Au centre de la ville, les rues étaient déjà moins peuplées et les lumières plus rares. Des enfants jouaient encore devant les portes. Quand Cottard le demanda, le docteur arrêta sa voiture devant un groupe de ces enfants. Ils jouaient à la marelle en poussant des cris. Mais l’un d’eux, aux cheveux noirs collés, la raie parfaite et la figure sale, fixait Rieux de ses yeux clairs et intimidants. Le docteur détourna son regard. Cottard, debout sur le trottoir, lui serrait la main. Le représentant parlait d’une voix rauque et difficile. Deux ou trois fois, il regarda derrière lui.
- Les gens parlent d’épidémie. Est-ce que c’est vrai, docteur ?
- Les gens parlent toujours, c’est naturel, dit Rieux.
- Vous avez raison. Et puis quand nous aurons une
dizaine de morts, ce sera le bout du monde. Ce n’est pas cela qu’il nous faudrait.
Le moteur ronflait déjà. Rieux avait la main sur son levier de vitesse. Mais il regardait à nouveau l’enfant qui n’avait pas cessé de le dévisager avec son air grave et tranquille. Et soudain, sans transition, l’enfant lui sourit de toutes ses dents.
- Qu’est-ce donc qu’il nous faudrait ? demanda le docteur en souriant à l’enfant.
Cottard agrippa soudain la portière et, avant de s’enfuir, cria d’une voix pleine de larmes et de fureur :
- Un tremblement de terre. Un vrai !
Il n’y eut pas de tremblement de terre et la journée du lendemain se passa seulement, pour Rieux, en longues courses aux quatre coins de la ville, en pourparlers avec les familles de malades et en discussions avec les malades eux-mêmes. Jamais Rieux n’avait trouvé son métier aussi lourd. Jusque-là, les malades lui facilitaient la tâche, ils se donnaient à lui. Pour la première fois, le docteur les sentait réticents, réfugiés au fond de leur maladie avec une sorte d’étonnement méfiant. C’était une lutte à laquelle il n’était pas encore habitué. Et vers dix heures du soir, sa voiture arrêtée devant la maison du vieil asthmatique qu’il visitait en dernier lieu, Rieux avait de la peine à s’arracher à son siège. Il s’attardait à regarder la rue sombre et les étoiles qui apparaissaient et disparaissaient dans le ciel noir.
Le vieil asthmatique était dressé dans son lit. Il
semblait respirer mieux et comptait les pois chiches qu’il faisait passer d’une des marmites dans l’autre. Il accueillit le docteur avec une mine réjouie.
- Alors, docteur, c’est le choléra ?
- Où avez-vous pris ça ?
- Dans le journal, et la radio l’a dit aussi.
- Non, ce n’est pas le choléra.
- En tout cas, dit le vieux très surexcité, ils y vont fort, hein, les grosses têtes !
- N’en croyez rien, dit le docteur.
Il avait examiné le vieux et maintenant il était assis au milieu de cette salle à manger misérable. Oui, il avait peur. Il savait que dans le faubourg même une dizaine de malades l’attendraient, le lendemain matin, courbés sur leurs bubons. Dans deux ou trois cas seulement, l’incision des bubons avait amené un mieux. Mais, pour la plupart, ce serait l’hôpital et il savait ce que l’hôpital voulait dire pour les pauvres. « Je ne veux pas qu’il serve à leurs expériences », lui avait dit la femme d’un des malades. Il ne servirait pas leurs expériences, il mourrait et c’était tout. Les mesures arrêtées étaient insuffisantes, cela était bien clair. Quant aux salles « spécialement équipées », il les connaissait : deux pavillons hâtivement déménagés de leurs autres malades, leurs fenêtres calfeutrées, entourés d’un cordon sanitaire. Si l’épidémie ne s’arrêtait pas d’elle-même, elle ne serait pas vaincue par les mesures que l’administration avait imaginées.
Cependant, le soir, les communiqués officiels restaient
optimistes. Le lendemain, l’agence Ransdoc annonçait que les mesures préfectorales avaient été accueillies avec sérénité et que, déjà, une trentaine de malades s’étaient déclarés. Castel avait téléphoné à Rieux :
- Combien de lits offrent les pavillons ?
- Quatre-vingts.
- Il y a certainement plus de trente malades dans la ville ?
- Il y a ceux qui ont peur et les autres, les plus nombreux, ceux qui n’ont pas eu le temps.
- Les enterrements ne sont pas surveillés ?
- Non. J’ai téléphoné à Richard qu’il fallait des mesures complètes, non des phrases, et qu’il fallait élever contre l’épidémie une vraie barrière ou rien du tout.
- Et alors ?
- Il m’a répondu qu’il n’avait pas pouvoir. À mon avis, ça va monter.
En trois jours, en effet, les deux pavillons furent remplis. Richard croyait savoir qu’on allait désaffecter une école et prévoir un hôpital auxiliaire. Rieux attendait les vaccins et ouvrait les bubons. Castel retournait à ses vieux livres et faisait de longues stations à la bibliothèque.
- Les rats sont morts de la peste ou de quelque chose qui lui ressemble beaucoup, concluait-il. Ils ont mis dans la circulation des dizaines de milliers de puces qui transmettront l’infection suivant une proportion géométrique, si on ne l’arrête pas à temps.
Rieux se taisait.
À cette époque le temps parut se fixer. Le soleil pompait les flaques des dernières averses. De beaux ciels bleus débordant d’une lumière jaune, des ronronnements d’avions dans la chaleur naissante, tout dans la saison invitait à la sérénité. En quatre jours, cependant, la fièvre fit quatre bonds surprenants : seize morts, vingt-quatre, vingt-huit et trente-deux. Le quatrième jour, on annonça l’ouverture de l’hôpital auxiliaire dans une école maternelle. Nos concitoyens qui, jusque-là, avaient continué de masquer leur inquiétude sous des plaisanteries, semblaient dans les rues plus abattus et plus silencieux.
Rieux décida de téléphoner au préfet :
- Les mesures sont insuffisantes.
- J’ai les chiffres, dit le préfet, ils sont en effet inquiétants.
- Ils sont plus qu’inquiétants, ils sont clairs.
- Je vais demander des ordres au Gouvernement général.
Rieux raccrocha devant Castel :
- Des ordres ! Et il faudrait de l’imagination.
- Et les sérums ?
- Ils arriveront dans la semaine.
La préfecture, par l’intermédiaire de Richard, demanda à Rieux un rapport destiné à être envoyé dans
la capitale de la colonie pour solliciter des ordres. Rieux y mit une description clinique et des chiffres. Le même jour, on compta une quarantaine de morts. Le préfet prit sur lui, comme il disait, d’aggraver dès le lendemain les mesures prescrites. La déclaration obligatoire et l’isolement furent maintenus. Les maisons des malades devaient être fermées et désinfectées, les proches soumis à une quarantaine de sécurité, les enterrements organisés par la ville dans les conditions qu’on verra. Un jour après, les sérums arrivaient par avion. Ils pouvaient suffire aux cas en traitement. Ils étaient insuffisants si l’épidémie devait s’étendre. On répondit au télégramme de Rieux que le stock de sécurité était épuisé et que de nouvelles fabrications étaient commencées.
Pendant ce temps, et de toutes les banlieues environnantes, le printemps arrivait sur les marchés. Des milliers de roses se fanaient dans les corbeilles des marchands, au long des trottoirs, et leur odeur sucrée flottait dans toute la ville. Apparemment, rien n’était changé. Les tramways étaient toujours pleins aux heures de pointe, vides et sales dans la journée. Tarrou observait le petit vieux et le petit vieux crachait sur les chats. Grand rentrait tous les soirs chez lui pour son mystérieux travail. Cottard tournait en rond et M. Othon, le juge d’instruction, conduisait toujours sa ménagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois et l’on rencontrait parfois le journaliste Rambert, l’air tranquille et intéressé. Le soir, la même foule emplissait les rues et les queues s’allongeaient devant les cinémas. D’ailleurs, l’épidémie sembla reculer et, pendant quelques jours, on compta une
dizaine de morts seulement. Puis, tout d’un coup, elle remonta en flèche. Le jour où le chiffre des morts atteignit de nouveau la trentaine, Bernard Rieux regardait la dépêche officielle que le préfet lui avait tendue en disant :
« Ils ont eu peur. » La dépêche portait : « Déclarez l’état de peste. Fermez la ville. »
II
À partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fut notre affaire à tous. Jusque-là, malgré la surprise et l’inquiétude que leur avaient apportées ces événements singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il l’avait pu, à sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une fois les portes fermées, ils s’aperçurent qu’ils étaient tous, et le narrateur lui-même, pris dans le même sac et qu’il fallait s’en arranger. C’est ainsi, par exemple, qu’un sentiment aussi individuel que celui de la séparation d’avec un être aimé devint soudain, dès les premières semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long temps d’exil.
Une des conséquences les plus remarquables de la fermeture des portes fut, en effet, la soudaine séparation où furent placés des êtres qui n’y étaient pas préparés. Des mères et des enfants, des époux, des amants qui avaient cru procéder quelques jours auparavant à une séparation temporaire, qui s’étaient embrassés sur le quai de notre gare avec deux ou trois recommandations, certains de se revoir quelques jours ou quelques semaines plus tard, enfoncés dans la stupide confiance humaine, à peine distraits par ce départ de leurs préoccupations habituelles, se virent d’un seul coup éloignés sans recours,
empêchés de se rejoindre ou de communiquer. Car la fermeture s’était faite quelques heures avant que l’arrêt préfectoral fût publié et, naturellement, il était impossible de prendre en considération les cas particuliers. On peut dire que cette invasion brutale de la maladie eut pour premier effet d’obliger nos concitoyens à agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels. Dans les premières heures de la journée où l’arrêté entra en vigueur, la préfecture fut assaillie par une foule de demandeurs qui, au téléphone ou auprès des fonctionnaires, exposaient des situations également intéressantes et, en même temps, également impossibles à examiner. À la vérité, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions compte que nous nous trouvions dans une situation sans compromis, et que les mots
« transiger », « faveur », « exception » n’avaient plus de
sens.
Même la légère satisfaction d’écrire nous fut refusée. D’une part, en effet, la ville n’était plus reliée au reste du pays par les moyens de communication habituels, et, d’autre part, un nouvel arrêté interdit l’échange de toute correspondance, pour éviter que les lettres pussent devenir les véhicules de l’infection. Au début, quelques privilégiés purent s’aboucher, aux portes de la ville, avec des sentinelles des postes de garde, qui consentirent à faire passer des messages à l’extérieur. Encore était-ce dans les premiers jours de l’épidémie, à un moment où les gardes trouvaient naturel de céder à des mouvements de compassion. Mais, au bout de quelque temps, lorsque les mêmes gardes furent bien persuadés de la gravité de la
situation, ils se refusèrent à prendre des responsabilités dont ils ne pouvaient prévoir l’étendue. Les communications téléphoniques interurbaines, autorisées au début, provoquèrent de tels encombrements aux cabines publiques et sur les lignes, qu’elles furent totalement suspendues pendant quelques jours, puis sévèrement limitées à ce qu’on appelait les cas urgents, comme la mort, la naissance et le mariage. Les télégrammes restèrent alors notre seule ressource. Des êtres que liaient l’intelligence, le cœur et la chair, en furent réduits à chercher les signes de cette communion ancienne dans les majuscules d’une dépêche de dix mots. Et comme, en fait, les formules qu’on peut utiliser dans un télégramme sont vite épuisées, de longues vies communes ou des passions douloureuses se résumèrent rapidement dans un échange périodique de formules toutes faites comme : « Vais bien. Pense à toi. Tendresse. »
Certains d’entre nous, cependant, s’obstinaient à écrire et imaginaient sans trêve, pour correspondre avec l’extérieur, des combinaisons qui finissaient toujours par s’avérer illusoires. Quand même quelques-uns des moyens que nous avions imaginés réussissaient, nous n’en savions rien, ne recevant pas de réponse. Pendant des semaines, nous fûmes réduits alors à recommencer sans cesse la même lettre, à recopier les mêmes appels, si bien qu’au bout d’un certain temps, les mots qui d’abord étaient sortis tout saignants de notre cœur se vidaient de leur sens. Nous les recopiions alors machinalement, essayant de donner au moyen de ces phrases mortes des signes de notre vie difficile. Et pour finir, à ce monologue
stérile et entêté, à cette conversation aride avec un mur, l’appel conventionnel du télégramme nous paraissait préférable.
Au bout de quelques jours d’ailleurs, quand il devint évident que personne ne parviendrait à sortir de notre ville, on eut l’idée de demander si le retour de ceux qui étaient partis avant l’épidémie pouvait être autorisé. Après quelques jours de réflexion, la préfecture répondit par l’affirmative. Mais elle précisa que les rapatriés ne pourraient, en aucun cas, ressortir de la ville et que, s’ils étaient libres de venir, ils ne le seraient pas de repartir. Là encore, quelques familles, d’ailleurs rares, prirent la situation à la légère, et faisant passer avant toute prudence le désir où elles étaient de revoir leurs parents, invitèrent ces derniers à profiter de l’occasion. Mais, très rapidement, ceux qui étaient prisonniers de la peste comprirent le danger auquel ils exposaient leurs proches et se résignèrent à souffrir cette séparation. Au plus grave de la maladie, on ne vit qu’un cas où les sentiments humains furent plus forts que la peur d’une mort torturée. Ce ne fut pas, comme on pouvait s’y attendre, deux amants que l’amour jetait l’un vers l’autre, par- dessus la souffrance. Il s’agissait seulement du vieux docteur Castel et de sa femme, mariés depuis de nombreuses années. Mme Castel, quelques jours avant l’épidémie, s’était rendue dans une ville voisine. Ce n’était même pas un de ces ménages qui offrent au monde l’exemple d’un bonheur exemplaire et le narrateur est en mesure de dire que, selon toute probabilité, ces époux, jusqu’ici, n’étaient pas certains d’être satisfaits de leur
union. Mais cette séparation brutale et prolongée les avait mis à même de s’assurer qu’ils ne pouvaient vivre éloignés l’un de l’autre, et qu’auprès de cette vérité soudain mise au jour, la peste était peu de chose.
Il s’agissait d’une exception. Dans la majorité des cas, la séparation, c’était évident, ne devait cesser qu’avec l’épidémie. Et pour nous tous, le sentiment qui faisait notre vie et que, pourtant, nous croyions bien connaître (les Oranais, on l’a déjà dit, ont des passions simples), prenait un visage nouveau. Des maris et des amants qui avaient la plus grande confiance dans leur compagne se découvraient jaloux. Des hommes qui se croyaient légers en amour retrouvaient une constance. Des fils, qui avaient vécu près de leur mère en la regardant à peine, mettaient toute leur inquiétude et leur regret dans un pli de son visage qui hantait leur souvenir. Cette séparation brutale, sans bavures, sans avenir prévisible, nous laissait décontenancés, incapables de réagir contre le souvenir de cette présence, encore si proche et déjà si lointaine, qui occupait maintenant nos journées. En fait, nous souffrions deux fois – de notre souffrance d’abord et de celle ensuite que nous imaginions aux absents, fils, épouse ou amante.
En d’autres circonstances, d’ailleurs, nos concitoyens auraient trouvé une issue dans une vie plus extérieure et plus active. Mais, en même temps, la peste les laissait oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne et livrés, jour après jour, aux jeux décevants du souvenir. Car, dans leurs promenades sans but, ils étaient amenés à passer toujours par les mêmes chemins, et, la plupart du temps, dans une si petite ville, ces chemins étaient
précisément ceux qu’à une autre époque ils avaient parcourus avec l’absent.
Ainsi, la première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l’exil. Et le narrateur est persuadé qu’il peut écrire ici, au nom de tous, ce que lui-même a éprouvé alors, puisqu’il l’a éprouvé en même temps que beaucoup de nos concitoyens. Oui, c’était bien le sentiment de l’exil que ce creux que nous portions constamment en nous, cette émotion précise, le désir déraisonnable de revenir en arrière ou au contraire de presser la marche du temps, ces flèches brûlantes de la mémoire. Si, quelquefois, nous nous laissions aller à l’imagination et nous plaisions à attendre le coup de sonnette du retour ou un pas familier dans l’escalier, si, à ces moments-là, nous consentions à oublier que les trains étaient immobilisés, si nous nous arrangions alors pour rester chez nous à l’heure où, normalement, un voyageur amené par l’express du soir pouvait être rendu dans notre quartier, bien entendu, ces jeux ne pouvaient durer. Il venait toujours un moment où nous nous apercevions clairement que les trains n’arrivaient pas. Nous savions alors que notre séparation était destinée à durer et que nous devions essayer de nous arranger avec le temps. Dès lors, nous réintégrions en somme notre condition de prisonniers, nous étions réduits à notre passé, et si même quelques-uns d’entre nous avaient la tentation de vivre dans l’avenir, ils y renonçaient rapidement, autant du moins qu’il leur était possible, en éprouvant les blessures que finalement l’imagination inflige à ceux qui lui font confiance.
En particulier, tous nos concitoyens se privèrent très vite, même en public, de l’habitude qu’ils avaient pu prendre de supputer la durée de leur séparation. Pourquoi ? C’est que lorsque les plus pessimistes l’avaient fixée par exemple à six mois, lorsqu’ils avaient épuisé d’avance toute l’amertume de ces mois à venir, hissé à grand-peine leur courage au niveau de cette épreuve, tendu leurs dernières forces pour demeurer sans faiblir à la hauteur de cette souffrance étirée sur une si longue suite de jours, alors, parfois, un ami de rencontre, un avis donné par un journal, un soupçon fugitif ou une brusque clairvoyance, leur donnait l’idée qu’après tout, il n’y avait pas de raison pour que la maladie ne durât pas plus de six mois, et peut-être un an, ou plus encore.
À ce moment, l’effondrement de leur courage, de leur volonté et de leur patience était si brusque qu’il leur semblait qu’ils ne pourraient plus jamais remonter de ce trou. Ils s’astreignaient par conséquent à ne penser jamais au terme de leur délivrance, à ne plus se tourner vers l’avenir et à toujours garder, pour ainsi dire, les yeux baissés. Mais, naturellement, cette prudence, cette façon de ruser avec la douleur, de fermer leur garde pour refuser le combat étaient mal récompensées. En même temps qu’ils évitaient cet effondrement dont ils ne voulaient à aucun prix, ils se privaient en effet de ces moments, en somme assez fréquents, où ils pouvaient oublier la peste dans les images de leur réunion à venir. Et par là, échoués à mi-distance de ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et à des souvenirs
stériles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de leur douleur.
Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien. Ce passé même auquel ils réfléchissaient sans cesse n’avait que le goût du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu’ils déploraient de n’avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu’ils attendaient – de même qu’à toutes les circonstances, même relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils mêlaient l’absent, et ce qu’ils étaient alors ne pouvait les satisfaire. Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derrière des barreaux. Pour finir, le seul moyen d’échapper à ces vacances insupportables était de faire marcher à nouveau les trains par l’imagination et de remplir les heures avec les carillons répétés d’une sonnette pourtant obstinément silencieuse.
Mais si c’était l’exil, dans la majorité des cas c’était l’exil chez soi. Et quoique le narrateur n’ait connu que l’exil de tout le monde, il ne doit pas oublier ceux, comme le journaliste Rambert ou d’autres, pour qui, au contraire, les peines de la séparation s’amplifièrent du fait que, voyageurs surpris par la peste et retenus dans la ville, ils se trouvaient éloignés à la fois de l’être qu’ils ne pouvaient rejoindre et du pays qui était le leur. Dans l’exil général, ils étaient les plus exilés, car si le temps suscitait chez eux,
comme chez tous, l’angoisse qui lui est propre, ils étaient attachés aussi à l’espace et se heurtaient sans cesse aux murs qui séparaient leur refuge empesté de leur patrie perdue. C’étaient eux sans doute qu’on voyait errer à toute heure du jour dans la ville poussiéreuse, appelant en silence des soirs qu’ils étaient seuls à connaître, et les matins de leur pays. Ils nourrissaient alors leur mal de signes impondérables et de messages déconcertants comme un vol d’hirondelles, une rosée de couchant, ou ces rayons bizarres que le soleil abandonne parfois dans les rues désertes. Ce monde extérieur qui peut toujours sauver de tout, ils fermaient les yeux sur lui, entêtés qu’ils étaient à caresser leurs chimères trop réelles et à poursuivre de toutes leurs forces les images d’une terre où une certaine lumière, deux ou trois collines, l’arbre favori et des visages de femmes composaient un climat pour eux irremplaçable.
Pour parler enfin plus expressément des amants, qui sont les plus intéressants et dont le narrateur est peut- être mieux placé pour parler, ils se trouvaient tourmentés encore par d’autres angoisses au nombre desquelles il faut signaler le remords. Cette situation, en effet, leur permettait de considérer leur sentiment avec une sorte de fiévreuse objectivité. Et il était rare que, dans ces occasions, leurs propres défaillances ne leur apparussent pas clairement. Ils en trouvaient la première occasion dans la difficulté qu’ils avaient à imaginer précisément les faits et gestes de l’absent. Ils déploraient alors l’ignorance où ils étaient de son emploi du temps ; ils s’accusaient de la légèreté avec laquelle ils avaient négligé de s’en
informer et feint de croire que, pour un être qui aime, l’emploi du temps de l’aimé n’est pas la source de toutes les joies. Il leur était facile, à partir de ce moment, de remonter dans leur amour et d’en examiner les imperfections. En temps ordinaire, nous savions tous, consciemment ou non, qu’il n’est pas d’amour qui ne puisse se surpasser, et nous acceptions pourtant, avec plus ou moins de tranquillité, que le nôtre demeurât médiocre. Mais le souvenir est plus exigeant. Et, de façon très conséquente, ce malheur qui nous venait de l’extérieur, et qui frappait toute une ville, ne nous apportait pas seulement une souffrance injuste dont nous aurions pu nous indigner. Il nous provoquait aussi à nous faire souffrir nous-mêmes et nous faisait ainsi consentir à la douleur. C’était là une des façons qu’avait la maladie de détourner l’attention et de brouiller les cartes.
Ainsi, chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. Cet abandon général qui pouvait à la longue tremper les caractères commençait pourtant par les rendre futiles. Pour certains de nos concitoyens, par exemple, ils étaient alors soumis à un autre esclavage qui les mettait au service du soleil et de la pluie. Il semblait, à les voir, qu’ils recevaient pour la première fois, et directement, l’impression du temps qu’il faisait. Ils avaient la mine réjouie sur la simple visite d’une lumière dorée, tandis que les jours de pluie mettaient un voile épais sur leurs visages et leurs pensées. Ils échappaient, quelques semaines plus tôt, à cette faiblesse et à cet asservissement déraisonnable parce qu’ils n’étaient pas seuls en face du monde et que, dans une certaine mesure,
l’être qui vivait avec eux se plaçait devant leur univers. À partir de cet instant, au contraire, ils furent apparemment livrés aux caprices du ciel, c’est-à-dire qu’ils souffrirent et espérèrent sans raison.
Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la réponse qu’il recevait, quelle qu’elle fût, le blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. Lui, en effet, s’exprimait du fond de longues journées de rumination et de souffrances et l’image qu’il voulait communiquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et de la passion. L’autre, au contraire, imaginait une émotion conventionnelle, la douleur qu’on vend sur les marchés, une mélancolie de série. Bienveillante ou hostile, la réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. Ou du moins, pour ceux à qui le silence était insupportable, et puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du cœur, ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C’est à ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l’intérêt de leurs auditeurs.
Cependant, et c’est le plus important, si douloureuses
que fussent ces angoisses, si lourd à porter que fût ce cœur pourtant vide, on peut bien dire que ces exilés, dans la première période de la peste, furent des privilégiés. Au moment même, en effet, où la population commençait à s’affoler, leur pensée était tout entière tournée vers l’être qu’ils attendaient. Dans la détresse générale, l’égoïsme de l’amour les préservait, et, s’ils pensaient à la peste, ce n’était jamais que dans la mesure où elle donnait à leur séparation des risques d’être éternelle. Ils apportaient ainsi au cœur même de l’épidémie une distraction salutaire qu’on était tenté de prendre pour du sang-froid. Leur désespoir les sauvait de la panique, leur malheur avait du bon. Par exemple, s’il arrivait que l’un d’eux fût emporté par la maladie, c’était presque toujours sans qu’il pût y prendre garde. Tiré de cette longue conversation intérieure qu’il soutenait avec une ombre, il était alors jeté sans transition au plus épais silence de la terre. Il n’avait eu le temps de rien.
Pendant que nos concitoyens essayaient de s’arranger avec ce soudain exil, la peste mettait des gardes aux portes et détournait les navires qui faisaient route vers Oran. Depuis la fermeture, pas un véhicule n’était entré dans la ville. À partir de ce jour-là, on eut l’impression que les automobiles se mettaient à tourner en rond. Le port présentait aussi un aspect singulier, pour ceux qui le regardaient du haut des boulevards. L’animation habituelle qui en faisait l’un des premiers ports de la côte s’était brusquement éteinte. Quelques navires maintenus en quarantaine s’y voyaient encore. Mais, sur les quais, de grandes grues désarmées, les wagonnets renversés sur le flanc, des piles solitaires de fûts ou de sacs, témoignaient que le commerce, lui aussi, était mort de la peste.
Malgré ces spectacles inaccoutumés, nos concitoyens avaient apparemment du mal à comprendre ce qui leur arrivait. Il y avait les sentiments communs comme la séparation ou la peur, mais on continuait aussi de mettre au premier plan les préoccupations personnelles. Personne n’avait encore accepté réellement la maladie. La plupart étaient surtout sensibles à ce qui dérangeait leurs habitudes ou atteignait leurs intérêts. Ils en étaient agacés ou irrités et ce ne sont pas là des sentiments qu’on puisse opposer à la peste. Leur première réaction, par
exemple, fut d’incriminer l’administration. La réponse du préfet en présence des critiques dont la presse se faisait l’écho (« Ne pourrait-on envisager un assouplissement des mesures envisagées ? ») fut assez imprévue. Jusqu’ici, ni les journaux ni l’agence Ransdoc n’avaient reçu communication officielle des statistiques de la maladie. Le préfet les communiqua, jour après jour, à l’agence, en la priant d’en faire une annonce hebdomadaire.
Là encore, cependant, la réaction du public ne fut pas immédiate. En effet, l’annonce que la troisième semaine de peste avait compté trois cent deux morts ne parlait pas à l’imagination. D’une part, tous peut-être n’étaient pas morts de la peste. Et, d’autre part, personne en ville ne savait combien, en temps ordinaire, il mourait de gens par semaine. La ville avait deux cent mille habitants. On ignorait si cette proportion de décès était normale. C’est même le genre de précisions dont on ne se préoccupe jamais, malgré l’intérêt évident qu’elles présentent. Le public manquait, en quelque sorte, de points de comparaison. Ce n’est qu’à la longue, en constatant l’augmentation des décès, que l’opinion prit conscience de la vérité. La cinquième semaine donna en effet trois cent vingt et un morts et la sixième, trois cent quarante-cinq. Les augmentations, du moins, étaient éloquentes. Mais elles n’étaient pas assez fortes pour que nos concitoyens ne gardassent, au milieu de leur inquiétude, l’impression qu’il s’agissait d’un accident sans doute fâcheux, mais après tout temporaire.
Ils continuaient ainsi de circuler dans les rues et de
s’attabler à la terrasse des cafés. Dans l’ensemble, ils n’étaient pas lâches, échangeaient plus de plaisanteries que de lamentations et faisaient mine d’accepter avec bonne humeur des inconvénients évidemment passagers. Les apparences étaient sauvées. Vers la fin du mois cependant, et à peu près pendant la semaine de prières dont il sera question plus loin, des transformations plus graves modifièrent l’aspect de notre ville. Tout d’abord, le préfet prit des mesures concernant la circulation des véhicules et le ravitaillement. Le ravitaillement fut limité et l’essence rationnée. On prescrivit même des économies d’électricité. Seuls, les produits indispensables parvinrent par la route et par l’air, à Oran. C’est ainsi qu’on vit la circulation diminuer progressivement jusqu’à devenir à peu près nulle, des magasins de luxe fermer du jour au lendemain, d’autres garnir leurs vitrines de pancartes négatives, pendant que des files d’acheteurs stationnaient devant leurs portes.
Oran prit ainsi un aspect singulier. Le nombre des piétons devint plus considérable et même, aux heures creuses, beaucoup de gens réduits à l’inaction par la fermeture des magasins ou de certains bureaux emplissaient les rues et les cafés. Pour le moment, ils n’étaient pas encore en chômage, mais en congé. Oran donnait alors, vers trois heures de l’après-midi par exemple, et sous un beau ciel, l’impression trompeuse d’une cité en fête dont on eût arrêté la circulation et fermé les magasins pour permettre le déroulement d’une manifestation publique, et dont les habitants eussent envahi les rues pour participer aux réjouissances.
Naturellement, les cinémas profitaient de ce congé général et faisaient de grosses affaires. Mais les circuits que les films accomplissaient dans le département étaient interrompus. Au bout de deux semaines, les établissements furent obligés d’échanger leurs programmes, et, après quelque temps, les cinémas finirent par projeter toujours le même film. Leurs recettes cependant ne diminuaient pas.
Les cafés enfin, grâce aux stocks considérables accumulés dans une ville où le commerce des vins et des alcools tient la première place, purent également alimenter leurs clients. À vrai dire, on buvait beaucoup. Un café ayant affiché que « le vin probe tue le microbe », l’idée déjà naturelle au public que l’alcool préservait des maladies infectieuses se fortifia dans l’opinion. Toutes les nuits, vers deux heures, un nombre assez considérable d’ivrognes expulsés des cafés emplissaient les rues et s’y répandaient en propos optimistes.
Mais tous ces changements, dans un sens, étaient si extraordinaires et s’étaient accomplis si rapidement qu’il n’était pas facile de les considérer comme normaux et durables. Le résultat est que nous continuions à mettre au premier plan nos sentiments personnels.
En sortant de l’hôpital, deux jours après la fermeture des portes, le docteur Rieux rencontra Cottard qui leva vers lui le visage même de la satisfaction. Rieux le félicita de sa mine.
- Oui, ça va tout à fait bien, dit le petit homme. Dites- moi, docteur, cette sacrée peste, hein ! ça commence à
devenir sérieux.
Le docteur le reconnut. Et l’autre constata avec une sorte d’enjouement :
- Il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête maintenant.
Tout va être sens dessus dessous.
Ils marchèrent un moment ensemble. Cottard racontait qu’un gros épicier de son quartier avait stocké des produits alimentaires pour les vendre au prix fort et qu’on avait découvert des boîtes de conserve sous son lit, quand on était venu le chercher pour l’emmener à l’hôpital. « Il y est mort. La peste, ça ne paie pas. » Cottard était ainsi plein d’histoires, vraies ou fausses, sur l’épidémie. On disait, par exemple, que dans le centre, un matin, un homme présentant les signes de la peste, et dans le délire de la maladie, s’était précipité au-dehors, jeté sur la première femme rencontrée et l’avait étreinte en criant qu’il avait la peste.
- Bon ! remarquait Cottard, sur un ton aimable qui n’allait pas avec son affirmation, nous allons tous devenir fous, c’est sûr.
De même, l’après-midi du même jour, Joseph Grand avait fini par faire des confidences personnelles au docteur Rieux. Il avait aperçu la photographie de Mme Rieux sur le bureau et avait regardé le docteur. Rieux répondit que sa femme se soignait hors de la ville.
« Dans un sens, avait dit Grand, c’est une chance. » Le docteur répondit que c’était une chance sans doute et qu’il fallait espérer seulement que sa femme guérît.
- Ah ! fit Grand, je comprends.
Et pour la première fois depuis que Rieux le connaissait, il se mit à parler d’abondance. Bien qu’il cherchât encore ses mots, il réussissait presque toujours à les trouver comme si, depuis longtemps, il avait pensé à ce qu’il était en train de dire.
Il s’était marié fort jeune avec une jeune fille pauvre de son voisinage. C’était même pour se marier qu’il avait interrompu ses études et pris un emploi. Ni Jeanne ni lui ne sortaient jamais de leur quartier. Il allait la voir chez elle, et les parents de Jeanne riaient un peu de ce prétendant silencieux et maladroit. Le père était cheminot. Quand il était de repos, on le voyait toujours assis dans un coin, près de la fenêtre, pensif, regardant le mouvement de la rue, ses mains énormes à plat sur les cuisses. La mère était toujours au ménage, Jeanne l’aidait. Elle était si menue que Grand ne pouvait la voir traverser une rue sans être angoissé. Les véhicules lui paraissaient alors démesurés. Un jour, devant une boutique de Noël, Jeanne, qui regardait la vitrine avec émerveillement, s’était renversée vers lui en disant : « Que c’est beau ! » Il lui avait serré le poignet. C’est ainsi que le mariage avait été décidé.
Le reste de l’histoire, selon Grand, était très simple. Il en est ainsi pour tout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu’on en oublie d’aimer. Jeanne aussi travaillait, puisque les promesses du chef de bureau n’avaient pas été tenues. Ici, il fallait un peu d’imagination pour comprendre ce que
voulait dire Grand. La fatigue aidant, il s’était laissé aller, il s’était tu de plus en plus et il n’avait pas soutenu sa jeune femme dans l’idée qu’elle était aimée. Un homme qui travaille, la pauvreté, l’avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers. Probablement, Jeanne avait souffert. Elle était restée cependant : il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir. Les années avaient passé. Plus tard, elle était partie. Bien entendu, elle n’était pas partie seule. « Je t’ai bien aimé, mais maintenant je suis fatiguée… Je ne suis pas heureuse de partir, mais on n’a pas besoin d’être heureux pour recommencer. » C’est, en gros, ce qu’elle lui avait écrit.
Joseph Grand à son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer, comme le lui fit remarquer Rieux. Mais voilà, il n’avait pas la foi.
Simplement, il pensait toujours à elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est lui écrire une lettre pour se justifier. « Mais c’est difficile, disait-il. Il y a longtemps que j’y pense. Tant que nous nous sommes aimés, nous nous sommes compris sans paroles. Mais on ne s’aime pas toujours. À un moment donné, j’aurais dû trouver les mots qui l’auraient retenue, mais je n’ai pas pu. » Grand se mouchait dans une sorte de serviette à carreaux. Puis il s’essuyait les moustaches. Rieux le regardait.
- Excusez-moi, docteur, dit le vieux, mais, comment dire ?… J’ai confiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ça me donne de l’émotion.
Visiblement, Grand était à mille lieues de la peste.
Le soir, Rieux télégraphiait à sa femme que la ville était fermée, qu’il allait bien, qu’elle devait continuer de veiller sur elle-même et qu’il pensait à elle.
Trois semaines après la fermeture des portes, Rieux trouva, à la sortie de l’hôpital, un jeune homme qui l’attendait.
- Je suppose, lui dit ce dernier, que vous me reconnaissez.
Rieux croyait le connaître, mais il hésitait.
- Je suis venu avant ces événements, dit l’autre, vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelle Raymond Rambert.
- Ah ! oui, dit Rieux. Eh bien, vous avez maintenant un beau sujet de reportage.
L’autre paraissait nerveux. Il dit que ce n’était pas cela et qu’il venait demander une aide au docteur Rieux.
- Je m’en excuse, ajouta-t-il, mais je ne connais personne dans cette ville et le correspondant de mon journal a le malheur d’être imbécile.
Rieux lui proposa de marcher jusqu’à un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres à donner. Ils descendirent les ruelles du quartier nègre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois à cette heure-là, paraissait curieusement solitaire. Quelques sonneries de clairon dans le ciel encore doré témoignaient seulement que les militaires se donnaient l’air de faire leur métier. Pendant ce temps, le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocre et violets des maisons
mauresques, Rambert parlait, très agité. Il avait laissé sa femme à Paris. À vrai dire, ce n’était pas sa femme, mais c’était la même chose. Il lui avait télégraphié dès la fermeture de la ville. Il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un événement provisoire et il avait seulement cherché à correspondre avec elle. Ses confrères d’Oran lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien, la poste l’avait renvoyé, une secrétaire de la préfecture lui avait ri au nez. Il avait fini, après une attente de deux heures dans une file, par faire accepter un télégramme où il avait inscrit : « Tout va bien. À bientôt. »
Mais le matin, en se levant, l’idée lui était venue brusquement qu’après tout, il ne savait pas combien de temps cela pouvait durer. Il avait décidé de partir. Comme il était recommandé (dans son métier, on a des facilités), il avait pu toucher le directeur du cabinet préfectoral et lui avait dit qu’il n’avait pas de rapport avec Oran, que ce n’était pas son affaire d’y rester, qu’il se trouvait là par accident et qu’il était juste qu’on lui permît de s’en aller, même si, une fois dehors, on devait lui faire subir une quarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait très bien, mais qu’on ne pouvait pas faire d’exception, qu’il allait voir, mais qu’en somme la situation était grave et que l’on ne pouvait rien décider.
- Mais enfin, avait dit Rambert, je suis étranger à cette ville.
- Sans doute, mais après tout, espérons que l’épidémie ne durera pas.
Pour finir, il avait essayé de consoler Rambert en lui
faisant remarquer qu’il pouvait trouver à Oran la matière d’un reportage intéressant et qu’il n’était pas d’événement, tout bien considéré, qui n’eût son bon côté. Rambert haussait les épaules. On arrivait au centre de la ville :
- C’est stupide, docteur, vous comprenez. Je n’ai pas été mis au monde pour faire des reportages. Mais peut- être ai-je été mis au monde pour vivre avec une femme. Cela n’est-il pas dans l’ordre ?
Rieux dit qu’en tout cas cela paraissait raisonnable.
Sur les boulevards du centre, ce n’était pas la foule ordinaire. Quelques passants se hâtaient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait. Rieux pensa que c’était le résultat de l’annonce Ransdoc qui se faisait ce jour-là. Au bout de vingt-quatre heures, nos concitoyens recommençaient à espérer. Mais le jour même, les chiffres étaient encore trop frais dans les mémoires.
- C’est que, dit Rambert sans crier gare, elle et moi nous sommes rencontrés depuis peu et nous nous entendons bien.
Rieux ne disait rien.
- Mais je vous ennuie, reprit Rambert. Je voulais simplement vous demander si vous ne pouvez pas me faire un certificat où il serait affirmé que je n’ai pas cette sacrée maladie. Je crois que cela pourrait me servir.
Rieux approuva de la tête, il reçut un petit garçon qui se jetait dans ses jambes et le remit doucement sur ses pieds. Ils repartirent et arrivèrent sur la place d’Armes.
Les branches des ficus et des palmiers pendaient, immobiles, grises de poussière, autour d’une statue de la République, poudreuse et sale. Ils s’arrêtèrent sous le monument. Rieux frappa contre le sol, l’un après l’autre, ses pieds couverts d’un enduit blanchâtre. Il regarda Rambert. Le feutre un peu en arrière, le col de chemise déboutonné sous la cravate, mal rasé, le journaliste avait un air buté et boudeur.
- Soyez sûr que je vous comprends, dit enfin Rieux, mais votre raisonnement n’est pas bon. Je ne peux pas vous faire ce certificat parce qu’en fait, j’ignore si vous avez ou non cette maladie et parce que, même dans ce cas, je ne puis pas certifier qu’entre la seconde où vous sortirez de mon bureau et celle où vous entrerez à la préfecture, vous ne serez pas infecté. Et puis même…
- Et puis même ? dit Rambert.
- Et puis, même si je vous donnais ce certificat, il ne vous servirait de rien.
- Pourquoi ?
- Parce qu’il y a dans cette ville des milliers d’hommes dans votre cas et qu’on ne peut cependant pas les laisser sortir.
- Mais s’ils n’ont pas la peste eux-mêmes ?
- Ce n’est pas une raison suffisante. Cette histoire est stupide, je sais bien, mais elle nous concerne tous. Il faut la prendre comme elle est.
- Mais je ne suis pas d’ici !
- À partir de maintenant, hélas ! vous serez d’ici comme tout le monde.
L’autre s’animait :
- C’est une question d’humanité, je vous le jure. Peut- être ne vous rendez-vous pas compte de ce que signifie une séparation comme celle-ci pour deux personnes qui s’entendent bien.
Rieux ne répondit pas tout de suite. Puis il dit qu’il croyait qu’il s’en rendait compte. De toutes ses forces, il désirait que Rambert retrouvât sa femme et que tous ceux qui s’aimaient fussent réunis, mais il y avait des arrêtés et des lois, il y avait la peste, son rôle à lui était de faire ce qu’il fallait.
- Non, dit Rambert avec amertume, vous ne pouvez pas comprendre. Vous parlez le langage de la raison, vous êtes dans l’abstraction.
Le docteur leva les yeux sur la République et dit qu’il ne savait pas s’il parlait le langage de la raison, mais il parlait le langage de l’évidence et ce n’était pas forcément la même chose. Le journaliste rajustait sa cravate :
- Alors, cela signifie qu’il faut que je me débrouille autrement ? Mais, reprit-il avec une sorte de défi, je quitterai cette ville.
Le docteur dit qu’il le comprenait encore, mais que cela ne le regardait pas.
- Si, cela vous regarde, fit Rambert avec un éclat soudain. Je suis venu vers vous parce qu’on m’a dit que vous aviez eu une grande part dans les décisions prises.
J’ai pensé alors que, pour un cas au moins, vous pourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire. Mais cela vous est égal. Vous n’avez pensé à personne. Vous n’avez pas tenu compte de ceux qui étaient séparés.
Rieux reconnut que, dans un sens, cela était vrai, il n’avait pas voulu en tenir compte.
- Ah ! je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun.
- Allons, dit le docteur qui semblait sortir d’une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous fâcher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j’en serai profondément heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m’interdit.
L’autre secoua la tête avec impatience.
- Oui, j’ai tort de me fâcher. Et je vous ai pris assez de temps comme cela.
Rieux lui demanda de le tenir au courant de ses démarches et de ne pas lui garder rancune. Il y avait sûrement un plan sur lequel ils pouvaient se rencontrer. Rambert parut soudain perplexe :
- Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi et malgré tout ce que vous m’avez dit.
Il hésita :
- Mais je ne puis pas vous approuver.
Il baissa son feutre sur le front et partit d’un pas rapide. Rieux le vit entrer dans l’hôtel où habitait Jean
Tarrou.
Après un moment, le docteur secoua la tête. Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur. Mais avait-il raison quand il l’accusait ? « Vous vivez dans l’abstraction. » Était-ce vraiment l’abstraction que ces journées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchées doubles, portant à cinq cents le nombre moyen des victimes par semaine ? Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction. Et Rieux savait seulement que ce n’était pas le plus facile. Ce n’était pas facile, par exemple, de diriger cet hôpital auxiliaire (il y en avait maintenant trois) dont il était chargé. Il avait fait aménager dans une pièce, donnant sur la salle de consultations, une chambre de réception. Le sol creusé formait un lac d’eau crésylée au centre duquel se trouvait un îlot de briques. Le malade était transporté sur son île, déshabillé rapidement et ses vêtements tombaient dans l’eau. Lavé, séché, recouvert de la chemise rugueuse de l’hôpital, il passait aux mains de Rieux, puis on le transportait dans l’une des salles. On avait été obligé d’utiliser les préaux d’une école qui contenait maintenant, et en tout, cinq cents lits dont la presque totalité était occupée. Après la réception du matin qu’il dirigeait lui-même, les malades vaccinés, les bubons incisés, Rieux vérifiait encore les statistiques, et retournait à ses consultations de l’après-midi. Dans la soirée enfin, il faisait ses visites et rentrait tard dans la nuit. La nuit précédente, sa mère avait remarqué, en lui tendant un télégramme de Mme Rieux jeune, que les
mains du docteur tremblaient.
- Oui, disait-il, mais en persévérant, je serai moins nerveux.
Il était vigoureux et résistant. En fait, il n’était pas encore fatigué. Mais ses visites, par exemple, lui devenaient insupportables. Diagnostiquer la fièvre épidémique revenait à faire enlever rapidement le malade. Alors commençaient l’abstraction et la difficulté en effet, car la famille du malade savait qu’elle ne verrait plus ce dernier que guéri ou mort « Pitié, docteur ! » disait Mme Loret, la mère de la femme de chambre qui travaillait à l’hôtel de Tarrou. Que signifiait cela ? Bien entendu, il avait pitié. Mais cela ne faisait avancer personne. Il fallait téléphoner. Bientôt le timbre de l’ambulance résonnait. Les voisins, au début, ouvraient leurs fenêtres et regardaient. Plus tard, ils les fermaient avec précipitation. Alors commençaient les luttes, les larmes, la persuasion, l’abstraction en somme. Dans ces appartements surchauffés par la fièvre et l’angoisse, des scènes de folie se déroulaient. Mais le malade était emmené. Rieux pouvait partir.
Les premières fois, il s’était borné à téléphoner et à courir vers d’autres malades, sans attendre l’ambulance. Mais les parents avaient alors fermé leur porte, préférant le tête-à-tête avec la peste à une séparation dont ils connaissaient maintenant l’issue. Cris, injonctions, interventions de la police, et, plus tard, de la force armée, le malade était pris d’assaut. Pendant les premières semaines, Rieux avait été obligé de rester jusqu’à
l’arrivée de l’ambulance. Ensuite, quand chaque médecin fut accompagné dans ses tournées par un inspecteur volontaire, Rieux put courir d’un malade à l’autre. Mais dans les commencements, tous les soirs furent comme ce soir où, entré chez Mme Loret, dans un petit appartement décoré d’éventails et de fleurs artificielles, il fut reçu par la mère qui lui dit avec un sourire mal dessiné :
- J’espère bien que ce n’est pas la fièvre dont tout le monde parle.
Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les taches rouges sur le ventre et les cuisses, l’enflure des ganglions. La mère regardait entre les jambes de sa fille et criait, sans pouvoir se dominer. Tous les soirs des mères hurlaient ainsi, avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s’agrippaient à ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulance déclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait espérer rien d’autre qu’une longue suite de scènes pareilles, indéfiniment renouvelées. Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone. Une seule chose peut-être changeait et c’était Rieux lui-même. Il le sentait ce soir-là, au pied du monument à la République, conscient seulement de la difficile indifférence qui commençait à l’emplir, regardant toujours la porte d’hôtel où Rambert avait disparu.
Au bout de ces semaines harassantes, après tous ces
crépuscules où la ville se déversait dans les rues pour y tourner en rond, Rieux comprenait qu’il n’avait plus à se défendre contre la pitié. On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile. Et dans la sensation de ce cœur fermé lentement sur lui-même, le docteur trouvait le seul soulagement de ces journées écrasantes. Il savait que sa tâche en serait facilitée. C’est pourquoi il s’en réjouissait. Lorsque sa mère, le recevant à deux heures du matin, s’affligeait du regard vide qu’il posait sur elle, elle déplorait précisément le seul adoucissement que Rieux pût alors recevoir. Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler. Mais comment cela pouvait-il être sensible à Rambert ? L’abstraction pour Rambert était tout ce qui s’opposait à son bonheur. Et à la vérité, Rieux savait que le journaliste avait raison, dans un certain sens. Mais il savait aussi qu’il arrive que l’abstraction se montre plus forte que le bonheur et qu’il faut alors, et seulement, en tenir compte. C’est ce qui devait arriver à Rambert et le docteur put l’apprendre dans le détail par des confidences que Rambert lui fit ultérieurement. Il put ainsi suivre, et sur un nouveau plan, cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cité pendant cette longue période.
Mais là où les uns voyaient l’abstraction, d’autres voyaient la vérité. La fin du premier mois de peste fut assombrie en effet par une recrudescence marquée de l’épidémie et un prêche véhément du père Paneloux, le jésuite qui avait assisté le vieux Michel au début de sa maladie. Le père Paneloux s’était déjà distingué par des collaborations fréquentes au bulletin de la Société géographique d’Oran, où ses reconstitutions épigraphiques faisaient autorité. Mais il avait gagné une audience plus étendue que celle d’un spécialiste en faisant une série de conférences sur l’individualisme moderne. Il s’y était fait le défenseur chaleureux d’un christianisme exigeant, également éloigné du libertinage moderne et de l’obscurantisme des siècles passés. À cette occasion, il n’avait pas marchandé de dures vérités à son auditoire. De là, sa réputation.
Or, vers la fin de ce mois, les autorités ecclésiastiques de notre ville décidèrent de lutter contre la peste par leurs propres moyens, en organisant une semaine de prières collectives. Ces manifestations de la piété publique devaient se terminer le dimanche par une messe solennelle placée sous l’invocation de saint Roch, le saint pestiféré. À cette occasion, on avait demandé au père Paneloux de prendre la parole. Depuis une quinzaine de
jours, celui-ci s’était arraché à ses travaux sur saint Augustin et l’Église africaine qui lui avaient conquis une place à part dans son ordre. D’une nature fougueuse et passionnée, il avait accepté avec résolution la mission dont on le chargeait. Longtemps avant ce prêche, on en parlait déjà en ville et il marqua, à sa manière, une date importante dans l’histoire de cette période.
La semaine fut suivie par un nombreux public. Ce n’est pas qu’en temps ordinaire les habitants d’Oran soient particulièrement pieux. Le dimanche matin, par exemple, les bains de mer font une concurrence sérieuse à la messe. Ce n’était pas non plus qu’une subite conversion les eût illuminés. Mais, d’une part, la ville fermée et le port interdit, les bains n’étaient plus possibles, et, d’autre part, ils se trouvaient dans un état d’esprit bien particulier où, sans avoir admis au fond d’eux-mêmes les événements surprenants qui les frappaient, ils sentaient bien, évidemment, que quelque chose était changé. Beaucoup cependant espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien. La peste n’était pour eux qu’une visiteuse désagréable qui devait partir un jour puisqu’elle était venue. Effrayés, mais non désespérés, le moment n’était pas encore arrivé où la peste leur apparaîtrait comme la forme même de leur vie et où ils oublieraient l’existence que, jusqu’à elle, ils avaient pu mener. En somme, ils étaient dans l’attente. À l’égard de la religion, comme de beaucoup d’autres problèmes, la peste leur avait donné une tournure d’esprit singulière, aussi éloignée de
l’indifférence que de la passion et qu’on pouvait assez bien définir par le mot « objectivité ». La plupart de ceux qui suivirent la semaine de prières auraient fait leur, par exemple, le propos qu’un des fidèles devait tenir devant le docteur Rieux : « De toute façon, ça ne peut pas faire de mal. » Tarrou lui-même, après avoir noté dans ses carnets que les Chinois, en pareil cas, vont jouer du tambourin devant le génie de la peste, remarquait qu’il était absolument impossible de savoir si, en réalité, le tambourin se montrait plus efficace que les mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que, pour trancher la question, il eût fallu être renseigné sur l’existence d’un génie de la peste et que notre ignorance sur ce point stérilisait toutes les opinions qu’on pouvait avoir.
La cathédrale de notre ville, en tout cas, fut à peu près remplie par les fidèles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoup d’habitants restaient encore dans les jardins de palmiers et de grenadiers qui s’étendent devant le porche, pour écouter la marée d’invocations et de prières qui refluaient jusque dans les rues. Peu à peu, l’exemple aidant, les mêmes auditeurs se décidèrent à entrer et à mêler une voix timide aux répons de l’assistance. Et le dimanche, un peuple considérable envahit la nef, débordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis la veille, le ciel s’était assombri, la pluie tombait à verse. Ceux qui se tenaient dehors avaient ouvert leurs parapluies. Une odeur d’encens et d’étoffes mouillées flottait dans la cathédrale quand le père Paneloux monta en chaire.
Il était de taille moyenne, mais trapu. Quand il
s’appuya sur le rebord de la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de lui qu’une forme épaisse et noire surmontée des deux taches de ses joues, rubicondes sous les lunettes d’acier. Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance d’une seule phrase véhémente et martelée :
« Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité », un remous parcourut l’assistance jusqu’au parvis.
Logiquement, ce qui suivit ne semblait pas se raccorder à cet exorde pathétique. Ce fut la suite du discours qui fit seulement comprendre à nos concitoyens que, par un procédé oratoire habile, le père avait donné en une seule fois, comme on assène un coup, le thème de son prêche entier. Paneloux, tout de suite après cette phrase, en effet, cita le texte de l’Exode relatif à la peste en Égypte et dit : « La première fois que ce fléau apparaît dans l’histoire, c’est pour frapper les ennemis de Dieu. Pharaon s’oppose aux desseins éternels et la peste le fait alors tomber à genoux. Depuis le début de toute l’histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles. Méditez cela et tombez à genoux. »
La pluie redoublait au-dehors et cette dernière phrase, prononcée au milieu d’un silence absolu, rendu plus profond encore par le crépitement de l’averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que quelques auditeurs, après une seconde d’hésitation, se laissèrent glisser de leur chaise sur le prie-Dieu. D’autres crurent qu’il fallait suivre leur exemple si bien que, de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement de
quelques chaises, tout l’auditoire se trouva bientôt à genoux. Paneloux se redressa alors, respira profondément et reprit sur un ton de plus en plus accentué : « Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l’immense grange de l’univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu’à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d’appelés que d’élus, et ce malheur n’a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s’est reposé sur la miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort. Le moment venu, on l’éprouverait assurément. D’ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien, cela ne pouvait durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! »
Dans la salle quelqu’un s’ébroua, comme un cheval impatient. Après une courte pause, le père reprit, sur un ton plus bas : « On lit dans la Légende dorée qu’au temps du roi Humbert, en Lombardie, l’Italie fut ravagée d’une peste si violente qu’à peine les vivants suffisaient-ils à enterrer les morts et cette peste sévissait surtout à Rome et à Pavie. Et un bon ange apparut visiblement, qui donnait des ordres au mauvais ange qui portait un épieu de chasse et il lui ordonnait de frapper les maisons ; et
autant de fois qu’une maison recevait de coups, autant y avait-il de morts qui en sortaient. »
Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis, comme s’il montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de la pluie : « Mes frères, dit- il avec force, c’est la même chasse mortelle qui court aujourd’hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la peste, beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé au-dessus de vos toits, la main droite portant l’épieu rouge à hauteur de sa tête, la main gauche désignant l’une de vos maisons. À l’instant, peut-être, son doigt se tend vers votre porte, l’épieu résonne sur le bois ; à l’instant encore, la peste entre chez vous, s’assied dans votre chambre et attend votre retour. Elle est là, patiente et attentive, assurée comme l’ordre même du monde. Cette main qu’elle vous tendra, nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine science humaine, ne peut faire que vous l’évitiez. Et battus sur l’aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec la paille. »
Ici, le père reprit avec plus d’ampleur encore l’image pathétique du fléau. Il évoqua l’immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantée, éparpillant enfin le sang et la douleur humaine « pour des semailles qui prépareraient les moissons de la vérité ».
Au bout de sa longue période, le père Paneloux s’arrêta, les cheveux sur le front, le corps agité d’un tremblement que ses mains communiquaient à la chaire et reprit, plus sourdement, mais sur un ton accusateur :
« Oui, l’heure est venue de réfléchir. Vous avez cru qu’il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées. Vous avez pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle. Mais Dieu n’est pas tiède. Ces rapports espacés ne suffisaient pas à sa dévorante tendresse. Il voulait vous voir plus longtemps, c’est sa manière de vous aimer et, à vrai dire, c’est la seule manière d’aimer. Voilà pourquoi, fatigué d’attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visiter comme il a visité toutes les villes du péché depuis que les hommes ont une histoire. Vous savez maintenant ce qu’est le péché, comme l’ont su Caïn et ses fils, ceux d’avant le déluge, ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et aussi tous les maudits. Et comme tous ceux-là l’ont fait, c’est un regard neuf que vous portez sur les êtres et sur les choses, depuis le jour où cette ville a refermé ses murs autour de vous et du fléau. Vous savez maintenant, et enfin, qu’il faut venir à l’essentiel. »
Un vent humide s’engouffrait à présent sous la nef et les flammes des cierges se courbèrent en grésillant. Une odeur épaisse de cire, des toux, un éternuement montèrent vers le père Paneloux qui, revenant sur son exposé avec une subtilité qui fut très appréciée, reprit d’une voix calme : « Beaucoup d’entre vous, je le sais, se demandent justement où je veux en venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous apprendre à vous réjouir, malgré tout ce que j’ai dit. Le temps n’est plus où des conseils, une main fraternelle étaient les moyens de vous pousser vers le bien. Aujourd’hui, la vérité est un ordre.
Et le chemin du salut, c’est un épieu rouge qui vous le montre et vous y pousse. C’est ici, mes frères, que se manifeste enfin la miséricorde divine qui a mis en toute chose le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste et le salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous montre la voie.
« Il y a bien longtemps, les chrétiens d’Abyssinie voyaient dans la peste un moyen efficace, d’origine divine, de gagner l’éternité. Ceux qui n’étaient pas atteints s’enroulaient dans les draps des pestiférés afin de mourir certainement. Sans doute cette fureur de salut n’est-elle pas recommandable. Elle marque une précipitation regrettable, bien proche de l’orgueil. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout ce qui prétend accélérer l’ordre immuable, qu’il a établi une fois pour toutes, conduit à l’hérésie. Mais, du moins, cet exemple comporte sa leçon. À nos esprits plus clairvoyants, il fait valoir seulement cette lueur exquise d’éternité qui gît au fond de toute souffrance. Elle éclaire, cette lueur, les chemins crépusculaires qui mènent vers la délivrance. Elle manifeste la volonté divine qui, sans défaillance, transforme le mal en bien. Aujourd’hui encore, à travers ce cheminement de mort, d’angoisses et de clameurs, elle nous guide vers le silence essentiel et vers le principe de toute vie. Voilà, mes frères, l’immense consolation que je voulais vous apporter pour que ce ne soient pas seulement des paroles qui châtient que vous emportiez d’ici, mais aussi un verbe qui apaise. »
On sentait que Paneloux avait fini. Au-dehors, la pluie avait cessé. Un ciel mêlé d’eau et de soleil déversait sur la
place une lumière plus jeune. De la rue montaient des bruits de voix, des glissements de véhicules, tout le langage d’une ville qui s’éveille. Les auditeurs réunissaient discrètement leurs affaires dans un remue- ménage assourdi. Le père reprit cependant la parole et dit qu’après avoir montré l’Origine divine de la peste et le caractère punitif de ce fléau, il en avait terminé et qu’il ne ferait pas appel pour sa conclusion à une éloquence qui serait déplacée, touchant une matière si tragique. Il lui semblait que tout devait être clair à tous. Il rappela seulement qu’à l’occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu Marais s’était plaint d’être plongé dans l’enfer, à vivre ainsi sans secours et sans espérance. Eh bien ! Mathieu Marais était aveugle ! Jamais plus qu’aujourd’hui, au contraire, le père Paneloux n’avait senti le secours divin et l’espérance chrétienne qui étaient offerts à tous. Il espérait contre tout espoir que, malgré l’horreur de ces journées et les cris des agonisants, nos concitoyens adresseraient au ciel la seule parole qui fût chrétienne et qui était d’amour. Dieu ferait le reste.
Ce prêche eut-il de l’effet sur nos concitoyens, il est difficile de le dire. M. Othon, le juge d’instruction, déclara au docteur Rieux qu’il avait trouvé l’exposé du père Paneloux « absolument irréfutable ». Mais tout le monde n’avait pas d’opinion aussi catégorique. Simplement, le prêche rendit plus sensible à certains l’idée, vague jusque- là, qu’ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s’adaptaient à la claustration, pour d’autres, au contraire, leur seule idée fut dès lors de s’évader de cette prison.
Les gens avaient d’abord accepté d’être coupés de l’extérieur comme ils auraient accepté n’importe quel ennui temporaire qui ne dérangerait que quelques-unes de leurs habitudes. Mais, soudain conscients d’une sorte de séquestration, sous le couvercle du ciel où l’été commençait de grésiller, ils sentaient confusément que cette réclusion menaçait toute leur vie et, le soir venu, l’énergie qu’ils retrouvaient avec la fraîcheur les jetait parfois à des actes désespérés.
Tout d’abord, et que ce soit ou non par l’effet d’une coïncidence, c’est à partir de ce dimanche qu’il y eut dans notre ville une sorte de peur assez générale et assez profonde pour qu’on pût soupçonner que nos concitoyens
commençaient vraiment à prendre conscience de leur situation. De ce point de vue, le climat où nous vivions dans notre ville fut un peu modifié. Mais, en vérité, le changement était-il dans le climat ou dans les cœurs, voilà la question.
Peu de jours après le prêche, Rieux qui commentait cet événement avec Grand, en se dirigeant vers les faubourgs, heurta dans la nuit un homme qui se dandinait devant eux, sans essayer d’avancer. À ce même moment, les lampadaires de notre ville, qu’on allumait de plus en plus tard, resplendirent brusquement. La haute lampe placée derrière les promeneurs éclaira subitement l’homme qui riait sans bruit, les yeux fermés. Sur son visage blanchâtre, distendu par une hilarité muette, la sueur coulait à grosses gouttes. Ils passèrent.
- C’est un fou, dit Grand.
Rieux, qui venait de lui prendre le bras pour l’entraîner, sentit que l’employé tremblait d’énervement.
- Il n’y aura bientôt plus que des fous dans nos murs, fit Rieux.
La fatigue aidant, il se sentait la gorge sèche.
- Buvons quelque chose.
Dans le petit café où ils entrèrent, et qui était éclairé par une seule lampe au-dessus du comptoir, les gens parlaient à voix basse, sans raison apparente, dans l’air épais et rougeâtre. Au comptoir, Grand, à la surprise du docteur, commanda un alcool qu’il but d’un trait et dont il déclara qu’il était fort. Puis il voulut sortir. Au-dehors, il
semblait à Rieux que la nuit était pleine de gémissements. Quelque part dans le ciel noir, au-dessus des lampadaires, un sifflement sourd lui rappela l’invisible fléau qui brassait inlassablement l’air chaud.
- Heureusement, heureusement, disait Grand. Rieux se demandait ce qu’il voulait dire.
- Heureusement, disait l’autre, j’ai mon travail.
- Oui, dit Rieux, c’est un avantage.
Et, décidé à ne pas écouter le sifflement, il demanda à Grand s’il était content de ce travail.
- Eh bien, je crois que je suis dans la bonne voie.
- Vous en avez encore pour longtemps ?
Grand parut s’animer, la chaleur de l’alcool passa dans sa voix.
- Je ne sais pas. Mais la question n’est pas là, docteur, ce n’est pas la question, non.
Dans l’obscurité, Rieux devinait qu’il agitait ses bras. Il semblait préparer quelque chose qui vint brusquement, avec volubilité :
- Ce que je veux, voyez-vous, docteur, c’est que le jour où le manuscrit arrivera chez l’éditeur, celui-ci se lève après l’avoir lu et dise à ses collaborateurs :
« Messieurs, chapeau bas ! »
Cette brusque déclaration surprit Rieux. Il lui sembla que son compagnon faisait le geste de se découvrir, portant la main à sa tête, et ramenant son bras à
l’horizontale. Là-haut, le bizarre sifflement semblait reprendre avec plus de force.
- Oui, disait Grand, il faut que ce soit parfait.
Quoique peu averti des usages de la littérature, Rieux avait cependant l’impression que les choses ne devaient pas se passer aussi simplement et que, par exemple, les éditeurs, dans leurs bureaux, devaient être nu-tête. Mais, en fait, on ne savait jamais, et Rieux préféra se taire. Malgré lui, il prêtait l’oreille aux rumeurs mystérieuses de la peste. On approchait du quartier de Grand et comme il était un peu surélevé, une légère brise les rafraîchissait qui nettoyait en même temps la ville de tous ses bruits. Grand continuait cependant de parler et Rieux ne saisissait pas tout ce que disait le bonhomme. Il comprit seulement que l’œuvre en question avait déjà beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener à la perfection lui était très douloureuse. « Des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction. » Ici, Grand s’arrêta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trébuchant de sa bouche mal garnie.
- Comprenez bien, docteur. À la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais e t et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais assurément, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas.
- Oui, dit Rieux, je comprends.
Et il se remit en route. L’autre parut confus, vint à
nouveau à sa hauteur.
- Excusez-moi, bredouilla-t-il. Je ne sais pas ce que j’ai ce soir !
Rieux lui frappa doucement sur l’épaule et lui dit qu’il désirait l’aider et que son histoire l’intéressait beaucoup. Grand parut un peu rasséréné et, arrivé devant la maison, après avoir hésité, offrit au docteur de monter un moment. Rieux accepta.
Dans la salle à manger, Grand l’invita à s’asseoir devant une table pleine de papiers couverts de ratures sur une écriture microscopique.
- Oui, c’est ça, dit Grand au docteur qui l’interrogeait du regard. Mais voulez-vous boire quelque chose ? J’ai un peu de vin.
Rieux refusa. Il regardait les feuilles de papier.
- Ne regardez pas, dit Grand. C’est ma première phrase. Elle me donne du mal, beaucoup de mal.
Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attirée par l’une d’elles qu’il éleva en transparence devant l’ampoule électrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employé était moite.
- Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.
L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude.
- Oui, dit-il je crois que j’en ai envie.
Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis
s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » Le silence revint et, avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux :
- Qu’en pensez-vous ?
Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.
- Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »
Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine
mesure, elle gardait une facilité de ton qui l’apparentait de loin, mais qui l’apparentait tout de même, à un cliché. C’était, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous les fenêtres. Rieux se leva.
- Vous verrez ce que j’en ferai, disait Grand, et, tourné vers la fenêtre, il ajouta : « Quand tout cela sera fini. »
Mais les bruits de pas précipités reprenaient. Rieux descendait déjà et deux hommes passèrent devant lui quand il fut dans la rue. Apparemment, ils allaient vers les portes de la ville. Certains de nos concitoyens en effet, perdant la tête entre la chaleur et la peste, s’étaient déjà laissés aller à la violence et avaient essayé de tromper la vigilance des barrages pour fuir hors de la ville.
D’autres, comme Rambert, essayaient aussi de fuir cette atmosphère de panique naissante, mais avec plus d’obstination et d’adresse, sinon plus de succès. Rambert avait d’abord continué ses démarches officielles. Selon ce qu’il disait, il avait toujours pensé que l’obstination finit par triompher de tout et, d’un certain point de vue, c’était son métier d’être débrouillard. Il avait donc visité une grande quantité de fonctionnaires et de gens dont on ne discutait pas ordinairement la compétence. Mais, en l’espèce, cette compétence ne leur servait à rien. C’étaient, la plupart du temps, des hommes qui avaient des idées précises et bien classées sur tout ce qui concerne la banque, ou l’exportation, ou les agrumes, ou encore le commerce des vins ; qui possédaient d’indiscutables connaissances dans des problèmes de contentieux ou d’assurances, sans compter des diplômes solides et une bonne volonté évidente. Et même, ce qu’il y avait de plus frappant chez tous, c’était la bonne volonté. Mais en matière de peste, leurs connaissances étaient à peu près nulles.
Devant chacun d’eux cependant, et chaque fois que cela avait été possible, Rambert avait plaidé sa cause. Le fond de son argumentation consistait toujours à dire qu’il était étranger à notre ville et que, par conséquent, son cas
devait être spécialement examiné. En général, les interlocuteurs du journaliste admettaient volontiers ce point. Mais ils lui représentaient ordinairement que c’était aussi le cas d’un certain nombre de gens et que, par conséquent, son affaire n’était pas aussi particulière qu’il l’imaginait. À quoi Rambert pouvait répondre que cela ne changeait rien au fond de son argumentation, on lui répondait que cela changeait quelque chose aux difficultés administratives qui s’opposaient à toute mesure de faveur risquant de créer ce que l’on appelait, avec une expression de grande répugnance, un précédent. Selon la classification que Rambert proposa au docteur Rieux, ce genre de raisonneurs constituait la catégorie des formalistes. À côté d’eux, on pouvait encore trouver les bien-parlants, qui assuraient le demandeur que rien de tout cela ne pouvait durer et qui, prodigues de bons conseils quand on leur demandait des décisions, consolaient Rambert en décidant qu’il s’agissait seulement d’un ennui momentané. Il y avait aussi les importants, qui priaient leur visiteur de laisser une note résumant son cas et qui l’informaient qu’ils statueraient sur ce cas ; les futiles, qui lui proposaient des bons de logement ou des adresses de pensions économiques ; les méthodiques, qui faisaient remplir une fiche et la classaient ensuite ; les débordés, qui levaient les bras, et les importunés, qui détournaient les yeux ; il y avait enfin les traditionnels, de beaucoup les plus nombreux, qui indiquaient à Rambert un autre bureau ou une nouvelle démarche à faire.
Le journaliste s’était ainsi épuisé en visites et il avait pris une idée juste de ce que pouvait être une mairie ou
une préfecture, à force d’attendre sur une banquette de moleskine devant de grandes affiches invitant à souscrire à des bons du Trésor, exempts d’impôts, ou à s’engager dans l’armée coloniale, à force d’entrer dans des bureaux où les visages se laissaient aussi facilement prévoir que le classeur à tirettes et les étagères de dossiers. L’avantage, comme le disait Rambert à Rieux, avec une nuance d’amertume, c’est que tout cela lui masquait la véritable situation. Les progrès de la peste lui échappaient pratiquement. Sans compter que les jours passaient ainsi plus vite et, dans la situation où se trouvait la ville entière, on pouvait dire que chaque jour passé rapprochait chaque homme, à condition qu’il ne mourût pas, de la fin de ses épreuves. Rieux dut reconnaître que ce point était vrai, mais qu’il s’agissait cependant d’une vérité un peu trop générale.
À un moment donné, Rambert conçut de l’espoir. Il avait reçu de la préfecture un bulletin de renseignements, en blanc, qu’on le priait de remplir exactement. Le bulletin s’inquiétait de son identité, sa situation de famille, ses ressources, anciennes et actuelles, et de ce qu’on appelait son curriculum vitae. Il eut l’impression qu’il s’agissait d’une enquête destinée à recenser les cas des personnes susceptibles d’être renvoyées dans leur résidence habituelle. Quelques renseignements confus, recueillis dans un bureau, confirmèrent cette impression. Mais, après quelques démarches précises, il parvint à retrouver le service qui avait envoyé le bulletin et on lui dit alors que ces renseignements avaient été recueillis
« pour le cas ».
- Pour le cas de quoi ? demanda Rambert.
On lui précisa alors que c’était au cas où il tomberait malade de la peste et en mourrait, afin de pouvoir, d’une part, prévenir sa famille et, d’autre part, savoir s’il fallait imputer les frais d’hôpital au budget de la ville ou si l’on pouvait en attendre le remboursement de ses proches. Évidemment, cela prouvait qu’il n’était pas tout à fait séparé de celle qui l’attendait, la société s’occupant d’eux. Mais cela n’était pas une consolation. Ce qui était plus remarquable, et Rambert le remarqua en conséquence, c’était la manière dont, au plus fort d’une catastrophe, un bureau pouvait continuer son service et prendre des initiatives d’un autre temps, souvent à l’insu des plus hautes autorités, pour la seule raison qu’il était fait pour ce service.
La période qui suivit fut pour Rambert à la fois la plus facile et la plus difficile. C’était une période d’engourdissement. Il avait vu tous les bureaux, fait toutes les démarches, les issues de ce côté-là étaient pour le moment bouchées. Il errait alors de café en café. Il s’asseyait, le matin, à une terrasse, devant un verre de bière tiède, lisait un journal avec l’espoir d’y trouver quelques signes d’une fin prochaine de la maladie, regardait au visage les passants de la rue, se détournait avec dégoût de leur expression de tristesse et après avoir lu, pour la centième fois, les enseignes des magasins qui lui faisaient face, la publicité des grands apéritifs que déjà on ne servait plus, il se levait et marchait au hasard dans les rues jaunes de la ville. De promenades solitaires en
cafés et de cafés en restaurants, il atteignait ainsi le soir. Rieux l’aperçut, un soir précisément, à la porte d’un café où le journaliste hésitait à entrer. Il sembla se décider et alla s’asseoir au fond de la salle. C’était cette heure où dans les cafés, par ordre supérieur, on retardait alors le plus possible le moment de donner la lumière. Le crépuscule envahissait la salle comme une eau grise, le rose du ciel couchant se reflétait dans les vitres, et les marbres des tables reluisaient faiblement dans l’obscurité commençante. Au milieu de la salle déserte, Rambert semblait une ombre perdue et Rieux pensa que c’était l’heure de son abandon. Mais c’était aussi le moment où tous les prisonniers de cette ville sentaient le leur et il fallait faire quelque chose pour hâter leur délivrance. Rieux se détourna.
Rambert passait aussi de longs moments dans la gare. L’accès des quais était interdit. Mais les salles d’attente qu’on atteignait de l’extérieur restaient ouvertes et, quelquefois, des mendiants s’y installaient aux jours de chaleur parce qu’elles étaient ombreuses et fraîches. Rambert venait y lire d’anciens horaires, les pancartes interdisant de cracher et le règlement de la police des trains. Puis, il s’asseyait dans un coin. La salle était sombre. Un vieux poêle de fonte refroidissait depuis des mois, au milieu des décalques en huit de vieux arrosages. Au mur, quelques affiches plaidaient pour une vie heureuse et libre à Bandol ou à Cannes. Rambert touchait ici cette sorte d’affreuse liberté qu’on trouve au fond du dénuement. Les images qui lui étaient le plus difficiles à porter alors, du moins selon ce qu’il en disait à Rieux,
étaient celles de Paris. Un paysage de vieilles pierres et d’eaux, les pigeons du Palais-Royal, la gare du Nord, les quartiers déserts du Panthéon, et quelques autres lieux d’une ville qu’il ne savait pas avoir tant aimée poursuivaient alors Rambert et l’empêchaient de rien faire de précis. Rieux pensait seulement qu’il identifiait ces images à celles de son amour. Et, le jour où Rambert lui dit qu’il aimait se réveiller à quatre heures du matin et penser à sa ville, le docteur n’eut pas de peine à traduire du fond de sa propre expérience qu’il aimait imaginer alors la femme qu’il avait laissée. C’était l’heure, en effet, où il pouvait se saisir d’elle. À quatre heures du matin, on ne fait rien en général et l’on dort, même si la nuit a été une nuit de trahison. Oui, on dort à cette heure-là, et cela est rassurant puisque le grand désir d’un cœur inquiet est de posséder interminablement l’être qu’il aime ou de pouvoir plonger cet être, quand le temps de l’absence est venu, dans un sommeil sans rêves qui ne puisse prendre fin qu’au jour de la réunion.
Peu après le prêche, les chaleurs commencèrent. On arrivait à la fin du mois de juin. Au lendemain des pluies tardives qui avaient marqué le dimanche du prêche, l’été éclata d’un seul coup dans le ciel et au-dessus des maisons. Un grand vent brûlant se leva d’abord qui souffla pendant un jour et qui dessécha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumière inondèrent la ville à longueur de journée. En dehors des rues à arcades et des appartements, il semblait qu’il n’était pas un point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plus aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s’ils s’arrêtaient, il les frappait alors. Comme ces premières chaleurs coïncidèrent avec un accroissement en flèche du nombre des victimes, qui se chiffra à près de sept cents par semaine, une sorte d’abattement s’empara de la ville. Parmi les faubourgs, entre les rues plates et les maisons à terrasses, l’animation décrut et, dans ce quartier où les gens vivaient toujours sur leur seuil, toutes les portes étaient fermées et les persiennes closes, sans qu’on pût savoir si c’était de la peste ou du soleil qu’on entendait ainsi se protéger. De quelques maisons, pourtant, sortaient des gémissements. Auparavant, quand cela arrivait, on voyait souvent des curieux qui se tenaient dans la rue, aux écoutes. Mais, après ces longues alertes, il semblait que le cœur de chacun se fût endurci et tous
marchaient ou vivaient à côté des plaintes comme si elles avaient été le langage naturel des hommes.
Les bagarres aux portes, pendant lesquelles les gendarmes avaient dû faire usage de leurs armes, créèrent une sourde agitation. Il y avait eu sûrement des blessés, mais on parlait de morts en ville où tout s’exagérait par l’effet de la chaleur et de la peur. Il est vrai, en tout cas, que le mécontentement ne cessait de grandir, que nos autorités avaient craint le pire et envisagé sérieusement les mesures à prendre dans le cas où cette population, maintenue sous le fléau, se serait portée à la révolte. Les journaux publièrent des décrets qui renouvelaient l’interdiction de sortir et menaçaient de peines de prison les contrevenants. Des patrouilles parcoururent la ville. Souvent, dans les rues désertes et surchauffées, on voyait avancer, annoncés d’abord par le bruit des sabots sur les pavés, des gardes à cheval qui passaient entre des rangées de fenêtres closes. La patrouille disparue, un lourd silence méfiant retombait sur la ville menacée. De loin en loin, claquaient les coups de feu des équipes spéciales chargées, par une récente ordonnance, de tuer les chiens et les chats qui auraient pu communiquer des puces. Ces détonations sèches contribuaient à mettre dans la ville une atmosphère d’alerte.
Dans la chaleur et le silence, et pour le cœur épouvanté de nos concitoyens, tout prenait d’ailleurs une importance plus grande. Les couleurs du ciel et les odeurs de la terre
qui font le passage des saisons étaient, pour la première fois, sensibles à tous. Chacun comprenait avec effroi que les chaleurs aideraient l’épidémie, et, dans le même temps, chacun voyait que l’été s’installait. Le cri des martinets dans le ciel du soir devenait plus grêle au- dessus de la ville. Il n’était plus à la mesure de ces crépuscules de juin qui reculent l’horizon dans notre pays. Les fleurs sur les marchés n’arrivaient plus en boutons, elles éclataient déjà et, après la vente du matin, leurs pétales jonchaient les trottoirs poussiéreux. On voyait clairement que le printemps s’était exténué, qu’il s’était prodigué dans des milliers de fleurs éclatant partout à la ronde et qu’il allait maintenant s’assoupir, s’écraser lentement sous la double pesée de la peste et de la chaleur. Pour tous nos concitoyens, ce ciel d’été, ces rues qui pâlissaient sous les teintes de la poussière et de l’ennui, avaient le même sens menaçant que la centaine de morts dont la ville s’alourdissait chaque jour. Le soleil incessant, ces heures au goût de sommeil et de vacances, n’invitaient plus comme auparavant aux fêtes de l’eau et de la chair. Elles sonnaient creux au contraire dans la ville close et silencieuse. Elles avaient perdu l’éclat cuivré des saisons heureuses. Le soleil de la peste éteignait toutes les couleurs et faisait fuir toute joie.
C’était là une des grandes révolutions de la maladie. Tous nos concitoyens accueillaient ordinairement l’été avec allégresse. La ville s’ouvrait alors vers la mer et déversait sa jeunesse sur les plages. Cet été-là, au contraire, la mer proche était interdite et le corps n’avait plus droit à ses joies. Que faire dans ces conditions ? C’est
encore Tarrou qui donne l’image la plus fidèle de notre vie d’alors. Il suivait, bien entendu, les progrès de la peste en général, notant justement qu’un tournant de l’épidémie avait été marqué par la radio lorsqu’elle n’annonça plus des centaines de décès par semaine, mais quatre-vingt- douze, cent sept et cent vingt morts par jour. « Les journaux et les autorités jouent au plus fin avec la peste. Ils s’imaginent qu’ils lui enlèvent des points parce que cent trente est un moins gros chiffre que neuf cent dix. » Il évoquait aussi les aspects pathétiques ou spectaculaires de l’épidémie, comme cette femme qui, dans un quartier désert, aux persiennes closes, avait brusquement ouvert une fenêtre, au-dessus de lui, et poussé deux grands cris avant de rabattre les volets sur l’ombre épaisse de la chambre. Mais il notait par ailleurs que les pastilles de menthe avaient disparu des pharmacies parce que beaucoup de gens en suçaient pour se prémunir contre une contagion éventuelle.
Il continuait aussi d’observer ses personnages favoris. On apprenait que le petit vieux aux chats vivait, lui aussi, dans la tragédie. Un matin, en effet, des coups de feu avaient claqué et, comme l’écrivait Tarrou, quelques crachats de plomb avaient tué la plupart des chats et terrorisé les autres, qui avaient quitté la rue. Le même jour, le petit vieux était sorti sur le balcon, à l’heure habituelle, avait marqué une certaine surprise, s’était penché, avait scruté les extrémités de la rue et s’était résigné à attendre. Sa main frappait à petits coups la grille du balcon. Il avait attendu encore, émietté un peu de papier, était rentré, sorti de nouveau, puis, au bout d’un
certain temps, il avait disparu brusquement, fermant derrière lui avec colère ses portes-fenêtres. Les jours suivants, la même scène se renouvela, mais on pouvait lire sur les traits du petit vieux une tristesse et un désarroi de plus en plus manifestes. Au bout d’une semaine, Tarrou attendit en vain l’apparition quotidienne et les fenêtres restèrent obstinément fermées sur un chagrin bien compréhensible. « En temps de peste, défense de cracher sur les chats », telle était la conclusion des carnets.
D’un autre côté, quand Tarrou rentrait le soir, il était toujours sûr de rencontrer dans le hall la figure sombre du veilleur de nuit qui se promenait de long en large. Ce dernier ne cessait de rappeler à tout venant qu’il avait prévu ce qui arrivait. À Tarrou, qui reconnaissait lui avoir entendu prédire un malheur, mais qui lui rappelait son idée de tremblement de terre, le vieux gardien répondait : « Ah ! si c’était un tremblement de terre ! Une bonne secousse et on n’en parle plus… On compte les morts, les vivants, et le tour est joué. Mais cette cochonnerie de maladie ! Même ceux qui ne l’ont pas la portent dans leur cœur. »
Le directeur n’était pas moins accablé. Au début, les voyageurs, empêchés de quitter la ville, avaient été maintenus à l’hôtel par la fermeture de la cité. Mais peu à peu, l’épidémie se prolongeant, beaucoup avaient préféré se loger chez des amis. Et les mêmes raisons qui avaient rempli toutes les chambres de l’hôtel les gardaient vides depuis lors, puisqu’il n’arrivait plus de nouveaux voyageurs dans notre ville. Tarrou restait un des rares
locataires et le directeur ne manquait jamais une occasion de lui faire remarquer que, sans son désir d’être agréable à ses derniers clients, il aurait fermé son établissement depuis longtemps. Il demandait souvent à Tarrou d’évaluer la durée probable de l’épidémie : « On dit, remarquait Tarrou, que les froids contrarient ces sortes de maladies. » Le directeur s’affolait : « Mais il ne fait jamais réellement froid ici, monsieur. De toute façon, cela nous ferait encore plusieurs mois. » Il était sûr d’ailleurs que les voyageurs se détourneraient longtemps encore de la ville. Cette peste était la ruine du tourisme.
Au restaurant, après une courte absence, on vit réapparaître M. Othon, l’homme-chouette, mais suivi seulement des deux chiens savants. Renseignements pris, la femme avait soigné et enterré sa propre mère et poursuivait en ce moment sa quarantaine.
- Je n’aime pas ça, dit le directeur à Tarrou. Quarantaine ou pas, elle est suspecte, et eux aussi par conséquent.
Tarrou lui faisait remarquer que, de ce point de vue, tout le monde était suspect. Mais l’autre était catégorique et avait sur la question des vues bien tranchées :
- Non, monsieur, ni vous ni moi ne sommes suspects.
Eux le sont.
Mais M. Othon ne changeait pas pour si peu et, cette fois, la peste en était pour ses frais. Il entrait de la même façon dans la salle de restaurant, s’asseyait avant ses enfants et leur tenait toujours des propos distingués et hostiles. Seul, le petit garçon avait changé d’aspect. Vêtu
de noir comme sa sœur, un peu plus tassé sur lui-même, il semblait la petite ombre de son père. Le veilleur de nuit, qui n’aimait pas M. Othon, avait dit à Tarrou :
- Ah ! celui-là, il crèvera tout habillé. Comme ça, pas besoin de toilette. Il s’en ira tout droit.
Le prêche de Paneloux était aussi rapporté, mais avec le commentaire suivant : « Je comprends cette sympathique ardeur. Au commencement des fléaux et lorsqu’ils sont terminés, on fait toujours un peu de rhétorique. Dans le premier cas, l’habitude n’est pas encore perdue et, dans le second, elle est déjà revenue. C’est au moment du malheur qu’on s’habitue à la vérité, c’est-à-dire au silence. Attendons. »