La Prisonnière

Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitiéavec le baron, avaient fait place chez lui, dès qu’il s’était aginon plus de débiter des lieux communs, mais de comprendre, à unsentiment pénible que voilait la gaîté. Il se rassurait en récitantdes pages de Platon, des vers de Virgile, parce qu’aveugle d’espritaussi, il ne comprenait pas qu’alors aimer un jeune homme étaitcomme aujourd’hui (les plaisanteries de Socrate le révèlent mieuxque les théories de Platon) entretenir une danseuse, puis sefiancer. M. de Charlus lui-même ne l’eût pas compris, lui quiconfondait sa manie avec l’amitié, qui ne lui ressemble en rien, etles athlètes de Praxitèle avec de dociles boxeurs. Il ne voulaitpas voir que, depuis dix-neuf cents ans («&|160;un courtisan dévotsous un prince dévot eût été athée sous un prince athée&|160;», adit La Bruyère), toute l’homosexualité de coutume – celle desjeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile – a disparu, queseule surnage et se multiplie l’involontaire, la nerveuse, cellequ’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même. Et M. deCharlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogiepaïenne. En échange d’un peu de beauté plastique, que desupériorité morale&|160;! Le berger de Théocrite qui soupire pourun jeune garçon, plus tard n’aura aucune raison d’être moins dur decœur, et d’esprit plus fin, que l’autre berger dont la flûterésonne pour Amaryllis. Car le premier n’est pas atteint d’un mal,il obéit aux modes du temps. C’est l’homosexualité survivantemalgré les obstacles, honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, laseule à laquelle puisse correspondre chez le même être unaffinement des qualités morales. On tremble au rapport que lephysique peut avoir avec celles-ci quand on songe au petitdéplacement de goût purement physique, à la tare légère d’un sens,qui expliquent que l’univers des poètes et des musiciens, si ferméau duc de Guermantes, s’entr’ouvre pour M. de Charlus. Que cedernier ait du goût dans son intérieur, qui est d’une ménagèrebibeloteuse, cela ne surprend pas&|160;; mais l’étroite brèche quidonne jour sur Beethoven et sur Véronèse&|160;! Cela ne dispensepas les gens sains d’avoir peur quand un fou qui a composé unsublime poème, leur ayant expliqué par les raisons les plus justesqu’il est enfermé par erreur, par la méchanceté de sa femme, lessuppliant d’intervenir auprès du directeur de l’asile, gémissantsur les promiscuités qu’on lui impose, conclut ainsi&|160;:«&|160;Tenez, celui qui va venir me parler dans le préau, dont jesuis obligé de subir le contact, croit qu’il est Jésus-Christ. Orcela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on m’enferme, ilne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ c’estmoi&|160;!&|160;» Un instant auparavant on était prêt à allerdénoncer l’erreur au médecin aliéniste. Sur ses derniers mots, etmême si on pense à l’admirable poème auquel travaille chaque jourle même homme on s’éloigne, comme les fils de Mme deSurgis s’éloignaient de M. de Charlus, non qu’il leur eût faitaucun mal, mais à cause du luxe d’invitations dont le terme étaitde leur pincer le menton. Le poète est à plaindre, et qui n’estguidé par aucun Virgile, d’avoir à traverser les cercles d’un enferde soufre et de poix, de se jeter dans le feu qui tombe du cielpour en ramener quelques habitants de Sodome&|160;! Aucun charmedans son œuvre&|160;; la même sévérité dans sa vie qu’aux défroquésqui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu’on ne puissepas attribuer à autre chose qu’à la perte d’une croyance d’avoirquitté la soutane.

Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avaitemboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards, outraversait la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, cessuiveurs se comptaient par douzaines qui, dans l’espoir d’avoir unethune, ne le lâchaient pas) et de peur que l’autre ne s’enhardît àlui parler, le baron baissait dévotement ses cils noircis qui,contrastant avec ses joues poudrerizées, le faisaient ressembler àun grand inquisiteur peint par le Greco. Mais ce prêtre faisaitpeur et avait l’air d’un prêtre interdit, diverses compromissionsauxquelles l’avait obligé la nécessité d’exercer son goût et d’enprotéger le secret ayant eu pour effet d’amener à la surface duvisage précisément ce que le baron cherchait à cacher, une viecrapuleuse racontée par la déchéance morale. Celle-ci, en effet,quelle qu’en soit la cause, se lit aisément, car elle ne tarde pasà se matérialiser, et prolifère sur un visage, particulièrementdans les joues et autour des yeux, aussi physiquement que s’yaccumulent les jaunes ocreux dans une maladie de foie ou lesrépugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce n’était pas,d’ailleurs, seulement dans les joues, ou mieux les bajoues de cevisage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie de cecorps livré au laisser-aller et envahi par l’embonpoint, quesurnageait maintenant, étalé comme de l’huile, le vice jadis siintimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même.Il débordait maintenant dans ses propos.

«&|160;C’est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuitavec un beau jeune homme, dit-il en nous abordant, cependant que levoyou désappointé s’éloignait. C’est du beau. On le dira à vospetits élèves de la Sorbonne que vous n’êtes pas plus sérieux quecela. Du reste, la compagnie de la jeunesse vous réussit, Monsieurle Professeur, vous êtes frais comme une petite rose. Je vous aidérangés, vous aviez l’air de vous amuser comme deux petitesfolles, et vous n’aviez pas besoin d’une vieille grand’mamanrabat-joie comme moi. Je n’irai pas à confesse pour cela, puisquevous étiez presque arrivés.&|160;» Le baron était d’humeur d’autantplus gaie qu’il ignorait entièrement la scène de l’après-midi,Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce contre un retouroffensif que d’aller prévenir M. de Charlus. Aussi celui-cicroyait-il toujours au mariage et s’en réjouissait-il. On diraitque c’est une consolation pour ces grands solitaires que de donnerà leur célibat tragique l’adoucissement d’une paternité fictive.«&|160;Mais, ma parole, Brichot, ajouta-t-il, en se tournant enriant vers nous, j’ai du scrupule en vous voyant en si galantecompagnie. Vous aviez l’air de deux amoureux. Bras dessus, brasdessous, dites donc, Brichot, vous en prenez deslibertés&|160;!&|160;» Fallait-il attribuer pour cause à de tellesparoles le vieillissement d’une telle pensée, moins maîtresse quejadis de ses réflexes, et qui, dans des instants d’automatisme,laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant quaranteans&|160;? Ou bien était-ce dédain pour l’opinion des roturiersqu’avaient au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. deCharlus, le duc, présentait une autre forme quand, fort insoucieuxque ma mère pût le voir, il se faisait la barbe en chemise de nuitouverte, à sa fenêtre&|160;? M. de Charlus avait-il contracté,durant les trajets brûlants de Doncières à Doville, la dangereusehabitude de se mettre à l’aise et, comme il y rejetait en arrièreson chapeau de paille pour rafraîchir son énorme front, dedesserrer, au début, pour quelques instants seulement, le masquedepuis trop longtemps rigoureusement attaché à son vraivisage&|160;? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morelauraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues.Mais il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirsqu’offre son vice l’avait lassé. Il avait instinctivement cherchéde nouvelles performances, et après s’être fatigué des inconnusqu’il rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu’il avait cruqu’il détesterait toujours, à l’imitation d’un «&|160;ménage&|160;»ou d’une «&|160;paternité&|160;». Parfois cela ne lui suffisaitmême plus, il lui fallait du nouveau, il allait passer la nuit avecune femme de la même façon qu’un homme normal peut, une fois danssa vie, avoir voulu coucher avec un garçon, par une curiositésemblable, inverse, et dans les deux cas également malsaine.L’existence de «&|160;fidèle&|160;» du baron, ne vivant, à cause deCharlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les effortsqu’il avait faits longtemps pour garder des apparences menteuses,la même influence qu’un voyage d’exploration ou un séjour auxcolonies chez certains Européens, qui y perdent les principesdirecteurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolutioninterne d’un esprit, ignorant au début de l’anomalie qu’il portaiten soi, puis épouvanté devant elle quand il l’avait reconnue, etenfin s’étant familiarisé avec elle jusqu’à ne plus s’apercevoirqu’on ne pouvait sans danger avouer aux autres ce qu’on avait finipar s’avouer sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore,pour détacher M. de Charlus des dernières contraintes sociales, quele temps passé chez les Verdurin. Il n’est pas, en effet, d’exil aupôle Sud, ou au sommet du Mont-Blanc, qui nous éloigne autant desautres qu’un séjour prolongé au sein d’un vice intérieur,c’est-à-dire d’une pensée différente de la leur. Vice (ainsi M. deCharlus le qualifiait-il autrefois) auquel le baron prêtaitmaintenant la figure débonnaire d’un simple défaut, fort répandu,plutôt sympathique et presque amusant, comme la paresse, ladistraction ou la gourmandise. Sentant les curiosités que laparticularité de son personnage excitait, M. de Charlus éprouvaitun certain plaisir à les satisfaire, à les piquer, à lesentretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour lechampion du catholicisme, non pas probablement avec l’espoir d’êtrepris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l’attente des rieursbienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaisesmœurs dans le petit clan, comme il eût contrefait l’anglais ouimité Mounet-Sully, sans attendre qu’on l’en priât, et pour payerson écot avec bonne grâce, en exerçant en société un talentd’amateur&|160;; de sorte que M. de Charlus menaçait Brichot dedénoncer à la Sorbonne qu’il se promenait maintenant avec desjeunes gens de la même façon que le chroniqueur circoncis parle àtout propos de la «&|160;fille aînée de l’Église&|160;» et du«&|160;Sacré-Cœur de Jésus&|160;», c’est-à-dire sans ombre detartuferie, mais avec une pointe de cabotinage. Ce n’est passeulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes decelles qu’il se permettait autrefois, qu’il serait curieux dechercher l’explication, mais encore de celui survenu dans lesintonations, les gestes, qui les uns et les autres ressemblaientsingulièrement maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait leplus âprement autrefois&|160;; il poussait maintenant,involontairement, presque les mêmes petits cris (chez luiinvolontaires et d’autant plus profonds) que jettent,volontairement, eux, les invertis qui s’interpellent en s’appelant«&|160;ma chère&|160;»&|160;; comme si ce «&|160;chichi&|160;»voulu, dont M. de Charlus avait pris si longtemps le contrepied,n’était en effet qu’une géniale et fidèle imitation des manièresqu’arrivent à prendre, quoi qu’ils en aient, les Charlus, quand ilssont arrivés à une certaine phase de leur mal, comme un paralytiquegénéral ou un ataxique finissent fatalement par présenter certainssymptômes. En réalité – et c’est ce que ce chichi tout intérieurrévélait – il n’y avait entre le sévère Charlus tout de noirhabillé, aux cheveux en brosse, que j’avais connu, et les jeunesgens fardés, chargés de bijoux, que cette différence purementapparente qu’il y a entre une personne agitée qui parle vite, remuetout le temps, et un névropathe qui parle lentement, conserve unflegme perpétuel, mais est atteint de la même neurasthénie aux yeuxdu clinicien qui sait que celui-ci comme l’autre est dévoré desmêmes angoisses et frappé des mêmes tares. Du reste, on voyait queM. de Charlus avait vieilli à des signes tout différents, commel’extension extraordinaire qu’avaient prise dans sa conversationcertaines expressions qui avaient proliféré et qui revenaientmaintenant à tout moment (par exemple&|160;: «&|160;l’enchaînementdes circonstances&|160;») et auxquelles la parole du barons’appuyait de phrase en phrase comme à un tuteur nécessaire.«&|160;Est-ce que Charlie est déjà arrivé&|160;?&|160;» demandaBrichot à M. de Charlus comme nous apercevions la porte de l’hôtel.«&|160;Ah&|160;! je ne sais pas&|160;», dit le baron en levant lesmains et en fermant à demi les yeux, de l’air d’une personne qui neveut pas qu’on l’accuse d’indiscrétion, d’autant plus qu’il avaiteu probablement des reproches de Morel pour des choses qu’il avaitdites et que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant M.de Charlus aussi volontiers qu’il se parait de lui, avait crugraves quoique en réalité insignifiantes. «&|160;Vous savez que jene sais rien de ce qu’il fait.&|160;» Si des conversations de deuxpersonnes qui ont entre elles une liaison sont pleines demensonges, ceux-ci ne naissent pas moins naturellement dans lesconversations qu’un tiers a avec un amant au sujet de la personneque ce dernier aime, quel que soit, d’ailleurs, le sexe de cettepersonne.

«&|160;Il y a longtemps que vous l’avez vu&|160;?&|160;»demandai-je à M. de Charlus, pour avoir l’air à la fois de ne pascraindre de lui parler de Morel et de ne pas croire qu’il vivaitcomplètement avec lui. «&|160;Il est venu par hasard cinq minutesce matin, pendant que j’étais encore à demi endormi, s’asseoir surle coin de mon lit, comme s’il voulait me violer.&|160;» J’eusaussitôt l’idée que M. de Charlus avait vu Charlie il y a uneheure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu l’hommequ’on sait – et qu’elle suppose peut-être qu’on croit – être sonamant, si elle a goûté avec lui, elle répond&|160;: «&|160;Je l’aivu un instant avant déjeuner.&|160;» Entre ces deux faits la seuledifférence est que l’un est mensonger et l’autre vrai, mais l’unest aussi innocent, ou, si l’on préfère, aussi coupable. Aussi necomprendrait-on pas pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus)choisit toujours le fait mensonger, si l’on ne savait pas que lesréponses sont déterminées, à l’insu de la personne qui les fait,par un nombre de facteurs qui semble en disproportion telle avec laminceur du fait qu’on s’excuse d’en faire état. Mais pour unphysicien la place qu’occupe la plus petite balle de sureaus’explique par la concordance d’action, le conflit ou l’équilibre,de lois d’attraction ou de répulsion qui gouvernent des mondes bienplus grands. Ne mentionnons ici que pour mémoire le désir deparaître naturel et hardi, le geste instinctif de cacher unrendez-vous secret, un mélange de pudeur et d’ostentation, lebesoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu’onest aimé, une pénétration de ce que sait ou suppose – et ne dit pas– l’interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de lasienne, le fait tantôt sur- et tantôt sous-estimer le désirinvolontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part dufeu. Tout autant de lois différentes, agissant en sens contraire,dictent les réponses plus générales touchant l’innocence, le«&|160;platonisme&|160;», ou, au contraire, la réalité charnelledes relations qu’on a avec la personne qu’on dit avoir vue le matinquand on l’a vue le soir. Toutefois, d’une façon générale, disonsque M. de Charlus, malgré l’aggravation de son mal qui le poussaitperpétuellement à révéler, à insinuer, parfois tout simplement àinventer des détails compromettants, cherchait, pendant cettepériode de sa vie, à affirmer que Charlie n’était pas de la mêmesorte d’homme que lui, Charlus, et qu’il n’existait entre eux quede l’amitié. Cela n’empêchait pas (et bien que ce fût peut-êtrevrai) que parfois il se contredît (comme pour l’heure où il l’avaitvu en dernier lieu), soit qu’il dît alors, en s’oubliant, lavérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou parsentimentalisme, ou trouvant spirituel d’égarer l’interlocuteur.«&|160;Vous savez qu’il est pour moi, continua le baron, un bonpetit camarade, pour qui j’ai la plus grande affection, comme jesuis sûr (en doutait-il donc, qu’il éprouvât le besoin de direqu’il en était sûr&|160;?) qu’il a pour moi, mais il n’y a entrenous rien d’autre, pas ça, vous entendez bien, pas ça, dit le baronaussi naturellement que s’il avait parlé d’une femme. Oui, il estvenu ce matin me tirer par les pieds. Il sait pourtant que jedéteste qu’on me voie couché. Pas vous&|160;? Oh&|160;! c’est unehorreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais bien que jen’ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière, mais ongarde sa petite coquetterie tout de même.&|160;»

Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait deMorel comme d’un bon petit camarade, et qu’il dît la vérité plusencore qu’il ne croyait en disant&|160;: «&|160;Je ne sais pas cequ’il fait, je ne connais pas sa vie.&|160;»

En effet, disons (en interrompant pendant quelques instants cerécit, que nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse quenous ouvrons au moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nousdirigeons vers la demeure de Mme Verdurin), disons que,peu de temps avant cette soirée, le baron fut plongé dans ladouleur et dans la stupéfaction par une lettre qu’il ouvrit parmégarde et qui était adressée à Morel. Cette lettre, laquelledevait, par contre-coup, me causer de cruels chagrins, était écritepar l’actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif qu’elle avait pourles femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus ne soupçonnaitmême pas la connaître) était écrite sur le ton le plus passionné.Sa grossièreté empêche qu’elle soit reproduite ici, mais on peutmentionner que Léa ne lui parlait qu’au féminin en luidisant&|160;: «&|160;grande sale, va&|160;!&|160;», «&|160;ma bellechérie, toi tu en es au moins, etc.&|160;». Et dans cette lettre ilétait question de plusieurs autres femmes qui ne semblaient pasêtre moins amies de Morel que de Léa. D’autre part, la moquerie deMorel à l’égard de M. de Charlus, et de Léa à l’égard d’un officierqui l’entretenait et dont elle disait&|160;: «&|160;Il me suppliedans ses lettres d’être sage&|160;! Tu parles&|160;! mon petit chatblanc&|160;», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moinsinsoupçonnée de lui que n’étaient les rapports si particuliers deMorel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots«&|160;en être&|160;». Après l’avoir d’abord ignoré, il avaitenfin, depuis un temps bien long déjà, appris que lui-même«&|160;en était&|160;». Or voici que cette notion qu’il avaitacquise se trouvait remise en question. Quand il avait découvertqu’il «&|160;en était&|160;» il avait cru par là apprendre que songoût, comme dit Saint-Simon, n’était pas celui des femmes. Or voicique, pour Morel, cette expression «&|160;en être&|160;» prenait uneextension que M. de Charlus n’avait pas connue, tant et si bien queMorel prouvait, d’après cette lettre, qu’il «&|160;en était&|160;»en ayant le même goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dèslors la jalousie de M. de Charlus n’avait plus de raison de seborner aux hommes que Morel connaissait, mais allait s’étendre auxfemmes elles-mêmes. Ainsi les êtres qui «&|160;en étaient&|160;»n’étaient pas seulement ceux qu’il avait crus, mais toute uneimmense partie de la planète, composée aussi bien de femmes qued’hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et lebaron, devant la signification nouvelle d’un mot qui lui était sifamilier, se sentait torturé par une inquiétude de l’intelligenceautant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à lafois de l’agrandissement de sa jalousie et de l’insuffisancesoudaine d’une définition.

M. de Charlus n’avait jamais été, dans la vie, qu’un amateur.C’est dire que des incidents de ce genre ne pouvaient lui êtred’aucune utilité. Il faisait dériver l’impression pénible qu’il enpouvait ressentir, en scènes violentes où il savait être éloquent,ou en intrigues sournoises. Mais pour un être de la valeur d’unBergotte, par exemple, ils eussent pu être précieux. C’est mêmepeut-être ce qui explique en partie (puisque nous agissons àl’aveuglette, mais en choisissant comme les bêtes la plante quinous est favorable) que des êtres comme Bergotte aient vécugénéralement dans la compagnie de personnes médiocres, fausses etméchantes. La beauté de celles-ci suffit à l’imagination del’écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en rien la naturede sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des milliers demètres au-dessous, les relations invraisemblables, les mensongespoussés au delà et surtout dans une direction différente de cequ’on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge,le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur lesrelations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telleaction formulé par nous d’une façon toute différente, le mensongesur ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nouséprouvons à l’égard de l’être qui nous aime, et qui croit nousavoir façonné semblable à lui parce qu’il nous embrasse toute lajournée, ce mensonge-là est une des seules choses au monde quipuisse nous ouvrir des perspectives sur du nouveau, sur del’inconnu, qui puisse éveiller en nous des sens endormis pour lacontemplation d’univers que nous n’aurions jamais connus. Il fautdire, pour ce qui concerne M. de Charlus, que, s’il fut stupéfaitd’apprendre, relativement à Morel, un certain nombre de choses quecelui-ci lui avait soigneusement cachées, il eut tort d’en conclureque c’est une erreur de se lier avec des gens du peuple. On verra,en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M. de Charluslui-même en train de faire des choses qui eussent encore plusstupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n’avait pufaire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui avaitété le plus pénible avait été celle d’un voyage que Morel avaitfait avec Léa, alors qu’il avait assuré à M. de Charlus qu’il étaiten ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s’étaitservi, pour échafauder son mensonge, de personnes bénévoles à quiil avait envoyé ses lettres en Allemagne, d’où on les réexpédiait àM. de Charlus qui, d’ailleurs, était tellement convaincu que Morely était qu’il n’eût même pas regardé le timbre de la poste.) Maisil est temps de rattraper le baron qui s’avance, avec Brichot etmoi, vers la porte des Verdurin.

«&|160;Et qu’est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi,votre jeune ami hébreu que nous voyions à Doville&|160;? J’avaispensé que si cela vous faisait plaisir on pourrait peut-êtrel’inviter un soir.&|160;» En effet, M. de Charlus, se contentant defaire espionner sans vergogne les faits et les gestes de Morel parune agence policière, absolument comme un mari ou un amant, nelaissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. Lasurveillance qu’il chargeait un vieux domestique de faire exercerpar une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets depied se croyaient filés et qu’une femme de chambre ne vivait plus,n’osait plus sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policierà ses trousses. «&|160;Elle peut bien faire ce qu’elle veut&|160;!On irait perdre son temps et son argent à la pister&|160;! Comme sisa conduite nous intéressait en quelque chose&|160;!&|160;»s’écriait ironiquement le vieux serviteur, car il était sipassionnément attaché à son maître que, bien que ne partageantnullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait dechaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s’ils étaientsiens. «&|160;C’est la crème des braves gens&|160;», disait de cevieux serviteur M. de Charlus, car on n’apprécie jamais personneautant que ceux qui joignent à de grandes vertus celle de lesmettre sans compter à la disposition de nos vices. C’était,d’ailleurs, des hommes seulement que M. de Charlus était capabled’éprouver de la jalousie en ce qui concernait Morel. Les femmes nelui en inspiraient aucune. C’est d’ailleurs la règle presquegénérale pour les Charlus. L’amour de l’homme qu’ils aiment pourune femme est quelque chose d’autre, qui se passe dans une autreespèce animale (le lion laisse les tigres tranquilles), ne les gênepas et les rassure plutôt. Quelquefois, il est vrai, chez ceux quifont de l’inversion un sacerdoce, cet amour les dégoûte. Ils enveulent alors à leur ami de s’y être livré, non comme d’unetrahison, mais comme d’une déchéance. Un Charlus, autre que n’étaitle baron, eût été indigné de voir Morel avoir des relations avecune femme, comme il l’eût été de lire sur une affiche que lui,l’interprète de Bach et de Haendel, allait jouer du Puccini. C’est,d’ailleurs, pour cela que les jeunes gens qui, par intérêt,condescendent à l’amour des Charlus leur affirment que les femmesne leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecinqu’ils ne prennent jamais d’alcool et n’aiment que l’eau de source.Mais M. de Charlus, sur ce point, s’écartait un peu de la règlehabituelle. Admirant tout chez Morel, ses succès féminins ne luiportaient pas ombrage, lui causaient une même joie que ses succèsau concert ou à l’écarté. «&|160;Mais, mon cher, vous savez, ilfait des femmes&|160;», disait-il d’un air de révélation, descandale, peut-être d’envie, surtout d’admiration. «&|160;Il estextraordinaire, ajoutait-il. Partout les putains les plus en vuen’ont d’yeux que pour lui. On le remarque partout, aussi bien dansle métro qu’au théâtre. C’en est embêtant&|160;! Je ne peux pasaller avec lui au restaurant sans que le garçon lui apporte lesbillets doux d’au moins trois femmes. Et toujours des joliesencore. Du reste, ça n’est pas extraordinaire. Je le regardaishier, je le comprends, il est devenu d’une beauté, il a l’air d’uneespèce de Bronzino, il est vraiment admirable.&|160;» Mais si M. deCharlus aimait à montrer qu’il aimait Morel, il aimait à persuaderles autres, peut-être à se persuader lui-même, qu’il en était aimé.Il mettait à l’avoir tout le temps auprès de lui (et malgré le tortque ce petit jeune homme pouvait faire à la situation mondaine dubaron) une sorte d’amour-propre. Car (et le cas est fréquent deshommes bien posés et snobs, qui, par vanité, brisent toutes leursrelations pour être vus partout avec une maîtresse, demi-mondaineou dame tarée, qu’on ne reçoit pas, et avec laquelle pourtant illeur semble flatteur d’être lié) il était arrivé à ce point oùl’amour-propre met toute sa persévérance à détruire les buts qu’ila atteints, soit que, sous l’influence de l’amour, on trouve unprestige, qu’on est seul à percevoir, à des relations ostentatoiresavec ce qu’on aime, soit que, par le fléchissement des ambitionsmondaines atteintes et la marée montante des curiositésancillaires, d’autant plus absorbantes qu’elles sont plusplatoniques, celles-ci n’eussent pas seulement atteint mais dépasséle niveau où avaient peine à se maintenir les autres.

Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu’à songoût pour eux l’existence de Morel n’était pas un obstacle, et quemême sa réputation éclatante de violoniste ou sa notoriéténaissante de compositeur et de journaliste pourrait, dans certainscas, leur être un appât. Présentait-on au baron un jeunecompositeur de tournure agréable, c’était dans les talents de Morelqu’il cherchait l’occasion de faire une politesse au nouveau venu.«&|160;Vous devriez, lui disait-il, m’apporter de vos compositionspour que Morel les joue au concert ou en tournée. Il y a si peu demusique agréable écrite pour le violon&|160;! C’est une aubaine qued’en trouver de nouvelle. Et les étrangers apprécient beaucoupcela. Même en province il y a des petits cercles musicaux où onaime la musique avec une ferveur et une intelligenceadmirables.&|160;» Sans plus de sincérité (car tout cela ne servaitque d’amorce et il était rare que Morel se prêtât à desréalisations), comme Bloch avait avoué qu’il était un peu poète,«&|160;à ses heures&|160;», avait-il ajouté, avec le riresarcastique dont il accompagnait une banalité quand il ne pouvaitpas trouver une parole originale, M. de Charlus me dit&|160;:«&|160;Dites donc à ce jeune Israélite, puisqu’il fait des vers,qu’il devrait bien m’en apporter pour Morel. Pour un compositeurc’est toujours l’écueil, trouver quelque chose de joli à mettre enmusique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pasinintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite dupoète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstancesauxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient lapremière place, car il compose beaucoup maintenant et il écritaussi et très joliment, je vais vous en parler. Quant à son talentd’exécutant (là vous savez qu’il est tout à fait un maître déjà),vous allez voir ce soir comme ce gosse joue bien la musique deVinteuil&|160;; il me renverse&|160;; à son âge, avoir unecompréhension pareille tout en restant si gamin, si potache&|160;!Oh&|160;! ce n’est ce soir qu’une petite répétition. La grandemachine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plusélégant aujourd’hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu,dit-il – en employant ce nous, sans doute parce que le Roidit&|160;: nous voulons. À cause du magnifique programme, j’aiconseillé à Mme Verdurin d’avoir deux fêtes&|160;: l’unedans quelques jours, où elle aura toutes ses relations&|160;;l’autre ce soir, où la Patronne est, comme on dit en termes dejustice, dessaisie. C’est moi qui ai fait les invitations et j’aiconvoqué quelques personnes d’un autre milieu, qui peuvent êtreutiles à Charlie et qu’il sera agréable pour les Verdurin deconnaître. N’est-ce pas, c’est très bien de faire jouer les chosesles plus belles avec les plus grands artistes, mais lamanifestation reste étouffée comme dans du coton, si le public estcomposé de la mercière d’en face et de l’épicier du coin. Voussavez ce que je pense du niveau intellectuel des gens du monde,mais ils peuvent jouer certains rôles assez importants, entreautres le rôle dévolu pour les événements publics à la presse etqui est d’être un organe de divulgation. Vous comprenez ce que jeveux dire&|160;; j’ai, par exemple, invité ma belle-sœurOriane&|160;; il n’est pas certain qu’elle vienne, mais il estcertain en revanche, si elle vient, qu’elle ne comprendraabsolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce quiest au-dessus de ses moyens, mais de parler ce qui y est appropriéadmirablement et ce dont elle ne se fait pas faute.Conséquence&|160;: dès demain, au lieu du silence de la mercière etde l’épicier, conversation animée chez les Mortemart où Orianeraconte qu’elle a entendu des choses merveilleuses, qu’un certainMorel, etc., rage indescriptible des personnes non conviées quidiront&|160;: «&|160;Palamède avait sans doute jugé que nous étionsindignes&|160;; d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que ces gens chezqui la chose se passait&|160;», contre-partie aussi utile que leslouanges d’Oriane, parce que le nom de Morel revient tout le tempset finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu’on relitdix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de circonstancesqui peut avoir son prix pour l’artiste, pour la maîtresse demaison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestationqui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça envaut la peine&|160;; vous verrez les progrès qu’a faits Charlie.Et, d’ailleurs, on lui a découvert un nouveau talent, mon cher, ilécrit comme un ange. Comme un ange je vous dis.&|160;» M. deCharlus négligeait de dire que depuis quelque temps il faisaitfaire à Morel, comme ces grands seigneurs du XVIIesiècle qui dédaignaient de signer et même d’écrire leurs libelles,des petits entrefilets bassement calomniateurs et dirigés contre lacomtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux qui les lisaient,combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme, quiretrouvait, si adroitement glissés que personne d’autre qu’elle n’yvoyait goutte, des passages de lettres d’elle, textuellement cités,mais pris dans un sens où ils pouvaient l’affoler comme la pluscruelle vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tousles jours à Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plusterrible que l’autre. On verra plus tard que cette presse verbaleréduisit à néant la puissance d’un Charlus devenu démodé et, bienau-dessus de lui, érigea un Morel qui ne valait pas la millionièmepartie de son ancien protecteur. Du moins cette mode intellectuelleest-elle naïve et croit-elle de bonne foi au néant d’un génialCharlus, à l’incontestable autorité d’un stupide Morel. Le baronétait moins innocent dans ses vengeances implacables. De là sansdoute ce venin amer de la bouche, dont l’envahissement semblaitdonner aux joues la jaunisse quand il était en colère. «&|160;Vousqui connaissiez Bergotte, reprit M. de Charlus, j’avais jadis penséque vous auriez pu peut-être, en lui rafraîchissant la mémoire ausujet des proses du jouvenceau, collaborer en somme avec moi,m’aider à favoriser un talent double, de musicien et d’écrivain,qui peut un jour acquérir le prestige de celui de Berlioz. Voussavez, les Illustres ont souvent autre chose à penser, ils sontadulés, ils ne s’intéressent guère qu’à eux-mêmes. Mais Bergotte,qui était vraiment simple et serviable, m’avait promis de fairepasser au Gaulois, ou je ne sais plus où, ces petiteschroniques, moitié d’un humoriste et d’un musicien, qui sontmaintenant très jolies, et je suis vraiment très content queCharlie ajoute à son violon ce petit brin de plume d’Ingres. Jesais bien que j’exagère facilement, quand il s’agit de lui, commetoutes les vieilles mamans-gâteau du Conservatoire. Comment, moncher, vous ne le saviez pas&|160;? Mais c’est que vous neconnaissez pas mon côté gobeur. Je fais le pied de grue pendant desheures à la porte des jurys d’examen. Je m’amuse comme une reine.Quant à la prose de Charlie, Bergotte m’avait assuré que c’étaitvraiment tout à fait très bien.&|160;»

M. de Charlus, qui l’avait connu depuis longtemps par Swann,était en effet allé voir Bergotte quelques jours avant sa mort etlui demander qu’il obtînt pour Morel d’écrire dans un journal dessortes de chroniques, en partie humoristiques, sur la musique. En yallant, M. de Charlus avait un certain remords, car grandadmirateur de Bergotte, il s’était rendu compte qu’il n’allaitjamais le voir pour lui-même, mais pour, grâce à la considérationmi-intellectuelle, mi-sociale que Bergotte avait pour lui, pouvoirfaire une grande politesse à Morel, ou à tel autre de ses amis.Qu’il ne se servît plus du monde que pour cela ne choquait pas M.de Charlus, mais de Bergotte cela lui avait paru plus mal, parcequ’il sentait que Bergotte n’était pas utilitaire comme les gens dumonde et méritait mieux. Seulement sa vie était prise et il netrouvait du temps de libre que quand il avait très envie d’unechose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, trèsintelligent, la conversation d’un homme intelligent lui était assezindifférente, surtout celle de Bergotte, qui était trop homme delettres pour son goût et d’un autre clan, ne se plaçant pas à sonpoint de vue. Quant à Bergotte, il s’était rendu compte de cetutilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en avait pasvoulu, car il était été toute sa vie incapable d’une bonté suivie,mais désireux de faire plaisir, compréhensif, insensible au plaisirde donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus, il ne l’avaitpartagé à aucun degré, mais y avait trouvé plutôt un élément decouleur dans le personnage, le «&|160;fas et nefas&|160;», pour unartiste, consistant non dans des exemples moraux, mais dans dessouvenirs de Platon ou de Sodome. «&|160;Mais vous, belle jeunesse,on ne vous voit guère quai Conti. Vous n’en abusezpas&|160;!&|160;» Je dis que je sortais surtout avec ma cousine.«&|160;Voyez-vous ça&|160;! ça sort avec sa cousine, comme c’estpur&|160;!&|160;» dit M. de Charlus à Brichot. Et s’adressant denouveau à moi&|160;: «&|160;Mais nous ne vous demandons pas decomptes sur ce que vous faites, mon enfant. Vous êtes libre defaire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement de ne pas yavoir de part. Du reste, vous avez très bon goût, elle estcharmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la têtefarcie à Doville. On la regrettera ce soir. Mais vous avezpeut-être aussi bien fait de ne pas l’amener. C’est admirable, lamusique de Vinteuil. Mais j’ai appris qu’il devait y avoir la fillede l’auteur et son amie, qui sont deux personnes d’une terribleréputation. C’est toujours embêtant pour une jeune fille. Ellesseront là, à moins que ces deux demoiselles n’aient pas pu venir,car elles devaient sans faute être tout l’après-midi à unerépétition d’études que Mme Verdurin donnait tantôt etoù elle n’avait convié que les raseurs, la famille, les gens qu’ilne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l’heure, avant le dîner,Charlie nous a dit que ce que nous appelons les deux demoisellesVinteuil, absolument attendues, n’étaient pas venues.&|160;» Malgrél’affreuse douleur que j’avais à rapprocher subitement de l’effet,seul connu d’abord, la cause, enfin découverte, de l’envied’Albertine de venir tantôt, la présence annoncée (mais que j’avaisignorée) de Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai laliberté d’esprit de noter que M. de Charlus, qui nous avait dit, ily avait quelques minutes, n’avoir pas vu Charlie depuis le matin,confessait étourdiment l’avoir vu avant dîner. Ma souffrancedevenait visible&|160;: «&|160;Mais qu’est-ce que vous avez&|160;?me dit le baron, vous êtes vert&|160;; allons, entrons, vous prenezfroid, vous avez mauvaise mine.&|160;» Ce n’était pas mon douterelatif à la vertu d’Albertine que les paroles de M. de Charlusvenaient d’éveiller en moi. Beaucoup d’autres y avaient déjàpénétré&|160;; à chaque nouveau doute on croit que la mesure estcomble, qu’on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve toutde même de la place, et une fois qu’il est introduit dans notremilieu vital, il y entre en concurrence avec tant de désirs decroire, avec tant de raisons d’oublier, qu’assez vite on s’enaccommode, on finit par ne plus s’occuper de lui. Il resteseulement comme une douleur à demi guérie, une simple menace desouffrir et qui, envers du désir, de même ordre que lui, et commelui devenu centre de nos pensées, irradie en elles, à des distancesinfinies, de subtiles tristesses, comme le désir des plaisirs d’uneorigine méconnaissable, partout où quelque chose peut s’associer àl’idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se réveille quandun doute nouveau entre en nous&|160;; on a beau se dire presquetout de suite&|160;: «&|160;Je m’arrangerai, il y aura un systèmepour ne pas souffrir, ça ne doit pas être vrai&|160;», pourtant ily a eu un premier instant où on a souffert comme si on croyait. Sinous n’avions que des membres, comme les jambes et les bras, la vieserait supportable&|160;; malheureusement nous portons en nous cepetit organe que nous appelons cœur, lequel est sujet à certainesmaladies au cours desquelles il est infiniment impressionnable pourtout ce qui concerne la vie d’une certaine personne et où unmensonge – cette chose inoffensive et au milieu de laquelle nousvivons si allégrement, qu’il soit fait par nous-même ou par lesautres – venu de cette personne, donne à ce petit cœur, qu’ondevrait pouvoir nous retirer chirurgicalement, des crisesintolérables. Ne parlons pas du cerveau, car notre pensée a beauraisonner sans fin au cours de ces crises, elle ne les modifie pasplus que notre attention une rage de dents. Il est vrai que cettepersonne est coupable de nous avoir menti, car elle nous avait juréde nous dire toujours la vérité. Mais nous savons par nous-même,pour les autres, ce que valent les serments. Et nous avons voulu yajouter foi quand ils venaient d’elle, qui avait justement toutintérêt à nous mentir et n’a pas été choisie par nous, d’autrepart, pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n’auraitpresque plus besoin de nous mentir – justement quand le cœur seradevenu indifférent au mensonge – parce que nous ne nousintéresserons plus à sa vie. Nous le savons, et malgré cela noussacrifions volontiers la nôtre, soit que nous nous tuions pourcette personne, soit que nous nous fassions condamner à mort enl’assassinant, soit simplement que nous dépensions en quelquessoirées pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige à noustuer ensuite parce que nous n’avons plus rien. D’ailleurs, sitranquille qu’on se croie quand on aime, on a toujours l’amour dansson cœur en état d’équilibre instable. Un rien suffit pour lemettre dans la position du bonheur&|160;; on rayonne, on couvre detendresses non point celle qu’on aime, mais ceux qui nous ont faitvaloir à ses yeux, qui l’ont gardée contre toute tentationmauvaise&|160;; on se croit tranquille, et il suffit d’unmot&|160;: «&|160;Gilberte ne viendra pas&|160;»,«&|160;Mademoiselle Vinteuil est invitée&|160;», pour que tout lebonheur préparé vers lequel on s’élançait s’écroule, pour que lesoleil se cache, pour que tourne la rose des vents et que sedéchaîne la tempête intérieure à laquelle, un jour, on ne sera pluscapable de résister. Ce jour-là, le jour où le cœur est devenu sifragile, des amis qui nous admirent souffrent que de tels néants,que certains êtres puissent nous faire du mal, nous faire mourir.Mais qu’y peuvent-ils&|160;? Si un poète est mourant d’unepneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant aupneumocoque que ce poète a du talent et qu’il devrait le laisserguérir&|160;? Le doute, en tant qu’il avait trait à MlleVinteuil, n’était pas absolument nouveau. Mais, même dans cettemesure, ma jalousie de l’après-midi, excitée par Léa et ses amies,l’avait aboli. Une fois ce danger du Trocadéro écarté, j’avaiséprouvé, j’avais cru avoir reconquis à jamais une paix complète.Mais ce qui était surtout nouveau pour moi, c’était une certainepromenade où Andrée m’avait dit&|160;: «&|160;Nous sommes alléesici et là, nous n’avons rencontré personne&|160;», et où, aucontraire, Mlle Vinteuil avait évidemment donnérendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenantj’eusse laissé volontiers Albertine sortir seule, aller partout oùelle voudrait, pourvu que j’eusse pu chambrer quelque partMlle Vinteuil et son amie et être certain qu’Albertinene les vît pas. C’est que la jalousie est généralement partielle, àlocalisations intermittentes, soit parce qu’elle est leprolongement douloureux d’une anxiété qui est provoquée tantôt parune personne, tantôt par une autre que notre amie pourrait aimer,soit par l’exiguïté de notre pensée, qui ne peut réaliser que cequ’elle se représente et laisse le reste dans un vague dont on nepeut relativement souffrir.

Au moment où nous allions sonner à la porte de l’hôtel, nousfûmes rattrapés par Saniette qui nous apprit que la princesseSherbatoff était morte à six heures et nous dit qu’il ne nous avaitpas reconnus tout de suite. «&|160;Je vous envisageais pourtantdepuis un moment, nous dit-il d’une voix essoufflée. Est-ce pascurieux que j’aie hésité&|160;?&|160;» «&|160;N’est-il pascurieux&|160;» lui eût semblé une faute et il devenait avec lesformes anciennes du langage d’une exaspérante familiarité.«&|160;Vous êtes pourtant gens qu’on peut avouer pour sesamis.&|160;» Sa mine grisâtre semblait éclairée par le refletplombé d’un orage. Son essoufflement, qui ne se produisait, cet étéencore, que quand M. Verdurin l’«&|160;engueulait&|160;», étaitmaintenant constant. «&|160;Je sais qu’une œuvre inédite deVinteuil va être exécutée par d’excellents artistes, etsingulièrement par Morel. – Pourquoi singulièrement&|160;?&|160;»demanda le baron, qui vit dans cet adverbe une critique.«&|160;Notre ami Saniette, se hâta d’expliquer Brichot qui joua lerôle d’interprète, parle volontiers, en excellent lettré qu’il est,le langage d’un temps où «&|160;singulièrement&|160;» équivaut ànotre «&|160;tout particulièrement&|160;».

Comme nous entrions dans l’antichambre de Madame Verdurin, M. deCharlus me demanda si je travaillais, et comme je lui disais quenon, mais que je m’intéressais beaucoup en ce moment aux vieuxservices d’argenterie et de porcelaine, il me dit que je nepourrais pas en voir de plus beaux que chez les Verdurin&|160;;que, d’ailleurs, j’avais pu les voir à la Raspelière, puisque, sousprétexte que les objets sont aussi des amis, ils faisaient la foliede tout emporter avec eux&|160;; que ce serait moins commode detout me sortir un jour de soirée, mais que pourtant il demanderaitqu’on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n’en rienfaire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau, etje vis que le sommet de sa tête s’argentait maintenant par places.Mais tel un arbuste précieux que non seulement l’automne coloremais dont on protège certaines feuilles par des enveloppementsd’ouate ou des applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait deces quelques cheveux blancs placés à sa cime qu’un bariolage deplus venant s’ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous lescouches d’expressions différentes, de fards et d’hypocrisie, qui lemaquillaient si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taireà presque tout le monde le secret qu’il me paraissait crier.J’étais presque gêné par ses yeux où j’avais peur qu’il ne mesurprît à le lire à livre ouvert, par sa voix qui me paraissait lerépéter sur tous les tons, avec une inlassable indécence. Mais lessecrets sont bien gardés par ces êtres, car tous ceux qui lesapprochent sont sourds et aveugles. Les personnes qui apprenaientla vérité par l’un ou l’autre, par les Verdurin par exemple, lacroyaient, mais cependant seulement tant qu’elles ne connaissaientpas M. de Charlus. Son visage, loin de répandre, dissipait lesmauvais bruits. Car nous nous faisons de certaines entités une idéesi grande que nous ne pourrions l’identifier avec les traitsfamiliers d’une personne de connaissance. Et nous croironsdifficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais au génied’une personne avec qui nous sommes encore allés la veille àl’Opéra.

M. de Charlus était en train de donner son pardessus avec desrecommandations d’habitué. Mais le valet de pied auquel il letendait était un nouveau, tout jeune. Or M. de Charlus perdaitsouvent maintenant ce qu’on appelle «&|160;le Nord&|160;» et ne serendait plus compte de ce qui se fait et ne se fait pas. Le louabledésir qu’il avait, à Balbec, de montrer que certains sujets nel’effrayaient pas, de ne pas avoir peur de déclarer à propos dequelqu’un&|160;: «&|160;Il est joli garçon&|160;», de dire, en unmot, les mêmes choses qu’aurait pu dire quelqu’un qui n’aurait pasété comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce désir endisant, au contraire, des choses que n’aurait jamais pu direquelqu’un qui n’aurait pas été comme lui, choses devant lesquellesson esprit était si constamment fixé qu’il en oubliait qu’elles nefont pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde.Aussi, regardant le nouveau valet de pied, il leva l’index en l’aird’un air menaçant, et croyant faire une excellenteplaisanterie&|160;: «&|160;Vous, je vous défends de me faire del’œil comme ça&|160;», dit le baron, et se tournant versBrichot&|160;: «&|160;Il a une figure drôlette ce petit-là, il a unnez amusant&|160;», et complétant sa facétie, ou cédant à un désir,il rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis, nepouvant plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valetde pied et lui toucha le bout du nez en disant&|160;:«&|160;Pif&|160;!&|160;» «&|160;Quelle drôle de boîte&|160;», sedit le valet de pied, qui demanda à ses camarades si le baron étaitfarce ou marteau. «&|160;Ce sont des manières qu’il a comme ça, luirépondit le maître d’hôtel (qui le croyait un peu«&|160;piqué&|160;», un peu «&|160;dingo&|160;»), mais c’est un desamis de Madame que j’ai toujours le mieux estimé, c’est un boncœur.&|160;»

«&|160;Est-ce que vous retournerez, cette année, àIncarville&|160;? me demanda Brichot. Je crois que notre Patronne areloué la Raspelière, bien qu’elle ait eu maille à partir avec sespropriétaires. Mais tout cela n’est rien, ce sont nuages qui sedissipent&|160;», ajouta-t-il, du même ton optimiste que lesjournaux qui disent&|160;: «&|160;Il y a eu des fautes de commises,c’est entendu, mais qui ne commet des fautes&|160;?&|160;» Or je merappelais dans quel état de souffrance j’avais quitté Balbec, et jene désirais nullement y retourner. Je remettais toujours aulendemain mes projets avec Albertine. «&|160;Mais bien sûr qu’il yreviendra, nous le voulons, il nous est indispensable&|160;»,déclara M. de Charlus avec l’égoïsme autoritaire et incompréhensifde l’amabilité.

À ce moment M. Verdurin vint à notre rencontre. M. Verdurin, àqui nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff, nousdit&|160;: «&|160;Oui, je sais qu’elle est très mal. – Mais non,elle est morte à six heures&|160;», s’écria Saniette. «&|160;Vous,vous exagérez toujours&|160;», dit brutalement à Saniette M.Verdurin, qui, la soirée n’étant pas décommandée, préféraitl’hypothèse de la maladie, imitant ainsi sans le savoir le princede Guermantes. Saniette, non sans craindre d’avoir froid, car laporte extérieure s’ouvrait constamment, attendait avec résignationqu’on lui prît ses affaires. «&|160;Qu’est-ce que vous faites là,dans cette pose de chien couchant&|160;? lui demanda M. Verdurin. –J’attendais qu’une des personnes qui surveillent aux vêtementspuisse prendre mon pardessus et me donner un numéro. – Qu’est-ceque vous dites&|160;? demanda d’un air sévère M. Verdurin&|160;:«&|160;qui surveillent aux vêtements&|160;». Est-ce que vousdevenez gâteux&|160;? on dit&|160;: «&|160;surveiller lesvêtements&|160;», s’il vous faut apprendre le français comme auxgens qui ont eu une attaque. – Surveiller à quelque chose est lavraie forme, murmura Saniette d’une voix entrecoupée&|160;; l’abbéLe Batteux… – Vous m’agacez, vous, cria M. Verdurin d’une voixterrible. Comme vous soufflez&|160;! Est-ce que vous venez demonter six étages&|160;?&|160;» La grossièreté de M. Verdurin eutpour effet que les hommes du vestiaire firent passer d’autrespersonnes avant Saniette et, quand il voulut tendre ses affaires,lui répondirent&|160;: «&|160;Chacun son tour, monsieur, ne soyezpas si pressé.&|160;» «&|160;Voilà des hommes d’ordre, voilà descompétences. Très bien, mes braves&|160;», dit, avec un sourire desympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leursdispositions à faire passer Saniette après tout le monde.«&|160;Venez, dit-il, cet animal-là veut nous faire prendre la mortdans son cher courant d’air. Nous allons nous chauffer un peu ausalon. Surveiller aux vêtements&|160;! reprit-il quand nous fûmesau salon, quel imbécile&|160;! – Il donne dans la préciosité, cen’est pas un mauvais garçon, dit Brichot. – Je n’ai pas dit quec’était un mauvais garçon, j’ai dit que c’était un imbécile&|160;»,riposta avec aigreur M. Verdurin.

Cependant Mme Verdurin était en grande conférenceavec Cottard et Ski. Morel venait de refuser (parce que M. deCharlus ne pouvait s’y rendre) une invitation chez des amisauxquels elle avait pourtant promis le concours du violoniste. Laraison du refus de Morel de jouer à la soirée des amis desVerdurin, raison à laquelle nous allons tout à l’heure en voirs’ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force grâce àune habitude propre, en général, aux milieux oisifs, mais toutparticulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurinsurprenait, entre un nouveau et un fidèle, un mot dit à mi-voix etpouvant faire supposer qu’ils se connaissaient, ou avaient envie dese lier («&|160;Alors, à vendredi chez les un Tel&|160;» ou&|160;:«&|160;Venez à l’atelier le jour que vous voudrez, j’y suistoujours jusqu’à cinq heures, vous me ferez vraimentplaisir&|160;»), agitée, supposant au nouveau une«&|160;situation&|160;» qui pouvait faire de lui une recruebrillante pour le petit clan, la Patronne, tout en faisant semblantde n’avoir rien entendu et en conservant à son beau regard, cernépar l’habitude de Debussy plus que n’aurait fait celle de lacocaïne, l’air exténué que lui donnaient les seules ivresses de lamusique, n’en roulait pas moins, sous son front magnifique, bombépar tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées quin’étaient pas exclusivement polyphoniques, et, n’y tenant plus, nepouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur lesdeux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau endésignant le fidèle&|160;: «&|160;Vous ne voulez pas venir dîneravec lui, samedi par exemple, ou bien le jour que vousvoudrez, avec des gens gentils&|160;? N’en parlez pas trop fortparce que je ne convoquerai pas toute cette tourbe&|160;» (termedésignant pour cinq minutes le petit noyau, dédaigné momentanémentpour le nouveau en qui on mettait tant d’espérances).

Mais ce besoin de s’engouer, de faire aussi des rapprochements,avait sa contre-partie. L’assiduité aux mercredis faisait naîtrechez les Verdurin une disposition opposée. C’était le désir debrouiller, d’éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieuxpar les mois passés à la Raspelière, où l’on se voyait du matin ausoir. M. Verdurin s’y ingéniait à prendre quelqu’un en faute, àtendre des toiles où il pût passer à l’araignée sa compagne quelquemouche innocente. Faute de griefs, on inventait des ridicules. Dèsqu’un fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de luidevant les autres, on feignait d’être surpris qu’ils n’eussent pasremarqué combien il avait toujours les dents sales, ou, aucontraire, qu’il les brossât, par manie, vingt fois par jour. Sil’un se permettait d’ouvrir la fenêtre, ce manque d’éducationfaisait que le Patron et la Patronne échangeaient un regardrévolté. Au bout d’un instant, Mme Verdurin demandait unchâle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire, d’un airfurieux&|160;: «&|160;Mais non, je vais fermer la fenêtre, je medemande qu’est-ce qui s’est permis de l’ouvrir&|160;», devant lecoupable, qui rougissait jusqu’aux oreilles. On vous reprochaitindirectement la quantité de vin qu’on avait bue. «&|160;Ça ne vousfait pas mal&|160;? C’est bon pour un ouvrier.&|160;» Lespromenades ensemble de deux fidèles qui n’avaient pas préalablementdemandé son autorisation à la Patronne avaient pour conséquence descommentaires infinis, si innocentes que fussent ces promenades.Celles de M. de Charlus avec Morel ne l’étaient pas. Seul le faitque le baron n’habitait pas la Raspelière (à cause de la vie degarnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des dégoûts,des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.

Mme Verdurin était furieuse et décidée à«&|160;éclairer&|160;» Morel sur le rôle ridicule et odieux que luifaisait jouer M. de Charlus. «&|160;J’ajoute, continua-t-elle(Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir à quelqu’unune reconnaissance qui allait lui peser, et ne pouvait le tuer pourla peine, lui découvrait un défaut grave qui dispensait honnêtementde la lui témoigner), j’ajoute qu’il se donne des airs chez moi quine me plaisent pas.&|160;» C’est qu’en effet MmeVerdurin avait encore une raison plus grave que le lâchage de Morelà la soirée de ses amis d’en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci,pénétré de l’honneur qu’il faisait à la Patronne en amenant quaiConti des gens qui, en effet, n’y seraient pas venus pour elle,avait, dès les premiers noms que Mme Verdurin avaitproposés comme ceux de personnes qu’on pourrait inviter, prononcéla plus catégorique exclusive, sur un ton péremptoire où se mêlaità l’orgueil rancunier du grand seigneur quinteux, le dogmatisme del’artiste expert en matière de fêtes et qui retirerait sa pièce etrefuserait son concours plutôt que de condescendre à desconcessions qui, selon lui, compromettraient le résultatd’ensemble. M. de Charlus n’avait donné son permis, en l’entourantde réserves, qu’à Saintine, à l’égard duquel, pour ne pass’encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé,d’une intimité quotidienne, à une cessation complète des relations,mais que M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours.Certes, c’est dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse,où tout le monde est très riche seulement, et apparenté à unearistocratie que la grande aristocratie ne connaît pas, queSaintine, jadis la fleur du milieu Guermantes, était allé chercherfortune, et, croyait-il, point d’appui. Mais MmeVerdurin, sachant les prétentions nobiliaires du milieu de lafemme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari (carc’est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nousdonne l’impression de la hauteur et non ce qui nous est presqueinvisible tant cela se perd dans le ciel), crut devoir justifierune invitation pour Saintine en faisant valoir qu’il connaissaitbeaucoup de monde, «&|160;ayant épouséMlle&|160;***&|160;». L’ignorance dont cette assertion,exactement contraire à la réalité, témoignait chez MmeVerdurin, fit s’épanouir en un rire d’indulgent mépris et de largecompréhension les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondredirectement, mais comme il échafaudait volontiers, en matièremondaine, des théories où se retrouvaient la fertilité de sonintelligence et la hauteur de son orgueil, avec la frivolitéhéréditaire de ses préoccupations&|160;: «&|160;Saintine aurait dûme consulter avant de se marier, dit-il&|160;; il y a une eugéniquesociale comme il y en a une physiologique, et j’en suis peut-êtrele seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune discussion,il était clair qu’en faisant le mariage qu’il a fait, ils’attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau.Sa vie sociale était finie. Je le lui aurais expliqué, et ilm’aurait compris car il est intelligent. Inversement, il y avaittelle personne qui avait tout ce qu’il fallait pour avoir unesituation élevée, dominante, universelle&|160;; seulement unterrible câble la retenait à terre. Je l’ai aidée, mi par pression,mi par force, à rompre l’amarre, et maintenant elle a conquis, avecune joie triomphante, la liberté, la toute-puissance qu’elle medoit&|160;; il a peut-être fallu un peu de volonté, mais quellerécompense elle a&|160;! On est ainsi soi-même, quand on saitm’écouter, l’accoucheur de son destin.&|160;» Il était trop évidentque M. de Charlus n’avait pas su agir sur le sien&|160;; agir estautre chose que parler, même avec éloquence, et que penser, mêmeavec ingéniosité. «&|160;Mais en ce qui me concerne, je vis enphilosophe qui assiste avec curiosité aux réactions sociales quej’ai prédites, mais n’y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenterSaintine, qui a toujours eu pour moi la déférence chaleureuse quiconvenait. J’ai même dîné chez lui, dans sa nouvelle demeure, où ons’assomme autant, au milieu du plus grand luxe, qu’on s’amusaitjadis quand, tirant le diable par la queue, il assemblait lameilleure compagnie dans un petit grenier. Vous pouvez doncl’inviter, j’autorise, mais je frappe de mon veto tous les autresnoms que vous me proposez. Et vous me remercierez, car, si je suisexpert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en matière defêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui soulèvent uneréunion, lui donnent de l’essor, de la hauteur&|160;; et je saisaussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat.&|160;»Ces exclusions de M. de Charlus n’étaient pas toujours fondées surdes ressentiments de toqué ou des raffinements d’artiste, mais surdes habiletés d’acteur. Quand il tenait sur quelqu’un, sur quelquechose, un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendreau plus grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin dene pas admettre, dans la seconde fournée, des invités de lapremière qui eussent pu constater que le morceau n’avait paschangé. Il refaisait sa salle à nouveau, justement parce qu’il nerenouvelait pas son affiche, et quand il tenait, dans laconversation, un succès, il eût au besoin organisé des tournées etdonné des représentations en province. Quoi qu’il en fût des motifsvariés de ces exclusions, celles de M. de Charlus ne froissaientpas seulement Mme Verdurin, qui sentait atteinte sonautorité de Patronne, elles lui causaient encore un grand tortmondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. deCharlus, plus susceptible encore que Jupien, se brouillait, sansqu’on sût même pourquoi, avec les personnes le mieux faites pourêtre de ses amies. Naturellement, une des premières punitions qu’onpouvait leur infliger était de ne pas les laisser inviter à unefête qu’il donnait chez les Verdurin. Or ces parias étaient souventdes gens qui tiennent ce qu’on appelle «&|160;le haut dupavé&|160;», mais qui, pour M. de Charlus, avaient cessé de letenir du jour qu’il avait été brouillé avec eux. Car sonimagination, autant qu’à supposer des torts aux gens pour sebrouiller avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importancedès qu’ils n’étaient plus ses amis. Si, par exemple, le coupableétait un homme d’une famille extrêmement ancienne mais dont leduché ne date que du XIXe siècle, les Montesquiou parexemple, du jour au lendemain ce qui comptait pour M. de Charlusc’était l’ancienneté du duché, la famille n’était rien. «&|160;Ilsne sont même pas ducs, s’écriait-il. C’est le titre de l’abbé deMontesquiou qui a indûment passé à un parent, il n’y a même pasquatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le troisième.Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoïlle, les Luynes,qui sont les 10e, les 14e ducs, comme monfrère qui est 12e duc de Guermantes et 17eprince de Cordoue. Les Montesquiou descendent d’une anciennefamille, qu’est-ce que ça prouverait, même si c’était prouvé&|160;?Ils descendent tellement qu’ils sont dans le quatorzièmedessous.&|160;» Était-il brouillé, au contraire, avec ungentilhomme possesseur d’un duché ancien, ayant les plusmagnifiques alliances, apparenté aux familles souveraines, mais àqui ce grand éclat est venu très vite sans que la famille remontetrès haut, un Luynes par exemple, tout était changé, la familleseule comptait. «&|160;Je vous demande un peu, Monsieur Alberti quine se décrasse que sous Louis XIII. Qu’est-ce que ça peut nousfiche que des faveurs de cour leur aient permis d’entasser desduchés auxquels ils n’avaient aucun droit&|160;?&|160;» De plus,chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause decette disposition propre aux Guermantes d’exiger de laconversation, de l’amitié, ce qu’elle ne peut donner, plus lacrainte symptomatique d’être l’objet de médisances. Et la chuteétait d’autant plus profonde que la faveur avait été plus grande.Or personne n’en avait joui auprès du baron d’une pareille à cellequ’il avait ostensiblement marquée à la comtesse Molé. Par quellemarque d’indifférence montra-t-elle, un beau jour, qu’elle en avaitété indigne&|160;? La comtesse déclara toujours qu’elle n’avaitjamais pu arriver à le découvrir. Toujours est-il que son nom seulexcitait chez le baron les plus violentes colères, les philippiquesles plus éloquentes mais les plus terribles. MmeVerdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable, etqui fondait, on va le voir, de grands espoirs sur elle et s’étaitréjouie à l’avance de l’idée que la comtesse verrait chez elle lesgens les plus nobles, comme la Patronne disait, «&|160;de France etde Navarre&|160;», proposa tout de suite d’inviter «&|160;Madame deMolé&|160;». «&|160;Ah&|160;! mon Dieu, tous les goûts sont dans lanature, avait répondu M. de Charlus, et si vous avez, Madame, dugoût pour causer avec Mme Pipelet, Mme Giboutet Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, maisalors que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois, dès lespremiers mots, que nous ne parlons pas la même langue, puisque jeparlais de noms de l’aristocratie et que vous me citez le plusobscur des noms de gens de robe, de petits roturiers retors,cancaniers, malfaisants, de petites dames qui se croient desprotectrices des arts parce qu’elles reprennent, une octaveau-dessous, les manières de ma belle-sœur Guermantes, à la façon dugeai qui croit imiter le paon. J’ajoute qu’il y aurait une espèced’indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner chezMme Verdurin une personne que j’ai retranchée à bonescient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté,sans esprit, qui a la folie de croire qu’elle est capable de jouerles duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumulqui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermanteset la princesse de Guermantes c’est juste le contraire. C’est commeune personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et SarahBernhardt. En tous cas, même si ce n’était pas contradictoire, ceserait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourirequelquefois des exagérations de l’une et m’attrister des limites del’autre, c’est mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoisevoulant s’enfler pour égaler les deux grandes dames qui, en touscas, laissent toujours paraître l’incomparable distinction de larace, c’est, comme on dit, faire rire les poules. La Molé&|160;!Voilà un nom qu’il ne faut plus prononcer, ou bien je n’ai qu’à meretirer&|160;», ajouta-t-il avec un sourire, sur le ton d’unmédecin qui, voulant le bien de son malade malgré ce maladelui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la collaborationd’un homéopathe. D’autre part, certaines personnes, jugéesnégligeables par M. de Charlus, pouvaient en effet l’être pour luiet non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de hautenaissance, pouvait se passer des gens les plus élégants dontl’assemblée eût fait du salon de Mme Verdurin un despremiers de Paris. Or celle-ci commençait à trouver qu’elle avaitdéjà bien des fois manqué le coche, sans compter l’énorme retardque l’erreur mondaine de l’affaire Dreyfus lui avait infligé, nonsans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j’ai dit combien laduchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des personnes de sonmonde qui, subordonnant tout à l’Affaire, excluaient des femmesélégantes et en recevaient qui ne l’étaient pas, pour cause derévisionnisme ou d’antirévisionnisme, puis avait été critiquée àson tour, par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante etsubordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de laPatrie&|160;; pourrais-je le demander au lecteur comme à un ami àqui on ne se rappelle plus, après tant d’entretiens, si on a penséou trouvé l’occasion de le mettre au courant d’une certainechose&|160;? Que je l’aie fait ou non, l’attitude, à ce moment-là,de la duchesse de Guermantes peut facilement être imaginée, etmême, si on se reporte ensuite à une période ultérieure, sembler,du point de vue mondain, parfaitement juste. M. de Cambremerconsidérait l’affaire Dreyfus comme une machine étrangère destinéeà détruire le Service des Renseignements, à briser la discipline, àaffaiblir l’armée, à diviser les Français, à préparer l’invasion.La littérature étant, hors quelques fables de La Fontaine,étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin d’établir quela littérature, cruellement observatrice, en créant l’irrespect,avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach et M.Hervieu sont «&|160;de mèche&|160;», disait-elle. On n’accusera pasl’affaire Dreyfus d’avoir prémédité d’aussi noirs desseins àl’encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres.Les mondains qui ne veulent pas laisser la politique s’introduiredans le monde sont aussi prévoyants que les militaires qui neveulent pas laisser la politique pénétrer dans l’armée. Il en estdu monde comme du goût sexuel, où l’on ne sait pas jusqu’à quellesperversions il peut arriver quand une fois on a laissé des raisonsesthétiques dicter son choix. La raison qu’elles étaientnationalistes donna au faubourg Saint-Germain l’habitude derecevoir des dames d’une autre société&|160;; la raison disparutavec le nationalisme, l’habitude subsista. Mme Verdurin,à la faveur du dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains devaleur qui, momentanément, ne lui furent d’aucun usage mondainparce qu’ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sontcomme les autres, elles ne durent pas. De nouvelles générationsviennent qui ne les comprennent plus. La génération même qui les aéprouvées change, éprouve des passions politiques qui, n’étant pasexactement calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter unepartie des exclus, la cause de l’exclusivisme ayant changé. Lesmonarchistes ne se soucièrent plus, pendant l’affaire Dreyfus, quequelqu’un eût été républicain, voire radical, voire anticlérical,s’il était antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenirune guerre, le patriotisme prendrait une autre forme, et d’unécrivain chauvin on ne s’occuperait même pas s’il avait été ou nondreyfusard. C’est ainsi que, à chaque crise politique, à chaquerénovation artistique, Mme Verdurin avait arraché petità petit, comme l’oiseau fait son nid, les bribes successives,provisoirement inutilisables, de ce qui serait un jour son salon.L’affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui restait. La forcede Mme Verdurin, c’était l’amour sincère qu’elle avaitde l’art, la peine qu’elle se donnait pour les fidèles, lesmerveilleux dîners qu’elle donnait pour eux seuls, sans qu’il y eûtdes gens du monde conviés. Chacun d’eux était traité chez ellecomme Bergotte l’avait été chez Mme Swann. Quand unfamilier de cet ordre devenait, un beau jour, un homme illustre quele monde désire voir, sa présence chez une Mme Verdurinn’avait rien du côté factice, frelaté, d’une cuisine de banquetofficiel ou de Saint-Charlemagne faite par Potel et Chabot, maistout au contraire d’un délicieux ordinaire qu’on eût trouvé aussiparfait un jour où il n’y aurait pas eu de monde. ChezMme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, lerépertoire de premier ordre, il ne manquait que le public. Etdepuis que le goût de celui-ci se détournait de l’art raisonnableet français d’un Bergotte et s’éprenait surtout de musiquesexotiques, Mme Verdurin, sorte de correspondant attitréà Paris de tous les artistes étrangers, allait bientôt, à côté dela ravissante princesse Yourbeletief, servir de vieille féeCarabosse, mais toute-puissante, aux danseurs russes. Cettecharmante invasion, contre les séductions de laquelle neprotestèrent que les critiques dénués de goût, amena à Paris, on lesait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement esthétique,mais peut-être aussi vive que l’affaire Dreyfus. Là encoreMme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain,allait être au premier rang. Comme on l’avait vue à côté deMme Zola, tout au pied du tribunal, aux séances de laCour d’assises, quand l’humanité nouvelle, acclamatrice des balletsrusses, se pressa à l’Opéra, ornée d’aigrettes inconnues, toujourson vit dans une première loge Mme Verdurin à côté de laprincesse Yourbeletief. Et comme après les émotions du Palais deJustice on avait été le soir chez Mme Verdurin voir deprès Picquart ou Labori, et surtout apprendre les dernièresnouvelles, savoir ce qu’on pouvait espérer de Zurlinden, de Loubet,du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à aller secoucher après l’enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou les dansesdu prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où,présidés par la princesse Yourbeletief et par la Patronne, dessoupers exquis réunissaient, chaque soir, les danseurs, quin’avaient pas dîné pour être plus bondissants, leur directeur,leurs décorateurs, les grands compositeurs Igor Stravinski etRichard Strauss, petit noyau immuable, autour duquel, comme auxsoupers de M. et Mme Helvétius, les plus grandes damesde Paris et les Altesses étrangères ne dédaignèrent pas de semêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession d’avoirdu goût et faisaient entre les ballets russes des distinctionsoiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose deplus «&|160;fin&|160;» que celle de Shéhérazade, qu’ils n’étaientpas loin de faire relever de l’art nègre, étaient enchantés de voirde près les grands rénovateurs du goût du théâtre, qui, dans un artpeut-être un peu plus factice que la peinture, firent unerévolution aussi profonde que l’impressionnisme.

Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n’eûtpas trop souffert s’il n’avait mis à l’index que la comtesse Molé,et Mme Bontemps, qu’elle avait distinguée chez Odette àcause de son amour des arts, et qui, pendant l’affaire Dreyfus,était venue quelquefois dîner avec son mari, que MmeVerdurin appelait un tiède, parce qu’il n’introduisait pas leprocès en révision, mais qui, fort intelligent, et heureux de secréer des intelligences dans tous les partis, était enchanté demontrer son indépendance en dînant avec Labori, qu’il écoutait sansrien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommageà la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais lebaron avait également proscrit quelques dames de l’aristocratieavec lesquelles Mme Verdurin était, à l’occasion desolennités musicales, de collections, de charité, entrée récemmenten relations et qui, quoi que M. de Charlus pût penser d’elles,eussent été, beaucoup plus que lui-même, des éléments essentielspour former chez Mme Verdurin un nouveau noyau,aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justementcompté sur cette fête, où M. de Charlus lui amènerait des femmes dumême monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies, et avait jouid’avance de la surprise qu’elles auraient à rencontrer quai Contileurs amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue etfurieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dansces conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par uneperte. Celle-ci ne serait pas trop grave si, du moins, les invitéesde M. de Charlus venaient avec des dispositions si chaleureusespour Mme Verdurin qu’elles deviendraient pour elle lesamies d’avenir. Dans ce cas, il n’y aurait que demi-mal, et un jourprochain, ces deux moitiés du grand monde, que le baron avait voulutenir isolées, on les réunirait, quitte à ne pas l’avoir, lui, cesoir-là. Mme Verdurin attendait donc les invitées dubaron avec une certaine émotion. Elle n’allait pas tarder à savoirl’état d’esprit où elles venaient et les relations que la Patronnepouvait espérer avoir avec elles. En attendant, MmeVerdurin se consultait avec les fidèles, mais, voyant M. de Charlusqui entrait avec Brichot et moi, elle s’arrêta net. À notre grandétonnement, quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sagrande amie était si mal, Mme Verdurin répondit&|160;:«&|160;Écoutez, je suis obligée d’avouer que de tristesse je n’enéprouve aucune. Il est inutile de feindre les sentiments qu’on neressent pas.&|160;» Sans doute elle parlait ainsi par manqued’énergie, parce qu’elle était fatiguée à l’idée de se faire unvisage triste pour toute sa réception&|160;; par orgueil, pour nepas avoir l’air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandécelle-ci&|160;; par respect humain pourtant et habileté, parce quele manque de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorables’il devait être attribué à une antipathie particulière, soudainrévélée, envers la princesse, plutôt qu’à une insensibilitéuniverselle, et parce qu’on ne pouvait s’empêcher d’être désarmépar une sincérité qu’il n’était pas question de mettre en doute. SiMme Verdurin n’avait pas été vraiment indifférente à lamort de la princesse, eût-elle été, pour expliquer qu’elle reçût,s’accuser d’une faute bien plus grave&|160;? D’ailleurs, onoubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même temps queson chagrin, qu’elle n’avait pas eu le courage de renoncer à unplaisir&|160;; or la dureté de l’amie était quelque chose de pluschoquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquentde plus facile à avouer que la frivolité de la maîtresse de maison.En matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c’estl’intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c’estl’amour-propre. Soit que, trouvant sans doute bien usé le prétextedes gens qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leurvie de plaisirs, vont répétant qu’il leur semble vain de porterextérieurement un deuil qu’ils ont dans le cœur, MmeVerdurin préférât imiter ces coupables intelligents, à quirépugnent les clichés de l’innocence, et dont la défense –demi-aveu sans qu’ils s’en doutent – consiste à dire qu’ilsn’auraient vu aucun mal à commettre ce qui leur est reproché et quepar hasard, du reste, ils n’ont pas eu l’occasion de faire&|160;;soit qu’ayant adopté, pour expliquer sa conduite, la thèse del’indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente de sonmauvais sentiment, qu’il y avait quelque originalité à l’éprouver,une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un certain«&|160;culot&|160;» à le proclamer, ainsi Mme Verdurintint à insister sur son manque de chagrin, non sans une certainesatisfaction orgueilleuse de psychologue paradoxal et de dramaturgehardi. «&|160;Oui, c’est très drôle, dit-elle, ça ne m’a presquerien fait. Mon Dieu, je ne peux pas dire que je n’aurais pas mieuxaimé qu’elle vécût, ce n’était pas une mauvaise personne. – Si,interrompit M. Verdurin. – Ah&|160;! lui ne l’aime pas parce qu’iltrouvait que cela me faisait du tort de la recevoir, mais il estaveuglé par ça. – Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que jen’ai jamais approuvé cette fréquentation. Je t’ai toujours ditqu’elle avait mauvaise réputation. – Mais je ne l’ai jamais entendudire, protesta Saniette. – Mais comment&|160;? s’écriaMme Verdurin, c’était universellement connu&|160;; pasmauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non, mais ce n’est pas àcause de cela. Je ne saurais pas moi-même expliquer monsentiment&|160;; je ne la détestais pas, mais elle m’étaittellement indifférente que, quand nous avons appris qu’elle étaittrès mal, mon mari lui-même a été étonné et m’a dit&|160;:«&|160;On dirait que cela ne te fait rien.&|160;» Mais tenez, cesoir, il m’avait offert de décommander la répétition, et j’ai tenu,au contraire, à la donner, parce que j’aurais trouvé une comédie detémoigner un chagrin que je n’éprouve pas.&|160;» Elle disait celaparce qu’elle trouvait que c’était curieusement théâtre libre, etaussi que c’était joliment commode&|160;; car l’insensibilité oul’immoralité avouée simplifie autant la vie que la moralefacile&|160;; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelleson n’a plus alors besoin de chercher d’excuses, un devoir desincérité. Et les fidèles écoutaient les paroles de MmeVerdurin avec le mélange d’admiration et de malaise que certainespièces cruellement réalistes et d’une observation pénible causaientparfois&|160;; et tout en s’émerveillant de voir leur chèrePatronne donner une forme nouvelle de sa droiture et de sonindépendance, plus d’un, tout en se disant qu’après tout ce neserait pas la même chose, pensait à sa propre mort et se demandaitsi, le jour qu’elle surviendrait, on pleurerait ou on donnerait unefête quai Conti. «&|160;Je suis bien content que la soirée n’aitpas été décommandée, à cause de mes invités&|160;», dit M. deCharlus, qui ne se rendait pas compte qu’en s’exprimant ainsi ilfroissait Mme Verdurin. Cependant j’étais frappé, commechaque personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin,par une odeur assez peu agréable de rhino-goménol. Voici à quoicela tenait. On sait que Mme Verdurin n’exprimait jamaisses émotions artistiques d’une façon morale, mais physique, pourqu’elles semblassent plus inévitables et plus profondes. Or, si onlui parlait de la musique de Vinteuil, sa préférée, elle restaitindifférente, comme si elle n’en attendait aucune émotion. Maisaprès quelques minutes de regard immobile, presque distrait, sur unton précis, pratique, presque peu poli (comme si elle vous avaitdit&|160;: «&|160;Cela me serait égal que vous fumiez mais c’est àcause du tapis, il est très beau – ce qui me serait encore égal –mais il est très inflammable, j’ai très peur du feu et je nevoudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette maléteinte que vous auriez laissé tomber par terre&|160;»), elle vousrépondait&|160;: «&|160;Je n’ai rien contre Vinteuil&|160;; à monsens, c’est le plus grand musicien du siècle, seulement je ne peuxpas écouter ces machines-là sans cesser de pleurer un instant (ellene disait nullement «&|160;pleurer&|160;» d’un air pathétique, elleaurait dit d’un air aussi naturel «&|160;dormir&|160;»&|160;;certaines méchantes langues prétendaient même que ce dernier verbeeût été plus vrai, personne ne pouvant, du reste, décider, car elleécoutait cette musique-là la tête dans ses mains, et certainsbruits ronfleurs pouvaient, après tout, être des sanglots). Pleurerça ne me fait pas mal, tant qu’on voudra, seulement ça me fiche,après, des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse,et quarante-huit heures après, j’ai l’air d’une vieille poivroteet, pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire desjournées d’inhalation. Enfin un élève de Cottard, un êtredélicieux, m’a soignée pour ça. Il professe un axiome assezoriginal&|160;: «&|160;Mieux vaut prévenir que guérir.&|160;» Et ilme graisse le nez avant que la musique commence. C’est radical. Jepeux pleurer comme je ne sais pas combien de mères qui auraientperdu leurs enfants, pas le moindre rhume. Quelquefois un peu deconjonctivite, mais c’est tout. L’efficacité est absolue. Sans celaje n’aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je ne faisais plusque tomber d’une bronchite dans une autre.&|160;» Je ne pus plus meretenir de parler de Mlle Vinteuil. «&|160;Est-ce que lafille de l’auteur n’est pas là, demandai-je à MmeVerdurin, ainsi qu’une de ses amies&|160;? – Non, je viensjustement de recevoir une dépêche, me dit évasivementMme Verdurin&|160;; elles ont été obligées de rester àla campagne.&|160;» J’eus un instant l’espérance qu’il n’avaitpeut-être jamais été question qu’elles la quittassent, et queMme Verdurin n’avait annoncé ces représentants del’auteur que pour impressionner favorablement les interprètes et lepublic. «&|160;Comment, alors, elles ne sont même pas venues à larépétition de tantôt&|160;?&|160;» dit avec une fausse curiosité lebaron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie. Celui-ci vint medire bonjour. Je l’interrogeai à l’oreille, relativement àMlle Vinteuil&|160;; il me sembla fort peu au courant.Je lui fis signe de ne pas parler haut et l’avertis que nous enrecauserions. Il s’inclina en me promettant qu’il serait tropheureux d’être à ma disposition entière. Je remarquai qu’il étaitbeaucoup plus poli, beaucoup plus respectueux qu’autrefois. Je fiscompliment de lui – de lui qui pourrait peut-être m’aider àéclaircir mes soupçons – à M. de Charlus, qui me répondit&|160;:«&|160;Il ne fait que ce qu’il doit, ce ne serait pas la peinequ’il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de mauvaisesmanières.&|160;» Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient lesvieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique.Aussi, quand Charlie, revenant de faire une tournée en province ouà l’étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron,celui-ci, s’il n’y avait pas trop de monde, l’embrassait sans façonsur les deux joues, peut-être un peu pour ôter, par tantd’ostentation de sa tendresse, toute idée qu’elle pût êtrecoupable, peut-être pour ne pas se refuser un plaisir, mais plusencore sans doute par littérature, pour maintien et illustrationdes anciennes manières de France, et comme il aurait protestécontre le style munichois ou le modern style en gardant de vieuxfauteuils de son arrière-grand’mère, opposant au flegme britanniquela tendresse d’un père sensible du XVIIIe siècle qui nedissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin unepointe d’inceste, dans cette affection paternelle&|160;? Il estplus probable que la façon dont M. de Charlus contentaithabituellement son vice, et sur laquelle nous recevronsultérieurement quelques éclaircissements, ne suffisait pas à sesbesoins affectifs, restés vacants depuis la mort de sa femme&|160;;toujours est-il qu’après avoir songé plusieurs fois à se remarier,il était travaillé maintenant d’une maniaque envie d’adopter. Ondisait qu’il allait adopter Morel, et ce n’est pas extraordinaire.L’inverti qui n’a pu nourrir sa passion qu’avec une littératureécrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes en lisantles Nuits de Musset, éprouve le besoin d’entrer de mêmedans toutes les fonctions sociales de l’homme qui n’est pasinverti, d’entretenir un amant, comme le vieil habitué de l’Opérades danseuses, d’être rangé, d’épouser ou de se coller, d’êtrepère.

M. de Charlus s’éloigna avec Morel, sous prétexte de se faireexpliquer ce qu’on allait jouer, trouvant surtout une grandedouceur, tandis que Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsipubliquement leur intimité secrète. Pendant ce temps-là j’étaischarmé. Car, bien que le petit clan comportât peu de jeunes filles,on en invitait pas mal, par compensation, les jours de grandessoirées. Il y en avait plusieurs, et de fort belles, que jeconnaissais. Elles m’envoyaient de loin un sourire de bienvenue.L’air était ainsi décoré de moment en moment d’un beau sourire dejeune fille. C’est l’ornement multiple et épars des soirées, commedes jours. On se souvient d’une atmosphère parce que des jeunesfilles y ont souri.

On eût été bien étonné si l’on avait noté les propos furtifs queM. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants decette soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, ungrand écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les proposavaient été&|160;: «&|160;À propos, avez-vous vu le valet depied&|160;? je parle du petit qui monte sur la voiture. Et cheznotre cousine Guermantes, vous ne connaissez rien&|160;? –Actuellement non. – Dites donc, devant la porte d’entrée auxvoitures, il y avait une jeune personne blonde, en culotte courte,qui m’a semblé tout à fait sympathique. Elle m’a appelé trèsgracieusement ma voiture, j’aurais volontiers prolongé laconversation. – Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puisça fait des façons&|160;; vous qui aimez que les choses réussissentdu premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste, je sais qu’il n’y arien à faire, un de mes amis a essayé. – C’est regrettable, j’avaistrouvé le profil très fin et les cheveux superbes. – Vraiment voustrouvez ça si bien que ça&|160;? Je crois que si vous l’aviez vueun peu plus, vous auriez été désillusionné. Non, c’est au buffetqu’il y a encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, ungrand gaillard de deux mètres, une peau idéale, et puis aimant ça.Mais c’est parti pour la Pologne. – Ah&|160;! c’est un peu loin. –Qui sait&|160;? ça reviendra peut-être. On se retrouve toujoursdans la vie.&|160;» Il n’y a pas de grande soirée mondaine, si,pour en avoir une coupe, on sait la prendre à une profondeursuffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où les médecinsinvitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort sensés,ont de très bonnes manières, et ne montreraient pas qu’ils sontfous s’ils ne vous glissaient à l’oreille, en vous montrant unvieux monsieur qui passe&|160;: «&|160;C’est Jeanned’Arc.&|160;»

«&|160;Je trouve que ce serait de notre devoir de l’éclairer,dit Mme Verdurin à Brichot. Ce que je fais n’est pascontre Charlus&|160;; au contraire. Il est agréable, et quant à saréputation, je vous dirai qu’elle est d’un genre qui ne peut pas menuire&|160;! Même moi, qui pour notre petit clan, pour nos dînersde conversation, déteste les flirts, les hommes disant des ineptiesà une femme dans un coin au lieu de traiter des sujetsintéressants, avec Charlus je n’avais pas à craindre ce qui m’estarrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant d’autres. Avec luij’étais tranquille, il arrivait là à mes dîners, il pouvait y avoirtoutes les femmes du monde, on était sûr que la conversationgénérale n’était pas troublée par des flirts, des chuchotements.Charlus c’est à part, on est tranquille, c’est comme un prêtre.Seulement, il ne faut pas qu’il se permette de régenter les jeunesgens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petitnoyau, sans cela ce sera encore pire qu’un homme à femmes.&|160;»Et Mme Verdurin était sincère en proclamant ainsi sonindulgence pour le Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique,elle jugeait les faiblesses humaines moins graves que ce quipouvait affaiblir le principe d’autorité, nuire à l’orthodoxie,modifier l’antique credo, dans sa petite Église. «&|160;Sans cela,moi je montre les dents. Voilà un Monsieur qui a voulu empêcherCharlie de venir à une répétition parce qu’il n’y était pas convié.Aussi il va avoir un avertissement sérieux, j’espère que cela luisuffira, sans cela il n’aura qu’à prendre la porte. Il le chambre,ma parole.&|160;» Et usant exactement des mêmes expressions quepresque tout le monde aurait employées, car il en est certaines,pas habituelles, que tel sujet particulier, telle circonstancedonnée font affluer presque nécessairement à la mémoire du causeur,qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait que répétermachinalement la leçon universelle, elle ajouta&|160;: «&|160;On nepeut plus voir Morel sans qu’il soit affublé de ce grandescogriffe, de cette espèce de garde du corps.&|160;» M. Verdurinproposa d’emmener un instant Charlie pour lui parler, sous prétextede lui demander quelque chose. Mme Verdurin craignitqu’il ne fût ensuite troublé et jouât mal. «&|160;Il vaudrait mieuxretarder cette exécution jusqu’après celle des morceaux. Etpeut-être même jusqu’à une autre fois.&|160;» Car MmeVerdurin avait beau tenir à la délicieuse émotion qu’elleéprouverait quand elle saurait son mari en train d’éclairer Charliedans une pièce voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu’ilne se fâchât et lâchât le 16.

Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation– si fréquente dans ce monde – des personnes qu’il avait invitéeset qui commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M.de Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroitpareil, chaque duchesse allait droit au baron, comme si c’était luiqui avait reçu, et disait, juste à un pas des Verdurin, quientendaient tout&|160;: «&|160;Montrez-moi où est la mèreVerdurin&|160;; croyez-vous que ce soit indispensable que je mefasse présenter&|160;? J’espère, au moins, qu’elle ne fera pasmettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi mebrouiller avec tous les miens. Comment&|160;! comment, c’est cettefemme à cheveux blancs&|160;? mais elle n’a pas trop mauvaisefaçon.&|160;» Entendant parler de Mlle Vinteuil,d’ailleurs absente, plus d’une disait&|160;: «&|160;Ah&|160;! lafille de la Sonate&|160;? Montrez-moi-la&|160;» et, retrouvantbeaucoup d’amies, elles faisaient bande à part, épiaient,pétillantes de curiosité ironique, l’entrée des fidèles, trouvaienttout au plus à se montrer du doigt la coiffure un peu singulièred’une personne qui, quelques années plus tard, devait la mettre àla mode dans le plus grand monde, et, somme toute, regrettaient dene pas trouver ce salon aussi dissemblable de ceux qu’ellesconnaissaient, qu’elles avaient espéré, éprouvant ledésappointement de gens du monde qui, étant allés dans la boîte àBruant dans l’espoir d’être engueulés par le chansonnier, seseraient vus, à leur entrée, accueillis par un salut correct aulieu du refrain attendu&|160;: «&|160;Ah&|160;! voyez c’te gueule,c’te binette. Ah&|160;! voyez c’te gueule qu’elle a.&|160;»

M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moiMme de Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence,avait causé, après la fortune inespérée, l’irrémédiable disgrâce deson mari. Les souverains auprès desquels M. de Vaugoubert étaitaccrédité, le roi Théodose et la reine Eudoxie, étant revenus àParis, mais cette fois pour un séjour de quelque durée, des fêtesquotidiennes avaient été données en leur honneur, au coursdesquelles la Reine, liée avec Mme de Vaugoubert qu’ellevoyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne connaissant ni lafemme du Président de la République, ni les femmes des Ministres,s’était détournée de celles-ci pour faire bande à part avecl’Ambassadrice. Celle-ci, croyant sa position hors de touteatteinte – M. de Vaugoubert étant l’auteur de l’alliance entre leroi Théodose et la France – avait conçu, de la préférence que luimarquait la Reine, une satisfaction d’orgueil, mais nulleinquiétude du danger qui la menaçait et qui se réalisa quelquesmois plus tard en l’événement, jugé à tort impossible par le coupletrop confiant, de la brutale mise à la retraite de M. deVaugoubert. M. de Charlus, commentant dans le«&|160;tortillard&|160;» la chute de son ami d’enfance, s’étonnaitqu’une femme intelligente n’eût pas, en pareille circonstance, faitservir toute son influence sur les souverains à obtenir d’euxqu’elle parût n’en posséder aucune, et à leur faire reporter surles femmes du Président de la République et des Ministres uneamabilité dont elles eussent été d’autant plus flattées,c’est-à-dire dont elles eussent été plus près, dans leurcontentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu’elles eussent cruque cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Maisqui voit le tort des autres, pour peu que les circonstances legrisent, y succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus, pendant queses invités se frayaient un chemin pour venir le féliciter, leremercier comme s’il avait été le maître de maison, ne songea pas àleur demander de dire quelques mots à Mme Verdurin.Seule la reine de Naples, en qui vivait le même noble sang qu’enses sœurs l’impératrice Élisabeth et la duchesse d’Alençon, se mità causer avec Mme Verdurin comme si elle était venuepour le plaisir de la voir plus que pour la musique et pour M. deCharlus, fit mille déclarations à la Patronne, ne tarit pas surl’envie qu’elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plusdivers comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sanièce Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser leprince Albert de Belgique), et qui regretterait tant&|160;! Elle setut en voyant les musiciens s’installer sur l’estrade et se fitmontrer Morel. Elle ne devait guère se faire d’illusion sur lesmotifs qui portaient M. de Charlus à vouloir qu’on entourât lejeune virtuose de tant de gloire. Mais sa vieille sagesse desouveraine en qui coulait un des sangs les plus nobles del’histoire, les plus riches d’expérience, de scepticisme etd’orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitablesdes gens qu’elle aimait le mieux, comme son cousin Charlus (filscomme elle d’une duchesse de Bavière), comme des infortunes quileur rendaient plus précieux l’appui qu’ils pouvaient trouver enelle et faisaient, en conséquence, qu’elle avait plus de plaisirencore à le leur fournir. Elle savait que M. de Charlus seraitdoublement touché qu’elle se fût dérangée en pareille circonstance.Seulement, aussi bonne qu’elle s’était jadis montrée brave, cettefemme héroïque qui, reine-soldat, avait fait elle-même le coup defeu sur les remparts de Gaète, toujours prête à allerchevaleresquement du côté des faibles, voyant MmeVerdurin seule et délaissée, et qui ignorait, d’ailleurs, qu’ellen’eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pourelle, reine de Naples, le centre de cette soirée, le pointattractif qui l’avait fait venir c’était Mme Verdurin.Elle s’excusa sur ce qu’elle ne pourrait pas rester jusqu’à la fin,devant, quoiqu’elle ne sortît jamais, aller à une autre soirée, etdemandant que surtout, quand elle s’en irait, on ne se dérangeâtpas pour elle, tenant ainsi Mme Verdurin quitted’honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu’on avait à luirendre.

Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que, s’iloublia entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier,jusqu’au scandale, par les gens «&|160;de son monde&|160;» à luiqu’il avait invités, il comprit, en revanche, qu’il ne devait paslaisser ceux-ci garder, en face de la «&|160;manifestationmusicale&|160;» elle-même, les mauvaises façons dont ils usaient àl’égard de la Patronne.. Morel était déjà monté sur l’estrade, lesartistes se groupaient, que l’on entendait encore desconversations, voire des rires, des «&|160;il paraît qu’il fautêtre initié pour comprendre&|160;». Aussitôt M. de Charlus,redressant sa taille en arrière, comme entré dans un autre corpsque celui que j’avais vu, tout à l’heure, arriver en traînaillantchez Mme Verdurin, prit une expression de prophète etregarda l’assemblée avec un sérieux qui signifiait que ce n’étaitpas le moment de rire, et dont on vit rougir brusquement le visagede plus d’une invitée prise en faute, comme une élève par sonprofesseur, en pleine classe. Pour moi, l’attitude, si nobled’ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique&|160;;car tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt,afin de leur indiquer comme un vade mecum le religieuxsilence qu’il convenait d’observer, le détachement de toutepréoccupation mondaine, il présentait lui-même, élevant vers sonbeau front ses mains gantées de blanc, un modèle (auquel on devaitse conformer) de gravité, presque déjà d’extase, sans répondre auxsaluts des retardataires assez indécents pour ne pas comprendre quel’heure était maintenant au Grand Art. Tous furenthypnotisés&|160;; on n’osa plus proférer un son, bouger unechaise&|160;; le respect pour la musique – de par le prestige dePalamède – avait été subitement inculqué à une foule aussi malélevée qu’élégante.

En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulementMorel et un pianiste, mais d’autres instrumentistes, je crus qu’oncommençait par des œuvres d’autres musiciens que Vinteuil. Car jecroyais qu’on ne possédait de lui que sa sonate pour piano etviolon.

Mme Verdurin s’assit à part, les hémisphères de sonfront blanc et légèrement rosé magnifiquement bombés, les cheveuxécartés, moitié en imitation d’un portrait du XVIIIesiècle, moitié par besoin de fraîcheur d’une fiévreuse qu’unepudeur empêche de dire son état, isolée, divinité qui présidait auxsolennités musicales, déesse du wagnérisme et de la migraine, sortede Norne presque tragique, évoquée par le génie au milieu de cesennuyeux, devant qui elle allait dédaigner plus encore que decoutume d’exprimer des impressions en entendant une musique qu’elleconnaissait mieux qu’eux. Le concert commença, je ne connaissaispas ce qu’on jouait, je me trouvais en pays inconnu. Où lesituer&|160;? Dans l’œuvre de quel auteur étais-je&|160;? J’auraisbien voulu le savoir et, n’ayant près de moi personne à qui ledemander, j’aurais bien voulu être un personnage de ces Mille etune Nuits que je relisais sans cesse et où, dans les momentsd’incertitude, surgit soudain un génie ou une adolescente d’uneravissante beauté, invisible pour les autres, mais non pour lehéros embarrassé, à qui elle révèle exactement ce qu’il désiresavoir. Or, à ce moment, je fus précisément favorisé d’une telleapparition magique. Comme, dans un pays qu’on ne croit pasconnaître et qu’en effet on a abordé par un côté nouveau, lorsque,après avoir tourné un chemin, on se trouve tout d’un coup déboucherdans un autre dont les moindres coins vous sont familiers, maisseulement où on n’avait pas l’habitude d’arriver par là, on sedit&|160;: «&|160;Mais c’est le petit chemin qui mène à la petiteporte du jardin de mes amis X… &|160;; je suis à deux minutes dechez eux&|160;», et leur fille est en effet là qui est venue vousdire bonjour au passage&|160;; ainsi, tout d’un coup, je mereconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleinesonate de Vinteuil&|160;; et, plus merveilleuse qu’une adolescente,la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselantede sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vintà moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie del’avoir retrouvée s’accroissait de l’accent si amicalement connuqu’elle prenait pour s’adresser à moi, si persuasif, si simple, nonsans laisser éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elleresplendissait. La signification, d’ailleurs, n’était cette foisque de me montrer le chemin, et qui n’était pas celui de la sonate,car c’était une œuvre inédite de Vinteuil où il s’était seulementamusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un mot duprogramme, qu’on aurait dû avoir en même temps sous les yeux, àfaire apparaître un instant la petite phrase. À peine rappeléeainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un mondeinconnu&|160;; mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus deme confirmer, que ce monde était un de ceux que je n’avais même puconcevoir que Vinteuil eût créés, car quand, fatigué de la sonate,qui était un univers épuisé pour moi, j’essayais d’en imaginerd’autres aussi beaux mais différents, je faisais seulement commeces poètes qui remplissent leur prétendu paradis de prairies, defleurs, de rivières, qui font double emploi avec celles de laTerre. Ce qui était devant moi me faisait éprouver autant de joiequ’aurait fait la sonate si je ne l’avais pas connue&|160;; parconséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que la sonates’ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa candeurlégère pour se suspendre à l’emmêlement léger et pourtantconsistant d’un berceau rustique de chèvrefeuilles sur desgéraniums blancs, c’était sur des surfaces unies et planes commecelles de la mer que, par un matin d’orage déjà tout empourpré,commençait, au milieu d’un aigre silence, dans un vide infini,l’œuvre nouvelle, et c’est dans un rose d’aurore que, pour seconstruire progressivement devant moi, cet univers inconnu étaittiré du silence et de la nuit. Ce rouge si nouveau, si absent de latendre, champêtre et candide sonate, teignait tout le ciel, commel’aurore, d’un espoir mystérieux. Et un chant perçait déjà l’air,chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent detout ce que j’eusse jamais imaginé, de tout ce que j’eusse jamaispu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus unroucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l’air,aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable,mais suraigu, de l’éternel matin. L’atmosphère froide, lavée depluie, électrique – d’une qualité si différente, à des pressionstout autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meubléde végétaux, de la sonate – changeait à tout instant, effaçant lapromesse empourprée de l’Aurore. À midi pourtant, dans unensoleillement brûlant et passager, elle semblait s’accomplir en unbonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation decloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles quiincendiaient de chaleur la place de l’église à Combray, et queVinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-êtretrouvées à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu’on a àportée de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plusépaisse joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne meplaisait pas, je le trouvais presque laid, le rythme s’en traînaitsi péniblement à terre qu’on aurait pu en imiter presque toutl’essentiel, rien qu’avec des bruits, en frappant d’une certainemanière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuilavait manqué là d’inspiration, et, en conséquence, je manquai aussilà un peu de force d’attention.

Je regardai la Patronne, dont l’immobilité farouche semblaitprotester contre les battements de mesure exécutés par les têtesignorantes des dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disaitpas&|160;: «&|160;Vous comprenez que je la connais un peu cettemusique, et un peu encore&|160;! S’il me fallait exprimer tout ceque je ressens, vous n’en auriez pas fini&|160;!&|160;» Elle ne ledisait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sansexpression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Ilsdisaient aussi son courage, que les musiciens pouvaient y aller, nepas ménager ses nerfs, qu’elle ne flancherait pas à l’andante,qu’elle ne crierait pas à l’allegro. Je regardai ces musiciens. Levioloncelliste dominait l’instrument qu’il serrait entre sesgenoux, inclinant sa tête à laquelle des traits vulgairesdonnaient, dans les instants de maniérisme, une expressioninvolontaire de dégoût&|160;; il se penchait sur sa contrebasse, lapalpait avec la même patience domestique que s’il eût épluché unchou, tandis que, près de lui, la harpiste (encore enfant) en jupecourte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux duquadrilatère d’or, pareils à ceux qui, dans la chambre magiqued’une sibylle, figureraient arbitrairement l’éther selon les formesconsacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, unson délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,dressée devant le treillage d’or de la voûte céleste, elle y auraitcueilli, une à une, des étoiles. Quant à Morel, une mèche,jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure, venait de sedétacher et de faire boucle sur son front. Je tournaiimperceptiblement la tête vers le public pour me rendre compte dece que M. de Charlus avait l’air de penser de cette mèche. Mais mesyeux ne rencontrèrent que le visage, ou plutôt que les mains, deMme Verdurin, car celui-là était entièrement enfoui danscelles-ci.

Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant étéchassé, dispersé par d’autres, je fus repris par cettemusique&|160;; et je me rendais compte que, si, au sein de ceseptuor, des éléments différents s’exposaient tour à tour pour secombiner à la fin, de même, la sonate de Vinteuil et, comme je lesus plus tard, ses autres œuvres n’avaient toutes été, par rapportà ce septuor, que de timides essais, délicieux mais bien frêles,auprès du chef-d’œuvre triomphal et complet qui m’était en cemoment révélé. Et de même encore, je ne pouvais m’empêcher, parcomparaison, de me rappeler que j’avais pensé aux autres mondesqu’avait pu créer Vinteuil comme à des univers aussi complètementclos qu’avait été chacun de mes amours&|160;; mais, en réalité, jedevais bien m’avouer qu’au sein de mon dernier amour – celui pourAlbertine – mes premières velléités de l’aimer (à Balbec tout audébut, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avaitcouché à l’hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soirde la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Parisoù ma vie était étroitement unie à la sienne) n’avaient été que desappels&|160;; de même, si je considérais maintenant, non plus monamour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours euxaussi n’y avaient été que de minces et timides essais, des appels,qui préparaient ce plus vaste amour&|160;: l’amour pour Albertine.Et je cessai de suivre la musique pour me redemander si Albertineavait vu ou non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme oninterroge de nouveau une souffrance interne que la distraction vousa fait un moment oublier. Car c’est en moi que se passaient lesactions possibles d’Albertine. De tous les êtres que nousconnaissons, nous possédons un double, mais habituellement situé àl’horizon de notre imagination, de notre mémoire&|160;; il nousreste relativement extérieur, et ce qu’il a fait ou pu faire necomporte pas plus, pour nous, d’élément douloureux qu’un objetplacé à quelque distance et qui ne nous procure que les sensationsindolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le percevonsd’une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en termesappropriés qui donnent aux autres l’idée de notre bon cœur, nous nele ressentons pas&|160;; mais depuis ma blessure de Balbec, c’étaitdans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,qu’était le double d’Albertine. Ce que je voyais d’elle me lésaitcomme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposésque la vue d’une couleur serait intérieurement éprouvée par luicomme une incision en pleine chair. Heureusement que je n’avais pascédé à la tentation de rompre encore avec Albertine&|160;; cetennui d’avoir à la retrouver tout à l’heure, quand je rentrerais,était bien peu de chose auprès de l’anxiété que j’aurais eue si laséparation s’était effectuée à ce moment où j’avais un doute surelle, avant qu’elle eût eu le temps de me devenir indifférente. Aumoment où je me la représentais ainsi m’attendant à la maison,comme une femme bien aimée trouvant le temps long, s’étantpeut-être endormie un instant dans sa chambre, je fus caressé aupassage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor.Peut-être – tant tout s’entrecroise et se superpose dans notre vieintérieure – avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil desa fille – de sa fille, cause aujourd’hui de tous mes troubles –quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, letravail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le mêmemoelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries deSchumann, durant lesquelles, même quand «&|160;le Poèteparle&|160;», on devine que «&|160;l’enfant dort&|160;». Endormie,éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait derentrer, Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je,quelque chose de plus mystérieux que l’amour d’Albertine semblaitpromis au début de cette œuvre, dans ces premiers cris d’aurore.J’essayai de chasser la pensée de mon amie pour ne plus songerqu’au musicien. Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que,réincarné, l’auteur vivait à jamais dans sa musique&|160;; onsentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de teltimbre, l’assortissait aux autres. Car à des dons plus profonds,Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu depeintres ont possédé, d’user de couleurs non seulement si stablesmais si personnelles que, pas plus que le temps n’altère leurfraîcheur, les élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et lesmaîtres mêmes qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. Larévolution que leur apparition a accomplie ne voit pas sesrésultats s’assimiler anonymement aux époques suivantes&|160;; ellese déchaîne, elle éclate à nouveau, et seulement quand on rejoueles œuvres du novateur à perpétuité. Chaque timbre se soulignaitd’une couleur que toutes les règles du monde, apprises par lesmusiciens les plus savants, ne pourraient pas imiter, en sorte queVinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dansl’évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre latête dès qu’on jouerait une de ses productions, qui devrait deparaître éclose après celle de musiciens plus récents, à cecaractère, en apparence contradictoire et en effet trompeur, dedurable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil, connue déjà aupiano et qu’on entendait à l’orchestre, comme un rayon de jourd’été que le prisme de la fenêtre décompose avant son entrée dansune salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor insoupçonnéet multicolore toutes les pierreries des Mille et une Nuits. Maiscomment comparer à cet immobile éblouissement de la lumière ce quiétait vie, mouvement perpétuel et heureux&|160;? Ce Vinteuil, quej’avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallaitchoisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans toutle sens du mot, un bonheur sur lequel l’audition d’une œuvre de luine laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée tellessonorités, les forces accrues qu’elle lui avait données pour endécouvrir d’autres, menaient encore l’auditeur de trouvaille entrouvaille, ou plutôt c’était le créateur qui le conduisaitlui-même, puisant, dans les couleurs qu’il venait de trouver, unejoie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jetersur celles qu’elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme auchoc d’une étincelle, quand le sublime naissait de lui-même de larencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandisqu’il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Angeattaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueuxcoups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine. Vinteuil étaitmort depuis nombre d’années&|160;; mais, au milieu de cesinstruments qu’il avait animés, il lui avait été donné depoursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. Desa vie d’homme seulement&|160;? Si l’art n’était vraiment qu’unprolongement de la vie, valait-il de lui rien sacrifier&|160;?n’était-il pas aussi irréel qu’elle-même&|160;? À mieux écouter ceseptuor, je ne le pouvais pas penser. Sans doute le rougeoyantseptuor différait singulièrement de la blanche sonate&|160;; latimide interrogation, à laquelle répondait la petite phrase, de lasupplication haletante pour trouver l’accomplissement de l’étrangepromesse qui avait retenti, si aigre, si surnaturelle, si brève,faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel matinal, au-dessusde la mer. Et pourtant, ces phrases si différentes étaient faitesdes mêmes éléments, car, de même qu’il y avait un certain univers,perceptible pour nous, en ces parcelles dispersées çà et là, danstelles demeures, dans tels musées, et qui était l’univers d’Elstir,celui qu’il voyait, celui où il vivait, de même la musique deVinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, lescolorations inconnues d’un univers inestimable, insoupçonné,fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditionsde son œuvre&|160;; ces deux interrogations si dissemblables quicommandaient les mouvements si différents de la sonate et duseptuor, l’une brisant en courts appels une ligne continue et pure,l’autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars,c’était pourtant, l’une si calme et timide, presque détachée etcomme philosophique, l’autre si pressante, anxieuse, implorante,une même prière, jaillie devant différents levers de soleilintérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différentsde pensées autres, de recherches d’art en progrès au cours d’annéesoù il avait voulu créer quelque chose de nouveau. Prière, espérancequi était au fond la même, reconnaissable sous ces déguisementsdans les diverses œuvres de Vinteuil, et, d’autre part, qu’on netrouvait que dans les œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, lesmusicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leurgénéalogie, dans les œuvres d’autres grands musiciens, maisseulement pour des raisons accessoires, des ressemblancesextérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées par leraisonnement que senties par l’impression directe. Celle quedonnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute autre,comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de lascience, l’individuel existait. Et c’était justement quand ilcherchait puissamment à être nouveau, qu’on reconnaissait, sous lesdifférences apparentes, les similitudes profondes et lesressemblances voulues qu’il y avait au sein d’une œuvre, quandVinteuil reprenait à diverses reprises une même phrase, ladiversifiait, s’amusait à changer son rythme, à la faire reparaîtresous sa forme première, ces ressemblances-là voulues, œuvre del’intelligence, forcément superficielles, n’arrivaient jamais àêtre aussi frappantes que ces ressemblances dissimulées,involontaires, qui éclataient sous des couleurs différentes, entreles deux chefs-d’œuvre distincts&|160;; car alors Vinteuil,cherchant puissamment à être nouveau, s’interrogeaitlui-même&|160;; de toute la puissance de son effort créateur ilatteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque questionqu’on lui pose, c’est du même accent, le sien propre, qu’ellerépond. Un accent, cet accent de Vinteuil, séparé de l’accent desautres musiciens par une différence bien plus grande que celle quenous percevons entre la voix de deux personnes, même entre lebeuglement et le cri de deux espèces animales&|160;: par ladifférence même qu’il y a entre la pensée de ces autres musicienset les éternelles investigations de Vinteuil, la question qu’il seposait sous tant de formes, son habituelle spéculation, mais aussidébarrassée des formes analytiques du raisonnement que si elles’exerçait dans le monde des anges, de sorte que nous pouvons enmesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en langage humainque ne le peuvent les esprits désincarnés quand, évoqués par unmédium, celui-ci les interroge sur les secrets de la mort. Et, mêmeen tenant compte de cette originalité acquise qui m’avait frappédès l’après-midi, de cette parenté que les musicographes pourraienttrouver entre eux, c’est bien un accent unique auquel s’élèvent,auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs que sont lesmusiciens originaux, et qui est une preuve de l’existenceirréductiblement individuelle de l’âme. Que Vinteuil essayât defaire plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai,de faire ce qu’il apercevait se reflétant en beau dans l’esprit dupublic, Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lamede fond qui rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant,différent de celui des autres, semblable à tous les siens, oùVinteuil l’avait-il appris, entendu&|160;? Chaque artiste sembleainsi comme le citoyen d’une patrie inconnue, oubliée de lui-même,différente de celle d’où viendra, appareillant pour la terre, unautre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie Vinteuil, dansses dernières œuvres, semblait s’être rapproché. L’atmosphère n’yétait plus la même que dans la sonate, les phrases interrogativess’y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plusmystérieuses&|160;; l’air délavé du matin et du soir semblait yinfluencer jusqu’aux cordes des instruments. Morel avait beau jouermerveilleusement, les sons que rendait son violon me parurentsingulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et,comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité moraleet de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quandla vision de l’univers se modifie, s’épure, devient plus adéquateau souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que celase traduise par une altération générale des sonorités chez lemusicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste, le publicle plus intelligent ne s’y trompe pas puisque l’on déclara plustard les dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucunprogramme, aucun sujet n’apportait un élément intellectuel dejugement. On devinait donc qu’il s’agissait d’une transposition,dans l’ordre sonore, de la profondeur.

Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, maischacun d’eux reste toujours inconsciemment accordé en un certainunisson avec elle&|160;; il délire de joie quand il chante selon sapatrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors encherchant la gloire il la fuit, et ce n’est qu’en la dédaignantqu’il la trouve quand il entonne, quel que soit le sujet qu’iltraite, ce chant singulier dont la monotonie – car quel que soit lesujet traité, il reste identique à soi-même – prouve la fixité deséléments composants de son âme. Mais alors, n’est-ce pas que, deces éléments, tout le résidu réel que nous sommes obligés de garderpour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’amià l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cetineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti etqu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peutcommuniquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurscommuns à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil commecelui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans lescouleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nousappelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrionsjamais&|160;? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et quinous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient àrien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant lesmêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de laTerre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, leseul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveauxpaysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec lesyeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers quechacun d’eux voit, que chacun d’eux est&|160;; et cela, nous lepouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil&|160;; avec leurs pareils,nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. L’andante venait definir sur une phrase remplie d’une tendresse à laquelle je m’étaisdonné tout entier&|160;; alors il y eut, avant le mouvementsuivant, un instant de repos où les exécutants posèrent leursinstruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions. Unduc, pour montrer qu’il s’y connaissait, déclara&|160;:«&|160;C’est très difficile à bien jouer.&|160;» Des personnes plusagréables causèrent un moment avec moi. Mais qu’étaient leursparoles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaientsi indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelleje venais de m’entretenir&|160;? J’étais vraiment comme un angequi, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plusinsignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont lesderniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, jeme demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de cequ’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage,la formation des mots, l’analyse des idées – la communication desâmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu desuites&|160;; l’humanité s’est engagée en d’autres voies, celle dulangage parlé et écrit. Mais ce retour à l’inanalysé était sienivrant, qu’au sortir de ce paradis, le contact des êtres plus oumoins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire.Les êtres, j’avais pu, pendant la musique, me souvenir d’eux, lesmêler à elle&|160;; ou plutôt à la musique je n’avais guère mêlé lesouvenir que d’une seule personne, celui d’Albertine. Et la phrasequi finissait l’andante me semblait si sublime que je me disaisqu’il était malheureux qu’Albertine ne sût pas, et, si elle avaitsu, n’eût pas compris quel honneur c’était pour elle d’être mêlée àquelque chose de si grand qui nous réunissait et dont elle avaitsemblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la musiqueinterrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades. Onpassa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait detemps en temps un domestique&|160;: «&|160;Commentallez-vous&|160;? Avez-vous reçu mon pneumatique&|160;?Viendrez-vous&|160;?&|160;» Sans doute il y avait, dans cesinterpellations, la liberté du grand seigneur qui croit flatter etqui est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie ducoupable qui croit que ce dont on fait étalage est par cela mêmejugé innocent. Et il ajoutait, sur le ton Guermantes deMme de Villeparisis&|160;: «&|160;C’est un brave petit,c’est une bonne nature, je l’emploie souvent chez moi.&|160;» Maisses habiletés tournaient contre le baron, car on trouvaitextraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à desvalets de pied. Ceux-ci en étaient, d’ailleurs, moins flattés quegênés pour leurs camarades. Cependant le septuor, qui avaitrecommencé, avançait vers sa fin&|160;; à plusieurs reprises telleou telle phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée,sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtantautre, comme renaissent les choses dans la vie&|160;; et c’étaitune de ces phrases qui, sans qu’on puisse comprendre quelleaffinité leur assigne comme demeure unique et nécessaire le passéd’un certain musicien, ne se trouvent que dans son œuvre, etapparaissent constamment dans celle-ci, dont elles sont les fées,les dryades, les divinités familières&|160;; j’en avais d’aborddistingué dans le septuor deux ou trois qui me rappelaient lasonate. Bientôt – baignée dans le brouillard violet qui s’élevait,surtout dans la dernière période de l’œuvre de Vinteuil, si bienque, même quand il introduisait quelque part une danse, ellerestait captive dans une opale – j’aperçus une autre phrase de lasonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais àpeine&|160;; hésitante, elle s’approcha, disparut commeeffarouchée, puis revint, s’enlaça à d’autres, venues, comme je lesus plus tard, d’autres œuvres, en appela d’autres qui devenaient àleur tour attirantes et persuasives aussitôt qu’elles étaientapprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine maisrestée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels, n’ayantdevant eux qu’un voile épais au travers duquel ils ne voyaientrien, ponctuaient arbitrairement d’exclamations admiratives unennui continu dont ils pensaient mourir. Puis elles s’éloignèrent,sauf une que je vis repasser jusqu’à cinq et six fois, sans que jepusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente –comme sans doute la petite phrase de la sonate pour Swann – de cequ’aucune femme m’avait jamais fait désirer, que cette phrase-là,qui m’offrait, d’une voix si douce, un bonheur qu’il eût vraimentvalu la peine d’obtenir, c’est peut-être – cette créature invisibledont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien– la seule Inconnue qu’il m’ait été jamais donné de rencontrer.Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petitephrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Unephrase d’un caractère douloureux s’opposa à lui, mais si profonde,si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu’on nesavait pas, à chacune de ses reprises si c’était celles d’un thèmeou d’une névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dansun corps à corps où parfois l’un disparaissait entièrement, oùensuite on n’apercevait plus qu’un morceau de l’autre. Corps àcorps d’énergies seulement, à vrai dire&|160;; car si ces êtress’affrontaient, c’était débarrassés de leur corps physique, de leurapparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateurintérieur, insoucieux lui aussi des noms et du particulier, pours’intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivreavec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux restatriomphant&|160;; ce n’était plus un appel presque inquiet lancéderrière un ciel vide, c’était une joie ineffable qui semblaitvenir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonateque, d’un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe,pourrait être, vêtu d’une robe écarlate, quelque archange deMantegna sonnant dans un buccin. Je savais que cette nuancenouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre, je nel’oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pourmoi&|160;? Cette question me paraissait d’autant plus importanteque cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser –comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible– ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dansma vie comme les points de repère, les amorces, pour laconstruction d’une vie véritable&|160;: l’impression éprouvéedevant les clochers de Martainville, devant une rangée d’arbresprès de Balbec. En tous cas, pour en revenir à l’accent particulierde cette phrase, comme il était singulier que le pressentiment leplus différent de ce qu’assigne la vie terre à terre,l’approximation la plus hardie des allégresses de l’au-delà sefussent justement matérialisés dans le triste petit bourgeoisbienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray&|160;!Mais, surtout, comment se faisait-il que cette révélation, la plusétrange que j’eusse encore reçue, d’un type inconnu de joie,j’eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il étaitmort il n’avait laissé que sa sonate, que le reste demeuraitinexistant en d’indéchiffrables notations&|160;? Indéchiffrables,mais qui pourtant avaient fini par être déchiffrées, à force depatience, d’intelligence et de respect, par la seule personne quiavait assez vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manièrede travailler, pour deviner ses indications d’orchestre&|160;:l’amie de Mlle Vinteuil. Du vivant même du grandmusicien, elle avait appris de la fille le culte que celle-ci avaitpour son père. C’est à cause de ce culte que, dans ces moments oùl’on va à l’opposé de ses inclinations véritables, les deux jeunesfilles avaient pu trouver un plaisir dément aux profanations quiont été racontées. (L’adoration pour son père était la conditionmême du sacrilège de sa fille. Et sans doute, la volupté de cesacrilège, elles eussent dû se la refuser, mais celle-ci ne lesexprimait pas tout entières.) Et d’ailleurs, elles étaient alléesse raréfiant jusqu’à disparaître tout à fait, au fur et à mesureque les relations charnelles et maladives, ce trouble et fumeuxembrasement avait fait place à la flamme d’une amitié haute etpure. L’amie de Mlle Vinteuil était quelquefoistraversée par l’importune pensée qu’elle avait peut-être précipitéla mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouillerle grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certainede ces hiéroglyphes inconnus, l’amie de Mlle Vinteuileut la consolation d’assurer au musicien dont elle avait assombriles dernières années une gloire immortelle et compensatrice. Derelations qui ne sont pas consacrées par les lois découlent desliens de parenté aussi multiples, aussi complexes, plus solidesseulement, que ceux qui naissent du mariage. Sans même s’arrêter àdes relations d’une nature aussi particulière, ne voyons-nous pastous les jours que l’adultère, quand il est fondé sur l’amourvéritable, n’ébranle pas le sentiment de famille, les devoirs deparenté, mais les revivifie&|160;? L’adultère introduit l’espritdans la lettre que bien souvent le mariage eût laissée morte. Unebonne fille qui portera, par simple convenance, le deuil du secondmari de sa mère n’aura pas assez de larmes pour pleurer l’homme quesa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste,Mlle Vinteuil n’avait agi que par sadisme, ce qui nel’excusait pas, mais j’eus plus tard une certaine douceur à lepenser. Elle devait bien se rendre compte, me disais-je, au momentoù elle profanait avec son amie la photographie de son père, quetout cela n’était que maladif, de la folie, et pas la vraie etjoyeuse méchanceté qu’elle aurait voulue. Cette idée que c’étaitune simulation de méchanceté seulement gâtait son plaisir. Mais sicette idée a pu lui revenir plus tard, comme elle avait gâté sonplaisir elle a dû diminuer sa souffrance. «&|160;Ce n’était pasmoi, dut-elle se dire, j’étais aliénée. Moi, je veux encore prierpour mon père, ne pas désespérer de sa bonté.&|160;» Seulement ilest possible que cette idée, qui s’était certainement présentée àelle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle dans lasouffrance. J’aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Jesuis sûr que je lui aurais fait du bien et que j’aurais pu rétablirentre elle et le souvenir de son père une communication assezdouce.

Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, quine sait pas la mort si proche, note des découvertes qui resterontpeut-être à jamais ignorées, l’amie de Mlle Vinteuilavait dégagé, de papiers plus illisibles que des papyrus ponctuésd’écriture cunéiforme, la formule éternellement vraie, à jamaisféconde, de cette joie inconnue, l’espérance mystique de l’Angeécarlate du matin. Et moi pour qui, moins pourtant que pourVinteuil peut-être, elle avait été aussi, elle venait d’être cesoir même encore, en réveillant à nouveau ma jalousie d’Albertine,elle devait, surtout dans l’avenir, être cause de tant desouffrances, c’était grâce à elle, par compensation, qu’avait puvenir jusqu’à moi l’étrange appel que je ne cesserais plus jamaisd’entendre comme la promesse et la preuve qu’il existait autrechose, réalisable par l’art sans doute, que le néant que j’avaistrouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si mavie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas toutaccompli.

Ce qu’elle avait permis, grâce à son labeur, qu’on connût deVinteuil, c’était à vrai dire toute l’œuvre de Vinteuil. À côté dece Septuor, certaines phrases de la sonate, que seules le publicconnaissait, apparaissaient comme tellement banales qu’on nepouvait pas comprendre comment elles avaient pu exciter tantd’admiration. C’est ainsi que nous sommes surpris que, pendant desannées, des morceaux aussi insignifiants que la Romance àl’Étoile, la Prière d’Élisabeth aient pu soulever, auconcert, des amateurs fanatiques qui s’exténuaient à applaudir et àcrier bis quand venait de finir ce qui pourtant n’est quefade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l’Or du Rhin,les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sanscaractère contenaient déjà cependant, en quantités infinitésimales,et par cela même, peut-être, plus assimilables, quelque chose del’originalité des chefs-d’œuvre qui rétrospectivement comptentseuls pour nous, mais que leur perfection même eût peut-êtreempêchés d’être compris&|160;; elles ont pu leur préparer le chemindans les cœurs. Toujours est-il que, si elles donnaient unpressentiment confus des beautés futures, elles laissaientcelles-ci dans un inconnu complet. Il en était de même pourVinteuil&|160;; si, en mourant, il n’avait laissé – en exceptantcertaines parties de la sonate – que ce qu’il avait pu terminer, cequ’on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur véritable,aussi peu de chose que pour Victor Hugo, par exemple, s’il étaitmort après le Pas d’Armes du roi Jean, la Fiancée duTimbalier et Sarah la baigneuse, sans avoir rienécrit de la Légende des siècles et desContemplations&|160;: ce qui est pour nous son œuvrevéritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que ces universjusqu’auxquels notre perception n’atteint pas, dont nous n’auronsjamais une idée.

Au reste, le contraste apparent, cette union profonde entre legénie (le talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices où,comme il était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu,conservé, étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dansla réunion même des invités au milieu desquels je me retrouvaiquand la musique fut finie. Cette réunion, bien que limitée cettefois au salon de Mme Verdurin, ressemblait à beaucoupd’autres, dont le gros public ignore les ingrédients qui y entrent,et que les journalistes philosophes, s’ils sont un peu informés,appellent parisiennes, ou panamistes, ou dreyfusardes, sans sedouter qu’elles peuvent se voir aussi bien à Pétersbourg, à Berlin,à Madrid et dans tous les temps&|160;; si, en effet, lesous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, homme véritablement artiste,bien élevé et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs avecleurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motifproche, immédiat, de cette présence résidait dans les relations quiexistaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaientdésirer au baron de donner le plus de retentissement possible auxsuccès artistiques de sa jeune idole, et d’obtenir pour lui lacroix de la Légion d’honneur&|160;; la cause plus lointaine quiavait rendu cette réunion possible était qu’une jeune filleentretenant avec Mlle Vinteuil des relations parallèlesà celles de Charlie et du baron avait mis au jour toute une séried’œuvres géniales et qui avaient été une telle révélation qu’unesouscription n’allait pas tarder à être ouverte, sous le patronagedu Ministre de l’Instruction publique, en vue de faire élever unestatue à Vinteuil. D’ailleurs, à ces œuvres, tout autant que lesrelations de Mlle Vinteuil avec son amie, avaient étéutiles celles du baron avec Charlie, sorte de chemin de traverse,de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces œuvressans le détour, sinon d’une incompréhension qui persisteraitlongtemps, du moins d’une ignorance totale qui eût pu durer desannées. Chaque fois que se produit un événement accessible à lavulgarité d’esprit du journaliste philosophe, c’est-à-diregénéralement un événement politique, les journalistes philosophessont persuadés qu’il y a quelque chose de changé en France, qu’onne reverra plus de telles soirées, qu’on n’admirera plus Ibsen,Renan, Dostoïevski, d’Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car lesjournalistes philosophes tirent argument des dessous équivoques deces manifestations officielles pour trouver quelque chose dedécadent à l’art qu’elles glorifient, et qui bien souvent est leplus austère de tous. Mais il n’est pas de nom, parmi les plusrévérés de ces journalistes philosophes, qui n’ait toutnaturellement donné lieu à de telles fêtes étranges, quoiquel’étrangeté en fût moins flagrante et mieux cachée. Pour cettefête-ci, les éléments impurs qui s’y conjuguaient me frappaient àun autre point de vue&|160;; certes, j’étais aussi à même quepersonne de les dissocier, ayant appris à les connaître séparément,mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui se rattachaient àMlle Vinteuil et à son amie, me parlant de Combray meparlaient aussi d’Albertine, c’est-à-dire de Balbec, puisque c’estparce que j’avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvainet que j’avais appris l’intimité de son amie avec Albertine, quej’allais tout à l’heure, en rentrant chez moi, trouver, au lieu dela solitude, Albertine qui m’attendait, et que les autres, ceux quiconcernaient Morel et M. de Charlus, en me parlant de Balbec oùj’avais vu, sur le quai de Doncières, se nouer leurs relations, meparlaient de Combray et de ses deux côtés, car M. de Charlusc’était un de ces Guermantes, comtes de Combray, habitant Combraysans y avoir de logis, entre ciel et terre, comme Gilbert leMauvais dans son vitrail&|160;; enfin Morel était le fils de cevieux valet de chambre qui m’avait fait connaître la dame en roseet permis, tant d’années après, de reconnaître en elleMme Swann.

M. de Charlus recommença, au moment où, la musique finie, sesinvités prirent congé de lui, la même erreur qu’à leur arrivée. Ilne leur demanda pas d’aller vers la Patronne, de l’associer, elleet son mari, à la reconnaissance qu’on lui témoignait. Ce fut unlong défilé, mais un défilé devant le baron seul, et non même sansqu’il s’en rendît compte, car ainsi qu’il me le dit quelquesminutes après&|160;: «&|160;La forme même de la manifestationartistique a revêtu ensuite un côté «&|160;sacristie&|160;» assezamusant.&|160;» On prolongeait même les remerciements par despropos différents qui permettaient de rester un instant de plusauprès du baron, pendant que ceux qui ne l’avaient pas encorefélicité de la réussite de sa fête stagnaient, piétinaient. Plusd’un mari avait envie de s’en aller&|160;; mais sa femme, snob bienque duchesse, protestait&|160;: «&|160;Non, non, quand nousdevrions attendre une heure, il ne faut pas partir sans avoirremercié Palamède qui s’est donné tant de peine. Il n’y a que luiqui puisse à l’heure actuelle donner des fêtes pareilles.&|160;»Personne n’eût plus pensé à se faire présenter à MmeVerdurin qu’à l’ouvreuse d’un théâtre où une grande dame a, pour unsoir, amené toute l’aristocratie. «&|160;Étiez-vous hier chezÉliane de Montmorency, mon cousin&|160;? demandait Mmede Mortemart, désireuse de prolonger l’entretien. – Eh bien, monDieu non&|160;; j’aime bien Éliane, mais je ne comprends pas lesens de ses invitations. Je suis un peu bouché sans doute&|160;»,ajoutait-il avec un large sourire épanoui, cependant queMme de Mortemart sentait qu’elle allait avoir la primeurd’une de «&|160;Palamède&|160;» comme elle en avait souventd’«&|160;Oriane&|160;». «&|160;J’ai bien reçu, il y a une quinzainede jours, une carte de l’agréable Éliane. Au-dessus du nom contestéde Montmorency, il y avait cette aimable invitation&|160;:«&|160;Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendrediprochain à neuf heures et demie.&|160;» Au-dessous étaient écritsces deux mots moins gracieux&|160;: «&|160;Quatuor Tchèque.&|160;»Ils me semblèrent fort inintelligibles, sans plus de rapport, entous cas, avec la phrase précédente que ces lettres au dosdesquelles on voit que l’épistolier en avait commencé une autre parles mots&|160;: «&|160;Cher ami&|160;», la suite manquant, et n’apas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie depapier. J’aime bien Éliane&|160;: aussi je ne lui en voulus pas, jeme contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacésde «&|160;quatuor tchèque&|160;», et comme je suis un hommed’ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l’invitation de penser àMadame de Montmorency le vendredi à neuf heures et demie. Bien queconnu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffondit du chameau – et le rire s’épanouit plus largement autour de M.de Charlus, qui savait qu’au contraire on le tenait pour l’homme leplus difficile à vivre – je fus en retard de quelques minutes (letemps d’ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop deremords, pensant que neuf heures et demie était mis pour dix, à dixheures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d’épaischaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane commeelle me l’avait demandé, et avec une intensité qui ne commença àdécroître qu’à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie,que j’ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pensequ’elle sera contente.&|160;» Mme de Mortemart se pâmade rire, et M. de Charlus tout ensemble. «&|160;Et demain,ajouta-t-elle, sans penser qu’elle avait dépassé, et de beaucoup,le temps qu’on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins LaRochefoucauld&|160;? – Oh&|160;! cela, c’est impossible, ils m’ontconvié comme vous, je le vois, à la chose la plus importante àconcevoir et à réaliser et qui s’appelle, si j’en crois la carted’invitation&|160;: «&|160;Thé dansant.&|160;» Je passais pour fortadroit quand j’étais jeune, mais je doute que j’eusse pu, sansmanquer à la décence, prendre mon thé en dansant. Or je n’ai jamaisaimé manger ni boire d’une façon malpropre. Vous me direzqu’aujourd’hui je n’ai plus à danser. Mais, même assisconfortablement à boire du thé – de la qualité duquel, d’ailleurs,je me méfie puisqu’il s’intitule dansant – je craindrais que desinvités plus jeunes que moi, et moins adroits peut-être que jen’étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tasse, ce quiinterromprait pour moi le plaisir de vider la mienne.&|160;» Et M.de Charlus ne se contentait même pas d’omettre dans la conversationMme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu’ilsemblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruelplaisir, qui avait toujours été le sien, de faire resterindéfiniment sur leurs jambes à «&|160;faire la queue&|160;» lesamis qui attendaient avec une épuisante patience que leur tour fûtvenu&|160;; il faisait même des critiques sur toute la partie de lasoirée dont Mme Verdurin était responsable&|160;:«&|160;Mais, à propos de tasse, qu’est-ce que c’est que cesétranges demi-bols, pareils à ceux où, quand j’étais jeune homme,on faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche&|160;? Quelqu’unm’a dit tout à l’heure que c’était pour du «&|160;caféglacé&|160;». Mais en fait de café glacé, je n’ai vu ni café niglace. Quelles curieuses petites choses à destination maldéfinie&|160;!&|160;» Pour dire cela, M. de Charlus avait placéverticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondiprudemment son regard désignateur, comme s’il craignait d’êtreentendu et même vu des maîtres de maison. Mais ce n’était qu’unefeinte, car dans quelques instants il allait dire les mêmescritiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard luienjoindre insolemment. «&|160;Et surtout plus de tasses à caféglacé&|160;! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirezenlaidir la maison. Mais surtout qu’elle ne les mette pas dans lesalon, car on pourrait s’oublier et croire qu’on s’est trompé depièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. – Mais moncousin, disait l’invitée – en baissant elle aussi la voix et enregardant d’un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte defâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui – peut-êtrequ’elle ne sait pas encore tout très bien… – On le lui apprendra. –Oh&|160;! riait l’invitée, elle ne peut pas trouver un meilleurprofesseur&|160;! Elle a de la chance&|160;! Avec vous on est sûrqu’il n’y aura pas de fausse note. – En tous cas, il n’y en a paseu dans la musique. – Oh&|160;! c’était sublime. Ce sont de cesjoies qu’on n’oublie pas. À propos de ce violoniste de génie,continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que M. de Charluss’intéressait au violon «&|160;en soi&|160;», en connaissez-vous unque j’ai entendu l’autre jour jouer merveilleusement une sonate deFauré, il s’appelle Frank… – Oui, c’est une horreur, répondait M.de Charlus, sans se soucier de la grossièreté d’un démenti quiimpliquait que sa cousine n’avait aucun goût. En fait de violonisteje vous conseille de vous en tenir au mien.&|160;» Les regardsallaient recommencer à s’échanger entre M. de Charlus et sacousine, à la fois baissés et épieurs, car, rougissante etcherchant par son zèle à réparer sa gaffe, Mme deMortemart allait proposer à M. de Charlus de donner une soirée pourfaire entendre Morel. Or, pour elle, cette soirée n’avait pas lebut de mettre en lumière un talent, but qu’elle allait pourtantprétendre être le sien, et qui était réellement celui de M. deCharlus. Elle ne voyait là qu’une occasion de donner une soiréeparticulièrement élégante, et déjà calculait qui elle inviterait etqui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation dominante desgens qui donnent des fêtes (ceux-là mêmes que les journaux mondainsont le toupet ou la bêtise d’appeler «&|160;l’élite&|160;»), altèreaussitôt le regard – et l’écriture – plus profondément que neferait la suggestion d’un hypnotiseur. Avant même d’avoir pensé àce que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avecraison, car si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avaiteu la convenance de se taire pendant la musique, personne, enrevanche, n’aurait eu l’idée de l’écouter), Mme deMortemart, ayant décidé que Mme de Valcourt ne seraitpas des «&|160;élues&|160;», avait pris, par ce fait même, l’air deconjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des femmesdu monde qui pourraient le plus aisément se moquer duqu’en-dira-t-on. «&|160;N’y aurait-il pas moyen que je donne unesoirée pour faire entendre votre ami&|160;?&|160;» dit à voix basseMme de Mortemart, qui, tout en s’adressant uniquement àM. de Charlus, ne put s’empêcher, comme fascinée, de jeter unregard sur Mme de Valcourt (l’exclue) afin de s’assurerque celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas entendre.«&|160;Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis&|160;»,conclut mentalement Mme de Mortemart, rassurée par sonpropre regard, lequel avait eu, en revanche, sur Mme deValcourt, un effet tout différent de celui qu’il avait pourbut&|160;: «&|160;Tiens, se dit Mme de Valcourt envoyant ce regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chosedont je ne dois pas faire partie.&|160;» «&|160;Vous voulez diremon protégé&|160;», rectifiait M. de Charlus, qui n’avait pas plusde pitié pour le savoir grammatical que pour les dons musicaux desa cousine. Puis, sans tenir aucun compte des muettes prières decelle-ci, qui s’excusait elle-même en souriant&|160;: «&|160;Maissi… , dit-il d’une voix forte et capable d’être entendue de tout lesalon, bien qu’il y ait toujours danger à ce genre d’exportationd’une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcémentsubir une déperdition de son pouvoir transcendantal et quiresterait en tous cas à approprier.&|160;» Madame de Mortemart sedit que le mezzo-voce, le pianissimo de sa question avaient étépeine perdue, après le «&|160;gueuloir&|160;» par où avait passé laréponse. Elle se trompa. Mme de Valcourt n’entenditrien, pour la raison qu’elle ne comprit pas un seul mot. Sesinquiétudes diminuèrent, et se fussent rapidement éteintes, siMme de Mortemart, craignant de se voir déjouée etcraignant d’avoir à inviter Mme de Valcourt, avec quielle était trop liée pour la laisser de côté si l’autre savait«&|160;avant&|160;», n’eût de nouveau levé les paupières dans ladirection d’Édith, comme pour ne pas perdre de vue un dangermenaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne pas trops’engager. Elle comptait, le lendemain de la fête, lui écrire unede ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu’oncroit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé.Par exemple&|160;: «&|160;Chère Édith, je m’ennuie après vous, jene vous attendais pas trop hier soir (comment m’aurait-elleattendue, se serait dit Édith, puisqu’elle ne m’avait pasinvitée&|160;?) car je sais que vous n’aimez pas extrêmement cegenre de réunions, qui vous ennuient plutôt. Nous n’en aurions pasmoins été très honorés de vous avoir (jamais Mme deMortemart n’employait ce terme «&|160;honoré&|160;», excepté dansles lettres où elle cherchait à donner à un mensonge une apparencede vérité). Vous savez que vous êtes toujours chez vous à lamaison. Du reste, vous avez bien fait, car cela a été tout à faitraté, comme toutes les choses improvisées en deux heures,etc.&|160;» Mais déjà le nouveau regard furtif lancé sur elle avaitfait comprendre à Édith tout ce que cachait le langage compliqué deM. de Charlus. Ce regard fut même si fort qu’après avoir frappéMme de Valcourt, le secret évident et l’intention decachotterie qu’il contenait rebondirent sur un jeune Péruvien queMme de Mortemart comptait, au contraire, inviter. Mais,soupçonneux, voyant jusqu’à l’évidence les mystères qu’on faisait,sans prendre garde qu’ils n’étaient pas pour lui, il éprouvaaussitôt, à l’endroit de Mme de Mortemart, une haineatroce et se jura de lui faire mille mauvaises farces, comme defaire envoyer cinquante cafés glacés chez elle le jour où elle nerecevrait pas, de faire insérer, celui où elle recevrait, une notedans les journaux disant que la fête était remise, et de publierdes comptes rendus mensongers des suivantes, dans lesquelsfigureraient les noms connus de toutes de personnes que, pour desraisons variées, on ne tient pas à recevoir, même pas à se laisserprésenter. Mme Mortemart avait tort de se préoccuper deMme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger dedénaturer, bien davantage que n’eût fait la présence de celle-ci,la fête projetée. «&|160;Mais mon cousin, dit-elle en réponse à laphrase du «&|160;cadre à approprier&|160;», dont son état momentanéd’hyperesthésie lui avait permis de deviner le sens, nous vouséviterons toute peine. Je me charge très bien de demander à Gilbertde s’occuper de tout. – Non, surtout pas, d’autant plus qu’il nesera pas invité. Rien ne se fera que par moi. Il s’agit avant toutd’exclure les personnes qui ont des oreilles pour ne pasentendre.&|160;» La cousine de M. de Charlus, qui avait compté surl’attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait direqu’à la différence de tant de parentes, «&|160;elle avait euPalamède&|160;», reporta brusquement sa pensée, de ce prestige deM. de Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait labrouiller s’il se mêlait d’exclure et d’inviter. La pensée que leprince de Guermantes (à cause duquel, en partie, elle désiraitexclure Mme de Valcourt, qu’il ne recevait pas) neserait pas convié, l’effrayait. Ses yeux prirent une expressioninquiète. «&|160;Est-ce que la lumière un peu trop vive vous faitmal&|160;?&|160;» demanda M. de Charlus avec un sérieux apparentdont l’ironie foncière ne fut pas comprise. «&|160;Non, pas dutout, je songeais à la difficulté, non à cause de moi,naturellement, mais des miens, que cela pourrait créer si Gilbertapprend que j’ai eu une soirée sans l’inviter, lui qui n’a jamaisquatre chats sans… – Mais justement, on commencera par supprimerles quatre chats qui ne pourraient que miauler&|160;; je crois quele bruit des conversations vous a empêchée de comprendre qu’ils’agissait non de faire des politesses grâce à une soirée, mais deprocéder aux rites habituels à toute véritable célébration.&|160;»Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop attendu,mais qu’il ne seyait pas d’exagérer les faveurs faites à celle quiavait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres«&|160;listes&|160;» d’invitation, M. de Charlus, comme un médecinqui arrête la consultation quand il juge être resté le tempssuffisant, signifia à sa cousine de se retirer, non en lui disantau revoir, mais en se tournant vers la personne qui venaitimmédiatement après. «&|160;Bonsoir, Madame de Montesquiou, c’étaitmerveilleux, n’est-ce pas&|160;? Je n’ai pas vu Hélène, dites-luique toute abstention générale, même la plus noble, autant dire lasienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont éclatantes,comme c’était ce soir le cas. Se montrer rare, c’est bien, maisfaire passer avant le rare, qui n’est que négatif, le précieux,c’est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus quepersonne la systématique absence là où ce qui l’attend nela vaut pas, au contraire, à une manifestation mémorable commecelle-ci sa présence eût été une préséance et eût apporté à votresœur, déjà si prestigieuse, un prestige supplémentaire.&|160;» Puisil passa à une troisième personne, M. d’Argencourt. Je fus trèsétonné de voir, là, aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlusqu’il était sec avec lui autrefois, se faisant présenter Morel etlui disant qu’il espérait qu’il viendrait le voir, M. d’Argencourt,cet homme si terrible pour l’espèce d’hommes dont était M. deCharlus. Or il en vivait maintenant entouré. Ce n’était certes pasqu’il fût devenu à cet égard un des pareils de M. de Charlus. Mais,depuis quelque temps, il avait à peu près abandonné sa femme pourune jeune femme du monde qu’il adorait. Intelligente, elle luifaisait partager son goût pour les gens intelligents et souhaitaitfort d’avoir M. de Charlus chez elle. Mais, surtout, M.d’Argencourt fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu’ilsatisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la préserver etla distraire, ne le pouvait sans danger qu’en l’entourant d’hommesinoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens dusérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraientbeaucoup plus intelligent qu’ils n’avaient cru, ce dont samaîtresse et lui étaient ravis.

Les autres invitées de M. de Charlus s’en allèrent assezrapidement. Beaucoup disaient&|160;: «&|160;Je ne voudrais pasaller à la sacristie (le petit salon où le baron, ayant Charlie àcôté de lui, recevait les félicitations, et qu’il appelait ainsilui-même), il faudrait pourtant que Palamède me voie pour qu’ilsache que je suis restée jusqu’à la fin.&|160;» Aucune nes’occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de nepas la reconnaître et de dire adieu par erreur à MmeCottard, en me disant de la femme du docteur&|160;: «&|160;C’estbien Mme Verdurin, n’est-ce pas&|160;?&|160;»Mme d’Arpajon me demanda, à portée des oreilles de lamaîtresse de maison&|160;: «&|160;Est-ce qu’il y a seulement jamaiseu un M. Verdurin&|160;?&|160;» Les duchesses, ne trouvant rien desétrangetés auxquelles elles s’étaient attendues, dans ce lieuqu’elles avaient espéré plus différent de ce qu’ellesconnaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant desfous rires devant les tableaux d’Elstir&|160;; pour le reste,qu’elles trouvaient plus conforme qu’elles n’avaient cru à cequ’elles connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. deCharlus en disant&|160;: «&|160;Comme Palamède sait bien arrangerles choses&|160;! il monterait une féerie dans une remise ou dansun cabinet de toilette que ça n’en serait pas moinsravissant.&|160;» Les plus nobles étaient celles qui félicitaientavec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite d’une soiréedont certaines n’ignoraient pas le ressort secret, sans en êtreembarrassées d’ailleurs, cette société – par souvenir peut-être decertaines époques de l’histoire où leur famille était déjà arrivéeà un degré identique d’impudeur pleinement consciente – poussant lemépris des scrupules presque aussi loin que le respect del’étiquette. Plusieurs d’entre elles engagèrent sur place Charliepour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil, maisaucune n’eut même l’idée d’y convier Mme Verdurin.Celle-ci était au comble de la rage quand M. de Charlus qui, portésur un nuage, ne pouvait s’en apercevoir, voulut, par décence,inviter la Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôten se livrant à son goût de littérature qu’à un débordementd’orgueil que ce doctrinaire des fêtes artistes dit àMme Verdurin&|160;: «&|160;Hé bien, êtes-vouscontente&|160;? Je pense qu’on le serait à moins&|160;; vous voyezque, quand je me mêle de donner une fête, cela n’est pas réussi àmoitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettentde mesurer exactement l’importance de la manifestation, le poidsque j’ai soulevé, le volume d’air que j’ai déplacé pour vous. Vousavez eu la reine de Naples, le frère du roi de Bavière, les troisplus anciens pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire quenous avons déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes.Pensez que, pour assister à votre fête, la reine de Naples estvenue de Neuilly, ce qui est beaucoup plus difficile pour elle quede quitter les Deux-Siciles, dit-il avec une intention de rosserie,malgré son admiration pour la Reine. C’est un événement historique.Pensez qu’elle n’était peut-être jamais sortie depuis la prise deGaète. Il est probable que, dans les dictionnaires, on mettra commedates culminantes le jour de la prise de Gaète et celui de lasoirée Verdurin. L’éventail qu’elle a posé pour mieux applaudirVinteuil mérite de rester plus célèbre que celui que Mmede Metternich a brisé parce qu’on sifflait Wagner. – Elle l’a mêmeoublié, son éventail&|160;», dit Mme Verdurin,momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avaittémoignée la Reine, et elle montra à M. de Charlus l’éventail surun fauteuil. «&|160;Oh&|160;! comme c’est émouvant&|160;! s’écriaM. de Charlus en s’approchant avec vénération de la relique. Il estd’autant plus touchant qu’il est affreux&|160;; la petite violetteest incroyable&|160;!&|160;» Et des spasmes d’émotion et d’ironiele parcouraient alternativement. «&|160;Mon Dieu, je ne sais pas sivous ressentez ces choses-là comme moi. Swann serait simplementmort de convulsions s’il avait vu cela. Je sais bien qu’à quelqueprix qu’il doive monter, j’achèterai cet éventail à la vente de laReine. Car elle sera vendue, comme elle n’a pas le sou&|160;»,ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le baronde se mêler à la vénération la plus sincère, bien qu’ellespartissent de deux natures opposées, mais réunies en lui. Ellespouvaient même se porter tour à tour sur un même fait. Car M. deCharlus qui, du fond de son bien-être d’homme riche, raillait lapauvreté de la Reine, était le même qui souvent exaltait cettepauvreté et qui, quand on parlait de la princesse Murat, reine desDeux-Siciles, répondait&|160;: «&|160;Je ne sais pas de qui vousvoulez parler. Il n’y a qu’une seule reine de Naples, qui estsublime, celle-là, et n’a pas de voiture. Mais de son omnibus elleanéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans lapoussière en la voyant passer.&|160;» «&|160;Je le léguerai à unmusée. – En attendant, il faudra le lui rapporter pour qu’ellen’ait pas à payer un fiacre pour le faire chercher. Le plusintelligent, étant donné l’intérêt historique d’un pareil objet,serait de voler cet éventail. Mais cela la gênerait – parce qu’ilest probable qu’elle n’en possède pas d’autre&|160;! ajouta-t-il enéclatant de rire. Enfin vous voyez que pour moi elle est venue. Etce n’est pas le seul miracle que j’aie fait. Je ne crois pas quepersonne, à l’heure qu’il est, ait le pouvoir de déplacer les gensque j’ai fait venir. Du reste, il faut faire à chacun sa part,Charlie et les autres musiciens ont joué comme des Dieux. Et, machère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez euvotre part de rôle dans cette fête. Votre nom n’en sera pas absent.L’histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d’Arc quand ellepartit combattre&|160;; en somme, vous avez servi de trait d’union,vous avez permis la fusion entre la musique de Vinteuil et songénial exécutant, vous avez eu l’intelligence de comprendrel’importance capitale de tout l’enchaînement de circonstances quiferait bénéficier l’exécutant de tout le poids d’une personnalitéconsidérable, et s’il ne s’agissait pas de moi, je diraisprovidentielle, à qui vous avez eu le bon esprit de demanderd’assurer le prestige de la réunion, d’amener devant le violon deMorel les oreilles directement attachées aux langues les plusécoutées&|160;; non, non, ce n’est pas rien. Il n’y a pas de riendans une réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Durasétait merveilleuse. Enfin, tout&|160;; c’est pour cela, conclut-il,comme il aimait à morigéner, que je me suis opposé à ce que vousinvitiez de ces personnes-diviseurs qui, devant les êtresprépondérants que je vous amenais, eussent joué le rôle de virgulesdans un chiffre, les autres réduites à n’être que de simplesdixièmes. J’ai le sentiment très juste de ces choses-là. Vouscomprenez, il faut éviter les gaffes quand nous donnons une fêtequi doit être digne de Vinteuil, de son génial interprète, de vous,et, j’ose le dire, de moi. Vous auriez invité la Molé que toutétait raté. C’était la petite goutte contraire, neutralisante, quirend une potion sans vertu. L’électricité se serait éteinte, lespetits fours ne seraient pas arrivés à temps, l’orangeade auraitdonné la colique à tout le monde. C’était la personne à ne pasavoir. À son nom seul, comme dans une féerie, aucun son ne seraitsorti des cuivres&|160;; la flûte et le hautbois auraient été prisd’une extinction de voix subite. Morel lui-même, même s’il étaitparvenu à donner quelques sons, n’aurait plus été en mesure, et aulieu du septuor de Vinteuil, vous auriez eu sa parodie parBeckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois beaucoup àl’influence des personnes, j’ai très bien senti, dansl’épanouissement de certain largo, qui s’ouvrait jusqu’au fondcomme une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, quin’était pas seulement allégro mais incomparablement allègre, quel’absence de la Molé inspirait les musiciens et dilatait de joiejusqu’aux instruments de musique eux-mêmes. D’ailleurs, le jour oùon reçoit les souverains on n’invite pas sa concierge.&|160;» Enl’appelant la Molé (comme il disait, d’ailleurs trèssympathiquement, la Duras), M. de Charlus lui faisait justice. Cartoutes ces femmes étaient des actrices du monde, et il est vraiaussi que, même en considérant ce point de vue, la comtesse Molén’était pas égale à l’extraordinaire réputation d’intelligencequ’on lui faisait, et qui donnait à penser à ces acteurs ou à cesromanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation degénies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmilesquels aucun artiste supérieur n’est capable de montrer ce qu’estle vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui,existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de lacomprendre. Dans le cas de Mme Molé, il est préférable,sinon entièrement exact, de s’arrêter à cette première explication.Le monde étant le royaume du néant, il n’y a, entre les mérites desdifférentes femmes du monde, que des degrés insignifiants, quepeuvent seulement follement majorer les rancunes ou l’imaginationde M. de Charlus. Et certes, s’il parlait, comme il venait de lefaire, dans ce langage qui était un ambigu précieux des choses del’art et du monde, c’est parce que ses colères de vieille femme etsa culture de mondain ne fournissaient à l’éloquence véritable quiétait la sienne que des thèmes insignifiants. Le monde desdifférences n’existant pas à la surface de la terre, parmi tous lespays que notre perception uniformise, à plus forte raisonn’existe-t-il pas dans le «&|160;monde&|160;». Existe-t-il,d’ailleurs, quelque part&|160;? Le septuor de Vinteuil avait sembléme dire que oui. Mais où&|160;? Comme M. de Charlus aimait aussi àrépéter de l’un à l’autre, cherchant à brouiller, à diviser pourrégner, il ajouta&|160;: «&|160;Vous avez, en ne l’invitant pas,enlevé à Mme Molé l’occasion de dire&|160;: «&|160;Je nesais pas pourquoi cette Mme Verdurin m’a invitée. Je nesais pas ce que c’est que ces gens-là, je ne les connaispas.&|160;» Elle a déjà dit l’an passé que vous la fatiguiez de vosavances. C’est une sotte, ne l’invitez plus. En somme, elle n’estpas une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez voussans faire d’histoires puisque j’y viens bien. En somme,conclut-il, il me semble que vous pouvez me remercier, car, tel queça a marché, c’était parfait. La duchesse de Guermantes n’est pasvenue, mais on ne sait pas, c’était peut-être mieux ainsi. Nous nelui en voudrons pas et nous penserons tout de même à elle pour uneautre fois&|160;; d’ailleurs on ne peut pas ne pas se souvenird’elle, ses yeux mêmes nous disent&|160;: ne m’oubliez pas, puisquece sont deux myosotis (et je pensais à part moi combien il fallaitque l’esprit des Guermantes – la décision d’aller ici et pas là –fût fort pour l’avoir emporté chez la duchesse sur la crainte dePalamède). Devant une réussite aussi complète, on est tenté, commeBernardin de Saint-Pierre, de voir partout la main de laProvidence. La duchesse de Duras était enchantée. Elle m’a mêmechargé de vous le dire&|160;», ajouta M. de Charlus en appuyant surles mots, comme si Mme Verdurin devait considérer celacomme un honneur suffisant. Suffisant et même à peine croyable, caril trouva nécessaire, pour être cru, de dire&|160;:«&|160;Parfaitement&|160;», emporté par la démence de ceux queJupiter veut perdre. «&|160;Elle a engagé Morel chez elle où onredonnera le même programme, et je pense même à demander uneinvitation pour M. Verdurin.&|160;» Cette politesse au mari seulétait, sans que M. de Charlus en eût même l’idée, le plus sanglantoutrage pour l’épouse, laquelle se croyant, à l’égard del’exécutant, en vertu d’une sorte de décret de Moscou en vigueurdans le petit clan, le droit de lui interdire de jouer au dehorssans son autorisation expresse, était bien résolue à interdire saparticipation à la soirée de Mme de Duras.

Rien qu’en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritaitMme Verdurin, qui n’aimait pas qu’on fît bande à partdans leur petit clan. Que de fois, et déjà à la Raspelière,entendant le baron parler sans cesse à Charlie au lieu de secontenter de tenir sa partie dans l’ensemble concertant du clan,s’était-elle écriée, en montrant le baron&|160;: «&|160;Quelletapette il a&|160;! Quelle tapette&|160;! Ah&|160;! pour unetapette, c’est une fameuse tapette&|160;!&|160;» Mais cette foisc’était bien pis. Enivré de ses paroles, M. de Charlus necomprenait pas qu’en raccourcissant le rôle de MmeVerdurin et en lui fixant d’étroites frontières, il déchaînait cesentiment haineux qui n’était chez elle qu’une forme particulière,une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimaitvraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulaittout à leur Patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux quipermettent qu’on les trompe, mais sous leur toit et même sous leursyeux, c’est-à-dire qu’on ne les trompe pas, elle concédait auxhommes d’avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout celan’eût aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et seperpétuât à l’abri des mercredis. Tout éclat de rire furtifd’Odette auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuisquelque temps tout aparté entre Morel et le baron&|160;; elletrouvait à ses chagrins une seule consolation, qui était de défairele bonheur des autres. Elle n’eût pu supporter longtemps celui dubaron. Voici que cet imprudent précipitait la catastrophe en ayantl’air de restreindre la place de la Patronne dans son propre petitclan. Déjà elle voyait Morel allant dans le monde sans elle, sousl’égide du baron. Il n’y avait qu’un remède, donner à choisir àMorel entre le baron et elle, et, profitant de l’ascendant qu’elleavait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux d’uneclairvoyance extraordinaire, grâce à des rapports qu’elle sefaisait faire, à des mensonges qu’elle inventait, et qu’elle luiservait, les uns et les autres, comme corroborant ce qu’il étaitporté à croire lui-même, et ce qu’il allait voir à l’évidence,grâce aux panneaux qu’elle préparait et où les naïfs venaienttomber, profitant de cet ascendant, la faire choisir, elle, depréférence au baron. Quant aux femmes du monde qui étaient là etqui ne s’étaient même pas fait présenter, dès qu’elle avait comprisleurs hésitations ou leur sans-gêne, elle avait dit&|160;:«&|160;Ah&|160;! je vois ce que c’est, c’est un genre de vieillesgrues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour ladernière fois.&|160;» Car elle serait morte plutôt que de direqu’on avait été moins aimable avec elle qu’elle n’avait espéré.«&|160;Ah&|160;! mon cher général&|160;», s’écria brusquement M. deCharlus en lâchant Mme Verdurin parce qu’il apercevaitle général Deltour, secrétaire de la Présidence de la République,lequel pouvait avoir une grande importance pour la croix deCharlie, et qui, après avoir demandé un conseil à Cottard,s’éclipsait rapidement&|160;: «&|160;Bonsoir, cher et charmant ami.Hé bien, c’est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me direadieu&|160;», dit le baron avec un sourire de bonhomie et desuffisance, car il savait bien qu’on était toujours content de luiparler un moment de plus. Et comme, dans l’état d’exaltation où ilétait, il faisait à lui tout seul, sur un ton suraigu, les demandeset les réponses&|160;: «&|160;Eh bien, êtes-vous content&|160;?N’est-ce pas que c’était bien beau&|160;? L’andante, n’est-cepas&|160;? C’est ce qu’on a jamais écrit de plus touchant. Je défiede l’écouter jusqu’au bout sans avoir les larmes aux yeux. Vousêtes charmant d’être venu. Dites-moi, j’ai reçu ce matin untélégramme parfait de Froberville, qui m’annonce que, du côté de laGrande Chancellerie, les difficultés sont aplanies, comme ondit.&|160;» La voix de M. de Charlus continuait à s’élever, aussiperçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d’unavocat, qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomèned’amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse,analogue à celle qui, dans les dîners qu’elle donnait, montait à undiapason si élevé la voix comme le regard de Mme deGuermantes. «&|160;Je comptais vous envoyer demain matin un mot parun garde pour vous dire mon enthousiasme, en attendant que jepuisse vous l’exprimer de vive voix, mais vous étiez sientouré&|160;! L’appui de Froberville sera loin d’être à dédaigner,mais, de mon côté, j’ai la promesse du Ministre, dit le général. –Ah&|160;! parfait. Du reste, vous avez vu que c’est bien ce quemérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n’ai pas pu voirl’Ambassadrice&|160;; était-elle contente&|160;? Qui ne l’auraitpas été, excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, cequi ne fait rien, du moment qu’ils ont des langues pourparler.&|160;» Profitant de ce que le baron s’était éloigné pourparler au général, Mme Verdurin fit signe à Brichot.Celui-ci, qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allaitlui dire, voulut l’amuser et, sans se douter combien il me faisaitsouffrir, dit à la Patronne&|160;: «&|160;Le baron est enchanté queMlle Vinteuil et son amie ne soient pas venues. Elles lescandalisent énormément. Il a déclaré que leurs mœurs étaient àfaire peur. Vous n’imaginez pas comme le baron est pudibond etsévère sur le chapitre des mœurs.&|160;» Contrairement à l’attentede Brichot, Mme Verdurin ne s’égaya pas&|160;: «&|160;Ilest immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer unecigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinéesans que le Charlus s’en aperçoive, et l’éclaire sur l’abîme où ilroule.&|160;» Brichot semblait avoir quelques hésitations.«&|160;Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever lesderniers scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avecça chez moi. Je sais qu’il a eu de sales histoires et que la policel’a à l’œil.&|160;» Et comme elle avait un certain dond’improvisation quand la malveillance l’inspirait, MmeVerdurin ne s’arrêta pas là&|160;: «&|160;Il paraît qu’il a fait dela prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui mel’ont dit. Je sais, du reste, par quelqu’un qui demeure dans sarue, qu’on n’a pas idée des bandits qu’il fait venir chezlui.&|160;» Et comme Brichot, qui allait souvent chez le baron,protestait, Mme Verdurin, s’animant, s’écria&|160;:«&|160;Mais je vous en réponds&|160;! c’est moi qui vous ledis&|160;», expression par laquelle elle cherchait d’habitude àétayer une assertion jetée un peu au hasard. «&|160;Il mourraassassiné un jour ou l’autre, comme tous ses pareils d’ailleurs. Iln’ira peut-être même pas jusque-là parce qu’il est dans les griffesde ce Jupien, qu’il a eu le toupet de m’envoyer et qui est unancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive.Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chosed’effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu’un qui les a vues etqui m’a dit&|160;: «&|160;Vous vous trouveriez mal si vous voyiezcela.&|160;» C’est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâtonet lui fait cracher tout l’argent qu’il veut. J’aimerais mille foismieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. En touscas, si la famille de Morel se décide à porter plainte contre lui,je n’ai pas envie d’être accusée de complicité. S’il continue, cesera à ses risques et périls, mais j’aurai fait mon devoir.Qu’est-ce que vous voulez. Ce n’est pas toujours folichon.&|160;»Et déjà agréablement enfiévrée par l’attente de la conversation queson mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurinme dit&|160;: «&|160;Demandez à Brichot si je ne suis pas une amiecourageuse, et si je ne sais pas me dévouer pour sauver lescamarades.&|160;&|160;» (Elle faisait allusion aux circonstancesdans lesquelles elle l’avait, juste à temps, brouillé avec sablanchisseuse d’abord, avec Mme de Cambremer ensuite,brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presquecomplètement aveugle et, disait-on, morphinomane). «&|160;Une amieincomparable, perspicace et vaillante&|160;», réponditl’universitaire avec une émotion naïve. «&|160;MmeVerdurin m’a empêché de commettre une grande sottise, me ditBrichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle n’hésite pas à couperdans le vif. Elle est interventionniste, comme dit notre amiCottard. J’avoue pourtant que la pensée que le pauvre baron ignoreencore le coup qui va le frapper me fait une grande peine. Il estcomplètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit,voilà un homme qui sera bien malheureux. Du reste, il n’est pascertain qu’elle n’échoue pas. Je crains qu’elle ne réussisse qu’àsemer des mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans lesséparer, n’aboutiront qu’à les brouiller avec elle.&|160;» C’étaitarrivé souvent entre Mme Verdurin et les fidèles. Maisil était visible qu’en elle le besoin de conserver leur amitiéétait de plus en plus dominé par celui que cette amitié ne fûtjamais tenue en échec par celle qu’ils pouvaient avoir les uns pourles autres. L’homosexualité ne lui déplaisait pas, tant qu’elle netouchait pas à l’orthodoxie, mais, comme l’Église, elle préféraittous les sacrifices à une concession sur l’orthodoxie. Jecommençais à craindre que son irritation contre moi ne vînt de cequ’elle avait su que j’avais empêché Albertine d’aller chez elledans la journée, et qu’elle n’entreprît auprès d’elle, si ellen’avait déjà commencé, le même travail pour la séparer de moi queson mari allait, à l’égard de Charlus, opérer auprès du musicien.«&|160;Voyons, allez chercher Charlus, trouvez un prétexte, il esttemps, dit Mme Verdurin, et tâchez surtout de ne pas lelaisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah&|160;! quellesoirée, ajouta Mme Verdurin, qui dévoila ainsi la vraieraison de sa rage. Avoir fait jouer ces chefs-d’œuvre devant cescruches&|160;! Je ne parle pas de la reine de Naples, elle estintelligente, c’est une femme agréable (lisez&|160;: elle a ététrès aimable avec moi). Mais les autres. Ah&|160;! c’est à vousrendre enragée. Qu’est-ce que vous voulez, moi je n’ai plus vingtans. Quand j’étais jeune, on me disait qu’il fallait savoirs’ennuyer, je me forçais&|160;; mais maintenant, ah&|160;! non,c’est plus fort que moi, j’ai l’âge de faire ce que je veux, la vieest trop courte&|160;; m’ennuyer, fréquenter des imbéciles,feindre, avoir l’air de les trouver intelligents&|160;? Ah&|160;!non, je ne peux pas. Allons, voyons, Brichot, il n’y a pas de tempsà perdre. – J’y vais, Madame, j’y vais&|160;», finit par direBrichot comme le général Deltour s’éloignait. Mais d’abordl’universitaire me prit un instant à part&|160;: «&|160;Le devoirmoral, me dit-il, est moins clairement impératif que nel’enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et lesbrasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignoronsdéplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nullevantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, laphilosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indicationprécise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suisplacé, dans cette critique de la Raison pratique où le granddéfroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pourune Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutesfins utiles d’un mysticisme poméranien. C’est encore le«&|160;Banquet&|160;», mais donné cette fois à Kœnigsberg, à lafaçon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sansgigolos. Il est évident, d’une part, que je ne puis refuser à notreexcellente hôtesse le léger service qu’elle me demande, enconformité pleinement orthodoxe avec la morale traditionnelle. Ilfaut éviter, avant toute chose, car il n’y en a pas beaucoup quifasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des mots.Mais enfin, n’hésitons pas à avouer que, si les mères de familleavaient part au vote, le baron risquerait d’être lamentablementblackboulé comme professeur de vertu. C’est malheureusement avec letempérament d’un roué qu’il suit sa vocation de pédagogue&|160;;remarquez que je ne dis pas de mal du baron&|160;; ce doux homme,qui sait découper un rôti comme personne, possède, avec le génie del’anathème, des trésors de bonté. Il peut être amusant comme unpitre supérieur, alors qu’avec tel de mes confrères, académicien,s’il vous plaît, je m’ennuie, comme dirait Xénophon, à centdrachmes l’heure. Mais je crains qu’il n’en dépense, à l’égard deMorel, un peu plus que la saine morale ne commande, et sans savoirdans quelle mesure le jeune pénitent se montre docile ou rebelleaux exercices spéciaux que son catéchiste lui impose en manière demortification, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoirque nous pécherions, comme dit l’autre, par mansuétude à l’égard dece Rose-Croix qui semble nous venir de Pétrone, après avoir passépar Saint-Simon, si nous lui accordions, les yeux fermés, en bonneet due forme, le permis de sataniser. Et pourtant, en occupant cethomme pendant que Mme Verdurin, pour le bien du pécheuret bien justement tentée par une telle cure, va – en parlant aujeune étourdi sans ambages – lui retirer tout ce qu’il aime, luiporter peut-être un coup fatal, il me semble que je l’attire commequi dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant unemanière de lâcheté.&|160;» Ceci dit, il n’hésita pas à lacommettre, et le prenant par le bras&|160;: «&|160;Allons, baron,si nous allions fumer une cigarette, ce jeune homme ne connaît pasencore toutes les merveilles de l’Hôtel.&|160;» Je m’excusai endisant que j’étais obligé de rentrer. «&|160;Attendez encore uninstant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et jen’oublie pas votre promesse. – Vous ne voulez vraiment pas que jevous fasse sortir l’argenterie&|160;? rien ne serait plus simple,me dit M. de Charlus. Comme vous me l’avez promis, pas un mot de laquestion décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de lelui annoncer tout à l’heure, quand on sera un peu parti, bien qu’ildise que ce n’est pas important pour un artiste, mais que son onclele désire (je rougis car, pensai-je, par mon grand-père lesVerdurin savaient qui était l’oncle de Morel). Alors, vous nevoulez pas que je vous fasse sortir les plus belles pièces&|160;?me dit M. de Charlus. Du reste, vous les connaissez, vous les avezvues dix fois à la Raspelière.&|160;» Je n’osai pas lui dire que cequi eût pu m’intéresser, ce n’était pas le médiocre d’uneargenterie bourgeoise, même la plus riche, mais quelque spécimen,fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de MmeDu Barry. J’étais beaucoup trop préoccupé – et ne l’eussé-je pasété par cette révélation relative à la venue de MlleVinteuil&|160;? – toujours, dans le monde, beaucoup trop distraitet agité pour arrêter mon attention sur des objets plus ou moinsjolis. Elle n’eût pu être fixée que par l’appel de quelque réalités’adressant à mon imagination, comme eût pu le faire, ce soir, unevue de cette Venise à laquelle j’avais tant pensé l’après-midi, ouquelque élément général, commun à plusieurs apparences et plus vraiqu’elles, qui, de lui-même, éveillait toujours en moi un espritintérieur et habituellement ensommeillé, mais dont la remontée à lasurface de ma conscience me donnait une grande joie. Or, comme jesortais du salon appelé salle de théâtre, et traversais, avecBrichot et M. de Charlus, les autres salons, en retrouvant,transposés au milieu d’autres, certains meubles vus à la Raspelièreet auxquels je n’avais prêté aucune attention, je saisis, entrel’arrangement de l’hôtel et celui du château, un certain air defamille, une identité permanente, et je compris Brichot quand il medit en souriant&|160;: «&|160;Tenez, voyez-vous ce fond de salon,cela du moins peut, à la rigueur, vous donner l’idée de la rueMontalivet il y a vingt-cinq ans.&|160;» À son sourire, dédié ausalon défunt qu’il revoyait, je compris que ce que Brichot,peut-être sans s’en rendre compte, préférait dans l’ancien salon,plus que les grandes fenêtres, plus que la gaie jeunesse desPatrons et de leurs fidèles, c’était cette partie irréelle (que jedégageais moi-même de quelques similitudes entre la Raspelière etle quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses,la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde,n’est que le prolongement&|160;; c’était cette partie devenuepurement morale, d’une couleur qui n’existait plus que pour monvieil interlocuteur, qu’il ne pouvait pas me faire voir, cettepartie qui s’est détachée du monde extérieur pour se réfugier dansnotre âme, à qui elle donne une plus-value où elle s’est assimiléeà sa substance habituelle, s’y muant – maisons détruites, gensd’autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nousrappelons – en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquelnous sommes incapables de montrer la couleur qu’il n’y a que nousqui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, ausujet de ces choses passées, qu’ils n’en peuvent avoir une idée,que cela ne ressemble pas à ce qu’ils ont vu, et ce qui fait quenous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion,en songeant que c’est de l’existence de notre pensée que dépendpour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui sesont éteintes et l’odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Etsans doute par là le salon de la rue Montalivet faisait, pourBrichot, tort à la demeure actuelle des Verdurin. Mais, d’autrepart, il ajoutait à celle-ci, pour les yeux du professeur, unebeauté qu’elle ne pouvait avoir pour un nouveau venu. Ceux de sesanciens meubles qui avaient été replacés ici, en un mêmearrangement parfois conservé, et que moi-même je retrouvais de laRaspelière, intégraient dans le salon actuel des parties del’ancien qui, par moments, l’évoquaient jusqu’à l’hallucination etensuite semblaient presque irréelles d’évoquer, au sein de laréalité ambiante, des fragments d’un monde détruit qu’on croyaitvoir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux etbien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché detable à jeu élevé à la dignité de personne depuis que, comme unepersonne, il avait un passé, une mémoire, gardant dans l’ombrefroide du quai Conti le hâle de l’ensoleillement par les fenêtresde la rue Montalivet (dont il connaissait l’heure aussi bien queMme Verdurin elle-même) et par les baies des portesvitrées de Doville, où on l’avait emmené et où il regardait tout lejour, au delà du jardin fleuri, la profonde vallée, en attendantl’heure où Cottard et le flûtiste feraient ensemble leurpartie&|160;; bouquet de violettes et de pensées au pastel, présentd’un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d’unevie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent etune longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa bellemain grasse et triste pendant qu’il peignait&|160;; incohérent etjoli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi partout lamaîtresse de la maison et ont fini par prendre l’empreinte et lafixité d’un trait de caractère, d’une ligne de la destinée&|160;;profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, quisystématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un modede floraison identique&|160;; interpolation curieuse des objetssinguliers et superflus qui ont encore l’air de sortir de la boîteoù ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu’ils ontété d’abord, des cadeaux du Premier Janvier&|160;; tous ces objetsenfin qu’on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot,vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine, cevelouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte deprofondeur, vient s’ajouter leur double spirituel&|160;; tout celaéparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de touchessonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances aimées, desréminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel,qu’elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, commefait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l’atmosphère,les meubles et les tapis, et la poursuivant d’un coussin à unporte-bouquets, d’un tabouret au relent d’un parfum, d’un moded’éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient,évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui étaitcomme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, dusalon des Verdurin. «&|160;Nous allons tâcher, me dit Brichot àl’oreille, de mettre le baron sur son sujet favori. Il y estprodigieux.&|160;» D’une part, je désirais pouvoir tâcher d’obtenirde M. de Charlus les renseignements relatifs à la venue deMlle Vinteuil et de son amie. D’autre part, je nevoulais pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu’elle pût(incertaine de l’instant de mon retour, et, d’ailleurs, à desheures pareilles où une visite venue pour elle ou bien une sortied’elle eussent été trop remarquées) faire un mauvais usage de monabsence, mais pour qu’elle ne la trouvât pas trop prolongée. Aussidis-je à Brichot et à M. de Charlus que je ne les suivais pas pourlongtemps. «&|160;Venez tout de même&|160;», me dit le baron, dontl’excitation mondaine commençait à tomber, mais qui éprouvait cebesoin de prolonger, de faire durer les entretiens, que j’avaisdéjà remarqué chez la duchesse de Guermantes aussi bien que chezlui, et qui, tout en étant particulier à cette famille, s’étend,plus généralement, à tous ceux qui, n’offrant à leur intelligenced’autre réalisation que la conversation, c’est-à-dire uneréalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heurespassées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement àl’interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiétéque les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. «&|160;Venez,reprit-il, n’est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, lemoment où tous les invités sont partis, l’heure de Doña Sol&|160;;espérons que celle-ci finira moins tristement. Malheureusement vousêtes pressé, pressé probablement d’aller faire des choses que vousferiez mieux de ne pas faire. Tout le monde est toujours pressé, eton part au moment où on devrait arriver. Nous sommes là comme lesphilosophes de Couture, ce serait le moment de récapituler lasoirée, de faire ce qu’on appelle, en style militaire, la critiquedes opérations. On demanderait à Mme Verdurin de nousfaire apporter un petit souper auquel on aurait soin de ne pasl’inviter, et on prierait Charlie – toujours Hernani – de rejouerpour nous seuls le sublime adagio. Est-ce assez beau, cetadagio&|160;! Mais où est-il le jeune violoniste&|160;? je voudraispourtant le féliciter, c’est le moment des attendrissements et desembrassades. Avouez, Brichot, qu’ils ont joué comme des Dieux,Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche sedétache&|160;? Ah&|160;! bien alors, mon cher, vous n’avez rien vu.On a eu un fa dièse qui peut faire mourir de jalousieEnesco, Capet et Thibaud&|160;; j’ai beau être très calme, je vousavoue qu’à une sonorité pareille, j’avais le cœur tellement serréque je retenais mes sanglots. La salle haletait&|160;; Brichot, moncher, s’écria le baron en secouant violemment l’universitaire parle bras, c’était sublime. Seul le jeune Charlie gardait uneimmobilité de pierre, on ne le voyait même pas respirer, il avaitl’air d’être comme ces choses du monde inanimé dont parle ThéodoreRousseau, qui font penser mais ne pensent pas. Et alors, tout d’uncoup, s’écria M. de Charlus avec emphase et en mimant comme un coupde théâtre, alors… la Mèche&|160;! Et pendant ce temps-là,gracieuse petite contredanse de l’allegro vivace. Vous savez, cettemèche a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. Laprincesse de Taormine, sourde jusque-là, car il n’est pas piressourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas entendre, laprincesse de Taormine, devant l’évidence de la mèche miraculeuse, acompris que c’était de la musique et qu’on ne jouerait pas aupoker. Oh&|160;! ça a été un moment bien solennel. – Pardonnez-moi,Monsieur, de vous interrompre, dis-je à M. de Charlus pour l’amenerau sujet qui m’intéressait, vous me disiez que la fille de l’auteurdevait venir. Cela m’aurait beaucoup intéressé. Est-ce que vousêtes certain qu’on comptait sur elle&|160;? – Ah&|160;! je ne saispas.&|160;» M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans levouloir, à cette consigne universelle qu’on a de ne pas renseignerles jaloux, soit pour se montrer absurdement «&|160;boncamarade&|160;», par point d’honneur, et la détestât-on, enverscelle qui l’excite, soit par méchanceté pour elle en devinant quela jalousie ne ferait que redoubler l’amour, soit par ce besoind’être désagréable aux autres, qui consiste à dire la vérité à laplupart des hommes mais, aux jaloux, à la leur taire, l’ignoranceaugmentant leur supplice, du moins à ce qu’on se figurent, et, pourfaire de la peine aux gens, on se guide d’après ce qu’on croitsoi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. «&|160;Vous savez,reprit-il, ici c’est un peu la maison des exagérations, ce sont desgens charmants, mais enfin on aime bien annoncer des célébritésd’un genre ou d’un autre. Mais vous n’avez pas l’air bien et vousallez avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussantprès de moi une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faireattention, je vais aller vous chercher votre pelure. Non, n’y allezpas vous-même, vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà commeon fait des imprudences, vous n’avez pourtant pas quatre ans, ilvous faudrait une vieille bonne comme moi pour vous soigner. – Nevous dérangez pas baron, j’y vais&|160;», dit Brichot, quis’éloigna aussitôt&|160;: ne se rendant peut-être pas exactementcompte de l’amitié très vive que M. de Charlus avait pour moi etdes rémissions charmantes de simplicité et de dévouement quecomportaient ses crises délirantes de grandeur et de persécution,il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurinavait confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherchésimplement, sous le prétexte de demander mon pardessus, à rejoindreMorel et fît manquer ainsi le plan de la Patronne.

Cependant Ski s’était assis au piano, où personne ne lui avaitdemandé de se mettre, et se composant – avec un froncement souriantdes sourcils, un regard lointain et une légère grimace de la bouche– ce qu’il croyait être un air artiste, insistait auprès de Morelpour que celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «&|160;Comment,vous n’aimez pas cela, ce côté gosse de la musique de Bizet&|160;?Mais, mon cher, dit-il, avec ce roulement d’r qui luiétait particulier, c’est ravissant.&|160;» Morel, qui n’aimait pasBizet, le déclara avec exagération et (comme il passait dans lepetit clan pour avoir, ce qui était vraiment incroyable, del’esprit) Ski, feignant de prendre les diatribes du violoniste pourdes paradoxes, se mit à rire. Son rire n’était pas, comme celui deM. Verdurin, l’étouffement d’un fumeur. Ski prenait d’abord un airfin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul son de rire,comme un premier appel de cloches, suivi d’un silence où le regardfin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu’on disait,puis une seconde cloche de rire s’ébranlait, et c’était bientôt unhilare angelus.

Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.«&|160;Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, toutle monde vous aime beaucoup. On disait l’autre jour&|160;: mais onne le voit plus, il s’isole&|160;! D’ailleurs, c’est un si bravehomme que Brichot&|160;», continua M. de Charlus qui ne se doutaitsans doute pas, en voyant la manière affectueuse et franche dontlui parlait le professeur de morale, qu’en son absence, il ne segênait pas pour dauber sur lui. «&|160;C’est un homme d’une grandevaleur, qui sait énormément, et cela ne l’a pas racorni, n’a pasfait de lui un rat de bibliothèque comme tant d’autres qui sententl’encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares chezses pareils. Parfois, en voyant comme il comprend la vie, comme ilsait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande oùun simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collègea pu apprendre tout cela. J’en suis moi-même étonné.&|160;» Jel’étais davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que lemoins raffiné des convives de Mme de Guermantes eûttrouvé si bête et si lourd, plaire au plus difficile de tous, M. deCharlus. Mais à ce résultat avaient collaboré entre autresinfluences, distinctes d’ailleurs, celles en vertu desquellesSwann, d’une part, s’était plu si longtemps dans le petit clan,quand il était amoureux d’Odette, et d’autre part, lorsqu’il futmarié, trouva agréable Mme Bontemps qui, feignantd’adorer le ménage Swann, venait tout le temps voir la femme et sedélectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne la palmede l’intelligence, non pas à l’homme le plus intelligent, mais auviveur faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passiond’un homme pour une femme, réflexion qui fait que la maîtressebas-bleu de l’écrivain s’accorde avec lui pour trouver que de tousles gens qui viennent chez elle le moins bête était encore ce vieuxbeau qui a l’expérience des choses de l’amour, de même M. deCharlus trouvait plus intelligent que ses autres amis, Brichot, quinon seulement était aimable pour Morel, mais cueillait à proposdans les philosophes grecs, les poètes latins, les conteursorientaux, des textes qui décoraient le goût du baron d’unflorilège étrange et charmant. M. de Charlus était arrivé à cet âgeoù un Victor Hugo aime à s’entourer surtout de Vacqueries et deMeurices. Il préférait à tous, ceux qui admettaient son point devue sur la vie. «&|160;Je le vois beaucoup, ajouta-t-il d’une voixpiaillante et cadencée, sans qu’un mouvement de ses lèvres, fîtbouger son masque grave et enfariné, sur lequel étaient à demiabaissées ses paupières d’ecclésiastique. Je vais à ses cours,cette atmosphère de quartier latin me change, il y a uneadolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plusintelligents, plus instruits que n’étaient, dans un autre milieu,mes camarades. C’est autre chose, que vous connaissez probablementmieux que moi, ce sont de jeunes bourgeois&|160;», dit-ilen détachant le mot qu’il fit précéder de plusieurs b, eten le soulignant par une sorte d’habitude d’élocution,correspondant elle-même à un goût des nuances dans lapensée[2], qui lui était propre, mais peut-êtreaussi pour ne pas résister au plaisir de me témoigner quelqueinsolence. Celle-ci ne diminua en rien la grande et affectueusepitié que m’inspirait M. de Charlus (depuis que MmeVerdurin avait dévoilé son dessein devant moi), m’amusa seulement,et, même en une circonstance où je ne me fusse pas senti pour luitant de sympathie, ne m’eût pas froissé. Je tenais de ma grand’mèred’être dénué d’amour-propre à un degré qui ferait aisément manquerde dignité. Sans doute je ne m’en rendais guère compte, et à forced’avoir entendu, depuis le collège, les plus estimés de mescamarades ne pas souffrir qu’on leur manquât, ne pas pardonner unmauvais procédé, j’avais fini par montrer dans mes paroles et dansmes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passaitmême pour l’être extrêmement, parce que, n’étant nullement peureux,j’avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant leprestige moral en m’en moquant moi-même, ce qui persuadait aisémentqu’ils étaient ridicules&|160;; mais la nature que nous refoulonsn’en habite pas moins en nous. C’est ainsi que parfois, si nouslisons le chef-d’œuvre nouveau d’un homme de génie, nous yretrouvons avec plaisir toutes celles de nos réflexions que nousavions méprisées, des gaietés, des tristesses que nous avionscontenues, tout un monde de sentiments dédaigné par nous et dont lelivre où nous les reconnaissons nous apprend subitement la valeur.J’avais fini par apprendre, de l’expérience de la vie, qu’il étaitmal de sourire affectueusement quand quelqu’un se moquait de moi etde ne pas lui en vouloir. Mais cette absence d’amour-propre et derancune, si j’avais cessé de l’exprimer jusqu’à en être arrivé àignorer à peu près complètement qu’elle existât chez moi, n’enétait pas moins le milieu vital primitif dans lequel je baignais.La colère et la méchanceté ne me venaient que de toute autremanière, par crises furieuses. De plus, le sentiment de la justicem’était inconnu jusqu’à une complète absence de sens moral.J’étais, au fond de mon cœur, tout acquis à celui qui était le plusfaible et qui était malheureux. Je n’avais aucune opinion sur lamesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dansles relations de Morel et de M. de Charlus, mais l’idée dessouffrances qu’on préparait à M. de Charlus m’était intolérable.J’aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire. «&|160;Lavue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour unvieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas&|160;», ajouta-t-ilen levant la main d’un air de réserve – pour ne pas avoir l’air dese vanter, pour attester sa pureté et ne pas faire planer desoupçon sur celle des étudiants – «&|160;mais ils sont très polis,ils vont souvent jusqu’à me garder une place comme je suis un trèsvieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j’ai plus dequarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine. Ilfait un peu chaud dans cet amphithéâtre où parle Brichot, maisc’est toujours intéressant.&|160;» Quoique le baron aimât mieuxêtre mêlé à la jeunesse des écoles, voire bousculé par elle,quelquefois, pour lui épargner les longues attentes, Brichot lefaisait entrer avec lui. Brichot avait beau être chez lui à laSorbonne, au moment où l’appariteur chargé de chaînes le précédaitet où s’avançait le maître admiré de la jeunesse, il ne pouvaitretenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter de cetinstant où il se sentait si considérable pour témoigner del’amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné&|160;;pour que l’appariteur le laissât passer, il lui disait, d’une voixfactice et d’un air affairé&|160;: «&|160;Vous me suivez, baron, onvous placera&|160;», puis, sans plus s’occuper de lui, pour faireson entrée, s’avançait seul allégrement dans le couloir. De chaquecôté, une double haie de jeunes professeurs le saluait&|160;;Brichot, désireux de ne pas avoir l’air de poser pour ces jeunesgens, aux yeux de qui il se savait un grand pontife, leur envoyaitmille clins d’œil, mille hochements de tête de connivence, auxquelsson souci de rester martial et bon Français donnait l’air d’unesorte d’encouragement cordial d’un vieux grognard qui dit&|160;:«&|160;Nom de Dieu on saura se battre.&|160;» Puis lesapplaudissements des élèves éclataient. Brichot tirait parfois decette présence de M. de Charlus à ses cours l’occasion de faire unplaisir, presque de rendre des politesses. Il disait à quelqueparent, ou à quelqu’un de ses amis bourgeois&|160;: «&|160;Si celapouvait amuser votre femme ou votre fille, je vous préviens que lebaron de Charlus, prince d’Agrigente, le descendant des Condé,assistera à mon cours. C’est un souvenir à garder que d’avoir vu undes derniers descendants de notre aristocratie qui ait du type. Sielles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu’il sera placé à côtéde ma chaise. D’ailleurs, ce sera le seul, un homme fort, avec descheveux blancs, la moustache noire, et la médaille militaire. –Ah&|160;! je vous remercie&|160;», disait le père. Et, quoi que safemme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait àaller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par lachaleur et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux ledescendant de Condé, tout en s’étonnant qu’il ne portât pas defraise et ressemblât aux hommes de nos jours. Lui, cependant,n’avait pas d’yeux pour elle&|160;; mais plus d’un étudiant, qui nesavait pas qui il était, s’étonnait de son amabilité, devenaitimportant et sec, et le baron sortait plein de rêves et demélancolie. «&|160;Pardonnez-moi de revenir à mes moutons, dis-jerapidement à M. de Charlus en entendant le pas de Brichot, maispourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous appreniez queMlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en medisant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personneque je vous l’ai demandé&|160;?&|160;» Je ne croyais plus guèrequ’elle eût dû venir, mais je voulais ainsi me garer pour l’avenir.«&|160;Oui, je ferai ça pour vous, d’abord parce que je vous doisune grande reconnaissance. En n’acceptant pas autrefois ce que jevous avais proposé, vous m’avez, à vos dépens, rendu un immenseservice, vous m’avez laissé ma liberté. Il est vrai que je l’aiabdiquée d’une autre manière, ajouta-t-il d’un ton mélancolique oùperçait le désir de faire des confidences&|160;; il y a là ce queje considère toujours comme le fait majeur, toute une réunion decirconstances que vous avez négligé de faire tourner à votreprofit, peut-être parce que la destinée vous a averti, à cetteminute précise, de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l’hommes’agite et Dieu le mène. Qui sait&|160;? si, le jour où nous sommessortis ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviezaccepté, peut-être bien des choses qui se sont passées depuisn’auraient jamais eu lieu.&|160;» Embarrassé, je fis dériver laconversation en m’emparant du nom de Mme deVilleparisis, et je cherchai à savoir de lui, si qualifié à touségards, pour quelles raisons Mme de Villeparisissemblait tenue à l’écart par le monde aristocratique. Non seulementil ne me donna pas la solution de ce petit problème mondain, maisil ne me parut même pas le connaître. Je compris alors que lasituation de Mme de Villeparisis, si elle devait plustard paraître grande à la postérité, et même, du vivant de lamarquise, à l’ignorante roture, n’avait pas paru moins grande toutà fait à l’autre extrémité du monde, à celle qui touchaitMme de Villeparisis, aux Guermantes. C’était leur tante,ils voyaient surtout la naissance, les alliances, l’importancegardée dans la famille par l’ascendant sur telle ou tellebelle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté famille. Orcelui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisisque je n’avais cru. J’avais été frappé en apprenant que le nom deVilleparisis était faux. Mais il est d’autres exemples de grandesdames ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situationprépondérante. M. de Charlus commença par m’apprendre queMme de Villeparisis était la nièce de la fameuseduchesse de&|160;***, la personne la plus célèbre de la grandearistocratie pendant la monarchie de Juillet, mais qui n’avait pasvoulu fréquenter le Roi Citoyen et sa famille. J’avais tant désiréavoir des récits sur cette Duchesse&|160;! Et Mme deVilleparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux jouesqui me représentaient des joues de bourgeoise, Mme deVilleparisis qui m’envoyait tant de cadeaux et que j’aurais sifacilement pu voir tous les jours, Mme de Villeparisisétait sa nièce, élevée par elle, chez elle, à l’hôtel de&|160;***.«&|160;Elle demandait au duc de Doudeauville, me dit M. de Charlus,en parlant des trois sœurs&|160;: «&|160;Laquelle des trois sœurspréférez-vous&|160;?&|160;» Et Doudeauville ayant dit&|160;:«&|160;Mme de Villeparisis&|160;», la duchessede&|160;*** lui répondit&|160;: «&|160;Cochon&|160;!&|160;» Car laduchesse était très spirituelle&|160;», dit M. de Charlusen donnant au mot l’importance et la prononciation d’usage chez lesGuermantes. Qu’il trouvât d’ailleurs que le mot fût si«&|160;spirituel&|160;», je ne m’en étonnai pas, ayant, dans biend’autres occasions, remarqué la tendance centrifuge, objective, deshommes qui les pousse à abdiquer, quand ils goûtent l’esprit desautres, les sévérités qu’ils auraient pour le leur, et à observer,à noter précieusement, ce qu’ils dédaigneraient de créer.«&|160;Mais qu’est-ce qu’il a&|160;? c’est mon pardessus qu’ilapporte, dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherchépour un tel résultat. J’aurais mieux fait d’y aller moi-même. Enfinvous allez le mettre sur vos épaules. Savez-vous que c’est trèscompromettant, mon cher&|160;? c’est comme de boire dans le mêmeverre, je saurai vos pensées. Mais non, pas comme ça, voyons,laissez-moi faire&|160;», et tout en me mettant son paletot, il mele collait contre les épaules, me le montait le long du cou,relevait le col, et de sa main frôlait mon menton, en s’excusant.«&|160;À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il faut lebichonner&|160;; j’ai manqué ma vocation, Brichot, j’étais né pourêtre bonne d’enfants.&|160;» Je voulais m’en aller, mais M. deCharlus ayant manifesté l’intention d’aller chercher Morel, Brichotnous retint tous les deux. D’ailleurs, la certitude qu’à la maisonje retrouverais Albertine, certitude égale à celle que, dansl’après-midi, j’avais qu’Albertine rentrât du Trocadéro, me donnaiten ce moment aussi peu d’impatience de la voir que j’avais eu lemême jour tandis que j’étais assis au piano, après que Françoisem’eut téléphoné. Et c’est ce calme qui me permit, chaque fois qu’aucours de cette conversation je voulus me lever, d’obéir àl’injonction de Brichot, qui craignait que mon départ empêchâtCharlus de rester jusqu’au moment où Mme Verdurinviendrait nous appeler. «&|160;Voyons, dit-il au baron, restez unpeu avec nous, vous lui donnerez l’accolade tout à l’heure&|160;»,ajouta Brichot en fixant sur moi son œil presque mort, auquel lesnombreuses opérations qu’il avait subies avait fait recouvrer unpeu de vie, mais qui n’avait plus pourtant la mobilité nécessaire àl’expression oblique de la malignité. «&|160;L’accolade, est-ilbête&|160;! s’écria le baron, d’un ton aigu et ravi. Mon cher, jevous dis qu’il se croit toujours à une distribution de prix, ilrêve de ses petits élèves. Je me demande s’il ne couche pas avec. –Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit Brichot, quiavait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets de vousavertir si elle vient, je le saurai par MmeVerdurin&|160;», car il prévoyait sans doute que le baron risquaitfort d’être, de façon imminente, exclu du petit clan. «&|160;Ehbien, vous me croyez donc moins bien que vous avec MmeVerdurin, dit M. de Charlus, pour être renseigné sur la venue deces personnes d’une terrible réputation. Vous savez que c’estarchi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir,c’est bon pour les milieux interlopes. Elles sont amies de touteune bande terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroitsaffreux.&|160;» À chacune de ces paroles, ma souffrances’accroissait d’une souffrance nouvelle, changeant de forme.«&|160;Certes non pas, je ne me crois pas mieux que vous avecMme Verdurin&|160;», proclama Brichot en ponctuant lesmots, car il craignait d’avoir éveillé les soupçons du baron. Etcomme il voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenirpar l’appât du divertissement promis&|160;: «&|160;Il y a une choseà quoi le baron me semble ne pas avoir songé quand il parle de laréputation de ces deux dames, c’est qu’une réputation peut êtretout à la fois épouvantable et imméritée. Ainsi, par exemple, dansla série plus notoire que j’appellerai parallèle, il est certainque les erreurs judiciaires sont nombreuses et que l’histoire aenregistré des arrêts de condamnation pour sodomie flétrissant deshommes illustres qui en étaient tout à fait innocents. La récentedécouverte d’un grand amour de Michel-Ange pour une femme est unfait nouveau qui mériterait à l’ami de Léon X le bénéfice d’uneinstance en révision posthume. L’affaire Michel-Ange me semble toutindiquée pour passionner les snobs et mobiliser la Villette, quandune autre affaire, où l’anarchie fut bien portée et devint le péchéà la mode de nos bons dilettantes, mais dont il n’est point permisde prononcer le nom, par crainte de querelles, aura fini sontemps.&|160;» Depuis que Brichot avait commencé à parler desréputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout sonvisage le genre particulier d’impatience qu’on voit à un expertmédical ou militaire quand des gens du monde qui n’y connaissentrien se mettent à dire des bêtises sur des points de thérapeutiqueou de stratégie. «&|160;Vous ne savez pas le premier mot des chosesdont vous parlez, finit-il par dire à Brichot. Citez-moi une seuleréputation imméritée. Dites des noms. Oui, je connais tout, ripostaviolemment M. de Charlus à une interruption timide de Brichot, lesgens qui ont fait cela autrefois par curiosité, ou par affectionunique pour un ami mort, et celui qui, craignant de s’être tropavancé, si vous lui parlez de la beauté d’un homme vous répond quec’est du chinois pour lui, qu’il ne sait pas plus distinguer unhomme beau d’un laid qu’entre deux moteurs d’auto, comme lamécanique n’est pas dans ses cordes. Tout cela c’est des blagues.Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu’une réputation mauvaise(ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi) et injustifiée soit unechose absolument impossible. C’est tellement exceptionnel,tellement rare, que pratiquement cela n’existe pas. Cependant, moiqui suis un curieux, un fureteur, j’en ai connu, et qui n’étaientpas des mythes. Oui, au cours de ma vie, j’ai constaté (j’entendsscientifiquement constaté, je ne me paie pas de mots) deuxréputations injustifiées. Elles s’établissent d’habitude grâce àune similitude de noms, ou d’après certains signes extérieurs,l’abondance des bagues par exemple, que les gens incompétentss’imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites,comme ils croient qu’un paysan ne dit pas deux mots sansajouter&|160;: jarniguié, ou un Anglais goddam. C’est de laconversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous étonnera,c’est que les réputations injustifiées sont les plus établies auxyeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre main au feude la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignésconnaissent comme le loup blanc, vous devez croire, comme tout lemonde, à ce qu’on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-làpour la masse, alors qu’il «&|160;n’en est pas&|160;» pour deuxsous. Je dis pour deux sous, parce que, si nous y mettionsvingt-cinq louis, nous verrions le nombre des petits saintsdiminuer jusqu’à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyezde la sainteté là dedans, se tient, en règle générale, entre 3 et 4sur 10.&|160;» Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin laquestion des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c’estau sexe féminin, et en pensant à Albertine, que je reportais lesparoles de M. de Charlus. J’étais épouvanté par la statistique,même en tenant compte qu’il devait enfler les chiffres au gré de cequ’il souhaitait, et aussi d’après les rapports d’êtres cancaniers,peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre désir qui,s’ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute lescalculs du baron. «&|160;Trois sur dix, s’écria Brichot&|160;! Enrenversant la proportion, j’aurais eu encore à multiplier par centle nombre des coupables. S’il est celui que vous dites, baron, etsi vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un deces rares voyants d’une vérité que personne ne soupçonne autourd’eux. C’est ainsi que Barrès a fait, sur la corruptionparlementaire, des découvertes qui ont été vérifiées après coup,comme l’existence de la planète de Leverrier. MmeVerdurin citerait de préférence des hommes que j’aime mieux ne pasnommer et qui ont deviné au Bureau des Renseignements, dansl’État-Major, des agissements, inspirés, je le crois, par un zèlepatriotique, mais qu’enfin je n’imaginais pas. Sur lafranc-maçonnerie, l’espionnage allemand, la morphinomanie, LéonDaudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui setrouve être la réalité même. Trois sur dix&|160;!&|160;», repritBrichot stupéfait. Il est vrai de dire que M. de Charlus taxaitd’inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptanttoutefois les hommes avec qui il avait eu des relations et dont,pour peu qu’elles eussent été mêlées d’un peu de romanesque, le caslui paraissait plus complexe. C’est ainsi qu’on voit des viveurs,ne croyant pas à l’honneur des femmes, en rendre un peu seulement àtelle qui fut leur maîtresse et dont ils protestent sincèrement etd’un air mystérieux&|160;: «&|160;Mais non, vous vous trompez, cen’est pas une fille.&|160;» Cette estime inattendue leur estdictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus flatteurque de telles faveurs aient été réservées à eux seuls, partie parleur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse a voululeur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait que,dès qu’on s’approche des êtres, des existences, les étiquettes etles compartiments faits d’avance sont trop simples. «&|160;Troissur dix&|160;! mais prenez-y garde, moins heureux que ceshistoriens que l’avenir ratifiera, baron, si vous vouliez présenterà la postérité le tableau que vous nous dites, elle pourrait latrouver mauvaise. Elle ne juge que sur pièces et voudrait prendreconnaissance de votre dossier. Or aucun document ne venantauthentiquer ce genre de phénomènes collectifs que les seulsrenseignés sont trop intéressés à laisser dans l’ombre, ons’indignerait fort dans le camp des belles âmes, et vous passerieztout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après avoir, auconcours des élégances, obtenu le maximum et le principal, surcette terre, vous connaîtriez les tristesses d’un blackboutaged’outre-tombe. Ça n’en vaut pas le coup, comme dit, Dieu mepardonne&|160;! notre Bossuet. – Je ne travaille pas pourl’histoire, répondit M. de Charlus, la vie me suffit, elle est bienassez intéressante, comme disait le pauvre Swann. – Comment&|160;?Vous avez connu Swann, baron, mais je ne savais pas. Est-ce qu’ilavait ces goûts-là&|160;? demanda Brichot d’un air inquiet. – Maisest-il grossier&|160;! Vous croyez donc que je ne connais que desgens comme ça. Mais non, je ne crois pas&|160;», dit Charlus lesyeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensantque puisqu’il s’agissait de Swann, dont les tendances si opposéesavaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu’êtreinoffensif pour celui qu’il visait et flatteur pour celui qui lelaissait échapper dans une insinuation&|160;: «&|160;Je ne dis pasqu’autrefois, au collège, une fois par hasard&|160;», dit le baroncomme malgré lui, et comme s’il pensait tout haut, puis sereprenant&|160;: «&|160;Mais il y a deux cents ans&|160;; commentvoulez-vous que je me rappelle&|160;? vous m’embêtez&|160;»,conclut-il en riant. «&|160;En tous cas il n’était pas joli,joli&|160;!&|160;» dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien ettrouvait facilement les autres laids. «&|160;Taisez-vous, dit lebaron, vous ne savez pas ce que vous dites&|160;; dans ce temps-làil avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en mettant chaquesyllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Dureste, il était resté charmant. Il a été follement aimé des femmes.– Mais est-ce que vous avez connu la sienne&|160;? – Mais, voyons,c’est par moi qu’il l’a connue. Je l’avais trouvée charmante dansson demi-travesti, un soir qu’elle jouait Miss Sacripant&|160;;j’étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené unefemme et, bien que je n’eusse envie que de dormir, les mauvaiseslangues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde estméchant, que j’avais couché avec Odette. Seulement, elle en avaitprofité pour venir m’embêter, et j’avais cru m’en débarrasser en laprésentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de mecramponner, elle ne savait pas un mot d’orthographe, c’est moi quifaisais ses lettres. Et puis c’est moi qui ensuite ai été chargé dela promener. Voilà, mon enfant, ce que c’est que d’avoir une bonneréputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu’à moitié.Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, àsix.&|160;» Et les amants qu’avait eus successivement Odette (elleavait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par lajalousie et par l’amour, tels ces hommes dont pas un seul n’avaitété deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyantaux serments plus affirmatifs qu’une contradiction qui échappe à lacoupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bienplus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir pluslogiquement que de renseignements qu’il prétend faussement avoireus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mità les énumérer avec autant de certitude que s’il avait récité laliste des Rois de France. Et en effet, le jaloux est, comme lescontemporains, trop près, il ne sait rien, et c’est pour lesétrangers que le comique des adultères prend la précision del’histoire, et s’allonge en listes, d’ailleurs indifférentes, etqui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux, comme j’étais,qui ne peut s’empêcher de comparer son cas à celui dont il entendparler et qui se demande si, pour la femme dont il doute, une listeaussi illustre n’existe pas. Mais il n’en peut rien savoir, c’estcomme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tousparticipent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va del’un à l’autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu’il faitperpétuellement effort pour arracher, sans y réussir, car tout leinonde le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté,les êtres méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût desvilaines farces, les êtres bien élevés par politesse et bonneéducation, et tous par une de ces conventions qu’on appelleprincipe. «&|160;Mais est-ce que Swann a jamais su que vous aviezeu ses faveurs&|160;? – Mais voyons, quelle horreur&|160;! Racontercela à Charles&|160;! C’est à faire dresser les cheveux sur latête. Mais, mon cher, il m’aurait tué tout simplement, il étaitjaloux comme un tigre. Pas plus que je n’ai avoué à Odette, à quiça aurait, du reste, été bien égal, que… allons, ne me faites pasdire de bêtises. Et le plus fort c’est que c’est elle qui lui atiré des coups de revolver que j’ai failli recevoir. Ah&|160;! j’aieu de l’agrément avec ce ménage-là&|160;; et, naturellement, c’estmoi qui ai été obligé d’être son témoin contre d’Osmond, qui ne mel’a jamais pardonné. D’Osmond avait enlevé Odette, et Swann, pourse consoler, avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, lasœur d’Odette. Enfin, vous n’allez pas commencer à me faireraconter l’histoire de Swann, nous en aurions pour dix ans, vouscomprenez, je connais ça comme personne. C’était moi qui sortaisOdette quand elle ne voulait pas voir Charles. Cela m’embêtaitd’autant plus que j’ai un très proche parent qui porte le nom deCrécy, sans y avoir naturellement aucune espèce de droit, maisqu’enfin cela ne charmait pas. Car elle se faisait appeler Odettede Crécy, et le pouvait parfaitement, étant seulement séparée d’unCrécy dont elle était la femme, très authentique celui-là, unmonsieur très bien, qu’elle avait ratissé jusqu’au dernier centime.Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce Crécy&|160;? je vous aivu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des dîners àBalbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait d’une toutepetite pension que lui faisait Swann&|160;; je me doute bien que,depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètementd’être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus,c’est que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n’ayezpas désiré tout à l’heure que je vous présente à la reine deNaples. En somme, je vois que vous ne vous intéressez pas auxpersonnes en tant que curiosités, et cela m’étonnetoujours de quelqu’un qui a connu Swann, chez qui ce genred’intérêt était si développé, au point qu’on ne peut pas dire sic’est moi qui ai été à cet égard son initiateur ou lui le mien.Cela m’étonne autant que si je voyais quelqu’un avoir connuWhistler et ne pas savoir ce que c’est que le goût. Mon Dieu, c’estsurtout pour Morel que c’était important de la connaître, il ledésirait, du reste, passionnément, car il est tout ce qu’il y a deplus intelligent. C’est ennuyeux qu’elle soit partie. Mais enfin jeferai la conjonction ces jours-ci. C’est immanquable qu’il laconnaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain.Or il est à espérer que cela n’arrivera pas.&|160;» Tout à coup,Brichot, comme il était resté sous le coup de la proportion de«&|160;trois sur dix&|160;» que lui avait révélée M. de Charlus,Brichot, qui n’avait pas cessé de poursuivre son idée, avec unebrusquerie qui rappelait celle d’un juge d’instruction voulantfaire avouer un accusé, mais qui, en réalité, était le résultat dudésir qu’avait le professeur de paraître perspicace et du troublequ’il éprouvait à lancer une accusation si grave&|160;:«&|160;Est-ce que Ski n’est pas comme cela&|160;?&|160;»demanda-t-il à M. de Charlus, d’un air sombre. Pour faire admirerses prétendus dons d’intuition, il avait choisi Ski, se disant que,puisqu’il n’y avait que trois innocents sur dix, il risquait peu dese tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avaitdes insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale.«&|160;Mais pas du tout, s’écria le baron avec une ironieamère, dogmatique et exaspérée. Ce que vous dites est d’un faux,d’un absurde, d’un à côté&|160;! Ski est justement«&|160;cela&|160;» pour les gens qui n’y connaissent rien&|160;;s’il l’était, il n’en aurait pas tellement l’air, ceci soit ditsans aucune intention de critique, car il a du charme et je luitrouve même quelque chose de très attachant. – Mais dites-nous doncquelques noms&|160;», reprit Brichot avec insistance. M. de Charlusse redressa d’un air de morgue&|160;: «&|160;Ah&|160;! mon cher,moi, vous savez je vis dans l’abstrait, tout cela ne m’intéressequ’à un point de vue transcendantal&|160;», répondit-il avec lasusceptibilité ombrageuse particulière à ses pareils, etl’affectation de grandiloquence qui caractérisait sa conversation.«&|160;Moi, vous comprenez, il n’y a que les généralités quim’intéressent, je vous parle de cela comme de la loi de lapesanteur.&|160;» Mais ces moments de réaction agacée, où le baroncherchait à cacher sa vraie vie, duraient bien peu auprès desheures de progression continue où il la faisait deviner, l’étalaitavec une complaisance agaçante, le besoin de la confidence étantchez lui plus fort que la crainte de la divulgation. «&|160;Ce queje voulais dire, reprit-il, c’est que pour une mauvaise réputationqui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne lesont pas moins. Évidemment le nombre de ceux qui ne les méritentpas varie selon que vous vous en rapportez aux dires de leurspareils ou des autres. Et il est vrai que, si la malveillance deces derniers est limitée par la trop grande difficulté qu’ilsauraient à croire un vice aussi horrible pour eux que le vol oul’assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent ladélicatesse et le cœur, la malveillance des premiers estexagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je,accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements queleur ont donnés des gens qu’a trompés un semblable désir, enfin parl’écart même où ils sont généralement tenus. J’ai vu un homme,assez mal vu à cause de ce goût, dire qu’il supposait qu’un certainhomme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire estque cet homme du monde avait été aimable avec lui&|160;! Autant deraisons d’optimisme, dit naïvement le baron, dans lasupputation du nombre. Mais la vraie raison de l’écart énorme qu’ily a entre ce nombre calculé par les profanes, et celui calculé parles initiés, vient du mystère dont ceux-ci entourent leursagissements, afin de les cacher aux autres, qui, dépourvus d’aucunmoyen d’information, seraient littéralement stupéfaits s’ilsapprenaient seulement le quart de la vérité. – Alors, à notreépoque, c’est comme chez les Grecs, dit Brichot. – Maiscomment&|160;? comme chez les Grecs&|160;? Vous vous figurez quecela n’a pas continué depuis&|160;? Regardez, sous Louis XIV, lepetit Vermandois, Molière, le prince Louis de Baden, Brunswick,Charolais, Boufflers, le Grand Condé, le duc de Brissac. – Je vousarrête, je savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon,Vendôme naturellement et d’ailleurs, bien d’autres. Mais cettevieille peste de Saint-Simon parle souvent du Grand Condé et duprince Louis de Baden et jamais il ne le dit. – C’est tout de mêmemalheureux que ce soit à moi d’apprendre son histoire à unprofesseur de Sorbonne. Mais, cher maître, vous êtes ignorant commeune carpe. – Vous êtes dur, baron, mais juste. Et, tenez, je vaisvous faire plaisir, je me souviens maintenant d’une chanson del’époque qu’on fit en latin macaronique sur certain orage quisurprit le Grand Condé comme il descendait le Rhône en compagnie deson ami le marquis de La Moussaye. Condé dit&|160;:

&|160;

Carus Amicus Mussexus,

Ah&|160;! Deus bonus quod tempus

Landerirette

Imbre sumus perituri.

&|160;

Et La Moussaye le rassure en lui disant&|160;:

&|160;

Securae sunt nostrae vitae

Sumus enim Sodomitae

Igne tantum perituri

Landeriri

&|160;

–&|160;Je retire ce que j’ai dit, dit Charlus d’une voix aiguëet maniérée, vous êtes un puits de science&|160;; vous me l’écrirezn’est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille,puisque ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. lePrince. – Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne voisrien. Du reste, à cette époque-là, je crois qu’en général l’artmilitaire… – Quelle bêtise&|160;! Vendôme, Villars, le princeEugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos hérosdu Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux,et «&|160;nouvelle génération&|160;», je vous étonnerais bien.Ah&|160;! j’en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtessur la nouvelle génération, qui a rejeté les vaines complicationsde ses aînés&|160;! dit M. Bourget. J’ai un petit ami là-bas, donton parle beaucoup, qui a fait des choses admirables… mais enfin jene veux pas être méchant, revenons au XVIIesiècle&|160;; vous savez que Saint-Simon dit du maréchald’Huxelles, entre tant d’autres&|160;: «&|160;Voluptueux endébauches grecques, dont il ne prenait pas la peine de se cacher,et accrochait de jeunes officiers qu’il domestiquait, outre dejeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l’armée et àStrasbourg.&|160;» Vous avez probablement lu les lettres de Madame,les hommes ne l’appelaient que «&|160;Putain&|160;». Elle en parleassez clairement. Et elle était à bonne source pour savoir, avecson mari. C’est un personnage si intéressant que Madame, dit M. deCharlus. On pourrait faire d’après elle la synthèse lyrique de la«&|160;Femme d’une Tante&|160;». D’abord hommasse&|160;;généralement la femme d’une Tante est un homme, c’est ce qui luirend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pasdes vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vicechez les autres, en femme renseignée et par ce pli que nous avonsd’aimer à trouver, dans les familles des autres, les mêmes taresdont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-mêmeque cela n’a rien d’exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disaisque cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre sedistingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré lesexemples que j’empruntais au XVIIe siècle, si mon grandaïeul François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, ilpourrait en dire, avec plus de raison que du sien, voyons, Brichot,aidez-moi&|160;: «&|160;Les vices sont de tous les temps&|160;;mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dansles premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutionsd’Héliogabale&|160;?&|160;» Que tout le monde connaît meplaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait «&|160;leboniment&|160;» de ses plus célèbres contemporains comme je connaiscelui des miens. Mais des gens comme cela, il n’y en a passeulement davantage aujourd’hui. Ils ont aussi quelque chose departiculier.&|160;» Je vis que M. de Charlus allait nous dire dequelle façon ce genre de mœurs avait évolué. L’insistance aveclaquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet – à l’égardduquel, d’ailleurs, son intelligence, toujours exercée dans le mêmesens, possédait une certaine pénétration – avait quelque chosed’assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant quine voit rien au delà de sa spécialité, agaçant comme un renseignéqui tire vanité des secrets qu’il détient et brûle de divulguer,antipathique comme ceux qui, dès qu’il s’agit de leurs défauts,s’épanouissent sans s’apercevoir qu’ils déplaisent, assujetti commeun maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Cescaractéristiques qui, dans certains moments, devenaient aussisaisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminelm’apportaient, d’ailleurs, un certain apaisement. Car, leur faisantsubir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d’elles desdéductions à l’égard d’Albertine et me rappelant l’attitude decelle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible quefût pour moi l’un de ces souvenirs, et si mélancolique l’autre, jeme disais qu’ils semblaient exclure le genre de déformation siaccusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui sedégageait avec tant de force de la conversation comme de lapersonne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâtade ruiner ces raisons d’espérer, de la même manière qu’il me lesavait fournies, c’est-à-dire sans le savoir. «&|160;Oui, dit-il, jen’ai plus vingt-cinq ans et j’ai déjà vu changer bien des chosesautour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrièressont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse letango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni lesarts, ni la religion, ni rien. Mais j’avoue que ce qui a encore leplus changé, c’est ce que les Allemands appellent l’homosexualité.Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes quidétestaient les femmes, et ceux qui, n’aimant qu’elles, nefaisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient debons pères de famille et n’avaient guère de maîtresses que parcouverture. J’aurais eu une fille à marier que c’est parmi eux quej’aurais cherché mon gendre si j’avais voulu être assuré qu’elle nefût pas malheureuse. Hélas&|160;! tout est changé. Maintenant ilsse recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pourles femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m’étaisdit&|160;: sûrement non, n’avoir pas pu me tromper. Eh bien j’endonne ma langue aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pourcela, avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré,un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, maissurtout celui de retrousseur de jupons, et que j’aurais juré aussihostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de samaîtresse en la trompant avec deux femmes qu’il adorait, sanscompter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Moncousin le prince de Guermantes, qui a justement l’intelligenceagaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit unjour&|160;: «&|160;Mais pourquoi est-ce que X… ne couche pas avecson cocher&|160;? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir àThéodore (c’est le nom du cocher) et s’il n’est même pas très piquéde voir que son patron ne lui fait pas d’avances&|160;?&|160;» Jene pus m’empêcher d’imposer silence à Gilbert&|160;; j’étais énervéà la fois de cette prétendue perspicacité qui, quand elle s’exerceindistinctement, est un manque de perspicacité, et aussi de lamalice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notreami X… essayât de se risquer sur la planche pour, si elle étaitviable, s’y avancer à son tour. – Le prince de Guermantes a doncces goûts&|160;? demanda Brichot avec un mélange d’étonnement et demalaise. – Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c’est tellementconnu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disantque oui. Eh bien, l’année suivante, j’allai à Balbec, et làj’appris, par un matelot qui m’emmenait quelquefois à la pêche, quemon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme dechambre d’une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus,venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avecun toupet d’enfer, pour aller faire un tour en barque et«&|160;autre chose itou&|160;».&|160;» Ce fut à mon tour dedemander si le patron dans lequel j’avais reconnu le Monsieur qui,à Balbec, jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, etqui était le chef de la petite Société des quatre amis, était commele prince de Guermantes. «&|160;Mais, voyons, c’est connu de toutle monde, il ne s’en cache même pas. – Mais il avait avec lui samaîtresse. – Eh bien, qu’est-ce que ça fait&|160;? sont-ils naïfs,ces enfants&|160;? me dit-il d’un ton paternel, sans se douter dela souffrance que j’extrayais de ses paroles en pensant àAlbertine. Elle est charmante, sa maîtresse. – Mais alors ses troisamis sont comme lui. – Mais pas du tout, s’écria-t-il en sebouchant les oreilles comme si, en jouant d’un instrument, j’avaisfait une fausse note. Voilà maintenant qu’il est à l’autreextrémité. Alors on n’a plus le droit d’avoir des amis&|160;?Ah&|160;! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votreéducation, mon enfant. Or, reprit-il, j’avoue que ce cas, et j’enconnais bien d’autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprità toutes les hardiesses, m’embarrasse. Je suis bien vieux jeu, maisje ne comprends pas, dit-il du ton d’un vieux gallican parlant decertaines formes d’ultramontanisme, d’un royaliste libéral parlantde l’Action Française ou d’un disciple de Claude Monet, descubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, jecherche à les comprendre, mais je n’y arrive pas. S’ils aiment tantla femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c’est malvu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu’ilsappellent un môme&|160;? C’est que cela leur représente autrechose. Quoi&|160;?&|160;» «&|160;Qu’est-ce que la femme peutreprésenter d’autre à Albertine&|160;?&|160;» pensais-je, etc’était bien là en effet ma souffrance. «&|160;Décidément, baron,dit Brichot, si jamais le Conseil des Facultés propose d’ouvrir unechaire d’homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ouplutôt non, un institut de psycho-physiologie spéciale vousconviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d’une chaire auCollège de France, vous permettant de vous livrer à des étudespersonnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait leprofesseur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre depersonnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs etl’appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon surnotre corps d’huissiers, que je crois insoupçonnable. – Vous n’ensavez rien, répliqua le baron d’un ton dur et tranchant. D’ailleursvous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu depersonnes. C’est tout le contraire.&|160;» Et sans se rendre comptede la contradiction qui existait entre la direction que prenaitinvariablement sa conversation et le reproche qu’il allait adresseraux autres&|160;: «&|160;C’est, au contraire, effrayant, dit-il àBrichot d’un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que decela. C’est une honte, mais c’est comme je vous le dis, moncher&|160;! Il paraît qu’avant-hier, chez la duchesse d’Agen, onn’a pas parlé d’autre chose pendant deux heures&|160;; vous pensez,si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c’est unvéritable scandale&|160;! Ce qu’il y a de plus ignoble c’estqu’elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergieextraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petitChâtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et quileur racontent les histoires des autres. On m’a dit qu’il disaitpis que pendre de moi, mais je n’en ai cure&|160;; je pense que laboue et les saletés jetées par un individu qui a failli êtrerenvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes ne peutretomber que sur lui. Je sais bien que, si j’étais Jane d’Agen, jerespecterais assez mon salon pour qu’on n’y traite pas des sujetspareils et qu’on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans lafange. Mais il n’y a plus de société, plus de règles, plus deconvenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette.Ah&|160;! mon cher, c’est la fin du monde. Tout le monde est devenusi méchant. C’est à qui dira le plus de mal des autres. C’est unehorreur&|160;!&|160;»

Lâche comme je l’étais déjà dans mon enfance à Combray, quand jem’enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père etles vains efforts de ma grand’mère, le suppliant de ne pas leboire, je n’avais plus qu’une pensée, partir de chez les Verdurinavant que l’exécution de Charlus ait eu lieu. «&|160;Il fautabsolument que je parte, dis-je à Brichot. – Je vous suis, medit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l’anglaise. Allons direau revoir à Mme Verdurin&|160;», conclut le professeurqui se dirigea vers le salon de l’air de quelqu’un qui, aux petitsjeux, va voir «&|160;si on peut revenir&|160;».

Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de safemme, avait emmené Morel. Mme Verdurin, du reste,eût-elle, toutes réflexions faites, trouvé qu’il était plus saged’ajourner les révélations à Morel qu’elle ne l’eût plus pu. Il y acertains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui, une foisqu’on les a laissés grandir, exigent d’être satisfaits, quelles quedoivent en être les conséquences&|160;; on ne peut plus résister àembrasser une épaule décolletée qu’on regarde depuis trop longtempset sur laquelle les lèvres tombent comme le serpent sur l’oiseau, àmanger un gâteau d’une dent que la fringale fascine, à se refuserl’étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu’on vadéchaîner dans une âme par des propos imprévus. Telle, ivre demélodrame, Mme Verdurin avait enjoint à son marid’emmener Morel et de parler coûte que coûte au violoniste.Celui-ci avait commencé par déplorer que la reine de Naples fûtpartie sans qu’il eût pu lui être présenté. M. de Charlus lui avaittant répété qu’elle était la sœur de l’impératrice Élisabeth et dela duchesse d’Alençon, que la souveraine avait pris aux yeux deMorel une importance extraordinaire. Mais le Patron lui avaitexpliqué que ce n’était pas pour parler de la reine de Naplesqu’ils étaient là, et était entré dans le vif du sujet.«&|160;Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps, tenez, sivous voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma paroled’honneur, je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment ellejuge la chose. Mon avis n’est peut-être pas le bon, mais vous savezquel jugement sûr elle a, et puis elle a pour vous une immenseamitié, allons lui soumettre la cause.&|160;» Et tandis queMme Verdurin attendait avec impatience les émotionsqu’elle allait savourer en parlant au virtuose, puis, quand ilserait parti, à se faire rendre un compte exact du dialogue quiavait été échangé entre lui et son mari, et ne cessait derépéter&|160;: «&|160;Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire&|160;;j’espère au moins qu’Auguste, en le tenant un temps pareil, aura suconvenablement le styler&|160;», M. Verdurin était redescendu avecMorel, lequel paraissait fort ému. «&|160;Il voudrait te demanderun conseil&|160;», dit M. Verdurin à sa femme, de l’air dequelqu’un qui ne sait pas si sa requête sera exaucée. Au lieu derépondre à M. Verdurin, dans le feu de la passion c’est à Morel ques’adressa Mme Verdurin&|160;: «&|160;Je suis absolumentdu même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérercela plus longtemps&|160;», s’écria-t-elle avec violence, oubliant,comme fiction futile, qu’il avait été convenu entre elle et sonmari qu’elle était censée ne rien savoir de ce qu’il avait dit auvioloniste. «&|160;Comment&|160;? Tolérer quoi&|160;?&|160;»balbutia M. Verdurin, qui essayait de feindre l’étonnement etcherchait, avec une maladresse qu’expliquait son trouble, àdéfendre son mensonge. «&|160;Je l’ai deviné, ce que tu lui asdit&|160;», répondit Mme Verdurin, sans s’embarrasser duplus ou moins de vraisemblance de l’explication, et se souciant peude ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violonistepourrait penser de la véracité de sa Patronne. «&|160;Non, repritMme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrirdavantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri, quin’est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n’ayant cure que ce ne fûtpas vrai et oubliant qu’elle le recevait presque chaque jour. Vousêtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c’étaitl’argument qui porterait le plus&|160;; un mois de plus de cettevie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans leCharlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. –Mais je n’avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, jevous suis bien reconnaissant&|160;», murmura Morel les larmes auxyeux. Mais, obligé à la fois de feindre l’étonnement et dedissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s’ilavait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans sesyeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui auraitcertainement pas arrachés. «&|160;Si vous n’avez rien entendu dire,vous êtes le seul. C’est un Monsieur qui a une sale réputation etqui a de vilaines histoires. Je sais que la police l’a à l’œil, etc’est, du reste, ce qui peut lui arriver de plus heureux pour nepas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches&|160;»,ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir deMme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elles’enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu’ellefaisait au malheureux Charlie et à venger celles qu’elle-même avaitreçues ce soir. «&|160;Du reste, même matériellement, il ne peutvous servir à rien, il est entièrement ruiné depuis qu’il est laproie de gens qui le font chanter et qui ne pourront même pas tirerde lui les frais de leur musique, vous encore moins les frais de lavôtre, car tout est hypothéqué, hôtel, château, etc.&|160;» Morelajouta d’autant plus aisément foi à ce mensonge que M. de Charlusaimait à le prendre pour confident de ses relations avec desapaches, race pour qui un fils de valet de chambre, si crapuleuxqu’il soit lui-même, professe un sentiment d’horreur égal à sonattachement aux idées bonapartistes.

Déjà, dans l’esprit rusé de Morel, avait germé une combinaisonanalogue à ce qu’on appela, au XVIIIe siècle, lerenversement des alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. deCharlus, il retournerait le lendemain soir auprès de la nièce deJupien, se chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ceprojet devait échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupienun rendez-vous auquel l’ancien giletier n’osa manquer malgré lesévénements. D’autres, qu’on va voir, s’étant précipités du fait deMorel, quand Jupien en pleurant raconta ses malheurs au baron,celui-ci, non moins malheureux, lui déclara qu’il adoptait lapetite abandonnée, qu’elle prendrait un des titres dont ildisposait, probablement celui de Mlle d’Oléron, luiferait donner un complément parfait d’instruction et faire un richemariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien et laissèrentindifférente sa nièce, car elle aimait toujours Morel, lequel, parsottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique quandJupien était absent. «&|160;Qu’est-ce que vous avez, disait-il enriant, avec vos yeux cernés&|160;? Des chagrins d’amour&|160;?Dame, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Après tout,on est bien libre d’essayer une chaussure, à plus forte raison unefemme, et si cela n’est pas à votre pied… &|160;» Il ne se fâchaqu’une fois parce qu’elle pleura, ce qu’il trouva lâche, un indigneprocédé. On ne supporte pas toujours bien les larmes qu’on faitverser.

Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passaqu’après la soirée Verdurin, que nous avons interrompue et qu’ilfaut reprendre où nous en étions. «&|160;Je ne me serais jamaisdouté, soupira Morel, en réponse à Mme Verdurin. –Naturellement on ne vous le dit pas en face, ça n’empêche pas quevous êtes la fable du Conservatoire, reprit méchammentMme Verdurin, voulant montrer à Morel qu’il nes’agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Jeveux bien croire que vous l’ignorez, et pourtant on ne se gêneguère. Demandez à Ski ce qu’on disait l’autre jour chez Chevillard,à deux pas de nous, quand vous êtes entré dans ma loge.C’est-à-dire qu’on vous montre du doigt. Je vous dirai que, pourmoi, je n’y fais pas autrement attention&|160;; ce que je trouvesurtout c’est que ça rend un homme prodigieusement ridicule etqu’il est la risée de tous pour toute sa vie. – Je ne sais pascomment vous remercier&|160;», dit Charlie du ton dont on le dit àun dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans qu’on aitvoulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui vous aforcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous adit&|160;: «&|160;Vous ne pouvez pas empocher ça.&|160;» «&|160;Jepense que vous avez du caractère, que vous êtes un homme, réponditMme Verdurin, et que vous saurez parler haut et clair,quoiqu’il dise à tout le monde que vous n’oserez pas, qu’il voustient.&|160;» Charlie, cherchant une dignité d’emprunt pour couvrirla sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire, pour l’avoir lu oubien entendu dire, et proclama aussitôt&|160;: «&|160;Je n’ai pasété élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir je romprai avec M. deCharlus. La reine de Naples est bien partie, n’est-ce pas&|160;?…Sans cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé. – Cen’est pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, ditMme Verdurin, désireuse de ne pas désorganiser le petitnoyau. Il n’y a pas d’inconvénients à ce que vous le voyiez ici,dans notre petit groupe, où vous êtes apprécié, où on ne dira pasde mal de vous. Mais exigez votre liberté, et puis ne vous laissezpas traîner par lui chez toutes ces pécores, qui sont aimables pardevant&|160;; j’aurais voulu que vous entendiez ce qu’ellesdisaient par derrière. D’ailleurs, n’en ayez pas de regrets, nonseulement vous vous enlevez une tache qui vous resterait toute lavie, mais au point de vue artistique, même s’il n’y avait pas cettehonteuse présentation par Charlus, je vous dirais que de vousgalvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous donneraitun air pas sérieux, une réputation d’amateur, de petit musicien desalon, qui est terrible à votre âge. Je comprends que, pour toutesces belles dames, c’est très commode de rendre des politesses àleurs amies en vous faisant venir à l’œil, mais c’est votre avenird’artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux.Vous parliez de la reine de Naples – qui est partie, en effet elleavait une soirée – celle-là, c’est une brave femme, et je vousdirai que je crois qu’elle fait peu de cas de Charlus et que c’estsurtout pour moi qu’elle venait. Oui, oui, je sais qu’elle avaitenvie de nous connaître, M. Verdurin et moi. Cela c’est un endroitoù vous pourrez jouer. Et puis je vous dirai qu’amené par moi, queles artistes connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours ététrès gentils, qu’ils considèrent un peu comme des leurs, comme leurPatronne, c’est tout différent. Mais gardez-vous surtout comme dufeu d’aller chez Mme de Duras&|160;! N’allez pas faireune boulette pareille&|160;! Je connais des artistes qui sont venusme faire leurs confidences sur elle. Ils savent qu’ils peuvent sefier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu’elle savait prendresubitement, en donnant à ses traits un air de modestie, à ses yeuxun charme approprié, ils viennent comme ça me raconter leurspetites histoires&|160;; ceux qu’on prétend le plus silencieux, ilsbavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vousdire ce qu’ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disaittoujours&|160;: «&|160;Il n’y a que Mme Verdurin quisache les faire parler.&|160;» Eh bien, vous savez, tous, mais jevous dis sans exception, je les ai vus pleurer d’avoir été jouerchez Mme de Duras. Ce n’est pas seulement leshumiliations qu’elle s’amuse à leur faire faire par sesdomestiques, mais ils ne pouvaient plus trouver d’engagement nullepart. Les directeurs disaient&|160;: «&|160;Ah&|160;! oui, c’estcelui qui joue chez Mme de Duras.&|160;» C’était fini.Il n’y a rien pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez, lesgens du monde ça ne donne pas l’air sérieux, on peut avoir tout letalent qu’on veut, c’est triste à dire, mais il suffit d’uneMme de Duras pour vous donner la réputation d’unamateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous comprenez queje les connais, depuis quarante ans que je les fréquente, que jeles lance, que je m’intéresse à eux, eh bien, vous savez, pour eux,quand ils ont dit «&|160;un amateur&|160;», ils ont tout dit. Et aufond on commençait à le dire de vous. Ce que de fois j’ai étéobligée de me gendarmer, d’assurer que vous ne joueriez pas danstel salon ridicule&|160;! Savez-vous ce qu’on me répondait&|160;:«&|160;Mais il sera bien forcé, Charlus ne le consultera même pas,il ne lui demande pas son avis.&|160;» Quelqu’un a cru lui faireplaisir en lui disant&|160;: «&|160;Nous admirons beaucoup votreami Morel.&|160;» Savez-vous ce qu’il a répondu, avec cet airinsolent que vous connaissez&|160;: «&|160;Mais comment voulez-vousqu’il soit mon ami, nous ne sommes pas de la même classe, ditesqu’il est ma créature, mon protégé.&|160;» À ce moment s’agitaitsous le front bombé de la Déesse musicienne la seule chose quecertaines personnes ne peuvent pas conserver pour elles, un motqu’il est non seulement abject, mais imprudent de répéter. Mais lebesoin de le répéter est plus fort que l’honneur, que la prudence.C’est à ce besoin que, après quelques mouvements convulsifs dufront sphérique et chagrin, céda la Patronne&|160;: «&|160;On amême répété à mon mari qu’il avait dit&|160;: «&|160;mondomestique&|160;», mais cela je ne peux pas l’affirmer&|160;»,ajouta-t-elle. C’est un besoin pareil qui avait contraint M. deCharlus, peu après avoir juré à Morel que personne ne sauraitjamais d’où il était sorti, à dire à Mme Verdurin&|160;:«&|160;C’est le fils d’un valet de chambre.&|160;» Un besoin pareilencore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler depersonnes en personnes, qui se le confieraient sous le sceau d’unsecret qui serait promis et non gardé comme elles avaient faitelles-mêmes. Ces mots finissaient, comme au jeu du furet, parrevenir à Mme Verdurin, la brouillant avec l’intéressé,qui aurait fini par l’apprendre. Elle le savait, mais ne pouvaitretenir le mot qui lui brûlait la langue. «&|160;Domestique&|160;»ne pouvait, d’ailleurs, que froisser Morel. Elle dit pourtant«&|160;domestique&|160;», et si elle ajouta qu’elle ne pouvaitl’affirmer, ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâceà cette nuance, et pour montrer de l’impartialité. Cetteimpartialité qu’elle montrait la toucha elle-même tellement,qu’elle commença à parler tendrement à Charlie&|160;: «&|160;Carvoyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais pas de reproches, il vousentraîne dans son abîme, c’est vrai, mais ce n’est pas sa faute,puisqu’il y roule lui-même, puisqu’il y roule, répéta-t-elle assezfort, émerveillée de la justesse de l’image qui était partie plusvite que son attention ne la rattrapait que maintenant et tâchaitde la mettre en valeur. Non, ce que je lui reproche, dit-elle d’unton tendre – comme une femme ivre de son succès – c’est de manquerde délicatesse envers vous. Il y a des choses qu’on ne dit pas àtout le monde. Ainsi, tout à l’heure, il a parié qu’il allait vousfaire rougir de plaisir en vous annonçant (par blaguenaturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher del’avoir) que vous auriez la croix de la Légion d’honneur. Celapasse encore, quoique je n’aie jamais beaucoup aimé, reprit-elled’un air délicat et digne, qu’on dupe ses amis&|160;; mais voussavez, il y a des riens qui nous font de la peine. C’est, parexemple, quand il nous raconte, en se tordant, que, si vous désirezla croix, c’est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. –Il vous a dit cela&|160;!&|160;» s’écria Charlie croyant, d’aprèsces mots habilement rapportés, à la vérité de tout ce qu’avait ditMme Verdurin&|160;! Mme Verdurin fut inondéede la joie d’une vieille maîtresse qui, sur le point d’être lâchéepar son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-êtren’avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Unesorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore,une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vieet préserver son bonheur, à «&|160;brouiller les cartes&|160;» dansle petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sansqu’elle eût le temps d’en contrôler la vérité, ces assertionsdiaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. «&|160;Il nousl’aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit laPatronne, nous savons qu’il faut prendre et laisser de ce qu’ildit, et puis il n’y a pas de sot métier, vous avez votre valeur,vous êtes ce que vous valez&|160;; mais qu’il aille faire tordreavec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin lacitait exprès parce qu’elle savait que Charlie aimaitMme de Portefin), voilà ce qui nous rendmalheureux&|160;; mon mari me disait en l’entendant&|160;:«&|160;j’aurais mieux aimé recevoir une gifle.&|160;» Car il vousaime autant que moi, vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M.Verdurin s’appelait Gustave). Au fond c’est un sensible. – Mais jene t’ai jamais dit que je l’aimais, murmura M. Verdurin faisant lebourru bienfaisant. C’est le Charlus qui l’aime. – Oh&|160;! non,maintenant je comprends la différence, j’étais trahi par unmisérable, et vous, vous êtes bon, s’écria avec sincérité Charlie.– Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder savictoire, car elle sentait ses mercredis sauvés, sans en abuser,misérable est trop dire&|160;; il fait du mal, beaucoup de mal,inconsciemment&|160;; vous savez, cette histoire de Légiond’honneur n’a pas duré très longtemps. Et il me serait désagréablede vous répéter tout ce qu’il a dit sur votre famille, ditMme Verdurin, qui eût été bien embarrassée de le faire.– Oh cela a beau n’avoir duré qu’un instant, cela prouve que c’estun traître&|160;», s’écria Morel. C’est à ce moment que nousrentrâmes au salon. «&|160;Ah&|160;!&|160;» s’écria M. de Charlusen voyant que Morel était là et en marchant vers le musicien avecle genre d’allégresse des hommes qui ont organisé savamment toutela soirée en vue d’un rendez-vous avec une femme, et qui, toutenivrés, ne se doutent guère qu’ils ont dressé eux-mêmes le piègeoù vont les saisir et, devant tout le monde, les rosser des hommesapostés par le mari&|160;: «&|160;Eh bien, enfin, ce n’est pas troptôt&|160;; êtes-vous content, jeune gloire et bientôt jeunechevalier de la Légion d’honneur&|160;? Car bientôt vous pourrezmontrer votre croix&|160;», dit M. de Charlus à Morel d’un airtendre et triomphant, mais, par ces mots mêmes de décoration,contresignant les mensonges de Mme Verdurin, quiapparurent une vérité indiscutable à Morel. «&|160;Laissez-moi, jevous défends de m’approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez pasêtre à votre coup d’essai, je ne suis pas le premier que vousessayez de pervertir&|160;!&|160;» Ma seule consolation était depenser que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. deCharlus. Pour mille fois moins que cela j’avais essuyé ses colèresde fou, personne n’était à l’abri d’elles, un roi ne l’eût pasintimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M.de Charlus muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendrela cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivementsur toutes les personnes présentes, d’un air interrogateur,indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore cequi s’était passé que ce qu’il devait répondre. Pourtant M. deCharlus possédait toutes les ressources, non seulement del’éloquence, mais de l’audace, quand, pris d’une rage quibouillonnait depuis longtemps contre quelqu’un, il le clouait dedésespoir, par les mots les plus sanglants, devant les gens dumonde scandalisés et qui n’avaient jamais cru qu’on pût aller siloin. M. de Charlus, dans ces cas-là, brûlait, se démenait en devéritables attaques nerveuses, dont tout le monde restaittremblant. Mais c’est que, dans ces cas-là, il avait l’initiative,il attaquait, il disait ce qu’il voulait (comme Bloch savaitplaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devantlui). Peut-être, ce qui le rendait muet était-ce – en voyant que M.et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne nelui porterait secours – la souffrance présente et l’effroi surtoutdes souffrances à venir&|160;; ou bien que, ne s’étant pasd’avance, par l’imagination, monté la tête et forgé une colère,n’ayant pas de rage toute prête en mains, il avait été saisi etbrusquement frappé, au moment où il était sans ses armes (car,sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais unfaux brave&|160;; même, comme je l’avais toujours cru, et ce qui mele rendait assez sympathique, un faux méchant&|160;: les gens qu’ilhaïssait, il les haïssait parce qu’il s’en croyait méprisé&|160;;eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colèrecontre eux il les eût embrassés, et il n’avait pas les réactionsnormales de l’homme d’honneur outragé)&|160;; ou bien que, dans unmilieu qui n’était pas le sien, il se sentait moins à l’aise etmoins courageux qu’il n’eût été dans le Faubourg. Toujours est-ilque, dans ce salon qu’il dédaignait, ce grand seigneur (à quin’était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur lesroturiers qu’elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devantle Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous lesmembres et de la langue, que jeter de tous côtés des regardsépouvantés, indignés par la violence qu’on lui faisait, aussisuppliants qu’interrogateurs. Dans une circonstance si cruellementimprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier&|160;:«&|160;Qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce qu’il ya&|160;?&|160;» On ne l’entendait même pas. Et la pantomimeéternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieuxMonsieur, à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salonparisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiquesdans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisaitl’épouvante des nymphes poursuivies par le Dieu Pan.

L’ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à laretraite, le mondain à qui on bat froid, l’amoureux éconduitexaminent, parfois pendant des mois, l’événement qui a brisé leursespérances&|160;; ils le tournent et le retournent comme unprojectile tiré on ne sait d’où ni on ne sait par qui, pour un peucomme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les élémentscomposants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quellesvolontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins,disposent de l’analyse&|160;; les malades souffrant d’un mal dontils ne savent pas l’origine peuvent faire venir le médecin&|160;;les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par lejuge d’instruction. Mais les actions déconcertantes de nossemblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi, M. deCharlus – pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée àlaquelle nous allons revenir – ne vit dans l’attitude de Charliequ’une seule chose claire. Charlie, qui avait souvent menacé lebaron de raconter quelle passion il lui inspirait, avait dûprofiter pour le faire de ce qu’il se croyait maintenantsuffisamment «&|160;arrivé&|160;» pour voler de ses propres ailes.Et il avait dû tout raconter, par pure ingratitude, àMme Verdurin. Mais comment celle-ci s’était-elle laissétromper (car le baron, décidé à nier, était déjà persuadé lui-mêmeque les sentiments qu’on lui reprocherait étaientimaginaires)&|160;? Des amis de Mme Verdurin, peut-êtreayant eux-mêmes une passion pour Charlie, avaient préparé leterrain. En conséquence, M. de Charlus, les jours suivants, écrivitdes lettres terribles à plusieurs «&|160;fidèles&|160;» entièrementinnocents et qui le crurent fou&|160;; puis il alla faire àMme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n’eutd’ailleurs nullement l’effet qu’il souhaitait. Car, d’une part,Mme Verdurin répétait au baron&|160;: «&|160;Vous n’avezqu’à ne plus vous occuper de lui, dédaignez-le, c’est unenfant.&|160;» Or le baron ne soupirait qu’après uneréconciliation. D’autre part, pour amener celle-ci en supprimant àCharlie tout ce dont il s’était cru assuré, il demandait àMme Verdurin de ne plus le recevoir&|160;; ce à quoielle opposa un refus qui lui valut des lettres irritées etsarcastiques de M. de Charlus. Allant d’une supposition à l’autre,le baron ne fit jamais la vraie&|160;: à savoir, que le coupn’était nullement parti de Morel. Il est vrai qu’il eût pul’apprendre en lui demandant quelques minutes d’entretien. Mais iljugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour.Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a,d’ailleurs presque toujours, attachée à l’idée d’un entretien quipourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui, pour quelqueraison que ce soit, nous empêche de nous prêter à cet entretien.Celui qui s’est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingtcirconstances fera preuve de fierté la vingt et unième fois, laseule où il serait utile de ne pas s’entêter dans une attitudearrogante et de dissiper une erreur qui va s’enracinant chezl’adversaire faute de démenti. Quant au côté mondain de l’incident,le bruit se répandit que M. de Charlus avait été mis à la porte dechez les Verdurin au moment où il cherchait à violer un jeunemusicien. Ce bruit fit qu’on ne s’étonna pas de voir M. de Charlusne plus reparaître chez les Verdurin, et quand par hasard ilrencontrait quelque part un des fidèles qu’il avait soupçonnés etinsultés, comme celui-ci gardait rancune au baron, qui lui-même nelui disait pas bonjour, les gens ne s’étonnaient pas, comprenantque personne dans le petit clan ne voulût plus saluer le baron.

Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les parolesque venait de prononcer Morel et l’attitude de la Patronne, prenaitla pose de la nymphe en proie à la terreur panique, M. etMme Verdurin s’étaient retirés vers le premier salon,comme en signe de rupture diplomatique, laissant seul M. de Charlustandis que, sur l’estrade, Morel enveloppait son violon. «&|160;Tuvas nous raconter comment cela s’est passé, dit avidementMme Verdurin à son mari. – Je ne sais pas ce que vouslui avez dit, il avait l’air tout ému, dit Ski, il a des larmesdans les yeux.&|160;» Feignant de ne pas avoir compris&|160;:«&|160;Je crois que ce que j’ai dit lui a été tout à faitindifférent&|160;», dit Mme Verdurin par un de cesmanèges qui ne trompent pas, du reste, tout le monde, et pourforcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait, pleurs quienivraient la Patronne de trop d’orgueil pour qu’elle voulûtrisquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, lesignorât. «&|160;Mais non, ce ne lui a pas été indifférent, puisqueje voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux&|160;»,dit le sculpteur sur un ton bas et souriant de confidencemalveillante, tout en regardant de côté pour s’assurer que Morelétait toujours sur l’estrade et ne pouvait pas écouter laconversation. Mais il y avait une personne qui l’entendait et dontla présence, aussitôt qu’on l’aurait remarquée, allait rendre àMorel une des espérances qu’il avait perdues. C’était la reine deNaples, qui, ayant oublié son éventail, avait trouvé plus aimable,en quittant une autre soirée où elle s’était rendue, de venir lerechercher elle-même. Elle était entrée tout doucement, commeconfuse, s’apprêtant à s’excuser et à faire une courte visitemaintenant qu’il n’y avait plus personne. Mais on ne l’avait pasentendue entrer, dans le feu de l’incident, qu’elle avait compristout de suite et qui l’enflamma d’indignation. «&|160;Ski dit qu’ilavait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela&|160;? Je n’aipas vu de larmes. Ah&|160;! si pourtant, je me rappelle,corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue.Quant au Charlus, il n’en mène pas large, il devrait prendre unechaise, il tremble sur ses jambes, il va s’étaler&|160;», dit-elleavec un ricanement sans pitié. À ce moment Morel accourut verselle&|160;: «&|160;Est-ce que cette dame n’est pas la reine deNaples&|160;? demanda-t-il (bien qu’il sût que c’était elle) enmontrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce quivient de se passer, je ne peux plus, hélas&|160;! demander au baronde me présenter. – Attendez, je vais le faire&|160;», ditMme Verdurin, et suivie de quelques fidèles, mais non demoi et de Brichot qui nous empressâmes d’aller demander nosaffaires et de sortir, elle s’avança vers la Reine qui causait avecM. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son granddésir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait êtreempêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nousnous représentons l’avenir comme un reflet du présent projeté dansun espace vide, tandis qu’il est le résultat, souvent toutprochain, de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n’yavait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pourque Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurinfit une révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n’avait pas l’airde la reconnaître&|160;: «&|160;Je suis Mme Verdurin.Votre Majesté ne me reconnaît pas. – Très bien&|160;», dit la reineen continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d’unair si parfaitement absent que Mme Verdurin douta sic’était à elle que s’adressait ce «&|160;très bien&|160;» prononcésur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. deCharlus, au milieu de sa douleur d’amant, un sourire dereconnaissance expert et friand en matière d’impertinence. Morel,voyant de loin les préparatifs de la présentation, s’étaitrapproché. La Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre luiaussi elle était fâchée, mais seulement parce qu’il ne faisait pasface plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge dehonte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. Lasympathie pleine de simplicité qu’elle leur avait témoignée, il y aquelques heures, et l’insolente fierté avec laquelle elle sedressait devant eux prenaient leur source au même point de soncœur. La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bontéd’abord sous la forme de l’inébranlable attachement aux gensqu’elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmilesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de labourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceuxqu’elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C’était entant qu’à une femme douée de ces bons instincts qu’elle avaitmanifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sansdoute, c’est là une conception étroite, un peu tory et de plus enplus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bontéfût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciensn’aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils sedévouaient parce que celui-ci n’excédait pas les limites de lacité, ni les hommes d’aujourd’hui la patrie, que ceux qui aimerontles États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j’ai eul’exemple de ma mère que Mme de Cambremer etMme de Guermantes n’ont jamais pu décider à faire partied’aucune œuvre philanthropique, d’aucun patriotique ouvroir, à êtrejamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu’elle ait euraison de n’agir que quand son cœur avait d’abord parlé et deréserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que lehasard mit sur son chemin, ses richesses d’amour et degénérosité&|160;; mais je sais bien que celles-là, comme celles dema grand’mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin toutce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou deCambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrementdifférent, mais enfin il faut reconnaître que les êtressympathiques n’étaient pas du tout conçus par elle comme ils lesont dans ces romans de Dostoïevski qu’Albertine avait pris dans mabibliothèque et accaparés, c’est-à-dire sous les traits deparasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôtinsolents, débauchés, au besoin assassins. D’ailleurs, les extrêmesse rejoignent, puisque l’homme noble, le proche, le parent outragéque la Reine voulait défendre, était M. de Charlus, c’est-à-dire,malgré sa naissance et toutes les parentés qu’il avait avec laReine, quelqu’un dont la vertu s’entourait de beaucoup de vices.«&|160;Vous n’avez pas l’air bien, mon cher cousin, dit-elle à M.de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu’il voussoutiendra toujours. Il est assez solide pour cela.&|160;» Puislevant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me racontaSki, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel)&|160;:«&|160;Vous savez qu’autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect lacanaille. Il saura vous servir de rempart.&|160;» Et c’est ainsi,emmenant à son bras le baron, et sans s’être laissé présenterMorel, que sortit la glorieuse sœur de l’impératrice Élisabeth. Onpouvait croire, avec le caractère terrible de M. de Charlus, lespersécutions dont il terrorisait jusqu’à ses parents, qu’il allait,à la suite de cette soirée, déchaîner sa fureur et exercer desreprésailles contre les Verdurin. Nous avons vu pourquoi il n’enfut rien tout d’abord. Puis le baron, ayant pris froid à quelquetemps de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses quifurent très fréquentes alors, fut longtemps jugé par ses médecins,et se jugea lui-même, comme à deux doigts de la mort, et restaplusieurs mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplementune métastase physique, et le remplacement par un mal différent dela névrose, qui l’avait jusque-là fait s’oublier jusque dans desorgies de colère&|160;? Car il est trop simple de croire que,n’ayant jamais pris au sérieux, du point de vue social, lesVerdurin, mais ayant fini par comprendre le rôle qu’ils avaientjoué, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses pairs&|160;; tropsimple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout propos,contre des ennemis imaginaires et inoffensifs, deviennent, aucontraire, inoffensifs dès que quelqu’un prend contre euxl’offensive, et qu’on les calme mieux en leur jetant de l’eaufroide à la figure qu’en tâchant de leur démontrer l’inanité deleurs griefs. Ce n’est probablement pas dans une métastase qu’ilfaut chercher l’explication de cette absence de rancune, bienplutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandesfatigues au baron qu’il lui restait peu de loisir pour penser auxVerdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d’offensive&|160;;même celles qui n’auront que des effets posthumes requièrent, si onles veut «&|160;monter&|160;» convenablement, le sacrifice d’unepartie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pourl’activité d’une préparation. On parle souvent d’ennemis mortelsqui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l’article de lamort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, exceptéquand la mort nous surprend en pleine vie. C’est, au contraire, aumoment où on n’a plus rien à perdre qu’on ne s’embarrasse pas desrisques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L’esprit devengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus souvent– malgré des exceptions qui, au sein d’un même caractère, on leverra, sont d’humaines contradictions – au seuil de la mort. Aprèsavoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait tropfatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien.S’il se taisait souvent ainsi, ce n’est pas qu’il eût perdu sonéloquence. Elle coulait encore de source, mais avait changé.Détachée des violences qu’elle avait ornées si souvent, ce n’étaitplus qu’une éloquence quasi mystique qu’embellissaient des parolesde douceur, des paraboles de l’Évangile, une apparente résignationà la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Unerechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s’étaittransposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie sidifférent d’Andromaque), faisait l’admiration de ceux quil’entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes, quin’auraient pu s’empêcher d’adorer un homme que ses défauts leuravaient fait haïr. Certes, des pensées qui n’avaient de chrétienque l’apparence surnageaient. Il implorait l’Archange Gabriel devenir lui annoncer, comme au prophète, dans combien de temps luiviendrait le Messie. Et s’interrompant d’un doux souriredouloureux, il ajoutait&|160;: «&|160;Mais il ne faudrait pas quel’Archange me demandât, comme à Daniel, de patienter «&|160;septsemaines et soixante-deux semaines&|160;», car je serai mortavant.&|160;» Celui qu’il attendait ainsi était Morel. Aussidemandait-il aussi à l’Archange Raphaël de le lui ramener comme lejeune Tobie. Et, mêlant des moyens plus humains (comme les Papesmalades qui, tout en faisant dire des messes, ne négligent pas defaire appeler leur médecin), il insinuait à ses visiteurs que siBrichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie, peut-êtrel’Archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue comme aupère de Tobie, ou comme dans la piscine probatique de Bethsaïda.Mais, malgré ces retours humains, la pureté morale des propos de M.de Charlus n’en était pas moins devenue délicieuse. Vanité,médisance, folie de méchanceté et d’orgueil, tout cela avaitdisparu. Moralement M. de Charlus s’était élevé bien au-dessus duniveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur laréalité duquel son art oratoire était, du reste, capable de tromperquelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparutavec la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlusredescendit sa pente avec une vitesse que nous verronsprogressivement croissante. Mais l’attitude des Verdurin envers luin’était déjà plus qu’un souvenir un peu éloigné que des colèresplus immédiates empêchèrent de se raviver.

Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, quand les maîtresde maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme&|160;: «&|160;Tusais où est allé Cottard&|160;? Il est auprès de Saniette dont lecoup de bourse pour se rattraper a échoué. En arrivant chez luitout à l’heure, après nous avoir quittés, en apprenant qu’iln’avait plus un franc et qu’il avait près d’un million de dettes,Saniette a eu une attaque. – Mais aussi pourquoi a-t-il joué, c’estidiot, il est l’être le moins fait pour ça. De plus fins que lui ylaissent leurs plumes, et lui était destiné à se laisser rouler partout le monde. – Mais, bien entendu, il y a longtemps que noussavons qu’il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat estlà. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par sonpropriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère&|160;; sesparents ne l’aiment pas, ce n’est pas Forcheville qui fera quelquechose pour lui. Alors j’avais pensé, je ne veux rien faire qui tedéplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rentepour qu’il ne s’aperçoive pas trop de sa ruine, qu’il puisse sesoigner chez lui. – Je suis tout à fait de ton avis, c’est trèsbien de ta part d’y avoir pensé. Mais tu dis «&|160;chezlui!&|160;; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n’estplus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deuxpièces. Je crois qu’actuellement il a encore un appartement de sixà sept mille francs. – Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoupà son chez lui. En somme, il a eu une première attaque, il nepourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nousdépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il mesemble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions, par exemple,cette année, au lieu de relouer la Raspelière, prendre quelquechose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble que sacrifierchaque année dix mille francs pendant trois ans ce n’est pasimpossible. – Soit, seulement l’ennui c’est que ça se saura, çaobligera à le faire pour d’autres. – Tu peux croire que j’y aipensé. Je ne le ferai qu’à la condition expresse que personne ne lesache. Merci, je n’ai pas envie que nous soyons obligés de devenirles bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie&|160;! Cequ’on pourrait faire, c’est de lui dire que cela lui a été laissépar la princesse Sherbatoff. – Mais le croira-t-il&|160;? Elle aconsulté Cottard pour son testament. – À l’extrême rigueur, on peutmettre Cottard dans la confidence, il a l’habitude du secretprofessionnel, il gagne énormément d’argent, ce ne sera jamais unde ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra mêmepeut-être se charger de dire que c’est lui que la princesse avaitpris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Çaéviterait l’embêtement des scènes de remerciements, desmanifestations, des phrases.&|160;» M. Verdurin ajouta un mot quisignifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrasesqu’ils désiraient éviter. Mais il n’a pu m’être dit exactement, carce n’était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en adans certaines familles pour désigner certaines choses, surtout deschoses agaçantes, probablement parce qu’on veut pouvoir lessignaler devant les intéressés sans être compris&|160;! Ce genred’expressions est généralement un reliquat contemporain d’un étatantérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, cesera un terme rituel détourné de son sens, et peut-être le seul mothébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dansune famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patoisde la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprennemême plus le patois. Dans une famille venue de l’Amérique du Sud etne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et, à lagénération suivante, le mot n’existera plus qu’à titre de souvenird’enfance. On se rappellera bien que les parents, à table,faisaient allusion aux domestiques qui servaient sans être comprisd’eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulaitdire au juste ce mot, si c’était de l’espagnol, de l’hébreu, del’allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à unelangue quelconque et n’était pas un nom propre, ou un motentièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a ungrand-oncle, un vieux cousin encore vivant, et qui a dû user dumême terme. Comme je n’ai connu aucun parent des Verdurin, je n’aipu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu’il fitcertainement sourire Mme Verdurin, car l’emploi de cettelangue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que lalangue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentimentégoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cetinstant de gaîté passé&|160;: «&|160;Mais si Cottard en parle,objecta Mme Verdurin. – Il n’en parlera pas.&|160;» Ilen parla, à moi du moins, car c’est par lui que j’appris ce faitquelques années plus tard, à l’enterrement même de Saniette. Jeregrettai de ne l’avoir pas su plus tôt. D’abord cela m’eûtacheminé plus rapidement à l’idée qu’il ne faut jamais en vouloiraux hommes, jamais les juger d’après tel souvenir d’une méchancetécar nous ne savons pas tout ce qu’à d’autres moments leur âme a puvouloir sincèrement et réaliser de bon&|160;; sans doute, la formemauvaise qu’on a constatée une fois pour toutes reviendra, maisl’âme est bien plus riche que cela, a bien d’autres formes quireviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons ladouceur à cause du mauvais procédé qu’ils ont eu. Ensuite, à unpoint de vue plus personnel, cette révélation de Cottard n’eût pasété sans effet sur moi, parce qu’en changeant mon opinion desVerdurin, cette révélation, s’il me l’eût faite plus tôt, eûtdissipé les soupçons que j’avais sur le rôle que les Verdurinpouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-êtreà tort du reste, car si M. Verdurin – que je croyais de plus enplus le plus méchant des hommes – avait des vertus, il n’en étaitpas moins taquin jusqu’à la plus féroce persécution et jaloux dedomination dans le petit clan jusqu’à ne pas reculer devant lespires mensonges, devant la fomentation des haines les plusinjustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n’avaientpas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C’était unhomme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation,cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un hommesympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Unebonté partielle, où subsistait peut-être un peu de la famille amiede ma grand’tante, existait probablement chez lui, par ce fait,avant que je la connusse, comme l’Amérique ou le pôle Nord avantColomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la naturede M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée&|160;; etje conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi biend’un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne changepas moins qu’elles et si on veut clicher ce qu’il a de relativementimmuable, on le voit présenter successivement des aspectsdifférents (impliquant qu’il ne sait pas garder l’immobilité, maisbouge) à l’objectif déconcerté.

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