La Peste Albert Camus

Les chiffres de Tarrou étaient exacts. Le docteur Rieux en savait quelque chose. Le corps du concierge isolé, il avait téléphoné à Richard pour le questionner sur ces fièvres inguinales.

  • Je n’y comprends rien, avait dit Richard. Deux morts, l’un en quarante-huit heures, l’autre en trois jours. J’avais laissé le dernier avec toutes les apparences de la convalescence, un matin.
  • Prévenez-moi, si vous avez d’autres cas, dit Rieux.

Il appela encore quelques médecins. L’enquête ainsi menée lui donna une vingtaine de cas semblables en quelques jours. Presque tous avaient été mortels. Il demanda alors à Richard, président de l’ordre des médecins d’Oran, l’isolement des nouveaux malades.

  • Mais je n’y puis rien, dit Richard. Il faudrait des mesures préfectorales. D’ailleurs, qui vous dit qu’il y a risque de contagion ?
  • Rien ne me le dit, mais les symptômes sont inquiétants.

Richard, cependant, estimait qu’« il n’avait pas qualité ». Tout ce qu’il pouvait faire était d’en parler au préfet.

Mais, pendant qu’on parlait, le temps se gâtait. Au lendemain de la mort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluies diluviennes et brèves s’abattirent sur la ville ; une chaleur orageuse suivait ces brusques ondées. La mer elle-même avait perdu son bleu profond et, sous le ciel brumeux, elle prenait des éclats d’argent ou de fer, douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisait souhaiter les ardeurs de l’été. Dans la ville, bâtie en escargot sur son plateau, à peine ouverte vers la mer, une torpeur morne régnait. Au milieu de ses longs murs crépis, parmi les rues aux vitrines poudreuses, dans les tramways d’un jaune sale, on se sentait un peu prisonnier du ciel. Seul, le vieux malade de Rieux triomphait de son asthme pour se réjouir de ce temps.

  • Ça cuit, disait-il, c’est bon pour les bronches.

Ça cuisait en effet, mais ni plus ni moins qu’une fièvre. Toute la ville avait la fièvre, c’était du moins l’impression qui poursuivait le docteur Rieux, le matin où il se rendait rue Faidherbe, afin d’assister à l’enquête sur la tentative de suicide de Cottard. Mais cette impression lui paraissait déraisonnable. Il l’attribuait à l’énervement et aux préoccupations dont il était assailli et il admit qu’il était urgent de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Quand il arriva, le commissaire n’était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d’entrer d’abord chez lui en laissant la porte ouverte. L’employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de

bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s’était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d’aucune réaction. Grand paraissait fatigué et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites.

Il raconta cependant au docteur qu’il connaissait mal Cottard, mais qu’il lui supposait un petit avoir. Cottard était un homme bizarre. Longtemps, leurs relations s’étaient bornées à quelques saluts dans l’escalier.

  • Je n’ai eu que deux conversations avec lui. Il y a quelques jours, j’ai renversé sur le palier une boîte de craies que je ramenais chez moi. Il y avait des craies rouges et des craies bleues. À ce moment, Cottard est sorti sur le palier et m’a aidé à les ramasser. Il m’a demandé à quoi servaient ces craies de différentes couleurs.

Grand lui avait alors expliqué qu’il essayait de refaire un peu de latin. Depuis le lycée, ses connaissances s’étaient estompées.

  • Oui, dit-il au docteur, on m’a assuré que c’était utile pour mieux connaître le sens des mots français.

Il écrivait donc des mots latins sur son tableau. Il recopiait à la craie bleue la partie des mots qui changeait suivant les déclinaisons et les conjugaisons, et, à la craie rouge, celle qui ne changeait jamais.

  • Je ne sais pas si Cottard a bien compris, mais il a paru intéressé et m’a demandé une craie rouge. J’ai été un peu surpris mais après tout… Je ne pouvais pas deviner, bien sûr, que cela servirait son projet.

Rieux demanda quel était le sujet de la deuxième conversation. Mais, accompagné de son secrétaire, le commissaire arrivait qui voulait d’abord entendre les déclarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand, parlant de Cottard, l’appelait toujours « le désespéré ». Il employa même à un moment l’expression « résolution fatale ». Ils discutèrent sur le motif du suicide et Grand se montra tatillon sur le choix des termes. On s’arrêta enfin sur les mots « chagrins intimes ». Le commissaire demanda si rien dans l’attitude de Cottard ne laissait prévoir ce qu’il appelait « sa détermination ».

  • Il a frappé hier à ma porte, dit Grand, pour me demander des allumettes. Je lui ai donné ma boîte. Il s’est excusé en me disant qu’entre voisins… Puis il m’a assuré qu’il me rendrait ma boîte. Je lui ai dit de la garder.

Le commissaire demanda à l’employé si Cottard ne lui avait pas paru bizarre.

  • Ce qui m’a paru bizarre, c’est qu’il avait l’air de vouloir engager conversation. Mais moi j’étais en train de travailler.

Grand se tourna vers Rieux et ajouta, d’un air embarrassé :

  • Un travail personnel.

Le commissaire voulait voir cependant le malade. Mais

Rieux pensait qu’il valait mieux préparer d’abord Cottard à cette visite. Quand il entra dans la chambre, ce dernier, vêtu seulement d’une flanelle grisâtre, était dressé dans son lit et tourné vers la porte avec une expression d’anxiété.

  • C’est la police, hein ?
  • Oui, dit Rieux, et ne vous agitez pas. Deux ou trois formalités et vous aurez la paix.

Mais Cottard répondit que cela ne servait à rien et qu’il n’aimait pas la police. Rieux marqua de l’impatience.

  • Je ne l’adore pas non plus. Il s’agit de répondre vite et correctement à leurs questions, pour en finir une bonne fois.

Cottard se tut et le docteur retourna vers la porte. Mais le petit homme l’appelait déjà et lui prit les mains quand il fut près du lit :

  • On ne peut pas toucher à un malade, à un homme qui s’est pendu, n’est-ce pas, docteur ?

Rieux le considéra un moment et l’assura enfin qu’il n’avait jamais été question de rien de ce genre et qu’aussi bien, il était là pour protéger son malade. Celui-ci parut se détendre et Rieux fit entrer le commissaire.

On lut à Cottard le témoignage de Grand et on lui demanda s’il pouvait préciser les motifs de son acte. Il répondit seulement et sans regarder le commissaire que

« chagrins intimes, c’était très bien ». Le commissaire le pressa de dire s’il avait envie de recommencer. Cottard, s’animant, répondit que non et qu’il désirait seulement

qu’on lui laissât la paix.

  • Je vous ferai remarquer, dit le commissaire sur un ton irrité, que, pour le moment, c’est vous qui troublez celle des autres.

Mais sur un signe de Rieux, on en resta là.

  • Vous pensez, soupira le commissaire en sortant, nous avons d’autres chats à fouetter, depuis qu’on parle de cette fièvre…

Il demanda au docteur si la chose était sérieuse et Rieux dit qu’il n’en savait rien.

  • C’est le temps, voilà tout, conclut le commissaire.

C’était le temps, sans doute. Tout poissait aux mains à mesure que la journée avançait et Rieux sentait son appréhension croître à chaque visite. Le soir de ce même jour, dans le faubourg, un voisin du vieux malade se pressait sur les aines et vomissait au milieu du délire. Les ganglions étaient bien plus gros que ceux du concierge. L’un d’eux commençait à suppurer et, bientôt, il s’ouvrit comme un mauvais fruit. Rentré chez lui, Rieux téléphona au dépôt de produits pharmaceutiques du département. Ses notes professionnelles mentionnent seulement à cette date : « Réponse négative ». Et, déjà, on l’appelait ailleurs pour des cas semblables. Il fallait ouvrir les abcès, c’était évident. Deux coups de bistouri en croix et les ganglions déversaient une purée mêlée de sang. Les malades saignaient, écartelés. Mais des taches apparaissaient au ventre et aux jambes, un ganglion cessait de suppurer, puis se regonflait. La plupart du temps, le malade

mourait, dans une odeur épouvantable.

La presse, si bavarde dans l’affaire des rats, ne parlait plus de rien. C’est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. Et les journaux ne s’occupent que de la rue. Mais la préfecture et la municipalité commençaient à s’interroger. Aussi longtemps que chaque médecin n’avait pas eu connaissance de plus de deux ou trois cas, personne n’avait pensé à bouger. Mais, en somme, il suffit que quelqu’un songeât à faire l’addition. L’addition était consternante. En quelques jours à peine, les cas mortels se multiplièrent et il devint évident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu’il s’agissait d’une véritable épidémie. C’est le moment que choisit Castel, un confrère de Rieux, beaucoup plus âgé que lui, pour venir le voir.

  • Naturellement, lui dit-il, vous savez ce que c’est, Rieux ?
  • J’attends le résultat des analyses.
  • Moi, je le sais. Et je n’ai pas besoin d’analyses. J’ai fait une partie de ma carrière en Chine, et j’ai vu quelques cas à Paris, il y a une vingtaine d’années. Seulement, on n’a pas osé leur donner un nom, sur le moment. L’opinion publique, c’est sacré : pas d’affolement, surtout pas d’affolement. Et puis comme disait un confrère : « C’est impossible, tout le monde sait qu’elle a disparu de l’Occident. » Oui, tout le monde le savait, sauf les morts. Allons, Rieux, vous savez aussi bien que moi ce que c’est.

Rieux réfléchissait. Par la fenêtre de son bureau, il regardait l’épaule de la falaise pierreuse qui se refermait

au loin sur la baie. Le ciel, quoique bleu, avait un éclat terne qui s’adoucissait à mesure que l’après-midi s’avançait.

  • Oui, Castel, dit-il, c’est à peine croyable. Mais il semble bien que ce soit la peste.

Castel se leva et se dirigea vers la porte.

  • Vous savez ce qu’on nous répondra, dit le vieux docteur : « Elle a disparu des pays tempérés depuis des années. »
  • Qu’est-ce que ça veut dire, disparaître ? répondit Rieux en haussant les épaules.
  • Oui. Et n’oubliez pas : à Paris encore, il y a presque vingt ans.
  • Bon. Espérons que ce ne sera pas plus grave aujourd’hui qu’alors. Mais c’est vraiment incroyable.

Le mot de « peste » venait d’être prononcé pour la première fois. À ce point du récit qui laisse Bernard Rieux derrière sa fenêtre, on permettra au narrateur de justifier l’incertitude et la surprise du docteur, puisque, avec des nuances, sa réaction fut celle de la plupart de nos concitoyens. Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l’étaient nos concitoyens, et c’est ainsi qu’il faut comprendre ses hésitations. C’est ainsi qu’il faut comprendre aussi qu’il fut partagé entre l’inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s’en apercevrait si l’on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions.

Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux.

Même lorsque le docteur Rieux eut reconnu devant son ami qu’une poignée de malades dispersés venaient, sans avertissement, de mourir de la peste, le danger demeurait irréel pour lui. Simplement, quand on est médecin, on s’est fait une idée de la douleur et on a un peu plus d’imagination. En regardant par la fenêtre sa ville qui n’avait pas changé, c’est à peine si le docteur sentait naître en lui ce léger écœurement devant l’avenir qu’on appelle inquiétude. Il essayait de rassembler dans son esprit ce qu’il savait de cette maladie. Des chiffres flottaient dans sa mémoire et il se disait que la trentaine de grandes pestes que l’histoire a connues avait fait près de cent millions de morts. Mais qu’est-ce que cent millions de morts ? Quand on a fait la guerre, c’est à peine si on sait déjà ce qu’est un mort. Et puisqu’un homme mort n’a de poids que si on l’a vu mort, cent millions de cadavres semés à travers l’histoire ne sont qu’une fumée dans l’imagination. Le docteur se souvenait de la peste de Constantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en un jour. Dix mille morts font cinq fois le public

d’un grand cinéma. Voilà ce qu’il faudrait faire. On rassemble les gens à la sortie de cinq cinémas, on les conduit sur une place de la ville et on les fait mourir en tas pour y voir un peu clair. Au moins, on pourrait mettre alors des visages connus sur cet entassement anonyme. Mais, naturellement, c’est impossible à réaliser, et puis qui connaît dix mille visages ? D’ailleurs, des gens comme Procope ne savaient pas compter, la chose est connue. À Canton, il y avait soixante-dix ans, quarante mille rats étaient morts de la peste avant que le fléau s’intéressât aux habitants. Mais, en 1871, on n’avait pas le moyen de compter les rats. On faisait son calcul approximativement, en gros, avec des chances évidentes d’erreur. Pourtant, si un rat a trente centimètres de long, quarante mille rats mis bout à bout feraient…

Mais le docteur s’impatientait. Il se laissait aller et il ne le fallait pas. Quelques cas ne font pas une épidémie et il suffit de prendre des précautions. Il fallait s’en tenir à ce qu’on savait, la stupeur et la prostration, les yeux rouges, la bouche sale, les maux de tête, les bubons, la soif terrible, le délire, les taches sur le corps, l’écartèlement intérieur, et au bout de tout cela… Au bout de tout cela, une phrase revenait au docteur Rieux, une phrase qui terminait justement dans son manuel l’énumération des symptômes : « Le pouls devient filiforme et la mort survient à l’occasion d’un mouvement insignifiant. » Oui, au bout de tout cela, on était pendu à un fil et les trois quarts des gens, c’était le chiffre exact, étaient assez impatients pour faire ce mouvement imperceptible qui les précipitait.

Le docteur regardait toujours par la fenêtre. D’un côté de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l’autre côté le mot qui résonnait encore dans la pièce : la peste. Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait bien y mettre, mais une longue suite d’images extraordinaires qui ne s’accordaient pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée à cette heure, bourdonnante plutôt que bruyante, heureuse en somme, s’il est possible qu’on puisse être à la fois heureux et morne. Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d’agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste, Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris collés à la terre battue de l’hôpital de Constantinople, les malades tirés avec des crochets, le carnaval des médecins masqués pendant la Peste noire, les accouplements des vivants dans les cimetières de Milan, les charrettes de morts dans Londres épouvanté, et les nuits et les jours remplis, partout et toujours, du cri interminable des hommes. Non, tout cela n’était pas encore assez fort pour tuer la paix de cette journée. De l’autre côté de la vitre, le timbre d’un tramway invisible résonnait tout d’un coup et réfutait en une seconde la cruauté et la douleur. Seule la mer, au bout du damier terne des maisons, témoignait de ce qu’il y a d’inquiétant et de jamais reposé dans le monde. Et le docteur Rieux, qui regardait le golfe, pensait à ces bûchers dont parle

Lucrèce et que les Athéniens frappés par la maladie élevaient devant la mer. On y portait les morts durant la nuit, mais la place manquait et les vivants se battaient à coups de torches pour y placer ceux qui leur avaient été chers, soutenant des luttes sanglantes plutôt que d’abandonner leurs cadavres. On pouvait imaginer les bûchers rougeoyants devant l’eau tranquille et sombre, les combats de torches dans la nuit crépitante d’étincelles et d’épaisses vapeurs empoisonnées montant vers le ciel attentif. On pouvait craindre…

Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot de « peste » avait été prononcé, il est vrai qu’à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux victimes. Mais quoi, cela pouvait s’arrêter. Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. Si elle s’arrêtait, et c’était le plus probable, tout irait bien. Dans le cas contraire, on saurait ce qu’elle était et s’il n’y avait pas moyen de s’en arranger d’abord pour la vaincre ensuite.

Le docteur ouvrit la fenêtre et le bruit de la ville s’enfla d’un coup. D’un atelier voisin montait le sifflement bref et répété d’une scie mécanique. Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arrêter. L’essentiel était de bien faire son métier.

Le docteur Rieux en était là de ses réflexions quand on lui annonça Joseph Grand. Employé à la mairie, et bien que ses occupations y fussent très diverses, on l’utilisait périodiquement au service des statistiques, à l’état civil. Il était amené ainsi à faire les additions des décès. Et, de naturel obligeant, il avait consenti à apporter lui-même chez Rieux une copie de ses résultats.

Le docteur vit entrer Grand avec son voisin Cottard.

L’employé brandissait une feuille de papier.

  • Les chiffres montent, docteur, annonça-t-il : onze morts en quarante-huit heures.

Rieux salua Cottard et lui demanda comment il se sentait. Grand expliqua que Cottard avait tenu à remercier le docteur et à s’excuser des ennuis qu’il lui avait causés. Mais Rieux regardait la feuille de statistiques :

  • Allons, dit Rieux, il faut peut-être se décider à appeler cette maladie par son nom. Jusqu’à présent, nous avons piétiné. Mais venez avec moi, je dois aller au laboratoire.
  • Oui, oui, disait Grand en descendant les escaliers derrière le docteur. Il faut appeler les choses par leur nom. Mais quel est ce nom ?
  • Je ne puis vous le dire, et d’ailleurs cela ne vous serait pas utile.
  • Vous voyez, sourit l’employé. Ce n’est pas si facile.

Ils se dirigèrent vers la place d’Armes. Cottard se taisait toujours. Les rues commençaient à se charger de monde. Le crépuscule fugitif de notre pays reculait déjà devant la nuit et les premières étoiles apparaissaient dans l’horizon encore net. Quelques secondes plus tard, les lampes au-dessus des rues obscurcirent tout le ciel en s’allumant et le bruit des conversations parut monter d’un ton.

  • Pardonnez-moi, dit Grand au coin de la place d’Armes. Mais il faut que je prenne mon tramway. Mes soirées sont sacrées. Comme on dit dans mon pays : « Il ne faut jamais remettre au lendemain… »

Rieux avait déjà noté cette manie qu’avait Grand, né à Montélimar, d’invoquer les locutions de son pays et d’ajouter ensuite des formules banales qui n’étaient de nulle part comme « un temps de rêve » ou « un éclairage féerique ».

  • Ah ! dit Cottard, c’est vrai. On ne peut pas le tirer de chez lui après le dîner.

Rieux demanda à Grand s’il travaillait pour la mairie.

Grand répondit que non, il travaillait pour lui.

  • Ah ! dit Rieux pour dire quelque chose, et ça avance ?
  • Depuis des années que j’y travaille, forcément.

Quoique dans un autre sens, il n’y ait pas beaucoup de progrès.

  • Mais, en somme, de quoi s’agit-il ? dit le docteur en s’arrêtant.

Grand bredouilla en assurant son chapeau rond sur ses grandes oreilles. Et Rieux comprit très vaguement qu’il s’agissait de quelque chose sur l’essor d’une personnalité. Mais l’employé les quittait déjà et il remontait le boulevard de la Marne, sous les ficus, d’un petit pas pressé. Au seuil du laboratoire, Cottard dit au docteur qu’il voudrait bien le voir pour lui demander conseil. Rieux, qui tripotait dans ses poches la feuille de statistiques, l’invita à venir à sa consultation, puis, se ravisant, lui dit qu’il allait dans son quartier le lendemain et qu’il passerait le voir en fin d’après-midi.

En quittant Cottard, le docteur s’aperçut qu’il pensait à Grand. Il l’imaginait au milieu d’une peste, et non pas de celle-ci qui sans doute ne serait pas sérieuse, mais d’une des grandes pestes de l’histoire. « C’est le genre d’homme qui est épargné dans ces cas-là. » Il se souvenait d’avoir lu que la peste épargnait les constitutions faibles et détruisait surtout les complexions vigoureuses. Et continuant d’y penser, le docteur trouvait à l’employé un air de petit mystère.

À première vue, en effet, Joseph Grand n’était rien de plus que le petit employé de mairie dont il avait l’allure. Long et maigre, il flottait au milieu de vêtements qu’il choisissait toujours trop grands, dans l’illusion qu’ils lui feraient plus d’usage. S’il gardait encore la plupart de ses

dents sur les gencives inférieures, il avait perdu en revanche celles de la mâchoire supérieure. Son sourire, qui relevait surtout la lèvre du haut, lui donnait ainsi une bouche d’ombre. Si l’on ajoute à ce portrait une démarche de séminariste, l’art de raser les murs et de se glisser dans les portes, un parfum de cave et de fumée, toutes les mines de l’insignifiance, on reconnaîtra que l’on ne pouvait pas l’imaginer ailleurs que devant un bureau, appliqué à réviser les tarifs des bains-douches de la ville ou à réunir pour un jeune rédacteur les éléments d’un rapport concernant la nouvelle taxe sur l’enlèvement des ordures ménagères. Même pour un esprit non prévenu, il semblait avoir été mis au monde pour exercer les fonctions discrètes mais indispensables d’auxiliaire municipal temporaire à soixante-deux francs trente par jour.

C’était en effet la mention qu’il disait faire figurer sur les feuilles d’emploi, à la suite du mot « qualification ». Lorsque vingt-deux ans auparavant, à la sortie d’une licence que, faute d’argent, il ne pouvait dépasser, il avait accepté cet emploi, on lui avait fait espérer, disait-il, une

« titularisation » rapide. Il s’agissait seulement de donner pendant quelque temps les preuves de sa compétence dans les questions délicates que posait l’administration de notre cité. Par la suite, il ne pouvait manquer, on l’en avait assuré, d’arriver à un poste de rédacteur qui lui permettrait de vivre largement. Certes, ce n’était pas l’ambition qui faisait agir Joseph Grand, il s’en portait garant avec un sourire mélancolique. Mais la perspective d’une vie matérielle assurée par des moyens honnêtes, et, partant, la possibilité de se livrer sans remords à ses

occupations favorites lui souriait beaucoup. S’il avait accepté l’offre qui lui était faite, ce fut pour des raisons honorables et, si l’on peut dire, par fidélité à un idéal.

Il y avait de longues années que cet état de choses provisoire durait, la vie avait augmenté dans des proportions démesurées, et le salaire de Grand, malgré quelques augmentations générales, était encore dérisoire. Il s’en était plaint à Rieux, mais personne ne paraissait s’en aviser. C’est ici que se place l’originalité de Grand, ou du moins l’un de ses signes. Il eût pu, en effet, faire valoir, sinon des droits dont il n’était pas sûr, du moins les assurances qu’on lui avait données. Mais, d’abord, le chef de bureau qui l’avait engagé était mort depuis longtemps et l’employé, au demeurant, ne se souvenait pas des termes exacts de la promesse qui lui avait été faite. Enfin, et surtout, Joseph Grand ne trouvait pas ses mots.

C’est cette particularité qui peignait le mieux notre concitoyen, comme Rieux put le remarquer. C’est elle en effet qui l’empêchait toujours d’écrire la lettre de réclamation qu’il méditait, ou de faire la démarche que les circonstances exigeaient. À l’en croire, il se sentait particulièrement empêché d’employer le mot « droit » sur lequel il n’était pas ferme, ni celui de « promesses » qui aurait impliqué qu’il réclamait son dû et aurait par conséquent revêtu un caractère de hardiesse, peu compatible avec la modestie des fonctions qu’il occupait. D’un autre côté, il se refusait à utiliser les termes de

« bienveillance », « solliciter », « gratitude », dont il estimait qu’ils ne se conciliaient pas avec sa dignité personnelle. C’est ainsi que, faute de trouver le mot juste,

notre concitoyen continua d’exercer ses obscures fonctions jusqu’à un âge assez avancé. Au reste, et toujours selon ce qu’il disait au docteur Rieux, il s’aperçut à l’usage que sa vie matérielle était assurée, de toute façon, puisqu’il lui suffisait, après tout, d’adapter ses besoins à ses ressources. Il reconnut ainsi la justesse d’un des mots favoris du maire, gros industriel de notre ville, lequel affirmait avec force que finalement (et il insistait sur ce mot qui portait tout le poids du raisonnement), finalement donc, on n’avait jamais vu personne mourir de faim. Dans tous les cas, la vie quasi ascétique que menait Joseph Grand l’avait finalement, en effet, délivré de tout souci de cet ordre. Il continuait de chercher ses mots.

Dans un certain sens, on peut bien dire que sa vie était exemplaire. Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments. Le peu qu’il confiait de lui témoignait en effet de bontés et d’attachements qu’on n’ose pas avouer de nos jours. Il ne rougissait pas de convenir qu’il aimait ses neveux et sa sœur, seule parente qu’il eût gardée et qu’il allait, tous les deux ans, visiter en France. Il reconnaissait que le souvenir de ses parents, morts alors qu’il était encore jeune, lui donnait du chagrin. Il ne refusait pas d’admettre qu’il aimait par-dessus tout une certaine cloche de son quartier qui résonnait doucement vers cinq heures du soir. Mais, pour évoquer des émotions si simples cependant, le moindre mot lui coûtait mille peines. Finalement, cette difficulté avait fait son plus grand souci. « Ah ! docteur, disait-il, je voudrais bien apprendre à m’exprimer. » Il en parlait à Rieux chaque

fois qu’il le rencontrait.

Le docteur, ce soir-là, regardant partir l’employé, comprenait tout d’un coup ce que Grand avait voulu dire : il écrivait sans doute un livre ou quelque chose d’approchant. Jusque dans le laboratoire où il se rendit enfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression était stupide, mais il n’arrivait pas à croire que la peste pût s’installer vraiment dans une ville où l’on pouvait trouver des fonctionnaires modestes qui cultivaient d’honorables manies. Exactement, il n’imaginait pas la place de ces manies au milieu de la peste et il jugeait donc que, pratiquement, la peste était sans avenir parmi nos concitoyens.

Le lendemain, grâce à une insistance jugée déplacée, Rieux obtenait la convocation à la préfecture d’une commission sanitaire.

  • Il est vrai que la population s’inquiète, avait reconnu Richard. Et puis les bavardages exagèrent tout. Le préfet m’a dit : « Faisons vite si vous voulez, mais en silence. » Il est d’ailleurs persuadé qu’il s’agit d’une fausse alerte.

Bernard Rieux prit Castel dans sa voiture pour gagner la préfecture.

  • Savez-vous, lui dit ce dernier, que le département n’a pas de sérum ?
  • Je sais. J’ai téléphoné au dépôt. Le directeur est tombé des nues. Il faut faire venir ça de Paris.
  • J’espère que ce ne sera pas long.
  • J’ai déjà télégraphié, répondit Rieux. Le préfet était aimable, mais nerveux.
  • Commençons, messieurs, disait-il. Dois-je résumer la situation ?

Richard pensait que c’était inutile. Les médecins connaissaient la situation. La question était seulement de savoir quelles mesures il convenait de prendre.

  • La question, dit brutalement le vieux Castel, est de savoir s’il s’agit de la peste ou non.

Deux ou trois médecins s’exclamèrent. Les autres semblaient hésiter. Quant au préfet, il sursauta et se retourna machinalement vers la porte, comme pour vérifier qu’elle avait bien empêché cette énormité de se répandre dans les couloirs. Richard déclara qu’à son avis, il ne fallait pas céder à l’affolement : il s’agissait d’une fièvre à complications inguinales, c’était tout ce qu’on pouvait dire, les hypothèses, en science comme dans la vie, étant toujours dangereuses. Le vieux Castel, qui mâchonnait tranquillement sa moustache jaunie, leva des yeux clairs sur Rieux. Puis il tourna un regard bienveillant vers l’assistance et fit remarquer qu’il savait très bien que c’était la peste, mais que, bien entendu, le reconnaître officiellement obligerait à prendre des mesures impitoyables. Il savait que c’était, au fond, ce qui faisait reculer ses confrères et, partant, il voulait bien admettre pour leur tranquillité que ce ne fût pas la peste. Le préfet s’agita et déclara que, dans tous les cas, ce n’était pas une bonne façon de raisonner.

  • L’important, dit Castel, n’est pas que cette façon de raisonner soit bonne, mais qu’elle fasse réfléchir.

Comme Rieux se taisait, on lui demanda son avis :

  • Il s’agit d’une fièvre à caractère typhoïde, mais accompagnée de bubons et de vomissements. J’ai pratiqué l’incision des bubons. J’ai pu ainsi provoquer des analyses où le laboratoire croit reconnaître le bacille trapu de la peste. Pour être complet, il faut dire cependant que

certaines modifications spécifiques du microbe ne coïncident pas avec la description classique.

Richard souligna que cela autorisait les hésitations et qu’il faudrait attendre au moins le résultat statistique de la série d’analyses, commencée depuis quelques jours.

  • Quand un microbe, dit Rieux, après un court silence, est capable en trois jours de temps de quadrupler le volume de la rate, de donner aux ganglions mésentériques le volume d’une orange et la consistance de la bouillie, il n’autorise justement pas d’hésitations. Les foyers d’infection sont en extension croissante. À l’allure où la maladie se répand, si elle n’est pas stoppée, elle risque de tuer la moitié de la ville avant deux mois. Par conséquent, il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer la moitié de la ville.

Richard trouvait qu’il ne fallait rien pousser au noir et que la contagion d’ailleurs n’était pas prouvée puisque les parents de ses malades étaient encore indemnes.

  • Mais d’autres sont morts, fit remarquer Rieux. Et, bien entendu, la contagion n’est jamais absolue, sans quoi on obtiendrait une croissance mathématique infinie et un dépeuplement foudroyant. Il ne s’agit pas de rien pousser au noir. Il s’agit de prendre des précautions.

Richard, cependant, pensait résumer la situation en rappelant que pour arrêter cette maladie, si elle ne s’arrêtait pas d’elle-même, il fallait appliquer les graves mesures de prophylaxie prévues par la loi ; que, pour ce faire, il fallait reconnaître officiellement qu’il s’agissait de

la peste ; que la certitude n’était pas absolue à cet égard et qu’en conséquence, cela demandait réflexion.

  • La question, insista Rieux, n’est pas de savoir si les mesures prévues par la loi sont graves mais si elles sont nécessaires pour empêcher la moitié de la ville d’être tuée. Le reste est affaire d’administration et, justement, nos institutions ont prévu un préfet pour régler ces questions.
  • Sans doute, dit le préfet, mais j’ai besoin que vous reconnaissiez officiellement qu’il s’agit d’une épidémie de peste.
  • Si nous ne le reconnaissons pas, dit Rieux, elle risque quand même de tuer la moitié de la ville.

Richard intervint avec quelque nervosité.

  • La vérité est que notre confrère croit à la peste. Sa description du syndrome le prouve.

Rieux répondit qu’il n’avait pas décrit un syndrome, il avait décrit ce qu’il avait vu. Et ce qu’il avait vu c’étaient des bubons, des taches, des fièvres délirantes, fatales en quarante-huit heures. Est-ce que M. Richard pouvait prendre la responsabilité d’affirmer que l’épidémie s’arrêterait sans mesures de prophylaxie rigoureuses ?

Richard hésita et regarda Rieux :

  • Sincèrement, dites-moi votre pensée, avez-vous la certitude qu’il s’agit de la peste ?
  • Vous posez mal le problème. Ce n’est pas une question de vocabulaire, c’est une question de temps.
  • Votre pensée, dit le préfet, serait que, même s’il ne s’agissait pas de la peste, les mesures prophylactiques indiquées en temps de peste devraient cependant être appliquées.
  • S’il faut absolument que j’aie une pensée, c’est en effet celle-ci.

Les médecins se consultèrent et Richard finit par dire :

  • Il faut donc que nous prenions la responsabilité d’agir comme si la maladie était une peste.

La formule fut chaleureusement approuvée :

  • C’est aussi votre avis, mon cher confrère ? demanda Richard.
  • La formule m’est indifférente, dit Rieux. Disons seulement que nous ne devons pas agir comme si la moitié de la ville ne risquait pas d’être tuée, car alors elle le serait.

Au milieu de l’agacement général, Rieux partit. Quelques moments après, dans le faubourg qui sentait la friture et l’urine, une femme qui hurlait à la mort, les aines ensanglantées, se tournait vers lui.

Le lendemain de la conférence, la fièvre fit encore un petit bond. Elle passa même dans les journaux, mais sous une forme bénigne, puisqu’ils se contentèrent d’y faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la préfecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il était difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorités regardaient la situation en face. Les mesures n’étaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l’opinion publique. L’exorde de l’arrêté annonçait, en effet, que quelques cas d’une fièvre pernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle était contagieuse, avaient fait leur apparition dans la commune d’Oran. Ces cas n’étaient pas assez caractérisés pour être réellement inquiétants et il n’y avait pas de doute que la population saurait garder son sang-froid. Néanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait être compris par tout le monde, le préfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquées comme elles devaient l’être, ces mesures étaient de nature à arrêter net toute menace d’épidémie. En conséquence, le préfet ne doutait pas un instant que ses administrés n’apportassent la plus dévouée des collaborations à son effort personnel.

L’affiche annonçait ensuite des mesures d’ensemble, parmi lesquelles une dératisation scientifique par injection de gaz toxiques dans les égouts et une surveillance étroite de l’alimentation en eau. Elle recommandait aux habitants la plus extrême propreté et invitait enfin les porteurs de puces à se présenter dans les dispensaires municipaux. D’autre part les familles devaient obligatoirement déclarer les cas diagnostiqués par le médecin et consentir à l’isolement de leurs malades dans les salles spéciales de l’hôpital. Ces salles étaient d’ailleurs équipées pour soigner les malades dans le minimum de temps et avec le maximum de chances de guérison. Quelques articles supplémentaires soumettaient à la désinfection obligatoire la chambre du malade et le véhicule de transport. Pour le reste, on se bornait à recommander aux proches de se soumettre à une surveillance sanitaire.

Le docteur Rieux se détourna brusquement de l’affiche et reprit le chemin de son cabinet. Joseph Grand, qui l’attendait, leva de nouveau les bras en l’apercevant.

  • Oui, dit Rieux, je sais, les chiffres montent.

La veille, une dizaine de malades avaient succombé dans la ville. Le docteur dit à Grand qu’il le verrait peut- être le soir, puisqu’il allait rendre visite à Cottard.

  • Vous avez raison, dit Grand. Vous lui ferez du bien, car je le trouve changé.
  • Et comment cela ?
  • Il est devenu poli.
  • Ne l’était-il pas auparavant ?

Grand hésita. Il ne pouvait dire que Cottard fût impoli, l’expression n’aurait pas été juste. C’était un homme renfermé et silencieux qui avait un peu l’allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et des sorties assez mystérieuses, c’était toute la vie de Cottard. Officiellement, il était représentant en vins et liqueurs. De loin en loin, il recevait la visite de deux ou trois hommes qui devaient être ses clients. Le soir, quelquefois, il allait au cinéma qui se trouvait en face de la maison. L’employé avait même remarqué que Cottard semblait voir de préférence les films de gangsters. En toutes occasions, le représentant demeurait solitaire et méfiant.

Tout cela, selon Grand, avait bien changé :

  • Je ne sais pas comment dire, mais j’ai l’impression, voyez-vous, qu’il cherche à se concilier les gens, qu’il veut mettre tout le monde avec lui. Il me parle souvent, il m’offre de sortir avec lui et je ne sais pas toujours refuser. Au reste, il m’intéresse, et, en somme, je lui ai sauvé la vie.

Depuis sa tentative de suicide, Cottard n’avait plus reçu aucune visite. Dans les rues, chez les fournisseurs, il cherchait toutes les sympathies. On n’avait jamais mis tant de douceur à parler aux épiciers, tant d’intérêt à écouter une marchande de tabacs.

  • Cette marchande de tabacs, remarquait Grand, est une vraie vipère. Je l’ai dit à Cottard, mais il m’a répondu que je me trompais et qu’elle avait de bons côtés qu’il fallait savoir trouver.

Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmené Grand

dans les restaurants et les cafés luxueux de la ville. Il s’était mis à les fréquenter en effet.

  • On y est bien, disait-il, et puis on est en bonne compagnie.

Grand avait remarqué les attentions spéciales du personnel pour le représentant et il en comprit la raison en observant les pourboires excessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait très sensible aux amabilités dont on le payait de retour. Un jour que le maître d’hôtel l’avait reconduit et aidé à endosser son pardessus, Cottard avait dit à Grand :

  • C’est un bon garçon, il peut témoigner.
  • Témoigner de quoi ? Cottard avait hésité.
  • Eh bien, que je ne suis pas un mauvais homme.

Du reste, il avait des sautes d’humeur. Un jour où l’épicier s’était montré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureur démesurée :

  • Il passe avec les autres, cette crapule, répétait-il.
  • Quels autres ?
  • Tous les autres.

Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d’une conversation animée, celle-ci avait parlé d’une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s’agissait d’un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.

  • Si l’on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.

Mais elle avait dû s’interrompre devant l’agitation subite de Cottard qui s’était jeté hors de la boutique, sans un mot d’excuse. Grand et la marchande, les bras ballants, l’avaient regardé fuir.

Par la suite, Grand devait signaler à Rieux d’autres changements dans le caractère de Cottard. Ce dernier avait toujours été d’opinions très libérales. Sa phrase favorite : « Les gros mangent toujours les petits » le prouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n’achetait plus que le journal bien pensant d’Oran et on ne pouvait même se défendre de croire qu’il mettait une certaine ostentation à le lire dans des endroits publics. De même, quelques jours après s’être levé, il avait prié Grand, qui allait à la poste, de bien vouloir expédier un mandat de cent francs qu’il envoyait tous les mois à une sœur éloignée. Mais au moment où Grand partait :

  • Envoyez-lui deux cents francs, demanda Cottard, ce sera une bonne surprise pour elle. Elle croit que je ne pense jamais à elle. Mais la vérité est que je l’aime beaucoup.

Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait été obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir.

  • Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre.
  • Si vous voulez, mais c’est plus compliqué que cela !
  • Ah ! s’était écrié Cottard, je voudrais bien faire comme vous.

Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu’être un artiste devait arranger bien des choses.

  • Pourquoi ? avait demandé Grand.
  • Eh bien, parce qu’un artiste a plus de droits qu’un autre, tout le monde sait ça. On lui passe plus de choses.
  • Allons, dit Rieux à Grand, le matin des affiches, l’histoire des rats lui a tourné la tête comme à beaucoup d’autres, voilà tout. Ou encore il a peur de la fièvre.

Grand répondit :

  • Je ne crois pas, docteur, et si vous voulez mon avis… La voiture de dératisation passa sous leur fenêtre dans

un grand bruit d’échappement. Rieux se tut jusqu’à ce qu’il fût possible de se faire entendre et demanda distraitement l’avis de l’employé. L’autre le regardait avec gravité :

  • C’est un homme, dit-il, qui a quelque chose à se reprocher.

Le docteur haussa les épaules. Comme disait  le commissaire, il y avait d’autres chats à fouetter.

Dans l’après-midi, Rieux eut une conférence avec Castel. Les sérums n’arrivaient pas.

  • Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles ? Ce bacille est bizarre.
  • Oh ! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces

animaux ont toujours un air d’originalité. Mais, dans le fond, c’est la même chose.

  • Vous le supposez du moins. En fait, nous ne savons rien de tout cela.
  • Évidemment, je le suppose. Mais tout le monde en est là.

Pendant toute la journée, le docteur sentit croître le petit vertige qui le prenait chaque fois qu’il pensait à la peste. Finalement, il reconnut qu’il avait peur. Il entra deux fois dans des cafés pleins de monde. Lui aussi, comme Cottard, sentait un besoin de chaleur humaine. Rieux trouvait cela stupide, mais cela l’aida à se souvenir qu’il avait promis une visite au représentant.

Le soir, le docteur trouva Cottard devant la table de sa salle à manger. Quand il entra, il y avait sur la table un roman policier étalé. Mais la soirée était déjà avancée et, certainement, il devait être difficile de lire dans l’obscurité naissante. Cottard devait plutôt, une minute auparavant, se tenir assis et réfléchir dans la pénombre. Rieux lui demanda comment il allait. Cottard, en s’asseyant, bougonna qu’il allait bien et qu’il irait encore mieux s’il pouvait être sûr que personne ne s’occupât de lui. Rieux fit observer qu’on ne pouvait pas toujours être seul.

  • Oh ! ce n’est pas cela. Moi, je parle des gens qui s’occupent de vous apporter des ennuis.

Rieux se taisait.

  • Ce n’est pas mon cas, remarquez-le bien. Mais je lisais ce roman. Voilà un malheureux qu’on arrête un

matin, tout d’un coup. On s’occupait de lui et il n’en savait rien. On parlait de lui dans les bureaux, on inscrivait son nom sur des fiches. Vous trouvez que c’est juste ? Vous trouvez qu’on a le droit de faire ça à un homme ?

  • Cela dépend, dit Rieux. Dans un sens, on n’a jamais le droit, en effet. Mais tout cela est secondaire. Il ne faut pas rester trop longtemps enfermé. Il faut que vous sortiez.

Cottard sembla s’énerver, dit qu’il ne faisait que cela, et que, s’il le fallait, tout le quartier pourrait témoigner pour lui. Hors du quartier même, il ne manquait pas de relations.

  • Vous connaissez M. Rigaud, l’architecte ? Il est de mes amis.

L’ombre s’épaississait dans la pièce. La rue du faubourg s’animait et une exclamation sourde et soulagée salua, au-dehors, l’instant où les lampes s’allumèrent. Rieux alla au balcon et Cottard l’y suivit. De tous les quartiers alentour, comme chaque soir dans notre ville, une légère brise charriait des murmures, des odeurs de viande grillée, le bourdonnement joyeux et odorant de la liberté qui gonflait peu à peu la rue, envahie par une jeunesse bruyante. La nuit, les grands cris des bateaux invisibles, la rumeur qui montait de la mer et de la foule qui s’écoulait, cette heure que Rieux connaissait bien et aimait autrefois lui paraissait aujourd’hui oppressante à cause de tout ce qu’il savait.

  • Pouvons-nous allumer ? dit-il à Cottard.

La lumière une fois revenue, le petit homme le regarda avec des yeux clignotants :

  • Dites-moi, docteur, si je tombais malade, est-ce que vous me prendriez dans votre service à l’hôpital ?
  • Pourquoi pas ?

Cottard demanda alors s’il était arrivé qu’on arrêtât quelqu’un qui se trouvait dans une clinique ou dans un hôpital. Rieux répondit que cela s’était vu, mais que tout dépendait de l’état du malade.

  • Moi, dit Cottard, j’ai confiance en vous.

Puis il demanda au docteur s’il voulait bien le mener en ville dans son auto.

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