La Peste Albert Camus

Dans le même temps, d’ailleurs, des signes spontanés d’optimisme se manifestèrent. C’est ainsi qu’on enregistra une baisse sensible des prix. Du point de vue de l’économie pure, ce mouvement ne s’expliquait pas. Les difficultés restaient les mêmes, les formalités de quarantaine avaient été maintenues aux portes, et le ravitaillement était loin d’être amélioré. On assistait donc à un phénomène purement moral, comme si le recul de la peste se répercutait partout. En même temps, l’optimisme gagnait ceux qui vivaient auparavant en groupes et que la maladie avait obligés à la séparation.

Les deux couvents de la ville commencèrent à se reconstituer et la vie commune put reprendre. Il en fut de même pour les militaires, qu’on rassembla de nouveau dans les casernes restées libres : ils reprirent une vie normale de garnison. Ces petits faits étaient de grands signes.

La population vécut dans cette agitation secrète jusqu’au 25 janvier. Cette semaine-là, les statistiques tombèrent si bas qu’après consultation de la commission médicale, la préfecture annonça que l’épidémie pouvait être considérée comme enrayée. Le communiqué ajoutait, il est vrai, que, dans un esprit de prudence qui ne pouvait manquer d’être approuvé par la population, les portes de la ville resteraient fermées pendant deux semaines encore et les mesures prophylactiques maintenues pendant un mois. Durant cette période, au moindre signe que le péril pouvait reprendre, « le statu quo devait être maintenu et les mesures reconduites au-delà ». Tout le monde, cependant, fut d’accord pour considérer ces additions comme des clauses de style et, le soir du 25 janvier, une joyeuse agitation emplit la ville. Pour s’associer à l’allégresse générale, le préfet donna l’ordre de restituer l’éclairage du temps de la santé. Dans les rues illuminées, sous un ciel froid et pur, nos concitoyens se déversèrent alors en groupes bruyants et rieurs.

Certes, dans beaucoup de maisons, les volets restèrent clos et des familles passèrent en silence cette veillée que d’autres remplissaient de cris. Cependant, pour beaucoup de ces êtres endeuillés, le soulagement aussi était profond, soit que la peur de voir d’autres parents emportés fût

enfin calmée, soit que le sentiment de leur conservation personnelle ne fût plus en alerte. Mais les familles qui devaient rester le plus étrangères à la joie générale furent, sans contredit, celles qui, à ce moment même, avaient un malade aux prises avec la peste dans un hôpital et qui, dans les maisons de quarantaine ou chez elles, attendaient que le fléau en eût vraiment fini avec elles, comme il en avait fini avec les autres. Celles-là concevaient certes de l’espoir, mais elles en faisaient une provision qu’elles tenaient en réserve, et dans laquelle elles se défendaient de puiser avant d’en avoir vraiment le droit. Et cette attente, cette veillée silencieuse, à mi- distance de l’agonie et de la joie, leur paraissait plus cruelle encore, au milieu de la jubilation générale.

Mais ces exceptions n’enlevaient rien à la satisfaction des autres. Sans doute, la peste n’était pas encore finie et elle devait le prouver. Pourtant, dans tous les esprits déjà, avec des semaines d’avance, les trains partaient en sifflant sur des voies sans fin et les navires sillonnaient des mers lumineuses. Le lendemain, les esprits seraient plus calmes et les doutes renaîtraient. Mais pour le moment, la ville entière s’ébranlait, quittait ces lieux clos, sombres et immobiles, où elle avait jeté ses racines de pierre, et se mettait enfin en marche avec son chargement de survivants. Ce soir-là, Tarrou et Rieux, Rambert et les autres marchaient au milieu de la foule et sentaient eux aussi le sol manquer sous leurs pas. Longtemps après avoir quitté les boulevards, Tarrou et Rieux entendaient encore cette joie les poursuivre, à l’heure même où dans des ruelles désertes, ils longeaient

des fenêtres aux volets clos. Et à cause même de leur fatigue, ils ne pouvaient séparer cette souffrance, qui se prolongeait derrière les volets, de la joie qui emplissait les rues un peu plus loin. La délivrance qui approchait avait un visage mêlé de rires et de larmes.

À un moment où la rumeur se fit plus forte et plus joyeuse, Tarrou s’arrêta. Sur le pavé sombre, une forme courait légèrement. C’était un chat, le premier qu’on eût revu depuis le printemps. Il s’immobilisa un moment au milieu de la chaussée, hésita, lécha sa patte, la passa rapidement sur son oreille droite, reprit sa course silencieuse et disparut dans la nuit. Tarrou sourit. Le petit vieux aussi serait content.

Mais au moment où la peste semblait s’éloigner pour regagner la tanière inconnue d’où elle était sortie en silence, il y avait au moins quelqu’un dans la ville que ce départ jetait dans la consternation, et c’était Cottard, si l’on en croit les carnets de Tarrou.

À vrai dire, ces carnets deviennent assez bizarres à partir du moment où les statistiques commencent à baisser. Est-ce la fatigue, mais l’écriture en devient difficilement lisible et l’on passe trop souvent d’un sujet à l’autre. De plus, et pour la première fois, ces carnets manquent à l’objectivité et font place à des considérations personnelles. On trouve ainsi, au milieu d’assez longs passages concernant le cas de Cottard, un petit rapport sur le vieux aux chats. À en croire Tarrou, la peste n’avait jamais rien enlevé à sa considération pour ce personnage qui l’intéressait après l’épidémie, comme il l’avait intéressé avant et comme, malheureusement, il ne pourrait plus l’intéresser, quoique sa propre bienveillance, à lui, Tarrou, ne fût pas en cause. Car il avait cherché à le revoir. Quelques jours après cette soirée du 25 janvier, il s’était posté au coin de la petite rue. Les chats étaient là, se réchauffant dans les flaques de soleil, fidèles au rendez- vous. Mais à l’heure habituelle, les volets restèrent obstinément fermés. Au cours des jours suivants, Tarrou

ne les vit plus jamais ouverts. Il en avait conclu curieusement que le petit vieux était vexé ou mort, que s’il était vexé, c’est qu’il pensait avoir raison et que la peste lui avait fait tort, mais que s’il était mort, il fallait se demander à son propos, comme pour le vieil asthmatique, s’il avait été un saint. Tarrou ne le pensait pas, mais estimait qu’il y avait dans le cas du vieillard une

« indication ». « Peut-être, observaient les carnets, ne peut-on aboutir qu’à des approximations de sainteté. Dans ce cas, il faudrait se contenter d’un satanisme modeste et charitable. »

Toujours entremêlées avec les observations concernant Cottard, on trouve aussi dans les carnets de nombreuses remarques, souvent dispersées, dont les unes concernent Grand, maintenant convalescent et qui s’était remis au travail comme si rien n’était arrivé, et dont les autres évoquent la mère du docteur Rieux. Les quelques conversations que la cohabitation autorisait entre celle-ci et Tarrou, des attitudes de la vieille femme, son sourire, ses observations sur la peste, sont notées scrupuleusement. Tarrou insistait surtout sur l’effacement de Mme Rieux ; sur la façon qu’elle avait de tout exprimer en phrases simples ; sur le goût particulier qu’elle montrait pour une certaine fenêtre, donnant sur la rue calme, et derrière laquelle elle s’asseyait le soir, un peu droite, les mains tranquilles et le regard attentif jusqu’à ce que le crépuscule eût envahi la pièce, faisant d’elle une ombre noire dans la lumière grise qui fonçait peu à peu et dissolvait alors la silhouette immobile ; sur la légèreté avec laquelle elle se déplaçait d’une pièce à

l’autre ; sur la bonté dont elle n’avait jamais donné de preuves précises devant Tarrou, mais dont il reconnaissait la lueur dans tout ce qu’elle faisait ou disait ; sur le fait enfin que, selon lui, elle connaissait tout sans jamais réfléchir, et qu’avec tant de silence et d’ombre, elle pouvait rester à la hauteur de n’importe quelle lumière, fût-ce celle de la peste. Ici du reste, l’écriture de Tarrou donnait des signes bizarres de fléchissement. Les lignes qui suivaient étaient difficilement lisibles et, comme pour donner une nouvelle preuve de ce fléchissement, les derniers mots étaient les premiers qui fussent personnels : « Ma mère était ainsi, j’aimais en elle le même effacement et c’est elle que j’ai toujours voulu rejoindre. Il y a huit ans, je ne peux pas dire qu’elle soit morte. Elle s’est seulement effacée un peu plus que d’habitude et, quand je me suis retourné, elle n’était plus là. »

Mais il faut en venir à Cottard. Depuis que les statistiques étaient en baisse, celui-ci avait fait plusieurs visites à Rieux, en invoquant divers prétextes. Mais en réalité, chaque fois, il demandait à Rieux des pronostics sur la marche de l’épidémie. « Croyez-vous qu’elle puisse cesser comme ça, d’un coup, sans prévenir ? » Il était sceptique sur ce point ou, du moins, il le déclarait. Mais les questions renouvelées qu’il posait semblaient indiquer une conviction moins ferme. À la mi-janvier, Rieux avait répondu de façon assez optimiste. Et chaque fois, ces réponses, au lieu de réjouir Cottard, en avaient tiré des réactions, variables selon les jours, mais qui allaient de la mauvaise humeur à l’abattement. Par la suite, le docteur

avait été amené à lui dire que, malgré les indications favorables données par les statistiques, il valait mieux ne pas encore crier victoire.

  • Autrement dit, avait observé Cottard, on ne sait rien, ça peut reprendre d’un jour à l’autre ?
  • Oui, comme il est possible aussi que le mouvement de guérison s’accélère.

Cette incertitude, inquiétante pour tout le monde, avait visiblement soulagé Cottard, et devant Tarrou, il avait engagé avec les commerçants de son quartier des conversations où il essayait de propager l’opinion de Rieux. Il n’avait pas de peine à le faire, il est vrai. Car après la fièvre des premières victoires, dans beaucoup d’esprits un doute était revenu qui devait survivre à l’excitation causée par la déclaration préfectorale. Cottard se rassurait au spectacle de cette inquiétude. Comme d’autres fois aussi, il se décourageait. « Oui, disait-il à Tarrou, on finira par ouvrir les portes. Et vous verrez, ils me laisseront tous tomber ! »

Jusqu’au 25 janvier, tout le monde remarqua l’instabilité de son caractère. Pendant des jours entiers, après avoir si longtemps cherché à se concilier son quartier et ses relations, il rompait en visière avec eux. En apparence, au moins, il se retirait alors du monde et, du jour au lendemain, se mettait à vivre dans la sauvagerie. On ne le voyait plus au restaurant, ni au théâtre, ni dans les cafés qu’il aimait. Et cependant, il ne semblait pas retrouver la vie mesurée et obscure qu’il menait avant l’épidémie. Il vivait complètement retiré dans son

appartement et faisait monter ses repas d’un restaurant voisin. Le soir seulement, il faisait des sorties furtives, achetant ce dont il avait besoin, sortant des magasins pour se jeter dans des rues solitaires. Si Tarrou le rencontrait alors, il ne pouvait tirer de lui que des monosyllabes. Puis, sans transition, on le retrouvait sociable, parlant de la peste avec abondance, sollicitant l’opinion de chacun et replongeant chaque soir avec complaisance dans le flot de la foule.

Le jour de la déclaration préfectorale, Cottard disparut complètement de la circulation. Deux jours après, Tarrou le rencontra, errant dans les rues. Cottard lui demanda de le raccompagner jusqu’au faubourg. Tarrou qui se sentait particulièrement fatigué de sa journée, hésita. Mais l’autre insista. Il paraissait très agité, gesticulant de façon désordonnée, parlant vite et haut. Il demanda à son compagnon s’il pensait que, réellement, la déclaration préfectorale mettait un terme à la peste. Bien entendu, Tarrou estimait qu’une déclaration administrative ne suffisait pas en elle-même à arrêter un fléau, mais on pouvait raisonnablement penser que l’épidémie, sauf imprévu, allait cesser.

  • Oui, dit Cottard, sauf imprévu. Et il y a toujours l’imprévu.

Tarrou lui fit remarquer que, d’ailleurs, la préfecture avait prévu en quelque sorte l’imprévu, par l’institution d’un délai de deux semaines avant l’ouverture des portes.

  • Et elle a bien fait, dit Cottard, toujours sombre et agité, parce que de la façon dont vont les choses, elle

pourrait bien avoir parlé pour rien.

Tarrou estimait la chose possible, mais il pensait qu’il valait mieux cependant envisager la prochaine ouverture des portes et le retour à une vie normale.

  • Admettons, lui dit Cottard, admettons, mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?
  • De nouveaux films au cinéma, dit Tarrou en souriant.

Mais Cottard ne souriait pas. Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. Tarrou pensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bien entendu, le plus fort désir de nos concitoyens était et serait de faire comme si rien n’était changé et que, partant, rien dans un sens ne serait changé, mais que, dans un autre sens, on ne peut pas tout oublier, même avec la volonté nécessaire, et la peste laisserait des traces, au moins dans les cœurs. Le petit rentier déclara tout net qu’il ne s’intéressait pas au cœur et que même le cœur était le dernier de ses soucis. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir si l’organisation elle-même ne serait pas transformée, si, par exemple, tous les services fonctionneraient comme par le passé. Et Tarrou dut admettre qu’il n’en savait rien. Selon lui, il fallait supposer que tous ces services, perturbés pendant l’épidémie, auraient un peu de mal à démarrer de nouveau. On pourrait croire aussi que des quantités de nouveaux problèmes se poseraient qui rendraient nécessaire, au

moins, une réorganisation des anciens services.

  • Ah ! dit Cottard, c’est possible, en effet, tout le monde devra tout recommencer.

Les deux promeneurs étaient arrivés près de la maison de Cottard. Celui-ci s’était animé, s’efforçait à l’optimisme. Il imaginait la ville se reprenant à vivre de nouveau, effaçant son passé pour repartir à zéro.

  • Bon, dit Tarrou. Après tout, les choses s’arrangeront peut-être pour vous aussi. D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui va commencer.

Ils étaient devant la porte et se serraient la main.

  • Vous avez raison, disait Cottard, de plus en plus agité, repartir à zéro, ce serait une bonne chose.

Mais, de l’ombre du couloir, deux hommes avaient surgi. Tarrou eut à peine le temps d’entendre son compagnon demander ce que pouvaient bien vouloir ces oiseaux-là. Les oiseaux, qui avaient un air de fonctionnaires endimanchés, demandaient en effet à Cottard s’il s’appelait bien Cottard et celui-ci, poussant une sorte d’exclamation sourde, tournait sur lui-même et fonçait déjà dans la nuit sans que les autres, ni Tarrou, eussent le temps d’esquisser un geste. La surprise passée Tarrou demanda aux deux hommes ce qu’ils voulaient. Ils prirent un air réservé et poli pour dire qu’il s’agissait de renseignements et partirent, posément, dans la direction qu’avait prise Cottard.

Rentré chez lui, Tarrou rapportait cette scène et aussitôt (l’écriture le prouvait assez) notait sa fatigue. Il

ajoutait qu’il avait encore beaucoup à faire, mais que ce n’était pas une raison pour ne pas se tenir prêt, et se demandait si, justement il était prêt. Il répondait pour finir, et c’est ici que les carnets de Tarrou se terminent, qu’il y avait toujours une heure de la journée et de la nuit où un homme était lâche et qu’il n’avait peur que de cette heure-là.

Le surlendemain, quelques jours avant l’ouverture des portes, le docteur Rieux rentrait chez lui à midi, se demandant s’il allait trouver le télégramme qu’il attendait. Quoique ses journées fussent alors aussi épuisantes qu’au plus fort de la peste, l’attente de la libération définitive avait dissipé toute fatigue chez lui. Il espérait maintenant, et il s’en réjouissait. On ne peut pas toujours tendre sa volonté et toujours se raidir, et c’est un bonheur que de délier enfin, dans l’effusion, cette gerbe de forces tressées pour la lutte. Si le télégramme attendu était, lui aussi, favorable, Rieux pourrait recommencer. Et il était d’avis que tout le monde recommençât.

Il passait devant la loge. Le nouveau concierge, collé contre le carreau, lui souriait. Remontant l’escalier, Rieux revoyait son visage, blêmi par les fatigues et les privations.

Oui, il recommencerait quand l’abstraction serait finie, et avec un peu de chance… Mais il ouvrait sa porte au même moment et sa mère vint à sa rencontre lui annoncer que M. Tarrou n’allait pas bien. Il s’était levé le matin, mais n’avait pu sortir et venait de se recoucher. Mme Rieux était inquiète.

  • Ce n’est peut-être rien de grave, dit son fils.

Tarrou était étendu de tout son long, sa lourde tête creusait le traversin, la poitrine forte se dessinait sous l’épaisseur des couvertures. Il avait de la fièvre, sa tête le faisait souffrir. Il dit à Rieux qu’il s’agissait de symptômes vagues qui pouvaient être aussi bien ceux de la peste.

  • Non, rien de précis encore, dit Rieux après l’avoir examiné.

Mais Tarrou était dévoré par la soif. Dans le couloir, le docteur dit à sa mère que ce pouvait être le commencement de la peste.

  • Oh ! dit-elle, ce n’est pas possible, pas maintenant ! Et tout de suite après :
  • Gardons-le, Bernard. Rieux réfléchissait :
  • Je n’en ai pas le droit, dit-il. Mais les portes vont s’ouvrir. Je crois bien que c’est le premier droit que je prendrais pour moi, si tu n’étais pas là.
  • Bernard, dit-elle, garde-nous tous les deux. Tu sais bien que je viens d’être de nouveau vaccinée.

Le docteur dit que Tarrou aussi l’était mais que, peut- être, par fatigue, il avait dû laisser passer la dernière injection de sérum et oublier quelques précautions.

Rieux allait déjà dans son cabinet. Quand il revint dans la chambre, Tarrou vit qu’il tenait les énormes ampoules de sérum.

  • Ah ! c’est cela, dit-il.
  • Non, mais c’est une précaution.

Tarrou tendit son bras pour toute réponse et il subit l’interminable injection qu’il avait lui-même pratiquée sur d’autres malades.

  • Nous verrons ce soir, dit Rieux, et il regarda Tarrou en face.
  • Et l’isolement, Rieux ?
  • Il n’est pas du tout sûr que vous ayez la peste. Tarrou sourit avec effort.
  • C’est la première fois que je vois injecter un sérum sans ordonner en même temps l’isolement.

Rieux se détourna :

  • Ma mère et moi, nous vous soignerons. Vous serez mieux ici.

Tarrou se tut et le docteur, qui rangeait les ampoules, attendit qu’il parlât pour se retourner. À la fin, il se dirigea vers le lit. Le malade le regardait. Son visage était fatigué, mais ses yeux gris étaient calmes. Rieux lui sourit.

  • Dormez si vous le pouvez. Je reviendrai tout à l’heure.

Arrivé à la porte, il entendit la voix de Tarrou qui l’appelait. Il retourna vers lui.

Mais Tarrou semblait se débattre contre l’expression même de ce qu’il avait à dire :

  • Rieux, articula-t-il enfin, il faudra tout me dire, j’en ai besoin.
  • Je vous le promets.

L’autre tordit un peu son visage massif dans un sourire.

  • Merci. Je n’ai pas envie de mourir et je lutterai. Mais si la partie est perdue, je veux faire une bonne fin.

Rieux se baissa et lui serra l’épaule.

  • Non, dit-il. Pour devenir un saint, il faut vivre.

Luttez.

Dans la journée, le froid qui avait été vif diminua un peu, mais pour faire place, l’après-midi, à de violentes averses de pluie et de grêle. Au crépuscule, le ciel se découvrit un peu et le froid se fit plus pénétrant. Rieux revint chez lui dans la soirée. Sans quitter son pardessus, il entra dans la chambre de son ami. Sa mère tricotait. Tarrou semblait n’avoir pas bougé de place, mais ses lèvres, blanchies par la fièvre, disaient la lutte qu’il était en train de soutenir.

  • Alors ? dit le docteur.

Tarrou haussa un peu, hors du lit, ses épaules épaisses.

  • Alors, dit-il, je perds la partie.

Le docteur se pencha sur lui. Des ganglions s’étaient noués sous la peau brûlante, sa poitrine semblait retentir de tous les bruits d’une forge souterraine. Tarrou présentait curieusement les deux séries de symptômes. Rieux dit en se relevant que le sérum n’avait pas encore eu le temps de donner tout son effet. Mais un flot de

fièvre qui vint rouler dans sa gorge noya les quelques mots que Tarrou essaya de prononcer.

Après dîner, Rieux et sa mère vinrent s’installer près du malade. La nuit commençait pour lui dans la lutte et Rieux savait que ce dur combat avec l’ange de la peste devait durer jusqu’à l’aube. Les épaules solides et la large poitrine de Tarrou n’étaient pas ses meilleures armes, mais plutôt ce sang que Rieux avait fait jaillir tout à l’heure sous son aiguille, et, dans ce sang, ce qui était plus intérieur que l’âme et qu’aucune science ne pouvait mettre à jour. Et lui devait seulement regarder lutter son ami. Ce qu’il allait faire, les abcès qu’il devait favoriser, les toniques qu’il fallait inoculer, plusieurs mois d’échecs répétés lui avaient appris à en apprécier l’efficacité. Sa seule tâche, en vérité, était de donner des occasions à ce hasard qui trop souvent ne se dérange que provoqué. Et il fallait que le hasard se dérangeât. Car Rieux se trouvait devant un visage de la peste qui le déconcertait. Une fois de plus, elle s’appliquait à dérouter les stratégies dressées contre elle, elle apparaissait aux lieux où on ne l’attendait pas pour disparaître de ceux où elle semblait déjà installée. Une fois de plus, elle s’appliquait à étonner.

Tarrou luttait, immobile. Pas une seule fois, au cours de la nuit, il n’opposa l’agitation aux assauts du mal, combattant seulement de toute son épaisseur et de tout son silence. Mais pas une seule fois, non plus, il ne parla, avouant ainsi, à sa manière, que la distraction ne lui était plus possible. Rieux suivait seulement les phases du combat aux yeux de son ami, tour à tour ouverts ou fermés, les paupières plus serrées contre le globe de l’œil

ou, au contraire, distendues, le regard fixé sur un objet ou ramené sur le docteur et sa mère. Chaque fois que le docteur rencontrait ce regard, Tarrou souriait, dans un grand effort.

À un moment, on entendit des pas précipités dans la rue. Ils semblaient s’enfuir devant un grondement lointain qui se rapprocha peu à peu et finit par remplir la rue de son ruissellement : la pluie reprenait, bientôt mêlée d’une grêle qui claquait sur les trottoirs. Les grandes tentures ondulèrent devant les fenêtres. Dans l’ombre de la pièce, Rieux, un instant distrait par la pluie, contemplait à nouveau Tarrou, éclairé par une lampe de chevet. Sa mère tricotait, levant de temps en temps la tête pour regarder attentivement le malade. Le docteur avait fait maintenant tout ce qu’il y avait à faire. Après la pluie, le silence s’épaissit dans la chambre, pleine seulement du tumulte muet d’une guerre invisible. Crispé par l’insomnie, le docteur imaginait entendre, aux limites du silence, le sifflement doux et régulier qui l’avait accompagné pendant toute l’épidémie. Il fit un signe à sa mère pour l’engager à se coucher. Elle refusa de la tête, et ses yeux s’éclairèrent, puis elle examina soigneusement, au bout de ses aiguilles, une maille dont elle n’était pas sûre. Rieux se leva pour faire boire le malade, et revint s’asseoir.

Des passants, profitant de l’accalmie, marchaient rapidement sur le trottoir. Leurs pas décroissaient et s’éloignaient. Le docteur, pour la première fois, reconnut que cette nuit, pleine de promeneurs tardifs et privée des timbres d’ambulances, était semblable à celles d’autrefois.

C’était une nuit délivrée de la peste. Et il semblait que la maladie chassée par le froid, les lumières et la foule, se fût échappée des profondeurs obscures de la ville et réfugiée dans cette chambre chaude pour donner son ultime assaut au corps inerte de Tarrou. Le fléau ne brassait plus le ciel de la ville. Mais il sifflait doucement dans l’air lourd de la chambre. C’était lui que Rieux entendait depuis des heures. Il fallait attendre que là aussi il s’arrêtât, que là aussi la peste se déclarât vaincue.

Peu avant l’aube, Rieux se pencha vers sa mère :

  • Tu devrais te coucher pour pouvoir me relayer à huit heures. Fais des instillations avant de te coucher.

Mme Rieux se leva, rangea son tricot et s’avança vers le lit. Tarrou, depuis quelque temps déjà, tenait ses yeux fermés. La sueur bouclait ses cheveux sur le front dur. Mme Rieux soupira et le malade ouvrit les yeux. Il vit le visage doux penché vers lui et, sous les ondes mobiles de la fièvre, le sourire tenace reparut encore. Mais les yeux se fermèrent aussitôt. Resté seul, Rieux s’installa dans le fauteuil que venait de quitter sa mère. La rue était muette et le silence maintenant complet. Le froid du matin commençait à se faire sentir dans la pièce.

Le docteur s’assoupit, mais la première voiture de l’aube le tira de sa somnolence. Il frissonna et, regardant Tarrou, il comprit qu’une pause avait eu lieu et que le malade dormait aussi. Les roues de bois et de fer de la voiture à cheval roulaient encore dans l’éloignement. À la fenêtre, le jour était encore noir. Quand le docteur avança vers le lit, Tarrou le regardait de ses yeux sans

expression, comme s’il se trouvait encore du côté du sommeil.

  • Vous avez dormi, n’est-ce pas ? demanda Rieux.
  • Oui.
  • Respirez-vous mieux ?
  • Un peu. Cela veut-il dire quelque chose ? Rieux se tut et, au bout d’un moment :
  • Non, Tarrou, cela ne veut rien dire. Vous connaissez comme moi la rémission matinale.

Tarrou approuva.

  • Merci, dit-il. Répondez-moi toujours exactement.

Rieux s’était assis au pied du lit. Il sentait près de lui les jambes du malade, longues et dures comme des membres de gisant. Tarrou respirait plus fortement.

  • La fièvre va reprendre, n’est-ce pas, Rieux, dit-il d’une voix essoufflée.
  • Oui, mais à midi, nous serons fixés.

Tarrou ferma les yeux, semblant recueillir ses forces. Une expression de lassitude se lisait sur ses traits. Il attendait la montée de la fièvre qui remuait déjà, quelque part, au fond de lui. Quand il ouvrit les yeux, son regard était terni. Il ne s’éclaircit qu’en apercevant Rieux penché près de lui.

  • Buvez, disait celui-ci.

L’autre but et laissa retomber sa tête.

  • C’est long, dit-il.

Rieux lui prit le bras, mais Tarrou, le regard détourné, ne réagissait plus. Et soudain, la fièvre reflua visiblement jusqu’à son front comme si elle avait crevé quelque digue intérieure. Quand le regard de Tarrou revint vers le docteur, celui-ci l’encourageait de son visage tendu. Le sourire que Tarrou essaya encore de former ne put passer au-delà des maxillaires serrés et des lèvres cimentées par une écume blanchâtre. Mais, dans la face durcie, les yeux brillèrent encore de tout l’éclat du courage.

À sept heures, Mme Rieux entra dans la pièce. Le docteur regagna son bureau pour téléphoner à l’hôpital et pourvoir à son remplacement. Il décida aussi de remettre ses consultations, s’étendit un moment sur le divan de son cabinet, mais se leva presque aussitôt et revint dans la chambre. Tarrou avait la tête tournée vers Mme Rieux. Il regardait la petite ombre tassée près de lui, sur une chaise, les mains jointes sur les cuisses. Et il la contemplait avec tant d’intensité que Mme Rieux mit un doigt sur ses lèvres et se leva pour éteindre la lampe de chevet. Mais derrière les rideaux, le jour filtrait rapidement et, peu après, quand les traits du malade émergèrent de l’obscurité, Mme Rieux put voir qu’il la regardait toujours. Elle se pencha vers lui, redressa son traversin, et, en se relevant, posa un instant sa main sur les cheveux mouillés et tordus. Elle entendit alors une voix assourdie, venue de loin, lui dire merci et que maintenant tout était bien. Quand elle fut assise à nouveau, Tarrou avait fermé les

yeux et son visage épuisé, malgré la bouche scellée, semblait sourire à nouveau.

À midi, la fièvre était à son sommet. Une sorte de toux viscérale secouait le corps du malade qui commença seulement à cracher du sang. Les ganglions avaient cessé d’enfler. Ils étaient toujours là, durs comme des écrous, vissés dans le creux des articulations, et Rieux jugea impossible de les ouvrir. Dans les intervalles de la fièvre et de la toux, Tarrou de loin en loin regardait encore ses amis. Mais, bientôt, ses yeux s’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumière qui venait alors éclairer sa face dévastée se fit plus pâle à chaque fois. L’orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs l’illuminait d’éclairs de plus en plus rares et Tarrou dérivait lentement au fond de cette tempête. Rieux n’avait plus devant lui qu’un masque désormais inerte, où le sourire avait disparu. Cette forme humaine qui lui avait été si proche, percée maintenant de coups d’épieu, brûlée par un mal surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s’immergeait à ses yeux dans les eaux de la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. Il devait rester sur le rivage, les mains vides et le cœur tordu, sans armes et sans recours, une fois de plus, contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les larmes de l’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou se tourner brusquement contre le mur, et expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque part en lui, une corde essentielle s’était rompue.

La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchée du monde, au-

dessus de ce corps mort maintenant habillé, Rieux sentit planer le calme surprenant qui, bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l’attaque des portes. Déjà, à cette époque, il avait pensé à ce silence qui s’élevait des lits où il avait laissé mourir des hommes. C’était partout la même pause, le même intervalle solennel, toujours le même apaisement qui suivait les combats, c’était le silence de la défaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant son ami, il était si compact, il s’accordait si étroitement au silence des rues et de la ville libérée de la peste, que Rieux sentait bien qu’il s’agissait cette fois de la défaite définitive, celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison. Le docteur ne savait pas si, pour finir, Tarrou avait retrouvé la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu’il n’y aurait jamais plus de paix possible pour lui-même, pas plus qu’il n’y a d’armistice pour la mère amputée de son fils ou pour l’homme qui ensevelit son ami.

Au-dehors, c’était la même nuit froide, des étoiles gelées dans un ciel clair et glacé. Dans la chambre à demi obscure, on sentait le froid qui pesait aux vitres, la grande respiration blême d’une nuit polaire. Près du lit, Mme Rieux se tenait assise, dans son attitude familière, le côté droit éclairé par la lampe de chevet. Au centre de la pièce, loin de la lumière, Rieux attendait dans son fauteuil. La pensée de sa femme lui venait, mais il la rejetait chaque fois.

Au début de la nuit, les talons des passants avaient

sonné clair dans la nuit froide.

  • Tu t’es occupé de tout ? avait dit Mme Rieux.
  • Oui, j’ai téléphoné.

Ils avaient alors repris leur veillée silencieuse. Mme Rieux regardait de temps en temps son fils. Quand il surprenait un de ces regards, il lui souriait. Les bruits familiers de la nuit s’étaient succédé dans la rue. Quoique l’autorisation ne fût pas encore accordée, bien des voitures circulaient à nouveau. Elles suçaient rapidement le pavé, disparaissaient et reparaissaient ensuite. Des voix, des appels, le silence revenu, le pas d’un cheval, deux tramways grinçant dans une courbe, des rumeurs imprécises, et à nouveau la respiration de la nuit.

  • Bernard ?
  • Oui.
  • Tu n’es pas fatigué ?
  • Non.

Il savait ce que sa mère pensait et qu’elle l’aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n’est pas grand- chose que d’aimer un être ou du moins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s’aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour – ou lui – sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l’aveu de leur tendresse. De la même façon, il avait vécu à côté de Tarrou et celui-ci était mort, ce soir, sans que leur amitié ait eu le temps d’être vraiment vécue. Tarrou avait perdu

la partie, comme il disait. Mais lui, Rieux, qu’avait-il gagné ? Il avait seulement gagné d’avoir connu la peste et de s’en souvenir, d’avoir connu l’amitié et de s’en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s’en souvenir. Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie !

De nouveau, une auto passa et Mme Rieux remua un peu sur sa chaise. Rieux lui sourit. Elle lui dit qu’elle n’était pas fatiguée et tout de suite après :

  • Il faudra que tu ailles te reposer en montagne, là- bas.
  • Bien sûr, maman.

Oui, il se reposerait là-bas. Pourquoi pas ? Ce serait aussi un prétexte à mémoire. Mais si c’était cela, gagner la partie, qu’il devait être dur de vivre seulement avec ce qu’on sait et ce dont on se souvient, et privé de ce qu’on espère. C’était ainsi sans doute qu’avait vécu Tarrou et il était conscient de ce qu’il y a de stérile dans une vie sans illusions. Il n’y a pas de paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s’empêcher de condamner et que même les victimes se trouvaient être parfois des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et la contradiction, il n’avait jamais connu l’espérance. Était-ce pour cela qu’il avait voulu la sainteté et cherché la paix dans le service des hommes ? À la vérité, Rieux n’en savait rien et cela importait peu. Les

seules images de Tarrou qu’il garderait seraient celles d’un homme qui prenait le volant de son auto à pleines mains pour le conduire ou celles de ce corps épais, étendu maintenant sans mouvement. Une chaleur de vie et une image de mort, c’était cela la connaissance.

Voilà pourquoi, sans doute, le docteur Rieux, au matin, reçut avec calme la nouvelle de la mort de sa femme. Il était dans son bureau. Sa mère était venue presque en courant lui apporter un télégramme, puis elle était sortie pour donner un pourboire au porteur. Quand elle revint, son fils tenait à la main le télégramme ouvert. Elle le regarda, mais il contemplait obstinément, par la fenêtre, un matin magnifique qui se levait sur le port.

  • Bernard, dit Mme Rieux.

Le docteur l’examina d’un air distrait.

  • Le télégramme ? demanda-t-elle.
  • C’est cela, reconnut le docteur. Il y a huit jours.

Mme Rieux détourna la tête vers la fenêtre. Le docteur se taisait. Puis il dit à sa mère de ne pas pleurer, qu’il s’y attendait, mais que c’était quand même difficile. Simplement, il savait, disant cela, que sa souffrance était sans surprise. Depuis des mois et depuis deux jours, c’était la même douleur qui continuait.

Les portes de la ville s’ouvrirent enfin, à l’aube d’une belle matinée de février, saluées par le peuple, les journaux, la radio et les communiqués de la préfecture. Il reste donc au narrateur à se faire le chroniqueur des heures de joie qui suivirent cette ouverture des portes, bien que lui-même fût de ceux qui n’avaient pas la liberté de s’y mêler tout entiers.

De grandes réjouissances étaient organisées pour la journée et pour la nuit. En même temps, les trains commencèrent à fumer en gare pendant que, venus de mers lointaines, des navires mettaient déjà le cap sur notre port, marquant à leur manière que ce jour était, pour tous ceux qui gémissaient d’être séparés, celui de la grande réunion.

On imaginera facilement ici ce que put devenir le sentiment de la séparation qui avait habité tant de nos concitoyens. Les trains qui, pendant la journée, entrèrent dans notre ville n’étaient pas moins chargés que ceux qui en sortirent. Chacun avait retenu sa place pour ce jour-là, au cours des deux semaines de sursis, tremblant qu’au dernier moment la décision préfectorale fût annulée. Certains des voyageurs qui approchaient de la ville n’étaient d’ailleurs pas tout à fait débarrassés de leur appréhension, car s’ils connaissaient en général le sort de

ceux qui les touchaient de près, ils ignoraient tout des autres et de la ville elle-même, à laquelle ils prêtaient un visage redoutable. Mais ceci n’était vrai que pour ceux que la passion n’avait pas brûlés pendant tout cet espace de temps.

Les passionnés, en effet, étaient livrés à leur idée fixe. Une seule chose avait changé pour eux : ce temps que, pendant les mois de leur exil, ils auraient voulu pousser pour qu’il se pressât, qu’ils s’acharnaient à précipiter encore, alors qu’ils se trouvaient déjà en vue de notre ville, ils souhaitèrent le ralentir au contraire et le tenir suspendu, dès que le train commença de freiner avant l’arrêt. Le sentiment, à la fois vague et aigu en eux, de tous ces mois de vie perdus pour leur amour, leur faisait confusément exiger une sorte de compensation par laquelle le temps de la joie aurait coulé deux fois moins vite que celui de l’attente. Et ceux qui les attendaient dans une chambre ou sur le quai, comme Rambert, dont la femme, prévenue depuis des semaines, avait fait ce qu’il fallait pour arriver, étaient dans la même impatience et le même désarroi. Car cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits à l’abstraction, Rambert attendait, dans un tremblement, de les confronter avec l’être de chair qui en avait été le support.

Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l’épidémie, voulait courir d’un seul élan hors de la ville et s’élancer à la rencontre de celle qu’il aimait. Mais il savait que cela n’était plus possible. Il avait changé, la peste avait mis en lui une distraction que, de toutes ses forces, il essayait de nier, et qui, cependant, continuait en lui

comme une sourde angoisse. Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait fini trop brutalement, il n’avait pas sa présence d’esprit. Le bonheur arrivait à toute allure, l’événement allait plus vite que l’attente. Rambert comprenait que tout lui serait rendu d’un coup et que la joie est une brûlure qui ne se savoure pas.

Tous, du reste, plus ou moins consciemment, étaient comme lui et c’est de tous qu’il faut parler. Sur ce quai de gare où ils recommençaient leur vie personnelle, ils sentaient encore leur communauté en échangeant entre eux des coups d’œil et des sourires. Mais leur sentiment d’exil, dès qu’ils virent la fumée du train, s’éteignit brusquement sous l’averse d’une joie confuse et étourdissante. Quand le train s’arrêta, des séparations interminables, qui avaient souvent commencé sur ce même quai de gare, y prirent fin, en une seconde, au moment où des bras se refermèrent avec une avarice exultante sur des corps dont ils avaient oublié la forme vivante. Rambert, lui, n’eut pas le temps de regarder cette forme courant vers lui, que déjà, elle s’abattait contre sa poitrine. Et la tenant à pleins bras, serrant contre lui une tête dont il ne voyait que les cheveux familiers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaient de son bonheur présent ou d’une douleur trop longtemps réprimée, assuré du moins qu’elles l’empêcheraient de vérifier si ce visage enfoui au creux de son épaule était celui dont il avait tant rêvé ou au contraire celui d’une étrangère. Il saurait plus tard si son soupçon était vrai. Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la

peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé.

Serrés les uns contre les autres, tous rentrèrent alors chez eux, aveugles au reste du monde, triomphant en apparence de la peste, oublieux de toute misère et de ceux qui, venus aussi par le même train, n’avaient trouvé personne et se disposaient à recevoir chez eux la confirmation des craintes qu’un long silence avait déjà fait naître dans leur cœur. Pour ces derniers, qui n’avaient maintenant pour compagnie que leur douleur toute fraîche, pour d’autres qui se vouaient, à ce moment, au souvenir d’un être disparu, il en allait tout autrement et le sentiment de la séparation avait atteint son sommet. Pour ceux-là, mères, époux, amants qui avaient perdu toute joie avec l’être maintenant égaré dans une fosse anonyme ou fondu dans un tas de cendre, c’était toujours la peste.

Mais qui pensait à ces solitudes ? À midi, le soleil, triomphant des souffles froids qui luttaient dans l’air depuis le matin, déversait sur la ville les flots ininterrompus d’une lumière immobile. Le jour était en arrêt. Les canons des forts, au sommet des collines, tonnèrent sans interruption dans le ciel fixe. Toute la ville se jeta dehors pour fêter cette minute oppressée où le temps des souffrances prenait fin et où le temps de l’oubli n’avait pas encore commencé.

On dansait sur toutes les places. Du jour au lendemain, la circulation avait considérablement augmenté et les automobiles, devenues plus nombreuses, circulaient difficilement dans les rues envahies. Les cloches de la ville

sonnèrent à la volée, pendant tout l’après-midi. Elles remplissaient de leurs vibrations un ciel bleu et doré. Dans les églises, en effet, des actions de grâces étaient récitées. Mais, en même temps, les lieux de réjouissance étaient pleins à craquer et les cafés, sans se soucier de l’avenir, distribuaient leurs derniers alcools. Devant leurs comptoirs, se pressait une foule de gens pareillement excités et, parmi eux, de nombreux couples enlacés qui ne craignaient pas de se donner en spectacle. Tous criaient ou riaient. La provision de vie qu’ils avaient faite pendant ces mois où chacun avait mis son âme en veilleuse, ils la dépensaient ce jour-là qui était comme le jour de leur survie. Le lendemain, commencerait la vie elle-même, avec ses précautions. Pour le moment, des gens d’origines très différentes se coudoyaient et fraternisaient. L’égalité que la présence de la mort n’avait pas réalisée en fait, la joie de la délivrance l’établissait, au moins pour quelques heures.

Mais cette banale exubérance ne disait pas tout et ceux qui remplissaient les rues à la fin de l’après-midi, aux côtés de Rambert, déguisaient souvent, sous une attitude placide, des bonheurs plus délicats. Bien des couples et bien des familles, en effet, n’avaient pas d’autre apparence que celle de promeneurs pacifiques. En réalité, la plupart effectuaient des pèlerinages délicats aux lieux où ils avaient souffert. Il s’agissait de montrer aux nouveaux venus les signes éclatants ou cachés de la peste, les vestiges de son histoire. Dans quelques cas, on se contentait de jouer au guide, à celui qui a vu beaucoup de choses, au contemporain de la peste, et on parlait du

danger sans évoquer la peur. Ces plaisirs étaient inoffensifs. Mais dans d’autres cas, il s’agissait d’itinéraires plus frémissants où un amant, abandonné à la douce angoisse du souvenir, pouvait dire à sa compagne : « En ce lieu, à cette époque, je t’ai désirée et tu n’étais pas là. » Ces touristes de la passion pouvaient alors se reconnaître : ils formaient des îlots de chuchotements et de confidences au milieu du tumulte où ils cheminaient. Mieux que les orchestres aux carrefours, c’étaient eux qui annonçaient la vraie délivrance. Car ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le triomphe et l’injustice du bonheur, que la peste était finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d’un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l’égard de tout ce qui n’était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu’elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d’un four, s’évaporait en fumées grasses, pendant que l’autre, chargée des chaînes de l’impuissance et de la peur, attendait son tour.

C’était là, en tout cas, ce qui éclatait aux yeux du docteur Rieux qui, cherchant à gagner les faubourgs, cheminait seul, à la fin de l’après-midi, au milieu des cloches, du canon, des musiques et des cris

assourdissants. Son métier continuait, il n’y a pas de congé pour les malades. Dans la belle lumière fine qui descendait sur la ville, s’élevaient les anciennes odeurs de viande grillée et d’alcool anisé. Autour de lui des faces hilares se renversaient contre le ciel. Des hommes et des femmes s’agrippaient les uns aux autres, le visage enflammé, avec tout l’énervement et le cri du désir. Oui, la peste était finie, avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu’elle avait été exil et séparation, au sens profond du terme.

Pour la première fois, Rieux pouvait donner un nom à cet air de famille qu’il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants. Il lui suffisait maintenant de regarder autour de lui. Arrivés à la fin de la peste, avec la misère et les privations, tous ces hommes avaient fini par prendre le costume du rôle qu’ils jouaient déjà depuis longtemps, celui d’émigrants dont le visage d’abord, les habits maintenant, disaient l’absence et la patrie lointaine. À partir du moment où la peste avait fermé les portes de la ville, ils n’avaient plus vécu que dans la séparation, ils avaient été retranchés de cette chaleur humaine qui fait tout oublier. À des degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et ces femmes avaient aspiré à une réunion qui n’était pas, pour tous, de la même nature, mais qui, pour tous, était également impossible. La plupart avaient crié de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d’un corps, la tendresse ou l’habitude. Quelques-uns, souvent sans le savoir, souffraient d’être placés hors de l’amitié des hommes, de n’être plus à même de les rejoindre par les moyens ordinaires de

l’amitié qui sont les lettres, les trains et les bateaux. D’autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu’ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d’un autre nom, ils l’appelaient quelquefois la paix.

Rieux marchait toujours. À mesure qu’il avançait, la foule grossissait autour de lui, le vacarme s’enflait et il lui semblait que les faubourgs qu’il voulait atteindre reculaient d’autant. Peu à peu, il se fondait dans ce grand corps hurlant dont il comprenait de mieux en mieux le cri qui, pour une part au moins, était son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble, autant dans leur chair que dans leur âme, d’une vacance difficile, d’un exil sans remède et d’une soif jamais contentée. Parmi ces amoncellements de morts, les timbres des ambulances, les avertissements de ce qu’il est convenu d’appeler le destin, le piétinement obstiné de la peur et la terrible révolte de leur cœur, une grande rumeur n’avait cessé de courir et d’alerter ces êtres épouvantés, leur disant qu’il fallait retrouver leur vraie patrie. Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au-delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l’amour. Et c’était vers elle, c’était vers le bonheur, qu’ils voulaient revenir, se détournant du reste avec dégoût.

Quant au sens que pouvaient avoir cet exil et ce désir de réunion, Rieux n’en savait rien. Marchant toujours, pressé de toutes parts, interpellé, il arrivait peu à peu dans des rues moins encombrées et pensait qu’il n’est pas

important que ces choses aient un sens ou non, mais qu’il faut voir seulement ce qui est répondu à l’espoir des hommes.

Lui savait désormais ce qui était répondu et il l’apercevait mieux dans les premières rues des faubourgs, presque désertes. Ceux qui, s’en tenant au peu qu’ils étaient, avaient désiré seulement retourner dans la maison de leur amour, étaient quelquefois récompensés. Certes, quelques-uns d’entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, privés de l’être qu’ils attendaient. Heureux encore ceux qui n’avaient pas été deux fois séparés comme certains qui, avant l’épidémie, n’avaient pu construire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglément poursuivi, pendant des années, le difficile accord qui finit par sceller l’un à l’autre des amants ennemis. Ceux-là avaient eu, comme Rieux lui- même, la légèreté de compter sur le temps : ils étaient séparés pour jamais. Mais d’autres, comme Rambert, que le docteur avait quitté le matin même en lui disant :

« Courage, c’est maintenant qu’il faut avoir raison »,

avaient retrouvé sans hésiter l’absent qu’ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine.

Pour tous ceux, au contraire, qui s’étaient adressés par-dessus l’homme à quelque chose qu’ils n’imaginaient même pas, il n’y avait pas eu de réponse. Tarrou avait semblé rejoindre cette paix difficile dont il avait parlé, mais il ne l’avait trouvée que dans la mort, à l’heure où

elle ne pouvait lui servir de rien. Si d’autres, au contraire, que Rieux apercevait sur les seuils des maisons, dans la lumière déclinante, enlacés de toutes leurs forces et se regardant avec emportement, avaient obtenu ce qu’ils voulaient, c’est qu’ils avaient demandé la seule chose qui dépendît d’eux. Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu’il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l’homme et de son pauvre et terrible amour.

Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu’il en est l’auteur. Mais avant d’en retracer les derniers événements, il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu’il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif. Pendant toute la durée de la peste, son métier l’a mis à même de voir la plupart de ses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il était donc bien placé pour rapporter ce qu’il avait vu et entendu. Mais il a voulu le faire avec la retenue désirable. D’une façon générale, il s’est appliqué à ne pas rapporter plus de choses qu’il n’en a pu voir, à ne pas prêter à ses compagnons de peste des pensées qu’en somme ils n’étaient pas forcés de former, et à utiliser seulement les textes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains.

Étant appelé à témoigner, à l’occasion d’une sorte de crime, il a gardé une certaine réserve, comme il convient à un témoin de bonne volonté. Mais en même temps, selon la loi d’un cœur honnête, il a pris délibérément le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, ses concitoyens, dans les seules certitudes qu’ils aient en commun, et qui sont l’amour, la souffrance et l’exil. C’est ainsi qu’il n’est pas une des angoisses de ses concitoyens qu’il n’ait partagée, aucune situation qui n’ait été aussi la

sienne.

Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait à dire, son attente, ses épreuves, il devait les taire. S’il s’en est servi, c’est seulement pour comprendre ou faire comprendre ses concitoyens et pour donner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupart du temps, ils ressentaient confusément. À vrai dire, cet effort de raison ne lui a guère coûté. Quand il se trouvait tenté de mêler directement sa confidence aux mille voix des pestiférés, il était arrêté par la pensée qu’il n’y avait pas une de ses souffrances qui ne fût en même temps celle des autres et que dans un monde où la douleur est si souvent solitaire, cela était un avantage. Décidément, il devait parler pour tous.

Mais il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le docteur Rieux ne pouvait parler. Il s’agit, en effet, de celui dont Tarrou avait dit un jour à Rieux : « Son seul vrai crime, c’est d’avoir approuvé dans son cœur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes. Le reste, je le comprends, mais ceci, je suis obligé de le lui pardonner. » Il est juste que cette chronique se termine sur lui qui avait un cœur ignorant, c’est-à-dire solitaire.

Quand il fut sorti des grandes rues bruyantes de la fête et au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, le docteur Rieux, en effet, fut arrêté par un barrage d’agents. Il ne s’y attendait pas. Les rumeurs lointaines de la fête faisaient paraître le quartier silencieux et il l’imaginait aussi désert que muet. Il sortit

sa carte.

  • Impossible, docteur, dit l’agent. Il y a un fou qui tire sur la foule. Mais restez là, vous pourrez être utile.

À ce moment, Rieux vit Grand qui venait vers lui. Grand ne savait rien non plus. On l’empêchait de passer et il avait appris que des coups de feu partaient de sa maison. De loin, on voyait en effet la façade, dorée par la dernière lumière d’un soleil sans chaleur. Autour d’elle se découpait un grand espace vide qui allait jusqu’au trottoir d’en face. Au milieu de la chaussée, on apercevait distinctement un chapeau et un bout d’étoffe sale. Rieux et Grand pouvaient voir très loin, de l’autre côté de la rue, un cordon d’agents, parallèle à celui qui les empêchait d’avancer, et derrière lequel quelques habitants du quartier passaient et repassaient rapidement. En regardant bien, ils aperçurent aussi des agents, le revolver au poing, tapis dans les portes des immeubles qui faisaient face à la maison. Tous les volets de celle-ci étaient fermés. Au second cependant, un des volets semblait à demi décroché. Le silence était complet dans la rue. On entendait seulement des bribes de musique qui arrivaient du centre de la ville.

À un moment, d’un des immeubles en face de la maison, deux coups de revolver claquèrent et des éclats sautèrent du volet démantibulé. Puis, ce fut de nouveau le silence. De loin, et après le tumulte de la journée, cela paraissait un peu irréel à Rieux.

  • C’est la fenêtre de Cottard, dit tout d’un coup Grand très agité. Mais Cottard a pourtant disparu.
  • Pourquoi tire-t-on ? demanda Rieux à l’agent.
  • On est en train de l’amuser. On attend un car avec le matériel nécessaire, parce qu’il tire sur ceux qui essaient d’entrer par la porte de l’immeuble. Il y a eu un agent d’atteint.
  • Pourquoi a-t-il tiré ?
  • On ne sait pas. Les gens s’amusaient dans la rue. Au premier coup de revolver, ils n’ont pas compris. Au deuxième, il y a eu des cris, un blessé, et tout le monde s’est enfui. Un fou, quoi !

Dans le silence revenu, les minutes paraissaient se traîner. Soudain, de l’autre côté de la rue, ils virent déboucher un chien, le premier que Rieux voyait depuis longtemps, un épagneul sale que ses maîtres avaient dû cacher jusque-là, et qui trottait le long des murs. Arrivé près de la porte, il hésita, s’assit sur son arrière-train et se renversa pour dévorer ses puces. Plusieurs coups de sifflet venus des agents l’appelèrent. Il dressa la tête, puis se décida à traverser lentement la chaussée pour aller flairer le chapeau. Au même moment, un coup de revolver partit du second et le chien se retourna comme une crêpe, agitant violemment ses pattes pour se renverser enfin sur le flanc, secoué par de longs soubresauts. En réponse, cinq ou six détonations, venues des portes en face, émiettèrent encore le volet. Le silence retomba. Le soleil avait tourné un peu et l’ombre commençait à approcher de la fenêtre de Cottard. Des freins gémirent doucement dans la rue derrière le docteur.

  • Les voilà, dit l’agent.

Des policiers débouchèrent dans leur dos, portant des cordes, une échelle et deux paquets oblongs enveloppés de toile huilée. Ils s’engagèrent dans une rue qui contournait le pâté de maisons, à l’opposé de l’immeuble de Grand. Un moment après, on devina plutôt qu’on ne vit une certaine agitation dans les portes de ces maisons. Puis on attendit. Le chien ne bougeait plus, mais il baignait à présent dans une flaque sombre.

Tout d’un coup, parti des fenêtres des maisons occupées par les agents, un tir de mitraillette se déclencha. Tout au long du tir, le volet qu’on visait encore s’effeuilla littéralement et laissa découverte une surface noire où Rieux et Grand, de leur place, ne pouvaient rien distinguer. Quand le tir s’arrêta, une deuxième mitraillette crépita d’un autre angle, une maison plus loin. Les balles entraient sans doute dans le carré de la fenêtre, puisque l’une d’elles fit sauter un éclat de brique. À la même seconde, trois agents traversèrent en courant la chaussée et s’engouffrèrent dans la porte d’entrée. Presque aussitôt, trois autres s’y précipitèrent et le tir de la mitraillette cessa. On attendit encore. Deux détonations lointaines retentirent dans l’immeuble. Puis une rumeur s’enfla et on vit sortir de la maison, porté plutôt que traîné, un petit homme en bras de chemise qui criait sans discontinuer. Comme par miracle, tous les volets clos de la rue s’ouvrirent et les fenêtres se garnirent de curieux, tandis qu’une foule de gens sortait des maisons et se pressait derrière les barrages. Un moment, on vit le petit homme au milieu de la chaussée, les pieds enfin au sol, les

bras tenus en arrière par les agents. Il criait. Un agent s’approcha de lui et le frappa deux fois, de toute la force de ses poings, posément, avec une sorte d’application.

  • C’est Cottard, balbutiait Grand. Il est devenu fou.

Cottard était tombé. On vit encore l’agent lancer son pied à toute volée dans le tas qui gisait à terre. Puis un groupe confus s’agita et se dirigea vers le docteur et son vieil ami.

  • Circulez ! dit l’agent.

Rieux détourna les yeux quand le groupe passa devant

lui.

Grand et le docteur partirent dans le crépuscule

finissant. Comme si l’événement avait secoué la torpeur où s’endormait le quartier, des rues écartées s’emplissaient à nouveau du bourdonnement d’une foule en liesse. Au pied de la maison, Grand dit au revoir au docteur. Il allait travailler. Mais au moment de monter, il lui dit qu’il avait écrit à Jeanne et que, maintenant, il était content. Et puis, il avait recommencé sa phrase : « J’ai supprimé, dit-il, tous les adjectifs. »

Et avec un sourire malin, il enleva son chapeau dans un salut cérémonieux. Mais Rieux pensait à Cottard et le bruit sourd des poings qui écrasaient le visage de ce dernier le poursuivait pendant qu’il se dirigeait vers la maison du vieil asthmatique. Peut-être était-il plus dur de penser à un homme coupable qu’à un homme mort.

Quand Rieux arriva chez son vieux malade, la nuit avait déjà dévoré tout le ciel. De la chambre, on pouvait

entendre la rumeur lointaine de la liberté, et le vieux continuait, d’une humeur égale, à transvaser ses pois.

  • Ils ont raison de s’amuser, disait-il, il faut de tout pour faire un monde. Et votre collègue, docteur, qu’est-ce qu’il devient ?

Des détonations arrivaient jusqu’à eux, mais elles étaient pacifiques : des enfants faisaient partir leurs pétards.

  • Il est mort, dit le docteur, en auscultant la poitrine ronflante.
  • Ah ! fit le vieux, un peu interdit.
  • De la peste, ajouta Rieux.
  • Oui, reconnut le vieux après un moment, les meilleurs s’en vont. C’est la vie. Mais c’était un homme qui savait ce qu’il voulait.
  • Pourquoi dites-vous cela ? dit le docteur qui rangeait son stéthoscope.
  • Pour rien. Il ne parlait pas pour ne rien dire. Enfin, moi, il me plaisait. Mais c’est comme ça. Les autres disent : « C’est la peste, on a eu la peste. » Pour un peu, ils demanderaient à être décorés. Mais qu’est-ce que ça veut dire, la peste ? C’est la vie, et voilà tout.
  • Faites vos fumigations régulièrement.
  • Oh ! ne craignez rien. J’en ai encore pour longtemps et je les verrai tous mourir. Je sais vivre, moi.

Des hurlements de joie lui répondirent au loin. Le docteur s’arrêta au milieu de la chambre.

  • Cela vous ennuierait-il que j’aille sur la terrasse ?
  • Oh non ! Vous voulez les voir de là-haut, hein ? À votre aise. Mais ils sont bien toujours les mêmes.

Rieux se dirigea vers l’escalier.

  • Dites, docteur, c’est vrai qu’ils vont construire un monument aux morts de la peste ?
  • Le journal le dit. Une stèle ou une plaque.
  • J’en étais sûr. Et il y aura des discours. Le vieux riait d’un rire étranglé.
  • Je les entends d’ici : « Nos morts… », et ils iront casser la croûte.

Rieux montait déjà l’escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n’était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu’alors, au pied des falaises. L’air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu’apportait le vent tiède de l’automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l’emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c’était son grondement qui parvenait jusqu’à Rieux.

Du port obscur montèrent les premières fusées des

réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester

pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer