La Peste Albert Camus

La Peste, roman d’Albert Camus (1947)

Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.

La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes.

On dira sans doute que cela n’est pas particulier à notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d’autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c’est toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c’est-à-dire une ville tout à fait moderne.

Il n’est pas nécessaire, en conséquence, de préciser la façon dont on s’aime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. À Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir.

Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté qu’on peut y trouver à mourir. Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé. Un malade s’y trouve bien seul. Qu’on pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitants de chaleur, pendant qu’à la même minute, toute une population, au téléphone ou dans les cafés, parle de traites, de connaissements et d’escompte. On comprendra ce qu’il peut y avoir d’inconfortable dans la mort, même moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un lieu sec.

Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante de notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans

difficultés aussitôt qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas très passionnante. Du moins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active, a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante, on s’y endort enfin. Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher.

Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d’autres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire : « Ceci est arrivé », lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce qu’il dit.

Du reste, le narrateur, qu’on connaîtra toujours à temps, n’aurait guère de titre à faire valoir dans une

entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis à même de recueillir un certain nombre de dépositions et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater. C’est ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien. Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore… Mais il est peut-être temps de laisser les commentaires et les précautions de langage pour en venir au récit lui- même. La relation des premières journées demande quelque minutie.

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d’ailleurs catégorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce.

Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l’immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu’il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête s’arrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les

babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui.

Ce n’était pas au rat qu’il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation. Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de montagne. Il la trouva couchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se préparait- elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait.

  • Je me sens très bien, disait-elle.

Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieux, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peut-être de ce sourire qui emportait tout le reste.

  • Dors si tu peux, dit-il. La garde viendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi.

Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l’accompagna jusqu’à la porte.

Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants d’avoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n’était venu.

  • Ah ! ceux-là, disait M. Michel, je finirai par les avoir. Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par

les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures s’y faisait beaucoup plus tard et l’auto qui roulait le long des voies droites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue qu’il longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales.

Il trouva son premier malade au lit, dans une pièce donnant sur la rue et qui servait à la fois de chambre à coucher et de salle à manger. C’était un vieil Espagnol au visage dur et raviné. Il avait devant lui, sur la couverture, deux marmites remplies de pois. Au moment où le docteur entrait, le malade, à demi dressé dans son lit, se renversait en arrière pour tenter de retrouver son souffle caillouteux de vieil asthmatique. Sa femme apporta une cuvette.

  • Hein, docteur, dit-il pendant la piqûre, ils sortent, vous avez vu ?
  • Oui, dit la femme, le voisin en a ramassé trois. Le vieux se frottait les mains.
  • Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c’est la faim !

Rieux n’eut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats. Ses visites terminées, il revint chez lui.

  • Il y a un télégramme pour vous là-haut, dit

M. Michel.

Le docteur lui demanda s’il avait vu de nouveaux rats.

  • Ah ! non, dit le concierge, je fais le guet, vous comprenez. Et ces cochons-là n’osent pas.

Le télégramme avertissait Rieux de l’arrivée de sa mère pour le lendemain. Elle venait s’occuper de la maison de son fils, en l’absence de la malade. Quand le docteur entra chez lui, la garde était déjà là. Rieux vit sa femme debout, en tailleur, avec les couleurs du fard. Il lui sourit :

  • C’est bien, dit-il, très bien.

Un moment après, à la gare, il l’installait dans le wagon-lit. Elle regardait le compartiment.

  • C’est trop cher pour nous, n’est-ce pas ?
  • Il le faut, dit Rieux.
  • Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rats ?
  • Je ne sais pas. C’est bizarre, mais cela passera.

Puis il lui dit très vite qu’il lui demandait pardon, il aurait dû veiller sur elle et il l’avait beaucoup négligée. Elle secouait la tête, comme pour lui signifier de se taire. Mais il ajouta :

  • Tout ira mieux quand tu reviendras. Nous recommencerons.
  • Oui, dit-elle, les yeux brillants, nous recommencerons.

Un moment après, elle lui tournait le dos et regardait à travers la vitre. Sur le quai, les gens se pressaient et se heurtaient. Le chuintement de la locomotive arrivait

jusqu’à eux. Il appela sa femme par son prénom et, quand elle se retourna, il vit que son visage était couvert de larmes.

  • Non, dit-il doucement.

Sous les larmes, le sourire revint, un peu crispé. Elle respira profondément :

  • Va-t’en, tout ira bien.

Il la serra contre lui, et sur le quai maintenant, de l’autre côté de la vitre, il ne voyait plus que son sourire.

  • Je t’en prie, dit-il, veille sur toi. Mais elle ne pouvait pas l’entendre.

Près de la sortie, sur le quai de la gare, Rieux heurta

M. Othon, le juge d’instruction, qui tenait son petit garçon par la main. Le docteur lui demanda s’il partait en voyage.

M. Othon, long et noir, et qui ressemblait moitié à ce qu’on appelait autrefois un homme du monde, moitié à un croque-mort, répondit d’une voix aimable, mais brève :

  • J’attends Mme Othon qui est allée présenter ses respects à ma famille.

La locomotive siffla.

  • Les rats…, dit le juge.

Rieux eut un mouvement dans la direction du train, mais se retourna vers la sortie.

  • Oui, dit-il, ce n’est rien.

Tout ce qu’il retint de ce moment fut le passage d’un homme d’équipe qui portait sous le bras une caisse pleine

de rats morts.

L’après-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux reçut un jeune homme dont on lui dit qu’il était journaliste et qu’il était déjà venu le matin. Il s’appelait Raymond Rambert. Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à l’aise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état n’était pas bon. Mais il voulait savoir, avant d’aller plus loin, si le journaliste pouvait dire la vérité.

  • Certes, dit l’autre.
  • Je veux dire : pouvez-vous porter condamnation totale ?
  • Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.

Doucement, Rieux dit qu’en effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais qu’en posant cette question, il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.

  • Je n’admets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.
  • C’est le langage de Saint-Just, dit le journaliste en souriant.

Rieux dit sans élever le ton qu’il n’en savait rien, mais

que c’était le langage d’un homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l’injustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.

  • Je crois que je vous comprends, dit-il enfin en se levant.

Le docteur l’accompagnait vers la porte :

  • Je vous remercie de prendre les choses ainsi. Rambert parut impatienté :
  • Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.

Le docteur lui serra la main et lui dit qu’il y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts qu’on trouvait dans la ville en ce moment.

  • Ah ! s’exclama Rambert, cela m’intéresse.

À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans l’escalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils. Il l’avait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.

  • Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.
  • Dans un sens, docteur, dans un sens seulement. Nous n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux :

  • Mais, en somme, docteur, c’est surtout l’affaire du concierge.

Justement, le docteur trouva le concierge devant la maison, adossé au mur près de l’entrée, une expression de lassitude sur son visage d’ordinaire congestionné.

  • Oui, je sais, dit le vieux Michel à Rieux qui lui signalait la nouvelle découverte. C’est par deux ou trois qu’on les trouve maintenant. Mais c’est la même chose dans les autres maisons.

Il paraissait abattu et soucieux. Il se frottait le cou d’un geste machinal. Rieux lui demanda comment il se portait. Le concierge ne pouvait pas dire, bien entendu, que ça n’allait pas. Seulement, il ne se sentait pas dans son assiette. À son avis, c’était le moral qui travaillait. Ces rats lui avaient donné un coup et tout irait beaucoup mieux quand ils auraient disparu.

Mais le lendemain matin, 18 avril, le docteur qui ramenait sa mère de la gare trouva M. Michel avec une mine encore plus creusée : de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers. Les poubelles des maisons voisines en étaient pleines. La mère du docteur

apprit la nouvelle sans s’étonner.

  • Ce sont des choses qui arrivent.

C’était une petite femme aux cheveux argentés, aux yeux noirs et doux.

  • Je suis heureuse de te revoir, Bernard, disait-elle.

Les rats ne peuvent rien contre ça.

Lui approuvait ; c’était vrai qu’avec elle tout paraissait toujours facile.

Rieux téléphona cependant au service communal de dératisation, dont il connaissait le directeur. Celui-ci avait-il entendu parler de ces rats qui venaient en grand nombre mourir à l’air libre ? Mercier, le directeur, en avait entendu parler et, dans son service même, installé non loin des quais, on en avait découvert une cinquantaine. Il se demandait cependant si c’était sérieux. Rieux ne pouvait pas en décider, mais il pensait que le service de dératisation devait intervenir.

  • Oui, dit Mercier, avec un ordre. Si tu crois que ça vaut vraiment la peine, je peux essayer d’obtenir un ordre.
  • Ça en vaut toujours la peine, dit Rieux.

Sa femme de ménage venait de lui apprendre qu’on avait collecté plusieurs centaines de rats morts dans la grande usine où travaillait son mari.

C’est à peu près à cette époque en tout cas que nos concitoyens commencèrent à s’inquiéter. Car, à partir du 18, les usines et les entrepôts dégorgèrent, en effet, des

centaines de cadavres de rats. Dans quelques cas, on fut obligé d’achever les bêtes, dont l’agonie était trop longue. Mais, depuis les quartiers extérieurs jusqu’au centre de la ville, partout où le docteur Rieux venait à passer, partout où nos concitoyens se rassemblaient, les rats attendaient en tas, dans les poubelles, ou en longues files, dans les ruisseaux. La presse du soir s’empara de l’affaire, dès ce jour-là, et demanda si la municipalité, oui ou non, se proposait d’agir et quelles mesures d’urgence elle avait envisagées pour garantir ses administrés de cette invasion répugnante. La municipalité ne s’était rien proposé et n’avait rien envisagé du tout mais commença par se réunir en conseil pour délibérer. L’ordre fut donné au service de dératisation de collecter les rats morts, tous les matins, à l’aube. La collecte finie, deux voitures du service devaient porter les bêtes à l’usine d’incinération des ordures, afin de les brûler.

Mais dans les jours qui suivirent, la situation s’aggrava. Le nombre des rongeurs ramassés allait croissant et la récolte était tous les matins plus abondante. Dès le quatrième jour, les rats commencèrent à sortir pour mourir en groupes. Des réduits, des sous- sols, des caves, des égouts, ils montaient en longues files titubantes pour venir vaciller à la lumière, tourner sur eux-mêmes et mourir près des humains. La nuit, dans les couloirs ou les ruelles, on entendait distinctement leurs petits cris d’agonie. Le matin, dans les faubourgs, on les trouvait étalés à même le ruisseau, une petite fleur de sang sur le museau pointu, les uns gonflés et putrides, les autres raidis et les moustaches encore dressées. Dans la

ville même, on les rencontrait par petits tas, sur les paliers ou dans les cours. Ils venaient aussi mourir isolément dans les halls administratifs, dans les préaux d’école, à la terrasse des cafés, quelquefois. Nos concitoyens stupéfaits les découvraient aux endroits les plus fréquentés de la ville. La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer, de loin en loin, étaient souillés. Nettoyée à l’aube de ses bêtes mortes, la ville les retrouvait peu à peu, de plus en plus nombreuses, pendant la journée. Sur les trottoirs, il arrivait aussi à plus d’un promeneur nocturne de sentir sous son pied la masse élastique d’un cadavre encore frais. On eût dit que la terre même où étaient plantées nos maisons se purgeait de son chargement d’humeurs, qu’elle laissait monter à la surface des furoncles et des sanies qui, jusqu’ici, la travaillaient intérieurement. Qu’on envisage seulement la stupéfaction de notre petite ville, si tranquille jusque-là, et bouleversée en quelques jours, comme un homme bien portant dont le sang épais se mettrait tout d’un coup en révolution !

Les choses allèrent si loin que l’agence Ransdoc (renseignements, documentation, tous les renseignements sur n’importe quel sujet) annonça, dans son émission radiophonique d’informations gratuites, six mille deux cent trente et un rats collectés et brûlés dans la seule journée du 25. Ce chiffre, qui donnait un sens clair au spectacle quotidien que la ville avait sous les yeux, accrut le désarroi. Jusqu’alors, on s’était seulement plaint d’un accident un peu répugnant. On s’apercevait maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser

l’ampleur ni déceler l’origine avait quelque chose de menaçant. Seul le vieil Espagnol asthmatique continuait de se frotter les mains et répétait : « Ils sortent, ils sortent », avec une joie sénile.

Le 28 avril, cependant, Ransdoc annonçait une collecte de huit mille rats environ et l’anxiété était à son comble dans la ville. On demandait des mesures radicales, on accusait les autorités, et certains qui avaient des maisons au bord de la mer parlaient déjà de s’y retirer. Mais, le lendemain, l’agence annonça que le phénomène avait cessé brutalement et que le service de dératisation n’avait collecté qu’une quantité négligeable de rats morts. La ville respira.

C’est pourtant le même jour, à midi, que le docteur Rieux, arrêtant sa voiture devant son immeuble, aperçut au bout de la rue le concierge qui avançait péniblement, la tête penchée, bras et jambes écartés, dans une attitude de pantin. Le vieil homme tenait le bras d’un prêtre que le docteur reconnut. C’était le père Paneloux, un jésuite érudit et militant qu’il avait rencontré quelquefois et qui était très estimé dans notre ville, même parmi ceux qui sont indifférents en matière de religion. Il les attendit. Le vieux Michel avait les yeux brillants et la respiration sifflante. Il ne s’était pas senti très bien et avait voulu prendre l’air. Mais des douleurs vives au cou, aux aisselles et aux aines l’avaient forcé à revenir et à demander l’aide du père Paneloux.

  • Ce sont des grosseurs, dit-il. J’ai dû faire un effort. Le bras hors de la portière, le docteur promena son

doigt à la base du cou que Michel lui tendait ; une sorte de nœud de bois s’y était formé.

  • Couchez-vous, prenez votre température, je viendrai vous voir cet après-midi.

Le concierge parti, Rieux demanda au père Paneloux ce qu’il pensait de cette histoire de rats :

  • Oh ! dit le père, ce doit être une épidémie, et ses yeux sourirent derrière les lunettes rondes.

Après le déjeuner, Rieux relisait le télégramme de la maison de santé qui lui annonçait l’arrivée de sa femme, quand le téléphone se fit entendre. C’était un de ses anciens clients, employé de mairie, qui l’appelait. Il avait longtemps souffert d’un rétrécissement de l’aorte, et, comme il était pauvre, Rieux l’avait soigné gratuitement.

  • Oui, disait-il, vous vous souvenez de moi. Mais il s’agit d’un autre. Venez vite, il est arrivé quelque chose chez mon voisin.

Sa voix s’essoufflait. Rieux pensa au concierge et décida qu’il le verrait ensuite. Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte d’une maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de l’escalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, l’employé, qui descendait à sa rencontre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.

  • Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais j’ai cru qu’il y passait.

Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge :

« Entrez, je suis pendu. »

Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension au- dessus d’une chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.

  • Je l’ai décroché à temps, disait Grand qui semblait toujours chercher ses mots, bien qu’il parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et j’ai entendu du bruit. Quand j’ai vu l’inscription, comment vous expliquer, j’ai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.

Il se grattait la tête :

  • À mon avis, l’opération doit être douloureuse.

Naturellement, je suis entré.

Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil d’une chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur s’arrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. L’homme n’était pas tombé d’assez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu d’asphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre d’huile camphrée et dit que tout s’arrangerait en quelques jours.

  • Merci, docteur, dit l’homme d’une voix étouffée.

Rieux demanda à Grand s’il avait prévenu le commissariat et l’employé prit un air déconfit :

  • Non, dit-il, oh ! non. J’ai pensé que le plus pressé…
  • Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.

Mais, à ce moment, le malade s’agita et se dressa dans le lit en protestant qu’il allait bien et que ce n’était pas la peine.

  • Calmez-vous, dit Rieux. Ce n’est pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.
  • Oh ! fit l’autre.

Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, s’approcha de lui.

  • Allons, monsieur Cottard, dit-il. Essayez de comprendre. On peut dire que le docteur est responsable. Si, par exemple, il vous prenait l’envie de recommencer…

Mais Cottard dit, au milieu de ses larmes, qu’il ne recommencerait pas, que c’était seulement un moment d’affolement et qu’il désirait seulement qu’on lui laissât la paix. Rieux rédigeait une ordonnance.

  • C’est entendu, dit-il. Laissons cela, je reviendrai dans deux ou trois jours. Mais ne faites pas de bêtises.

Sur le palier, il dit à Grand qu’il était obligé de faire sa déclaration, mais qu’il demanderait au commissaire de ne faire son enquête que deux jours après.

  • Il faut le surveiller cette nuit. A-t-il de la famille ?
  • Je ne la connais pas. Mais je peux veiller moi-même. Il hochait la tête.
  • Lui non plus, remarquez-le, je ne peux pas dire que je le connaisse. Mais il faut bien s’entraider.

Dans les couloirs de la maison, Rieux regarda machinalement vers les recoins et demanda à Grand si les rats avaient totalement disparu de son quartier. L’employé n’en savait rien. On lui avait parlé en effet de cette histoire, mais il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux bruits du quartier.

  • J’ai d’autres soucis, dit-il.

Rieux lui serrait déjà la main. Il était pressé de voir le concierge avant d’écrire à sa femme.

Les crieurs des journaux du soir annonçaient que l’invasion des rats était stoppée. Mais Rieux trouva son malade à demi versé hors du lit, une main sur le ventre et l’autre autour du cou, vomissant avec de grands arrachements une bile rosâtre dans un bidon d’ordures. Après de longs efforts, hors d’haleine, le concierge se recoucha. La température était à trente-neuf cinq, les ganglions du cou et les membres avaient gonflé, deux taches noirâtres s’élargissaient à son flanc. Il se plaignait maintenant d’une douleur intérieure.

  • Ça brûle, disait-il, ce cochon-là me brûle.

Sa bouche fuligineuse lui faisait mâcher les mots et il tournait vers le docteur des yeux globuleux où le mal de tête mettait des larmes. Sa femme regardait avec anxiété Rieux qui demeurait muet.

  • Docteur, disait-elle, qu’est-ce que c’est ?
  • Ça peut être n’importe quoi. Mais il n’y a encore rien de sûr. Jusqu’à ce soir, diète et dépuratif. Qu’il boive beaucoup.

Justement, le concierge était dévoré par la soif.

Rentré chez lui, Rieux téléphonait à son confrère Richard, un des médecins les plus importants de la ville.

  • Non, disait Richard, je n’ai rien vu d’extraordinaire.
  • Pas de fièvre avec inflammations locales ?
  • Ah ! si, pourtant, deux cas avec des ganglions très enflammés.
  • Anormalement ?
  • Heu, dit Richard, le normal, vous savez…

Le soir, dans tous les cas, le concierge délirait et, à quarante degrés, se plaignait des rats. Rieux tenta un abcès de fixation. Sous la brûlure de la térébenthine, le concierge hurla : « Ah ! les cochons ! »

Les ganglions avaient encore grossi, durs et ligneux au toucher. La femme du concierge s’affolait :

  • Veillez, lui dit le docteur, et appelez-moi s’il y a lieu.

Le lendemain, 30 avril, une brise déjà tiède soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu’à l’ordinaire. Dans toute notre petite ville, débarrassée de la sourde appréhension où elle avait vécu

pendant la semaine, ce jour-là était celui du renouveau. Rieux lui-même, rassuré par une lettre de sa femme, descendit chez le concierge avec légèreté. Et en effet, au matin, la fièvre était tombée à trente-huit degrés. Affaibli, le malade souriait dans son lit.

  • Cela va mieux, n’est-ce pas, docteur ? dit sa femme.
  • Attendons encore.

Mais à midi, la fièvre était montée d’un seul coup à quarante degrés, le malade délirait sans arrêt et les vomissements avaient repris. Les ganglions du cou étaient douloureux au toucher et le concierge semblait vouloir tenir sa tête le plus possible éloignée du corps. Sa femme était assise au pied du lit, les mains sur la couverture, tenant doucement les pieds du malade. Elle regardait Rieux.

  • Écoutez, dit celui-ci, il faut l’isoler et tenter un traitement d’exception. Je téléphone à l’hôpital et nous le transporterons en ambulance.

Deux heures après, dans l’ambulance, le docteur et la femme se penchaient sur le malade. De sa bouche tapissée de fongosités, des bribes de mots sortaient : « Les rats ! » disait-il. Verdâtre, les lèvres cireuses, les paupières plombées, le souffle saccadé et court, écartelé par les ganglions, tassé au fond de sa couchette comme s’il eût voulu la refermer sur lui ou comme si quelque chose, venu du fond de la terre, l’appelait sans répit, le concierge étouffait sous une pesée invisible. La femme pleurait.

  • N’y a-t-il donc plus d’espoir, docteur ?
  • Il est mort, dit Rieux.

La mort du concierge, il est possible de le dire, marqua la fin de cette période remplie de signes déconcertants et le début d’une autre, relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps se transforma peu à peu en panique. Nos concitoyens, ils s’en rendaient compte désormais, n’avaient jamais pensé que notre petite ville pût être un lieu particulièrement désigné pour que les rats y meurent au soleil et que les concierges y périssent de maladies bizarres. De ce point de vue, ils se trouvaient en somme dans l’erreur et leurs idées étaient à réviser. Si tout s’était arrêté là, les habitudes sans doute l’eussent emporté. Mais d’autres parmi nos concitoyens, et qui n’étaient pas toujours concierges ni pauvres, durent suivre la route sur laquelle M. Michel s’était engagé le premier. C’est à partir de ce moment que la peur, et la réflexion avec elle, commencèrent.

Cependant, avant d’entrer dans le détail de ces nouveaux événements, le narrateur croit utile de donner sur la période qui vient d’être décrite l’opinion d’un autre témoin. Jean Tarrou, qu’on a déjà rencontré au début de ce récit, s’était fixé à Oran quelques semaines plus tôt et habitait, depuis ce temps, un grand hôtel du centre. Apparemment, il semblait assez aisé pour vivre de ses revenus. Mais, bien que la ville se fût peu à peu habituée à

lui, personne ne pouvait dire d’où il venait, ni pourquoi il était là. On le rencontrait dans tous les endroits publics. Dès le début du printemps, on l’avait beaucoup vu sur les plages, nageant souvent et avec un plaisir manifeste. Bonhomme, toujours souriant, il semblait être l’ami de tous les plaisirs normaux sans en être l’esclave. En fait, la seule habitude qu’on lui connût était la fréquentation assidue des danseurs et des musiciens espagnols, assez nombreux dans notre ville.

Ses carnets, en tout cas, constituent eux aussi une sorte de chronique de cette période difficile. Mais il s’agit d’une chronique très particulière qui semble obéir à un parti pris d’insignifiance. À première vue, on pourrait croire que Tarrou s’est ingénié à considérer les choses et les êtres par le gros bout de la lorgnette. Dans le désarroi général, il s’appliquait, en somme, à se faire l’historien de ce qui n’a pas d’histoire. On peut déplorer sans doute ce parti pris et y soupçonner la sécheresse du cœur. Mais il n’en reste pas moins que ces carnets peuvent fournir, pour une chronique de cette période, une foule de détails secondaires qui ont cependant leur importance et dont la bizarrerie même empêchera qu’on juge trop vite cet intéressant personnage.

Les premières notes prises par Jean Tarrou datent de son arrivée à Oran. Elles montrent, dès le début, une curieuse satisfaction de se trouver dans une ville aussi laide par elle-même. On y trouve la description détaillée des deux lions de bronze qui ornent la mairie, des considérations bienveillantes sur l’absence d’arbres, les maisons disgracieuses et le plan absurde de la ville.

Tarrou y mêle encore des dialogues entendus dans les tramways et dans les rues, sans y ajouter de commentaires, sauf, un peu plus tard, pour l’une de ces conversations, concernant un nommé Camps. Tarrou avait assisté à l’entretien de deux receveurs de tramways :

  • Tu as bien connu Camps, disait l’un.
  • Camps ? Un grand avec une moustache noire ?
  • C’est ça. Il était à l’aiguillage.
  • Oui, bien sûr.
  • Eh bien, il est mort.
  • Ah ! et quand donc ?
  • Après l’histoire des rats.
  • Tiens ! Et qu’est-ce qu’il a eu ?
  • Je ne sais pas, la fièvre. Et puis, il n’était pas fort. Il a eu des abcès sous le bras. Il n’a pas résisté.
  • Il avait pourtant l’air comme tout le monde.
  • Non, il avait la poitrine faible et il faisait de la musique à l’Orphéon. Toujours souffler dans un piston, ça use.
  • Ah ! termina le deuxième, quand on est malade, il ne faut pas souffler dans un piston.

Après ces quelques indications, Tarrou se demandait pourquoi Camps était entré à l’Orphéon contre son intérêt le plus évident et quelles étaient les raisons profondes qui l’avaient conduit à risquer sa vie pour des défilés

dominicaux.

Tarrou semblait ensuite avoir été favorablement impressionné par une scène qui se déroulait souvent au balcon qui faisait face à sa fenêtre. Sa chambre donnait en effet sur une petite rue transversale où des chats dormaient à l’ombre des murs. Mais tous les jours, après déjeuner, aux heures où la ville tout entière somnolait dans la chaleur, un petit vieux apparaissait sur un balcon, de l’autre côté de la rue. Les cheveux blancs et bien peignés, droit et sévère dans ses vêtements de coupe militaire, il appelait les chats d’un « Minet, minet », à la fois distant et doux. Les chats levaient leurs yeux pâles de sommeil, sans encore se déranger. L’autre déchirait des petits bouts de papier au-dessus de la rue et les bêtes, attirées par cette pluie de papillons blancs, avançaient au milieu de la chaussée, tendant une patte hésitante vers les derniers morceaux de papier. Le petit vieux crachait alors sur les chats avec force et précision. Si l’un des crachats atteignait son but, il riait.

Enfin, Tarrou paraissait avoir été définitivement séduit par le caractère commercial de la ville dont l’apparence, l’animation et même les plaisirs semblaient commandés par les nécessités du négoce. Cette singularité (c’est le terme employé par les carnets) recevait l’approbation de Tarrou et l’une de ses remarques élogieuses se terminait même par l’exclamation :

« Enfin ! » Ce sont les seuls endroits où les notes du voyageur, à cette date, semblent prendre un caractère personnel. Il est difficile simplement d’en apprécier la signification et le sérieux. C’est ainsi qu’après avoir relaté

que la découverte d’un rat mort avait poussé le caissier de l’hôtel à commettre une erreur dans sa note, Tarrou avait ajouté, d’une écriture moins nette que d’habitude :

« Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse : l’éprouver dans toute sa longueur. Moyens : passer des journées dans l’antichambre d’un dentiste, sur une chaise inconfortable ; vivre à son balcon le dimanche après-midi ; écouter des conférences dans une langue qu’on ne comprend pas, choisir les itinéraires de chemin de fer les plus longs et les moins commodes et voyager debout naturellement ; faire la queue aux guichets des spectacles et ne pas prendre sa place, etc. » Mais tout de suite après ces écarts de langage ou de pensée, les carnets entament une description détaillée des tramways de notre ville, de leur forme de nacelle, leur couleur indécise, leur saleté habituelle, et terminent ces considérations par un « c’est remarquable » qui n’explique rien.

Voici en tout cas les indications données par Tarrou sur l’histoire des rats :

« Aujourd’hui, le petit vieux d’en face est décontenancé. Il n’y a plus de chats. Ils ont en effet disparu, excités par les rats morts que l’on découvre en grand nombre dans les rues. À mon avis, il n’est pas question que les chats mangent les rats morts. Je me souviens que les miens détestaient ça. Il n’empêche qu’ils doivent courir dans les caves et que le petit vieux est décontenancé. Il est moins bien peigné, moins vigoureux. On le sent inquiet. Au bout d’un moment, il est rentré. Mais il avait craché, une fois, dans le vide.

« Dans la ville, on a arrêté un tram aujourd’hui parce qu’on y avait découvert un rat mort, parvenu là on ne sait comment. Deux ou trois femmes sont descendues. On a jeté le rat. Le tram est reparti.

« À l’hôtel, le veilleur de nuit, qui est un homme digne de foi, m’a dit qu’il s’attendait à un malheur avec tous ces rats. “Quand les rats quittent le navire…” Je lui ai répondu que c’était vrai dans le cas des bateaux, mais qu’on ne l’avait jamais vérifié pour les villes. Cependant, sa conviction est faite. Je lui ai demandé quel malheur, selon lui, on pouvait attendre. Il ne savait pas, le malheur étant impossible à prévoir. Mais il n’aurait pas été étonné qu’un tremblement de terre fît l’affaire. J’ai reconnu que c’était possible et il m’a demandé si ça ne m’inquiétait pas.

« – La seule chose qui m’intéresse, lui ai-je dit, c’est de trouver la paix intérieure.

« Il m’a parfaitement compris.

« Au restaurant de l’hôtel, il y a toute une famille bien intéressante. Le père est un grand homme maigre, habillé de noir, avec un col dur. Il a le milieu du crâne chauve et deux touffes de cheveux gris, à droite et à gauche. Des petits yeux ronds et durs, un nez mince, une bouche horizontale, lui donnent l’air d’une chouette bien élevée. Il arrive toujours le premier à la porte du restaurant, s’efface, laisse passer sa femme, menue comme une souris noire, et entre alors avec, sur les talons, un petit garçon et une petite fille habillés comme des chiens savants. Arrivé à sa table, il attend que sa femme ait pris place, s’assied,

et les deux caniches peuvent enfin se percher sur leurs chaises. Il dit “vous” à sa femme et à ses enfants, débite des méchancetés polies à la première et des paroles définitives aux héritiers :

« – Nicole, vous vous montrez souverainement antipathique !

« Et la petite fille est prête à pleurer. C’est ce qu’il faut.

« Ce matin, le petit garçon était tout excité par l’histoire des rats. Il a voulu dire un mot à table :

« – On ne parle pas de rats à table, Philippe. Je vous interdis à l’avenir de prononcer ce mot.

« – Votre père a raison, a dit la souris noire.

« Les deux caniches ont piqué le nez dans leur pâtée et la chouette a remercié d’un signe de tête qui n’en disait pas long.

« Malgré ce bel exemple, on parle beaucoup en ville de cette histoire de rats. Le journal s’en est mêlé. La chronique locale, qui d’habitude est très variée, est maintenant occupée tout entière par une campagne contre la municipalité : “Nos édiles se sont-ils avisés du danger que pouvaient présenter les cadavres putréfiés de ces rongeurs ?” Le directeur de l’hôtel ne peut plus parler d’autre chose. Mais c’est aussi qu’il est vexé. Découvrir des rats dans l’ascenseur d’un hôtel honorable lui paraît inconcevable. Pour le consoler, je lui ai dit : “Mais tout le monde en est là.”

« – Justement, m’a-t-il répondu, nous sommes

maintenant comme tout le monde.

« C’est lui qui m’a parlé des premiers cas de cette fièvre surprenante dont on commence à s’inquiéter. Une de ses femmes de chambre en est atteinte.

« – Mais sûrement, ce n’est pas contagieux, a-t-il précisé avec empressement.

« Je lui ai dit que cela m’était égal.

« – Ah ! Je vois. Monsieur est comme moi, Monsieur est fataliste.

« Je n’avais rien avancé de semblable et d’ailleurs je ne suis pas fataliste. Je le lui ai dit… »

C’est à partir de ce moment que les carnets de Tarrou commencent à parler avec un peu de détails de cette fièvre inconnue dont on s’inquiétait déjà dans le public. En notant que le petit vieux avait retrouvé enfin ses chats avec la disparition des rats, et rectifiait patiemment ses tirs, Tarrou ajoutait qu’on pouvait déjà citer une dizaine de cas de cette fièvre, dont la plupart avaient été mortels.

À titre documentaire, on peut enfin reproduire le portrait du docteur Rieux par Tarrou. Autant que le narrateur puisse juger, il est assez fidèle :

« Paraît trente-cinq ans. Taille moyenne. Les épaules fortes. Visage presque rectangulaire. Les yeux sombres et droits, mais les mâchoires saillantes. Le nez fort est régulier. Cheveux noirs coupés très court. La bouche est arquée avec des lèvres pleines et presque toujours serrées. Il a un peu l’air d’un paysan sicilien avec sa peau cuite, son poil noir et ses vêtements de teintes toujours

foncées, mais qui lui vont bien.

« Il marche vite. Il descend les trottoirs sans changer son allure, mais deux fois sur trois remonte sur le trottoir opposé en faisant un léger saut. Il est distrait au volant de son auto et laisse souvent ses flèches de direction levées, même après qu’il a effectué son tournant. Toujours nu- tête. L’air renseigné. »

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