empreint de désespoir sur celle qu’iladorait, et s’éloigna, s’effaça dans la nuit…

Alors Louis XV fit remonter dans le carrosse Jeanne toute pâlede cette scène, et agitée de sentiments confus où dominait la honted’avoir été surprise par le chevalier d’Assas.

Puis il se retourna vers le postillon immobile et raide sur sonsiège.

– Vous êtes blessé ? demanda-t-il.

– Oui, Sire, j’ai l’épaule brisée… mais je puis conduireencore…

– Vous êtes brave ! fit le roi.

– Quant il s’agit du service de Sa Majesté, blessé ou non,tant qu’il me reste un souffle de vie, ce souffle appartient auroi…

– Votre nom ?…

– De Bernis, Sire !…

– Bien. Je ne vous oublierai pas, monsieur deBernis !… Partons !…

Louis XV sauta légèrement dans le carrosse qui s’ébranlaaussitôt dans la direction de Versailles…

Alors Bernis, tout en conduisant, banda tant bien que mal sonbras gauche qu’il mit en écharpe.

Mais qui eût soulevé les bandages, qu’il fixait en souriant, eûtconstaté que le bras et l’épaule n’étaient nullement blessés…

Chapitre 26LA PETITE MAISON

À peine le carrosse se fut-il mis en mouvement, tandis qued’Assas écrasé, l’âme éperdue, reprenait le chemin de Paris, lesgens qui s’étaient étendus dans le champ voisin et avaient assistéà cette scène se relevèrent.

Du Barry courut aux chevaux, sauta sur le sien, et, donnantl’ordre à ses acolytes de reprendre le chemin de la ville, s’élançasur la route.

Il avait sinon tout vu, du moins tout entendu.

Il savait donc qu’au lieu de Berryer, c’était Louis XV qui setrouvait dans la voiture.

Ayant franchi d’un saut le fossé qui le séparait de la route, ilprit le galop et ne tarda pas à rejoindre le carrosse. Alors, illui laissa une avance suffisante pour ne pas être aperçu lui-mêmedans l’obscurité, et se mit à suivre.

– Ce d’Assas a toutes les chances ! grondait-il. Unautre, moi, n’importe qui, eût été arrêté demain matin, et alors laBastille !… le bourreau, peut-être !… Ah ! ce roiest bien faible !… D’Assas s’en tire les mains nettes… Et quisait si cette aventure ne le servira pas !… Voici la petited’Étioles favorite ! Or, elle me fait l’effet d’éprouver pourle joli chevalier un sentiment qui frise la tendresse !…Enfin, tout n’est pas dit ! Qui vivra verra !…

Vingt minutes plus tard, le carrosse fut en vue du gigantesquechâteau, évocation de l’immense orgueil de Louis XIV… Sans doute leroi avait donné des indications à Bernis, car celui-ci, sanshésiter, contourna l’aile droite du château, et lança le carrossesur la route qui aboutissait à l’endroit où plus tard devaits’élever Trianon.

Au bout de dix minutes, la voiture s’arrêta…

Du Barry sauta vivement de sa selle, et sans se préoccuper deson cheval dressé à ne plus bouger de place dès que le chevaliermettait pied à terre, il se rapprocha d’arbre en arbre et put ainsiarriver à temps pour voir Louis XV descendre… Jeanne demeurait dansla voiture…

Bernis, n’ayant reçu aucun ordre, restait immobile à saplace.

Du Barry embrassa cette scène d’un coup d’œil.

Il vit alors que le carrosse était arrêté devant la porte d’unélégant pavillon de style Renaissance où tout paraissait dormir,volets clos et portes fermées…

Le roi s’approcha de la porte d’entrée et souleva trois fois lemarteau.

Aussitôt, comme s’il y eût quelqu’un qui veillât en permanence,la porte s’ouvrit, et une gracieuse soubrette apparut, éclairée parla lampe qu’elle tenait à la main. Cette femme reconnut-elle leroi ? Peut-être. Mais elle ne fit aucun geste de surprise, neprononça pas un mot et se contenta d’éclairer le passage en élevantsa lampe.

Alors Louis XV se rapprocha du carrosse, ouvrit la portière ettendit la main.

Du Barry vit apparaître Mme d’Étioles qui, pâleet tremblante, s’appuya sur cette main pour descendre.

Le roi la conduisit jusqu’à l’entrée de la maison, et,s’adressant à la soubrette :

– Suzon, dit-il, voici votre nouvelle maîtresse. J’espèreque tout est prêt pour la recevoir dignement.

– Oui, monsieur, répondit la soubrette.

– Madame, reprit Louis XV en se tournant vers Jeanne,veuillez vous considérer ici comme chez vous. Et vous y êtesréellement. Car cette maison, dès cet instant, vous appartient.J’ose espérer que vous voudrez bien parfois, parmi les amis quiviendront vous saluer, recevoir le plus fidèle et le plus soumis devos serviteurs.

En même temps il s’inclina profondément.

Jeanne, troublée jusqu’à l’âme, eut une dernière hésitation…

Elle fit une révérence et murmura d’une voix confuse :

– Vous serez toujours le bienvenu… monsieur !…

Et elle entra !…

Louis XV demeura un instant devant cette porte, un singuliersourire au coin des lèvres. Puis, vivement, il remonta dans lecarrosse qui, quelques minutes plus tard, s’arrêta devant lechâteau où tout était toujours prêt, nuit et jour, pour recevoir SaMajesté…

– Ouf ! murmura Bernis en remettant le carrosse auxmains des valets d’écurie, je ne sais combien maître Berryer a pugrimper d’échelons cette nuit… je crois que, de mon côté,l’escalade se présente assez bien… Or çà ! réfléchissonsmaintenant !… Dois-je ou non prévenir ce cher M. Jacques…oh ! pardon… monseigneur !… Voyons : de quel côtédois-je me laisser pousser ?… Si je laissais faire ?… Quisera vainqueur ? le roi, ou la puissante société à laquelle jesuis affilié ?… Prenons toujours deux jours de repos… et deréflexion…

Sur ce, M. de Bernis se retira dans la chambre qu’onlui avait préparée, et se mit, en effet, à réfléchir.

Quant à du Barry, il était remonté sur sa bête et avait repris àfranc étrier le chemin de Paris.

À trois heures du matin, tandis que Bernis réfléchissait, queBerryer attendait, que Jeanne songeait à l’étourdissante aventureet que le roi dormait fort paisiblement, du Barry frappa à lamaison de la rue du Foin, et, malgré l’heure, fut aussitôtintroduit.

Là aussi, on était prêt à toute heure du jour et de la nuit…

 

Le lendemain, Paris apprit avec indifférence que la Cour s’étaittransportée à Versailles que le roi fût au Louvre ou au château,les édits sur les impôts n’en pleuvaient pas moins avec leurimplacable régularité. Les Parisiens ne furent donc ni attristés nijoyeux de savoir que, par un de ces caprices qui étaient fréquents,leur monarque avait quitté la ville dans la nuit pour aller dormirà Versailles.

Toute la journée ce fut un exode de cavaliers, de carrosses,seigneurs et hautes dames s’empressant de courir là où ils étaientsûrs de retrouver Sa Majesté, c’est-à-dire la source des honneurset des faveurs.

Seulement, comme tout ce monde était au courant des habitudes deLouis XV, il ne témoignait pas la même philosophie indifférente queles bons bourgeois de Paris.

Les ministres étaient soucieux.

Les jeunes seigneurs étaient au contraire tout joyeux : carVersailles, c’était le lieu de délices… les fêtes de toute nature,la grande vie royale et somptueuse…

Les dames se demandaient ce que cachait ce caprice du roi…

Et plus d’une songeait à cette petiteMme d’Étioles avec qui Sa Majesté s’étaitentretenue pendant la fête de l’Hôtel de Ville… Quelques unes,aussi, pensaient à cette superbe Mme du Barry quele roi avait paru si fort admirer, – et toutes, avec inquiétude,avec une sourde jalousie, se demandaient si, en arrivant àVersailles, on n’allait pas leur présenter quelque nouvelleduchesse de Châteauroux…

L’étonnement de tous et de toutes fut grand lorsque, le soir, onvit le roi causer affectueusement avec la pauvre Marie Leszczynska,la reine si dédaignée, si délaissée…

Louis XV avait assidûment travaillé avec M. le marquisd’Argenson. Puis, il avait eu une longue entrevue avec sonlieutenant de police. Avec ses courtisans, il se montra gai,affable, plus de vingt hautes dames à qui il n’avait jamais adresséla parole reçurent ses compliments…

Il en résulta que tout le monde au château de Versailles étaitradieux, depuis la reine Marie, qui put espérer un retour de sonroyal époux, jusqu’au premier ministre qui n’avait jamais trouvéLouis XV aussi attentif au conseil, jusqu’aux seigneurs de moindreimportance qui, dans la bonne humeur du roi, voyaient un présagedes fêtes prochaines.

Mais ce qui surprit surtout ce monde si mobile et si prompt auxcommentaires, ce fut de voir Sa Majesté s’entretenir assezlonguement et en particulier avec ce petit abbé dédaigné, cefreluquet de poète qu’était M. de Bernis.

De Bernis portait le bras en écharpe, et, en l’abordant, le roilui avait dit à haute voix :

– Vous êtes donc blessé, monsieur ?…

– Oui, Sire, avait répondu de Bernis, je me suis quelquepeu foulé le bras gauche…

– Il faut vous reposer, avait repris le roi avecsollicitude.

– Sire, il n’est pas pour moi de repos plus propice à laguérison que de me trouver auprès de Votre Majesté.

Le roi avait souri à cette extravagante flatterie et avaitentraîné le petit abbé dans une embrasure de fenêtre.

Lorsque Louis XV quitta Bernis, les seigneurs les plus huppés secrurent obligés de venir lui demander des nouvelles de son bras.Jamais Bernis ne s’était vu à pareille fête. Quelques-unsessayèrent habilement de savoir la cause de cette mystérieusefoulure… mais il demeura impénétrable, papillonna de groupe engroupe, reçut et rendit force œillades, force compliments ;chacun l’admira et lui découvrit tout à coup un esprit, unegalanterie, une foule de qualités jusque-là insoupçonnées !…Bernis était sur le chemin de la fortune !…

Vers dix heures, Louis XV se retira dans ses appartements et seremit aux mains de Lebel, son valet de chambre.

Bernis rayonnant monta les escaliers qui conduisaient à lachambre qui lui avait été assignée : car le roi avait vouluqu’il logeât au château.

– Décidément, se disait Bernis, je crois que j’ai bien faitde ne pas aller trouver… M. Jacques ! Vive le roi,morbleu !… surtout s’il tient les promesses qu’il m’a faites…Et pourquoi ne les tiendrait-il pas ?

En prononçant ces paroles in petto, Bernis tourna le bouton desa chambre, et aperçut un homme installé au coin de la cheminée,devant un bon feu clair…

Bernis crut d’abord s’être trompé, mais il s’assura promptementqu’il était bien chez lui…

Il entra donc, ferma la porte et, marchant à l’homme qui, assisdans un fauteuil, lui tournait le dos, il lui ditgaiement :

– Enchanté de vous recevoir chez moi, monsieur, surtout sivous me dites qui j’ai l’honneur… de…

Les derniers mots expirèrent dans sa gorge.

L’homme s’était retourné, se levait… et dans cet inconnu, Bernisreconnaissait… M. Jacques !… son supérieur… le chefredoutable et redouté… le maître tout-puissant !…

– Monsieur… balbutia-t-il… Monseigneur !…

Il fléchit le genou, pâle soudain.

– Remettez-vous, dit M. Jacques. Relevez-vous… etregardez-moi… Que craignez-vous ?… Qu’on m’ait vu entrerici ?… Rassurez-vous…

– Oh ! Monseigneur…

– Alors ?… Vous avez donc une faute sur laconscience ?… En ce cas, confessez-la-moi, mon enfant. Voussavez que notre ordre, s’il est impitoyable pour les hypocrites etles traîtres, sait pardonner à ceux qui se repentent… Parlez doncsans crainte, je vous écoute…

En même temps, M. Jacques se laissa retomber dans sonfauteuil.

Bernis était atterré…

Mais il avait rapidement pris son parti. Et ce fut d’une voixraffermie qu’il dit :

– Monseigneur, j’ai en effet une faute à mereprocher : c’est d’avoir tardé à vous mettre au courant desincidents de la nuit dernière…

– Ce n’est pas grave, dit paisiblement M. Jacques, etd’ailleurs, vous avez une excuse…

Bernis frémit. Il lui semblait deviner une effrayante ironiesous l’air calme de son terrible interlocuteur.

– Hélas ! non, Monseigneur, dit-il.

– Mais si fait !… Vous êtes blessé… C’est une raisonsuffisante !…

– C’est vrai, Monseigneur, fit de Bernis avec joie, je n’ypensais plus…

– À la raison ou à la blessure ?… C’est le chevalierqui vous a blessé ?…

– Oui, Monseigneur.

– Coup d’épée ?…

– Non : il a fait feu sur moi…

– Un coup de pistolet. Tenez, mon enfant, j’ai sur moi unbaume souverain contre les coups de feu… laissez-moi débander votrebras et je réponds d’une prompte guérison…

– Monseigneur, balbutia Bernis devenu blême, je… nepermettrai pas… je suis confus…

– Bah ! Bah !… Laissez-moi faire, vousdis-je !

En même temps, M. Jacques débouchait un flacon qu’il venaitde sortir de sa poche et saisissait le bras en écharpe.

Bernis se recula de deux pas et tomba à genoux.

– Monseigneur, dit-il en courbant la tête,accablez-moi : j’ai menti ! Je ne suis pasblessé !…

– Ceci est plus grave, dit M. Jacques après quelquesinstants de silence. Un mensonge !… Vous savez comme nouspunissons le mensonge de l’inférieur au supérieur, à plus forteraison le mensonge au général de l’ordre !… Vous n’avez qu’unmoyen d’espérer l’absolution : c’est de mettre à nu votre âme.Si vous avez éprouvé quelque mauvaise tentation, si le démon del’ambition précipitée vous a soufflé des conseils pernicieux,dites-le moi… et nous verrons !…

– Monseigneur, dit Bernis en se relevant, je n’ai d’autrefaute à me reprocher que celle de ne pas être venu vous prévenir,comme c’était mon devoir…

M. Jacques, sans dire un mot, alla à un fauteuil où ilavait déposé son manteau. Il saisit le vêtement et s’enenveloppa.

– Que faites-vous, Monseigneur ! s’écria Bernis entremblant.

M. Jacques, alors, se retourna vers lui.

Il était méconnaissable. Ses yeux flamboyaient. Ses traitsétaient empreints d’une indicible majesté.

– Ce que je fais ? gronda-t-il. J’abandonne la brebiségarée qui refuse de rentrer au bercail. Je fuis cet appartement oùl’on respire une atmosphère de trahison et de mensonge !…Rappelez-vous le papier que vous avez signé ! Rappelez-vousque vous vous êtes engagé à servir les intérêts de l’ordre contreles intérêts du roi. Demain, ce soir, que dis-je ! dansquelques minutes, ce papier sera dans les mains de Louis XV. Tout àl’heure vous étiez son favori. Cette nuit où vous avez fait desrêves de fortune, vous l’achèverez à la Bastille… et vous pourrez yréfléchir aux moyens de nous trahir encore. Seulement, votreréflexion risque de durer toute votre vie !…

– Grâce, Monseigneur ! bégaya Bernis. Vous êtesterrible. Je me repens ! oh ! je me repens !…

– Ainsi, continua M. Jacques, vous vous êtesdit : « Je ne préviendrai pas mon chef des choses qu’il aintérêt à savoir. Je servirai les honteuses passions de ce roipervers ! Et de cette façon, je m’élèverai plus rapidement aufaîte de la fortune !… » Insensé. ! Vous avez eupourtant la preuve que je savais toujours tout à temps !…

– Pardonnez-moi, Monseigneur ! s’écria Bernis. Ehbien, oui, je l’avoue ! l’ambition m’a tenté ! L’ambitionm’a fait sortir de la voie étroite ! Mais je suis prêt à yrentrer !… Non pas que je redoute l’écroulement d’unrêve ; non pas que j’ai peur de la Bastille !…Monseigneur, vous le savez : pour un rêve qui s’envole, on enéchafaude vingt autres… et on peut sortir du cachot le plussecret !… Vous connaissez mon âme, vous savez quelles sont mesaspirations ! Eh bien, Monseigneur, je me repens parce que jevois que vous êtes réellement le plus fort, parce que je vousadmire et que vous m’inspirez un sentiment qui confine àl’adoration… Soyez clément, soyez généreux… et vous me savezcapable de réparer les plus grands malheurs…

– Bien, mon fils ! dit M. Jacques en revenantprendre sa place auprès du feu. En ce moment, vous êtes vraimentsincère, et j’espère que cette nuit vous aura été une leçonsalutaire… Vous êtes une des plus subtiles intelligences qui soientdans notre ordre. Vous m’êtes précieux. Je ne perdrai donc pas detemps à feindre une sévérité qui est loin de mon cœur et de monesprit. Vous êtes pardonné. Jamais plus un mot sur tout ceci…

Bernis se courba, saisit la main que lui tendaitM. Jacques, et, avec un effroi respectueux, la baisa.

– Voyons, dit alors M. Jacques. Racontez-moi leschoses telles qu’elles se sont passées.

Bernis fit un récit exact et détaillé de toute la scène que nousavons racontée.

Il acheva en donnant des renseignements sur la maison où Jeanneavait été conduite.

M. Jacques écoutait, renversé sur son fauteuil, les yeuxfermés : il prenait des notes.

– Bernis, dit-il enfin, il faut que, sous deux jours auplus tard, j’aie la liste de toutes les personnes qui, à un titrequelconque, habitent cette maison ; il me faut une noticeexacte sur chacune d’elles, sur ses mœurs, ses goûts et son degréde corruptibilité… Vous me comprenez ?…

– Oui, Monseigneur. Et je puis déjà vous signaler une femmede chambre que Berryer a placée là il y a quelque temps pour êtrerenseigné…

M. Jacques eut un imperceptible tressaillement de joie.

– Elle s’appelle Suzon, reprit Bernis. C’est une finemouche. Elle est toute à la dévotion du lieutenant de police, maisj’ai cru m’apercevoir en deux circonstances qu’elle ne me regardaitpas d’un mauvais œil…

– En sorte que vous pourriez vous introduire dans laplace ?…

– Je le crois, Monseigneur.

– Et y introduire quelqu’un avec vous ?… Homme oufemme ?

– J’en suis sûr, Monseigneur !…

– Allons ! murmura alors M. Jacques, la partien’est pas perdue !… Je prendrai ma revanche !… Bernis,reprit-il tout haut, pensez-vous pouvoir arriver à persuader àcette fille… comment l’appelez-vous ?

– Suzon… je vous répète, Monseigneur, qu’elle a peut-êtrequelque secrète complaisance pour moi, mais que c’est une filletrès fine, très dévouée à Berryer…

– Il faudrait la décider à se faire remplacer dans sonservice par une autre femme… Pouvez-vous y arriver ?

– Je ferai l’impossible, Monseigneur. Mais cetteremplaçante…

– Je vous la désignerai au moment voulu. Pour le moment,voici mes ordres : il me faut un plan de la maison, une noticesur toute personne y habitant ; et enfin, vous vous occuperezdès demain matin de vous mettre au mieux avec la petite Suzon…

– Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner,Monseigneur ?

– Si fait… Il faudrait faire savoir à M. le chevalierd’Assas en quel lieu Mme d’Étioles a été conduite,et ajouter que le roi n’a pas encore pénétré dans la maison…

– C’est-à-dire réveiller ses espérances ?… Je m’encharge !…

M. Jacques fit un signe de tête approbatif et, ayant donnésa bénédiction sous laquelle Bernis se courba, il se retira sansbruit.

Il paraissait parfaitement connaître le dédale des escaliers etdes couloirs du château.

Car il refusa de se laisser accompagner par Bernis.

En réalité, il fut reconduit par un homme qui l’attendait audétour du premier couloir qu’il longea.

Cet homme, enveloppé d’un manteau sous lequel on pouvait parfoisapercevoir le brillant costume d’un grand seigneur, conduisitM. Jacques, répondit aux gardes qu’il rencontra, donna le motde passe à la grille, et enfin, sur l’esplanade, s’inclinaprofondément.

– Monseigneur est-il satisfait de son humble cavalierd’escorte ? demanda-t-il.

– Très satisfait, mon cher comte, je vous en remercie,répondit M. Jacques ; vous pouvez vous retirer et rentrerau château.

L’homme salua plus profondément encore et fit quelques pas pourse retirer.

– À propos, dit alors M. Jacques, connaissez-vousM. de Bernis ?

– Oui, Monseigneur…

– Eh bien, vous abandonnerez momentanément le service queje vous avais indiqué. Vous vous attacherez à la personne deM. de Bernis. Et vous me renseignerez tous les soirs parune notice exacte sur ses faits et gestes, sur ses paroles, surtout incident quelconque…

Et cette fois, le général de la Société de Jésus s’éloigna pourtout de bon, tandis que son conducteur rentrait au château. Et quise fût trouvé près de lui l’eût entendu murmurer :

– Comme les hommes sont lâches ! Et comme il estdifficile de les maintenir dans la voie !… Et pourtant, ilsuffirait d’un peu d’intelligence et de volonté combinées pourbouleverser le monde !… Allons… faisons notre devoir jusqu’aubout !…

Chapitre 27SOUS LES QUINCONCES

Le lendemain de grand matin, M. de Bernis, son brastoujours en écharpe, quitta le château sans avoir été remarqué. Lemystérieux personnage que nous continuerons à appelerM. Jacques avait bien tort de se défier de lui. Non seulementBernis était trop intelligent pour persister dans ses velléités detrahison, mais encore il avait pour son chef suprême une admirationsans bornes. La scène de la nuit n’était pas faite pour diminuercette admiration…

Il résolut d’être désormais fidèle et d’obéir aveuglément.

Il faut ajouter que sa fidélité à M. Jacques ne pouvait enrien lui enlever la faveur qu’il avait conquise auprès du roi. Aucontraire, peut-être allait-il trouver l’occasion de rendre à SaMajesté de nouveaux services.

Ce fut donc plein d’ardeur qu’il prit le chemin de Paris et serendit tout droit à l’auberge des Trois-Dauphins, où ildemanda à parler à M. le chevalier d’Assas.

Quelques minutes plus tard il était introduit dans la chambre ded’Assas, et, après l’avoir salué courtoisement, luidemandait :

– Me reconnaissez-vous, monsieur ?

Le chevalier examina un instant son visiteur et secoua latête.

Bernis avait mis cet instant à profit pour étudier de son côtécelui qu’il venait voir. Le chevalier était fort pâle, ce quiprouvait qu’il avait peu ou pas dormi, et il avait les yeux rouges,ce qui prouvait qu’il avait pleuré beaucoup. Il semblait accablépar une morne tristesse. De plus, Bernis remarqua que sonportemanteau était ouvert sur le lit et qu’il était en train d’yranger les effets de parade qu’il avait apportés à Paris ;évidemment d’Assas s’apprêtait à s’en aller.

– Monsieur le chevalier, reprit-il en voyant que d’Assassecouait la tête, je m’appelle M. de Bernis, et je passepour un poète passable. Mme de Rohan, dontvous connaissez la réputation d’esprit, me veut quelque bien, etj’ai tout lieu de croire que je ferai mon chemin comme unautre.

Le chevalier s’inclina poliment, mais froidement.

– Cette présentation faite, cher monsieur, continua Bernis,et je doute qu’elle vous ait intéressé, je vais vous dire une chosequi vous intéressera davantage : c’est moi qui, l’autre nuit,conduisais le carrosse où se trouvaientMme d’Étioles et sa Majesté…

Le chevalier frissonna. Pour ce freluquet importun qui venaitainsi presque insulter à sa douleur, il eut un regard de haine, etce fut d’une voix que la rage d’amour faisait trembler qu’ilrépondit :

– Je vois que vous faites plusieurs métiers, monsieur…tantôt vous faites des vers, et tantôt…

– Halte ! fit Bernis. Pardonnez-moi de vousinterrompre…

– Et pourquoi m’interrompez-vous, s’écria violemmentd’Assas, au moment où j’allais dire…

– Je vous interromps encore… et c’est parce que je lis dansvos yeux que vous avez une insulte au bout de la langue. Or, moncher chevalier, si je vous laissais proférer cette insulte, nousserions obligés de nous couper la gorge ce soir ou demain, ce quin’est rien. Mais je serais aussi obligé de vous quitter surl’heure, ce qui serait fâcheux pour vous qui ne sauriez pas ce quej’avais à vous dire, et fâcheux pour moi qui serais désespéré delaisser dans le désespoir le gentil garçon que, d’un mot, jepouvais consoler…

– Que signifie… ? murmura le chevalier étourdi de cebabil.

– Cela signifie, se hâta de reprendre Bernis, que,conduisant le carrosse de Sa Majesté l’autre nuit, j’ai assisté àtoute la scène, et que j’ai trouvé votre attitude héroïque, et quevous m’avez du premier coup inspiré la plus vive et la plus sincèresympathie. En même temps j’ai pu comprendre l’état de votre cœur,ce qui n’était pas trop difficile, et je me suis dit : voici,par ma foi, un gentilhomme qui va pleurer, bien à tort, toutes leslarmes de ses yeux, puisqu’il s’imagine… ce qui n’est pas…

D’Assas bondit.

– Ce qui n’est pas ! balbutia-t-il en devenant livide.Au nom du ciel, monsieur, expliquez-vous clairement… je sens que matête s’égare rien qu’à la pensée que… peut-être… je me suistrompé…

– Eh bien ! je vais être clair et précis. D’abord,vous croyez que Mme d’Étioles a volontairementsuivi le roi ?

– Oui !…

– Vous croyez ensuite qu’elle l’aime ?…

– Hélas !…

– Enfin, vous croyez que depuis l’autre nuit ils ne se sontpas quittés ?

D’Assas baissa la tête. Et une larme brûlante parut dans sesyeux.

– Vous vous trompez sur ces trois points… ou presque, ditalors Bernis.

Le chevalier eut un long frémissement.

– Tout d’abord, c’est contrainte et forcée queMme d’Étioles est montée dans le carrosse. C’est àla suite d’un véritable guet-apens et je puis vous en parler enconnaissance : j’ai assisté à la chose. Elle s’est défenduevaillamment, je vous le garantis, et on n’a eu raison de sarésistance qu’en lui assurant qu’on la conduisait dans une maisonoù elle serait chez elle…

Le chevalier secouait la tête et songeait :

– Pourquoi alors ne s’est-elle pas confiée à moi lors de larencontre ?…

– Il est vrai, reprit Bernis, que cette charmante jeunefemme a quelque penchant pour le roi… ou du moins elle est éblouiepar la grandeur royale. Mais ceci ne me regarde pas… Et j’arrive autroisième point : Mme d’Étioles a été conduiteà Versailles dans une maison où Louis XV n’a pas pénétré. Et ellen’y est entrée qu’à cette condition qu’elle recevrait qui bon luisemblerait… même son mari, ajouta Bernis en éclatant de rire.

– Êtes-vous sûr de ce fait ? haleta d’Assas qui saisitla main du visiteur.

– Pardieu ! monsieur, s’écria Bernis en jetant un cride douleur, vous oubliez que vous m’avez fracassél’épaule !…

– Oh ! pardon… c’est donc moi… c’est donc mon coup depistolet…

Le pauvre chevalier était désolé ; et à cette désolation,Bernis vit qu’il avait cause gagnée.

– Ce n’est rien, reprit-il. Dans huit jours, il n’yparaîtra plus. Et puis, cela m’apprendra à me mêler de ces sortesd’aventures au lieu de m’occuper de rimer, ce qui est mon métier…Si je suis sûr que le roi n’a pas encore pénétré auprès deMme d’Étioles !… Je puis vous le jurer surl’honneur !…

– Et comment le savez-vous ? s’écria le chevalierrepris d’un soupçon subit.

– Chevalier, vous aimez ; sur ce point, au moins, jevous ressemble : j’aime !… Oh ! rassurez-vous :ce n’est pas Mme d’Étioles… mais une charmante, unedélicieuse enfant qui habite la maison en question, à titre desoubrette… Que voulez-vous ? Je déroge, mais la coquine m’aensorcelé, je crois… C’est pour lui complaire que je me suistransformé en Phébus conduisant le char de l’Amour… Bref, Suzon…elle s’appelle Suzon… n’a plus aucun secret pour moi… et par elleje sais tout ce qui me tient à cœur, pour moi… ou pour mes amis… etje veux espérer que vous me faites l’honneur d’être de mesamis.

Le chevalier tendit sa main à Bernis et appela pour qu’on montâtdu vin d’Espagne.

La glace rompue, Bernis accumula les détails, fournit despreuves, répondit à toutes les questions du chevalier, l’assuraqu’il serait enchanté de jouer un mauvais tour au roi qu’ildétestait, et finalement lui proposa de le conduire à Versailles,pour lui montrer la maison où Mme d’Étioles étaitenfermée.

– Je n’osais vous le demander ! s’écria le chevaliertransporté, mais j’avais déjà fait mon plan : je vous eussesuivi, et puisque vous vous rendez tous les jours dans cettemaison…

– Bien imaginé ! Eh bien ! mon cher chevalier,faites comme si je ne vous avais rien proposé : suivez-moisans que je m’en aperçoive. Je vais de ce pas monter à cheval, etla maison devant laquelle vous me verrez m’arrêter… eh bien, cesera là ! De cette façon, nul ne pourra dire que je vous aiconduit… Et même, s’il vous arrivait de me rencontrer àVersailles…

– Soyez tranquille, je ne vous reconnaîtrai pas…

– Parfait. En route, donc !…

Les deux jeunes gens descendirent, enfourchèrent chacun leurcheval, et marchèrent de conserve jusqu’à ce qu’ils fussent sortisde Paris. Alors, ils se serrèrent la main, et de Bernis prit lesdevants, suivi à deux cents pas par le chevalier.

Le soir tombait au moment où ils arrivaient à Versailles.

Bernis contourna l’aile droite du château ; le chevalier,le cœur battant, le vit passer au pas et s’arrêter enfin devant unemaison isolée. Bernis mit pied à terre comme pour ressangler soncheval, puis, se remettant en selle, ne tarda pas àdisparaître.

Aussitôt le chevalier sauta à terre, attacha sa bête à un troncd’arbre et s’avança vers la maison, qui avait une apparence desplus mystérieuses. Il s’arrêta à vingt pas de la façade, et,dissimulé dans l’ombre du quinconce, l’examina avec un intérêtfacile à comprendre.

– C’est là ! murmura-t-il. Elle est là ! Ce jeunehomme ne peut avoir menti ; quel intérêt aurait-il eu à metromper ?… Oui ! elle doit être là !… Que ne puis-jeentrer ! lui parler ! lui dire tout ce que jesouffre !…

À ce moment, un homme enveloppé d’un manteau, qui à quelques pasde là surveillait, lui aussi, la maison, aperçut le chevalier,sourit et s’enfonça plus profondément dans l’ombre, endisant :

– Bernis a tenu parole… voici le chevalier… Allons !la leçon de cette nuit a été bonne !…

Cet homme, c’était M. Jacques…

Le chevalier, timide et palpitant comme un pauvre amoureux qu’ilétait, dévorait des yeux la maison et prenait l’héroïque résolutiond’aller frapper à la porte, tout en se disant d’ailleurs qu’il n’enaurait jamais le courage.

Pourtant, à force de s’affirmer qu’il ne pouvait plus vivre s’ilne la revoyait pas encore, il finit par se détacher de l’arbreauquel il s’était accoté et il avançait de quelques pas, lorsqu’ilfut heurté par quelqu’un qui marchait assez vivement.

– Au diable l’importun ! grommela le quelqu’un.

– Au diable vous-même, monsieur le malappris !répliqua vivement le chevalier qui se trouvait dans cet étatd’exaspération particulier aux amoureux que l’on dérange.

– Eh ! reprit la voix en se faisant narquoise etinsolente, c’est ce cher chevalier d’Assas !…

– Le comte du Barry ! fit d’Assas en reconnaissantl’homme.

C’était du Barry, en effet, qui, ayant sans doute reçu quelquemission, rôdait de son côté aux abords de la fameuse petite maison,laquelle, à défaut d’autre mérite, avait du moins en ce momentcelui d’être parfaitement gardée.

Du Barry, en reconnaissant d’Assas, jeta un rapide regard autourde lui.

Le paysage était désert. Sous les quinconces, la solitude étaitprofonde.

Quant à la maison, elle était assez éloignée et hermétiquementclose.

Alors une bouffée de fiel monta au visage de du Barry.

Cet homme, ce chevalier qui l’avait insulté, humilié, puisblessé, il le haïssait !

Le terrible M. Jacques avait imposé silence à cette haine.Du Barry avait dû s’incliner, la rage au cœur.

Mais maintenant, ils étaient seuls en présence !…

Un coup d’épée est vite donné… Et s’il touchait le chevalier,s’il le tenait un instant à sa merci, le poignard achèverait ce quel’épée avait commencé.

D’Assas avait reculé de deux pas. Le comte lui inspirait uneinsurmontable aversion. Et pourtant, d’après ce que lui avait ditM. Jacques, c’est à du Barry qu’il avait dû de sortirpromptement de la Bastille.

Le chevalier souleva donc son chapeau, et, se contraignant à lapolitesse :

– Comte, dit-il, on m’a assuré que vous avez tout fait pourme rendre la liberté lorsque j’ai été arrêté. Veuillez doncrecevoir ici mes remerciements…

– Ma foi, mon cher monsieur, vous m’étonnez, fit du Barry.Je me suis occupé de vous rendre la liberté, moi ?… Je suischarmé de l’apprendre…

D’Assas remit son chapeau sur sa tête.

Du Barry ne s’était pas découvert.

– En ce cas, reprit le chevalier, j’ai eu tort de vousprésenter mon compliment, et je le regrette.

– D’autant plus, ricana du Barry, que votre compliment, àdes oreilles mal intentionnées, eût pu sembler vous avoir été dictépar la crainte.

– Quelle crainte, je vous prie ? fit d’Assas quicommençait à voir où le comte voulait en venir.

– Mais la crainte, par exemple, que je ne vous demandecompte de certain coup d’épée que vous me donnâtes par surprise… Ausurplus, en Auvergne, c’est peut-être par des compliments que l’onpaie les dettes d’honneur. Je vous préviens que je n’accepte pascette monnaie, monsieur…

– En Auvergne, monsieur, répondit gravement d’Assas, quandon rengaine un compliment, on dégaine l’épée…

– En garde, donc ! fit du Barry, les dents serrées parla rage. En même temps, les deux adversaires jetèrent bas leursmanteaux, sortirent les épées du fourreau et tombèrent engarde.

– Tenez-vous bien, cette fois, gronda le comte, car je vouspréviens que je ne fais pas de quartier.

Et il se fendit à fond.

– Vous êtes insensé, monsieur, railla d’Assas en parant lecoup : mais je veux être plus généreux que vous, et cette foisencore, je vous ferai quartier, car je me contenterai de vousmarquer à la joue…

– Misérable ! rugit le comte, c’est la dernière foisque tu m’auras raillé !

Et il se rua sur son adversaire ; au même instant un hommes’élança entre les deux duellistes, en disant avecautorité :

– Bas les armes !…

– Par la mordieu ! gronda du Barry.

L’inconnu écarta son manteau et son visage apparut.M. Jacques – car c’était lui – ajouta aussitôt :

– Remettez votre épée au fourreau : je vousl’ordonne…

Du Barry fit un geste de rage, ses yeux devinrent sanglants…mais M. Jacques le regarda fixement… le comte obéit.

– Je suis déshonoré ! murmura-t-il en frémissant.

– Non, monsieur, dit d’Assas, pas pour cela, dumoins ; et pour preuve, je serai toujours votre homme, quandil vous plaira…

– Merci, monsieur ! balbutia confusément du Barry.

M. Jacques se tourna alors vers le chevalier.

– Mon enfant, dit-il, laissez-moi espérer que vousécouterez ma voix. Le comte du Barry n’est pas votre ami ;vous n’êtes pas le sien : mais vous pouvez et vous devez êtrealliés…

– Pour quelle œuvre ? quelle besogne ? fitd’Assas avec hauteur.

– Écoutez-moi un instant, dit paisiblement M. Jacquesen se reculant.

D’Assas le suivit.

– Mon enfant, reprit alors M. Jacques, c’est moi quivous ai tiré de la Bastille ; c’est moi qui vous aiconsolé ; c’est moi qui, jusqu’ici, ai préservéMme d’Étioles…

D’Assas frémit.

– C’est moi, continua M. Jacques, qui vous ai faitprévenir qu’on allait l’enlever ; c’est moi qui ai fait suivrele carrosse ; enfin, c’est moi qui aujourd’hui même vous aienvoyé Bernis… Je ne veux pas que le roi abandonne encore la reineMarie ! Pour toutes sortes de raison de morale et depolitique, je ne veux pas que Mme d’Étioles luiappartienne… Me croyez-vous ?…

– Oui ! gronda le chevalier, au visage de qui montaune bouffée de sang. J’ignore qui vous êtes ; j’ignore lesvrais motifs qui vous font agir, mais je vous crois !…

– C’est tout ce qu’il faut. Peu vous importe que je vousdise ou non la vérité sur certains points ; ce qui vousimporte, c’est que je veux séparer à tout jamaisMme d’Étioles et le roi. C’est mon intérêt. C’estle vôtre. Nous sommes donc alliés ?

– Nous le sommes, fit d’Assas qui haletait.

– Eh bien ! maintenant, écoutez ceci : M. duBarry était ici, par mon ordre, pour surveiller cette maison et aubesoin empêcher par la force le roi d’y entrer… Est-il votreallié ?…

Le chevalier se tut.

– Que le comte soit tué, acheva M. Jacques, ou mêmequ’une blessure le mette au lit pour huit jours, et vous aurezservi les intérêts du roi, mon enfant…

D’Assas fit un geste de rage.

– Sans du Barry, je ne puis rien, vous entendez ?…Battez-vous donc avec lui, si cela vous convient, mais seulementquand il n’y aura plus de danger pourMme d’Étioles…

– Et comment le saurai-je ?…

– Je vous préviendrai, dit M. Jacques avec un sourire.Ainsi, c’est entendu, jusque là, le comte vous estsacré ?…

– Je jure de ne pas le provoquer, dit d’Assas.

– C’est tout ce qu’il faut, mon enfant. Adieu… àbientôt !… À propos, où logez-vous ?…

– Mais… aux Trois-Dauphins, vous le savez,monsieur.

– À Paris, oui ; mais à Versailles ?…

– Je n’ai point de logis à Versailles, monsieur.

M. Jacques leva les bras au ciel avec indulgence.

– Voilà bien les amoureux ! dit-il. Imprévoyantsjusqu’à la folie. Ils se contentent de soupirer. Eh bien ! jevais vous indiquer un logis, moi, car il faut que vous vousinstalliez à Versailles…

– Tout mon portemanteau est à Paris, dit d’Assasétourdi.

– Ne vous en inquiétez pas : on vous le renverra.

– Ma bourse est maigre.

– Que cela ne vous arrête pas : vous n’aurez rien àpayer dans le logis où je prétends vous envoyer. Allez donc auxRéservoirs. Prenez la ruelle qui débouche juste en face.Arrêtez-vous devant la quatrième maison à gauche, frappez deuxcoups, et à celui qui viendra vous ouvrir, dites simplement quevous êtes envoyé par M. Jacques.

Là-dessus, M. Jacques fit un geste amical au chevalier,s’approcha de du Barry, le prit par le bras et l’entraînavivement.

– Ah çà ! êtes-vous fou, mon cher comte ? luidit-il. Vous venez déranger ce digne jeune homme juste au moment oùil se dirige vers la maison !… Vous lui cherchezquerelle ! Vous me l’auriez blessé, tué peut-être !…

– Je le hais ! gronda du Barry.

– Oui, je sais… Mais n’aurai-je donc jamais autour de moique des hommes incapables de dominer leurs passions ?…Attendez, que diable ! Et quand il en sera temps, je vouslivre le petit chevalier.

– Quand cela ? fit avidement du Barry.

– Je vous le dirai. Jusque là, vous êtes alliés, vous devezle respecter. Il vous est sacré. Vous aviez déjà promis. Cettefois-ci, il me faut un serment…

– Je le jure, dit le comte après un instantd’hésitation.

– Bien ! reprit M. Jacques sur un ton dur dont duBarry comprit parfaitement toutes les menaces pour le cas où il netiendrait pas la parole donnée.

Ce terrible personnage, qui semblait ainsi jongler avec laconscience des gens qui l’entouraient, reprit alors :

– Et Juliette ?… Est-elle arrivée ?…

– Depuis deux heures, elle est dans la maison de la ruelleaux Réservoirs.

– Parfait, mon cher comte… Avez-vous besoin de quelqueargent ?… Oui… Eh bien ! passez chez moi ce soir… Etquant à Juliette, tenez-vous prêt à la conduire lorsque Bernisviendra vous prévenir…

Les deux hommes s’éloignèrent dans la direction de Versailles,M. Jacques tenant toujours du Barry par le bras.

Chapitre 28L’HOSPITALITÉ DE M. JACQUES

Le chevalier d’Assas était demeuré seul, tout étourdi de lasingulière invitation que lui avait faite M. Jacques, et de ladésinvolture plus singulière encore qu’il y avait mise.

Devait-il accepter ?

Cet homme l’étonnait et l’effrayait.

En somme, tout ce que M. Jacques lui avait dit étaitexact : il lui devait la liberté, il lui devait de savoir oùse trouvait Jeanne.

Et pourtant le chevalier sentait que s’il acceptait de se rendredans le logis qui lui était offert, il allait peut-être se livrer àun homme qui lui apparaissait redoutable de mystère et depuissance.

D’autre part, retourner à Paris lui semblait maintenant choseimpossible. Il avait cette sensation que sa présence à Versaillesprotégeait encore Jeanne et que, lui parti, tout serait fini…

Et sa maigre bourse tirait à sa fin !… Il était venu àParis comptant repartir bientôt, et, pauvre d’argent, s’il étaitriche d’espoir, n’avait emporté que sa solde.

– Allons toujours voir le logis en question, se dit-il. Etpuis nous verrons !… Quant à m’en aller de Versailles… non…c’est impossible !… Le moment est venu de tout risquer… mêmema dignité !

Et humilié, furieux contre lui même, mais tout soupirantd’amour, le chevalier, ayant envoyé un baiser dans la direction dela mystérieuse petite maison, se dirigea à grands pas vers soncheval, sauta en selle, et, en quelques minutes, atteignit lesRéservoirs. Une ruelle débouchait là, comme l’avait ditM. Jacques.

Le chevalier, ayant mis pied à terre, entra dans la ruelle, et,selon la recommandation qui lui avait été faite, s’arrêta devant laquatrième maison à gauche.

C’était d’ailleurs une maison de modeste apparence, élevéeseulement d’un étage, avec trois fenêtres closes de volets.

Le chevalier frappa deux coups.

Au bout de quelques instants, un judas s’entr’ouvrit, et, àtravers le treillis, le chevalier crut un moment avoir vu le visagede M. Jacques lui-même.

Mais sans doute il s’était trompé.

Car lorsqu’on ouvrit, deux secondes plus tard, il se trouva enprésence d’une sorte de valet qui demanda d’un airétonné :

– Que désire monsieur ?…

Le chevalier fut sur le point de répondre qu’il s’était trompé,et de se retirer.

Mais la pensée de Jeanne se présenta à lui. Et ilrépondit :

– Je viens de la part de M. Jacques…

Le valet changea aussitôt de mine, se fit souriant et frappadans ses mains. Un deuxième valet apparut.

– Conduis à l’écurie le cheval de ce gentilhomme, fit celuiqui avait ouvert et qui, alors, invita d’un geste le chevalier àentrer.

D’Assas pénétra dans un couloir au milieu duquel commençait unescalier qui conduisait à l’étage supérieur. Deux portes des piècesdu rez-de-chaussée s’ouvraient sur ce couloir qui traversait lamaison dans sa largeur.

L’ayant franchi, toujours précédé par le laquais, d’Assas setrouva dans une cour spacieuse sur laquelle s’élevaient troispavillons séparés l’un de l’autre : l’un à gauche, le deuxièmeà droite, le troisième au fond. Avec le pavillon donnant sur larue, cela formait un quadrilatère régulier.

Ces trois pavillons étaient silencieux, obscurs, et semblaientinhabités.

– Si vous voulez me suivre, mon officier ? fit levalet en pénétrant dans le pavillon de gauche.

D’Assas le saisit par le bras et lui demanda :

– Ah çà ! mon ami, vous étiez donc prévenu de mavisite ?

– Nullement, mon gentilhomme. Mais il y a toujours icitrois logis prêts pour ceux que nous envoie mon maître. Et ce sontgénéralement de dignes seigneurs qui ont intérêt à se cacher àVersailles, soit pour faire oublier une peccadille, soit pour toutautre motif que, vous le comprenez bien, je ne demande jamais.

En parlant ainsi, le laquais était entré dans une sorte de petitsalon confortablement meublé et avait allumé des flambeaux. Cesalon était élégant. Il contenait une petite bibliothèque avec deslivres, un clavecin – de quoi se distraire.

– Et votre maître, demanda d’Assas, qui est-ce ?

– Mais c’est M. Jacques, fit le valet d’un air étonné.Celui qui vous envoie…

– Et vous dites qu’il vient parfois ici des gentilshommesqui se cachent ?…

– Oui, mon officier… comme vous… des jeunes gens qui ontjoué et perdu… ou qui ont rossé la maréchaussée… ou qui ont séduitla dame de quelque bourgeois, lequel s’avise de crier comme si onl’avait écorché… Nos fugitifs demeurent ici autant qu’il leur plaîtet s’en vont quand ils veulent… Seulement, mon gentilhomme, vousn’avez pas de chance…

– Pourquoi cela ? demanda d’Assas.

– Parce que vous êtes seul et que vous allez sans doutevous ennuyer. Nous avons quatre pavillons et ils sont quelquefoisoccupés tous les quatre à la fois. Alors, on mène ici joyeuse vie…Enfin, cela vous servira de purgatoire pour la faute que vous avezsans doute commise. En tout cas, je suis à votre disposition, ets’il est en mon pouvoir de vous distraire…

– Merci, mon ami, fit le chevalier qui se rassurait de plusen plus tant ce laquais avait l’air jovial et tant ses explicationsparaissaient naturelles…

Monsieur Jacques lui apparut dès lors comme une sorte dephilanthrope, une façon de providence…

– Voilà ! reprit le valet. Ici, votre chambre àcoucher… ici, la salle à manger… Voici des livres… voici unclavecin si vous êtes musicien… Si mon officier veut me direquelles sont les heures de ses repas et le régime qu’ilpréfère…

D’Assas eut un geste d’indifférence…

– Mon gentilhomme, insista le laquais, dites-moi au moinsquels sont les vins que vous aimez…

– Ah ça ! mais tu comptes donc me nourrir comme unprince ?…

– Sais-je si vous n’êtes pas un prince déguisé ?… Ilm’en est venu un une fois, et j’ai failli être chassé parce qu’unsoir j’ai manqué de champagne… Depuis, je vous assure que la caveest bien garnie et que l’office regorge de victuailleschoisies…

– Il est donc bien riche, ton maître ?

– Je n’en sais rien. Mais je sais que, pour ses hôtes, ilne veut pas que l’on compte.

– Ma foi ! j’en veux faire l’expérience surl’heure ! fit d’Assas. Je n’ai rien pris depuis ce matin, etje me sens un appétit d’enfer. Vois donc si dans ton office il nereste pas quelque pâté, et si dans ta cave, mes prédécesseurs n’ontpas oublié quelque flacon de chambertin…

– Le cas était prévu, dit le laquais.

Et il ouvrit une porte.

D’Assas passa dans la pièce voisine et se vit dans une salle àmanger au milieu de laquelle était dressée une table toute servie.Sur la table fumait le potage. Deux perdreaux rôtis attendaientd’être découpés. Un succulent pâté montrait sa croûte dorée, et surun guéridon quelques flacons s’alignaient en bon ordre.

– Ma foi, c’est comme dans les contes de ce bonM. Perrault ! s’écria d’Assas qui croyait rêver.

M. Jacques, en effet, était passé maître dans l’art de cessortes de mise en scène. On n’a pas oublié le coup de théâtre parlequel il avait affolé et littéralement ébloui Juliette Bécu, lafille galante.

Tout en dévorant avec le bel appétit de sa jeunesse le délicatrepas qu’on lui servait, d’Assas examinait la salle à manger.

Sans être somptueuse, elle était d’une élégante richesse, avecses dressoirs sculptés, son argenterie simplement marquée del’initiale de M. Jacques. Le linge était d’une finesse etd’une blancheur éblouissantes. C’était vraiment là un appartementde petit-maître.

Lorsque d’Assas eut terminé son souper, il sentit que la têtelui tournait légèrement, et il commença à voir la vie en rose.

Il se sentit de taille à lutter contre le roi lui-même…

Et ne lui avait-il pas déjà tenu tête !…

En somme, d’après tout ce qu’il savait, Jeanne avait jusque-làrésisté à Louis XV…

Pourquoi ?… Sinon parce que son amour pour le roi n’était,au fond, qu’une sorte de fascination exercée sur elle par lapuissance royale…

Il se rappelait que Jeanne, dans le malheur, avait songé à luile premier ! Il se rappelait aussi le doux regard qu’elle luiavait jeté pendant la fête de l’Hôtel de Ville…

Et il se mit à espérer…

M. Jacques était à coup sûr un grand philosophe et ilconnaissait le tréfonds de l’âme humaine.

D’Assas, donc, dans cet état de béatitude qui suit un excellentrepas, demanda à passer dans la chambre à coucher.

Le laquais s’empressa d’ouvrir une porte, et le chevalier entradans une jolie chambre toute parfumée de benjoin ; le litétait déjà découvert ; un feu clair pétillait dans lacheminée…

Le pauvre chevalier marchait de surprise en surprise :c’était vraiment un conte de fées réalisé.

– À propos, mon gentilhomme, dit alors le laquais, s’ilvous prenait fantaisie de sortir la nuit… pour quelque expéditionguerrière… ou amoureuse…

– Eh bien ? fit d’Assas.

Le laquais ouvrit une armoire vaste et profonde.

– Voici, continua-t-il, deux costumes à votre taille, defaçon que vous ne soyez pas reconnu. Voici des manteaux. Voici desloups en velours. Voici des pistolets, et voici des épées…

Les costumes étaient riches et élégants, mais dans la teinteneutre comme couleur, parfaitement seyants pour l’usage auquel ilsétaient destinés. Les épées étaient magnifiques et solides. Lespistolets étaient tout chargés…

– Voilà de quoi soutenir au besoin un siège, ditd’Assas.

– Ou de quoi en faire un, répondit négligemment le laquais.Il est arrivé à l’un des jeunes fous qui vous ont précédé ici deprendre une maison d’assaut à lui tout seul… Oh ! tous les cassont prévus…

D’Assas tressaillit et passa une main sur son front.

Le laquais se retira discrètement. Le chevalier, demeuré seul,examina curieusement les costumes accrochés dans l’armoire :dans la poche de chacun d’eux, il trouva une bourse !…

– Oh ! oh ! murmura-t-il, ceci dépasse lerêve !…

Il tira l’une de ces bourses. Elle contenait des louis d’or etun billet. D’Assas compta les louis : il y en avait cent.

– Deux mille francs !… Ma solde de huit mois !…Et il y en a autant dans l’autre costume !…

Alors il lut le billet. Il contenait ces simples mots signésd’un J :

« Puisez sans crainte. Cet argent est pour vos menus frais.On aurait cru vous importuner en mettant plus. Mais dès que l’unedes deux bourses sera vide, remettez-la au laquais qui vous sert.Il a ordre de la remplir. Soyez brave, fidèle etpatient. »

– Eh bien, par la mordieu ! grommela le chevalier,puisqu’il en est ainsi, j’accepte ! Je veux voir jusqu’où irala fantasmagorie !… Brave… je crois l’être. Fidèle, – je lesuis certainement. Patient ?… Hum !… Enfin, ceM. Jacques me semble jouer un jeu étrange. Que veut-il ?…Il en agit avec moi comme un vieil ami… comme un père indulgent… Mafoi, nous verrons bien !…

Là-dessus, le chevalier se coucha dans le lit le plus moelleuxqu’il eût encore connu et ne tarda pas à s’endormir d’un profondsommeil. Il rêva qu’il se trouvait dans le palais enchanté desfées, que tout ce qu’il touchait se transformait en or, et queJeanne lui tendait les bras en souriant…

Il avait un peu plus de vingt ans, M. le chevalierd’Assas.

Mais, franchement, eût-il été même plus âgé, eût-il eu lasagesse du roi Salomon, n’eût-il pas été encore excusable decontinuer en sommeil le rêve qu’il avait commencé toutéveillé ?…

Chapitre 29LE PAVILLON D’EN FACE

Pendant que d’Assas, dans le pavillon de gauche, soupait,s’étonnait, dormait et rêvait, une scène d’un tout autre genre sepassait dans le pavillon de droite qui semblait si désert. Ladisposition de ce pavillon était identiquement la même que danscelui qu’occupait d’Assas : une entrée, trois pièces…Seulement, ces trois pièces, et surtout la chambre à coucher,avaient une apparence plus féminine, avec plus de bibelots d’art,des meubles plus délicats, des tapis plus épais, des rideaux desoie plus lourds et plus gracieux à la fois.

Et en effet, ce pavillon était habité par une femme.

Et cette femme, c’était Juliette Bécu, celle-là même que duBarry avait audacieusement présentée au bal de l’Hôtel de Villecomme la comtesse du Barry.

Dans le petit salon, deux personnages étaient assis et selivraient à un entretien qui devait être des plus intéressants, àen juger par l’animation de leurs traits.

C’étaient le comte très authentique et la fausse comtesse.

Juliette Bécu semblait inquiète.

Du Barry cherchait à calmer ses inquiétudes.

– Mais enfin, reprenait la fille galante, continuant uneconversation commencée, que veut-il ?… Si le roi est amoureuxde cette petite mijaurée, que puis-je y faire ?…

– Écoutez, ma chère, répondit du Barry. Je vais vousexposer le plan de celui qui est en ce moment notre maître à tousdeux et auquel nous devons obéir… Ce plan est simple etgénial : Mme d’Étioles se trouve dans unemaison… tenez, supposez que ce soit le pavillon qui se trouve enface et que vous avez vu en entrant.

– Il est inhabité…

– C’est vrai. Mais supposez un instant qu’il soit habité,et qu’il le soit précisément par Mme d’Étioles…Vous comprenez ?… Vous ici… Mme d’Étioles enface… Je continue mes suppositions : par suite de combinaisonsqui vous seront expliquées, un beau soirMme d’Étioles vient prendre votre place…

– Ici ? fit Juliette.

– Oui, ici. Or, en même temps, vous prenez la sienne… End’autres termes, vous vous trouvez habiter tout à coup la maisonqu’habite Mme d’Étioles. EtMme d’Étioles se trouve habiter la vôtre. Est-ceclair ?

– J’entends. Mais après ?…

– Vous ne comprenez pas ?…

– Que voulez-vous, mon cher, depuis quelque temps, je visdans le pays des énigmes.

– C’est pourtant simple…

– Et génial, vous l’avez dit !…

– Eh bien ! supposons qu’un soir, par une nuit sombre,le roi de France, qui aura enfin reçu un mot deMme d’Étioles l’appelant près d’elle, supposons,dis-je, que Louis se mette en route pour se rendre chezMme d’Étioles… Il arrive, il entre, il trouve leslumières éteintes parce que la pudeur de la pauvre enfant serévolte… et il tombe dans les bras d’une femme qui se trouveêtre…

– Juliette Bécu, comtesse du Barry !…Admirable !…

– N’est ce pas ? Alors, dame, si le roi s’aperçoit dela substitution, c’est à vous de ne pas la lui faire regretter…

– Je m’en charge ! s’écria résolument la fillegalante. Mais que devient pendant ce temps la petited’Étioles ?

– Je vous l’ai dit : elle a pris ici votre place. Etalors il se trouve que le pavillon d’en face est soudain habité parun galant qui adore cette charmante enfant, qui entre ici, quiaperçoit son idole, tombe à ses pieds pendant que le roi tombe auxvôtres, et lui prouve que la jeunesse et l’amour valent bien laroyauté, tandis que vous prouvez à Louis qu’en amour erreur peutfaire compte…

– Mon cher, fit Juliette, ce n’est pas génial : c’estsublime !

– Plus que vous ne pensez !… Car voyez si tout a étéprévu, combiné, arrangé… Supposez que ce galant dont je vous aiparlé…

– Celui qui tombe aux pieds de la petite mijaurée…

– Oui. Eh bien ! supposez que ce galant ait gravementinsulté un honnête homme… comme moi, par exemple. Le galant entreici, fait un rêve somptueux, s’enivre d’amour pendant huit, dix,quinze jours… Moi, je suppose que c’est moi l’honnête hommeinsulté, – moi, pendant ce temps, j’attends avec cette impatienceque vous me connaissez. Et quand mon galant sort enfin, je lui metsla main à l’épaule et je lui dis : À nous deux,d’Assas !…

– Ah ! il s’appelle d’Assas ?…

– Oui ! fit du Barry en éclatant de rire… un riresinistre et funèbre qui glaça Juliette. Le digne galant veut tirerson épée pour me faire honneur. Mais comme par hasard, il tombe surla pointe de mon poignard, se blesse au sein, et meurt… Alors voicile plus beau…

– Voyons ? fit Juliette en frissonnant.

Du Barry, le visage décomposé par la haine, continua :

– Alors, des gens de bonne volonté, – il s’en trouvetoujours – courent chercher la maréchaussée. On accourt On trouvele cadavre à la porte de la d’Étioles qui se trouve justement avoirinsulté aussi l’honnête homme dont je vous parlais…

– C’est-à-dire vous…

– Moi ou un autre, peu importe. La petite d’Étioles estdésignée comme la meurtrière. On l’arrête. On lui fait son procès.Vingt jeunes gens viennent témoigner qu’elle les a attirés ici pourdes parties de débauche et qu’elle a ensuite tenté de lespoignarder, comme on dit que faisait jadis Marguerite de Bourgognepour ses amants d’une nuit… Ces dignes jeunes gens n’ont pas vouludénoncer une femme. Mais puisqu’elle est prise, puisqu’elle a tuéun pauvre gentilhomme, ils n’hésitent plus… La d’Étioles estcondamnée, exécutée… et vous demeurez seule maîtresse de lasituation… Est-ce beau !…

– Horrible ! horrible ! murmura en elle-mêmeJuliette Bécu qui, à haute voix, ajouta :

– C’est charmant… Et c’est vous qui avez combiné tout cesuperbe plan ?

– En partie, répondit du Barry d’une voix sombre. Dans lapartie qui concerne l’honnête homme insulté, j’ai en effet donnéquelques idées…

Un lourd silence pesa pendant de longues minutes dans l’élégantsalon-boudoir.

Juliette frissonnait et contemplait avec épouvante soncompagnon.

Du Barry, pensif, fixait ses yeux durs sur le feu, tandis qu’unsourire livide crispait ses lèvres.

– Oui, répondit le comte, tout cela se fera. Tout estprévu, combiné. Ni le roi… ni elle… ni lui ! luisurtout ! ne peuvent nous échapper.

– Et quand la chose doit-elle se faire ?…

– Cela dépend maintenant de Bernis…

– Bernis ?… Ce petit poète ?…

– Ce grand homme, fit du Barry sans qu’on pût savoirpositivement si sa parole exprimait de l’admiration ou dumépris.

– Et que vient faire en tout ceci Bernis ? demandaJuliette. Je ne lui ai parlé que deux fois ; il me faitl’effet d’un écervelé… Je voudrais bien savoir…

– Hum ! fit du Barry en jetant un regard aigu sur lafille galante. Vous en voulez trop savoir, ma chère…

Juliette tressaillit, mais déguisa son émotion sous un gested’indifférence.

– Nous jouons ici la tragédie, reprit du Barry. Bernis ason rôle, j’ai le mien, vous avez le vôtre. Croyez-moi, vous serezune détestable comédienne si vous cherchez à connaître la répliquede vos partenaires au lieu de songer à la vôtre…

– C’est vrai… cependant, mon cher, puisque nous sommesassociés, je serais bien aise de connaître votre sentiment surl’homme qui nous mène, ou, pour continuer votre comparaison, sur lemetteur en scène qui nous indique nos gestes.

– M. Jacques ?…

– Oui ! Qui est-il ? Où va-t-il ? Queveut-il ? Comment s’appelle-t-il ?

– M. Jacques s’appelle M. Jacques, dit du Barryd’une voix qui fit frissonner Juliette. Qui il est ? Jel’ignore. Ce qu’il veut ? Je ne le sais pas plus que vous. Jesais seulement qu’il paie royalement, je sais qu’il m’inspire uneadmiration et une terreur sans bornes ; je sais que j’aimeraismieux braver en face le roi, au milieu de sa cour, plutôt que de meheurter à un pareil homme. Il sait tout. Il voit tout. Il entendtout. Il a ses agents jusque dans les antichambres du Louvre. Rienne lui échappe. Voilà tout ce que je sais. Et pour une fortune, jene voudrais pas entreprendre de deviner ce qu’il lui plaît de nouscacher… Si vous êtes intelligente, vous ferez comme moi.

Cette fois, du Barry parlait avec une évidente sincérité.

Juliette Bécu, profondément troublée de cette terreur qu’ellevoyait chez son redoutable compagnon, n’osa pas insister.

– Quoi qu’il en soit, reprit-elle pour détourner lessoupçons qu’elle craignait d’avoir éveillés dans l’esprit de duBarry, M. Jacques se conduit avec moi en vrai galant homme…Cette demeure… cette prison qu’il m’assigne, est une véritablebonbonnière. Tout y est d’un goût charmant. Et que me faut-il deplus à moi, pauvre fille…

– Pauvre fille ? Vous ? ricana du Barry ;mais vous êtes comtesse, ma chère, ne l’oubliez jamais.

– Oh ! sur la scène, je n’aurai garde del’oublier ; mais ici, dans la coulisse…

– Vous avez tort, mon enfant, fit brusquement une voix.

Juliette et du Barry tressaillirent, et, se retournant,aperçurent M. Jacques.

Ils pâlirent.

Par où était-il entré ?…

Comment se trouvait-il là, à deux pas, au milieu du salon,souriant et paternel ?…

Une sorte de superstitieuse épouvante s’empara d’eux.

Toutes les portes étaient fermées…

Ils n’étaient pas éloignés de croire que le mystérieuxpersonnage était armé d’une surhumaine puissance.

– Il sait tout ! Il voit tout ! Il entendtout ! se dit Juliette palpitante en répétant les paroles quele comte venait de prononcer.

– Vous avez tort, continuait M. Jacques avec sonpaisible sourire, de supposer que vous êtes comtesse du Barry encertaines circonstances et que vous ne l’êtes pas en d’autres.Toujours et partout, vous êtes la comtesse du Barry. Et en voici lapreuve que je vous apportais, et que je vous laisse…

À ces mots, il étala sur un guéridon un parchemin que Julietteet le comte parcoururent ensemble avec la même avidité et le mêmeétonnement.

C’était un acte en règle signé par le curé de Saint-Eustache,avec signatures de témoins à l’appui, qui certifiait véritable etvalable le mariage du comte du Barry et de Juliette Bécu. La dateremontait à trois années en arrière.

– À bientôt, mon enfant, reprit M. Jacques. Comte,voulez-vous m’accompagner ? J’ai besoin de vos infatigablesbons offices. Il faut que je traverse les champs qui entourentVersailles, et figurez-vous que la nuit, seul, j’ai peur !

Du Barry suivit M. Jacques. Il chancelait presque.

Juliette, demeurée seule, tint longtemps son regard fixé sur leparchemin.

Elle méditait.

– Eh bien ! soit, murmura-t-elle enfin avec unfrisson. Je suis dans les mains de cet homme. J’irai jusqu’au bout…J’empêcherai Mme d’Étioles de devenir la favoritedu roi… mais…

Elle s’arrêta, haletante, regardant autour d’elle, comme si elleeût craint que sa pensée même ne fût surprise. Puis, elleacheva :

– Mais je ne veux pas qu’on tue ce pauvre petit chevalierd’Assas, moi !…

Chapitre 30LA PETITE SUZON

La Maison où Jeanne avait consenti à entrer sur la promesseformelle que le roi n’y entrerait lui-même qu’en plein jour etqu’elle y pourrait recevoir qui bon lui semblerait était disposéede la façon suivante :

L’entrée d’abord. Une pièce à droite, une à gauche ; cellede droite était occupée par l’office et la cuisine ; celle degauche par la cuisinière et deux filles de service. Au fond del’entrée s’ouvrait l’antichambre ; à droite de l’antichambre,la salle à manger ; à gauche, un petit salon.

Salles à manger, antichambre et salon donnaient par desportes-fenêtres sur un jardin assez vaste et parfaitemententretenu, entouré de hautes murailles difficiles àescalader ; il n’y avait à ces murs qu’une petite portebâtarde par où entrait tous les matins un jardinier qui nepénétrait jamais dans la maison et qui, une fois son ouvrage fait,se retirait.

Dans l’entrée, un petit escalier tournant permettait d’accéderau premier étage qui comprenait cinq pièces dont la plus petiteétait occupée par la femme de chambre et dont les quatre autres,assez vastes, constituaient l’appartement privé de lamaîtresse.

Chambre à coucher d’une royale élégance, grand salon-ateliercomme c’était la mode à cette époque où toutes les grandes damesfaisaient de la peinture, de la musique et même de lagravure ; boudoir encombré de bibelots, et enfin magnifiquecabinet de toilette.

La femme de chambre était cette fille même qui avait ouvert auroi et que Bernis avait signalée à M. Jacques.

Elle était pour ainsi dire l’intendante de cette maison, qu’ellemenait au doigt et à l’œil. Elle régnait despotiquement sur lestrois domestiques, c’est-à-dire sur la cuisinière et les deuxfilles de service, qui ne devaient jamais franchir l’entrée oumonter en haut que sous sa surveillance et qui, leur besogneachevée, disparaissaient dans leur coin, Suzon seule demeurant enrelations avec la maîtresse de céans.

C’était une fille de vingt-deux ans, très fine, très exercée àtout comprendre à demi-mot, d’une discrétion à toute épreuve, etenfin très apte aux fonctions qui lui étaient dévolues.

Bernis l’avait peinte d’un mot : une fine mouche.

Suzon, comme tout être vivant au monde, avait son idéal.

C’était une rusée commère à demi-Normande, à demi-Picarde, – legrand La Fontaine eût dit : Normande à demi.

Elle avait un bon sens pratique et une façon d’envisager la viequi lui faisait un peu mépriser et pas du tout envier ce quil’entourait. Elle avait résolu de vivre heureuse, à sa guise, etn’avait pas tardé à comprendre tout ce que la vie des grands cachede misère morale et de servitude.

Qu’on n’aille pas en conclure à une certaine fierté decaractère.

Suzon était une jolie matoise, voilà tout.

Et quant à son idéal que nous avons promis d’exposer, nousallons l’entendre développer par elle-même.

Dès le lendemain du jour où Jeanne était entrée dans la maison,Bernis, comme on l’a vu, s’était mis en campagne en allant trouverle chevalier d’Assas à l’auberge des Trois-Dauphins.

– Voilà la première partie de mon œuvre, se dit-ilquand il fut rentré au château. Reste la deuxième, la plusdifficile, qui est de pénétrer dans la maison et de séduire lajolie Suzon.

Bernis, qui était surtout homme de comédie et d’intrigue, étaitprodigieusement intéressé par ce qu’il allait entreprendre.

En somme, il avait mission de se mettre au mieux avec Suzon etde lui faire certaines propositions que lui avait fort clairementexposées M. Jacques : il fallait tout simplement amenerSuzon à trahir le roi et Berryer.

– Le roi ? passe encore ! songeait lepoète-abbé ; mais le lieutenant de police ? Hum ! Cesera difficile.

Le lendemain, donc, il s’en vint rôder autour de la maison, enplein jour.

Pendant deux heures, il ne vit rien.

Les volets étaient clos.

La maison paraissait abandonnée.

Mais la grande qualité de Bernis était la patience.

Il patienta comme le chasseur à l’affût.

Et sa constance fut enfin récompensée : sans doute, s’iln’avait rien vu, on l’avait vu, lui, de l’intérieur. Car à unmoment donné, l’une des fenêtres du premier étage s’ouvrit, commesi on eût voulu aérer une pièce, et Suzon parut, mais elle nesembla nullement avoir aperçu Bernis.

Celui-ci n’hésita pas. Il fit rapidement quelques pas en avant,et de son bras valide (il avait toujours le gauche en écharpe), ilfit un signe, puis envoya un baiser.

Suzon eut un éclat de rire et referma la fenêtre.

Mais elle avait vu Bernis ! Elle avait vu qu’il étaitblessé ! Et bien qu’elle ne fût pas d’une sensibilitéexcessive, elle ne put s’empêcher de tressaillir… Peut-être Bernisavait-il compté un peu sur l’impression que produirait sablessure : un bras en écharpe étant toujours une choseintéressante pour les femmes, ces douces créatures qui, au fond, nerêvent que plaies et bosses et sont toujours enchantées d’un récitde bataille. Bien entendu, c’est l’opinion de Bernis que nousdonnons là. Quant à la nôtre, nous supposons que nos lectrices n’enont que faire.

Bernis, donc, une fois son baiser décoché, continua à errer d’unair très malheureux autour de la maison.

– Peste soit de la donzelle ! maugréait-il. Je luienvoie un baiser que la spirituelleMme de Rohan eût trouvé admirablement coquet,et elle me rit au nez ! Est-ce que je serais moins avancé dansses bonnes grâces que je ne le supposais ?…

Le soir vint. Les ombres enveloppèrent peu à peu le quinconcesous lequel errait le triste Bernis.

Il faisait froid. Un âpre vent du Nord faisait grelotter lesbranches dépouillées. Et Bernis grelottait lui-même.

Il jeta un dernier regard à la maison, en murmurant :

– Demain, je lancerai un billet. J’ai pris contact avecl’ennemi. C’est suffisant pour une première journée.

Et il allait se retirer, lorsque, tout à coup, la portes’entr’ouvrit et se referma aussitôt, après avoir livré passage àune femme encapuchonnée jusqu’au nez. Peut-être, cependant, cettefemme ne prenait-elle pas toutes les précautions nécessaires, carBernis la reconnut aussitôt : c’était Suzon.

Elle passa à trois pas de lui sans paraître le remarquer.

Bernis, alors, s’approcha, et salua avec autant de galanterieraffinée que s’il se fût agi de Mme de Rohanen personne.

– Je ne permettrai pas, murmura-t-il, qu’une aussicharmante demoiselle s’aventure la nuit sans cavalier…

Suzon poussa un petit cri effrayé…

– Ah ! vous m’avez fait peur, monsieur !…

– Eh quoi ! j’aurais eu le malheur d’effrayer la plusjolie fille que je connaisse, celle pour qui je donnerais mon cœuret ma vie, la toute belle et charmante Suzon !

– Comment, monsieur, vous me connaissez ? s’écriaSuzon avec une surprise très bien jouée.

– Cruelle ! répondit Bernis avec une passion non moinsbien jouée, pouvez-vous parler ainsi, alors que vous savez trèsbien que je vous aime, et que vous m’avez vu soupirer…

– Ma foi, monsieur, dit Suzon en riant, – et cette foiselle ne mentait pas, – je vous avoue que je ne vous ai jamais vusoupirer.

En effet, c’était elle, au contraire, qui avait lancé forceœillades auxquelles Bernis était demeuré indifférent.

– Ô ciel ! s’écria le petit poète. Est-il possible quevous n’ayez jamais remarqué… Mais je vous arrête là, dans cecourant d’air glacial… pardonnez-moi et prenez mon bras, je vous ensupplie. Je veux, comme je vous l’ai dit, vous servir de cavalier…Dites-moi seulement où vous allez…

– Vous êtes bien honnête, monsieur, fit la soubrette enesquissant une révérence. Je vais chercher… des gants pourmadame.

Bernis tressaillit. Il n’y avait pas de marchands de gants àVersailles, qui n’était encore qu’un village, – ou plutôt unchâteau avec quelques rares ruelles autour.

Donc Suzon mentait.

Donc Suzon était sortie pour lui.

– Des gants ! s’écria-t-il. Je ne souffrirai pas quevous vous exposiez à la bise et aux mauvaises rencontres pour sipeu. Je vous en apporterai une boîte…

Suzon parut réfléchir quelques instants.

– Vraiment ? fit-elle.

– D’honneur, les dames de la Cour me chargent toujours deces commissions là.

Suzon fut extrêmement flattée de se trouver tout à coup sur lemême pied que les dames de la Cour.

– Donc, continua gravement Bernis, je vous en apporteraiune boîte.

– Et quand cela ?…

– Dès ce soir, charmante Suzon, si vous voulez bien me direoù je dois vous les remettre.

– Mais… ici même !…

– Ici ! vous n’y songez pas !… J’ai tant dechoses à vous dire ! Et puis, pensez que je suis blessé, etque le grand air peut me faire du mal !…

– Oh ! mon Dieu, c’est vrai !… Écoutez, monsieurde Bernis…

– Ah ! s’écria Bernis, vous savez mon nom !…

Suzon parut très confuse de son étourderie et jeta un nouveaupetit cri.

– Me promettez-vous, reprit-elle, d’être discret, prudentet silencieux ?…

– Discret comme une soubrette, prudent comme un aveugle,silencieux comme un muet… car les amoureux sont muets et aveuglestant qu’il ne s’agit pas de contempler leur idole et de chanter seslouanges…

– Eh bien ! dit alors Suzon, trouvez-vous ce soir àdix heures à la petite porte du jardin…

Sur ces mots elle se sauva, légère et gracieuse comme une vraiesoubrette qu’elle était.

Bernis demeura tout étourdi de son prompt succès, etmurmura :

– Hum ! j’eusse préféré un peu plus de résistance. Leschoses vont trop bien. Il doit y avoir quelque anguille sous roche.La petite Suzon est peut-être plus fine encore que je necroyais.

Tout en faisant ces réflexions qui prouvaient sa grandeprudence, mais non son expérience du cœur des femmes en général etdes soubrettes en particulier, Bernis se retira assez inquiet.

– Baste ! nous verrons bien, finit-il par se dire.

Vers neuf heures, il fit donc une toilette soignée, cacha unpistolet dans son manteau, assura un bon poignard à sa ceinture,et, ainsi armé en guerre, se rendit au rendez-vous.

À dix heures précises, il grattait à la petite porte du jardinqui s’ouvrit aussitôt.

Suzon parut, mit un doigt sur ses lèvres pour lui recommander lesilence, et, le prenant par la main après avoir refermé la porte dujardin, l’entraîna jusqu’à la porte-fenêtre du petit salon durez-de-chaussée.

Une fois qu’elle fut entrée, elle ferma soigneusement, tira lesrideaux et alluma une lampe.

– Tout le monde dort dans la maison, dit-elle alors, maisil faudrait bien peu de chose pour réveiller madame qui a lesommeil très léger. Ainsi, monsieur, parlons à voix basse, s’ilvous plaît… Vous m’apportez les gants ?

– Les gants ! fit Bernis.

Il ne songeait plus à la comédie des gants.

– Ma foi, je les ai oubliés !… J’ai tant pensé àvous…

– Ah ! monsieur, vous allez me faire gronder, chasser,peut être…

Bernis, pour détourner la conversation de cette pente, poussa àce moment un soupir de souffrance et se tâta le bras gauche.

– Pauvre monsieur ! dit Suzon réellement émue, voussouffrez !… Vous avez donc été blessé ?…

– Oui, un duel ; une forte saignée au bras gauche.Mais l’insolent l’a payée sur-le-champ, vu que je l’ai traversé depart en part !…

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Suzon en oubliantelle-même le prétexte qui légitimait la présence de Bernis, unduel ! Pour quelque dame, sans doute ?…

– Si je vous dis pour qui, me croirez-vous surparole ?

– Oui. Car les gentilshommes comme vous ne donnent pas envain leur parole…

– Eh bien ! fit Bernis avec un admirable aplomb, c’estpour vous !…

– Pour moi ! Vous vous moquez, monsieur !

– Non pas ! D’honneur, c’est pour vous que je me suisbattu ! Et que voyez-vous là d’étrange… puisque je vousaime !

– Vous m’aimez ?…

Bernis vit que le sein de Suzon palpitait. La jolie soubretterougissait. Quoi qu’elle en eût et si fine qu’elle fût, elle étaitflattée de s’entendre dire par un gentilhomme qu’elle était aimée,tout comme une dame de la Cour !

Le gentilhomme était jeune, bien fait de sa personne, etsemblait sincère.

De plus, il parlait avec une sorte de respect qui, pour Suzon,était un enivrement de sa vanité.

– Comment pouvez-vous douter que je vous aime ! repritBernis. Ne l’avez-vous pas déjà compris ? Aurais-je rôdéautour de cette maison ? Serais-je ici… à vos genoux,charmante Suzon ?

Effectivement, Bernis tomba à genoux.

Suzon était ravie.

Elle prit Bernis par la main et, le relevant :

– Mais comment et pourquoi vous êtes-vous battu pourmoi ? demanda-t-elle.

– Je vais vous le dire ! répondit Bernis qui, pris decourt, chercha et trouva à l’instant dans sa fertile imagination lemotif demandé.

« Vous connaissez M. Berryer, n’est-ce pas ?fit-il.

– C’est-à-dire… fit Suzon en tressaillant.

– Pas de secrets avec moi, Suzon ! Je suis moi-même,vous le savez sans doute, le secrétaire intime du lieutenant depolice, et je sais que c’est lui qui vous a placée ici…

– Eh bien, oui !… Et alors ?…

– Alors, voici : il y a trois jours, devant moi,M. Berryer expliquait à un gentilhomme, que vous me permettrezde ne pas nommer, ce qu’il attendait de vous !

– Ah ! M. Berryer m’avait pourtant bien juré…

– Ne vous y fiez pas, Suzon, Berryer est un homme sansscrupule. Il expliquait donc à ce gentilhomme que, par vous, ilétait certain de connaître certains secrets de Sa Majesté… Alors legentilhomme se mit à rire et prononça à votre égard quelquesparoles que je jugeai malsonnantes… Je ne dis rien… Seulement,lorsque l’insolent sortit, je le suivis, je le rattrapai dans larue et, le saluant de mon mieux, je lui fis remarquer que le nœudde son épée n’était plus à la mode, et qu’il était difficile d’entrouver de plus ridicule. Mon homme se fâcha. J’insistai. Tant etsi bien que nous nous alignâmes dès le lendemain matin dans un coindu Luxembourg…

– Pour moi !… Vous avez fait cela pour moi !…

– Et pourquoi François de Bernis ne se serait-il pas battupour celle qu’il aime ?…

En parlant ainsi, Bernis avait enlacé la taille de Suzon. Lajolie fille, qui ne demandait d’ailleurs qu’à capituler, sedéfendit pour la forme et finit par accorder le baiser qui luiétait demandé.

– Suzon, s’écria alors Bernis, comme s’il eût ététransporté d’amour, Suzon, je t’aime ; il faut que tum’accordes un rendez-vous !…

– Ne vous l’ai-je pas accordé, puisque vous êtesici ?…

– Oui… mais je veux que tu viennes chez moi !…

– Chez vous ?…

– Oui, au château. Ne crains rien. C’est moi-même qui t’yintroduirai. Et ce sera une charmante escapade. De plus, tu verrasde près les magnificences du château et jusqu’à la chambre du roi…car j’ai mes entrées partout.

Suzon fut éblouie. Mais ce fut avec un soupir qu’ellerépondit :

– C’est impossible !…

– Rien n’est impossible à l’amour, Suzon ! Puisque jet’aime, je me fais fort de…

– Oh ! l’impossibilité ne vient pas de vous, fit Suzonen souriant. Elle vient de moi. Je ne puis quitter mon poste. Nonseulement je serais chassée, mais encore je risquerais la colère duroi et la vengeance de monsieur le lieutenant de police…

Et redevenant la fille sérieuse et la matoise calculatricequ’elle était au fond, elle expliqua :

– Vous saurez une chose, monsieur de Bernis…

– D’abord, mon enfant, ne m’appelle pas ainsi. Appelle-moiFrançois… Et puis, pour que je puisse mieux te comprendre, vienst’asseoir sur mes genoux…

Suzon ne se fit prier que juste ce qu’il fallait. Elle s’assitdonc sur les genoux de Bernis et lui jeta gentiment un bras autourdu cou. Ainsi posée, elle était vraiment jolie, et peut-être, ensomme, le sentiment qu’elle éprouvait pour Bernis lui donnait-ilcette beauté !…

– Eh bien ! reprit-elle, vous saurez, monsieur…François… que j’ai fait un rêve…

– Un rêve de jolie femme, j’en suis sûr…

– Non ; un rêve de paysanne, tout bonnement, réponditSuzon non sans esprit.

– Ceci est plus grave, pensa Bernis qui se prépara àécouter attentivement.

– Savez-vous, reprit Suzon, ce que me donne M. Lebel,le valet de chambre de Sa Majesté, pour le service que je faisici ?

– Je ne m’en doute pas, ma mignonne : mille livres,peut-être ?…

– Deux mille cinq cents livres par an, monsieur !

– Oh ! oh ! mais je n’ai pas davantage pour mesfonctions de secrétaire de la lieutenance !…

– Bon. Maintenant, savez-vous ce que me donneM. Berryer pour un mot que je lui fais tenir de temps entemps ?… Deux mille cinq cents livres par an. Total, cinqmille livres…

– Mais sais-tu que tu chiffres comme si tu avais étudié leMémoire sur le calcul intégral deM. d’Alembert !…

– Ajoutez que sur les menus frais de la maison, je puismettre de côté bon an mal an un millier de livres. Ce qui fait sixmille, monsieur. Or, j’ai calculé que si j’arrive seulement pendantsix ans à me maintenir dans ce poste de confiance, je me trouveraiposséder trente-six mille livres, soit une quarantaine de millelivres en chiffres ronds, ce qui est un beau denier.

Ici Bernis éclata de rire.

– Qu’avez-vous, monsieur ? fit Suzon.

– J’ai, pardieu, que voici un entretien d’amour qui nemanque pas de piquant. Au moins est-il original !…

– Eh ! monsieur, chacun cause d’amour comme il peut.Et puis, j’ai vu si souvent les chiffres et l’amour marcher depair !…

– Continue, ma fille ; tu es pétrie d’esprit et je nesuis qu’un benêt !

– Je continue donc. Il y a deux ans que je suis ici. Il mereste quatre ans à demeurer sage et fidèle, à tenir à monposte.

Dans quatre ans, j’aurai vingt-six ans ; c’est-à-dire queje ne serai pas encore laide. Avec mes quarante mille livres, jetrouverai facilement un époux à mon goût…

– Et alors, tu t’établiras à Paris ?…

– Nenni, monsieur, à Paris, avec mes quarante mille livres,je serais pauvre, et si je montais un commerce, je risquerais detout perdre. Tandis qu’à Morienval, près de Villers-Cotterêts, aveccette somme, je serai une dame. J’achèterai un moulin, des prés,une ferme, et un mari par-dessus le marché.

– Ah ! bravo, ma petite Suzon ! Je ferai un conteavec ton histoire, et il aura du succès.

– Vous voyez donc bien que je serais folle de risquer toutle bonheur de ma vie uniquement pour voir de près le lit du roi etsa robe de chambre. Eh !… je les vois d’ailleurs…d’ici !

Bernis était devenu très grave. Il suivait son idée fixe quiétait d’amener Suzon à déserter son poste.

– Écoute, fit-il tout à coup. Tu raisonnes à merveille.Mais il faut absolument que tu contentes mon envie… je veux te voirchez moi, tant je t’aime… être bien sûr que tu es toute à moi…

Suzon secoua la tête…

– Viens chez moi, reprit brusquement Bernis, et tu ytrouveras d’un coup ce qu’il te faut dix ans pour amasser ici…c’est-à-dire non pas quarante mille, mais soixante millelivres.

Suzon pâlit et jeta un profond regard sur Bernis.

– Parlez-vous sérieusement ? demanda-t-elle d’une voixrapide.

– Jamais je ne fus aussi sérieux que ce soir, dit Bernisfroidement. J’ajouterai seulement qu’en ayant l’air de déserter,vous aurez peut-être rendu un immense service au roi et à d’autrespersonnages importants…

Suzon palpitait.

Soixante mille francs !…

Son rêve réalisé d’un coup et sans effort !

Elle eut l’intuition très nette que Bernis ne plaisantait pas etqu’il agissait pour le compte de gens redoutables et puissants.

Elle comprit que la fortune passait à sa portée et qu’il fallaitla saisir au vol.

Et comme c’était une femme de beaucoup de tête et de volontésous ses airs de soubrette gentille, elle se décida.

Mais ce ne fut qu’après de longs pourparlers qu’elle capitulaouvertement.

– Il faut vraiment que je vous aime, dit-elle ; vousm’avez ensorcelée, je crois… quand voulez-vous que jevienne ?

– Je ne sais, mon enfant… peut-être demain, peut-être danshuit jours : je viendrai te chercher moi-même.

– Et en attendant ?…

– En attendant, je viendrai ici tous les soirs, et tum’expliqueras minutieusement en quoi consiste ton service.

– Voudriez-vous me remplacer ici ? s’écria Suzon enriant.

– Peut être ! répondit gravement Bernis.

Bernis, tout étourdi de son succès et presque inquiet d’avoir sirapidement mené à bien une si grave opération, se rendit toutcourant à la ruelle aux Réservoirs, et bien qu’il fût très tard,fut mis aussitôt en présence de M. Jacques.

– Monseigneur, dit-il, la petite Suzon est à nous. Ellequittera la maison quand je lui ferai signe. J’avoue même que leprompt succès de cette affaire m’inquiète…

– Soupçonneriez-vous cette fille de jouer avec vous doublejeu ? fit vivement M. Jacques.

– Je ne sais trop, Monseigneur. En tout cas, je dois vousprévenir que, si elle nous obéit, cela coûtera un peu cher.

– Combien ? demanda M. Jacques en serassérénant.

– Soixante mille livres, Monseigneur. C’est énorme,mais…

– Vous avez promis soixante mille livres ?…

– J’ai promis qu’elle les trouverait chez moi le soir oùelle quitterait la maison…

– Eh ! que ne disiez-vous cela plus tôt, monenfant !… Elle viendra. Il est inutile d’y songer davantage.Vous m’aviez parlé d’amour… d’œillades… que sais-je ! Etj’étais quelque peu inquiet. Mais du moment qu’il est questiond’argent, tout s’arrange…

– Ainsi, Monseigneur…

– Ainsi, mon enfant, demain les quatre-vingt mille livresseront chez vous. Allez…

– Mais, Monseigneur, j’ai dit soixante et nonquatre-vingt…

– Vraiment ? Eh bien ! les vingt mille restantseront pour acheter le papier sur lequel vous écrivez de si jolisvers à Mme de Rohan.

Bernis se courba en deux et demanda :

– Vous n’avez pas d’autres ordres à me donner,Monseigneur ?

– Non. Attendre. Vous tenir prêt à faire sortir cettepetite de la maison, et à y faire entrer à sa place la nouvellefemme de chambre que vous aurez à conduire… À propos, on me signalela présence à Versailles de M. d’Étioles et d’une façon desecrétaire qu’il traîne après lui… un sieur Damiens… Il faudraitvoir ce que veut cet homme.

– M. le Normant d’Étioles ?… Il court après safemme…

M. Jacques ne daigna pas sourire de cette innocenteplaisanterie et demeura glacial.

– Je veux parler de ce Damiens, dit-il. Voyez-le etcherchez à savoir qui il est, ce qu’il veut, où il va…

Bernis salua profondément et se retira léger comme un gueux dansla bourse duquel viennent de tomber 20 000 francs.

– Décidément, se dit-il, la fidélité et le dévouement ontdu bon…

Chapitre 31MYSTÈRES

Quatre jours s’écoulèrent.

Pendant ces quatre journées, Louis XV mena une vie exemplaire,s’occupa des affaires du royaume, joua le soir avec ses courtisans,fut gracieux avec la pauvre reine Marie, gai causeur avec sespoètes, sérieux avec ses ministres, et fit enfin en conscience sonmétier de roi.

Le soir du quatrième jour, vers dix heures, il se retira dans sachambre, et il était déjà à demi déshabillé lorsque ses yeuxtombèrent sur un papier plié en quatre et jeté sur une table.

Il le prit machinalement, le déplia, le lut et pâlit.

Le billet contenait ces mots :

« Mme d’Étioles s’ennuie. Elle est décidéeà regagner Paris dès demain. »

– Lebel ! fit le roi. Qui a apporté ce mot ?

– Moi, Sire ! répondit le valet de chambre.

– L’as-tu lu ?

– Non, Sire…

– Qui te l’a remis ?…

– La fille de chambre de la petite maison de SaMajesté.

– Quand cela ?…

– Il y a une heure.

– Et ne t’a-t-elle rien dit ?…

– Rien, Sire… si ce n’est…

– Si ce n’est ?… Achève donc, imbécile !…

– Qu’elle se tiendrait à la porte d’entrée, à partir deminuit…

Louis XV étouffa un rugissement de joie.

– Lebel, dit-il, habille-moi à l’instant…

– Quoi ! Votre Majesté veut sortir à pareilleheure !…

– Habille-moi, te dis-je !… D’ailleurs, tum’accompagneras. Avec toi, je n’ai rien à craindre.

Lebel jeta un rapide coup d’œil sur la pendule. Elle marquaitdix heures et demie. Il commença à habiller silencieusement leroi.

Louis XV, qu’on se figure volontiers comme une sorte de FrançoisIer plus policé, plus raffiné, mais tout aussientreprenant, Louis XV n’était ni un audacieux ni un oseur.

Il avait passé ces quatre journées à jouer la comédie de laréconciliation avec Marie Leszczynska, et il était en somme assezbourgeoisement effaré du coup d’audace qu’il avait fait en enlevantMme d’Étioles.

Pendant ces quatre jours, il ne se passa pas une heure où il nes’affirmât qu’il allait coûte que coûte se rendre à la petitemaison.

Tout au moins irait-il en plein jour saluer celle qu’il aimaitd’autant plus qu’il mettait plus de mystère à l’aimer.

Le billet reçu fut le feu mis aux poudres.

Comme tous les faibles qui foncent tête baissée sur l’obstaclede crainte d’en découvrir les dangers, Louis XV, une fois décidé,se mit à trépigner d’impatience.

Et s’il ne partit pas immédiatement, ce fut grâce à l’étrangelenteur que Lebel mit à l’habiller de pied en cap. Il était près deminuit lorsque Louis XV fut prêt. Et il fallait vingt minutesenviron pour se rendre à la petite maison.

Le cœur battant, les tempes en feu, il descendit enfin lessolennels escaliers du château, franchit les grilles, accompagné deLebel qui donnait le mot de passe, et d’un pas rapide se dirigeavers la petite maison.

 

Pendant ces quatre journées, que devenait le chevalierd’Assas ?

Le lendemain matin de ce fin repas qu’il avait si bien arrosé dechambertin et à la suite duquel il s’était cru transporté dans lepays des Mille et une Nuits, d’Assas s’étaitréveillé un peu tard et assez étonné de se trouver là.

Il crut d’abord qu’il continuait à rêver.

Mais la vue de la fameuse bourse contenant deux mille francs etqu’il avait jetée sur la table lui prouva qu’il se trouvait bien enprésence d’une réalité – mystérieuse et redoutable, peut-être, maisréalité dont, au demeurant, il n’avait pas à se plaindrejusque-là.

Il songea aussitôt qu’il y avait une deuxième bourse pareilledans le deuxième costume accroché dans l’armoire, et résolut deprofiter jusqu’au bout de la princière hospitalière deM. Jacques.

Il sauta donc de son lit, qui était fort moelleux, fit satoilette et revêtit l’un des deux costumes.

– On le dirait fait sur mesure, songea-t-il. Quoi qu’il ensoit, cela tombe à merveille. Car avec une casaque d’officier, jen’aurais pu faire vingt pas sans être remarqué.

Une fois habillé, il se dirigea vers la porte dans l’intentionde sortir. Derrière cette porte, il vit se dresser le valet jovialet loquace qui l’avait introduit.

– Monsieur le chevalier sort ? demanda cet homme.

– Oui, mon ami. Est-ce que par hasard ce seraitdéfendu ? Ne te gêne pas pour me le dire, car cela nem’empêcherait nullement de sortir.

– En aucune façon, monsieur. Et pourquoi serait cedéfendu ? Je voulais simplement demander à monsieur lechevalier ce qu’il désire manger à son dîner.

– Le rêve continue, pensa d’Assas. Ce que tu voudras, monami… comment ?

– Lubin, pour vous servir, mon officier. Et puis, jevoulais recommander à monsieur le chevalier de ne pas trop semontrer en plein jour.

– Et pourquoi cela, Lubin ?

– Parce que je suppose que si mon maître a offertl’hospitalité à monsieur le chevalier, c’est qu’il le juge entouréde graves dangers…

– Ah ! ah ! fit d’Assas qui tressaillit et dressal’oreille.

– Mon officier, reprit mystérieusement Lubin, nous avons euun de vos prédécesseurs tout tranquillement tué…

– Tué !… Ah çà !…

– Oh ! mon Dieu, oui ! Il était jeune comme vous,beau comme vous, audacieux comme vous ; un jour, il voulutsortir comme vous allez faire… il nous revint vers la nuit avecdeux bons coups d’épée au travers du corps, ce dont il trépassa uneheure plus tard le plus chrétiennement du monde, au reste. Nousavons appris par la suite que ce digne gentilhomme avait rôdé detrop près autour d’une maison solitaire où demeurait la dame de sespensées… et que quelque jaloux… le mari peut-être… vouscomprenez ? Enfin, j’ai cru de mon devoir de prévenir monsieurle chevalier.

– Ton intention est bonne, mon ami. Aussi, pour le soin quetu veux bien prendre de ma santé, voici deux louis…

À la grande surprise du chevalier, le valet Lubin sourit etrefusa poliment les deux louis, en disant qu’il se ferait chassers’il acceptait et que c’était lui, au contraire, qui était chargéde remplir les fameuses bourses à mesure qu’elles sevideraient.

D’Assas sortit, assez préoccupé de cet incident.

Les paroles de Lubin semblaient si bien s’appliquer à sa propresituation, il y avait, ou du moins il croyait comprendre une tellemenace sous les avertissements de cet étrange valet qui refusait lepourboire, qu’il en eut un frisson.

Mais pour rien au monde d’Assas n’eût renoncé à ce qu’il allaitfaire.

Et puis, en mettant les choses au pis, s’il était attaqué, il nese laisserait pas ainsi tout doucement égorger.

Et puis enfin, s’il était tué… eh bien ! il ne souffriraitplus, voilà tout !

D’Assas se rendit donc tout droit à la petite maison, résolu à yentrer, à voir Jeanne, à se jeter à ses pieds et à lui demanderpardon des paroles qu’il avait prononcées lors de la rencontre ducarrosse.

Car il ne mettait plus en doute que Jeanne n’eût été enlevée parviolence.

Seulement, il se disait que la violence avait été morale, que lamalheureuse jeune femme avait dû céder à quelque effrayante menacedans le genre de celles qui l’avaient décidée, elle si belle, àépouser d’Étioles, ce monstre.

Le chevalier partit presque en courant, résolu à frapper à laporte de la petite maison dès qu’il y arriverait.

Mais une fois qu’il fut en vue de la maison, il ralentit le pas,et finalement s’arrêta sous le quinconce où il avait rencontré duBarry.

Maintenant, il n’osait plus !…

Vingt fois il fit le mouvement de se diriger vers la porte,vingt fois il recula…

Enfin, après s’être vigoureusement morigéné soi-même sur salâcheté, il marcha droit à la porte et souleva le marteau… puis ilattendit, palpitant…

La porte ne s’ouvrit pas.

Aucune réponse ne lui parvint.

La maison ne donnait pas signe de vie.

À diverses reprises, il frappa.

Toujours même silence.

Enfin, il aperçut une sorte de paysan qui, le voyant frapper,s’arrêta, souleva son bonnet et dit :

– Mais, mon gentilhomme, cette maison est inhabitée. Vousappelez en vain… Voici des mois que je passe devant tous les jours,et jamais je n’y ai vu âme qui vive…

D’Assas eut une sueur froide.

Est-ce que Jeanne était repartie, ou bien est-ce qu’on l’avaittransportée ailleurs ?…

Non ! C’était impossible… Mais il fit cette réflexion qu’onne lui ouvrirait certainement pas et qu’en s’obstinant à frapper,il risquait de donner l’éveil à ces jaloux dont avait parléLubin…

Il se retira donc, et rentra fort désespéré dans la mystérieusemaison de la ruelle aux Réservoirs.

Il passa le reste de la journée et la soirée à combiner desplans pour le lendemain.

Il avait fait le tour de la maison.

Il avait vu la petite porte du jardin et il se disait que par làil réussirait peut-être à entrer.

Lubin, comme la veille, lui servit un excellent souper arrosé devins supérieurs. Comme la veille d’Assas finit par s’étourdir, etse coucha avec l’espoir de faire au moins de bons rêves puisque laréalité lui était si peu propice.

Malheureusement, il paraît que tout s’en mêlait, car il euttoutes les peines à s’endormir, et lorsqu’il fut enfin endormi, cefurent des cauchemars qui vinrent l’assaillir au lieu des rêvesd’amour qu’il avait espérés.

Ces rêves prirent bientôt la consistance de la réalité vivante,visible et tangible.

Il y avait une veilleuse dans la chambre.

Et à son indécise clarté, d’Assas pouvait parfaitementdistinguer tous les objets qui garnissaient cette pièce.

Rêvait-il ?… Était-il éveillé ?… Toujours est-il qu’ilavait les yeux entr’ouverts lorsqu’il lui sembla tout à couppercevoir un bruit imperceptible et un mouvement plus imperceptibleencore ; bruit et mouvement étaient ceux d’une porte qu’onouvre avec d’infinies précautions, et cette porte, c’étaitprécisément celle de sa chambre sur laquelle à ce moment son regardétait vaguement fixé…

D’Assas sentit le frisson de l’épouvante glisser le long de sesreins.

Il était brave, pourtant, follement brave et téméraire.

Mais, dans l’état d’esprit où il se trouvait, entouré de tout cemystère impénétrable, dans cette maison qui pouvait être untraquenard pour égorgements nocturnes, à peine éveillé des songespénibles qui avaient agité son sommeil, il eut la sensation aiguëqu’il allait être tué sans défense possible.

Il jeta un regard vers les pistolets qui étaient restés sur latable… et il allait bondir, lorsque la porte acheva de s’ouvrir etune femme parut !…

D’Assas demeura immobile, les yeux à demi fermés, pris d’uneirrésistible curiosité.

Qui était cette femme ? Que lui voulait-elle ?

Elle était enveloppée d’un long manteau noir, et un loup noirmasquait son visage.

Elle était arrêtée dans l’encadrement de la porte, et d’Assasvoyait briller ses yeux au fond des trous du masque.

Et maintenant, c’était une superstitieuse épouvante qui seglissait jusqu’à son âme !…

Qu’était-ce que cette statue noire ?… De quel enfersortait-elle ?…

Il eut un long frisson lorsqu’il vit la femme… la statue noires’avancer vers le lit.

Il voulut se redresser, appeler, crier, ouvrir tout à fait lesyeux…

Il se sentit paralysé par l’horreur.

La femme s’avançait les yeux fixés sur lui. Parfois, lorsque leplancher criait, elle s’arrêtait soudain, attendait quelquessecondes, puis se remettait en marche…

Enfin, elle atteignit le lit et se pencha doucement enmurmurant :

– Pas un geste… pas un mot… ou je paierai de ma vie sansdoute l’intérêt que je vous porte… Vous m’entendez, n’est-cepas ?… faites-moi comprendre que vous m’entendez en ouvrant eten fermant les paupières… mais, au nom du ciel,taisez-vous !…

D’Assas obéit… Il ouvrit et ferma les paupières.

Alors, tandis qu’un prodigieux étonnement enchaînait sa pensée,il sentit que la femme se baissait davantage vers lui… Et d’unevoix faible comme un souffle, elle murmura :

– Chevalier d’Assas, n’entrez jamais, ni le jour ni lanuit, sous quelque prétexte qu’on vous y invite, n’entrez jamaisdans le petit pavillon qui est en face de celui-ci !…Avez-vous compris ?… Si oui, répétez le même signe…

Pour la deuxième fois d’Assas ouvrit et referma lespaupières.

Alors, brusquement, il eut sur le front la sensation étranged’un baiser à la fois brûlant et glacé…

Il ouvrit brusquement les yeux…

La femme mystérieuse, la statue noire se redressait…

Elle mit le doigt sur sa bouche comme pour lui faire unerecommandation suprême… puis, avec la même lenteur, avec les mêmesinfinies précautions, elle se retira, atteignit la porte… la ferma…disparut, s’évanouit dans la nuit comme un fantôme…

Pendant de longues heures, le chevalier demeura éveillé, doutantparfois de ses sons, se demandant s’il n’avait pas eu quelquehallucination… Mais non !…

Comme pour répondre par avance à cette question, la statue noireavait laissé dans la chambre un pénétrant parfum de verveine…

Et d’Assas finissait par se demander même comment ce parfumpouvait persister aussi longtemps lorsque, s’étant à demi soulevésur le coude, il aperçut tout près de lui, sur les couvertures, unmouchoir de fine batiste richement brodé que l’inconnue, ens’appuyant des deux mains, avait dû oublier là…

C’était ce mouchoir qui était imprégné de verveine. Il portaitcomme chiffre un J et un B entrelacés, surmontés d’une couronnecomtale…

– Ne jamais pénétrer dans le pavillon d’en face !murmura le chevalier. Pourquoi ?… Que s’y passe-t-ildonc ?… Et que m’arriverait-il si jamais j’ypénétrais ?…

Il finit à la longue par s’assoupir…

À son réveil, il faisait grand jour.

Il allait sauter à bas de son lit, lorsque, sur la table denuit, il aperçut un petit papier plié en quatre.

Il l’ouvrit aussitôt et lut ces lignes :

« On vous recommande la patience. Vous avez commis hier degrandes imprudences. Lorsqu’il en sera temps, vous serez prévenu.Tenez-vous prêt. Dès que l’heure en sera venue, vous n’aurez qu’àvous rendre à l’heure qu’on vous indiquera à la petite maison où setrouve celle que vous aimez. Vous vous présenterez à la petiteporte bâtarde du jardin. Celle que vous aimez sortira par là. Vousserez prévenu du jour et de l’heure par un billet semblable àcelui-ci… D’ici là, prenez patience. Ne sortez pas ou peu. N’allezplus rôder là-bas… »

– Cela se complique et se simplifie en même temps !murmura d’Assas.

Il eut dès lors la sensation très nette qu’il était engrené dansquelque chose de formidable.

Mais le chevalier aimait. Il était ardemment et sincèrementépris. Il n’hésita pas. Il résolut de se fier au terribleorganisateur de toute cette pièce où il jouait un rôle sans savoirsi la pièce tournerait au drame ou à la tragédie…

Les jours suivants se passèrent sans incidents.

Lubin était aux petits soins et lui servait des dîners fins, luitenait compagnie, l’étourdissait de son babil…

Cependant, le matin du quatrième jour, d’Assas, rouged’impatience, était résolu à faire une nouvelle tentative du côtéde la petite maison.

Or, ce matin-là, par la même voie, lui parvint un nouvelavertissement ; c’est-à-dire qu’en se réveillant, il trouvasur la table de nuit un billet ainsi libellé :

« Ce soir, à dix heures, rendez-vous à la porte bâtarde dujardin de la petite maison. Celle que vous aimez sortira. Le restevous regarde… »

Le cœur de d’Assas battit à rompre et il eut la tentation debaiser ce billet !… Mais soudain il pâlit…

Il y avait un post-scriptum au billet !…

Et le post-scriptum disait :

« Si vous voulez continuer à accepter l’hospitalité quivous est offerte dans cette maison, et si vous décidez celle quevous aimez à vous accompagner, vous entrerez dans le pavillon d’enface qui est mieux aménagé pour recevoir une femme. »

– Le pavillon d’en face ! murmura d’Assas enfrissonnant Oh ! que médite-t-on ici ? Qu’yprépare-t-on ?… Et qui veut-on y tuer ?…

Chapitre 32LA NOUVELLE FEMME DE CHAMBRE

Le soir de ce jour, dans ce pavillon d’en face qui inspirait auchevalier de si terribles réflexions, dans ce charmant petit salonoù nous avons déjà introduit nos lecteurs, trois personnagesétaient réunis.

C’étaient M. Jacques, Juliette et le comte du Barry.

Juliette, debout, évoluait devant M. Jacques, assis, qui laregardait gravement.

Il était quatre heures.

Mais déjà les lampes étaient allumées, soit que la nuitcommençât à tomber, soit que les rideaux épais eussent étésoigneusement tirés.

– Eh bien ! dit M. Jacques. Ce costume de nuitvous sied à ravir. Il est d’ailleurs identiquement copié sur celuique porte votre rivale. Maintenant, mon enfant, je voudrais bienvous voir dans l’autre costume… Il vaut mieux ne rien laisser auhasard… et souvent un détail, insignifiant en apparence, a renverséde grands desseins…

Juliette, comme l’avait dit M. Jacques, portait un costumede nuit, c’est-à-dire un peignoir de soie d’une richesse et d’ungoût merveilleux.

Sur les derniers mots de M. Jacques, elle fit un signed’assentiment et se retira dans sa chambre.

Elle reparut dix minutes plus tard, vêtue en soubrette,exactement le même costume que Suzon…

M. Jacques l’examina soigneusement, en vérifiant l’identitédes détails sur un papier qu’il tenait à la main…

– Très bien, dit-il enfin. Voulez-vous, mon enfant, merépéter ce que vous avez à dire ?

Juliette prononça quelques mots rapides qui résumaient sansdoute la leçon qu’on lui avait apprise.

M. Jacques compulsa ses notes et demanda :

– Comment s’appelle la cuisinière ?…

– Dame Catherine, quarante ans, vaniteuse ; il y a unepièce de soie pour elle…

– Les deux filles de service ?…

– Pierrette et Nicole, vingt ans, toutes deux intelligenteset intéressées, ont été choisies par Suzon ; cinq mille livresà chacune…

– Et vous êtes, vous ?…

– La sœur aînée de Suzon…

M. Jacques parut très satisfait de cette sorte derépétition générale.

Il se leva, prit dans ses mains les deux mains de Juliette, etd’une voix qui semblait fort émue :

– Mon enfant, lui dit il, songez que de votre habileté… devotre hardiesse, surtout, dépendent de graves intérêts… mon enfant,j’ai confiance en vous…

Il y eut alors un long silence.

Vers cinq heures et demie, la nuit était tout à fait venue.

M. Jacques, qui se promenait de long en large, s’arrêtatout à coup, et dit :

– Allons… il est temps !…

Ils sortirent tous les trois, M. Jacques impassible, duBarry sombre, et Juliette violemment émue.

Devant la maison, une voiture attendait. C’était une de cessolides berlines de voyage qui couraient les routes de porte enporte. Elle était attelée de deux vigoureux chevaux sur l’undesquels un postillon, déjà en selle, était prêt à fouetter sesbêtes.

Juliette monta dans la voiture. Du Barry se plaça près d’elle.M. Jacques s’approcha du postillon.

– Les soixante mille livres ? demanda-t-il.

– Dans le coffre, Monseigneur, répondit le postillon.

– Vous avez toutes vos instructions ?…

– Oui, Monseigneur : une jeune fille doit monter danscette voiture et je dois la conduire hors Paris. Mais je n’ai pasencore l’endroit…

– Villers-Cotterêts, dit M. Jacques.

– Villers-Cotterêts, bien…

– Si la jeune fille vous demande de la conduire jusqu’à unvillage voisin qui s’appelle Morienval, vous la conduirez. Mais encours de route elle ne doit communiquer avec personne… À votreretour, vous me rendrez compte des incidents, s’il y en a eu…

Cela dit, M. Jacques monta dans la voiture qui s’ébranlaaussitôt et qui, dix minutes plus tard, s’arrêta à deux cents pasde la petite maison du roi.

Tous les trois descendirent, Juliette enveloppée d’un grandmanteau noir qui cachait entièrement son costume de soubrette.

Ils firent le tour de la maison.

Devant la porte bâtarde du jardin, un homme attendait. Ils’avança vivement à la rencontre de M. Jacques…

C’était Bernis.

Au loin, six heures sonnèrent…

– Êtes-vous prêt ? demanda M. Jacques.

– Oui, Monseigneur, répondit Bernis en dissimulant sonémotion.

M. Jacques se tourna alors vers du Barry et lui remit unpapier plié en quatre.

– Ce billet dans la chambre du roi, dit-il. Il faut queLebel fasse en sorte que le roi ne sorte pas avant minuit. Il fauttout prévoir. Le chevalier sera ici à dix heures. Rappelez-vousvotre besogne à ce moment-là. Deux heures ne sont pas de trop pourles incidents imprévus…

– Minuit, bien !… Et moi, ici à dix heures, dit lecomte qui, ayant pris le billet, s’éloigna aussitôt dans ladirection du château.

– Le signal, Bernis, dit alors M. Jacques.

En même temps, il jeta un dernier regard autour de lui.Juliette, un petit portemanteau à la main, s’était approchée de lapetite porte en même temps que Bernis.

M. Jacques se posta sous les quinconces.

Bernis frappa trois petits coups à la porte du jardin.

Elle s’ouvrit aussitôt, et Suzon parut, un peu pâle ettremblante.

À cette minute, elle eut une hésitation suprême et fit unmouvement comme pour se rejeter en arrière.

Mais déjà Bernis l’avait saisie par le bras et attirée audehors.

Au même instant, Juliette se glissa, rapide comme une ombre,dans le jardin, et la porte se referma.

– Ah ! François ! murmura Suzon en s’appuyant aubras de Bernis, je n’oublierai jamais les émotions que je viensd’avoir. Vous me jurez bien, au moins, qu’on n’en veut ni au roi nià Mme d’Étioles ?

– Je te jure sur ma part de paradis qu’il n’arrivera aucunmal ni à l’un ni à l’autre… Allons, viens… la voiture est là qui vat’emmener à Villers-Cotterêts. L’argent est dans le coffre… Lepostillon est à tes ordres… Te voilà riche… ne m’oublie pas danston bonheur, ma petite Suzon… Quant à moi, je garderai toute la viele charmant souvenir des quatre journées d’amour que je tedois…

Suzon, trop émue pour répondre, se contenta de presser contreelle le bras de son cavalier.

Ils atteignirent ainsi la voiture. Bernis, jouant jusqu’au boutson rôle d’amoureux, serra Suzon dans ses bras, puis la poussa dansla berline dont il ferma la portière à clef. Au même moment lepostillon enleva ses deux chevaux, et quelques minutes plus tard,le grondement des roues s’éteignit dans le lointain…

Bernis revint alors à M. Jacques, et,s’inclinant :

– C’est fait, Monseigneur… Je n’ai plus qu’à attendre dixheures… devant la grande porte… celle-ci étant réservée auchevalier d’Assas…

– Bien, mon enfant, dit M. Jacques. Dès mon retour àParis, venez me trouver rue du Foin. Et nous compterons. Vous avezces jours-ci opéré avec une souplesse, une habileté, une rapiditéqui vous donnent des droits.

Bernis se courba davantage. Quand il se redressa, il vit lasévère silhouette de M. Jacques qui s’enfonçait dans lesténèbres.

Juliette avait vivement traversé le jardin et était entrée dansle petit salon du rez-de-chaussée qu’éclairait une lampe. Il yavait trois jours qu’elle étudiait un plan de la maison fait parBernis d’après les indications de Suzon ; tout avait étémarqué sur ce plan, jusqu’à l’emplacement des moindres meubles.

Juliette connaissait donc la maison presque aussi bien que sielle l’eût habitée.

Elle se débarrassa du manteau qui la couvrait et le jeta au fondd’une armoire. Quant au petit portemanteau qu’elle tenait à lamain, elle le plaça sous un canapé… Alors Juliette regarda autourd’elle.

Elle était émue au point qu’elle tremblait. De ses deux mains,elle comprima les palpitations de son cœur, et en quelques minutes,elle parvint à dompter cette émotion, ou tout au moins à ladissimuler complètement.

Alors elle se dirigea sans hésiter vers l’antichambre qu’elletraversa, gagna l’office et apparut tout à coup à la cuisinière, ladigne Catherine.

– Voyons, Catherine, fit Juliette, voici que sept heuresapprochent et le souper de madame n’est pas prêt… Vous savezqu’elle n’aime pas attendre…

La cuisinière s’était retournée, stupéfaite, ébahie…

– Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? Êtes-vousfolle ? reprit Juliette. Quand ma sœur va rentrer…

– Votre sœur ! balbutia la cuisinière suffoquée.

– Suzon ! Mais vous tombez des nues ?…

– Ah ! Mlle Suzon est votresœur ?…

– Oh ! a-t-elle la tête dure ! Suzon me l’avaitbien dit en venant me demander de la remplacer ici pour deuxjours !… Allons, allons, dame Catherine, à l’ouvrage !…Et songez que si je suis contente de vous pendant ces deux jours,j’ai une belle pièce de soie à votre service…

Ces paroles amenèrent un large sourire sur les lèvres de dameCatherine qui, revenant peu à peu de sa stupéfaction,murmura :

– Comme ça, vous remplacezMlle Suzon ?… Si le maître lesavait !…

– Ah ça !… interrompit Juliette en grondant, etNicole ? Et Pierrette ?… Où sont-elles, cesparesseuses !…

Elle sortit de la cuisine et gagna la chambre où couchaient lesfilles de service.

Pierrette témoigna la même stupéfaction que Catherine. MaisNicole ne parut pas autrement étonnée, et, sur un signe que lui fitJuliette, suivit la nouvelle femme de chambre dans le petitsalon.

– Suzon t’a prévenue ? fit-elle alors.

– Oui, madame…

– Il y a cinq mille livres pour Pierrette et autant pourtoi, si vous êtes intelligentes et dévouées.

– Que faut il faire ? demanda Nicole dans unempressement qui prouvait qu’elle ne demandait pas mieux que degagner la somme.

– Tout simplement ouvrir à celui qui viendra heurter à laporte un peu après minuit. D’ici là, que l’on frappe, que l’onheurte, que l’on crie, que l’on menace, ne pas ouvrir.

– Ouvrir à minuit, bien ! dit Nicole. Etaprès ?…

– Après ? Éteindre toute lumière dans l’escalier, etconduire celui qui viendra jusqu’à la chambre de madame…

– C’est facile, dit Nicole. Mais si je suis chassée parmadame ?

– Ne t’en inquiète pas : madame ne te chassera pas, aucontraire ! Mais enfin, si cela arrivait, tu entrerais auservice de Mme de Rohan, et le jour où tusortirais d’ici, tu recevrais cinq mille autres livres, ce qui teferait dix mille. Acceptes-tu ? Hâte-toi…

– J’accepte, dit Nicole résolument.

– Bien, ma fille. Va-t’en donc à l’office et empêche toutbavardage inutile. Tu peux dire que tu m’as souvent vue avec Suzon,ma sœur… Voici madame qui appelle…

Juliette s’élança dans l’escalier et pénétra aussitôt dans legrand salon où Jeanne, à demi étendue sur un canapé, rêvait, unlivre à la main. Jeanne considéra attentivement Juliette quisupporta l’examen sans brocher.

– Vous êtes la nouvelle femme de chambre ?demanda-t-elle.

– Oui, madame. Et j’espère que vous n’aurez pas lieu deregretter ma sœur.

– Ah ! Suzon est votre sœur ?

– Oui, madame ; cela se voit d’ailleurs ; nousavons même taille, au point que j’ai pu mettre sa robe, commemadame peut voir… car Suzon m’avait prévenue que madame étaitdifficile pour le costume de ses filles de chambre…

– Suzon m’a dit qu’elle serait absente trois ou quatrejours, reprit Jeanne.

– Oui, madame, c’est pour une affaire que nous avons dansnotre pays, près de Chartres. Et comme elle est plus au fait quemoi…

– C’est bien ce que Suzon m’a dit, murmura Jeanne. Etpourtant… où ai-je vu cette figure… ces yeux ?… J’élucideraicela demain matin… Comment vous appelez-vous ? reprit-elle àhaute voix.

– Julie, madame.

– Eh bien ! pour ne pas changer les habitudes de lamaison, je vous appellerai comme votre sœur : Suzon.

– Si cela convient à madame…

– Oui. Donc, Suzon, ma fille, je me sens fatiguée. Je nesouperai pas. Dans une demi-heure, tu me monteras une tasse delait, et puis, tu viendras me coucher…

Jeanne, dès cette époque, souffrait en effet de ce mal d’estomacdont elle devait être torturée toute la vie.

Devant l’ordre qu’elle venait de recevoir, Juliette demeuraatterrée.

Si Mme d’Étioles se couchait tout de suite, leplan si méticuleusement élaboré s’écroulait…

Jeanne remarqua la pâleur soudaine qui avait envahi le visage dela nouvelle femme de chambre.

– Eh bien ! dit-elle, qu’as-tu donc, Suzon ?…

– Rien, madame, rien… fit Juliette qui se hâta dedisparaître.

– Voilà qui est assez étrange, pensa Jeanne. Il me semble…que je pressens… je ne sais quelle trahison !… Et Louis qui nevient pas !… Louis que j’attends en vain !… mortellesjournées d’alarmes !… Que fait-il ?… Pense-t-il àmoi ?…

Jeanne oubliait que le roi avait juré de n’entrer dans cettemaison qu’appelé par elle !

Elle se trouvait dans un singulier état d’esprit.

Le billet qu’avait reçu le roi et qui, comme on l’a vu, luiavait été envoyé par M. Jacques, ce billet, en somme, nementait pas… Jeanne s’ennuyait !…

À se voir si bien obéie, elle éprouvait un dépit quil’énervait ; et si Louis XV avait compté sur cet état denervosité où l’attente jetait Jeanne, il avait à coup sûr agi enhabile homme.

Mais le roi n’en avait pas pensé si long : tout simplement,il n’osait pas !

Et alors que Jeanne se plaisait à lui prêter les plus brillantesqualités de hardiesse, le roi n’était au fond qu’un bon bourgeoisassez timide en amour, aimant de préférence les intrigues faciles,et redoutant pour sa paresse la nécessité d’un effort.

Jeanne, de cette tournure d’esprit, n’avait aucune idée.

– Je l’ai peut être trop durement traité !songeait-elle cent fois par jour en pleurant. Lui qui m’aimetant !… J’ai été cruelle, injuste… Ô mon roi, mon beau roi,pardonne-moi… pardonne à ton amante !

Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’elle reçut tout à coupde Suzon la demande de s’absenter.

Jeanne consentit facilement. Peut-être était-elle enchantée devoir un nouveau visage.

Suzon lui déplaisait ; elle la trouvait sournoise ;elle lui avait surpris des sourires qui l’avaient fait rougir…

Jeanne était donc favorablement disposée pour la nouvelle venue,quelle qu’elle fût.

Mais maintenant qu’elle avait vu Juliette, une vague inquiétudes’infiltrait peu à peu dans son esprit…

L’émotion manifestée par la nouvelle femme de chambre avaitredoublé cette inquiétude.

Pourquoi cette émotion, cette pâleur ?

Et surtout, comment se faisait-il que cette femme ressemblâtd’une façon si frappante à une personne déjà vuesûrement ?…

Où avait-elle vu cette personne qu’évoquait le visage deJuliette ?…

Elle ne savait. Et le souvenir de la fête de l’Hôtel de Ville nese présenta pas à son imagination.

Jeanne finit par écarter ses pensées qu’elle jugeait importunes,et, de toutes ses forces, appela l’image du roi.

La pendule, en sonnant huit heures, l’arracha brusquement à sesrêveries.

À ce moment, Juliette entra… Elle semblait plus émue que tout àl’heure encore… plus qu’émue : bouleversée.

Elle déposa sur un guéridon la tasse de lait que Jeanne but d’untrait en l’examinant du coin de l’œil…

– Voyons, fit alors Jeanne en se levant, viens medéshabiller, Julie…

Juliette suivit Jeanne dans la chambre à coucher.

– Madame, fit-elle tout à coup d’une voix tremblante, vousvoulez donc déjà vous mettre au lit ?

– Mais oui, ma fille, fit Jeanne étonnée de la question etsurtout du ton de terreur avec lequel elle était faite.

– Madame, reprit Juliette… si j’osais…

– Quoi donc ?… Mais sais-tu que tu me fais peur !Parle, voyons… Que veux-tu oser ?…

– Vous donner un conseil, madame !…

– Eh bien, donne-le, ton conseil ! Que deprécautions ! Quelle fille extraordinaire !…

– Madame, si vous m’en croyez, vous ne vous coucherez pas,fit Juliette comme si elle venait de prendre une résolutionsoudaine.

– Deviens-tu folle ? fit Jeanne qui sentait soninquiétude grandir de minute en minute. Pourquoi ne mecoucherais-je pas, si j’ai sommeil ?

– Et même, continua Juliette sans répondre, si j’étais à laplace de madame, non seulement je ne me coucherais pas… maisencore… je m’habillerais comme pour sortir !…

Jeanne sentit son inquiétude se transformer en terreur.

Elle fixa un profond regard sur Juliette qui baissa la tête.

– Voyons, dit-elle, tu me caches quelque chose…

– Madame…

– Je ne sais quelles idées me pénètrent… mais il me sembleque tu es ici… tiens… pour me trahir !… Ton trouble, tesétranges conseils…

Juliette poussa un cri, cacha son visage dans ses deux mains ettomba à genoux.

– Ah ! s’écria Jeanne au comble de l’épouvante, je neme trompais donc pas !…

– Madame, sanglota Juliette, vous voyez bien que je ne voustrahis pas !… puisque je cherche à vous sauver !…

– Me sauver !… Suis-je donc menacée ?…

– Madame, fit Juliette en se relevant et en jetant unregard désespéré sur la pendule, par grâce, par pitié, laissez-moivous habiller… Vous m’interrogerez après… je vous diraitout !…

Jeanne, stupéfaite et terrifiée, vit alors Juliette seprécipiter vers le cabinet de toilette et en revenir avec uncostume de ville et un manteau.

Fébrilement, avec des maladresses de hâte mais non de science,la femme de chambre se mit à habiller Jeanne qui se laissa faire ensilence.

– Neuf heures ! dit alors Juliette. Heureusement, nousavons encore une heure devant nous…

Jeanne, à ce moment, était complètement habillée, prête àsortir.

– Parle, maintenant, dit-elle avec une angoisse qu’elle neparvint pas à dompter complètement.

– Pas ici, madame, pas ici !… En bas, je vous ensupplie…

– Mais pourquoi…

– Pour que vous soyez sûre de pouvoir vous sauver !…Venez, venez, madame !… De grâce, ayez confiance en moi,puisque pour vous, je trahis ceux qui m’ont envoyée…

Jeanne, croyant rêver, se laissa entraîner par Juliette quipénétra dans le petit salon du rez-de-chaussée.

Tremblante et sûre désormais que quelque guet-apens avait étéorganisé contre elle, Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil.

Juliette, malgré le froid du dehors, ouvrit laporte-fenêtre.

– Que madame m’attende un instant, dit-elle en s’élançantdans le jardin.

Quelques minutes plus tard, elle reparut en disant :

– Maintenant, je respire !… J’ai été tirer les verrousde la petite porte ; j’ai mis la clef dans la serrure, etmadame pourra fuir quand il lui plaira… dès maintenant, si elleveut…

– Je ne m’en irai pas sans savoir de quoi il s’agit, ditJeanne avec une fermeté qui fit frissonner Juliette.

Celle-ci jeta un coup d’œil furtif à la pendule.

Son rôle, à ce moment, devenait excessivement difficile etpérilleux :

Il s’agissait de décider Jeanne à fuir, mais il fallait en mêmetemps que la fuite n’eût pas lieu avant dix heures…

Il fallait gagner du temps, et pourtant il ne fallait pasdépasser l’heure.

Juliette, en un instant, eut calculé son affaire et établi sesbatteries…

– Madame, fit-elle tout à coup, je vous ai trompée :je ne suis pas la sœur de Suzon…

– Mais Suzon elle-même a dit…

– Suzon a menti comme moi, elle est complice comme moi,elle a été payée comme moi !… Ah ! les gens qui vous enveulent ont bien tout calculé, allez !…

– Qui sont ces gens qui m’en veulent ? demanda Jeanneen s’efforçant de garder tout son calme.

– Des ennemis du roi ! répondit Juliette.

Cette fois Jeanne ne put retenir un cri d’angoisse.

Qu’elle fût menacée elle-même, elle ne s’en inquiétait que justeassez pour se mettre en état de défense.

Elle était naturellement brave.

Son caractère entreprenant et romanesque ne répugnait pas auxaventures, même dangereuses.

Mais le roi ! le Bien-Aimé !…

Elle frémit de terreur à la pensée qu’il était menacé et quepeut-être elle ne pouvait rien pour le sauver.

– Explique-toi ! dit-elle d’une voix altérée. Ouplutôt, réponds clairement à toutes les questions que je vais teposer. Et ne mens pas, surtout ! Sinon, dussé-je te tuer demes mains…

– Madame, je ne mentirai pas, je le jure ! s’écriaJuliette. D’ailleurs, pourquoi mentirais-je ?… Si j’avaisvoulu vous perdre, je n’avais qu’à jouer mon rôle jusqu’au bout etlaisser faire !…

– C’est juste ! dit Jeanne.

Juliette eut un sourire de joie qu’elle dissimula en baissant latête.

– Tu seras dignement récompensée, reprit Jeanne. Maisvoyons. Tout d’abord, qui sont les gens dont tu parles ?

– Je ne les connais pas. Ce sont des gentilshommes. Voilàtout ce que je puis dire.

– Des félons !… Pourquoi est-ce toi et non Suzonqu’ils ont chargée de me perdre ?

– Parce que Suzon a eu peur. Elle a accepté de s’en aller,de laisser la place libre, mais elle n’a pu se décider au rôlequ’il fallait jouer, parce qu’elle a eu peur, je vous lerépète…

– Peur de quoi ?

– Que le coup ne réussisse pas. Et alors, non seulementvotre colère, mais encore la vengeance du roi étaient à redouter.Bref, moyennant une grosse somme d’argent, elle a simplementconsenti à s’en aller, sous prétexte d’un congé qu’elle vousdemanderait, et à laisser agir une autre plus hardie qu’elle…

– Et cette autre, c’est toi ?

– Oui, madame ! fit Juliette pourpre de confusion.

– Eh bien, que devais-tu faire ?…

– Je devais pousser madame à se coucher de bonne heure,afin que vers dix heures, elle fût endormie…

– Et alors ?…

– À dix heures, les gens en question doivent venir frapperà la porte… et je dois leur ouvrir.

– Ensuite ?…

– Je ne sais plus rien de précis, madame. Seulement j’aicru comprendre à force d’écouter…

– Voyons… qu’as-tu compris ?… Hâte-toi !… Carvoici dix heures qui approchent !…

– Eh bien ! voici : on devait s’emparer demadame.

On devait, par menaces et au besoin par violences, la forcerd’écrire à Sa Majesté… Jeanne frissonna.

– Alors, le roi, sur la lettre de madame, serait accouruici… et… je ne sais plus !…

– Oh ! mais je devine, moi ! murmura Jeanneatterrée. C’est un guet-apens contre Louis !… Oh !…comment le prévenir !…

À ce moment, on frappa à la porte extérieure de la maison, assezdiscrètement, en somme.

– Les voici ! fit Jeanne. Vite, préviens qu’on n’ouvrepas !

– C’est fait, madame ! Décidée à vous sauver, j’aipris mes précautions en conséquence. J’ai fermé à l’intérieur àdouble tour… et voici la clef !…

En même temps, Juliette jeta sur la table la clef qu’elle venaitde tirer de sa poche.

– Que faire ? murmura Jeanne ; quefaire ?…

– Fuir, madame ! Fuir sans perdre un instant…Entendez-vous ?… On frappe plus fort… Ils s’étonnent que jen’ouvre pas !… Mon Dieu !… Peut-être vont-ils essayer depasser par le jardin… Fuyez, madame, fuyez… Dans un instant, ilsera trop tard !…

– Eh bien, oui, fuir !… et prévenir le roi !…

– Venez ! venez !…

Juliette, comme dans un moment d’égarement, saisit Jeanne par lebras, au moment où on frappait encore au dehors, et l’entraîna dansle jardin.

Devant la petite porte, elle s’arrêta toute tremblante…

– Attendez, madame… je vais m’assurer que vous n’avez rienà craindre de ce côté-ci.

– Tu seras royalement récompensée, dit Jeanne.

Juliette avait entr’ouvert la petite porte et jeté un rapideregard sous les quinconces.

– Personne, murmura-t-elle. Fuyez, madame…

Jeanne franchit la porte.

– Et toi ? fit-elle alors tout à coup. Viens avecmoi !…

– Fuyez ! fuyez donc ! dit Juliette pour touteréponse.

Et aussitôt, rentrant dans le jardin, elle repoussa la petiteporte, la ferma à double tour et mit les verrous…

Alors, haletante d’une émotion qui cette fois n’était passimulée, elle attendit un instant, jusqu’à ce qu’elle eut entendusur le gravier les pas de Jeanne qui s’éloignait, légère etrapide…

Puis, elle rentra dans la maison et appela Nicole.

– Dans cinq minutes, toutes lumières éteintes…

– J’entends…

– Et à minuit… lorsqu’on frappera…

– J’ouvre…

– Et tu conduis par la main jusque dans la chambre demadame celui qui se présentera !…

Sur ces mots, Juliette monta lestement dans la chambre etcommença à revêtir un costume de nuit entièrement semblable à ceuxque portait madame d’Étioles…

Chapitre 33LA MAISON DES RÉSERVOIRS

Jeanne, en voyant se refermer si brusquement la porte du jardin,eut la sensation qu’elle avait été jouée par celle qui avaitprétendu vouloir la sauver. La pensée lui vint d’appeler, derentrer coûte que coûte dans la maison. Mais si cette Julie avaitdit vrai, pourtant !…

Elle entendait les coups que l’on frappait à la ported’entrée…

La pensée du danger que courait le roi la fit frissonner.

– Oh ! murmura-t-elle, lui d’abord ! Il faut leprévenir ! le sauver !…

Et elle s’élança, s’écartant le plus possible de la ported’entrée, quitte à faire ensuite un crochet pour revenir surVersailles.

Car sa résolution était arrêtée.

Aller tout droit au château, et faire prévenir le roi qu’ungrave danger le menaçait s’il allait à la petite maison.

Comme elle s’engageait sous les quinconces, une ombre, un hommese détacha soudain de la nuit.

Elle étouffa un cri.

Mais, nous l’avons dit, Jeanne était brave.

Elle sortit de son sein un petit poignard à manche d’or ciselé,et, d’une voix ferme :

– Qui que vous soyez, dit-elle, place ! Laissez-moipasser ! Gentilhomme ou manant, ce que vous faites estindigne ! Mais je vous préviens que je suis décidée à medéfendre !… Regardez ceci !

L’homme se recula d’un pas, s’inclina profondément, et, d’unevoix où tremblait un sanglot :

– Mon malheur est grand, madame, d’avoir pu, ne fût-cequ’un instant, vous effrayer et passer peut-être à vos yeux pourquelque larron d’honneur…

– Le chevalier d’Assas ! s’écria Jeanne.

– Oui, madame !… Le chevalier d’Assas qui vientdéposer son amour à vos pieds et mettre son épée à votreservice…

Jeanne poussa un cri de joie, et tendit ses deux mains.

– Ah ! chevalier, fit-elle, dans les circonstances oùje me trouve, nulle rencontre ne pouvait m’inspirer la confianceque vous m’inspirez, vous…

Le cri, le geste et la parole transportèrent le chevalier.

C’était plus qu’il n’eût osé rêver.

Son cœur se dilata et se mit à battre la diane de l’amour.

– Éloignons-nous tout d’abord, dit Jeanne.

– Prenez mon bras, madame, fit d’Assas, et soyez convaincueque, sous la sauvegarde de ce bras, vous n’avez rien àcraindre !…

– Je le sais, chevalier, répondit Jeanne en prenant le brasque lui offrait d’Assas et en s’y suspendant, pleine deconfiance.

Ils se mirent en marche.

D’Assas croyait faire un beau rêve.

Jeanne à son bras ! sous sa protection ! Ce fut pourlui un instant plein de délices, une de ces minutes qu’on n’oubliejamais…

Il marchait dans une sorte de ravissement, n’osant prononcer unmot.

Et, de son côté, elle se taisait…

Cependant, pour elle beaucoup plus que pour d’Assas, le silencedevint bientôt plein d’embarras.

– Chevalier, demanda-t-elle alors, comment vous êtes-voustrouvé devant ce jardin juste au moment où j’en sortais ?…

– Pouvez-vous le demander ?… Dès que j’ai connu lamaison où vous vous étiez réfugiée, j’ai erré sous ces quinconcescomme une âme en peine…

– Mais comment avez-vous pu savoir que j’étais dans cettemaison ?

– J’ai suivi le carrosse qui vous a amenée, fit lechevalier en pâlissant à ce souvenir.

Le chevalier venait de faire un double mensonge.

C’est par Bernis qu’il avait été conduit jusqu’à la petitemaison.

C’est par le mystérieux billet qu’il avait reçu le matin qu’ilavait su que Jeanne en sortirait à dix heures.

Mais quel est l’amoureux qui n’a pas quelque faute de ce genre àse reprocher !

Jeanne réfléchissait. Elle voulait prévenir le roi du danger quile menaçait. Et elle ne pouvait pourtant pas demander à d’Assas,rival de Louis XV en amour, de l’aider en une pareilleœuvre !

Une chose la rassurait : c’est que les inconnus quivoulaient pénétrer dans la maison n’avaient d’autre projet que dela forcer à écrire au roi. C’est donc sur une lettre d’elle que cesgens comptaient pour attirer le roi dans leur guet-apens.

La lettre n’ayant pu être envoyée, puisqu’elle n’était pasécrite, le danger n’était pas immédiat.

Elle résolut donc d’attendre pour prévenir Louis XV.

Mais, en même temps, elle résolut de ne pas s’éloigner deVersailles.

– Où me conduisez-vous, chevalier ? reprit-elle.

– Où vous me donnerez l’ordre de vous conduire,madame ! Si vous désirez retourner à Paris, je puis, avec moncheval…

– Non, non, fit-elle vivement. Il faut que je reste àVersailles…

Un nuage passa sur le front de d’Assas qui poussa un profondsoupir.

Versailles !… C’est-à-dire le roi !…

Mais il était trop heureux de la sentir si près de lui pours’appesantir longtemps sur ses idées de jalousie.

– Puisque vous ne voulez pas retourner à Paris, dit-il enhésitant, je ne vois qu’un moyen…

– Et c’est… ? Parlez hardiment, chevalier…

– C’est de vous conduire chez moi ! fit d’Assas enrougissant comme s’il eût dit une énormité.

– C’est le mieux, dit-elle simplement. Chez vous, sous lagarde d’un homme comme vous, je n’aurai plus rien à craindre…

Cette simplicité avec laquelle Jeanne acceptait sa propositionnavra le pauvre d’Assas.

Il s’était attendu à une résistance… Jeanne consentait toutnaturellement à venir chez lui… comme elle se fût rendue chez unfrère. Et il eut alors la sensation aiguë et douloureuse que cellequ’il adorait lui témoignait par trop de confiance, qu’ellel’aimait vraiment comme un frère… et que jamais elle ne l’aimeraitautrement.

Et pourtant, de cette confiance, il éprouvait malgré tout unesorte de fierté.

Il se mit donc à marcher résolument vers les Réservoirs ets’arrêta devant la porte de la mystérieuse maison oùM. Jacques lui avait offert une si étrange hospitalité.

Mais alors, le souvenir de ces étrangetés mêmes lui revint toutà coup et le fit frissonner.

Il se rappela la visite de ce fantôme, de cette femme tout ennoir qui lui avait dit de ne jamais entrer dans le pavillon d’enface, sous quelque prétexte que ce fût !

Il se rappela que le billet reçu le matin lui disait justementque c’était ce pavillon d’en face qu’on mettait à sa disposition aucas où il rentrerait dans la maison avec Jeanne…

Il pressentit quelque terrible danger…

Il voulut reculer… trop tard ! La porte s’ouvraitdéjà ! Et Lubin – le valet attaché à son service –apparaissait.

D’Assas prit aussitôt son parti de l’aventure.

Il se sentait plein de force et de courage.

– Quoi qu’il arrive, pensa-t-il, je suis là pour laprotéger… Dès demain matin, je chercherai un autre refuge pourJeanne.

Et il entra !… Elle le suivit, trop préoccupée de sespropres pensées pour s’étonner des dispositions bizarres de cettemaison.

Dans la cour, Lubin, qui marchait en avant un flambeau à lamain, inclina à droite.

C’était dans le pavillon de gauche que logeaitd’Assas !

Il fut sur le point de demander à Lubin les raisons de cechangement de logis. Mais il était trop tard maintenant. Enparlant, il risquait non seulement d’épouvanter Jeanne, mais dedonner l’éveil à ceux qui pouvaient le guetter !

Il entra donc, la main sur la garde de son épée, dans cepavillon où, selon le mystérieux avis de la femme en noir, il n’eûtjamais dû pénétrer.

– Mes pistolets ? demanda-t-il rudement à Lubin.

– Les voici, monsieur, dit le valet en souriant.

Le chevalier aperçut alors sur une table ses pistolets que luimontrait Lubin.

Cette vue le rassura.

– Pour cette nuit, du moins, pensa-t-il, on ne veut riententer contre moi ou contre Jeanne. Sans quoi, on ne m’eût pasapporté ces armes de défense… à moins…

Une pensée soudaine traversa son esprit, et il examina lespistolets : ils étaient bien chargés…

Dès lors, d’Assas fut entièrement rassuré et commença à croireque le fantôme noir avec son avis n’était qu’un mythe de sonimagination.

D’ailleurs, il faut avouer que l’aspect du petit salon où ilvenait de pénétrer n’avait en soi rien de bien alarmant.

C’était un coquet et élégant boudoir où la plus difficile despetites-maîtresses n’eût rien trouvé à redire.

Cette élégance et cette coquetterie, Jeanne les avait remarquéesnon sans un certain trouble.

Comment le chevalier d’Assas, pauvre officier, plus habitué auxcamps qu’aux salons, avait-il pu songer à tous cesraffinements ?… Et comment avait-il pu, surtout, faire ladépense que nécessitait un pareil ameublement ?

Elle finit par se dire que le chevalier avait dû y engagerplusieurs années de sa solde.

– Pauvre garçon ! songea-t-elle en le regardant avecattendrissement.

D’ailleurs, elle était à l’aise dans cette situation qui eûtsemblé scabreuse à une femme d’esprit moins alerte…

Elle considérait ces tentures précieuses, ces meubles délicats,ces bibelots coûteux, avec une sorte de reconnaissanceattendrie.

– Il a voulu que je retrouve ici toutes mes habitudes…

Le chevalier, de son côté, s’étant assuré que ses pistoletschargés étaient à sa portée, examinait attentivement l’endroit oùil se trouvait et, n’y découvrant rien de suspect, s’abandonnait aucharme et au bonheur de se trouver si près de son idole.

– Madame est servie ! fit tout à coup Lubin enapparaissant au fond d’une pièce voisine.

– La magie continue, se dit le chevalier.

Jeanne ne se sentait aucun appétit. Mais elle eût cru froissercruellement le chevalier en lui refusant de s’asseoir à sa table etde faire honneur à ce repas qu’il avait dû prendre une joied’enfant à ordonner…

Elle passa donc dans la salle à manger qui était digne en toutdu petit boudoir…

– Chevalier, dit-elle en se mettant à table, vous avez faitdes folies… Ce salon, cette salle à manger… ce souper luxueusementordonné…

D’Assas demeura stupéfait.

Il n’avait pas songé à cela, lui ?…

Et comment faire pour détromper Jeanne ? Comment lui direqu’il n’était pas chez lui ?…

– Madame… balbutia-t-il.

– Mais vous m’attendiez donc ? reprit Jeanne tout àcoup.

– Eh bien, oui ! s’écria le chevalier en devenantpourpre. Je vous attendais ! Est-ce que je ne vous attends pastoujours ?

Il se détestait de mentir ainsi…

Mais il avait si bien compris la question qui allait surgir surles lèvres de Jeanne s’il ne répondait pas ainsi :

– Alors, vous attendiez une femme ?

– Je vous en supplie, continua-t-il d’une voix ardente et àla fois tremblante, ne m’interrogez pas, ne me demandez rien…Supposez… tenez… supposez que vous êtes transportée dans une maisonenchantée… que tout ce qui nous entoure n’est que pure magie etfantasmagorie…

– Oh ! mais vous allez m’effrayer !s’écria-t-elle gaiement, ou du moins en s’efforçant de paraîtregaie pour récompenser un peu le pauvre chevalier.

– Ne craignez rien, dit-il tout heureux en effet de cettegaieté ; je suis capable de m’écrier comme dans leCid : Paraissez, Maures et Castillans, c’est-à-direfantômes ou enchanteurs !… Nul de vous ne m’enlèverait en cemoment le cher trésor que j’ai l’insigne bonheur de posséder pourquelques instants…

– Pauvre garçon ! répéta Jeanne en elle-même, toutattendrie. Le chevalier avait prononcé ces paroles avec unevéritable exaltation. Dans son esprit, il s’adressait à ses ennemissupposés qui pouvaient être cachés dans la maison…

Et il jetait autour de lui un flamboyant regard…

Mais ce regard étant revenu à Jeanne, si belle, siresplendissante de son exquise jeunesse, et la voyant si paisible,et si calme, si loin d’elle… oh ! si loin… des larmesemplirent tout à coup ses yeux…

 

Le comte du Barry, comme on l’avait vu, avait accompagnéM. Jacques et Juliette jusqu’à la petite maison desquinconces.

Là, M. Jacques lui avait remis un billet, et le comtes’était élancé, tandis que Bernis faisait le signal convenu à Suzonqui devait ouvrir la porte du petit jardin.

Pendant que se passait entre Juliette, entrée dans la maison, etJeanne la scène que nous avons racontée, et à la suite de laquelleJeanne devait fuir la maison, le comte du Barry courait vers lechâteau de Versailles.

Il était à ce moment environ sept heures.

Le château était en pleine animation. C’était l’heure du dînerdu roi.

Du Barry pénétra dans les vastes et somptueux appartements quiconstituaient, vers l’aile droite, le logis privé de Louis XV. Ilrencontra en chemin une procession de marmitons qu’escortaient desSuisses en grande tenue de parade commandés par un officier.

L’officier venait en tête, l’épée à la main.

Derrière lui marchait un grave personnage qui était l’officierde la bouche du roi.

Puis venaient les marmitons, portant deux à deux des paniers oùétaient symétriquement rangés des plats couverts de leurs clochesd’argent.

C’était la viande du roi qui passait !…

C’est à dire son dîner.

Du Barry, de même que tous les gentilshommes qui se heurtaient àce singulier cortège, se découvrit et suivit.

Par une porte largement ouverte il vit la salle à manger.

Louis XV y entrait à ce moment, d’un air indolent, se mettait àtable et commençait à manger, choisissant soigneusement les plats,se plaignant que l’art de la cuisine tombât en décadence, et n’enperdant pas pour cela une bouchée. Bien que ce ne fût pas un royalmangeur comme Louis XIV, qui étonnait ses invités par saprodigieuse voracité, Louis XV était encore une très bonnefourchette.

Les courtisans admis à l’honneur de le voir manger s’étaientmassés dans un coin de la salle, silencieux attentifs au moindregeste du maître…

Louis XV ayant laissé tomber sa serviette, il y eut une ruée detous ces ducs, comtes et marquis… ce fut du Barry qui arrivapremier et eut l’honneur de la ramasser.

Le roi sourit, et du Barry, qui depuis quelque temps se trouvaitassez mal en cour, se trouva amplement récompensé. Mais une joied’un tout autre ordre lui était réservée.

– Comment va la comtesse ? lui demanda tout à coupLouis XV avec cette familiarité de bon bourgeois qui faisait levrai fond de son caractère… Comment ne la voit-on jamais àVersailles ?…

– Sire, dit du Barry qui tressaillit profondément,Mme la comtesse du Barry sera trop heureuse et tropflattée que Votre Majesté ait pris souci d’elle… Quant à venir àVersailles, la comtesse y doit être arrivée à cette heure et,puisque le roi l’ordonne, elle viendra lui faire sa révérence.

Le roi approuva d’un signe de tête.

Et le bruit de ces paroles se répandit aussitôt parmi lescourtisans qui jetèrent des regards d’envie à du Barry.

Cependant celui-ci s’était reculé, et bientôt il ne tarda pas àse confondre avec la foule.

Il regardait autour de lui, et semblait chercher quelqu’un…

Son dîner fini, le roi passa dans la grande salle où il se mit àjouer et se montra fort gai.

Du Barry s’était éclipsé.

Il monta deux étages, passa rapidement devant la chambre oùBernis avait eu avec M. Jacques cette conférence dont nousavons parlé, et parvint enfin à une porte. Un laquais ouvrit aucoup qu’il frappa.

– Est-ce que M. Lebel est visible ? demanda lecomte.

– Je puis le lui demander, fit le laquais.

Lebel était le valet de chambre du roi ; et ce laquais,c’était son valet de chambre, à lui !

L’appartement, composé de cinq pièces bien meublées, eût faitenvie à plus d’un riche bourgeois.

– M. Lebel est visible, fit le laquais en revenant. Simonsieur le comte veut me suivre…

Quelques instants plus tard, le comte entrait dans le salon deLebel, dont le service ne commençait que vers neuf heures du soirpour se terminer après le grand lever.

– Sommes-nous seuls ? fit du Barry à voix basse.

– Vous pouvez parler, répondit Lebel. Dans tout le château,les murs ont des oreilles. Mais ici je me suis arrangé pour que cesoreilles demeurent bouchées… Ainsi, ne craignez rien.

Du Barry tira d’une poche de sa poitrine le billet que lui avaitremis M. Jacques.

C’était, comme on l’avait vu, un papier simplement plié enquatre.

– Pour le roi ! dit le comte.

Lebel prit le papier, le lut, hocha la tête, et ditsimplement :

– Enfin !…

– Lebel, reprit le comte, il faut faire en sorte que le roine lise pas ce billet avant minuit.

– C’est-à-dire qu’on l’attend un peu après minuit. Soyeztranquille. Et dites à celui qui vous envoie que ses ordres serontexécutés à la lettre…

Lebel, alors, reconduisit lui-même du Barry jusqu’à sa porte,honneur qu’il n’accordait pas à tout le monde.

Du Barry descendit, se montra ostensiblement parmi lescourtisans, trouva moyen d’être encore aperçu du roi, puis, par unemanœuvre lente et savante, il sortit sans que personne l’eûtremarqué.

Il était alors neuf heures.

Il courut à la ruelle des Réservoirs…

– Le chevalier d’Assas ? demanda-t-il.

– Parti depuis une heure.

– On t’avait recommandé de le garder jusqu’à neuf heures etdemie.

– Le diable ne l’eût pas retenu, monsieur lecomte !

Au surplus, que le chevalier d’Assas fût déjà à son poste, celan’en valait que mieux, en cas d’imprévu.

Du Barry se dirigea donc alors vers la petite maison desquinconces.

À vingt pas devant la porte d’entrée, dans l’ombre épaisse desarbres serrés, il trouva Bernis qui attendait immobile, les yeuxfixés sur la porte, sa montre à la main.

– Où est le chevalier ? demanda le comte à voixbasse.

– Devant la porte bâtarde du jardin : je viens de m’enassurer.

– Bon. L’heure approche…

– Dans un quart d’heure.

– Et lui ?… reprit du Barry.

– Je ne sais. Mais tenez pour certain que lui ou son ombreest là quelque part, qui nous guette…

– Pourvu que Juliette réussisse !…

– Elle réussira ! dit Bernis.

Les deux personnages demeurèrent alors silencieux, entièrementenveloppés dans leurs manteaux, collés contre le tronc d’un arbre…Ils n’étaient émus ni l’un ni l’autre. Ce qu’ils faisaient là leursemblait tout naturel…

Le quart d’heure se passa.

– Dix heures ! murmura Bernis qui, malgré la profondeobscurité, parvint à déchiffrer la marche des aiguilles sur samontre. Allons, comte, il est temps d’agir…

– Faites le tour de la maison, et assurez-vous que leschoses se passent en règle. Moi, je me charge de la besogne devantla porte d’entrée.

Bernis se glissa, se faufila d’arbre en arbre…

Du Barry s’approcha de la porte et se mit à frapper, doucementd’abord, puis plus rudement.

C’étaient ces coups qu’avait entendus Jeanne et qui avaientdéterminé sa fuite !…

Dix minutes plus tard, Bernis le rejoignait…

– C’est fait ? demanda ardemment du Barry.

– Venez ! fit Bernis pour toute réponse.

Du Barry suivit Bernis qui bientôt lui montra un groupe confusdans l’ombre, marchant devant eux.

– Le chevalier d’Assas etMme d’Étioles ! murmura-t-il sourdement.

Une joie furieuse gronda en lui.

Enfin ! Il tenait d’Assas ! Il le tenait bien, cettefois !…

– Adieu ! fit Bernis. Mon rôle se termine en ce quivous concerne.

– Vous rentrez au château ? demanda du Barry.

– Oui ; pour suivre de près les évolutions auxquellesva se livrer Sa Majesté…

– Et moi, fit le comte, je vais suivre celles deM. d’Assas !… Bernis obliqua dans la direction duchâteau, et du Barry continua à suivre le chevalier et Jeanne.

– Pourvu qu’ils aillent là-bas ! grondait-il.

Il se sentit pâlir à la pensée que d’Assas pourrait peut-être nepas aller à la ruelle des Réservoirs… que Jeanne refuseraitpeut-être de le suivre là…

Il se fouilla et tira de son fourreau un fort poignard qu’ilgarda à la main.

– Tant pis ! mâchonna-t-il dans un mouvement de rage.Je le tiens. Je ne veux pas qu’il m’échappe !… S’il ne va paslà-bas… je le tue !…

Au bout de cinq cents pas, il se rassura : d’Assas,évidemment, se dirigeait vers les Réservoirs !…

Du Barry le vit entrer dans la ruelle qui débouchait juste enface…

Il eut un grognement de joie, comme peut en avoir le tigre quiest sûr de sa proie.

D’Assas et Jeanne s’arrêtaient devant la mystérieusemaison !…

Ils y entrèrent !…

– Enfin ! Enfin ! rugit en lui-même du Barry.

Et, certes, à ce moment il oubliait Juliette, monsieur Jacques,le rôle qu’il avait à jouer, il oubliait tout pour ne penser qu’àcette vengeance qu’il tenait enfin.

Il attendit une demi-heure devant la porte, – peut-être pour secalmer.

Enfin, il frappa doucement d’une façon spéciale. La portes’ouvrit aussitôt sans que personne parût.

Il entra, referma sans bruit, et se dirigea vers le pavillon degauche – celui qu’avait occupé d’Assas !

Alors, il s’assit, s’accouda à une table, mit sa tête dans samain et s’enfonça dans une sombre rêverie…

 

De longues heures s’écoulèrent.

Il était peut-être quatre ou cinq heures du matin.

Du Barry n’avait pas bougé de sa place.

À ce moment, il parut s’éveiller comme d’un long rêve qu’il eûtfait là sur ce coin de table.

Il jeta autour de lui des yeux sanglants. Les criminels quipréparent le meurtre ont de ces regards suprêmes.

Ils semblent craindre qu’on ne les ait guettés… que quelqu’und’invisible n’ait lu dans leur conscience…

Du Barry éprouvait peut-être cette crainte mystérieuse.

Mais il avait la crainte plus matérielle et plus positive devoir apparaître M. Jacques. Il était décidé à tout. Et ilsavait que M. Jacques lui défendrait de tuer… lui ordonneraitd’attendre…

Il ne voulait plus… il ne pouvait plus attendre !…

Il saisit un pistolet qu’il avait déposé sur la table enentrant, et le contempla quelques minutes.

Puis, d’un lent mouvement, il le replaça sur la table.

– Non ! murmura-t-il… cela fait trop de bruit… et puisune balle même à deux pas peut s’égarer… peut frapper à faux… etpuis… la balle… on ne la sent pas entrer… Non !… ceci vautmieux !…

Ceci !… C’était le poignard.

Il le saisit, et l’emmancha pour ainsi dire dans sa main.

Alors, doucement, sans bruit, il sortit dans la petite cour… etlentement se glissa vers le pavillon d’en face… le pavillon où setrouvaient Jeanne et le chevalier d’Assas !…

Chapitre 34LE MAGNÉTISEUR

La situation ainsi posée, – le chevalier et Jeanne dans lepavillon de droite, du Barry attendant le moment d’agir, le roi sedirigeant en toute hâte à minuit vers la petite maison desquinconces, où se trouve Juliette, et l’ombre de M. Jacquesdominant cet ensemble d’intrigues bien de ce temps, – nous prieronsle lecteur de vouloir bien revenir un instant à Paris, dans lamatinée même de ce jour où ces divers événements s’accomplissaientà Versailles.

Vers dix heures du matin, donc, un gentilhomme arrêta soncarrosse devant l’hôtellerie des Trois-Dauphins.

Étant descendu de voiture, ce gentilhomme pénétra dansl’hôtellerie et demanda à parler à M. le chevalierd’Assas.

Au nom du chevalier qu’elle entendit, la belle Claudine accourutpour répondre elle-même.

– M. le chevalier n’est pas ici, dit-elle augentilhomme, non sans quelque tristesse.

– C’est-à-dire qu’il est absent ?… et qu’il varentrer ?…

– Absent, oui !… quant à rentrer, je ne le croispas !

Et la belle Claudine poussa un soupir.

Le gentilhomme avait tressailli. Il interrogea l’hôtesse duregard.

– Voilà, fit Claudine : il y a quelques jours un jeuneseigneur est venu et est resté longtemps enfermé avec M. lechevalier. Puis ils sont montés à cheval tous les deux et sontpartis. Depuis, je ne l’ai pas revu. Le lendemain, une sorte devalet est arrivé ici, a payé les dépenses du chevalier de sa part,a pris son portemanteau et a disparu sans rien dire…

Le gentilhomme ne témoigna ni surprise ni ennui de cette absencedu chevalier. Il remercia, salua, sortit et remonta dans soncarrosse en disant :

– À l’hôtel !…

La voiture partit au grand trot d’un magnifique attelage qui,sur son passage, excitait l’admiration générale. Et le carrosselui-même avait seigneuriale allure, avec ses glaces à traverslesquelles on voyait les coussins et le capitonnage de soiemordoré, avec son gigantesque cocher et ses deux valets de pied àsomptueuse livrée.

Le gentilhomme portait un fastueux costume. Les plumes de sonchapeau, l’étoffe de son habit, le satin broché du gilet à grandesbasques, la garde de son épée, précieusement sculptée, les bouclesd’or de ses souliers à hauts talons rouges, les dentelles de sonjabot et de ses manches, tout cet ensemble donnait l’impressiond’une élégance extraordinaire.

Et pourtant, il n’avait nullement la tournure d’unpetit-maître.

Mais ce qui, surtout, frappait la vue des passants dans cemagnifique seigneur, c’étaient les pierreries qui flamboyaient surlui, les trois rubis énormes qui fixaient son jabot, les diamantsfabuleux de ses bagues…

C’était une étincelante vision qui laissait derrière elle unlong sillage d’admiration presque inquiète de gens qui, à voixbasse, avec une sorte de crainte, murmuraient :

– Le comte de Saint-Germain !…

En effet cet homme qui venait de s’enquérir du chevalierd’Assas, c’était le comte de Saint-Germain.

Nul n’eût pu dire s’il s’intéressait vraiment au pauvreofficier, et de quel genre était cet intérêt, s’il existait.

Car nul ne lisait dans la pensée de cet homme qui lisait danscelle de tout le monde.

En quelques instants, le carrosse atteignit la place Louis XV ets’arrêta à l’angle nord de cette place, devant un hôtel de grandstyle. Les valets sautèrent de leur place et ouvrirent laportière.

Deux minutes plus tard, le comte de Saint-Germain pénétrait dansun salon d’un luxe étrange par les meubles, par les tentures et parles œuvres d’art, mais dont le principal ornement, aux yeux descurieux bien rares qui étaient admis à y pénétrer, était unevitrine renfermant une collection de monstrueuses émeraudes, deperles phénoménales, de diamants, de saphirs, d’opales et de rubisà faire rêver que l’on se trouvait transporté dans quelque palaisoriental, aux portes du Guzarate…

Pour un observateur attentif, le comte eût alors perdu ce masqued’impassibilité qu’il avait gardé jusque là.

Un pli soucieux, pour un instant, barra son large front pleind’audace et de volonté…

Il appuya deux fois sur un timbre d’or dont le bouton étaitconstitué par une perle grosse comme une noisette.

Une jeune femme de chambre parut bientôt.

– Madame est-elle chez elle ? demanda le comte.

– Oui, Monseigneur.

– Allez lui demander si elle veut bien me recevoir…

Quelques minutes se passèrent pendant lesquelles Saint-Germaindemeura immobile à la même place.

– Madame attend Monseigneur, fit la soubrette enreparaissant.

Le comte, alors, traversa une série de pièces d’une raresomptuosité, dont chacune constituait un musée spécial.

Dans l’une, des statues à profusion ; dans une galerie, destableaux de maîtres anciens, de toutes les écoles ; dans uneautre, des pièces d’orfèvrerie précieuses par le travail plusencore que par la matière…

Il parvint à une sorte de salon oriental où, à demi couchée surdes divans, une femme d’une merveilleuse beauté, âgée au plus devingt-deux ans, se leva vivement dès qu’il entra…

– Je ne vous dérange pas, ma chère Eva ? fit le comteavec une profonde tendresse.

– Vous, me déranger, mon cher seigneur !… Vous quiêtes mon rayon de lumière, vous dont la présence me fait vivre etpalpiter, vous dont l’absence me plonge dans un morne ennui, commela fleur qui se penche et se dessèche lorsque le soleil secache !… Pourquoi me dites-vous de ces choses ?…

– Chère enfant !… Oui, j’ai tort… J’ai éprouvé votreamour, et je devrais savoir qu’ici du moins, je suis toujours lebien venu…

– Ô Georges ! Georges ! murmura la jeune femme.Oui, je vous aime, et je ne serai vraiment heureuse que lorsquenous quitterons ce pays où vous êtes si peu à moi… Me restez-vousau moins pour quelques heures aujourd’hui ?

– Hélas ! chère Eva… je venais au contraire vousprévenir que, selon toutes mes prévisions, je vais être obligé dem’absenter toute la journée et peut-être deux ou trois jours…peut-être plus…

Eva baissa la tête et deux larmes plus belles et plus précieusesque les diamants du comte perlèrent à ses grands cils.

Le comte la saisit dans ses bras.

– Console-toi, mon enfant, dit-il, je m’arrangerai pour quetu ne souffres pas de mon absence…

Il la tint ainsi étroitement enlacée pendant quelquesminutes.

La jeune femme palpitait.

Presque soudainement, ces violentes palpitations de son cœurcessèrent et furent remplacées par un mouvement rythmique à peinesensible.

Puis ses yeux se fermèrent, se rouvrirent, parurent luttercontre le sommeil, et se refermèrent tout à fait.

En même temps, cette pose de charmant abandon qu’elle avait dansles bras de Saint-Germain se transformait en une pose raidie ;ses bras, son cou, sa tête, sa taille parurent se pétrifier ets’immobiliser dans une attitude de statue.

Le comte, alors, desserra lentement ses bras.

Eva demeura exactement dans la position où elle se trouvait.

Saint-Germain exécuta devant son visage quelques mouvementslents des deux mains.

Alors ce mouvement léger et rythmique du sein de la jeune femmes’arrêta lui-même, les paupières s’entrouvrirent, et les yeuxapparurent convulsés… elle ne bougeait plus…

– Dormez-vous ? demanda Saint-Germain d’une voixchangée, non pas dure, mais cette fois dépourvue de tendresse etpleine de forte autorité.

– Oui, maître, répondit la jeune femme.

– Bien. Faites attention. Écoutez-moi et tendez toutes lesforces de votre vision… Connaissez-vous le chevalierd’Assas ?…

– Non, maître… je ne l’ai jamais vu…

– Peu importe. Suivez-moi… je sors de l’hôtel, je suis dansla rue Saint-Honoré… je m’arrête devant le couvent des Jacobins,vous me suivez, n’est-ce pas ?

– Oui… nous avons déjà fait ce chemin une fois…

– Très bien. Devant le couvent, il y a une hôtellerie… J’yentre… Suivez-moi toujours… je monte l’escalier qui commence dansla salle commune… j’entre dans la troisième chambre du corridor àdroite… êtes-vous dans la chambre ?

– Oui, maître !…

– C’est la chambre du chevalier d’Assas. Il n’y est pas. Lachambre est vide. Remontez jusqu’à ce matin ; vous mecomprenez, n’est-ce pas ? Remontez le cours du temps… Quevoyez-vous ce matin ?…

– L’hôtesse qui va et vient dans la chambre et larange…

– Bien, mon enfant… Remontez plus haut encore… à la nuitdernière…

– Personne dans la chambre… fit Eva sans effort.

– Plus haut… hier… rien ?… avant-hier… rien ?…remontez toujours jusqu’à ce que vous aperceviez dans la chambredeux jeunes seigneurs…

Eva, cette fois, parut faire un violent effort.

Les yeux se convulsèrent davantage, son front se plissa, mais lereste du corps demeura dans son immobilité cataleptique.

– Je les vois ! fit-elle tout à coup.

– Pouvez-vous deviner lequel des deux est le chevalierd’Assas ?…

– Oui, répondit sans effort la dormeuse ; l’autrevient de le nommer ainsi…

– Donc, vous voyez maintenant le chevalier d’Assas ?Vous le connaissez ?

– Oui, maître… Je le vois et je l’entends… je les vois tousdeux… ils boivent du vin d’Espagne… l’autre cherche à entraîner lechevalier à Versailles… d’Assas est triste et joyeux… il remercie…il croit que cet homme est son ami… ils descendent tous deux… ilsmontent à cheval… voici Versailles… ils arrivent à une petitemaison située sous les quinconces à droite du grand château… l’amis’en va… le chevalier reste…

– Arrêtez-vous, dit Saint-Germain avec une visiblesatisfaction. Vous tâcherez de savoir qui est dans cette maison…mais d’abord reposez-vous… asseyez-vous sur ces divans…

La jeune femme obéit, c’est-à-dire qu’elle se laissa tomber surle divan.

Alors une abondante sueur coula sur son front que Saint-Germainessuya doucement avec son mouchoir.

Sa raideur cataleptique persistait.

Saint-Germain détourna son regard, demeura quelques instantspensif, puis alla se jeter lui-même sur un canapé à l’autreextrémité de la pièce.

Le repos dura une grande heure au bout de laquelle Saint-Germainrevint à Eva et lui prit les mains.

Un frémissement agita la jeune femme.

– Êtes-vous prête à entrer dans la maison ? dit alorsle magnétiseur. Entrez, mon enfant, il le faut…

– J’y suis, dit Eva. Il y a des femmes, des servantes… uneseule maîtresse…

– La connaissez-vous ?…

– Oui, maître. Vous me l’avez montrée en m’ordonnant de nepas l’oublier : c’est Mme d’Étioles.

– J’en étais sûr ! fit sourdement Saint-Germain. Et jecomprends tout, maintenant… Mon enfant, continua-t-il, suivez lechevalier pendant les jours qui suivent, et dites-moi s’il entredans cette maison…

Il y eut un long silence pendant lequel la dormeuse chercha àrépondre à cette question.

– Il n’est pas entré, dit-elle enfin.

– Bien. Où est-il, maintenant ?

– Dans une petite maison, non loin des Réservoirs…

– Indiquez-moi cette maison plus précisément.

– Dans la ruelle qui débouche en face des Réservoirs, unedes premières maisons, il y a une porte en chêne plein, avec desclous de fer… un judas… attendez, au-dessus du judas, il y a unepetite croix, et au milieu de la croix un J creusé dans lebois.

– Cela suffit, dit Saint-Germain en tressaillant. Je saismaintenant à qui est cette maison. Et vous dites que le chevalierest là dans cette maison ?…

– Il y a une cour derrière ; au fond unpavillon ; le chevalier est dans celui de gauche ; il estjoyeux et inquiet, il est triste et gai ; il relit un billet…Oui, je vous entends… ce qu’il y a sur ce billet ?… attendez…je ne peux pas lire… j’y suis !… Il y a que le chevalier doitse rendre à dix heures ce soir à la maison du quinconce, et qu’illa verra sortir… et qu’il doit la conduire dans le pavillon àdroite…

– Y a-t-il d’autres personnes, dans le pavillon dedroite ? demanda Saint-Germain.

– Un valet seulement.

– Et dans les autres pavillons ? regardez bien…

– Dans celui du fond, personne !… Dans celui dedroite, un homme et une femme… vous me les avez désignés sous lenom de comte et comtesse du Barry.

– Ah ! ah ! fit Saint-Germain en tressaillant.Cela devient limpide. Entendez-vous ce qu’ils disent ?…

– Ils ne se disent rien…

– Alors, mon enfant, je suis obligé de vous demander ungros effort…

La dormeuse se raidit encore davantage.

Saint-Germain étreignit ses mains dans les siennes etreprit :

– Écoutez ce que chacun d’eux se raconte à lui-même…

Eva, pendant près d’une demi-heure, parut faire un prodigieuxeffort. Haletant, la sueur au front, penché sur elle, Saint-Germainne la perdait pas de vue et continuait à serrer ses mains.

– Je ne peux pas ! murmura la dormeuse en râlant.

– Il le faut ! ordonna durement Saint-Germain.Allons ! Encore un effort… écoutez… entendez-vous ?…

– J’entends ! fit Eva dans un souffle.

– Bien, mon enfant, très bien… Vous êtes admirable…

Une expression de fierté et d’indicible bonheur se répandit surle visage convulsé de la dormeuse.

– Maître ! dit-elle, j’entends ! J’entends trèsbien…

– Écoutez ce que la femme se dit…

– Elle se dit qu’elle sera souveraine à la cour de France…et que dès qu’elle pourra… elle fera arrêter un M. Jacques… etle comte du Barry… elle les voit à la Bastille… elle sourit…Maintenant, elle voit le roi… maintenant, elle voit le chevalierd’Assas… elle ne veut pas qu’il meure, elle veut le sauver…maintenant, elle voit Mme d’Étioles…

– Assez, mon enfant… Écoutez du Barry… que sedit-il ?…

– Des choses remplies de désespoir et de haine surtout…

– De la haine ?… Contre qui ?…

– Contre le roi… contre Jacques, contre vous, mon cherseigneur !… Oh ! le misérable !… prenezgarde !…

– Ensuite, mon enfant !…

– De la haine, toujours ! Contre la femme qui est prèsde lui… contre Mme d’Étioles… contre le chevalier…il va le tuer, il prépare le meurtre, il cherche l’heure favorable…il le tuera dans l’entrée du pavillon lorsque le chevalier sortira…il ne sait pas encore comment il le tuera…

– Assez, mon enfant ! dit Saint-Germain à bout deforces lui-même. Ne regardez plus, n’écoutez plus. Revenez àmoi…

Un sourire radieux transfigura le visage de la dormeuse.

– Écoutez-moi, reprit le magnétiseur. Pendant toute monabsence, je vous défends la tristesse, vous m’entendez bien ?Vous songerez que je vais bientôt revenir, que je pense à vous, etvous serez heureuse… je le veux… Maintenant, dormez en paix, monenfant… Vous vous réveillerez dans deux heures…

La raideur cataleptique disparut alors presque soudainement.

Saint-Germain fit quelques passes sur le front d’Eva qui,allongée sur le divan, prostrée par une extrême fatigue, parutpasser sans secousse du sommeil magnétique à un souriant et heureuxsommeil naturel.

Alors le comte de Saint-Germain déposa un long baiser sur lefront de la jeune femme qui, sous ce baiser, tressaillit…

Puis il passa dans sa chambre, se défit rapidement du costumequ’il portait, se dépouilla de tous ses bijoux et revêtit unvêtement de bourgeois modeste, d’une couleur neutre.

Seulement, sous ce vêtement, il avait revêtu une cotte demailles, – un de ces chefs-d’œuvre des armuriers de Milan dont lesmailles légères, serrées comme celles d’un tissu de lin, pouvaientarrêter une balle et émoussaient la pointe des poignards. Alors, ilappela un domestique et lui dit quelques mots.

Moins de cinq minutes plus tard, le valet revint endisant :

– La voiture de monsieur le comte est prête.

Saint-Germain descendit et, dans la cour de l’hôtel même, montadans une berline d’aspect très modeste, mais attelée à un chevalqui avait toutes les qualités apparentes d’un trotteur de premierordre.

– Vous arrêterez aux premières maisons de Versailles,dit-il au cocher. Et vous me réveillerez.

La voiture s’ébranla aussitôt.

Le comte de Saint-Germain s’étendit sur les coussins etmurmura :

– Je vais dormir jusqu’à Versailles. C’est plus qu’il nem’en faut pour me reposer de cette rude séance…

Dix secondes plus tard, il dormait profondément, tandis que laberline roulait dans la section de la route de Versailles au grandtrot de son cheval…

Chapitre 35LA COMTESSE DU BARRY

On a vu que Louis XV avait lu le billet queM. Jacques avait fait parvenir à Lebel par le comte du Barry.Le roi, qui s’apprêtait à se coucher, s’était aussitôt faithabiller et était secrètement sorti du château, accompagné de sonvalet de chambre.

Minuit sonnait au moment où Louis XV et Lebelfranchirent la grille du château et s’élancèrent.

Vingt minutes plus tard, ils arrivaient à lapetite maison.

– Tu m’attendras ici ! dit Louis XVsans se soucier du froid très vif auquel il condamnait son valet dechambre pour de longues heures peut-être.

– Oui, Sire ! dit Lebel qui enlui-même songea :

« Égoïste !… Voilà le roi toutentier. Que je meure de froid dans ce brouillard d’enfer, que luiimporte ! Il prendra un autre valet, et tout sera dit. Maispatience !… »

Pendant que Lebel pestait ainsi, le rois’était dirigé droit à la porte de la maison.

Il frappa comme il avait l’habitude de faire…La porte s’ouvrit à l’instant même…

Le cœur du roi lui battait fort dans lapoitrine. Les termes du laconique billet qu’il avait luflamboyaient devant ses yeux.

« Mme d’Étioles s’ennuie.Elle est décidée de regagner Paris dès demain. »

C’était cette dernière phrase qui l’avaitbouleversé… Celui qui avait dicté le billet connaissait bien l’âmede Louis XV.

– Regagner Paris !… S’enaller !… Fuir !… Morbleu ! songeait le roi, c’estdonc en vain que j’aurai exécuté ce hardi enlèvement qui eût faitpâlir de dépit jusqu’à Lauzun et à Richelieu !… Nous allonsbien voir !…

La porte s’était ouverte au premier appel duroi. Louis XV vit que l’entrée et l’escalier étaient obscurs :aucune lumière !… Il eut un instant d’hésitation…

Nicole, qui en cette circonstance jouait lerôle de Suzon, saisit le roi par la main… Car tout le personnel decette maison ignorait ou était censé ignorer la qualité de l’hommequi venait y chercher ses plaisirs…

– Est-ce toi, Suzon ? fit LouisXV.

– Oui, monsieur ! répondit Nicole desa voix la plus flûtée.

Le roi avait rarement parlé à cette Suzon. Iln’avait guère le souvenir de sa voix. Il se laissa entraîner.Nicole referma la porte derrière lui.

– Pourquoi cette obscurité ? demandaLouis XV.

– Ordre de madame, fit Nicole aussilaconiquement que possible.

– Ô charmante pudeur ! songea LouisXV. Quelle exquise enfant !… Je respecterai ton désir, machère Jeanne, et je ne te forcerai pas à rougir devant tonvainqueur… Dis-moi, Suzon, c’est toi qui as écrit ?

– Oui, monsieur, et j’ai fait parvenir lebillet par la voie ordinaire…

– Et tu dis que madames’ennuie ?

– À mourir. Elle pleure nuit et jour.

– Parle-t-elle de moi ?

– Elle ne fait que cela…

– Conduis-moi, Suzon, conduis-moi… Ilfait ici une nuit à se rompre le cou… Heureusement je connaisl’escalier.

Le roi monta doucement, toujours conduit parNicole qui le tenait par la main. En haut, elle ouvrit une porte,et Louis XV vit la faible et douce lumière d’une veilleuse qui,suffisante pour guider ses pas, ne l’était pas assez pour luipermettre de distinguer nettement les objets… C’était la chambre deJeanne !…

Louis entra. Nicole s’éclipsa lestement.

Le roi, un peu pâle, un sourd battement auxtempes, fit trois pas dans la chambre. Une femme debout contre lacheminée jeta un léger cri et se jeta dans une bergère en secouvrant le visage de ses mains et de son mouchoir.

– Jeanne ! murmura ardemment le roi.Jeanne ! est-ce que vraiment je vous fais peur ?…

Elle secoua la tête. Louis vit son sein quipalpitait.

Il s’approcha, fit le tour de la bergère,s’appuya au dossier.

– Voyez, dit-il, voyez si je suis soumis…Vous me cachez votre visage, cruelle, et je ne cherche pas à levoir… Ô Jeanne ! Jeanne ! Est-il vrai que vous vous êtesennuyée loin de moi ? Est-il vrai que vous avez désiré maprésence ?…

Elle ne répondait rien. Mais le roi, penchésur elle, voyait sa chair palpiter à travers le tissu léger de soncostume de nuit.

D’une voix plus ardente, la tête embrasée, ilreprit :

– Jeanne, répondez-moi… Pourquoidétournez-vous la tête ?… Pourquoi ne me regardez-vouspas ? Oh ! j’ai tant désiré vous voir, ma Jeanneadorée !… J’ai si passionnément souhaité ce moment !… Parpitié, regardez-moi…

– Je n’ose… répondit-elle dans unsouffle.

Louis, rapidement, fit le tour de la bergère,et se trouva alors placé devant celle qu’il croyait êtreJeanne.

– Vous n’osez, balbutia-t-il… cher ange…me voici à vos genoux… Oh ! ma tête se perd… ce parfum de toi,cette main adorée que je serre… cette taille charmante que je tiensdans mes bras…

Elle se courba, se rejeta en arrière, cachason visage dans les coussins de la bergère…

– Pauvre chère bien-aimée ! soupirale roi. Oh ! je comprends !… C’est cette lumière !…Tu as peur que je ne voie la confusion de ton front…

Rapidement il se releva, courut à la veilleuseet l’éteignit…

Alors, à tâtons, il revint vers la bergère, etsaisit Juliette dans ses bras.

– Eh bien ! fit-il d’une voixétranglée par l’émotion, ne me dis rien, si tu veux… tais-toi…

– Ô mon roi ! balbutia Julietted’une voix si faible qu’il eût été impossible d’en distinguer leson.

– Jeanne, par grâce ! murmura LouisXV, ne m’appelle pas ainsi… il n’y a ici que ton amant passionnéqui t’adore, qui veut jurer à tes genoux de t’adorer toujours…

– Mon Louis bien-aimé ! soupiraJuliette en livrant ses lèvres aux baisers du roi…

 

Il n’entre pas dans notre pensée d’insistersur les roueries déployées par la fille galante pour tromper LouisXV. Le roi, aux genoux de Juliette, continuait ses protestationsd’amour. Juliette parlait le moins possible, et toujours d’une voixsi basse, à l’oreille de Louis, que même si le roi eût été desang-froid, il n’eut pu reconnaître la supercherie.

Quelques heures s’écoulèrent ainsi, pleines decharme pour le roi, pleines d’alarmes pour Juliette.

La pendule, tout à coup, sonna quatre heuresdu matin.

Comme nous croyons l’avoir dit, ce n’était pasabsolument une vulgaire fille que cette Juliette Bécu. Par sonattitude avec le chevalier d’Assas, on a vu qu’elle avait du cœur.Elle avait aussi de l’esprit ; et comme, par-dessus tout, ellene manquait pas d’audace, il vint un moment où ce cœur, cet esprit,cette audace eurent une révolte contre l’anormale situation où ellese trouvait.

En un mot, et sans vouloir entreprendre depsychologie, elle fut jalouse de ces baisers qui ne s’adressaientpas à elle, de ces serments qui allaient à une autre, de tout cetamour où elle ne jouait en somme qu’un rôle plutôt vilain, tandisque tout ce qu’il y avait de joli, de passionné, de tendre dans lesparoles du roi passait au-dessus d’elle et allait à Jeanne.

Sentiment à la fois bizarre et naturel, – bienféminin en tout cas.

Juliette, venue pour jouer un rôle, fut priseà son rôle, comme on dit que l’illustre tragédienne Clairon s’ylaissait prendre et versait des larmes brûlantes en jouantPhèdre.

Juliette, venue pour incarner Jeanne,s’indigna que Jeanne fut aimée en Juliette.

Juliette voulut être aimée pour elle-même.

Juliette enfin, sûre de ses charmes, sûred’avoir soulevé les passions du roi qui avait frémi dans ses brasse dit, non sans un orgueil assez justifié :

– Est-ce que je ne la vaux pas, aprèstout ?… Est-ce que je ne suis pas aussi belle… plusbelle ?…

Et ce fut ainsi que tout à coup, palpitantedans cette minute où elle éprouva l’une des plus violentes émotionsde sa vie, elle courut à la cheminée, et alluma coup sur coup lessix flambeaux de cire rose qui s’y trouvaient.

Pour employer un mot vulgaire, mais dont latrivialité se relève d’on ne sait quelle grâce parisienne, c’étaitlà un « fier toupet ». De cette hardiesse, elle eutsoudain conscience. Dès que les flambeaux furent allumés, ellecomprit soudain le danger de sa situation ; elle eutpeur !…

Vivement, elle se cacha le visage dans sesdeux mains, et, tournée vers la cheminée, attendit ; ce fut uninstant de terrible angoisse. Qu’allait dire cet homme qu’ellevenait de jouer, de bafouer, alors que cet homme – le roi ! –pouvait d’un signe l’envoyer à la Bastille !…

Louis, d’abord étonné de voir Jeannes’échapper de ses bras pour courir à la cheminée, charmé del’intention qu’il lui supposa, s’approcha de la jeune femme, et,doucement, l’obligea à se tourner vers lui.

– Merci, Jeanne, murmura-t-il, merci, moncher ange aimé… vous avez toutes les délicatesses… vous avezcompris que je souffrais de cette nuit qui me cachait votre beauté…et me faisait ressembler à quelque larron… vous avez compris quenotre amour peut… maintenant… supporter la pleine lumière… Voyons…écartez vos chères mains… puisque vous avez allumé… c’est pour queje vous voie…

Il avait saisi les mains de Juliette etcherchait à les détacher de son visage.

Tout à coup, Juliette céda… elle apparut àLouis…

En même temps, elle se laissa glisser àgenoux, et murmura :

– Grâce !…

– Jeanne !… Vous !… Quiêtes-vous ?…

Ces mots, le roi les prononça d’une voixrauque, presque dure, dont l’accent fut à peine tempéré par cettepolitesse dont jamais il ne se départissait vis-à-vis desfemmes.

Il eut un instant de stupeur et de honte. Ilse mordit les lèvres. Son visage s’empourpra comme lorsque sacolère était sur le point d’éclater. Ils demeuraient ainsi, elle àgenoux, pantelante de terreur maintenant qu’elle voyait l’énormitéde sa supercherie ; lui, debout, tout étourdi, en proie àcette honte spéciale de l’homme qui s’aperçoit qu’on l’a joué commeun enfant. Cela dura quelques secondes à peine, et cela leur parutune heure.

Enfin, le roi recula de quelques pas.

Il eut un geste de mépris que Juliette ne vitpas.

Sa seule idée, à ce moment, était qu’il nepouvait se commettre une explication avec cette femme.

S’en aller sans un mot, l’écraser de sonmépris, sortir, laisser son valet en sentinelle, courir au châteauet faire arrêter cette inconnue, voilà ce qu’il se disait.

Il serait sans pitié pour celle qui l’avaitfroissé dans son orgueil d’homme et de roi !…

Juliette, toujours à genoux, incapable deprononcer un mot, la tête perdue, le vit faire ses préparatifs dedépart.

Et cela même, ce silence, cette tranquillitéapparente, ce dédain foudroyant étaient plus terribles que tout cequ’elle avait pu imaginer. Le roi lui avait tourné le dos, il ne laregardait même pas ; elle n’existait pas pour lui : elleétait une chose qui n’eût pas dû être là, moins que cela –rien !…

Elle eût voulu faire un geste, implorer,balbutier au moins quelques mots, et elle était commeparalysée.

Le roi, ayant achevé ses préparatifs, jeté sonmanteau sur ses épaules et mis son chapeau sur la tête, se dirigeavers la porte.

Mais, au moment de la franchir, il s’arrêtacourt, soudain tout pâle.

– Et Jeanne !… Jeanne !…qu’est-elle devenue ?…

Dans le premier moment de la vanité blessée,il l’avait oubliée !… Une seconde, la pensée traversa soncerveau comme un éclair que Jeanne était complice de cettecomédie.

Disons à sa louange qu’il la repoussaaussitôt.

La terreur lui vint tout à coup qu’elle n’eûtété victime de quelque guet-apens.

Dès lors il s’oublia lui-même pour ne songerqu’à elle.

Rapidement, il revint à Juliette, la saisitpar les deux poignets, la releva, et les yeux dans les yeux,durement :

– Mme d’Étioles ?…qu’en avez-vous fait ? gronda-t-il.

Ces mots dissipèrent l’impression de terreurqui avait jusque-là paralysé Juliette. Toute sa jalousie luirevint. Elle leva vers le roi un visage que les passions rendaientplus beau, avec ses yeux brillants de larmes, ses lèvresfiévreuses…

– Rassurez-vous, dit-elle amèrement,celle que vous aimez est en parfaite sûreté… plus en sûreté, Sire,que la malheureuse qui est devant vous… et que vous n’aimezpas !

Le roi, à ces mots prononcés d’une voixtremblante, mélancolique et pleine d’une douleur contenue, le roiexamina plus attentivement cette inconnue.

Le ressouvenir de ces quelques heures d’amourlui revint tout entier.

La sincérité de cette femme lui parutévidente : Jeanne ne courait aucun danger…

Alors, la curiosité le prit…

Qui était cette femme ?

Pourquoi et comment se trouvait-ellelà ?

Que signifiait enfin toute cette supercheriedont il avait été victime ?

Il voulut le savoir à tout prix.

D’une voix sévère encore, mais où cependant iln’y avait plus ce mépris qui avait écrasé Juliette, il posa alorsla question qui était venue tout d’abord sur ses lèvres et quiétait demeurée sans réponse :

– Qui êtes-vous, madame ?

– Hélas, Sire ! répondit Juliette,il faut que mon visage ait produit bien peu d’impression sur VotreMajesté… Tout mon malheur vient de m’être imaginé… follement… quedans cette fête de l’Hôtel de Ville… le roi avait pu abaisser unregard sur moi… Je vois que je m’étais trompée !…

– La comtesse du Barry ! s’écria leroi en reconnaissant alors tout à fait Juliette.

Et, retirant le chapeau qu’il avait mis sur satête, il salua galamment.

Louis XV n’aimait pas le comte du Barry.

Cette figure sombre lui semblait faire tachedans sa cour d’élégants seigneurs légers et spirituels.

En outre, Louis XV était au fond passablementbourgeois.

Cette idée très bourgeoise qu’il venait detromper du Barry, et que c’était une plaisante aventure que d’avoirtrompé l’un des plus fidèles (bien que des moins aimables)serviteurs de sa cour, le fit sourire.

Que cette figure sombre devint une tristefigure, cela amena un éclair de gaîté dans ses yeux.

Et, par contre coup, il fut disposé à moins demalveillance pour Juliette.

Peut-être Juliette eut-elle l’intuition de cequi se passait en ce moment dans l’esprit du roi.

Car un sourire furtif détendit ses lèvresjusqu’ici crispées par la crainte.

Et puis, Juliette se savait très belle…

Une jolie femme qui a une juste idée de sabeauté et, par conséquent, de sa puissance, se sent toujours fortedevant l’homme – cet homme fût-il un roi.

Royauté… beauté… deux puissances qui sevalent. Et encore il serait difficile de dire laquelle des deux estla plus redoutable et si une femme belle et méchante n’est pas plusà craindre qu’un roi méchant.

À cela le lecteur pourra nous répondrepeut-être que beauté et méchanceté sont rarement unies ; etnous pourrions philosopher là-dessus à perte d’haleine.

Revenant donc à Juliette, nous dironssimplement que si elle n’était pas foncièrement méchante, elleétait au moins très rusée. Au regard moins sévère du roi, à saparole moins dure, elle comprit que le plus gros du danger étaitpassé pour elle.

– La comtesse du Barry ! s’étaitécrié Louis XV.

– Oui, Sire, répondit Juliette enaccentuant les palpitations de son sein à mesure qu’elle secalmait ; la comtesse du Barry qui vous supplie de luipardonner un subterfuge uniquement inspiré par…

– Par qui, madame ? Achevez, je vousprie…

– Par personne, Sire… ou plutôt par undieu tyrannique auquel une pauvre femme comme moi ne pouvaitlongtemps résister, puisque c’est vers vous qu’il me conduisait… Cedieu, vous savez comment il se nomme…

En adoptant tout à coup le style précieux etmaniéré de l’époque où le grand Watteau lui-même n’a pas craint dedéshonorer ses adorables paysages par la présence des petits Amoursjoufflus ; où l’amour, cette grande et noble pensée del’humanité, s’appelait Cupidon… en se mettant à parler comme lespetits-maîtres, Juliette se rapprochait de l’esprit du roi.

Louis XV, qui n’avait pas osé venir trouverJeanne sans y être expressément poussé ; Louis XV qui, aufond, s’effarait de cette grande passion débordante etsincère ; Louis XV qui demeurait timide, étonné, saisi d’unesorte de respect devant l’amour de Jeanne, fut tout de suite à sonaise avec le petit dieu malin, le Cupidon de Juliette.

Aimer profondément, être aimé par une âmeembrasée, cela le terrifiait.

Marivauder, coqueter, mettre des fanfreluchesà l’aventure, et se passionner en style rocaille, cela était selonson tempérament – le tempérament d’une époque légère, gracieuse,d’une société raffinée dont toute la morale peut se résumer dans cemot de l’un de ses poètes :

Glissez, mortels, n’appuyez pas.

Mot très joli, après tout, mais qui devaitengendrer celui-ci qui est terrible :

« Après nous le déluge ! »

Louis XV se dépouilla de son manteau, le jetasur le pied du lit, s’assit dans un fauteuil, et, impertinent aprèsavoir été sévère :

– Ainsi, dit-il, vous n’avez pu résisterau dieu qui vous a prise par la main pour vous conduireici ?

– Hélas ! ses traits ont vite trouvéle chemin de mon cœur, dit sérieusement Juliette.

– Pardieu, madame, l’aventure estplaisante, je l’avoue, et vous devriez bien me raconter cela…

– Sire… un mot tout d’abord : cetteaventure… la regrettez-vous, maintenant ?

– Non ! répondit franchement LouisXV.

Et, en effet, une flamme brilla dans sesyeux.

Cette magnifique statue qu’il avait tenue dansses bras, qui palpitait devant lui, qui s’offrait encore avec unsingulier mélange de crainte et d’impudeur, oui, cela lui tournaitla tête !

Une bouffée d’orgueil monta au front deJuliette.

Cette fois, elle tenait le roi !… Elleentrevit des prodiges réalisés, sa présentation à la cour, sontriomphe, sa domination sur toutes ces élégances que, dans sesrêves de jadis, elle n’avait jamais espéré pouvoirapprocher !…

– Eh bien, Sire, dit-elle d’une voixqu’une véritable émotion faisait trembler, puisque vous neregrettez rien… puisque vous me pardonnez, je veux donc vous direque si j’ai poussé le courage jusqu’à la témérité, si je n’ai pascraint d’encourir votre colère et votre vengeance, la faute en està Votre Majesté…

– Comment cela ? fit Louis XVétonné.

– Rappelez-vous. Sire, cette fête del’Hôtel de Ville… rappelez-vous cette minute enivrante pour moi oùvous avez daigné me reconduire jusqu’à ma place… croyez-vous doncque de tels événements ne puissent produire une ineffaçableimpression sur le cœur d’une femme ?… Je vous aimais, Sire…depuis longtemps… Ah ! je sens qu’à parler avec tant defranchise, je risque de me perdre dans l’esprit de VotreMajesté…

– Non pas, madame !… je prise fort,au contraire, la franchise partout où je la trouve… et surtoutquand la franchise sort d’une bouche vermeille et est appuyée parl’éloquence de deux beaux yeux !…

C’en était fait !…

Louis XV se livrait !…

– Sire, Sire ! balbutia Juliettefrémissante, si vous me dites de ces choses, vous allez me fairemourir de bonheur après avoir failli me faire mourir deterreur…

– Mourir !… Et pourquoicela ?…

– Oui, Sire ! s’écria Juliette dansun beau mouvement, si vous m’aviez méprisée, si vous m’aviezaccablée de votre courroux, je serais morte !… Vous parti,j’allais…

– Qu’alliez-vous faire, madame ?

Juliette se leva vivement, courut à un petitmeuble qu’elle ouvrit, et en tira un minuscule flacon.

– J’eusse payé de ma vie, dit-ellegravement, cette heure de bonheur que je volais à ladestinée !… Vous parti, Sire, je me serais empoisonnée :j’avais là le remède tout prêt contre mon désespoir et mahonte !

Louis XV, d’un geste rapide et effrayé,s’empara du flacon.

Juliette poussa un cri de terreur :

– N’ouvrez pas, Sire ! L’émanationseule de ce poison suffit pour tuer !…

Et sa pâleur, son tremblement, sa visibleépouvante, achevèrent ce que ses paroles avaient commencé.

Le roi alla ouvrir la porte-fenêtre et jetaviolemment le flacon qui se brisa contre le mur du jardin…

Juliette jeta une exclamation de dépit… Carelle n’avait pu aller jusqu’au bout de sa démonstrationdramatique.

On aurait, en effet, une faible idée deJuliette et de ceux qui la poussaient, si on supposait que leflacon contenait simplement de l’eau ou un liquide inoffensif…

Non, non : c’était bien du poison qu’il yavait là, – un redoutable poison !

Il y avait dans la maison un petit chien.

Le plan de Juliette était de foudroyer lapauvre bête sous les yeux du roi et de porter ainsi à son plus hautdegré l’impression qu’elle avait voulu produire.

Mais, en somme, puisque le roi étaitparfaitement convaincu, tout marchait à souhait.

Le petit chien l’échappa belle !…

– Vous le voyez, dit le roi en revenantprendre sa place, je ne veux pas que vous mouriez !

– Sire, murmura Juliette, je voulaisgarder ce poison pour le jour où le roi m’eût délaissée…

Cette fois, elle allait peut-être un peu loindans l’audace.

Il fut évident que Louis ne voulait pasengager l’avenir, et qu’il entendait s’en tenir à l’aventureprésente. Car il ne répondit pas. Et Juliette se hâta dereprendre :

– Vous m’avez demandé, Sire, l’histoirede mon cœur. Elle est bien simple… J’ai été mariée malgré moi à unhomme que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimé…

– Ce pauvre comte ! fit Louis XV ensouriant.

– Jaloux, sournois, violent… voilà lecomte du Barry, Sire !

– Portrait peu flatteur, mais dont jereconnais volontiers l’exactitude.

– Ah ! Sire, si vous saviez tout ceque j’ai souffert ! Constamment enfermée dans ce château deprovince dont je ne pouvais sortir, où j’étais presque gardée àvue, je ne venais à Paris qu’en de rares occasions. Et encore lecomte m’y surveillait-il étroitement…

– Au fait ! s’écria le roi, mais ilva s’apercevoir…

– Non, Sire… pour le comte, je suis àParis, en notre hôtel de l’île Saint-Louis. Et je ne dois venir àVersailles que demain ou après-demain…

Le roi se rappela alors ce que du Barry luiavait dit pendant son dîner.

Les paroles du comte concordaient parfaitementavec celles de Juliette.

– Ce fut donc, reprit celle-ci, dans unede ces rares occasions où je pouvais venir à Paris, que j’eus laplus grande émotion de ma vie… Un jour, je vis un groupe degentilshommes qui rentraient de la chasse ; à leur têtemarchait un seigneur qui les éclipsait tous en noblesse, enélégance, en beauté… Je demandai au comte le nom de ce gentilhomme…il ne voulut pas me le dire… Mais moi, je compris que ce jeuneseigneur avait emporté mon âme… Une deuxième fois, je le revis…Cette fois, il était dans carrosse doré, entouré d’épéesétincelantes, et sur son passage, un peuple délirant d’amourcriait : « Vive le roi !… »

Juliette s’arrêta un instant.

Il est facile d’imaginer l’effet que cesparoles, où se mêlaient l’amour et la flatterie, produisaient surl’esprit de Louis.

– Sire, continua Juliette, il m’estimpossible de vous dire tout ce que j’ai souffert quand j’ai su quel’homme que j’adorais, c’était le roi de France !

– Et pourquoi cela, madame ? Le roipasse-t-il donc pour si sévère ?…

– Oh ! non, Sire… mais je comprenaissi bien la distance qui me séparait de vous !… Jamais, jamais,me disais-je, le roi ne daignerait abaisser son regard jusque surmoi ! Un moment, après la fête de l’Hôtel de Ville, l’espoirse glissa dans mon cœur… mais je compris bientôt que ces parolesque vous m’y aviez adressées n’étaient que l’effet de cettecharmante et haute politesse dont seul vous avez le secret… Lecomte du Barry parlait de m’emmener en province… Alors je perdis latête, je résolus de tout risquer, même la mort, pour appartenir àmon roi, ne fût-ce qu’une heure !… Oui, Sire, une heured’amour et, après… la mort !…

– Ne parlez pas de mort, madame, fitdoucement Louis ; jeune et belle comme vous l’êtes, vous nepouvez parler que d’amour…

Dès lors, Juliette se sentit forte commeautrefois Dalila.

– Cette résolution, dit-elle enpalpitant, je voulus l’exécuter au plus tôt… Et pour cela, jem’adressai à Mme d’Étioles…

En parlant ainsi, elle étudia avidementl’effet de ce nom brusquement jeté dans cet entretien.

Le roi tressaillit. Un nuage passa sur sonfront…

Jeanne !… Il l’oubliait !…

Cet amour si pur qui lui donnait de siprofondes impressions de sincérité, il l’oubliait !

Un soupir gonfla sa poitrine.

– Je comprends, Sire, dit amèrementJuliette, Mme d’Étioles vous aime comme je vousaime… et sans doute vous l’aimez aussi…

– Madame, interrompit le roi presque avecfroideur, je vous en prie, ne vous occupez pas du sentiment queMme d’Étioles peut avoir pour moi, ni de celui queje puis avoir pour elle…

Ce fut le seul mot sincère et pur que Louiseut dans cette conversation où l’amour sensuel jouait le grandrôle.

La douce image de Jeanne lui paraissaitau-dessus de ce qu’il entendait et de ce qu’il éprouvait !

Il lui semblait qu’il la ternissait, cettenoble image !…

– Dites-moi simplement, acheva-t-il,comment vous avez pu avoir l’idée de vous adresser à madamed’Étioles…

– C’est mon amie, Sire, ditaudacieusement Juliette.

– Votre amie ! s’écria le roi entressaillant.

Juliette sentit que le moment dangereux, lapériode aiguë était arrivée. Comme le duelliste au moment où, ayantbattu le fer de son adversaire, il va se fendre à fond, elleprépara tout ce qu’elle avait de force, de sang-froid et dehardiesse dans sa pensée, dans ses attitudes, dans son regard, dansle son de sa voix.

– C’est mon amie, dit-elle sourdement, etvoyez s’il faut que je vous aime pour avoir trahi une amie aussiparfaite que Mme d’Étioles… une amie pour qui jedonnerais mon sang avec joie… car si bonne, si douce, siintelligente et spirituelle, je ne connais pas de plus noble cœurque le sien !…

Ces éloges de la comtesse du Barry àMme d’Étioles étaient un prodige d’habileté.

Le roi fut doucement ému.

Juliette pleurait maintenant… Et ses larmes larendaient plus belle encore…

– Je l’ai trahie, reprit-elle, puisque jeconnaissais son amour pour vous, tandis que moi, je n’ai jamais osélui révéler le mien… J’étais sa confidente… elle n’était pas lamienne… et, depuis qu’elle est dans cette maison, où je suis venuela voir ?…

– Vous êtes venue la voir ?…

– Oui, Sire !…

– Ici ?… Dans cettemaison ?…

– Oui, Sire !… Elle m’a faitprévenir de l’endroit où elle se trouvait. Je suis accourue. J’aisu l’histoire du carrosse devant la porte de la cartomancienne,j’ai connu le voyage de Paris à Versailles… Jeanne m’a toutdit !

Et le roi éprouva un vague malaise, unmécontentement contre Jeanne !…

– Alors, continua Juliette, quand j’ai suque le roi devait venir ici tôt ou tard, je me suis décidée… mais,je l’avoue à Votre Majesté, jamais je n’eusse osé aller jusqu’aubout, si Jeanne ne m’avait dit elle-même…

Elle s’arrêta, palpitante…

– Eh bien ! que vous a-t-elledit ? fit le roi avec une sorte d’impatience, mais en notanttoutefois tout ce qu’il y avait de logique, de naturel et devraisemblable dans le récit de Juliette.

– Elle m’a dit, Sire, que jamais elle neconsentirait à être à Votre Majesté !

Le roi eut un mauvais rire sous lequel ildissimula son dépit.

– Son amour, ajouta Juliette, est tropidéal. Elle veut aimer le roi, mais non lui appartenir… Et puis…peut-être son amour est-il balancé par un sentiment… oh ! desimple pitié… qu’elle a pour un pauvre officier… que je ne connaispas… dont elle n’a pas voulu dire le nom…

– Mais je le connais, fit le roi enfroissant nerveusement son jabot. Et cela suffit !… Ah !elle parle ouvertement de son amour pour moi, et n’ose parler dece… chevalier… C’est lui qu’elle aime !…

– Sire ! je n’ai pas ditcela !…

– Oui, mais moi, je le devine !…Passez, madame… continuez… votre récit est plein de charme etd’attrait…

– Que vous dirai-je, Sire !Peut-être mon amour, à moi, est-il moins idéal !… mais jevoulais connaître l’immense bonheur de vous serrer dans mes bras…dussé-je en mourir !…

– Vous ne mourrez pas ! C’est moiqui vous le jure !

Juliette contint la joie furieuse qui montaiten elle : ce cri du roi, elle le comprit, c’était lacondamnation de Jeanne !…

– Sire, reprit-elle alors,Mme d’Étioles m’a dit hier qu’elle comptaitretourner à Paris pour quelques jours… En vain lui ai-je objecté –et je faisais un dur sacrifice en lui parlant ainsi – que VotreMajesté viendrait peut-être !… Elle m’a répondu que le roi neviendrait pas tant qu’elle ne l’appellerait pas !…

– C’est, pardieu, vrai ! J’étais unniais !

– Oh ! Sire !… Ce n’est pas làce que pensait ma pauvre amie, je vous le jure !

– Votre amie !… Uneintrigante !…

– Non, Sire ! non ! Une femmequi a sa manière d’aimer, voilà tout !… Et puis, elle a ajoutéqu’elle devait absolument voir quelques personnes à Paris…

– Quelques personnes !… Uneseule !… cet officier… ce chevalier !…

– Je ne sais, Sire !… Toujoursest-il que la folie s’est emparé de moi ! J’ai guetté ledépart de Jeanne ! j’ai fait écrire par Suzon le mot que vousavez reçu sans doute…

Nouvelle circonstance qui prouvait au roi larigoureuse véracité de ce récit !

– Suzon ne voulait pas, mais je lui aidit que Mme d’Étioles lui en donnait l’ordre. Ellea obéi… Et alors, tremblante, à demi morte d’effroi… et d’amour…j’ai attendu !… Mais je le jure à Votre Majesté, j’avais bienl’intention de ne pas me révéler, de m’en aller… et demourir !… Vous êtes venu, Sire… vous savez le reste… Etmaintenant, si mon roi conserve contre moi la moindre colère… ehbien… je mourrai… voilà tout !…

À ces mots, Juliette éclata en sanglots…

– Ne pleurez pas, murmura le roi.

– Hélas ! Sire… comment ne paspleurer !… Ah ! je vous jure… ce n’est pas la vie que jeregrette.

– Et que regrettez-vous donc ? fitLouis en enlaçant Juliette de son bras.

– Votre amour !…

– Eh bien… ne regrettez rien… car…

– Sire !… oh ! mon Dieu…Louis !… prenez garde !…

– Car je vous aime !… acheva LouisXV.

Juliette se renversa dans ses bras, comme sielle eût été presque mourante… comme si elle n’eût pu supporterl’excès de son bonheur…

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