Le coffre en question était bien là, d’un modèle ancien, joliment décoré de clous en cuivre, et il débordait de vêtements en tous genres.
Sans précautions particulières Poirot entreprit de renverser le tout sur le sol. Nous tombâmes sur deux pièces d’étoffes vertes, de teintes différentes, que Poirot écarta sans hésiter. Il paraissait assez peu convaincu par cette recherche, comme s’il n’en espérait pas grand-chose. Soudain il poussa un cri de surprise.
— Qu’y a-t-il ?
— Regardez !
Il avait presque vidé le coffre. Tout au fond, venait d’apparaître une magnifique barbe d’un noir de jais Poirot s’en saisit, la tourna et la retourna, plongé dans un examen attentif.
— Oh ! oh ! fit-il. Oh ! oh ! voilà un postiche flambant neuf…
Il hésita une seconde, replaça la barbe là où il l’avait trouvée et les diverses étoffes par-dessus. Puis il sortit du grenier d’un pas rapide et descendit jusqu’à l’office où je le suivis. Nous trouvâmes Dorcas occupée à frotter l’argenterie.
— Nous venons de fouiller le coffre que vous avez signalé à mon ami, lui annonça Poirot après l’avoir saluée avec infiniment de courtoisie. Et je vous suis très reconnaissant de cette indication. Nous y avons découvert une belle collection de vêtements. Si je puis me permettre une telle question, servent-ils fréquemment ?
— À vrai dire, monsieur, moins souvent qu’à une certaine époque. Mais les jeunes messieurs donnent encore de temps à autre ce qu’ils appellent « une soirée costumée ». Parfois, on s’amuse vraiment beaucoup ! Mr Lawrence est d’un comique, à ces moments-là ! Je me souviendrai toujours du soir où il s’était habillé en Char de Perse. C’est une sorte de roi d’Orient. Il tenait le grand coupe-papier à la main, et il m’a dit : « Prenez garde, Dorcas ! Manquez-moi de respect, et je vous coupe la tête avec ce cimeterre que j’ai aiguisé spécialement pour la soirée ! » Miss Cynthia s’était habillée en « apache », une sorte de coupe-jarrets français, si j’ai bien compris. Il fallait la voir ! Jamais vous ne croiriez qu’une gentille jeune fille comme elle puisse jouer aussi bien les graines de potence ! Personne ne l’avait reconnue !
— Ces soirées devaient être très amusantes, je n’en doute pas, approuva Poirot avec bienveillance. Quand il s’est déguisé en Shah de Perse, je suppose que Mr Lawrence portait la belle barbe noire qui se trouve dans le coffre ?
Dorcas eut un large sourire.
— Il avait bien une barbe, monsieur. Je m’en souviens comme si c’était hier parce qu’il m’avait emprunté deux écheveaux de laine pour la confectionner. De loin, elle avait vraiment l’air naturelle. Mais je ne savais pas qu’il y avait une fausse barbe dans la « malle aux costumes ». C’est qu’on l’a achetée il y a peu. Je me souviens d’une perruque rousse, mais c’est tout. Pour imiter la barbe, ils utilisent en général du bouchon brûlé, et c’est diablement difficile à faire partir ! Miss Cynthia s’en était servie une fois pour se déguiser en négresse, et ensuite elle a eu toutes les peines du monde à se débarbouiller !
Lorsque nous nous retrouvâmes dans le vestibule, Poirot était pensif.
— Dorcas ne sait rien de cette barbe noire, fit-il.
— Vous croyez que c’est celle-là ? murmurai-je aussitôt.
— À mon avis, oui. Avez-vous remarqué la façon dont elle est taillée ?
— Non.
— Exactement comme celle de Mr Inglethorp. Et j’ai trouvé plusieurs mèches de cheveux coupés. Mon ami, tout cela est bien mystérieux.
— Qui l’a cachée dans le coffre, voilà la question !
— Quelqu’un de très astucieux, rétorqua Poirot d’un ton sec, et qui a choisi l’endroit de la maison où cette barbe aurait sa place normale. Oui, il est intelligent. Mais nous le serons plus encore en lui faisant croire que nous ne le sommes pas du tout !
J’étais tout à fait de cet avis.
— Et pour ce faire, mon bon ami, vous allez m’être fort utile.
Ce compliment me flatta, d’autant qu’à certains moments j’avais eu la très nette impression que Poirot ne m’appréciait pas à ma juste valeur. L’air songeur, il me considéra quelques secondes :
— Oui, votre aide me sera extrêmement précieuse.
J’en éprouvais un vif plaisir, mais je dus aussitôt déchanter :
— Maintenant, ce qu’il faut, c’est que je me trouve un allié dans la place.
— Mais je suis là ! m’insurgeai-je.
— Certes. Mais ce n’est pas suffisant.
J’étais offusqué. Poirot le remarqua et il s’empressa d’ajouter :
— Ne vous méprenez pas, mon bon ami. Tout le monde sait que nous travaillons ensemble. Or, il nous faut un allié qu’on ne soupçonne pas.
— Ah, je comprends ! Que diriez-vous de John ?
— Non, je ne crois pas…
— Pas assez brillant, peut-être, ce cher garçon ? reconnus-je après réflexion.
— Tiens, voici Miss Howard ! fit brusquement Poirot. C’est elle qu’il nous faut. Elle ne me porte pas dans son cœur depuis que j’ai disculpé Mr Inglethorp. Mais essayons toujours.
Il lui demanda quelques minutes d’attention, et elle y consentit d’un hochement de tête revêche. Nous nous rendîmes dans le petit salon dont Poirot referma la porte.
— Bon ! fit aussitôt Miss Howard d’un ton assez peu amène, de quoi s’agit-il ? Soyez bref, je vous prie. Je suis très occupée.
— Vous vous souvenez sans doute que je vous ai demandé de m’aider, il y a quelque temps ?
— Exact, acquiesça la chère femme. Et je me rappelle aussi ma réponse : d’accord si c’est pour envoyer Alfred Inglethorp à la potence !
— Ah !
Le visage grave, Poirot observa un moment son interlocutrice :
— Miss Howard, je vais vous poser une question. Je vous prie instamment d’y répondre en toute franchise.
— Je ne mens jamais !
— Fort bien. Êtes-vous toujours persuadée que Mrs Inglethorp a été empoisonnée par son mari ?
— Comment cela ? fit-elle avec acrimonie. N’allez pas croire que je me laisse impressionner par vos belles théories ! Il n’a pas acheté la strychnine, ça, je veux bien. Et alors ? Je vous ai dit dès le début qu’il avait fait une décoction de papier tue-mouches.
— Il s’agirait alors d’arsenic et non de strychnine, fit aimablement remarquer Poirot.
— Quelle importance ? L’arsenic aurait aussi bien fait l’affaire ! Il voulait se débarrasser d’Émily, un point c’est tout ! Si je suis convaincue qu’il l’a tuée, peu m’importe par quel moyen !
— Justement, fit Poirot de son ton le plus calme. Vous dites : « Si je suis convaincue qu’il l’a tuée », aussi formulerai-je ma question différemment : avez-vous bien l’intime conviction que Mrs Inglethorp a été empoisonnée par son mari ?
— Bon Dieu ! s’emporta Miss Howard. Ne vous ai-je pas dit et répété que c’était un salopard ? Et qu’il l’assassinerait dans son propre lit ? J’ai toujours détesté cet individu !
— Justement, répéta Poirot avec la même douceur, voilà qui confirme ma théorie.
— Quelle « théorie » ?
— Miss Howard, vous souvenez-vous d’une conversation qui a eu lieu le jour où mon ami Hastings est arrivé ici ? Il me l’a répétée. Une phrase de vous m’a beaucoup marqué. Vous avez affirmé que, si un de vos proches était assassiné, votre instinct vous désignerait le meurtrier, même si vous ne possédiez aucune preuve tangible contre lui. Vous en souvenez-vous ?
— Oui, j’ai dit cela. Et je le pense toujours. Évidemment, vous trouvez cela stupide ?
— Pas le moins du monde.
— Mais vous ne m’écoutez pas quand je vous dis qu’Alfred Inglethorp est coupable ?
— C’est exact, répliqua Poirot. Parce que votre instinct ne vous dit pas que c’est Mr Inglethorp.
— Quoi ?
— Non. Vous désirez croire de toutes vos forces qu’il a commis le meurtre. Vous l’en estimez capable. Mais votre instinct vous affirme qu’il est innocent. Et il vous dit autre chose… Dois-je continuer ?
Elle le regardait, fascinée. Puis elle fit un geste de la main en signe d’acquiescement.
— Faudra-t-il que j’explique la raison de votre agressivité envers Mr Inglethorp ? C’est fort simple : vous voulez croire ce qui vous arrange. Parce que vous essayez de faire taire votre instinct qui vous dicte un autre nom…
— Non ! non ! non ! s’exclama Miss Howard en agitant les mains. Ne le prononcez pas ! Je vous en supplie, ne le prononcez pas ! Ce n’est pas vrai ! C’est impossible ! Je ne sais pas ce qui m’a mis une idée aussi folle… aussi horrible dans la tête !
— Ainsi j’ai vu juste ? demanda Poirot.
— Oui, oui… Vous devez être un sorcier pour l’avoir deviné ! Mais ce n’est pas possible… ce serait trop monstrueux, trop atroce ! Il faut que ce soit Alfred Inglethorp !
Poirot hocha gravement la tête.
— Ne me posez pas de questions ! poursuivit Miss Howard. Je ne répondrai pas ! Je ne peux l’admettre, même en pensée ! Je dois être folle d’y avoir songé !
Poirot acquiesça. Il paraissait satisfait :
— Je ne vous demanderai rien. Votre réaction me suffit. Mon instinct me parle également, Miss Howard. C’est pourquoi je crois que nous pourrons travailler ensemble à un but commun.
— Ne me demandez pas de vous aider ! Je ne lèverai pas le petit doigt pour… pour…
La gorge nouée, elle laissa sa phrase en suspens.
— Vous m’aiderez malgré vous. Je ne vous demanderai rien… et pourtant vous serez mon alliée. Vous ne pourrez vous en empêcher. Et vous ferez l’unique chose que j’attends de vous.
— Et c’est ?
— De garder l’œil ouvert !
Evelyn Howard baissa la tête :
— Ça, je ne peux pas m’en empêcher. Je n’arrête pas de garder l’œil ouvert ! Et j’espère toujours que les faits me donneront tort.
— Si nous sommes dans l’erreur, parfait, approuva Poirot. Je serai le premier à m’en réjouir. Mais si nous ne nous trompons pas ? Dans quel camp vous placerez-vous ?
— Je… je ne sais pas…
— Allons, Miss Howard !
— L’affaire pourrait être… étouffée.
— C’est hors de question !
— Pourtant, Émily elle-même n’aurait pas…
— Miss Howard ! Une telle pensée est indigne de vous !
Brusquement elle enfouit son visage dans ses mains.
— C’est vrai, admit-elle après un moment, d’une voix redevenue calme. Ce n’était pas réellement moi qui parlais. (Fièrement, elle releva la tête.) Mais la véritable Evelyn Howard est là, et bien là ! Et elle sera toujours du côté de la Justice, quel que soit le prix à payer !
Sur ces mots, elle quitta la pièce d’un pas digne, sous le regard impénétrable de Poirot.
— Nous avons là une alliée précieuse, fit-il dès qu’elle eut disparu. Mon ami, cette femme a autant d’intelligence que de cœur.
Je m’abstins de tout commentaire.
— L’instinct est un don merveilleux, reprit Poirot. Inexplicable, certes, mais qu’il faut prendre en compte.
— Miss Howard et vous-même semblez vous comprendre à merveille, lui dis-je alors avec quelque froideur. Mais peut-être n’avez-vous pas remarqué que je n’étais pas dans la confidence ?
— Pas possible ? C’est vrai, mon bon ami ?
— Oui. Éclairez-moi, s’il vous plaît…
Pendant quelques secondes, Poirot se contenta de m’observer avec attention. Enfin, à mon grand étonnement, il secoua la tête :
— Non, mon bon ami.
— Oh, voyons ! Pourquoi non ?
— On ne peut pas être plus de deux à partager un secret.
— Permettez-moi de vous dire que je trouve très désobligeant de votre part de me cacher quelque chose !
— Mais je ne vous cache rien : tous les indices en ma possession vous sont également connus. Il ne vous reste qu’à en tirer les déductions qui s’imposent. Cette fois-ci, c’est une question de raisonnement.
— Néanmoins, ça m’intéresserait de savoir.
Poirot me regarda bien en face et secoua de nouveau la tête d’un air triste :
— Voyez-vous, mon cher Hastings, je crains que l’instinct ne vous fasse cruellement défaut.
— Mais vous parliez de raisonnement à l’instant.
— L’un ne va pas sans l’autre, murmura Poirot d’un ton mystérieux.
J’estimai la remarque de trop mauvais goût pour être relevée. Et je me promis, quand je ferais des découvertes d’importance – ce qui ne saurait manquer d’arriver –, de ne pas les divulguer afin d’ébahir Poirot en lui amenant la solution de l’énigme.
Un peu plus tôt, un peu plus tard, le moment arrive toujours où le plus impérieux de vos devoirs est de savoir vous imposer.
9
LE Dr BAUERSTEIN
Je n’avais pas encore trouvé le moment propice pour transmettre à Lawrence le message de Poirot. Enfin, tandis que je déambulais dans le parc en maudissant les directives autoritaires de mon ami, j’aperçus Lawrence Cavendish sur la pelouse de croquet, où il envoyait promener dans tous les sens des boules visiblement fatiguées en les frappant avec un maillet qui, lui aussi, avait connu des jours meilleurs.
L’instant me parut opportun pour accomplir ma mission. Je risquais autrement d’être doublé par Poirot. Il est vrai que je ne saisissais pas clairement le sens de cette démarche, mais je me flattais que la réponse de Lawrence – sitôt soumis à un interrogatoire adroit – m’aiguillerait sur la bonne piste. Je l’abordai donc.
— Cela fait un bon moment que je vous cherche ! mentis-je allègrement.
— Que vous me… ?
— Oui. À vrai dire, j’ai un message pour vous… de la part de Poirot.
— Ah bon ?
— Il m’a recommandé d’attendre que nous soyons seuls…
J’avais baissé le ton pour donner à cette révélation une certaine emphase, et je le surveillais ostensiblement du coin de l’œil. J’ai toujours eu un certain don pour créer ce que l’on pourrait appeler une « atmosphère ».