La perspective Nevsky

La perspective Nevsky

de Nikolai Gogol

LA PERSPECTIVE NEVSKI

Il n’y a rien de plus beau que la Perspective Nevski, tout au moins à Pétersbourg ; et dans la vie de la capitale, elle joue un rôle unique !

Que manque-t-il à la splendeur de cette reine des rues de notre capitale ? Je suis certain que nul de ses habitants blêmes et titrés n’accepterait d’échanger la Perspective Nevski contre tous les biens de la terre. Tous en sont enthousiastes : non seulement ceux qui ont vingt-cinq ans, de jolies moustaches et des vêtements d’une coupe irréprochable, mais ceux aussi dont le menton s’orne de touffes grises et dont le crâne est aussi lisse qu’un plat d’argent.

Et les dames ! Oh ! quant aux dames,la Perspective Nevski leur offre encore plus d’agréments !Mais à qui donc n’en offre-t-elle pas ? À peine se trouve-t-on dans cette rue qu’on se sent aussitôt disposé à la flânerie. Si même vous avez quelque affaire sérieuse et urgente, dès que vous mettez le pied dans la Perspective, vous oubliez immanquablement vos préoccupations. C’est le seul endroit où les gens se rendent non pas uniquement par nécessité, poussés par le besoin ou guidés par cet intérêt mercantile qui gouverne tout Pétersbourg. Il sembleque les gens qu’on rencontre dans la Perspective Nevski soient desêtres moins égoïstes que ceux qu’on voit dans les rues Morskaïa,Gorokhovaïa, la Perspective Liteïny, où l’avidité et l’intérêt sereflètent sur le visage des piétons, comme aussi de ceux quiroulent en calèche ou en drojki.

La Perspective Nevski est la grande ligne decommunication pétersbourgeoise. C’est ici que l’habitant desfaubourgs de la rive droite, qui depuis plusieurs années n’a plusrevu son ami demeurant dans le quartier de la Barrière de Moscou,peut être certain de se rencontrer avec lui. Nul journal, nulbureau de renseignements ne vous fourniront des informations aussicomplètes que celles que vous recueillez dans la PerspectiveNevski.

Quelle rue admirable ! Le seul lieu depromenade de l’habitant de notre capitale, si pauvre endistractions. Comme ses trottoirs sont bien tenus ! Et Dieusait, pourtant, combien de pieds y laissent leurs traces ! Lalourde botte du soldat en retraite, sous le poids de laquelledevrait se fendre, semble-t-il, le dur granit ; le soulierminuscule, aussi léger qu’une fumée, de la jeune dame qui penche latête vers les brillantes vitrines des magasins, tel un tournesolvers l’astre du jour, et la botte éperonnée du sous-lieutenantriche en espérances et dont le sabre bruyant raye les dalles. Touty marque son empreinte : aussi bien la force que lafaiblesse.

Quelles fantasmagories s’y jouent ! Quelschangements rapides s’y déroulent en l’espace d’une seulejournée !

Commençons par le matin, lorsque toute laville fleure le pain chaud à peine retiré du four, et se trouveenvahie par une multitude de vieilles femmes vêtues de robes et demanteaux troués, qui font la tournée des églises et poursuivent lespassants pitoyables. À cette heure matinale, la Perspective Nevskiest déserte : les gros propriétaires de magasins et leurscommis dorment encore dans leurs draps de Hollande, ou bien rasentleurs nobles joues et prennent leur café. Les mendiants se pressentaux portes des pâtisseries, où un Ganymède encore tout endormi, quihier volait, rapide, telle une mouche, et servait le chocolat, setient aujourd’hui, un balai à la main, sans cravate, et distribuede vieux gâteaux et des rogatons. Des travailleurs passent de leurdémarche traînante, des moujiks russes dont les bottes sontrecouvertes d’une telle couche de plâtre que même les eaux du canalCatherine, célèbres pour leur pureté, ne pourraient lesnettoyer.

À cette heure du jour, il serait gênant pourune dame de se trouver dans la rue, car le peuple russe affectionneles expressions fortes, et les dames n’en entendent jamais desemblables, même au théâtre. Parfois, son portefeuille sous lebras, un fonctionnaire endormi suit d’un pas dolent la PerspectiveNevski, si celle-ci se trouve sur le chemin qui le conduit auministère. On peut affirmer qu’à cet instant du jour avant midi, laPerspective Nevski n’est un but pour personne, mais un lieu depassage : elle se peuple peu à peu de gens qui ont leursoccupations, leurs soucis, leurs ennuis, et qui ne songentnullement à elle.

Les moujiks discutent de quelqueskopeks ; les vieux et les vieilles se démènent et se parlent àeux-mêmes, parfois avec des gestes extrêmement expressifs ;mais personne ne leur prête attention et ne se moque d’eux, exceptépeut-être quelque gamin en tablier de coton, qui court à toutesjambes à travers la Perspective en portant des bouteilles vides ouune paire de bottes. À cette heure, personne ne remarquera vosvêtements, quels qu’ils soient : vous pouvez porter unecasquette au lieu de chapeau, votre col peut dépasser votre cravate– cela n’a aucune importance.

À midi, la Perspective Nevski est envahie pardes précepteurs appartenant à toutes les nations, et leurs pupillesaux cols de batiste rabattus. Les John anglais et lesJean et Pierre français se promènent bras dessusbras dessous avec les jeunes gens confiés à leurs soins et leurexpliquent avec un grand sérieux que les enseignes se placentau-dessus des devantures des magasins, afin que l’on sache ce quise vend dans ces mêmes magasins.

Les gouvernantes, pâles misses et Françaisesroses, suivent d’une démarche majestueuse des fillettes délurées etfluettes, en leur recommandant de lever l’épaule gauche et de setenir plus droites. Bref, à cette heure de la journée, laPerspective Nevski est un lieu de promenade pédagogique.

Puis, à mesure qu’on approche de deux heures,les gouvernantes, les précepteurs et leurs élèves se dispersent etcèdent la place aux tendres pères de ces derniers, qui se promènenten donnant le bras à leurs épouses, pâles et nerveuses, vêtues derobes multicolores et brillantes.

Peu à peu viennent se joindre à eux tous ceuxqui ont terminé leurs occupations domestiques, plus ou moinssérieuses : les uns ont causé avec leur docteur du temps qu’ilfaisait ou d’un petit bouton apparu sur leur nez ; les autresont pris des nouvelles de la santé de leurs chevaux, ainsi que decelle de leurs enfants qui font montre de très grandes aptitudes.Ceux-ci ont lu attentivement l’affiche des spectacles et unimportant article de journal sur les personnages de marque depassage à Pétersbourg ; ceux-là se sont contentés de prendreleur café ou leur thé.

Ensuite, l’on voit apparaître ceux qu’un sortenviable a élevés au rang béni de secrétaire particulier ou defonctionnaire en mission spéciale. Puis, ce sont les fonctionnairesdu ministère des Affaires étrangères, lesquels se distinguent parla noblesse de leurs goûts et de leurs occupations.

Mon Dieu ! que de belles fonctions, quede beaux emplois il existe de par le monde ! Et comme ilsennoblissent et ravissent l’âme ! Mais moi, je ne suis pasfonctionnaire, hélas ! Je suis privé du plaisir de connaîtrel’amabilité de mes chefs.

Tous ceux que vous rencontrez alorsPerspective Nevski vous enchantent par leur élégance : leshommes portent de longues redingotes et se promènent les mains dansles poches… Les femmes sont vêtues de manteaux de satin rose, blancou bleu pâle, et portent de splendides chapeaux.

C’est ici que vous pourrez admirer des favorisextraordinaires, des favoris uniques au monde qu’avec un artétonnant on fait passer par-dessous la cravate, des favoris noirset brillants comme le charbon ou la martre zibeline. Mais ceux-ci,hélas ! n’appartiennent qu’aux seuls fonctionnaires duministère des Affaires étrangères. Quant aux fonctionnaires desautres administrations, la Providence ne leur a accordé, à leurgrand dépit, que des favoris roux. Vous pourrez rencontrer icid’admirables moustaches que nulle plume, nul pinceau ne sontcapables de reproduire, des moustaches auxquelles leur propriétaireconsacre la meilleure partie de son existence et qui sont l’objetde tous ses soins au cours de longues séances, des moustachesarrosées de parfum exquis et enduites de rares pommades, desmoustaches qu’on enveloppe pour la nuit de papier de soie, desmoustaches qui manifestent les tendres soucis de leurs possesseurset que jalousent les passants.

La multitude des chapeaux, des fichus, desrobes – auxquels les dames demeurent fidèles parfois même deuxjours de suite – est capable d’éblouir qui que ce soit PerspectiveNevski : il semble que toute une nuée de papillons s’élève deterre et volette autour de la foule des noirs scarabées du sexefort. Vous admirerez ici des tailles d’une finesse exquise, commevous n’en avez jamais rêvé, des tailles minces, déliées, destailles plus étroites que le col d’une bouteille, et dont vous vousécarterez respectueusement dans la crainte de les frôler d’un coudebrutal, votre cœur se serrant de terreur à la pensée qu’ilsuffirait d’un souffle pour briser ce produit admirable de lanature et de l’art.

Et quelles manches vous verrez PerspectiveNevski ! Dieu, quelles manches ! Elles ressemblent fort àdes ballons, et l’on s’imagine parfois que la dame pourraitbrusquement s’élever dans les airs, si elle n’était pas maintenuepar son cavalier ; soulever une dame dans les airs est aussifacile et agréable, en effet, que de porter à sa bouche une coupede champagne.

Nulle part, lorsqu’on se rencontre, on ne sesalue avec autant d’élégance et de noblesse qu’à la PerspectiveNevski. Ici, vous admirerez des sourires exquis, des souriresuniques, véritables œuvres d’art, des sourires capables de vousravir complètement ; vous en verrez qui vous courberont etvous feront baisser la tête jusqu’à terre ; d’autres, parfois,qui vous feront dresser le front plus haut que la flèche del’Amirauté. Ici, vous croiserez des gens qui causent des concertset du temps qu’il fait, sur un ton d’une noblesse extraordinaire etavec un grand sentiment de leur propre dignité. Ici, vousrencontrerez des types étonnants et des caractères très étranges.Seigneur ! que de personnages originaux on rencontrePerspective Nevski !

Il y a des gens qui ne manquent jamais, envous croisant, d’examiner vos bottines ; puis, quand vousserez passé, ils se retourneront encore pour voir les pans de votrehabit. Je ne parviens pas encore à comprendre le manège de cesgens : je m’imaginais d’abord que c’étaient descordonniers ; mais pas du tout ! La plupart occupent unposte dans différentes administrations, et quelques-uns d’entre euxsont parfaitement capables de rédiger de très beaux rapports. Lesautres passent leur temps à se promener et à parcourir les journauxchez les pâtissiers ; bref, ce sont des personnes trèsconvenables.

À ce moment de la journée, entre deux et troisheures, lorsque la Perspective Nevski est le plus animée, on peut yadmirer une véritable exposition des plus belles productionshumaines.

L’un exhibe une élégante redingote à parementsde castor ; l’autre, un beau nez grec ; le troisième, delarges favoris ; celle-ci, une paire d’yeux charmants et unchapeau merveilleux ; telle autre porte à son petit doigtfuselé une bague ornée d’un talisman ; celle-là fait admirerun petit pied dans un soulier délicieux ; ce jeune homme, unecravate étonnante ; cet officier, des moustachesstupéfiantes.

Mais trois heures sonnent. L’exposition estterminée ; la foule se disperse.

À trois heures, changement complet. On diraitune floraison printanière : la Perspective Nevski se trouvesoudain envahie par une multitude de fonctionnaires en habit vert.Les conseillers titulaires, auliques et autres, très affamés, seprécipitent de toute la vitesse de leurs jambes vers leur logis.Les jeunes enregistreurs de collège, les secrétaires provinciaux etde collège se hâtent de mettre à profit les quelques instants dontils disposent et arpentent la Perspective Nevski d’une démarchenonchalante, comme s’ils n’étaient pas restés enfermés six heuresde suite dans un bureau. Mais les vieux conseillers titulaires etauliques marchent rapidement, la tête basse : ils ont autrechose à faire que de dévisager les passants ; ils ne se sontpas encore débarrassés de leurs préoccupations : c’est legâchis complet dans leur cerveau ; on dirait des archivesremplies de dossiers en désordre. Et longtemps encore ils ne voientpartout que des cartons remplis de paperasses, ou bien le visagerond du directeur de la chancellerie.

À partir de quatre heures, la PerspectiveNevski se vide, et il est peu probable que vous puissiez yrencontrer ne fût-ce qu’un seul fonctionnaire. Quelque couturièretraverse la chaussée, en courant d’un magasin à l’autre, une boîtede carton au bras ; ou bien c’est quelque pitoyable victimed’un légiste habile à dévaliser ses clients ; quelqueAnglaise, longue et maigre, munie d’un réticule et d’un petitlivre ; quelque garçon de recette à la maigre barbiche, enredingote de cotonnade pincée haut, personnage à l’existenceinstable et hasardeuse, et dont tout le corps paraît en mouvement,– le dos, les bras, les jambes, la tête, – lorsqu’il suit letrottoir dans une attitude pleine de prévenance. C’est aussi,parfois, un vulgaire artisan… Vous ne verrez personne d’autre àcette heure de la journée dans la Perspective Nevski.

Mais aussitôt que le crépuscule descend surles rues et sur les maisons, aussitôt que le veilleur de nuit monteà son échelle pour allumer les réverbères et qu’aux fenêtres bassesdes magasins apparaissent les estampes qu’on n’ose exposer à lalumière du jour, la Perspective Nevski se ranime et s’emplit denouveau de mouvement et de bruit.

C’est l’heure mystérieuse où les lampesversent sur toutes choses une lumière merveilleuse et attirante.Vous rencontrerez alors nombre de jeunes gens, célibataires pour laplupart, vêtus de redingotes et de manteaux bien chauds. On devineque ces promeneurs ont un but, ou plutôt qu’ils subissent une sorted’impulsion vague. Leurs pas sont rapides mais incertains ; deminces ombres glissent le long des murs des maisons, sur lachaussée, et effleurent presque de leur tête le pont de laPolice.

Les jeunes enregistreurs de collège, lesjeunes secrétaires de collège et secrétaires provinciaux sepromènent longuement ; mais les vieux fonctionnaires restentchez eux pour la plupart : ou bien parce que ce sont deshommes mariés, ou bien parce que leurs cuisinières allemandes leurfont de la bonne cuisine. Vous rencontrerez pourtant à cette heuremaints de ces respectables vieillards qui parcouraient à deuxheures la Perspective Nevski d’un air si important, si noble ;vous les verrez maintenant courir, tout comme les jeunes gens, etessayer de glisser un regard sous le chapeau d’une dame entrevue deloin, et dont les lèvres charnues et les joues plâtrées de rouge etde blanc plaisent à tant de promeneurs, et tout particulièrementaux commis, aux garçons de recette, aux marchands qui circulent enbandes, en se donnant le bras.

« Arrête ! s’écria le lieutenantPirogov, en tirant brusquement par la manche le jeune homme enhabit et en pèlerine qui marchait à ses côtés. L’as-tuvue ?

– Oui, elle est admirable ! on dirait laBianca du Pérugin.

– De laquelle parles-tu donc ?

– Mais d’elle ! de celle qui a descheveux bruns ! Quels yeux ! mon Dieu ! Quelsyeux ! Ses traits, l’ovale du visage, le port de tête, quelrêve !

– Je te parle de la blonde qui venait derrièreelle et s’est tournée de ce côté… Pourquoi donc ne la suis-tu pas,puisqu’elle te plaît tant ?

– Comment oserais-je ! s’exclama, toutrougissant, le jeune homme en habit. Elle n’est pas de ces femmesqui circulent le soir dans la Perspective Nevski. C’estprobablement une dame de la haute société, continua-t-il ensoupirant. Son manteau à lui seul vaut plus de quatre-vingtsroubles !

– Comme tu es naïf ! s’écria Pirogov enle poussant de force dans la direction où se déployait le brillantmanteau de la dame. Cours vite, sot ! Elle va te passer sousle nez ! Quant à moi, je vais suivre lablonde ! »

« Je sais bien ce que vous valeztoutes ! » songeait à part lui Pirogov avec un sourire desatisfaction, car il était certain que nulle beauté au monde nepouvait lui résister.

Le jeune homme en habit s’engagea d’un pastimide et incertain dans la direction où se déployait au loin lemanteau multicolore, dont les teintes s’illuminaient ets’assombrissaient tour à tour chaque fois que l’inconnue passaitsous un réverbère ou s’en éloignait. Le cœur du jeune homme se mità battre lourdement, et il ne put s’empêcher de précipiter ses pas.Il n’osait même songer à attirer sur sa personne l’attention de ladame dont les pieds effleuraient à peine le sol devant lui, et ilpouvait d’autant moins admettre la noire pensée qu’avait tenté delui suggérer le lieutenant Pirogov. Il désirait seulement voir lamaison qu’habitait la délicieuse créature qui lui paraissait êtredescendue directement du ciel sur le trottoir de la PerspectiveNevski, et qui allait certainement prendre de nouveau son vol. Ilse mit à courir si vite qu’il bouscula à plusieurs reprises desmessieurs importants à favoris gris.

Ce jeune homme faisait partie de cettecatégorie de gens qui produisent chez nous un effet très étrange etqui appartiennent à la population pétersbourgeoise au même titre,pourrait-on dire, qu’un visage entrevu en rêve fait partie du monderéel. Cette classe constitue une exception dans notre ville, où leshabitants sont pour la plupart des fonctionnaires, des commerçantsou des artisans allemands.

Le jeune homme était un peintre. Un peintrepétersbourgeois ! Quel être étrange ! n’est-il pasvrai ? Un peintre dans la contrée des neiges ! Dans lepays des Finnois, où tout est humide, plat, pâle, gris,brumeux !…

Ces peintres ne ressemblent en rien,d’ailleurs, aux peintres italiens, ardents et fiers comme leurpatrie et son ciel bleu. Au contraire, ce sont pour la plupart desêtres doux, timides, insouciants, aimant pieusement leur art, etqui se réunissent entre eux dans quelque chambrette, autour deverres de thé, pour discuter de ce qui leur tient le plus à cœur,sans se soucier du superflu. Ils amènent volontiers chez euxquelque vieille mendiante qu’ils font poser six heures de suite enessayant de reproduire sur la toile ses traits tristes et effacés.Ils aiment également à peindre leur intérieur : une chambreremplie de débris artistiques, jambes et bras en plâtre, que lapoussière et les années ont recouverts d’une teinte brune, deschevalets cassés, des palettes ; ou bien, devant un mur tachéde couleurs, quelque camarade en train de jouer de la guitare,tandis qu’à travers la fenêtre ouverte on entrevoit au loin la pâleNéva et quelques misérables pêcheurs vêtus de chemises rouges.

Le coloris de ces peintres est toujours gris,voilé, et porte ainsi la marque ineffaçable de notre ciel nordique.Et pourtant, c’est avec une réelle ferveur qu’ils s’adonnent à leurart. Beaucoup d’entre eux ont du talent, et s’ils pouvaientrespirer l’air vivifiant de l’Italie, ils se développeraientcertainement et fleuriraient aussi librement, aussi abondammentqu’une plante qu’on aurait transportée d’une chambre close à l’airlibre.

Ils sont fort timides en général : lesdécorations, les grosses épaulettes les troublent à tel point que,bien malgré eux, ils abaissent leurs prix. Ils aiment parfois às’habiller avec quelque recherche et une certaine élégance ;mais cette élégance est toujours trop soulignée et produit l’effetd’une pièce neuve sur un vieil habit. Vous les verrez, par exemple,porter un frac d’une coupe parfaite et, par-dessus, un manteausale, ou bien un gilet de velours richement brodé et un vestontaché de couleurs. De même que vous pourrez facilement distinguersur leurs études de paysage quelque nymphe dessinée la tête en baset que, n’ayant pas trouvé d’endroit plus propice, ils ont jetéelà, sur une de leurs anciennes toiles, à laquelle ils avaientpourtant travaillé jadis avec une ardeur joyeuse… Jamais ces jeunesgens ne vous regarderont droit dans les yeux ; et s’ils vousfixent, c’est d’un regard trouble, incertain, qui ne vous pénètrepas comme les yeux aigus de l’observateur ou les yeux d’aigle del’officier de cavalerie. Cela provient de ce que le peintre, touten vous dévisageant, distingue sous vos traits ceux de quelqueHercule en plâtre qu’il a chez lui, ou bien entrevoit déjà letableau auquel il compte prochainement travailler. C’est à cause decela qu’il répond souvent tout de travers, sans suite, et lesvisions qui le poursuivent augmentent encore sa timidité.

C’est précisément à cette catégorie d’artistesqu’appartenait le jeune homme dont nous venons de parler, lepeintre Piskariov, timide et timoré, mais qui portait en lui un feuardent, capable, sous l’action favorable des circonstances,d’embraser son âme.

Plein d’un trouble mystérieux, il se hâtaitderrière la jeune femme, dont les traits l’avaient frappé, tout ens’étonnant lui-même de sa propre audace. Soudain, l’inconnue quiravissait ses yeux, ses pensées, ses sentiments, tourna la tête deson côté et lui lança un bref regard.

Dieu ! quels traits divins ! Unechevelure aussi brillante que l’agate couronnait un front d’uneblancheur éblouissante. Ces cheveux s’épandaient en boucles, dontquelques-unes, s’échappant de dessous le chapeau, effleuraient lesjoues que rosissait légèrement la fraîcheur du soir. Ses lèvrescloses semblaient receler le secret de tout un essaim de rêvesexquis. Tous les enchantements de notre enfance, toutes lesrichesses que nous versent la rêverie et la douce inspiration sousune lampe, tout cela semblait contenu dans les contours harmonieuxde ses lèvres.

Elle regarda Piskariov, et le cœur du jeunehomme frémit. Ce regard était sévère ; ce visage reflétait lacolère soulevée par cette poursuite insolente, mais sur ce divinvisage l’expression de la colère même acquérait un charmeparticulier.

Frappé de confusion et de crainte, Piskariovs’arrêta, baissa les yeux. Mais comment risquer de perdre cet êtreexquis sans même essayer de connaître le temple où elle daignaithabiter. La crainte de la perdre décida le jeune rêveur, et ilreprit sa poursuite ; mais, afin de la rendre moins importune,moins apparente, il s’écarta quelque peu et se mit à examiner d’unair détaché les enseignes, tout en ne perdant de vue aucun desmouvements de l’inconnue.

Les passants se faisaient plus rares, les ruesdevenaient moins animées. La jeune femme se retourna de nouveau, etil parut qu’un léger sourire brilla un instant sur ses lèvres. Iltressaillit, n’osant pourtant pas en croire ses yeux. Non !c’était probablement la lueur incertaine des réverbères qui avaitcréé cette illusion en glissant sur son visage. Non !c’étaient ses propres rêves qui le trompaient et lenarguaient ! Mais la respiration s’arrêta dans sa poitrine,tout son être frémit, comme sous l’action d’une flamme mystérieuse,et tous les objets autour de lui se recouvrirent soudain d’unesorte de brume ; le trottoir se soulevait et fuyait sous sespas, tandis que les chevaux et les calèches s’immobilisaientbrusquement ; le pont sous ses yeux s’étirait, se gondolait etson arc se rompait ; les maisons se retournaient et sedressaient sur leurs toits ; la guérite du factionnairetombait à la renverse, tandis que sa hallebarde, ainsi que leslettres dorées et les ciseaux peints d’une enseigne paraissaient àPiskariov suspendus à ses propres cils. Et toutes cestransformations n’avaient été causées que par un seul regard, quepar la seule inclinaison d’une jolie tête ! Sans rien voir,sans rien entendre, ne se rendant même pas compte de ce qu’ilfaisait, il glissait rapidement sur les traces des petits pieds, nesongeant qu’à modérer ses pas qui tendaient à s’accorder au rythmedes battements de son cœur.

Parfois, il se prenait à douter :avait-il bien compris l’expression favorable de son visage ?Et alors il suspendait sa course pour un instant ; mais lesbattements de son cœur, une force irrésistible et le trouble detoutes ses sensations le projetaient en avant.

Il ne remarqua même pas la maison à quatreétages qui se dressa brusquement devant lui et lui lança au visagele regard de ses fenêtres brillamment éclairées ; il ne sentitmême pas la balustrade du perron, qui opposa à son élan le choc deses barreaux de fer. Il vit seulement que l’inconnue montaitrapidement l’escalier, se retournait, mettait un doigt sur seslèvres et lui faisait signe de la suivre.

Ses genoux tremblèrent, ses sensations, sespensées s’illuminèrent soudain ; une joie aiguë, pareille auxtraits de la foudre, transperça douloureusement son cœur.Non ! ce n’est pas un rêve ! Mon Dieu ! quellejoie ! quelle vie radieuse en un instant !

Mais tout cela n’est-il pas un songe ? Sepouvait-il que cette femme pour un regard céleste de laquelle ilétait prêt à donner sa vie et dont connaître la demeure luiparaissait un bonheur inouï, se pouvait-il qu’elle fût sibienveillante pour lui et lui accordât une telle faveur ?

Il monta rapidement l’escalier.

Nulle image terrestre ne venait ternir sapensée. L’ardeur qui le consumait n’était pas une passionsensuelle. Non ! il était aussi pur en cet instant quel’adolescent vierge qui ne ressent encore qu’une aspirationindéfinie, toute spirituelle, vers l’amour. Et ce qui chez undébauché n’aurait éveillé que des désirs audacieux, éleva en lui,au contraire, et sanctifia encore davantage ses sentiments. Cetteconfiance que lui témoignait un être si faible et si beau, cetteconfiance lui imposait l’obligation d’une réserve chevaleresque,l’obligation d’exécuter fidèlement tous ses ordres. Et il nedésirait qu’une chose maintenant : que ces ordres fussentaussi difficiles, aussi inexécutables que possible, afin de mettred’autant plus d’ardeur à les accomplir. Il ne doutait pas que sil’inconnue lui avait manifesté une telle confiance, c’était que descirconstances importantes et mystérieuses l’y avaient obligée, etqu’elle allait exiger de lui des services difficiles ; mais ilse sentait la force et le courage d’accomplir tout.

L’escalier montait en tournant, entraînant sesrêves exaltés dans ce mouvement circulaire. « Marchezprudemment ! » résonna, semblable à une harpe, une voixqui le remplit d’un trouble nouveau.

L’inconnue s’arrêta dans la pénombre d’unquatrième étage et frappa à une porte qui s’ouvrit aussitôt. Ilsentrèrent ensemble.

Une femme assez jolie les accueillit, unebougie à la main ; mais elle regarda Piskariov d’une façon siétrange, si insolente, qu’il baissa involontairement les yeux. Ilspénétrèrent dans une chambre où le jeune homme aperçut troisfemmes : l’une battait les cartes et faisait uneréussite ; l’autre, assise au piano, jouait avec deux doigtsquelque chose qui ressemblait vaguement à une polonaise ; latroisième, se tenant devant une glace un peigne à la main, démêlaitses longs cheveux ; et elle ne parut nullement songer àinterrompre son occupation à la vue d’un visage étranger.

Il régnait tout autour un désordre déplaisant,pareil à celui qu’on observe dans la chambre d’un célibataireinsouciant. Les meubles, assez convenables, étaient couverts depoussière ; des toiles d’araignée tapissaient leslambris ; dans l’entrebâillement de la porte menant à lachambre voisine brillait une botte à éperon et scintillaient lesparements d’un manteau d’officier ; une voix d’homme sefaisait entendre, accompagnée du rire d’une femme, qui résonnaitsans gêne aucune.

Seigneur ! où était-il donctombé ?

Il ne voulut pas croire d’abord à ce qu’ilvoyait et se mit à examiner attentivement les objets quiremplissaient la chambre ; mais les murs nus et les fenêtressans rideaux témoignaient de l’absence d’une maîtresse de maisonsoigneuse. Les visages fatigués et usés de ces malheureusescréatures, dont l’une s’assit juste en face de lui et se mit à ledévisager avec autant d’indifférence que si elle avait fixé unetache sur un vêtement – tout lui disait clairement qu’il avaitpénétré dans l’antre ignoble où se terre la triste débauche, fruitd’une instruction factice et de l’effroyable cohue des grandesvilles, dans cet antre où l’homme étouffe sacrilègement tout cequ’il y a en lui de pur et de sacré, tout ce qui fait la beauté dela vie, et s’en rit brutalement ; où la femme qui réunit enelle toutes les perfections de la nature et en est le couronnement,se transforme en un personnage étrange, équivoque, qui, en perdantsa pureté, s’est trouvé privé de tous ses caractères féminins, aacquis les manières et l’impudence masculines et ne ressemble plusà l’être fragile qu’elle était, si délicieux, si différent denous.

Piskariov fixait des regards stupéfaits sur labelle inconnue, comme pour se convaincre que c’était bien celle quil’avait ensorcelé dans la Perspective Nevski. Oui, elle étaittoujours aussi belle ! Ses cheveux étaient aussi splendides,ses yeux avaient encore leur expression céleste. Elle était fraîcheet semblait ne pas avoir plus de dix-sept ans. On voyait que ladébauche ne s’était emparée d’elle que depuis peu et n’avait pasencore effleuré ses joues, qu’ombrait légèrement un doux incarnat.Oui, elle était belle !

Il se tenait immobile, debout devant elle, etperdait déjà peu à peu la conscience de ce qui l’entourait, commeil l’avait perdue tantôt, dans la rue. Ce long silence fatigual’inconnue, et elle sourit d’une façon significative en leregardant droit dans les yeux. Mais ce sourire, empreint d’unepitoyable impudence, paraissait aussi étrange sur son visage, luiconvenait aussi peu que le masque de la piété sur la face d’unfilou ou un livre de comptabilité aux mains d’un poète.

Il tressaillit. Elle ouvrit ses lèvrescharmantes et se mit à parler ; mais ce qu’elle disait étaitsi bête, si plat ! On pourrait croire qu’en perdant sa pureté,l’être humain perd en même temps son intelligence.

Il ne voulait plus rien entendre ; ilétait vraiment ridicule et aussi naïf qu’un enfant : au lieude mettre à profit les dispositions favorables de la belle, au lieude se réjouir du hasard heureux qui se présentait brusquement,comme l’aurait fait certainement tout autre à sa place, il seprécipita à toutes jambes vers la sortie, comme un sauvage, et pritla fuite à travers l’escalier.

Il se retrouva assis dans sa chambre, la têtebaissée, tout le corps affaissé, semblable à un pauvre qui auraitramassé une perle et l’aurait aussitôt laissée choir dans lamer.

« Si belle ! des traits sidivins ! tombée si bas ! Dans quel lieuatroce !… » Il ne pouvait prononcer d’autres paroles.

En effet, jamais nous ne ressentons une pitiéaussi douloureuse qu’à la vue de la beauté flétrie par le soufflepernicieux de la débauche. On conçoit encore que celle-ci s’allie àla laideur… Mais la beauté !… Elle ne s’accorde dans nospensées qu’avec la seule pureté.

La jeune fille qui avait ensorcelé Piskariovétait en effet merveilleusement belle, et sa présence dans cemilieu méprisable paraissait d’autant plus extraordinaire, d’autantplus incompréhensible. Tous ses traits étaient si parfaitementsculptés, l’expression de son visage était empreinte d’une sigrande noblesse, qu’il était impossible de se représenter que ladébauche eût déjà étendu ses griffes sur elle.

Elle aurait pu être la femme adorée d’un épouxpassionné, son paradis sur la terre, son trésor ; elle auraitpu briller, telle une douce étoile, au centre d’un cercle familialjoyeux d’obéir au moindre commandement tombé de ses lèvresexquises ; elle aurait pu être la déesse d’une brillantesociété et trôner dans une salle de bal au parquet étincelant, sousla lumière des bougies, entourée du respect et de l’amour de sesadorateurs prosternés à ses pieds ! Mais, hélas ! de parla volonté de je ne sais quel esprit démoniaque aspirant à détruirel’harmonie de l’univers, elle avait été jetée avec d’affreuxricanements dans ce gouffre atroce !

Pénétré d’une pitié torturante, Piskariovdemeurait assis devant sa bougie. Minuit avait déjà sonné depuislongtemps ; l’horloge de la tour sonna ensuite la demie, maisil restait là, immobile, sans dormir et pourtant inactif. Cetteinaction l’engourdit peu à peu, et il allait déjà s’assoupir, lesmurs de la chambre s’évanouissaient déjà, et seule la clarté de labougie persistait encore à travers les visions du sommeil quis’appesantissait sur ses paupières, lorsque des coups frappés à laporte le firent sursauter, et il revint brusquement à lui.

La porte s’ouvrit, livrant passage à unlaquais vêtu d’une riche livrée. Jamais encore la chambrette dePiskariov n’avait accueilli semblable visite et, de plus, à uneheure aussi tardive. Le jeune homme tout interdit dévisagea sonvisiteur avec une stupéfaction mêlée d’impatience.

« La demoiselle chez laquelle vous vousêtes rendu il y a quelques heures, prononça très poliment lelaquais, m’a ordonné de vous demander de venir chez elle et vousenvoie sa calèche. »

Piskariov demeurait debout, toutétourdi : une calèche ! un laquais en livrée !… Non,il y a certainement quelque malentendu…

« Écoutez, mon garçon, prononça-t-il avecune certaine gêne. Vous vous trompez de porte, certainement. Votremaîtresse vous a envoyé chez un autre. Ce n’est pas pour moi.

– Non, monsieur ! Je ne me suis pastrompé. C’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez reconduit à piedune demoiselle jusqu’à la Perspective Liteïny, au quatrièmeétage ?

– Oui, c’est moi.

– Eh bien ! venez vite !Mademoiselle veut absolument vous voir et vous prie de vous rendredirectement chez elle, dans son hôtel. »

Piskariov descendit en courant l’escalier. Ily avait en effet une calèche dans la cour. Il y monta, la portièrese referma, les pavés résonnèrent sous les sabots des chevaux etles rangées de maisons éclairées, les réverbères, les enseigness’ébranlèrent et se mirent à glisser rapidement en arrière, desdeux côtés de la calèche.

Piskariov essayait de réfléchir, mais il neparvenait pas à comprendre ce qui se passait : unecalèche ! un laquais en livrée ! un hôtel !… Il nepouvait établir un rapprochement entre ce luxe et la chambre auquatrième, les fenêtres poussiéreuses et le piano discord.

La calèche s’arrêta net devant un perronsplendidement illuminé, et Piskariov se sentit tout étourdi par lemouvement des voitures, les cris des cochers et la musique qui sedéversait des fenêtres brillamment éclairées.

Le laquais à la riche livrée l’aidarespectueusement à descendre et le fit entrer dans un vastevestibule à colonnes de marbre, où se tenait un suisse tout doré etoù l’on distinguait sous une grosse lampe des tas de pelisses et demanteaux.

Un escalier ajouré à la rampe polie sedressait devant le jeune homme dans une atmosphère parfumée. Ilmonta rapidement et pénétra dans une salle, mais aussitôt recula,épouvanté, à la vue de la multitude qui s’y pressait. La diversitédes visages et des costumes le confondit complètement : onaurait dit que quelque démon avait brisé l’univers en morceaux pourles mélanger ensuite sans aucun ordre. Les habits noirs, lesbrillantes épaules féminines, les lustres et les lampes, lesécharpes de gaze, les rubans légers, les contrebasses massivesqu’on apercevait à travers la balustrade des chœurs, – toutl’émerveillait.

Il y avait là, dans cette salle, tant derespectables vieillards et d’importants personnages couverts dedécorations, tant de dames qui glissaient avec une grâce légère etfière sur le parquet reluisant ou bien se tenaient assises en rang,on parlait avec tant de désinvolture français et anglais, lemaintien des jeunes gens en habit était si noble, ils causaient etse taisaient avec tant de dignité, sans un mot inutile, ilsplaisantaient si discrètement, ils souriaient si respectueusement,leurs favoris étaient si bien soignés et ils exposaient leursbelles mains avec une telle élégance en corrigeant le nœud de leurscravates, les jeunes filles paraissaient si aériennes, et, baissantleurs yeux adorables, semblaient plongées dans un ravissement tel,que notre héros…

Mais l’aspect intimidé de Piskariov qui setenait adossé à l’une des colonnes, montrait suffisamment sondésarroi.

Il remarqua que la foule entourait un groupede danseurs et de danseuses. Celles-ci tournaient, enveloppées deces étoffes transparentes qui nous viennent de Paris, vêtues derobes tissées d’air pur, semblait-il. Leurs petits piedseffleuraient dédaigneusement le parquet et paraissaient ne s’yposer que par condescendance. L’une d’elles les dépassait toutes enbeauté et était vêtue avec encore plus d’élégance que lesautres ; sa toilette révélait un goût raffiné et d’autant plusexquis que la jeune fille ne paraissait nullement s’en préoccuper.Elle regardait sans la voir, aurait-on dit, la foule desspectateurs qui l’entouraient ; ses longs cils s’abaissaientet se relevaient avec indifférence, et la blancheur éclatante deson visage apparut encore plus éblouissante lorsque, à uneinclinaison de sa tête, une légère ombre glissa sur son frontcharmant.

Piskariov tenta de fendre la foule de sesadmirateurs, afin de la voir de plus près ; mais, à son granddépit, une grosse tête garnie d’une épaisse chevelure crêpée la luicachait constamment. De plus, la foule l’enserrait à tel pointqu’il n’osait plus ni reculer ni avancer, de crainte de pousserquelque conseiller secret. Il réussit pourtant, après maintsefforts, à se glisser au premier rang ; mais arrivé là, etayant jeté un regard sur ses vêtements pour s’assurer qu’ilsétaient en ordre, que vit-il, mon Dieu ! Il était enredingote, une redingote toute tachée de couleurs ! dans sahâte à suivre le laquais, il avait oublié de changer de vêtements.Il rougit jusqu’aux oreilles ; il aurait voulu se terrerquelque part ; mais où et comment ? La muraille debrillants jeunes gens qui l’entouraient s’était déjà referméederrière lui. Il n’avait maintenant plus qu’un désir :s’éloigner au plus vite de la belle jeune fille au front éclatant,aux cils soyeux. Il leva les yeux sur elle, tout honteux : nele regardait-elle pas ? mon Dieu ! Elle est juste devantlui ! Mais qu’est-ce donc ? Comment cela est-ilpossible ?… « C’est elle ! » faillit-ils’écrier de toute la puissance de sa voix.

C’était elle en effet, celle-là même qu’ilavait rencontrée dans la Perspective Nevski et accompagnée jusqu’àsa demeure.

Elle releva ses cils et enveloppa la foule deson clair regard. « Seigneur ! qu’elle estbelle ! » fut-il seulement capable de murmurer, larespiration coupée. Ses yeux parcoururent le cercle entier, oùchaque homme essayait d’attirer son attention. Mais avec quellefatigue, avec quelle expression distraite elle détourna bientôt sesregards qui se croisèrent alors soudain avec ceux de Piskariov.Ciel ! quel paradis s’entrouvre subitement devant lui !…« Seigneur ! donne-moi la force de supporter cebonheur ! Ma vie ne peut le contenir ! Il brisera moncorps et ravira mon âme !… »

Elle lui fit signe ; non de la main, nond’une inclinaison de la tête. C’est dans ses yeux expressifs qu’ilput lire ce signe à peine perceptible et que personne ne remarqua.Mais lui, il le vit et le comprit.

Les danses durèrent longtemps ; commefatiguée, la musique s’éteignait tantôt, se mourait complètement,et tantôt éclatait soudain, bruyante. Mais enfin les danses prirentfin. Elle s’assit ; sa poitrine palpitait faiblement sous lefin voile de gaze ; sa main (quelle main admirable !)tomba sur ses genoux, et il sembla que la robe sous cette mainpalpitait aussi, comme vivante, et sa teinte mauve soulignaitencore davantage la blancheur lumineuse des doigts.

L’effleurer ! Rien de plus ! Toutautre désir lui aurait paru trop téméraire. Il se tenait deboutderrière sa chaise, n’osant même pas respirer.

« Vous vous êtes ennuyé, prononça-t-elle.Je me suis bien ennuyée aussi. Je remarque que vous mehaïssez », ajouta-t-elle en abaissant ses longs cils.

« Vous haïr ! moi ! »faillit dire Piskariov, complètement éperdu. Et il allaitcertainement prononcer des paroles incohérentes, lorsque s’approchad’eux un chambellan qui lança quelques traits spirituels etaimables. Son crâne s’ornait d’un élégant toupet bien frisé, et ilmontrait en parlant une rangée d’assez belles dents. Chacune de sesplaisanteries perçait le cœur de Piskariov d’un trait aigu. Enfin,par bonheur, quelqu’un s’adressa au chambellan qui se détourna pourrépondre.

« Comme c’est insupportable !dit-elle en levant sur le jeune homme ses yeux célestes. Je vaism’asseoir à l’autre bout de la salle.Rejoignez-moi ! »

Elle pénétra dans la foule et disparut. Il seprécipita comme un fou, fendit la cohue et parvint à l’endroitqu’elle lui avait désigné.

« Oui, c’est bien elle. Elle est assiselà… On dirait une reine, la plus belle de toutes… Elle le cherchedes yeux. »

« Vous voilà, dit-elle tout bas. Je seraifranche avec vous. Les circonstances de notre première rencontrevous paraissent certainement bien étranges. Mais pouvez-vousvraiment croire que j’appartienne à la méprisable catégorie de cescréatures parmi lesquelles vous m’avez trouvée ? Mes actespeuvent vous sembler étranges. Mais je vais vous dévoiler unsecret ; serez-vous capable de ne jamais letrahir ? » prononça-t-elle en le regardant droit dans lesyeux.

« Oh oui. Je vous seraifidèle. »

Mais juste à cet instant un homme assez âgés’approcha d’eux et, s’adressant à la jeune fille en une langue quePiskariov ne connaissait pas, il lui offrit son bras. Elle jeta àPiskariov un regard suppliant en lui faisant signe de rester là etde l’attendre. Mais, brûlant d’impatience, il était incapabled’obéir à un tel ordre, bien qu’il vînt d’elle. Il se leva pour lasuivre, mais la foule les sépara. Il ne distinguait plus la robemauve. Il allait d’une salle à l’autre, très agité, jouant descoudes, sans se gêner. Mais il ne voyait partout que des tables dejeu autour desquelles se tenaient assis, au milieu d’un silence detombe, d’importants personnages. Dans un coin de la chambre,quelques messieurs mûrs discutaient des avantages que présentait lacarrière militaire. Dans un autre groupe, des jeunes gens arborantdes fracs d’une coupe irréprochable, causaient d’un ton léger de lavaste production d’un poète, travailleur acharné. Piskariov sentitqu’un monsieur d’allure respectable le saisissait par le bouton deson habit pour lui exposer ses idées, extrêmement judicieuses,d’ailleurs. Mais il le repoussa brutalement, sans faire mêmeattention à la décoration qu’il portait au cou. Il réussit às’introduire dans la pièce voisine : l’inconnue n’y était pasplus que dans la suivante…

« Où est-elle ? Rendez-la-moi !Je ne puis continuer à vivre sans l’avoir vue, au moins une foisencore ! Je dois savoir ce qu’elle voulait medire ! »

Mais toutes ses recherches demeuraient vaines.Inquiet, épuisé, il se blottit dans un coin, et se mit à dévisagerles gens autour de lui. Mais, sous ces regards tendus et fixes, lesobjets perdirent peu à peu leurs contours, leurs couleurs, et ilvit tout à coup apparaître les murs gris de sa chambre. Il levamachinalement les yeux : oui, voilà le chandelier, au fondduquel une mèche consumée jette ses dernières lueurs ; lachandelle est complètement fondue, et sur la table se voit unelarge tache de graisse.

Il avait dormi ! Ce n’était donc qu’unrêve !

Quel beau rêve ! Pourquoi fallait-ilqu’il se réveillât ! Pourquoi n’avoir pas attendu, ne fût-cequ’une minute encore ? Elle lui serait certainement apparue denouveau. L’aube irritante, pénétrant dans la chambre, l’emplissaitd’une lueur trouble et pénible. Tout était en désordre, tout étaitmorne et triste. Que la réalité est donc affreuse ! Peut-on lacomparer au rêve ! Il se déshabilla promptement, se coucha,s’enroula dans sa couverture, voulant à toute force évoquer sonrêve interrompu. Le sommeil engourdit aussitôt son corps, eneffet ; mais il ne lui accorda pas ce que Piskariovespérait : c’était tantôt le lieutenant Pirogov et sa pipe,tantôt le concierge de l’Académie, tantôt la tête de la vieilleFinnoise dont il avait fait le portrait quelque temps auparavant,ou d’autres images aussi vaines.

Il resta au lit jusqu’à midi, espérant la voirencore une fois ; mais la belle inconnue ne revint plus.« Oh ! la revoir, ne fût-ce qu’un instantseulement ! Revoir ses traits divins, son bras d’une blancheuraussi éblouissante que la neige des cimes inviolées ! Entendreencore son pas léger !… »

Incapable de réfléchir, il demeurait assis,désemparé, ébloui par sa vision, sans force pour s’occuper de quoique ce fût, ses regards vagues tournés vers la fenêtre donnant surla cour, où un porteur d’eau à l’aspect misérable remplissait desbrocs, tandis que résonnait la voix chevrotante du marchandd’habits : « Vieux habits !… àvendre !… »

La réalité banale blessait douloureusement sessens.

Il demeura dans cet état jusqu’au soir, etlorsque vint la nuit, il retourna avec joie dans son lit. Il futobligé de lutter longtemps contre l’insomnie, mais finalement lesommeil vint clore ses paupières.

Un rêve encore !… Mais un rêve plat,stupide !… « Mon Dieu ! aie pitié de moi !Fais-la apparaître à mes yeux, ne fût-ce que pour uninstant !… »

La journée qui suivit se passa dans l’attenteinquiète de la nuit. Il s’endormit, mais rêva encore une fois de jene sais quel fonctionnaire, qui prenait parfois l’aspect d’unbasson. « Oh ! c’est insupportable !… Mais lavoilà ! C’est bien son visage ! Ce sont ses longuesboucles ! Mais elle s’évanouit presque aussitôt ; unvoile grisâtre la cache… »

Toutes les puissances de son être finirent parse concentrer autour de ses rêves, et sa vie acquit alors uncaractère étrange ; on aurait dit qu’il dormait étant éveillé,et veillait au contraire dans son sommeil. Si quelqu’un l’avait vu,tandis qu’il se tenait assis devant une table vide ou marchait dansla rue, l’air absent, celui-là l’eût certainement pris pour unlunatique ou pour un ivrogne hébété par l’alcool. Son regard étaitvide de toute expression ; sa distraction naturelle, sedéveloppant sans entrave, effaçait impérieusement de son visagetoute pensée, tout sentiment. Il ne recommençait à vivre qu’à latombée de la nuit.

Cet état d’esprit ruinait ses forces. Mais cefut pis encore lorsque le sommeil, n’obéissant plus à ses désirs,l’abandonna complètement. Voulant sauvegarder son unique trésor, ilessaya de tous les moyens pour combattre l’insomnie. Il avaitentendu dire qu’il existait un remède excellent contre celle-ci, etqu’il suffisait pour dormir de prendre quelques gouttes d’opium. Ilse souvint alors d’un marchand persan qui avait une boutiqued’étoffes orientales et qui, chaque fois qu’il rencontraitPiskariov, lui demandait de lui peindre une jolie femme.

Piskariov résolut de s’adresser au Persan quidevait certainement avoir de l’opium.

Le marchand le reçut, assis sur son divan, lesjambes ramenées sous lui.

« Qu’as-tu besoin d’opium ? »lui demanda-t-il.

Piskariov lui confia son insomnie.

« Bien, je t’en donnerai ; mais toi,tu me dessineras une belle femme. Il faut qu’elle soit vraimentbelle, entends-tu ? Ses sourcils doivent être noirs et sesyeux aussi larges que des olives. Et tu me dessineras, assis à sescôtés et fumant ma pipe. Comprends-tu ? il faut qu’elle soittrès belle. »

Piskariov promit tout ce qu’il voulut. LePersan quitta la chambre pour un instant et rentra portant un petitpot rempli d’une liqueur brune ; il en versa prudemment lamoitié dans un autre pot, qu’il remit à Piskariov en luirecommandant de ne pas en prendre plus de sept gouttes dans unverre d’eau. Piskariov se saisit avidement du petit récipient,qu’il n’aurait pas échangé contre un monceau d’or, et courutaussitôt à la maison.

Rentré chez lui, il versa quelques gouttes duliquide dans un verre et ayant bu, il se coucha.

« Dieu ! quel bonheur ! C’estelle ! c’est bien elle ! mais sous un aspect toutdifférent. Comme elle est jolie, assise à la fenêtre de cettemaison de campagne, claire et propre ! Sa robe est d’unesimplicité aussi parfaite que celle que revêt la pensée du poète.Sa coiffure… comme elle est modeste, cette coiffure, et comme ellelui va bien ! Un fichu léger recouvre son cou gracieux… Touten elle respire la pudeur et tout en elle est harmonieux. Commeelle est souple, sa démarche gracieuse ! Quelle musiqueévoquent ses pas et le bruissement de sa robe ! Quelle douceurdans ce bras qu’enserre un bracelet formé de cheveuxtressés ! »

Les larmes aux yeux, elle lui dit :« Ne me méprisez pas. Je ne suis pas ce que vous croyez.Regardez-moi ! regardez-moi bien : suis-je capable defaire ce dont vous m’accusez ? » Oh ! non !non ! Que celui qui ose l’accuser…

Il se réveilla, très ému, bouleversé, les yeuxpleins de larmes.

« Mieux eût valu pour toi ne pas existerdu tout, rester étrangère à ce monde, n’être que l’œuvre d’unartiste inspiré ! Il n’aurait pas quitté sa toile, il t’auraitadmirée sans cesse et t’aurait couverte de baisers !… Jen’aurais vécu, je n’aurais respiré que pour toi ! J’aurais étéheureux et n’aurais pas eu d’autres désirs ! Je t’auraisinvoquée comme mon ange gardien à mon réveil et avant dem’endormir ! Et je me serais adressé à toi en me mettant autravail, chaque fois que j’aurais eu à exprimer quelque sentimentsaint et sublime… Mais aujourd’hui ! quelle situationaffreuse ! Que me donne son existence réelle ? Enpersistant à vivre, un fou peut-il faire le bonheur de ceux-làmêmes qui l’aimaient jadis, de ses amis, de ses parents ?…Quelle horreur que notre vie, et ses contrastes entre le rêve et laréalité !… »

Telles étaient à peu près les pensées quioccupaient continuellement son esprit. Il ne songeait à riend’autre. Il ne mangeait presque pas et attendait chaque soir, avectoute l’impatience, avec toute l’ardeur d’un amoureux passionné, lavisite de la vision adorée.

Grâce à la concentration de toutes ses penséessur un objet unique, celui-ci acquit un tel pouvoir sur sonimagination que l’image de la belle inconnue finit par le visiterpresque chaque nuit, revêtant toujours un aspect complètementdifférent de celui sous lequel la jeune femme lui était apparuedans la réalité, car ses pensées étaient aussi pures que cellesd’un enfant et dans ses rêves, l’image de la femme aimée setransfigurait entièrement.

Sous l’action de l’opium, son imaginations’enflamma encore davantage, et s’il y eut jamais un amant foud’amour, malade de passion, torturé et malheureux, ce futcertainement lui.

Un de ces rêves l’emplit d’une joieparticulièrement intense : il était dans son atelier,travaillant gaiement, sa palette à la main. Elle est là, auprès delui ; ils sont déjà mariés. Assise à ses côtés, elle suit sontravail, son charmant coude posé sur le dossier de la chaise. Sesregards fatigués et dolents reflètent le doux fardeau du bonheur.La chambre, claire et propre, paraît un paradis… Mon Dieu !elle incline la tête et la pose sur sa poitrine à lui !…Jamais il ne fit de plus beau rêve.

Quand il s’éveilla le lendemain, il se sentitplus frais, plus dispos, moins distrait, et il conçut un projetétrange.

Il se peut, songea-t-il, qu’elle ait étéentraînée dans la débauche involontairement, par suite de quelquecirconstance mystérieuse ; il se peut que son âme soit déjàdisposée au repentir et qu’elle aspire déjà à échapper à son atroceesclavage. Va-t-il assister indifférent à sa perte définitive,lorsqu’il suffit, peut-être, de lui tendre une main secourable pourlui éviter la mort ?

Ses pensées allèrent encore plus loin danscette voie : « Personne ne me connaît, sedisait-il ; personne ne s’occupe de ce que je fais, et je n’aicure de personne. Si elle manifeste un repentir sincère et consentà changer d’existence, je l’épouserai. Oui, je doisl’épouser ; et je suis certain qu’en faisant cela, j’agismieux que tant d’autres qui épousent leur cuisinière ou quelquecréature tout à fait méprisable. Mon action est désintéressée etpeut être même utile, si je parviens à rendre au monde son plus belornement. »

Ayant bien examiné ce plan, il sentit le sangaffluer à ses joues. Il s’approcha de son miroir et fut lui-mêmeépouvanté à la vue de son visage hâve et décharné. Il fit unetoilette soignée, se lava, peigna ses cheveux, revêtit un nouveaufrac et un gilet élégant, jeta un manteau sur ses épaules etsortit. Il aspira l’air frais et se sentit tout ragaillardi, commeun convalescent sorti pour la première fois après une longuemaladie.

Son cœur battait fortement lorsqu’il s’engageadans la rue, où il n’avait plus mis le pied depuis la fatalerencontre. Il chercha longtemps la maison : ses souvenirsn’étaient plus suffisamment précis ; il parcourut deux fois lalongue rangée de bâtisses, sans parvenir à reconnaître celle qu’ilcherchait. Enfin il la retrouva.

Il monta rapidement l’escalier et frappa à laporte. Ce fut elle qui la lui ouvrit. Oui ! c’est bienelle ! la vision mystérieuse ! la belle inconnue de sesrêves, pour laquelle il vivait, si douloureusement, sivoluptueusement. Elle est là, devant lui.

Il frémit, et sa faiblesse soudaine fut telle,qu’il faillit tomber et s’évanouir de bonheur. Elle se tenaitdevant lui, toujours aussi belle, bien que ses yeux fussent gonflésde sommeil, bien que ses joues, moins fraîches, eussent pâli. Elleétait belle pourtant.

« Ah ! s’exclama-t-elle à la vue dePiskariov en se frottant les yeux (bien qu’il fût déjà deux heuresde l’après-midi). Pourquoi vous êtes-vous enfui si brusquement lafois passée ? »

Il se laissa tomber sur une chaise,défaillant, mais sans la quitter des yeux.

« Je viens seulement de m’éveiller. Onm’a ramenée à sept heures du matin ; j’étais complètementivre », ajouta-t-elle en souriant.

« Oh ! tais-toi ! Il vaudraitmieux que tu fusses muette que de prononcer de tellesparoles ! » Elle venait de révéler aux yeux de Piskariovl’image complète de son existence. Il résolut pourtant d’essayer dela convaincre. Rassemblant ses idées, d’une voix tremblante maisardente, il se mit à lui dépeindre toute l’horreur de la viequ’elle menait. Elle l’écoutait, l’air attentif, mais avec cetteexpression étonnée que provoque en nous la vue de quelque objetétrange ou inattendu. Elle regardait en souriant sa compagne qui,ayant déposé le peigne qu’elle tenait à la main, écoutaitattentivement le jeune prédicateur.

« Je suis pauvre, il est vrai, ditPiskariov en terminant sa longue harangue ; mais noustravaillerons. Nous nous efforcerons, en joignant nos labeurs,d’améliorer notre vie. Il n’y a rien de plus agréable que dedépendre de soi seul. Je peindrai, et toi, assise auprès de moi etm’encourageant, tu t’occuperas de quelque ouvrage de couture ;je suis certain que nous n’aurons à endurer nulle privation.

– Que je me mette à travailler, moi ?prononça la jeune fille d’un ton méprisant. Je ne suis pas unecouturière ou une blanchisseuse pour travailler de mesmains ! »

Mon Dieu ! Ces quelques mots reflétaienttoute sa misérable existence, et exprimaient l’oisiveté etl’inertie, compagnes inséparables de la débauche.

« Épousez-moi ! lança tout à coupd’un ton impudent la seconde femme qui jusque-là n’avait encorerien dit. Si je me mariais, je me tiendrais toujours ainsi. »Et ce disant, elle prêta à son pitoyable visage une expressionstupide qui fit beaucoup rire la belle inconnue.

Non ! c’en était trop ! Il n’avaitplus la force d’en supporter davantage. Il s’enfuit, éperdu.

L’esprit bouleversé, il erra tout le jour sansbut, n’entendant rien, ne voyant rien. Personne ne sut jamais où etcomment il avait passé la nuit. Le lendemain seulement, guidé parun instinct irraisonné, il rentra chez lui, le visage hagard, lescheveux en désordre, pareil à un insensé.

Il s’enferma dans sa chambre, n’y laissantpénétrer personne. Quelques jours se passèrent ainsi, puis unesemaine, pendant laquelle la porte de son atelier ne s’ouvrit pasune seule fois. On s’inquiéta enfin, on l’appela, on frappa sansobtenir nulle réponse. On fit alors sauter la serrure de sa porteet l’on découvrit par terre son cadavre étendu, la gorge ouverte ettenant encore à la main un rasoir ensanglanté. D’après ses traitsconvulsés et la position des bras violemment déjetés, l’on compritque sa main avait tremblé et qu’il avait souffert longtemps avantque son âme pécheresse eût enfin quitté son corps.

Ainsi périt, victime de sa passion insensée,le pauvre Piskariov, si doux, si modeste, si naïf et qui possédaitcertainement les germes d’un talent qui aurait pu brillamment sedévelopper par la suite. Personne ne le pleura, personne ne fit àson corps l’aumône d’un regard, sauf l’inspecteur de police et lemédecin municipal aux yeux indifférents.

Son cercueil fut transporté au cimetièred’Okhta sans pompe religieuse, et il ne fut accompagné que par legardien du cimetière, lequel versa quelques larmes, parce qu’ilavait précisément bu un coup de trop ce jour-là.

Même le lieutenant Pirogov ne se dérangea paspour dire adieu à la dépouille de son ami, qu’il avait honorépourtant de sa haute protection. D’ailleurs, le lieutenant Pirogovavait bien autre chose à faire : il était en effet engagé dansune aventure assez extraordinaire.

Occupons-nous donc de lui maintenant.

Je n’aime pas beaucoup les morts et lescadavres, et je suis toujours très agacé lorsqu’une processionfunèbre vient traverser ma route et que je vois un invalide, vêtucomme un capucin, porter à son nez une prise de tabac de sa maingauche, la droite tenant un flambeau. J’éprouve un sentiment dedépit à la vue d’un riche catafalque et d’un cercueil capitonné develours. Mais mon dépit s’allie à la tristesse lorsque je vois uncocher conduire à sa dernière demeure le cercueil rouge[1] d’un pauvre, qu’accompagne parfois,n’ayant rien de mieux à faire, quelque mendiante rencontrée au coind’une rue.

Nous avons quitté, je crois, le lieutenantPirogov au moment où ayant abandonné Piskariov, il s’étaitprécipité sur les pas d’une jolie blonde.

Cette blonde était une créature mignonne etpiquante. Elle s’arrêtait devant chaque magasin et se plongeaitdans la contemplation des ceintures, boucles d’oreilles, fichus etautres colifichets exposés, tout en ne cessant de jeter des regardsà droite et à gauche et de tourner la tête en arrière. « Je tetiens, ma chérie ! » se dit, très satisfait,Pirogov ; et relevant le collet de son manteau, afin de ne pasrisquer d’être reconnu par quelque ami, il continua sapoursuite.

Mais il serait bon de présenter au préalable àmes lecteurs le lieutenant Pirogov.

Pourtant, avant de vous dire ce qu’était celieutenant Pirogov, je crois qu’il faudrait donner quelquesexplications sur la société à laquelle il appartenait.

Certains officiers forment à Pétersbourg unesorte de classe moyenne. Vous rencontrerez immanquablement l’un deces jeunes gens aux soirées et aux dîners des Conseillers d’État etdes Conseillers d’État actuels, qui ont acquis ces titres parquarante années de service ; quelques demoiselles, souventmontées en graine, aussi pâles et effacées que le ciel dePétersbourg, une table à thé, un piano, une sauterie, constituentles éléments obligatoires de ces réunions, où sous la lampe vousverrez aussi scintiller quelque épaulette dorée, entre la robe detulle d’une douce blonde et l’habit noir d’un frère ou d’un ami. Ilest extrêmement difficile d’animer ces placides jeunes filles et deles faire rire ; il faut beaucoup d’art pour y atteindre, ou,pour mieux dire, une absence totale de tout art ; il faut diredes choses qui ne soient ni trop intelligentes ni trop spirituelleset qui n’exigent pas pour être comprises de trop grands effortsintellectuels. Mais on doit rendre en cela justice à cesmessieurs : ils possèdent un talent spécial pour attirerl’attention de ces beautés et les faire rire ; et la meilleurerécompense de leurs efforts sont ces exclamations entrecoupées derires que provoquent leurs plaisanteries : « Mais cessezdonc ! N’avez-vous pas honte de nous faire rireainsi ? »

On rencontre rarement ces messieurs dans lessphères supérieures de la société, dont ils ont été éliminés parceux qu’on nomme aristocrates. Ils sont considérés pourtant commedes jeunes gens instruits et bien élevés ; ils aiment àdiscuter littérature ; ils louent Boulgarine, Gretch etPouchkine et raillent spirituellement et sur un ton méprisant lesœuvres d’Orlov. Ils ne laissent jamais passer une conférence,fût-ce sur les méthodes de comptabilité ou sur l’agriculture. Authéâtre, on les voit à tous les spectacles, à moins qu’on n’y jouequelque pièce trop vulgaire pour leurs goûts raffinés ; et lesentreprises théâtrales ont en eux d’excellents clients. Ils aimenttout particulièrement les vers bien sonores et prennent plaisir àrappeler les acteurs en faisant grand tapage. Ceux d’entre eux quiprofessent dans des écoles militaires ou qui préparent aux examensmilitaires, finissent par avoir chevaux et voitures. Leursrelations s’étendent alors, et ils parviennent finalement à épouserquelque fille de marchand, bien dotée, sachant jouer du piano etpourvue d’une bande de parents à longues barbes. Mais cet honneurn’échoit à nos officiers que lorsqu’ils ont atteint au moins legrade de colonel, car, bien qu’elles fleurent encore souvent leschoux aigres, nos barbes russes ne veulent avoir pour gendres quedes Excellences ou, tout au moins, des colonels.

Tels sont donc les traits distinctifs de cettecatégorie de jeunes gens, à laquelle appartenait le lieutenantPirogov ; mais celui-ci possédait encore de nombreusesqualités en propre. Il déclamait parfaitement les vers de lacomédie le Malheur d’avoir trop d’esprit et ceux de latragédie Dimitri Donskoï, et était passé maître dans l’artde lancer des ronds de fumée qu’il enchaînait par douzaines. Ilsavait aussi raconter de jolies anecdotes. Mais je crois qu’il estassez difficile de dénombrer tous les talents dont le destin avaitdoté Pirogov. Il parlait volontiers des actrices et des danseuses,mais sur un ton moins dégagé que celui qu’emploient généralementles tout jeunes sous-lieutenants.

Il était très satisfait de son grade, obtenudepuis peu, et, bien qu’il répétât souvent, étendu tout de son longsur son divan : « Tout n’est que vanité ! Me voilàlieutenant ; mais quelle importance cela a-t-il ? »son amour-propre en était secrètement flatté pourtant, et dans lecours de la conversation il faisait volontiers allusion à songrade. Ayant même rencontré une fois dans la rue un scribe, dont lesalut ne lui sembla pas suffisamment respectueux, il l’arrêtaaussitôt et lui fit observer en quelques mots brefs, mais biensentis, qu’il avait devant lui un lieutenant et non pas quelqueofficier subalterne. Il fut d’autant plus éloquent en ce cas quedeux dames assez jolies passaient justement devant lui.

Pirogov manifestait en général une grandeadmiration pour la beauté et l’élégance, et protégeait volontiersles débuts de son ami Piskariov ; il se peut d’ailleurs qu’ilfût guidé en cela par le désir de voir son mâle visage reproduitpar le peintre sur une toile.

Mais assez parlé des qualités du lieutenantPirogov !

L’homme est un être si merveilleux qu’il estimpossible de dénombrer en une fois toutes ses vertus, car à mesurequ’on les examine de plus près on y découvre de nouveaux détails,dont la description serait interminable.

Pirogov continuait donc de poursuivre la jolieinconnue, en lui posant de temps à autre des questions, auxquelleselle ne répondait qu’en émettant des sons brefs etinintelligibles.

Ils passèrent sous le porche humide de laporte de Kazan et pénétrèrent dans la grande rue des Bourgeois, larue des boutiques de tabac, des petites épiceries, des artisansallemands et des « nymphes » finnoises. La dame blonde,se hâtant, entra en coup de vent dans une maison d’aspect plutôtminable, Pirogov la suivit. Ils montèrent rapidement, l’un derrièrel’autre, un escalier de fer étroit et sombre. Elle poussa une portedont Pirogov passa audacieusement le seuil sur ses traces.

Il se vit dans une vaste chambre aux mursnoircis, au plafond enfumé. Le plancher était recouvert de tas delimaille de cuivre et de fer ; une grande table supportait descafetières, des chandeliers, des vis, des instruments. Pirogovdevina aussitôt qu’il se trouvait chez un ferblantier. Traversantla chambre, l’inconnue disparut par une autre porte. Après uninstant d’hésitation, Pirogov, selon l’habitude russe, résolutd’aller audacieusement de l’avant. Il suivit donc la jeune femme etentra dans une autre chambre qui ne ressemblait en rien à lapremière : la propreté et l’ordre qui y régnaient disaient quele maître de la maison était un Allemand.

Pirogov s’arrêta tout interdit : il vitdevant lui Schiller, non pas le Schiller qui écrivit GuillaumeTell et l’Histoire de la Guerre de Trente Ans, maisSchiller, le ferblantier bien connu de la grande rue des Bourgeois.Auprès de Schiller se tenait Hofmann, non pas l’écrivain Hofmann,mais le cordonnier qui a un atelier dans la rue des Officiers, unvieux camarade de Schiller. Celui-ci était complètement ivre. Assissur une chaise, il frappait le plancher du pied et racontait je nesais quelle histoire, en y mettant beaucoup de passion. Tout celan’aurait pas trop étonné Pirogov, n’eût été la position respectivedes deux personnages.

Schiller était assis, la tête relevée, songros nez en l’air, tandis que Hofmann pinçait ce nez entre les deuxdoigts de la main gauche et brandissait de la droite son tranchetde cordonnier. Les deux personnages parlaient allemand, et commePirogov n’était pas fort en allemand et ne savait dire que« gut Morgen », il ne pouvait comprendre ce qui sepassait.

Or voici ce que disait Schiller :

« Je ne veux pas ! Je n’ai pasbesoin de nez, criait-il en gesticulant. Je dépense pour ce neztrois livres de tabac par mois et je le paye à ce vilain marchandrusse – car les boutiques allemandes ne vendent pas de tabac russe– quarante kopeks la livre, ce qui fait un rouble et vingt kopeks.Or, douze fois un rouble vingt, cela fait quatorze roubles etquarante kopeks. Tu entends, ami Hofmann ? Rien que mon nez mecoûte quatorze roubles et quarante kopeks ; mais les jours defête je prise encore du Râpé, car je ne veux pas priseraux fêtes de ce détestable tabac russe. Je prise par an deux livresde Râpé, à trois roubles la livre. Six et quatorze, celafait vingt roubles et quarante kopeks, que je dépense pour montabac chaque année. C’est un vol, n’est-il pas vrai, amiHofmann ? (Hofmann qui était ivre aussi, réponditaffirmativement.) Je suis un Allemand de la Souabe ; j’ai unroi en Allemagne ! Je ne veux pas de nez !Coupe-le-moi ! Je te le donne ! »

Si le lieutenant Pirogov n’était brusquementapparu, Hofmann aurait certainement coupé le nez de Schiller, caril avait déjà saisi son tranchet comme pour tailler unesemelle.

Schiller fut évidemment très dépité qu’uninconnu eût interrompu ainsi l’opération et, bien qu’il fût plongédans la bienheureuse ivresse que procurent la bière et le vin, ilcomprit qu’il ne convenait pas d’être surpris dans cette situation.Mais Pirogov s’inclina légèrement et prononça avec la noblesse quilui était coutumière :

« Excusez-moi !

– Va-t’en ! » fit d’une voix pâteuseSchiller.

Pirogov demeura tout interdit. Un tel accueilétait nouveau pour lui. Le sourire qui s’épanouissait sur sonvisage disparut soudain, et il dit d’un ton blessé maisdigne :

« Je suis étonné, monsieur ! Vousn’avez probablement pas remarqué que je suis un officier ?

– Qu’est-ce que cela me fait ! Je suis unAllemand de Souabe ! Je pourrais être moi-même officier :un an et demi aspirant, deux ans sous-officier, et demain je seraiofficier. Mais je ne veux pas servir dans l’armée. Voilà ce que jeferai avec les officiers, moi : pfuit !… Et c’esttout ! » Schiller étendit la main et souffla dessus.

Le lieutenant Pirogov vit qu’il n’avait autrechose à faire qu’à se retirer. Mais cette manière d’agir, peucompatible avec la dignité de son grade, lui produisit uneimpression fort pénible. En descendant l’escalier, il s’arrêtaplusieurs fois comme pour rassembler ses idées et réfléchir aumoyen de faire sentir à Schiller l’inconvenance de sa conduite.

Il se dit enfin qu’on pouvait excuserSchiller, les fumées du vin appesantissant son cerveau. De plus, ilsongea à la jolie blonde et résolut de ne pas faire attention auxparoles de Schiller.

Le lendemain matin, de très bonne heure,Pirogov se rendit à l’atelier du ferblantier ; il fut reçudans la première chambre par la jolie blonde qui d’une voix sévère(elle allait d’ailleurs fort bien à son visage) luidemanda :

« Que désirez-vous ?

– Ah ! bonjour, ma chérie ! Vous neme reconnaissez pas ? Ah ! la coquine ! quels beauxyeux ! »

Sur ces mots Pirogov tenta de saisir gentimentle menton de la jeune femme ; mais celle-ci eut uneexclamation craintive et répéta d’un ton aussi sévère :

« Que désirez-vous ?

– Vous voir. Je ne désire rien deplus ! » fit le lieutenant Pirogov, souriant agréablementet se rapprochant de la dame ; mais, remarquant que celle-cise disposait à s’enfuir, il ajouta : « Je voudrais, machérie, commander des éperons. Pouvez-vous me faire deséperons ? Bien que pour vous aimer, les éperons ne soientnullement nécessaires ; c’est une bride au contraire qu’ilfaudrait. Oh ! quelles mains délicieuses ! »

Le lieutenant Pirogov se montrait toujoursextrêmement galant dans de semblables situations.

« Je vais appeler mon mari ! »s’écria la jeune femme, et elle sortit.

Au bout de quelques minutes, Pirogov vitentrer Schiller, les yeux bouffis de sommeil et qui n’avait pasencore repris complètement ses esprits après sa beuverie. À la vuede l’officier, il revit comme en rêve les événements de laveille : il ne se souvenait pas exactement de ce qui s’étaitpassé, mais sentant qu’il avait commis une bêtise, il accueillitl’officier d’un ton très rogue.

« Je ne peux pas prendre moins de quinzeroubles pour des éperons », dit-il, voulant se débarrasser dePirogov, car, en sa qualité d’honnête Allemand, il lui étaitpénible de regarder en face celui qui l’avait vu dans un état sipeu correct.

Schiller aimait boire sans témoin, encompagnie de quelques camarades, et se cachait alors de ses propresouvriers.

« C’est bien cher, dit d’une voix doucePirogov.

– Ce sera du travail allemand, prononçafermement Schiller, en se caressant le menton. Un Russe neprendrait, il est vrai, que deux roubles.

– Je suis prêt à payer, pour vous prouver monestime et afin de vous connaître de plus près. Je vous donneraiquinze roubles. »

Schiller demeura un instant songeur et soncœur d’honnête artisan allemand ressentit une certaine honte ;désireux d’éviter la commande de l’officier, il lui déclara qu’ilne pouvait terminer son travail avant deux semaines ; mais,sans discuter, Pirogov lui dit qu’il était prêt à attendre.

Le consciencieux Schiller se mit à réfléchirau moyen d’exécuter le travail de telle sorte qu’il pût réellementvaloir quinze roubles.

À cet instant, la jolie blonde entra dansl’atelier et se mit à ranger les cafetières sur la table. Lelieutenant Pirogov profita de la songerie de Schiller pours’approcher de sa femme et lui serrer le bras qui était nu jusqu’àl’épaule.

Cela déplut fort à Schiller.

« Meine Frau !s’écria-t-il.

– Was wollen Sie doch ? réponditla jolie blonde.

– Gehen Sie à la cuisine. »

La jeune femme sortit.

« Ainsi donc, dans deux semaines, ditPirogov.

– Oui, dans deux semaines, fit Schiller, toutsongeur. J’ai beaucoup de travail en ce moment.

– Au revoir ! Je repasserai.

– Au revoir ! », fit Schiller, enfermant la porte derrière l’officier.

Le lieutenant Pirogov résolut de ne pass’arrêter en si beau chemin, bien qu’il fût évident que la jeunefemme ne lui céderait pas facilement ; mais Pirogov ne pouvaitcomprendre qu’on lui résistât, d’autant plus que sa belle prestanceet son grade lui donnaient droit à quelque attention. Mais il fautdire que la femme de Schiller tout en étant fort jolie, était aussitrès sotte. D’ailleurs, la bêtise ajoute un charme de plus à unejolie femme. Je connaissais, en effet, de nombreux maris quiétaient extrêmement satisfaits de la bêtise de leur épouse :ils y voyaient l’indice d’une sorte d’innocence enfantine. Labeauté produit de vrais miracles : tous les défauts moraux etintellectuels d’une jolie femme nous attirent vers elle, au lieu denous en écarter, et le vice même, en ce cas, acquiert un charmeparticulier ; mais dès que sa beauté disparaît, la femme estobligée d’être beaucoup plus intelligente que l’homme pour inspirernon pas l’amour, mais simplement le respect.

Pourtant, la femme de Schiller, bien que fortsotte, était fidèle à son devoir, aussi l’entreprise audacieuse dePirogov avait-elle très peu de chance de réussir. Mais il y atoujours une sorte de volupté à vaincre les obstacles, et laconquête de la jolie Allemande présentait un très grand intérêt auxyeux du lieutenant. Il vint souvent se renseigner au sujet deséperons qu’il avait commandés ; si bien que Schiller, fortennuyé, fit tout son possible pour terminer ce travail au plus tôt.Les éperons furent enfin prêts.

« Oh ! quel beau travail !s’écria le lieutenant Pirogov à la vue des éperons. Comme ils sontbien taillés ! Notre général n’en a certainement pas d’aussibeaux. »

L’amour-propre de Schiller s’épanouit. Sesregards s’animèrent et il se réconcilia intérieurement avecPirogov. « L’officier russe est un homme intelligent »,se dit-il.

« Pouvez-vous me faire une gaine pour unpoignard que j’ai chez moi ?

– Mais certainement, dit Schiller, en souriantaimablement.

– En ce cas, faites-moi donc une gaine ;je vous apporterai le poignard ; un beau poignard turc. Maisje désirerais que la gaine fût d’un autre style. »

Schiller crut recevoir une bombe sur le crâne.Son front se fronça. « En voilà une histoire ! » sedit-il, en se reprochant amèrement d’avoir provoqué cette commande.Refuser eût été malhonnête, d’autant plus que l’officier russeavait loué son travail. Il accepta donc la nouvelle commande enhochant la tête, très dépité. Mais le baiser qu’en sortant Pirogovplanta audacieusement en plein sur les lèvres de la jolie blonde leplongea dans de fort désagréables réflexions.

Je crois bon de faire faire ici au lecteurplus ample connaissance avec Schiller.

Schiller était un parfait Allemand, dans lesens le plus complet de ce terme. Dès l’âge de vingt ans, dès cetemps heureux où le Russe mène une existence instable et facile,Schiller avait fixé les moindres détails de sa vie, et jamais iln’admit, sous aucun prétexte, la moindre dérogation à l’ordre qu’ilavait établi. Il avait résolu de se lever à sept heures, de dîner àdeux heures, d’être exact en son travail et de s’enivrer tous lesdimanches. Il s’était également promis d’amasser en dix anscinquante mille roubles, et cette décision était tout aussiirrévocable qu’un arrêt du destin, car il arriverait plutôt à unfonctionnaire d’oublier de saluer son chef qu’à un Allemand de nepas exécuter sa parole. Il ne variait jamais ses dépenses, et si leprix des pommes de terre montait, il ne dépensait pas un kopek deplus, mais réduisait simplement ses achats ; son estomac nes’en montrait pas toujours satisfait, mais il s’y habituait vite.L’ordre qui réglait son existence était si sévère qu’il avaitdécidé de ne pas embrasser sa femme plus de deux fois par jour, etafin de ne pas être tenté de l’embrasser plus souvent, il nemettait jamais qu’une petite cuillerée de poivre dans sa soupe.

Le dimanche, pourtant, cet ordre était moinsrigoureusement observé, parce que Schiller buvait alors deuxbouteilles de bière et une bouteille d’anisette, contre laquelle ilpestait toujours d’ailleurs. Il buvait tout autrement que lesAnglais qui, immédiatement après le dîner, s’enferment chez eux àclef et se saoulent dans la solitude. Non ! en bon Allemand,il s’enivrait avec passion, pourrait-on dire, en compagnie ducordonnier Hofmann ou du menuisier Kuntz, allemand lui aussi, etgrand ivrogne de surcroît.

Tel était donc le brave Schiller, que laconduite du lieutenant Pirogov plaçait dans une situation trèsdifficile. Bien que Schiller fût Allemand et possédât un caractèreplacide, les agissements du lieutenant Pirogov excitaient en luiune certaine jalousie. Il se cassait la tête pour trouver le moyende se débarrasser de l’officier russe. Pirogov, de son côté, touten fumant la pipe avec ses camarades, – car la Providence a décrétéque là où il y aurait des officiers, il y aurait aussi des pipes, –Pirogov laissait entendre avec un sourire significatif qu’il avaitune intrigue en train avec une charmante blonde qui n’avait déjàplus rien à lui refuser, bien qu’il faillît un moment perdre toutespoir de réussite.

Un jour, en flânant dans la grande rue desBourgeois et en examinant la maison qu’ornait l’enseigne deSchiller, où l’on avait dessiné des cafetières et des bouilloires,il vit à sa grande joie la tête de la jeune femme qui se penchait àla fenêtre et regardait les passants. Il s’arrêta, lui fit signe dela main et lui dit : « Gut Morgen ! » La femmede Schiller le salua comme une connaissance.

« Votre mari est-il là ? luidemanda-t-il.

– Oui, dit-elle.

– Mais quand donc n’y est-il pas ?

– Il sort chaque dimanche », répondit lapetite sotte.

« Cela est bon à savoir, se dit Pirogov.Il faut en profiter. »

Le dimanche suivant, il se présentainopinément. Schiller était absent, en effet. Sa femme manifestaune certaine frayeur au premier instant ; mais Pirogov semontra cette fois très prudent et la salua respectueusement, enfaisant valoir sa taille fine et souple. Il plaisanta d’une façonfort agréable et pleine de discrétion ; mais la petite sottene répondait à ses jolies phrases que par des monosyllabes.

Ayant tout tenté et voyant qu’il ne parvenaitpas à l’égayer, le lieutenant lui proposa de danser. Elle acceptaaussitôt, car les Allemandes n’aiment rien tant que la danse.

Pirogov fondait là-dessus les plus grandsespoirs : tout d’abord, il lui faisait plaisir ; puis ilavait ainsi l’occasion de montrer l’élégance de ses manières ;ensuite, au cours des danses, on pouvait se rapprocher, embrasserla gentille Allemande et mener l’aventure à bonne fin. Bref, ilescomptait un prompt succès.

Il se mit à chantonner je ne sais quellegavotte, sachant bien qu’avec les Allemandes il fallait agirprogressivement. La jolie blonde se plaça au milieu de la chambreet leva un petit pied délicieux. Ceci suscita à tel pointl’enthousiasme de Pirogov qu’il se précipita sur elle pourl’embrasser. La jeune femme poussa des cris aigus, ce qui ne fitqu’ajouter à son charme aux yeux de Pirogov. Il couvrait déjà sonvisage de baisers, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, livrantpassage à Schiller et à ses deux amis, Hofmann et Kuntz. Cesrespectables artisans étaient tous trois ivres comme toute laPologne.

Je laisse au lecteur à juger de la rage et dela stupéfaction de Schiller.

« Animal ! s’écria-t-il, furibond.Comment oses-tu embrasser ma femme ? Tu n’es pas un officierrusse, tu es un misérable ! que le diable t’emporte ! Jesuis un Allemand, moi, et non pas un cochon russe. N’est-ce pas,ami Hofmann ? (Hofmann opina de la tête.) Oh ! mais je neveux pas porter de cornes, moi ! Tiens-le au collet,ami ! Je ne veux pas ! criait-il en gesticulant, tandisque son visage avait pris la teinte rouge vif de son gilet. Jedemeure à Pétersbourg depuis huit ans. J’ai une mère en Souabe etmon oncle est à Nuremberg. Je suis un Allemand et non pas une bêteà cornes ! Déshabillons-le, ami Hofmann ! Tiens-le parles jambes, Kuntz ! »

Les Allemands saisirent le lieutenant Pirogovaux jambes et aux bras. En vain essaya-t-il de se débattre :ces trois honnêtes artisans auraient pu figurer parmi les plussolides Allemands que comptait Pétersbourg et ils agirent avec lelieutenant si brutalement que je ne trouve pas, je l’avoue, lesmots nécessaires pour décrire cette triste aventure.

Je suis certain que le lendemain Schiller eutune fièvre violente et qu’il trembla comme une feuille dansl’attente de la police ; il aurait donné Dieu sait quoi pourque les événements de la veille ne se fussent pas produits. Mais onne peut rien changer à ce qui est arrivé.

Rien n’aurait pu se comparer à la rage dePirogov. Le souvenir de ce qu’on lui avait fait endurer le rendaitpresque fou. La Sibérie, le fouet, lui semblaient une vengeanceinsuffisante. Il se précipita chez lui pour s’habiller et se rendreaussitôt chez le général, et lui décrire sous les couleurs les plussombres la conduite révoltante des artisans allemands. Il résolutde déposer en même temps une plainte par écrit àl’État-Major ; et s’il ne parvenait pas à tirer de cet affrontune vengeance suffisamment éclatante, il irait encore plusloin…

Mais tout cela se termina d’une façon bienétrange et inattendue. En route, il entra pour se restaurer dansune pâtisserie et mangea deux gâteaux feuilletés, en parcourantl’Abeille du Nord ; il sortit de là quelque peucalmé. La soirée, de plus, était délicieusement douce, et cela luidonna l’envie de flâner un peu dans la Perspective Nevski. Versneuf heures, il se sentit plus calme et se dit qu’il n’était pasconvenable d’aller déranger le général un dimanche, et qued’ailleurs ce personnage n’était probablement pas chez lui. Il alladonc finir sa soirée chez un ami, inspecteur d’une commission decontrôle, où il retrouva avec plaisir plusieurs officiers de sonrégiment. Il passa là quelques heures fort agréables et dansa lamazurka avec tant de brio qu’il recueillit les applaudissements desdames et des messieurs !

Le monde est organisé bien étrangement,pensais-je, en flânant il y a trois jours dans la PerspectiveNevski et en songeant aux deux événements que je viens de relater.Comme le destin se joue mystérieusement de nous !Obtenons-nous jamais ce que nous désirons ? Arrivons-nous àréaliser ce à quoi nos facultés paraissent nous prédisposer ?Non ! C’est tout le contraire qui se produit constamment.

La destinée octroie à celui-ci des chevauxadmirables, mais il roule en calèche, profondément indifférent etsans prêter nulle attention à la beauté de son attelage ;tandis que cet autre, qui est possédé d’une passion ardente pour larace chevaline, doit se promener à pied et se contenter de claquerde la langue à la vue des trotteurs des autres. Celui-là possède unexcellent cuisinier, mais une bouche si petite, par malheur, qu’ilest incapable d’avaler plus de deux bouchées. Cet autre a unebouche plus large que l’Arc de Triomphe de l’État-Major, mais ildoit se contenter, hélas ! de pommes de terre. Le destin sejoue de nous bien étrangement !

Mais les aventures les plus extraordinairessont celles qui se déroulent dans la Perspective Nevski. Oh !n’ayez jamais nulle confiance en ce que vous y voyez ! Jem’enveloppe toujours bien soigneusement dans mon manteau, lorsqueje traverse la Perspective Nevski, et tâche de ne pas regarder detrop près ceux que j’y rencontre. Tout n’est que mensonge ici, toutn’est que rêve, et la réalité est complètement différente desapparences qu’elle revêt.

Vous vous imaginez que ce monsieur qui sepromène dans des habits si élégants est fort riche ? Pas dutout : il ne possède que ces vêtements. Vous croyez que cesdeux personnages obèses, arrêtés devant cette église, discutent deson architecture ? Détrompez-vous : ils admirent ces deuxcorbeaux qui se tiennent si étrangement l’un en face de l’autre.Vous pouvez croire que cet homme qui agite ses bras, très excité,raconte comment sa femme a jeté par la fenêtre un billet doux à unofficier inconnu. Mais non ! il parle de La Fayette. Vouscroyez que ces dames… Mais ayez encore moins confiance en ces damesqu’en qui que ce soit.

Ne regardez pas tant les vitrines desmagasins ! Les objets qu’on y voit exposés sont très jolis,mais ils coûtent un trop grand nombre d’assignats. Mais surtout,que Dieu vous garde bien de glisser vos regards sous le chapeau desdames ! Si bel effet que produise, le soir, en se déployant auloin, le manteau d’une jolie femme, je ne le suivrai point.

Éloignez-vous autant que possible desréverbères et passez votre chemin aussi vite que vous le pouvez.Tenez-vous pour heureux s’ils se contentent d’arroser vos vêtementsd’une huile puante. Tout, d’ailleurs, respire ici lemensonge ; elle ment à chaque heure du jour et de la nuit,cette Perspective Nevski ; mais surtout lorsque les lourdesténèbres descendent sur ses pavés et recouvrent les murs jaunepaille et blancs des maisons, lorsque la ville s’emplit de lumièreset de tonnerres et que des myriades de calèches passent en trombeau milieu des cris des postillons penchés sur le col de leurschevaux, tandis que le démon lui-même allume les lampes et éclairehommes et choses, pour les montrer sous un aspect illusoire ettrompeur.

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