Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice : Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ; dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfants. L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables, qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que l’académicien Auger avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre. – Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau : il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations ; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’état, qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme : mais le visage eut le sort des cendres noires ; il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous. – Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la carita ! catarina ! Un petit sou pour avoir du pain ! Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous… Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne. – La carita ! la carita ! L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine. – Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants. En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage.
