Deux secondes plus tard, John nous rejoignait dans la chambre d’Alfred Inglethorp :
— Inutile. Elle aussi est verrouillée. Je crois que celle-ci est un peu moins solide que celle du couloir. Malgré nos efforts conjugués, le battant de bois résista un long moment. Enfin, sous notre poussée, il céda dans un craquement assourdissant. Emportés par notre élan, nous trébuchâmes dans la pièce, mais Lawrence parvint à garder la bougie allumée.
Mrs Inglethorp était allongée sur son lit, et tout son corps se tordait sous l’effet de violentes convulsions – ce qui expliquait sans doute que sa table de chevet soit renversée. À peine étions-nous entrés que ses membres se détendirent et qu’elle s’affaissa contre les oreillers, John traversa la pièce et alluma l’éclairage au gaz.
Puis il demanda à Annie, l’une des femmes de chambre, de descendre au plus vite chercher un verre de cognac à la salle à manger. Enfin il s’approcha du lit tandis que je déverrouillais la porte donnant sur le couloir.
Ma présence étant devenue inutile, je voulus annoncer à Lawrence mon intention de réintégrer ma chambre, mais les mots moururent sur mes lèvres. Jamais je n’avais vu un visage d’une telle pâleur, sa main, qui tenait la bougie, tremblait si fort que des gouttes de cire tombaient sur le tapis, et ses yeux, pétrifiés de terreur – ou d’une émotion du même ordre –, étaient braqués sur le mur derrière moi. On eût dit qu’il avait vu quelque chose qui l’avait changé en statue. Par réflexe je me retournai et cherchai le point qu’il fixait, mais je ne remarquai rien d’anormal. Les bibelots impeccablement disposés sur la cheminée et le feu qui se mourait dans l’âtre ne représentaient certes pas une menace.
La crise qui avait terrassé Mrs Inglethorp paraissait avoir diminué en intensité. La malheureuse parvenait même à parler, dans une sorte d’étrange hoquet :
— Je vais mieux… ça s’est passé si vite !… stupide de ma part… de m’être enfermée…
Une ombre passa sur le lit et, levant les yeux, je vis Mary Cavendish près de la porte, un bras passé autour de la taille de Cynthia. On eût dit qu’elle aidait la jeune fille à se tenir debout. Celle-ci semblait complètement hébétée, ce qui ne lui ressemblait guère. Elle avait le visage rouge brique et bâillait sans désemparer.
— Notre pauvre Cynthia est terrorisée, expliqua Mrs Cavendish à voix basse.
Elle-même portait sa blouse de fermière. Il devait donc être plus tard que je ne l’avais cru. En effet je constatai que les premiers rayons de l’aube filtraient à travers les rideaux, et que la pendule, sur la cheminée, indiquait presque 5 heures.
Un cri étranglé montant du lit me fit sursauter. Une nouvelle crise terrassait la pauvre femme. Ses spasmes étaient d’une violence insoutenable. Un vent de panique souffla sur la pièce. Nous entourâmes la malheureuse, mais nous étions dans l’incapacité totale de l’aider ou même d’atténuer ses souffrances. Une ultime convulsion arqua son corps, avec une brutalité telle qu’elle parut ne plus reposer que sur la nuque et les talons. En vain John et Mary essayèrent-ils de lui faire avaler un peu de cognac. Après quelques secondes de répit, le corps se souleva de la même façon.
C’est alors que le Dr Bauerstein se fraya un passage parmi nous. En découvrant la scène, il resta un instant sans bouger et Mrs Inglethorp, fixant le nouveau venu, poussa une exclamation étranglée : – Alfred !… Alfred !…
Puis elle retomba, inerte, sur le lit.
Le médecin se pencha sur elle, lui saisit les bras et, avec des mouvements énergiques, pratiqua sur elle ce que je savais être la respiration artificielle. D’un ton sec, il lança quelques directives aux domestiques. Un geste autoritaire nous fit reculer vers le seuil. Nous continuions de l’observer avec une sorte de fascination, même si, à cet instant, nous avions tous deviné, je crois, qu’il était déjà trop tard, et que rien ne pouvait plus être tenté. Lui-même ne semblait guère se bercer d’illusions.
Avec un lent hochement de tête, il finit par renoncer. C’est alors que nous perçûmes des pas dans le couloir, et que le Dr Wilkins fit irruption dans la chambre – petit homme rondouillard et maniéré, médecin attitré de Mrs Inglethorp.
Bauerstein lui raconta en deux mots qu’il passait devant les grilles de Styles Court au moment précis où l’automobile sortait. Il s’était précipité jusqu’à la maison pendant qu’on allait chercher son confrère. D’un geste de la main, il désigna le corps immobile sur le lit.
— Quel-le tra-gé-die ! murmura le Dr Wilkins. Quelle tra-gé-die ! Pauvre chère Mrs Inglethorp ! Elle en a toujours beaucoup trop fait… beaucoup trop… en dépit de tous mes conseils. Je l’avais pourtant prévenue. Son cœur n’était pas des plus solides ! « Ménagez-vous ! lui disais-je. Mé-na-gez-vous ! » Mais non… la ferveur qu’elle mettait à s’occuper de ses œuvres charitables aura été la plus forte… La nature s’est rebellée… La-na-tu-re-s’est-re-bel-lée.
Je notai le regard appuyé que le Dr Bauerstein fixait sur le praticien.
— La violence des spasmes était tout à fait singulière, Dr Wilkins. Dommage que vous soyez arrivé trop tard pour les observer vous-même. Ils présentaient un caractère… tétanique.
— Ah ! fit l’autre d’un air entendu.
— J’aimerais vous parler en privé, ajouta Bauerstein avant de se tourner vers John. Si vous n’y voyez pas d’objection, bien entendu.
— Je vous en prie.
Nous sortîmes dans le couloir pour laisser les deux médecins en tête à tête. Avec un cliquetis métallique, la clef tourna aussitôt dans la serrure.
Lentement nous regagnâmes le rez-de-chaussée. J’étais dans un état de grande agitation. Je possède incontestablement un certain talent de déduction, et le comportement du Dr Bauerstein avait jeté mon esprit dans un labyrinthe d’hypothèses échevelées.
Mary Cavendish posa la main sur mon bras.
— Que se passe-t-il ? murmura-t-elle. Pourquoi le Dr Bauerstein a-t-il l’air si… bizarre ?
Je plantai mon regard dans le sien.
— Vous voulez mon avis ?
— Bien sûr.
— Écoutez-moi. (D’un regard circulaire, je m’assurai que les autres ne pouvaient m’entendre. Puis je chuchotai 🙂 J’ai la conviction que Mrs Inglethorp a été empoisonnée. Et je suis sûr que le Dr Bauerstein partage mes soupçons.
— Quoi ?
Ses pupilles se dilatèrent et elle se blottit contre le mur. Puis, avec un cri qui me fit tressaillir, elle s’exclama :
— Non ! non… pas ça… pas ça !
Et, s’écartant de moi, elle se précipita vers les escaliers.
Je la suivis car je redoutais qu’elle ne fût prise d’un malaise. Le visage blafard, elle s’était arrêtée et s’appuyait sur la rampe de l’escalier. Quand je voulus m’approcher, elle m’écarta d’un geste excédé :
— Non ! non… laissez-moi. Je préfère rester seule. Laissez-moi tranquille une ou deux minutes. Retournez en bas avec les autres.
Je m’exécutai à regret. John et Lawrence étaient dans la salle à manger. Je les y rejoignis. Mais nous ne trouvâmes rien à dire. Je finis par rompre ce silence tendu, et je crois que mes propos reflétaient la pensée des deux frères :
— Où est Mr Inglethorp ?
— Pas dans la maison, en tout cas, répondit John.
Je croisai son regard. Où pouvait bien se trouver Alfred Inglethorp ? Son absence était aussi bizarre qu’incompréhensible. Les derniers mots de Mrs Inglethorp me revinrent en mémoire. Quelle signification pouvaient-ils avoir ? Que nous aurait-elle révélé si la mort lui en avait laissé le temps ?
Enfin les deux médecins redescendirent. Le Dr Wilkins, toujours aussi imbu de sa personne, était visiblement surexcité malgré le calme de façade qu’il affichait. Quant au Dr Bauerstein, son visage ne laissait rien deviner de ses émotions. Le Dr Wilkins semblait leur porte-parole à tous les deux. Il s’adressa à John :
— Mr Cavendish, j’aimerais votre accord pour une autopsie.
— Est-ce indispensable ? demanda John d’une voix enrouée, les traits déformés par le chagrin.
— Absolument, confirma le Dr Bauerstein.
— Vous voulez dire que…
— Que suite aux résultats des premiers examens, pas plus le Dr Wilkins que moi-même ne saurions délivrer un permis d’inhumer.
John baissa la tête :
— Dans ce cas, je ne peux qu’accepter.
— Merci, fit aussitôt le Dr Wilkins. Elle pourrait avoir lieu demain soir. (Voyant les premiers rayons du soleil par la fenêtre, il rectifia 🙂 Je veux dire… ce soir-même. Étant donné les circonstances, une enquête sera, hélas ! inévitable. Ce genre de formalité est obligatoire et je vous conjure de ne pas vous en sentir trop affectés.
Un silence salua cette déclaration, puis le Dr Bauerstein sortit deux clefs de sa poche et les tendit à John.
— Ce sont celles des deux chambres. Je les ai fermées à double tour et je pense qu’il serait sage de les laisser ainsi pour le moment.
Sur quoi les deux médecins prirent congé.
Je tournais et retournais depuis quelques minutes une idée dans ma tête et je jugeai le moment venu d’en faire part. Néanmoins j’éprouvais encore quelque réticence. Je savais que John redoutait par-dessus tout le qu’en dira-t-on et que son optimisme insouciant l’inclinait sans doute à éviter les complications. J’aurais du mal à le convaincre de l’intérêt de mon plan. Lawrence, en revanche, moins attaché aux conventions et doté de plus d’imagination, compterait sûrement au nombre de mes alliés.
— John ? Je voudrais vous demander quelque chose.
— Je vous écoute.
— Je vous ai déjà parlé de mon ami Poirot, ce Belge réfugié au village. C’est un détective renommé…
— Et alors ?
— Je voudrais que vous m’autorisiez à l’appeler pour qu’il enquête sur cette affaire.
— Quoi ?… maintenant ? Avant l’autopsie ?
— Précisément ! La question de temps est primordiale si… si… le décès de Mrs Inglethorp n’est pas… euh… naturel.
— C’est absurde ! s’emporta Lawrence. Tout ça, c’est le résultat des théories fumeuses de Bauerstein ! Wilkins n’aurait jamais eu une idée pareille s’il ne s’était pas laissé bourrer le crâne ! Comme tous les spécialistes, Bauerstein n’a qu’une idée en tête. Les poisons sont sa marotte, alors, bien entendu, il en voit partout !
Je dois reconnaître que cette violente réaction me surprit : il était si rare que Lawrence se laissât aller ainsi.
John hésita :
— Je ne suis pas de ton avis, Lawrence, dit-il enfin. Je donnerais bien carte blanche à Hastings, mais peut-être serait-il préférable d’attendre un peu. Il faut éviter le scandale à tout prix.
— Avec Poirot, vous n’avez rien à craindre ! assurai-je avec chaleur. C’est la discrétion personnifiée !
— Eh bien, soit. Faites comme vous voudrez. Vous avez ma confiance. Pourtant, si ce que nous soupçonnons est exact, l’affaire est entendue. Et si je fais fausse route, que Dieu me pardonne d’avoir accablé cet individu sans preuves !
Je consultai ma montre. Il était 6 heures. Déjà 6 heures du matin ! Je m’accordai cependant cinq minutes de délai et les consacrai à fouiller la bibliothèque jusqu’à ce que j’y trouve un ouvrage de médecine qui donnait une bonne description de l’empoisonnement à la strychnine.
4
POIROT ENQUÊTE
La maison qu’occupaient les réfugiés belges dans le village était située non loin des grilles du parc. On pouvait gagner du temps en empruntant une sente qui coupait à travers les herbes hautes au lieu de suivre les méandres de l’allée principale. Je pris donc ce raccourci.
J’avais presque atteint le pavillon du gardien quand mon attention fut attirée par la silhouette d’un homme qui arrivait en courant dans ma direction. C’était Mr Inglethorp. Où s’était-il terré pendant tout ce temps ? Comment allait-il justifier son absence ? Il m’aborda sans ambage.
— Mon Dieu ! Quelle horreur ! Ma femme chérie ! Je viens seulement de l’apprendre !
— Où étiez-vous ?
— Chez Denby. Nous n’en avons terminé qu’à 1 heure du matin. Là-dessus, je me suis aperçu que j’avais oublié de prendre la clef ! Je ne voulais pas réveiller toute la maison, et Denby m’a donné un lit.
— Comment diable êtes-vous au courant ? m’étonnai-je.
— Par Wilkins, qui est venu tirer Denby du lit pour lui annoncer le décès. Ma pauvre Émily ! Elle qui se dévouait pour les autres… qui avait une telle grandeur d’âme ! Elle aura abusé de ses forces…
Une vague de dégoût me submergea. Quel parfait hypocrite que cet individu !
— Il faut que je me dépêche, l’interrompis-je, soulagé qu’il ne me demande pas où je me précipitais ainsi.
Quelques minutes plus tard je frappais à la porte de Leastways Cottage.
Personne ne venant m’ouvrir, j’insistai. Au-dessus de ma tête, une fenêtre s’entrouvrit avec circonspection, et la tête de Poirot lui-même apparut dans l’entrebâillement.
Il poussa une exclamation étonnée. En quelques mots, je lui racontai la tragédie qui venait d’avoir lieu et lui dis que j’avais besoin de son aide.
— Attendez, mon bon ami. Je descends vous ouvrir. Vous pourrez me raconter tout ça avec plus de détails pendant que je m’habillerai.
Il ôta bientôt la barre de la porte et je le suivis dans sa chambre. Là, il me désigna un fauteuil et je lui relatai la soirée dans ses moindres détails, sans en omettre aucun – pas même le plus insignifiant –, tandis qu’il se livrait à sa toilette avec un soin maniaque.
Je lui narrai mon brusque réveil, les derniers mots prononcés par la mourante, l’étrange absence de son mari, la dispute de la veille et les lambeaux de conversation surpris en passant devant la fenêtre ouverte du boudoir, sans oublier la scène entre Mrs Inglethorp et Evelyn Howard – ni les insinuations de cette dernière.
Mes explications, hélas ! ne furent pas aussi claires que je l’aurais souhaité. Je me répétai plusieurs fois et il me fallut, à maintes reprises revenir sur un détail omis. Poirot m’observait avec un sourire indulgent :
— Votre esprit est un peu embrouillé, n’est-ce pas ? Prenez votre temps, mon bon ami. Vous êtes agité, vous perdez pied – quoi de plus naturel ! Dès que nous nous serons un peu calmés, nous pourrons agencer les faits selon un ordre cohérent, les mettre chacun à sa vraie place. Nous les analyserons, et puis nous ferons le tri. Ceux qui nous paraîtront significatifs, nous les garderons – quant aux autres… (Il gonfla comiquement ses joues et souffla 🙂 Pouf ! Nous les chasserons !
— Tout ça est bel et bon, objectai-je. Mais comment allez-vous décider de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas ? Ça a toujours été pour moi la principale difficulté.
Poirot secoua la tête d’un air de profonde commisération. Puis il entreprit de lisser sa moustache avec une méticulosité renversante.
— Pas du tout. Voyons ! un fait en amène un autre. Il suffit de suivre leur enchaînement. Le suivant s’accorde-t-il au précédent ? Merveilleux ! Nous progressons. Manque-t-il un maillon à la chaîne de notre raisonnement ? Nous disséquons. Nous cherchons… Et ce détail apparemment insignifiant qui – n’est-ce pas curieux ? – ne semble pas avoir de rapport avec le reste… mais il s’ajuste parfaitement ! (Il eut un geste plein d’emphase.) Tout devient limpide ! c’est prodigieux !
L’anglais balbutiant de Poirot et son exécrable prononciation, qui n’avaient guère changé en Belgique, me déchiraient ici les tympans. Par tendresse pour ce petit homme au brillant passé – et par courtoisie envers mon malheureux lecteur – je me garde bien de les transcrire ici. Quant à son insupportable suffisance, en revanche, elle fait tellement partie de son personnage – et elle m’exaspère à un point tel – qu’il serait tout à la fois frustrant et malhonnête de ne pas la laisser entrevoir.
— Euh… oui…, balbutiai-je pour tenter d’endiguer son flot d’éloquence fleurie.
Poirot agita soudain son index sous mon nez, et je ne pus retenir un mouvement de recul.
— Mais attention ! Le danger de l’échec guette celui qui décrète : « Ce détail est si minime qu’il ne peut être qu’inutile. Ignorons-le. » Celui-là se perd par négligence. Dans toute enquête, le moindre fait peut se révéler primordial !
— J’en ai bien conscience. Vous me l’avez souvent répété. Et c’est pour cette raison que je vous ai rapporté tous les détails de cette affaire, qu’ils m’aient paru significatifs ou non.
— Et je suis content de vous. Votre mémoire est excellente, et vous m’avez fidèlement rapporté les faits. Sur la façon confuse dont vous me les avez énumérés, je m’abstiendrai de commentaire – c’est tout bonnement lamentable ! Mais je vous pardonne – vous êtes encore sous le coup de l’émotion. Cet état vous vaut d’ailleurs d’avoir omis un point d’une importance capitale.
— Lequel ? m’étonnai-je.
— Vous ne m’avez pas précisé si Mrs Inglethorp avait mangé de bon appétit, hier soir.
Je ne cachai pas ma stupeur inquiète. Sans aucun doute, la guerre avait altéré les capacités intellectuelles de l’ex-inspecteur. Il brossait méthodiquement son manteau avant de l’enfiler et semblait très absorbé par cette tâche.
— Je ne sais plus très bien, dis-je. Et, de toute façon, je ne vois pas…
— Vous ne voyez pas ? Mais c’est primordial !
— Je ne vous suis pas, répliquai-je, quelque peu irrité. Mais pour autant que je m’en souvienne, elle a picoré dans son assiette. Elle était manifestement bouleversée, et son appétit s’en ressentait. Ce qui est bien compréhensible.
— Oui, approuva pensivement Poirot. Bien compréhensible, en effet.
Il prit une petite trousse dans un tiroir puis se tourna vers moi :
— Me voici prêt. Nous irons tout d’abord à Styles Court afin de commencer les investigations sur les lieux mêmes du drame. Pardonnez-moi, mon bon ami, mais je vois que vous vous êtes vêtu en hâte. Votre cravate est de travers. Si vous le permettez…
D’une main preste, il l’arrangea :
— Voilà qui est mieux ! Nous y allons ?
Nous traversâmes le village d’un pas vif et, laissant le pavillon du gardien derrière nous, nous nous enfonçâmes dans le parc. Poirot fit halte quelques secondes, et son regard erra tristement sur la propriété verdoyante qui s’étendait devant nous, encore toute scintillante de la rosée du matin.
— C’est si beau ! Dire que la famille est frappée par le malheur et plongée dans l’affliction…
En prononçant ces mots il m’observa avec attention et je me sentis rougir.
La famille était-elle aussi abattue qu’il le disait ? Et la mort de Mrs Inglethorp avait-elle provoqué une peine aussi profonde ? Je me rendis soudain compte que l’atmosphère de la maison n’était pas au chagrin. Mrs Inglethorp n’avait pas eu le don de se faire aimer. Certes, son décès tragique causait un choc, mais il y avait fort à parier qu’elle ne serait pas désespérément pleurée.
Poirot semblait lire dans mes pensées. Il hocha gravement la tête :
— Non, vous avez raison, dit-il. Ce n’est pas comme si les liens du sang les unissaient. Mrs Inglethorp s’est montrée d’une grande bonté envers ces Cavendish, mais elle ne pouvait prétendre remplacer leur mère. C’est le sang qui parle – n’oubliez pas ça, mon bon ami –, c’est toujours le sang qui parle !
— Poirot, dis-je, pourquoi donc vouliez-vous savoir comment avait mangé Mrs Inglethorp ? J’ai beau me creuser la cervelle, je ne vois toujours pas le rapport…
Il garda le silence un moment encore tandis que nous poursuivions notre marche.
— Vous savez, dit-il enfin, qu’il n’est pas dans mes habitudes de donner des explications tant que je n’ai pas résolu un cas. Néanmoins, je veux bien faire une exception pour vous. Pour l’instant, l’hypothèse la plus probable serait celle d’un empoisonnement à la strychnine, diluée sans doute dans son café. Nous sommes bien d’accord ?
— Oui.
— Bien. À quelle heure a été servi le café ?
— Aux environs de 20 heures.
— On peut donc présumer que Mrs Inglethorp a bu le sien entre 20 heures et 20h30, au plus tard. La strychnine est un poison à effet rapide. Elle aurait dû agir très vite – dans un délai n’excédant pas une heure. Or, dans le cas qui nous intéresse, les symptômes ne sont apparus que vers 5 heures du matin, le lendemain – neuf heures plus tard ! Mais un repas copieux, ingéré juste avant le poison, aurait pu retarder notablement son action, bien qu’un tel laps de temps me semble quelque peu disproportionné. Et selon vous, elle s’est contentée hier soir de « picorer dans son assiette ». Voilà un faisceau d’éléments bien curieux, mon bon ami. L’autopsie nous permettra peut-être d’y voir plus clair. En attendant, gardez cette énigme à l’esprit.