La Prisonnière

Chapitre 3Disparition d’Albertine

Voyant l’heure, et craignant qu’Albertine ne s’ennuyât, jedemandai à Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu’il voulûtbien d’abord me déposer chez moi. Ma voiture le reconduiraitensuite. Il me félicita de rentrer ainsi directement (ne sachantpas qu’une jeune fille m’attendait à la maison), et de finiraussitôt et avec tant de sagesse, une soirée dont, bien aucontraire, je n’avais en réalité fait que retarder le véritablecommencement. Puis il me parla de M. de Charlus. Celui-ci eût sansdoute été stupéfait en entendant le professeur, si aimable aveclui, le professeur qui lui disait toujours&|160;: «&|160;Je nerépète jamais rien&|160;», parler de lui et de sa vie sans lamoindre réticence. Et l’étonnement indigné de Brichot n’eûtpeut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avaitdit&|160;: «&|160;On m’a assuré que vous parliez mal de moi.&|160;»Brichot avait, en effet, du goût pour M. de Charlus et, s’il avaiteu à se reporter à quelque conversation roulant sur lui, il se fûtrappelé bien plutôt les sentiments de sympathie qu’il avaitéprouvés à l’égard du baron, pendant qu’il disait de lui les mêmeschoses qu’en disait tout le monde, que ces choses elles-mêmes. Iln’aurait pas cru mentir en disant&|160;: «&|160;Moi qui parle devous avec tant d’amitié&|160;», puisqu’il ressentait quelqueamitié, pendant qu’il parlait de M. de Charlus. Celui-ci avaitsurtout pour Brichot le charme que l’universitaire demandait avanttout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir des spécimensréels de ce qu’il avait pu croire longtemps une invention despoètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième églogue deVirgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque fond deréalité, trouvait sur le tard, à causer avec M. de Charlus, un peudu plaisir qu’il savait que ses maîtres M. Mérimée et M. Renan, soncollègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, enPalestine, en Égypte, à reconnaître, dans les paysages et lespopulations actuelles de l’Espagne, de la Palestine et de l’Égypte,le cadre et les invariables acteurs des scènes antiquesqu’eux-mêmes dans les livres avaient étudiées. «&|160;Soit dit sansoffenser ce preux de haute race, me déclara Brichot dans la voiturequi nous ramenait, il est tout simplement prodigieux quand ilcommente son catéchisme satanique avec une verve un tantinetcharentonesque et une obstination, j’allais dire une candeur, deblanc d’Espagne et d’émigré. Je vous assure que, si j’osem’exprimer comme Mgr d’Hulst, je ne m’embête pas les jours où jereçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre Adonis contrenotre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa race, et, entoute innocence sodomiste, s’est croisé.&|160;» J’écoutais Brichotet je n’étais pas seul avec lui. Ainsi que, du reste, cela n’avaitpas cessé depuis que j’avais quitté la maison, je me sentais, siobscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en cemoment dans sa chambre. Même quand je causais avec l’un ou avecl’autre chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi,j’avais d’elle cette notion vague qu’on a de ses propres membres,et s’il m’arrivait de penser à elle, c’était comme on pense, avecl’ennui d’être lié par un entier esclavage, à son propre corps.«&|160;Et quelle potinière, reprit Brichot, à nourrir tous lesappendices des Causeries du Lundi, que la conversation de cetapôtre&|160;! Songez que j’ai appris par lui que le traitéd’éthique où j’ai toujours révéré la plus fastueuse constructionmorale de notre époque avait été inspiré à notre vénérable collègueX… par un jeune porteur de dépêches. N’hésitons pas à reconnaîtreque mon éminent ami a négligé de nous livrer le nom de cet éphèbeau cours de ses démonstrations. Il a témoigné en cela de plus derespect humain ou, si vous aimez mieux, de moins de gratitude quePhidias qui inscrivit le nom de l’athlète qu’il aimait sur l’anneaude son Jupiter Olympien. Le baron ignorait cette dernière histoire.Inutile de vous dire qu’elle a charmé son orthodoxie. Vous imaginezaisément que, chaque fois que j’argumenterai avec mon collègue àune thèse de doctorat, je trouve à sa dialectique, d’ailleurs fortsubtile, le surcroît de saveur que de piquantes révélationsajoutèrent pour Sainte-Beuve à l’œuvre insuffisammentconfidentielle de Chateaubriand. De notre collègue, dont la sagesseest d’or, mais qui possédait peu d’argent, le télégraphiste a passéaux mains du baron «&|160;en tout bien tout honneur&|160;» (il fautentendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan est le plusserviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une place auxcolonies, d’où celui-ci, qui a l’âme reconnaissante, lui envoie detemps à autre d’excellents fruits. Le baron en offre à ses hautesrelations&|160;; des ananas du jeune homme figurèrent toutdernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire àMme Verdurin, qui, à ce moment, n’y mettait pasmalice&|160;: «&|160;Vous avez donc un oncle ou un neveud’Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananaspareils&|160;!&|160;» J’avoue que, si j’avais alors su la vérité,je les eusses mangés avec une certaine gaieté en me récitant inpetto le début d’une ode d’Horace que Diderot aimait àrappeler. En somme, comme mon collègue Boissier, déambulant duPalatin à Tibur, je prends dans la conversation du baron, une idéesingulièrement plus vivante et plus savoureuse des écrivains dusiècle d’Auguste. Ne parlons même pas de ceux de la Décadence, etne remontons pas jusqu’aux Grecs, bien que j’aie dit à cetexcellent M. de Charlus qu’auprès de lui je me faisais l’effet dePlaton chez Aspasie. À vrai dire, j’avais singulièrement grandil’échelle des deux personnages et, comme dit La Fontaine, monexemple était tiré «&|160;d’animaux plus petits&|160;». Quoi qu’ilen soit, vous ne supposez pas, j’imagine, que le baron ait étéfroissé. Jamais je ne le vis si ingénument heureux. Une ivressed’enfant le fit déroger à son flegme aristocratique. «&|160;Quelsflatteurs que tous ces sorbonnards&|160;! s’écriait-il avecravissement. Dire qu’il faut que j’aie attendu d’être arrivé à monâge pour être comparé à Aspasie&|160;! Un vieux tableau commemoi&|160;! Ô ma jeunesse&|160;!&|160;» J’aurais voulu que vous levissiez disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, àson âge, musqué comme un petit-maître. Au demeurant, sous seshantises de généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes cesraisons je serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive.Ce qui m’a étonné, c’est la façon dont le jeune homme s’estrebiffé. Il avait pourtant pris, depuis quelque temps, en face dubaron, des manières de séide, des façons de leude qui n’annonçaientguère cette insurrection. J’espère qu’en tous cas, même si (Diiomen avertant) le baron ne devait plus retourner quai Conti,ce schisme ne s’étendrait pas jusqu’à moi. Nous avons l’un etl’autre trop de profit à l’échange que nous faisons de mon faiblesavoir contre son expérience. (On verra que si M. de Charlus, aprèsavoir vainement souhaité qu’il lui ramenât Morel, ne témoigna pasde violente rancune à Brichot, du moins sa sympathie pourl’universitaire tomba assez complètement pour lui permettre de lejuger sans aucune indulgence.) Et je vous jure bien que l’échangeest si inégal que, quand le baron me livre ce que lui a enseignéson existence, je ne saurais être d’accord avec Sylvestre Bonnard,que c’est encore dans une bibliothèque qu’on fait le mieux le songede la vie.&|160;»

Nous étions arrivés devant la porte. Je descendis de voiturepour donner au cocher l’adresse de Brichot. Du trottoir je voyaisla fenêtre de la chambre d’Albertine, cette fenêtre, autrefoistoujours noire, le soir, quand elle n’habitait pas la maison, quela lumière électrique de l’intérieur, segmentée par les pleins desvolets, striait de haut en bas de barres d’or parallèles. Cegrimoire magique, autant il était clair pour moi et dessinaitdevant mon esprit calme des images précises, toutes proches et enpossession desquelles j’allais entrer tout à l’heure, autant ilétait invisible pour Brichot resté dans la voiture, presqueaveugle, et autant il eût, d’ailleurs, été incompréhensible pourlui, même voyant, puisque, comme les amis qui venaient me voiravant le dîner quand Albertine était rentrée de promenade, leprofesseur ignorait qu’une jeune fille toute à moi m’attendait dansune chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je restai uninstant seul sur le trottoir. Certes, ces lumineuses rayures quej’apercevais d’en bas et qui à un autre eussent semblé toutessuperficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, unesolidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettaisderrière elles, en un trésor insoupçonné des autres que j’avaiscaché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, trésor si l’onveut, mais trésor en échange duquel j’avais aliéné la liberté, lasolitude, la pensée. Si Albertine n’avait pas été là-haut, et mêmesi je n’avais voulu qu’avoir du plaisir, j’aurais été le demander àdes femmes inconnues, dont j’eusse essayé de pénétrer la vie, àVenise peut-être, à tout le moins dans quelque coin de Parisnocturne. Mais maintenant, ce qu’il me fallait faire quand venaitpour moi l’heure des caresses, ce n’était pas partir en voyage, cen’était même plus sortir, c’était rentrer. Et rentrer non pas pourse trouver seul, et, après avoir quitté les autres qui vousfournissaient du dehors l’aliment de votre pensée, se trouver aumoins forcé de la chercher en soi-même, mais, au contraire, moinsseul que quand j’étais chez les Verdurin, reçu que j’allais êtrepar la personne en qui j’abdiquais, en qui je remettais le pluscomplètement la mienne, sans que j’eusse un instant le loisir depenser à moi, ni même la peine, puisqu’elle serait auprès de moi,de penser à elle. De sorte qu’en levant une dernière fois mes yeuxdu dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je seraistout à l’heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui allaitse refermer sur moi et dont j’avais forgé moi-même, pour uneservitude éternelle, les inflexibles barreaux d’or.

Nos fiançailles avaient pris une allure de procès et donnaient àAlbertine la timidité d’une coupable. Maintenant elle changeait laconversation quand il s’agissait de personnes, hommes ou femmes,qui ne fussent pas de vieilles gens. C’est quand elle nesoupçonnait pas encore que j’étais jaloux d’elle que j’aurais dûlui demander ce que je voulais savoir. Il faut profiter de cetemps-là. C’est alors que notre amie nous dit ses plaisirs, et mêmeles moyens à l’aide desquels elle les dissimule aux autres. Elle nem’eût plus avoué maintenant, comme elle avait fait à Balbec (moitiéparce que c’était vrai, moitié pour s’excuser de ne pas laisservoir davantage sa tendresse pour moi, car je la fatiguais déjàalors, et elle avait vu, par ma gentillesse pour elle, qu’ellen’avait pas besoin de m’en montrer autant qu’aux autres pour enobtenir plus que d’eux), elle ne m’aurait plus avoué maintenantcomme alors&|160;: «&|160;Je trouve ça stupide de laisser voirqu’on aime&|160;; moi, c’est le contraire, dès qu’une personne meplaît, j’ai l’air de ne pas y faire attention. Comme ça personne nesait rien.&|160;»

Comment, c’était la même Albertine d’aujourd’hui, avec sesprétentions à la franchise et d’être indifférente à tous, quim’avait dit cela&|160;! Elle ne m’eût plus énoncé cette règlemaintenant&|160;! Elle se contentait, quand elle causait avec moi,de l’appliquer en me disant de telle ou telle personne qui pouvaitm’inquiéter&|160;: «&|160;Ah&|160;! je ne sais pas, je ne l’ai pasregardée, elle est trop insignifiante.&|160;» Et de temps en temps,pour aller au-devant des choses que je pourrais apprendre, ellefaisait de ces aveux que leur accent, avant que l’on connaisse laréalité qu’ils sont chargés de dénaturer, d’innoncenter, dénoncedéjà comme étant des mensonges.

Albertine ne m’avait jamais dit qu’elle me soupçonnât d’êtrejaloux d’elle, préoccupé de tout ce qu’elle faisait. Les seulesparoles, assez anciennes il est vrai, que nous avions échangéesrelativement à la jalousie semblaient prouver le contraire. Je merappelais que, par un beau soir de clair de lune, au début de nosrelations, une des premières fois où je l’avais reconduite et oùj’eusse autant aimé ne pas le faire et la quitter pour courir aprèsd’autres, je lui avais dit&|160;: «&|160;Vous savez, si je vouspropose de vous ramener, ce n’est pas par jalousie&|160;; si vousavez quelque chose à faire, je m’éloigne discrètement.&|160;» Etelle m’avait répondu&|160;: «&|160;Oh&|160;! je sais bien que vousn’êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n’ai rienà faire qu’à être avec vous.&|160;» Une autre fois, c’était à laRaspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regardsur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l’égardd’Albertine&|160;; je lui avais dit&|160;: «&|160;Eh&|160;! bien,il vous a serrée d’assez près, j’espère.&|160;» Et comme j’avaisajouté à demi ironiquement&|160;: «&|160;J’ai souffert toutes lestortures de la jalousie&|160;», Albertine, usant du langage propre,soit au milieu vulgaire d’où elle était sortie, soit au plusvulgaire encore qu’elle fréquentait&|160;: «&|160;Quel chineur vousfaites&|160;! Je sais bien que vous n’êtes pas jaloux. D’abord vousme l’avez dit, et puis ça se voit, allez&|160;!&|160;» Elle nem’avait jamais dit, depuis, qu’elle eût changé d’avis&|160;; maisil avait dû pourtant se former en elle, à ce sujet, bien des idéesnouvelles, qu’elle me cachait mais qu’un hasard pouvait, malgréelle, trahir, car ce soir-là, quand, une fois rentré, après avoirété la chercher dans sa chambre et l’avoir amenée dans la mienne,je lui eus dit (avec une certaine gêne que je ne compris pasmoi-même, car j’avais bien annoncé à Albertine que j’irais dans lemonde et je lui avais dit que je ne savais pas où, peut-être chezMme de Villeparisis, peut-être chez Mme deGuermantes, peut-être chez Mme de Cambremer&|160;; ilest vrai que je n’avais justement pas nommé les Verdurin)&|160;:«&|160;Devinez d’où je viens&|160;? de chez les Verdurin&|160;»,j’avais à peine eu le temps de prononcer ces mots qu’Albertine, lafigure bouleversée, m’avait répondu par ceux-ci, qui semblèrentexploser d’eux-mêmes avec une force qu’elle ne put contenir&|160;:«&|160;Je m’en doutais. – Je ne savais pas que cela vous ennuieraitque j’aille chez les Verdurin.&|160;» (Il est vrai qu’elle ne medisait pas que cela l’ennuyait, mais c’était visible&|160;; il estvrai aussi que je ne m’étais pas dit que cela l’ennuierait. Etpourtant, devant l’explosion de sa colère, comme devant cesévénements qu’une sorte de double vue rétrospective nous faitparaître avoir déjà été connus dans le passé, il me sembla que jen’avais jamais pu m’attendre à autre chose. «&|160;M’ennuyer&|160;?Qu’est ce que vous voulez que ça me fiche&|160;? Voilà qui m’estéquilatéral. Est-ce qu’ils ne devaient pas avoir MlleVinteuil&|160;?&|160;» Hors de moi à ces mots&|160;: «&|160;Vous nem’aviez pas dit que vous l’aviez rencontrée l’autre jour&|160;»,lui dis-je pour lui montrer que j’étais plus instruit qu’elle nepensait. Croyant que la personne que je lui reprochais d’avoirrencontrée sans me l’avoir raconté, c’était MmeVerdurin, et non, comme je voulais dire, MlleVinteuil&|160;: «&|160;Est-ce que je l’ai rencontrée&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’un air rêveur, à la fois à elle-même comme si ellecherchait à rassembler ses souvenirs, et à moi comme si c’était moiqui eus dû le lui apprendre&|160;; et sans doute, en effet, afinque je dise ce que je savais, peut-être aussi pour gagner du tempsavant de faire une réponse difficile. Mais si j’étais préoccupé parMlle Vinteuil, je l’étais encore plus d’une crainte quim’avait déjà effleuré mais qui s’emparait maintenant de moi avecforce, la crainte qu’Albertine voulût sa liberté. En rentrant jecroyais que Mme Verdurin avait purement et simplementinventé par gloriole la venue de Mlle Vinteuil et de sonamie, de sorte que j’étais tranquille. Seule Albertine, en medisant&|160;: «&|160;Est-ce que Mlle Vinteuil ne devaitpas être là&|160;?&|160;», m’avait montré que je ne m’étais pastrompé dans mon premier soupçon&|160;; mais enfin j’étaistranquillisé là-dessus pour l’avenir, puisqu’en renonçant à allerchez les Verdurin et en se rendant au Trocadéro, Albertine avaitsacrifié Mlle Vinteuil. Mais, au Trocadéro, que, dureste, elle avait quitté pour se promener avec moi, il y avait eu,comme raison de l’en faire revenir, la présence de Léa. En ypensant je prononçai ce nom de Léa, et Albertine, méfiante, croyantqu’on m’en avait peut-être dit davantage, prit les devants ets’écria avec volubilité, non sans cacher un peu son front&|160;:«&|160;Je la connais très bien&|160;; nous sommes allées, l’annéedernière, avec des amies, la voir jouer&|160;: après lareprésentation nous sommes montées dans sa loge, elle s’esthabillée devant nous. C’était très intéressant.&|160;» Alors mapensée fut forcée de lâcher Mlle Vinteuil et, dans uneffort désespéré, dans cette course à l’abîme des impossiblesreconstitutions, s’attacha à l’actrice, à cette soirée où Albertineétait montée dans sa loge. D’autre part, après tous les sermentsqu’elle m’avait faits, et d’un ton si véridique, après le sacrificesi complet de sa liberté, comment croire qu’en tout cela il y eûtdu mal&|160;? Et pourtant, mes soupçons n’étaient-ils pas desantennes dirigées vers la vérité, puisque, si elle m’avait sacrifiéles Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de même, chez lesVerdurin, il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et, auTrocadéro, il y avait eu Léa qui me semblait m’inquiéter à tort etque pourtant, dans cette phrase que je ne lui demandais pas, elledéclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle oùeussent été mes craintes, dans des circonstances bienlouches&|160;? Car qui avait pu l’amener à monter ainsi dans cetteloge&|160;? Si je cessais de souffrir par Mlle Vinteuilquand je souffrais par Léa, ces deux bourreaux de ma journée, c’estsoit par l’infirmité de mon esprit à se représenter à la fois tropde scènes, soit par l’interférence de mes émotions nerveuses, dontma jalousie n’était que l’écho. J’en pouvais induire qu’ellen’avait pas plus été à Léa qu’à Mlle Vinteuil et que jene croyais à Léa que parce que j’en souffrais encore. Mais parceque mes jalousies s’éteignaient – pour se réveiller parfois, l’uneaprès l’autre – cela ne signifiait pas non plus qu’elles necorrespondissent pas, au contraire, chacune à quelque véritépressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me diseaucune, mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pasoccuper tous les points de l’espace et du temps qu’il eût fallu. Etencore, quel instinct m’eût donné la concordance des uns et desautres pour me permettre de surprendre Albertine ici à telle heureavec Léa, ou avec les jeunes filles de Balbec, ou avec l’amie deMme Bontemps qu’elle avait frôlée, ou avec la jeunefille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avecMlle Vinteuil&|160;?

Je dois dire que ce qui m’avait paru le plus grave et m’avait leplus frappé comme symptôme, c’était qu’elle allât au-devant de monaccusation, c’était qu’elle m’eût dit&|160;: «&|160;Je crois qu’ilsont eu Mlle Vinteuil ce soir&|160;», ainsi à quoij’avais répondu le plus cruellement possible&|160;: «&|160;Vous nem’aviez pas dit que vous l’aviez rencontrée.&|160;» Ainsi, dès queje ne trouvais pas Albertine gentille, au lieu de lui dire quej’étais triste, je devenais méchant. Il y eut alors un instant oùj’eus pour elle une espèce de haine qui ne fit qu’aviver mon besoinde la retenir.

«&|160;Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d’autreschoses que vous me cachez, même dans les plus insignifiantes,comme, par exemple, votre voyage de trois jours à Balbec&|160;; jele dis en passant.&|160;» J’avais ajouté ce mot&|160;: «&|160;Je ledis en passant&|160;» comme complément de&|160;: «&|160;même leschoses les plus insignifiantes&|160;», de façon que, si Albertineme disait&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’il y a eu d’incorrect dans marandonnée à Balbec&|160;?&|160;» je pusse lui répondre&|160;:«&|160;Mais je ne me rappelle même plus. Ce qu’on me dit sebrouille dans ma tête, j’y attache si peu d’importance.&|160;» Eten effet, si je parlais de cette course de trois jours, qu’elleavait faite avec le mécanicien, jusqu’à Balbec, d’où ses cartespostales m’étaient arrivées avec un tel retard, j’en parlais tout àfait au hasard et je regrettais d’avoir si mal choisi mon exemple,car vraiment, ayant à peine eu le temps d’aller et de revenir,c’était certainement celle de leur promenade où il n’y avait pas eumême le temps que se glissât une rencontre un peu prolongée avecqui que ce fût. Mais Albertine crut, d’après ce que je venais dedire, que la vérité vraie, je la savais, et lui avais seulementcaché que je la savais&|160;; elle était donc restée persuadée,depuis peu de temps, que, par un moyen ou un autre, je la faisaissuivre, ou enfin que, d’une façon quelconque, j’étais, comme elleavait dit la semaine précédente à Andrée, «&|160;plus renseignéqu’elle-même sur sa propre vie&|160;». Aussi elle m’interrompit parun aveu bien inutile, car, certes, je ne soupçonnais rien de cequ’elle me dit et j’en fus en revanche accablé, tant peut-êtregrand l’écart entre la vérité qu’une menteuse a travestie et l’idéeque, d’après ces mensonges, celui qui aime la menteuse s’est faitede cette vérité. À peine avais-je prononcé ces mots&|160;:«&|160;Votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis enpassant&|160;», Albertine, me coupant la parole, me déclara commeune chose toute naturelle&|160;: «&|160;Vous voulez dire que cevoyage à Balbec n’a jamais eu lieu&|160;? Bien sûr&|160;! Et je mesuis toujours demandé pourquoi vous avez fait celui qui y croyait.C’était pourtant bien inoffensif. Le mécanicien avait à faire pourlui pendant trois jours. Il n’osait pas vous le dire. Alors, parbonté pour lui (c’est bien moi&|160;! et puis, c’est toujours surmoi que ça retombe ces histoires-là), j’ai inventé un prétenduvoyage à Balbec. Il m’a tout simplement déposée à Auteuil, chez monamie de la rue de l’Assomption, où j’ai passé les trois jours à meraser à cent sous l’heure. Vous voyez que c’est pas grave, il y arien de cassé. J’ai bien commencé à supposer que vous saviezpeut-être tout, quand j’ai vu que vous vous mettiez à rire àl’arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Jereconnais que c’était ridicule et qu’il aurait mieux valu pas decartes du tout. Mais ce n’est pas ma faute. Je les avais achetéesd’avance et données au mécanicien avant qu’il me dépose à Auteuil,et puis ce veau-là les a oubliées dans ses poches, au lieu de lesenvoyer sous enveloppe à un ami qu’il a près de Balbec et quidevait vous les réexpédier. Je me figurais toujours qu’ellesallaient arriver. Lui s’en est seulement souvenu au bout de cinqjours et, au lieu de me le dire, le nigaud les a envoyées aussitôtà Balbec. Quand il m’a dit ça, je lui en ai cassé sur la figure,allez&|160;! Vous préoccuper inutilement par la faute de ce grandimbécile, comme récompense de m’être cloîtrée pendant trois jourspour qu’il puisse aller régler ses petites affaires de famille. Jen’osais même pas sortir dans Auteuil de peur d’être vue. La seulefois que je suis sortie, c’est déguisée en homme, histoire derigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu que lapremière personne dans les pattes de qui je me suis fourrée soitvotre youpin d’ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par luique vous ayez su que le voyage à Balbec n’a jamais existé que dansmon imagination, car il a eu l’air de ne pas mereconnaître.&|160;»

Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasépar tant de mensonges. À un sentiment d’horreur, qui ne me faisaitpas désirer de chasser Albertine, au contraire, s’ajoutait uneextrême envie de pleurer. Celle-ci était causée non pas par lemensonge lui-même et par l’anéantissement de tout ce que j’avaistellement cru vrai que je me sentais comme dans une ville rasée, oùpas une maison ne subsiste, où le sol nu est seulement bossué dedécombres – mais par cette mélancolie que, pendant ces trois jourspassés à s’ennuyer chez son amie d’Auteuil, Albertine n’ait pas unefois eu le désir, peut-être même pas l’idée, de venir passer encachette un jour chez moi, ou, par un petit bleu, de me demanderd’aller la voir à Auteuil. Mais je n’avais pas le temps dem’adonner à ces pensées. Je ne voulais surtout pas paraître étonné.Je souris de l’air de quelqu’un qui en sait plus long qu’il ne ledit&|160;: «&|160;Mais ceci est une chose entre mille. Ainsi,tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chezMme Verdurin, cet après-midi, quand vous êtes allée auTrocadéro.&|160;» Elle rougit&|160;: «&|160;Oui, je le savais. –Pouvez-vous me jurer que ce n’était pas pour ravoir des relationsavec elle que vous vouliez aller chez les Verdurin&|160;? – Maisbien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi «&|160;ravoir&|160;»,je n’en ai jamais eu, je vous le jure.&|160;» J’étais navréd’entendre Albertine me mentir ainsi, me nier l’évidence que sarougeur m’avait trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant,comme elle contenait une protestation d’innocence que, sans m’enrendre compte, j’étais prêt à croire, elle me fit moins de mal quesa sincérité quand, lui ayant demandé&|160;: «&|160;Pouvez-vous, dumoins, me jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuiln’entrait pour rien dans votre désir d’aller à cette matinée desVerdurin&|160;?&|160;» elle me répondit&|160;: «&|160;Non, cela jene peux pas le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoirMlle Vinteuil.&|160;» Une seconde avant, je lui envoulais de dissimuler ses relations avec Mlle Vinteuil,et maintenant l’aveu du plaisir qu’elle aurait eu à la voir mecassait bras et jambes. D’ailleurs, sa façon mystérieuse de vouloiraller chez les Verdurin eût dû m’être une preuve suffisante. Maisje n’y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant lavérité, pourquoi n’avouait-elle qu’à moitié&|160;? c’était encoreplus bête que méchant et que triste. J’étais tellement écrasé queje n’eus pas le courage d’insister là-dessus, où je n’avais pas lebeau rôle, n’ayant pas de document révélateur à produire, et, pourressaisir mon ascendant, je me hâtai de passer à un sujet quiallait me permettre de mettre en déroute Albertine&|160;:«&|160;Tenez, pas plus tard que ce soir chez les Verdurin, j’aiappris que ce que vous m’aviez dit sur Mlle Vinteuil…&|160;» Albertine me regardait fixement, d’un air tourmenté,tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savaiset que j’allais lui dire c’est sur ce qu’était MlleVinteuil, il est vrai que ce n’était pas chez les Verdurin que jel’avais appris, mais à Montjouvain, autrefois. Seulement, comme jen’en avais, exprès, jamais parlé à Albertine, je pouvais avoirl’air de le savoir de ce soir seulement. Et j’eus presque de lajoie – après en avoir eu dans le petit tram tant de souffrance – deposséder ce souvenir de Montjouvain, que je postdaterais, mais quin’en serait pas moins la preuve accablante, un coup de massue pourAlbertine. Cette fois-ci au moins, je n’avais pas besoind’«&|160;avoir l’air de savoir&|160;» et de «&|160;faireparler&|160;» Albertine&|160;: je savais, j’avais vu par la fenêtreéclairée de Montjouvain. Albertine avait eu beau me dire que sesrelations avec Mlle Vinteuil et son amie avaient ététrès pures, comment pourrait-elle, quand je lui jurerais (et luijurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deuxfemmes, comment pourrait-elle soutenir qu’ayant vécu dans uneintimité quotidienne avec elles, les appelant «&|160;mes grandessœurs&|160;», elle n’avait pas été de leur part l’objet depropositions qui l’auraient fait rompre avec elles, si, aucontraire, elle ne les avait acceptées&|160;? Mais je n’eus pas letemps de dire ce que je savais. Albertine, croyant, comme pour lefaux voyage à Balbec, que j’avais appris la vérité, soit parMlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soitpar Mme Verdurin tout simplement, qui avait pu parlerd’elle à Mlle Vinteuil, ne me laissa pas prendre laparole et me fit un aveu exactement contraire de celui que j’avaiscru, mais qui, en me démontrant qu’elle n’avait jamais cessé de mementir, me fit peut-être autant de peine (surtout parce que jen’étais plus, comme j’ai dit tout à l’heure, jaloux deMlle Vinteuil)&|160;; donc, prenant les devants,Albertine parla ainsi&|160;: «&|160;Vous voulez dire que vous avezappris ce soir que je vous ai menti quand j’ai prétendu avoir été àmoitié élevée par l’amie de Mlle Vinteuil. C’est vraique je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si dédaignée parvous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ceVinteuil que, comme une de mes camarades – ça c’est vrai, je vousle jure – avait été amie de l’amie de Mlle Vinteuil,j’ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventantque j’avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que jevous ennuyais, que vous me trouviez bécasse&|160;; j’ai pensé qu’envous disant que ces gens-là m’avaient fréquentée, je pourrais trèsbien vous donner des détails sur les œuvres de Vinteuil, jeprendrais un petit peu de prestige à vos yeux, que cela nousrapprocherait. Quand je vous mens, c’est toujours par amitié pourvous. Et il a fallu cette fatale soirée Verdurin pour que vousappreniez la vérité, qu’on a peut-être exagérée, du reste. Je parieque l’amie de Mlle Vinteuil vous aura dit qu’elle ne meconnaissait pas. Elle m’a vue au moins deux fois chez ma camarade.Mais, naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens quisont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu’ils ne m’ont jamaisvue.&|160;» Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me direqu’elle avait été si liée avec l’amie de Mlle Vinteuilretarderait son «&|160;plaquage&|160;», la rapprocherait de moi,elle avait, comme il arrive si souvent, atteint la vérité par unautre chemin que celui qu’elle avait voulu prendre. Se montrer plusrenseignée sur la musique que je ne l’aurais cru ne m’auraitnullement empêché de rompre avec elle ce soir-là, dans le petittram&|160;; et pourtant, c’était bien cette phrase, qu’elle avaitdite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien plus quel’impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreurd’interprétation, non sur l’effet que devait avoir cette phrase,mais sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire ceteffet, cause qui était non pas d’apprendre sa culture musicale,mais ses mauvaises relations. Ce qui m’avait brusquement rapprochéd’elle, bien plus, fondu en elle, ce n’était pas l’attente d’unplaisir – et un plaisir est encore trop dire, un léger agrément –c’était l’étreinte d’une douleur.

Cette fois-ci encore, je n’avais pas le temps de garder un troplong silence qui eût pu lui laisser supposer de l’étonnement.Aussi, touché qu’elle fût si modeste et se crût dédaignée dans lemilieu Verdurin, je lui dis tendrement&|160;: «&|160;Mais, machérie, je vous donnerais bien volontiers quelques centaines defrancs pour que vous alliez faire où vous voudriez la dame chic etque vous invitiez à un beau dîner M. et MmeVerdurin.&|160;» Hélas&|160;! Albertine était plusieurs personnes.La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dansla réponse qu’elle me fit d’un air de dégoût, et dont, à dire vrai,je ne distinguai pas bien les mots (même les mots du commencementpuisqu’elle ne termina pas). Je ne les rétablis qu’un peu plustard, quand j’eus deviné sa pensée. On entend rétrospectivementquand on a compris. «&|160;Grand merci&|160;! dépenser un sou pources vieux-là, j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois librepour que j’aille me faire casser… &|160;» Aussitôt dit sa figures’empourpra, elle eut l’air navré, elle mit sa main devant sabouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venaitde dire et que je n’avais pas du tout compris. «&|160;Qu’est-ce quevous dites, Albertine&|160;? – Non rien, je m’endormais à moitié. –Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. – Je pensais au dînerVerdurin, c’est très gentil de votre part. – Mais non, je parle dece que vous avez dit.&|160;» Elle me donna mille versions qui necadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption mêmeet la rougeur subite qui l’avait accompagnée. «&|160;Voyons, monchéri, ce n’est pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoivous seriez-vous arrêtée&|160;? – Parce que je trouvais ma demandeindiscrète. – Quelle demande&|160;? – De donner un dîner. – Maisnon, ce n’est pas cela, il n’y a pas de discrétion à faire entrenous. – Mais si, au contraire, il ne faut pas abuser des gens qu’onaime. En tous cas je vous jure que c’est cela.&|160;» D’une part,il m’était toujours impossible de douter d’un serment d’elle&|160;;d’autre part, ses explications ne satisfaisaient pas ma raison. Jene cessai pas d’insister. «&|160;Enfin, au moins ayez le courage definir votre phrase, vous en êtes restée à casser… –Oh&|160;! non, laissez-moi&|160;! – Mais pourquoi&|160;? – Parceque c’est affreusement vulgaire, j’aurais trop de honte de dire çadevant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais&|160;; ces mots, dontje ne sais même pas le sens et que j’avais entendus, un jour dansla rue, dits par des gens très orduriers, me sont venus à labouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni àpersonne, je rêvais tout haut.&|160;» Je sentis que je ne tireraisrien de plus d’Albertine. Elle m’avait menti quand elle m’avaitjuré tout à l’heure que ce qui l’avait arrêtée c’était une craintemondaine d’indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenirdevant moi un propos trop vulgaire. Or c’était certainement unsecond mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, iln’y avait pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nousne les prononcions tout en nous caressant. En tous cas, il étaitinutile d’insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédéepar ce mot «&|160;casser&|160;». Albertine disait souvent«&|160;casser du bois&|160;», «&|160;casser du sucre surquelqu’un&|160;», ou tout court&|160;: «&|160;ah&|160;! ce que jelui en ai cassé&|160;!&|160;» pour dire «&|160;ce que je l’aiinjurié&|160;!&|160;» Mais elle disait cela couramment devant moi,et si c’est cela qu’elle avait voulu dire, pourquoi s’était-elletue brusquement&|160;? pourquoi avait-elle rougi si fort, mis sesmains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et, quand elleavait vu que j’avais bien entendu «&|160;casser&|160;», donné unefausse explication&|160;? Mais du moment que je renonçais àpoursuivre un interrogatoire où je ne recevrais pas de réponse, lemieux était d’avoir l’air de n’y plus penser, et revenant par lapensée aux reproches qu’Albertine m’avait faits d’être allé chez laPatronne, je lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèced’excuse stupide&|160;: «&|160;J’avais justement voulu vousdemander de venir ce soir à la soirée des Verdurin&|160;» – phrasedoublement maladroite, car si je le voulais, l’ayant vue tout letemps, pourquoi ne le lui aurais-je pas proposé&|160;? Furieuse demon mensonge et enhardie par ma timidité&|160;: «&|160;Vous mel’auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n’auraispas consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ilsont tout fait pour me contrarier. Il n’y a pas de gentillesses queje n’aie eue pour Mme Verdurin à Balbec, j’en ai étéjoliment récompensée. Elle me ferait demander à son lit de mort queje n’irais pas. Il y a des choses qui ne se pardonnent pas. Quant àvous, c’est la première indélicatesse que vous me faites. QuandFrançoise m’a dit que vous étiez sorti (elle était contente, allez,de me le dire), j’aurais mieux aimé qu’on me fende la tête par lemilieu. J’ai tâché qu’on ne remarque rien, mais de ma vie je n’aijamais ressenti un affront pareil.&|160;» Pendant qu’elle meparlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant etcréateur de l’inconscient (sommeil où achèvent de se graver leschoses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies sesaisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là), larecherche de ce qu’elle avait voulu dire par la phrase interrompuedont j’aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout d’un coupdeux mots atroces, auxquels je n’avais nullement songé, tombèrentsur moi&|160;: «&|160;le pot&|160;». Je ne peux pas dire qu’ilsvinrent d’un seul coup, comme quand, dans une longue soumissionpassive à un souvenir incomplet, tout en tâchant doucement,prudemment, de l’étendre, on reste plié, collé à lui. Non,contrairement à ma manière habituelle de me souvenir, il y eut, jecrois, deux voies parallèles de recherche&|160;: l’une tenaitcompte non pas seulement de la phrase d’Albertine, mais de sonregard excédé quand je lui avais proposé un don d’argent pourdonner un beau dîner, un regard qui semblait dire&|160;:«&|160;Merci, dépenser de l’argent pour des choses qui m’embêtent,quand, sans argent, je pourrais en faire quim’amusent&|160;!&|160;» Et c’est peut-être le souvenir de ce regardqu’elle avait eu qui me fit changer de méthode pour trouver la finde ce qu’elle avait voulu dire. Jusque-là je m’étais hypnotisé surle dernier mot&|160;: «&|160;casser&|160;», elle avait voulu direcasser quoi&|160;? Casser du bois&|160;? Non. Du sucre&|160;? Non.Casser, casser, casser. Et tout à coup, le regard qu’elle avait euau moment de ma proposition qu’elle donnât un dîner me fitrétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je visqu’elle n’avait pas dit «&|160;casser&|160;», mais «&|160;me fairecasser&|160;». Horreur&|160;! c’était cela qu’elle aurait préféré.Double horreur&|160;! car même la dernière des grues, et quiconsent à cela, ou le désire, n’emploie pas avec l’homme qui s’yprête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pours’excuser de se donner tout à l’heure à un homme. Albertine n’avaitpas menti quand elle m’avait dit qu’elle rêvait à moitié.Distraite, impulsive, ne songeant pas qu’elle était avec moi, elleavait eu le haussement d’épaules, elle avait commencé de parlercomme elle eût fait avec une de ces femmes, avec peut-être une demes jeunes filles en fleurs. Et brusquement rappelée à la réalité,rouge de honte, renfonçant ce qu’elle allait dire dans sa bouche,désespérée, elle n’avait plus voulu prononcer un seul mot. Jen’avais pas une seconde à perdre si je ne voulais pas qu’elles’aperçût du désespoir où j’étais. Mais déjà, après le sursaut dela rage, les larmes me venaient aux yeux. Comme à Balbec, la nuitqui avait suivi sa révélation de son amitié avec les Vinteuil, ilme fallait inventer immédiatement pour mon chagrin une causeplausible, en même temps capable de produire un effet si profondsur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours avantde prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait qu’ellen’avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui avaisinfligé en sortant, qu’elle aurait mieux aimé mourir que s’entendredire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risiblesusceptibilité, j’allais lui dire que ce que j’avais fait étaitbien insignifiant, que cela n’avait rien de froissant pour elle queje fusse sorti&|160;; comme pendant ce temps-là, parallèlement, marecherche inconsciente de ce qu’elle avait voulu dire après le mot«&|160;casser&|160;» avait abouti, et que le désespoir où madécouverte me jetait n’était pas possible à cacher complètement, aulieu de me défendre, je m’accusai. «&|160;Ma petite Albertine, luidis-je d’un ton doux que gagnaient mes premières larmes, jepourrais vous dire que vous avez tort, que ce que j’ai fait n’estrien, mais je mentirais&|160;; c’est vous qui avez raison, vousavez compris la vérité, mon pauvre petit, c’est qu’il y a six mois,c’est qu’il y a trois mois, quand j’avais encore tant d’amitié pourvous, jamais je n’eusse fait cela. C’est un rien et c’est énorme àcause de l’immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.Et puisque vous avez deviné ce changement, que j’espérais vouscacher, cela m’amène à vous dire ceci&|160;: Ma petite Albertine(et je le dis avec une douceur et une tristesse profondes),voyez-vous, la vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous, ilvaut mieux nous quitter, et comme les séparations les meilleuressont celles qui s’effectuent le plus rapidement, je vous demande,pour abréger le grand chagrin que je vais avoir, de me dire adieuce soir et de partir demain matin sans que je vous aie revue,pendant que je dormirai.&|160;» Elle parut stupéfaite, encoreincrédule et déjà désolée&|160;: «&|160;Comment demain&|160;? Vousle voulez&|160;?&|160;» Et malgré la souffrance que j’éprouvais àparler de notre séparation comme déjà entrée dans le passé –peut-être en partie à cause de cette souffrance même – je me mis àadresser à Albertine les conseils les plus précis pour certaineschoses qu’elle aurait à faire après son départ de la maison. Et, derecommandations en recommandations, j’en arrivai bientôt à entrerdans de minutieux détails. «&|160;Ayez la gentillesse, dis-je avecune infinie tristesse, de me renvoyer le livre de Bergotte qui estchez votre tante. Cela n’a rien de pressé, dans trois jours, danshuit jours, quand vous voudrez, mais pensez-y pour que je n’aie pasà vous le faire demander, cela me ferait trop de mal. Nous avonsété heureux, nous sentons maintenant que nous serions malheureux. –Ne dites pas que nous sentons que nous serions malheureux, me ditAlbertine en m’interrompant, ne dites pas «&|160;nous&|160;», c’estvous seul qui trouvez cela. – Oui, enfin, vous ou moi, comme vousvoudrez, pour une raison ou l’autre. Mais il est une heure folle,il faut vous coucher… nous avons décidé de nous quitter ce soir. –Pardon, vous avez décidé et je vous obéis parce que je neveux pas vous faire de la peine. – Soit, c’est moi qui ai décidé,mais ce n’en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas quece sera douloureux longtemps, vous savez que je n’ai pas la facultéde me souvenir longtemps, mais les premiers jours je m’ennuieraitant après vous&|160;! Aussi je trouve inutile de raviver par deslettres, il faut finir tout d’un coup. – Oui, vous avez raison, medit-elle d’un air navré, auquel ajoutaient encore ses traitsfléchis par la fatigue de l’heure tardive&|160;; plutôt que de sefaire couper un doigt puis un autre, j’aime mieux donner la têtetout de suite. – Mon Dieu, je suis épouvanté en pensant à l’heure àlaquelle je vous fais coucher, c’est de la folie. Enfin, pour ledernier soir&|160;! Vous aurez le temps de dormir tout le reste dela vie.&|160;» Et ainsi en lui disant qu’il fallait nous direbonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l’eût dit.«&|160;Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que jedise à Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l’endroit où vousserez, il fera cela pour moi. – Je ne sais pas pourquoi vous ditescela (je le disais pour tâcher d’arracher un aveu àAlbertine)&|160;; je ne tiens qu’à une seule personne c’est àvous&|160;», me dit Albertine, dont les paroles me remplirent dedouceur. Mais, aussitôt, quel mal elle me fit&|160;: «&|160;Je merappelle très bien que j’ai donné ma photographie à Esther parcequ’elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui feraitplaisir, mais quant à avoir eu de l’amitié pour elle ou à avoirenvie de la voir jamais… &|160;» Et pourtant Albertine était decaractère si léger qu’elle ajouta&|160;: «&|160;Si elle veut mevoir, moi ça m’est égal, elle est très gentille, mais je n’y tiensaucunement.&|160;» Ainsi, quand je lui avais parlé de laphotographie d’Esther que m’avait envoyée Bloch (et que je n’avaismême pas encore reçue quand j’en avais parlé à Albertine), mon amieavait compris que Bloch m’avait montré une photographie d’elle,donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je nem’étais jamais figuré qu’une pareille intimité avait pu existerentre Albertine et Esther. Albertine n’avait rien trouvé à merépondre quand j’avais parlé de la photographie. Et maintenant, mecroyant, bien à tort, au courant, elle trouvait plus habiled’avouer. J’étais accablé. «&|160;Et puis, Albertine, je vousdemande en grâce une chose, c’est de ne jamais chercher à merevoir. Si jamais, ce qui peut arriver dans un an, dans deux ans,dans trois ans, nous nous trouvions dans la même ville,évitez-moi.&|160;» Et voyant qu’elle ne répondait pasaffirmativement à ma prière&|160;: «&|160;Mon Albertine, ne merevoyez jamais en cette vie. Cela me ferait trop de peine. Carj’avais vraiment de l’amitié pour vous, vous savez. Je sais bienque, quand je vous ai raconté l’autre jour que je voulais revoirl’amie dont nous avions parlé à Balbec, vous avez cru que c’étaitarrangé. Mais non, je vous assure que cela m’était bien égal. Vousêtes persuadée que j’avais résolu depuis longtemps de vous quitter,que ma tendresse était une comédie. – Mais non, vous êtes fou, jene l’ai pas cru, dit-elle tristement. – Vous avez raison, il nefaut pas le croire&|160;; je vous aimais vraiment, pas d’amourpeut-être, mais de grande, de très grande amitié, plus que vous nepouvez croire. – Mais si, je le crois. Et si vous vous figurez quemoi je ne vous aime pas&|160;! – Cela me fait une grande peine devous quitter. – Et moi mille fois plus grande&|160;», me réponditAlbertine. Et déjà, depuis un moment, je sentais que je ne pouvaisplus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes nevenaient pas du tout du même genre de tristesse que j’éprouvaisjadis quand je disais à Gilberte&|160;: «&|160;Il vaut mieux quenous ne nous voyions plus, la vie nous sépare.&|160;» Sans doute,quand j’écrivais cela à Gilberte, je me disais que, quandj’aimerais non plus elle, mais une autre, l’excès de mon amourdiminuerait celui que j’aurais peut-être pu inspirer, comme s’il yavait fatalement entre deux êtres une certaine quantité d’amourdisponible, où le trop-pris par l’un est retiré à l’autre, et que,de l’autre aussi, comme de Gilberte, je serais condamné à meséparer. Mais la situation était toute différente pour bien desraisons, dont la première, qui avait à son tour produit les autres,était que ce défaut de volonté que ma grand’mère et ma mère avaientredouté pour moi à Combray, volonté devant laquelle l’une etl’autre, tant un malade a d’énergie pour imposer sa faiblesse,avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté avait été ens’aggravant d’une façon de plus en plus rapide. Quand j’avais sentique ma présence fatiguait Gilberte, j’avais encore assez de forcespour renoncer à elle&|160;; je n’en avais plus quand j’avais faitla même constatation pour Albertine, et je ne songeais qu’à laretenir à tout prix. De sorte que, si j’écrivais à Gilberte que jene la verrais plus, et dans l’intention de ne plus la voir eneffet, je ne le disais à Albertine que par pur mensonge et pouramener une réconciliation. Ainsi nous présentions-nous l’un àl’autre une apparence qui était bien différente de la réalité. Etsans doute il en est toujours ainsi quand deux êtres sont face àface, puisque chacun d’eux ignore une partie de ce qui est dansl’autre (même ce qu’il sait, il ne peut en partie le comprendre) etque tous deux manifestent ce qui leur est le moins personnel, soitqu’ils n’aient pas démêlé eux-mêmes et jugent négligeable ce quil’est le plus, soit que des avantages insignifiants et qui netiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus flatteurs.Mais dans l’amour, ce malentendu est porté au degré suprême parceque, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que l’apparencequ’on prend, plutôt que de refléter exactement notre pensée, soitce que cette pensée juge le plus propre à nous faire obtenir ce quenous désirons, et qui pour moi, depuis que j’étais rentré, était depouvoir garder Albertine aussi docile que par le passé, qu’elle neme demandât pas, dans son irritation, une liberté plus grande, queje souhaitais lui donner un jour, mais qui, en ce moment où j’avaispeur de ses velléités d’indépendance, m’eût rendu trop jaloux. Àpartir d’un certain âge, par amour-propre et par sagacité, ce sontles choses qu’on désire le plus auxquelles on a l’air de ne pastenir. Mais en amour, la simple sagacité – qui, d’ailleurs, n’estprobablement pas la vraie sagesse – nous force assez vite à cegénie de duplicité. Tout ce que j’avais, enfant, rêvé de plus douxdans l’amour et qui me semblait de son essence même, c’était,devant celle que j’aimais, d’épancher librement ma tendresse, mareconnaissance pour sa bonté, mon désir d’une perpétuelle viecommune. Mais je m’étais trop bien rendu compte, par ma propreexpérience et d’après celle de mes amis, que l’expression de telssentiments est loin d’être contagieuse. Une fois qu’on a remarquécela, on ne se «&|160;laisse plus aller&|160;»&|160;; je m’étaisgardé dans l’après-midi de dire à Albertine toute la reconnaissanceque je lui avais de ne pas être restée au Trocadéro. Et ce soir,ayant eu peur qu’elle me quittât, j’avais feint de désirer laquitter, feinte qui ne m’était pas seulement dictée, d’ailleurs,par les enseignements que j’avais cru recueillir de mes amoursprécédentes et dont j’essayais de faire profiter celui-ci.

Cette peur qu’Albertine allât peut-être me dire&|160;: «&|160;Jeveux certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m’absentervingt-quatre heures&|160;», enfin je ne sais quelle demande de lasorte, que je ne cherchais pas à définir, mais qui m’épouvantait,cette crainte m’avait un instant effleuré avant et pendant lasoirée Verdurin. Mais elle s’était dissipée, contredite,d’ailleurs, par le souvenir de tout ce qu’Albertine me disait sanscesse de son bonheur à la maison. L’intention de me quitter, sielle existait chez Albertine, ne se manifestait que d’une façonobscure, par certains regards tristes, certaines impatiences, desphrases qui ne voulaient nullement dire cela, mais qui, si onraisonnait (et on n’avait même pas besoin de raisonner car oncomprend immédiatement ce langage de la passion, les gens du peupleeux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s’expliquer quepar la vanité, la rancune, la jalousie, d’ailleurs inexprimées,mais que dépiste aussitôt chez l’interlocuteur une facultéintuitive qui, comme ce «&|160;bon sens&|160;» dont parleDescartes, est la chose du monde la plus répandue), révélaient laprésence en elle d’un sentiment qu’elle cachait et qui pouvait laconduire à faire des plans pour une autre vie sans moi. De même quecette intention ne s’exprimait pas dans ses paroles d’une façonlogique, de même le pressentiment de cette intention, que j’avaisdepuis ce soir, restait en moi tout aussi vague. Je continuais àvivre sur l’hypothèse qui admettait pour vrai tout ce que me disaitAlbertine. Mais il se peut qu’en moi, pendant ce temps-là, unehypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas penser,ne me quittât pas&|160;; cela est d’autant plus probable, que, sanscela, je n’eusse nullement été gêné de dire à Albertine que j’étaisallé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu d’étonnement queme causa sa colère n’eût pas été compréhensible. De sorte que cequi vivait probablement en moi, c’était l’idée d’une Albertineentièrement contraire à celle que ma raison s’en faisait, à celleaussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine pourtantpas absolument inventée, puisqu’elle était comme un miroirantérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle,comme sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin.D’ailleurs, depuis longtemps, mes angoisses fréquentes, ma peur dedire à Albertine que je l’aimais, tout cela correspondait à uneautre hypothèse qui expliquait bien plus de choses et avait aussicela pour elle, que, si on adoptait la première, la deuxièmedevenait plus probable, car en me laissant aller à des effusions detendresse avec Albertine, je n’obtenais d’elle qu’une irritation (àlaquelle, d’ailleurs, elle assignait une autre cause).

En analysant d’après cela, d’après le système invariable deripostes dépeignant exactement le contraire de ce que j’éprouvais,je peux être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j’allais laquitter, c’était – même avant que je m’en fusse rendu compte –parce que j’avais peur qu’elle voulût une liberté (je n’aurais pastrop su dire quelle était cette liberté qui me faisait trembler,mais enfin une liberté telle qu’elle eût pu me tromper, ou du moinsque je n’aurais plus pu être certain qu’elle ne me trompât pas) etque je voulais lui montrer par orgueil, par habileté, que j’étaisbien loin de craindre cela, comme déjà, à Balbec, quand je voulaisqu’elle eût une haute idée de moi et, plus tard, quand je voulaisqu’elle n’eût pas le temps de s’ennuyer avec moi. Enfin, pourl’objection qu’on pourrait opposer à cette deuxième hypothèse –l’informulée – que tout ce qu’Albertine me disait toujourssignifiait, au contraire, que sa vie préférée était la vie chezmoi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amourssaphiques, etc., il serait inutile de s’y arrêter. Car si, de soncôté, Albertine avait voulu juger de ce que j’éprouvais par ce queje lui disais, elle aurait appris exactement le contraire de lavérité, puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter quequand je ne pouvais pas me passer d’elle, et qu’à Balbec je luiavais avoué aimer une autre femme, une fois Andrée, une autre foisune personne mystérieuse, les deux fois où la jalousie m’avaitrendu de l’amour pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient doncnullement mes sentiments. Si le lecteur n’en a que l’impressionassez faible, c’est qu’étant narrateur je lui expose mes sentimentsen même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachaisles premiers et s’il connaissait seulement les secondes, mes actes,si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souventl’impression d’étranges revirements qu’il me croirait à peu prèsfou. Procédé qui ne serait pas, du reste, beaucoup faux que celuique j’ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposéesà celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-làfort obscures&|160;; je ne connaissais qu’imparfaitement la naturesuivant laquelle j’agissais&|160;; aujourd’hui, j’en connaisclairement la vérité subjective. Quant à sa vérité objective,c’est-à-dire si les inclinations de cette nature saisissaient plusexactement que mon raisonnement les intentions véritablesd’Albertine, si j’ai eu raison de me fier à cette nature et si, aucontraire, elle n’a pas altéré les intentions d’Albertine au lieude les démêler, c’est ce qu’il m’est difficile de dire. Cettecrainte vague, éprouvée par moi chez les Verdurin, qu’Albertine mequittât, s’était d’abord dissipée. Quand j’étais rentré, ç’avaitété avec le sentiment d’être un prisonnier, nullement de retrouverune prisonnière. Mais la crainte dissipée m’avait ressaisi avecplus de force, quand, au moment où j’avais annoncé à Albertine quej’étais allé chez les Verdurin, j’avais vu se superposer à sonvisage une apparence d’énigmatique irritation, qui n’y affleuraitpas, du reste, pour la première fois. Je savais bien qu’ellen’était que la cristallisation dans la chair de griefs raisonnés,d’idées claires pour l’être qui les forme et qui les tait, synthèsedevenue visible mais non plus rationnelle, et que celui qui enrecueille le précieux résidu sur le visage de l’être aimé essaye àson tour, pour comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramenerpar l’analyse à ses éléments intellectuels. L’équationapproximative de cette inconnue qu’était pour moi la penséed’Albertine m’avait à peu près donné&|160;: «&|160;Je savais sessoupçons, j’étais sûre qu’il chercherait à les vérifier, et pourque je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son petit travail encachette.&|160;» Mais si c’est avec de telles idées, et qu’elle nem’avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne devait-elle pasprendre en horreur, n’avoir plus la force de mener, ne pouvait-ellepas, d’un jour à l’autre, décider de cesser une existence où, sielle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait devinée,traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans que majalousie en fût désarmée&|160;; où, si elle était innocented’intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps,de se sentir découragée, en voyant que, depuis Balbec où elle avaitmis tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avecAndrée, jusqu’à aujourd’hui où elle avait renoncé à aller chez lesVerdurin et à rester au Trocadéro, elle n’avait pas réussi àregagner ma confiance. D’autant plus que je ne pouvais pas dire quesa tenue ne fût parfaite. Si, à Balbec, quand on parlait de jeunesfilles qui avaient mauvais genre, elle avait eu souvent des rires,des éploiements de corps, des imitations de leur genre, qui metorturaient à cause de ce que je supposais que cela signifiait pourses amies, depuis qu’elle savait mon opinion là-dessus, dès qu’onfaisait allusion à ce genre de choses, elle cessait de prendre partà la conversation, non seulement avec la parole, mais avecl’expression du visage. Soit pour ne pas contribuer auxmalveillances qu’on disait sur telle ou telle, soit pour touteautre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses traits simobiles, c’est qu’à partir du moment où on avait effleuré ce sujet,ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant exactementl’expression qu’ils avaient un instant avant. Et cette immobilitéd’une expression même légère pesait comme un silence&|160;; il eûtété impossible de dire qu’elle blâmât, qu’elle approuvât, qu’elleconnût ou non ces choses. Chacun de ses traits n’était plus enrapport qu’avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, sesyeux formaient une harmonie parfaite, isolée du reste&|160;; elleavait l’air d’un pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu’onvenait de dire que si on l’avait dit devant un portrait deLatour.

Mon esclavage, encore perçu par moi, quand, en donnant au cocherl’adresse de Brichot, j’avais vu la lumière de la fenêtre, avaitcessé de me peser peu après, quand j’avais vu qu’Albertine avaitl’air de sentir si cruellement le sien. Et pour qu’il lui parûtmoins lourd, qu’elle n’eût pas l’idée de le rompre d’elle-même, leplus habile m’avait semblé de lui donner l’impression qu’il n’étaitpas définitif et que je souhaitais moi-même qu’il prît fin. Voyantque ma feinte avait réussi, j’aurais pu me trouver heureux, d’abordparce que ce que j’avais tant redouté, la volonté que je supposaisà Albertine de partir, se trouvait écarté, et ensuite parce que, endehors même du résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte,en prouvant que je n’étais pas absolument pour Albertine un amantdédaigné, un jaloux bafoué, dont toutes les ruses sont d’avancepercées à jour, redonnait à notre amour une espèce de virginité,faisait renaître pour lui le temps où elle pouvait encore, àBalbec, croire si facilement que j’en aimais une autre. Car elle nel’aurait sans doute plus cru, mais elle ajoutait foi à monintention simulée de nous séparer à tout jamais ce soir. Elle avaitl’air de se méfier que la cause en pût être chez les Verdurin. Parun besoin d’apaiser le trouble où me mettait ma simulation derupture, je lui dis&|160;: «&|160;Albertine, pouvez-vous me jurerque vous ne m’avez jamais menti&|160;?&|160;» Elle regarda fixementdans le vide, puis me répondit&|160;: «&|160;Oui, c’est-à-dire non.J’ai eu tort de vous dire qu’Andrée avait été très emballée surBloch, nous ne l’avions pas vu. – Mais alors pourquoi&|160;? –Parce que j’avais peur que vous ne croyiez d’autres choses d’elle,c’est tout.&|160;» Je lui dis que j’avais vu un auteur dramatiquetrès ami de Léa, à qui elle avait dit d’étranges choses (je pensaispar là lui faire croire que j’en savais plus long que je ne disaissur l’amie de la cousine de Bloch). Elle regarda encore dans levide et me dit&|160;: «&|160;J’ai eu tort, en vous parlant tout àl’heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que j’aifait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l’époque où il aeu lieu&|160;! – C’était avant Balbec&|160;? – Avant le second,oui.&|160;» Et le matin même, elle m’avait dit qu’elle neconnaissait pas Léa, et il y avait un instant, qu’elle ne l’avaitvue que dans sa loge&|160;! Je regardais une flambée brûler d’unseul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes àécrire. À quoi bon&|160;? À quoi bon&|160;? Certes, je comprenaisbien que, ces faits, Albertine me les révélait parce qu’ellepensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu’il n’yavait aucune raison pour qu’il n’en existât pas une centaine depareils. Je comprenais aussi que les paroles d’Albertine, quand onl’interrogeait, ne contenaient jamais un atome de vérité, que, lavérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme unbrusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu’elleétait jusque-là décidée à cacher et la croyance qu’on en avait euconnaissance. «&|160;Mais deux choses, ce n’est rien, dis-je àAlbertine, allons jusqu’à quatre pour que vous me laissiez dessouvenirs. Qu’est-ce que vous me pouvez révélerd’autre&|160;?&|160;» Elle regarda encore dans le vide. À quellescroyances à la vie future adaptait-elle le mensonge, avec quelsDieux, moins coulants qu’elle n’avait cru, essayait-elle des’arranger&|160;? Ce ne dut pas être commode, car son silence et lafixité de son regard durèrent assez longtemps. «&|160;Non, riend’autre&|160;», finit-elle par dire. Et malgré mon insistance, ellese buta, aisément maintenant, à «&|160;rien d’autre&|160;». Et quelmensonge&|160;! Car, du moment qu’elle avait ces goûts, jusqu’aujour où elle avait été enfermée chez moi, combien de fois, danscombien de demeures, de promenades elle avait dû lessatisfaire&|160;! Les Gomorrhéennes sont à la fois assez rares etassez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce soit, l’une nepasse pas inaperçue aux yeux de l’autre. Dès lors le ralliement estfacile.

Je me souvins avec horreur d’un soir qui, à l’époque, m’avaitseulement semblé ridicule. Un de mes amis m’avait invité à dîner aurestaurant avec sa maîtresse et un autre de mes amis qui avaitaussi amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre,mais, si impatientes de se posséder, que, dès le potage, les piedsse cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambess’entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien&|160;; j’étais ausupplice. Une des deux femmes, qui n’y pouvait tenir, se mit sousla table, disant qu’elle avait laissé tomber quelque chose. Puisl’une eut la migraine et demanda à monter au lavabo. L’autres’aperçut qu’il était l’heure d’aller rejoindre une amie authéâtre. Finalement je restai seul avec mes deux amis, qui ne sedoutaient de rien. La migraineuse redescendit, mais demanda àrentrer seule attendre son amant chez lui afin de prendre un peud’antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient ensemble,l’une habillée en homme et qui levait des petites filles et lesramenait chez l’autre, les initiait. L’autre avait un petit garçon,dont elle faisait semblant d’être mécontente, et le faisaitcorriger par son amie, qui n’y allait pas de main morte. On peutdire qu’il n’y a pas de lieu, si public qu’il fût, où elles nefissent ce qui est le plus secret.

«&|160;Mais Léa a été, tout le temps de ce voyage, parfaitementconvenable avec moi, me dit Albertine. Elle était même plusréservée que bien des femmes du monde. – Est-ce qu’il y a desfemmes du monde qui ont manqué de réserve avec vous,Albertine&|160;? – Jamais. – Alors qu’est-ce que vous voulezdire&|160;? – Eh bien, elle était moins libre dans ses expressions.– Exemple&|160;? – Elle n’aurait pas, comme bien des femmes qu’onreçoit, employé le mot&|160;: embêtant, ou le mot&|160;: se ficherdu monde.&|160;» Il me semblait qu’une partie du roman, qui n’avaitpas brûlé encore, tombait enfin en cendres.

Mon découragement aurait duré. Les paroles d’Albertine, quandj’y songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tombadevant une sorte d’attendrissement. Moi aussi, depuis que j’étaisrentré et déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cettevolonté de séparation, que je simulais avec persévérance,entraînait peu à peu pour moi quelque chose de la tristesse quej’aurais éprouvée si j’avais vraiment voulu quitter Albertine.

D’ailleurs, même en repensant par à-coups, par élancements,comme on dit pour les autres douleurs physiques, à cette vieorgiaque, qu’avait menée Albertine avant de me connaître,j’admirais davantage la docilité de ma captive et je cessais de luien vouloir.

Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n’avais cesséde laisser entendre à Albertine que cette vie ne seraitvraisemblablement que provisoire, de façon qu’Albertine continuât ày trouver quelque charme. Mais ce soir, j’avais été plus loin,ayant craint que de vagues menaces de séparation ne fussent plussuffisantes, contredites qu’elles seraient sans doute, dansl’esprit d’Albertine, par son idée d’un grand amour jaloux pourelle, qui m’aurait, semblait-elle dire, fait aller enquêter chezles Verdurin.

Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pume décider brusquement, sans même m’en rendre compte qu’au fur et àmesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que,quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, jemenaçais un être dans sa sécurité, comme je n’avais pas, comme lui,le courage de réaliser une menace, pour ne pas laisser croirequ’elle n’avait été que paroles en l’air, j’allais assez loin dansles apparences de la réalisation et ne me repliais que quandl’adversaire, ayant eu vraiment l’illusion de ma sincérité, avaittremblé pour tout de bon. D’ailleurs, dans ces mensonges noussentons bien qu’il y a de la vérité&|160;; que, si la vie n’apportepas de changements à nos amours, c’est nous-mêmes qui voudrons enapporter ou en feindre, et parler de séparation, tant nous sentonsque tous les amours et toutes choses évoluent rapidement versl’adieu. On veut pleurer les larmes qu’il apportera, bien avantqu’il survienne. Sans doute y avait-il cette fois, dans la scèneque j’avais jouée, une raison d’utilité. J’avais soudain tenu àgarder Albertine parce que je la sentais éparse en d’autres êtresauxquels je ne pouvais l’empêcher de se joindre. Mais eût-elle àjamais renoncé à tous pour moi, que j’aurais peut-être résolu plusfermement encore de ne la quitter jamais, car la séparation est,par la jalousie, rendue cruelle, mais, par la reconnaissance,impossible. Je sentais en tous cas que je livrais la grandebataille où je devais vaincre ou succomber. J’aurais offert àAlbertine, en une heure, tout ce que je possédais, parce que je medisais&|160;: tout dépend de cette bataille&|160;; mais cesbatailles ressemblent moins à celles d’autrefois, qui duraientquelques heures, qu’à une bataille contemporaine qui n’est finie nile lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante. On donnetoutes ses forces, parce qu’on croit toujours que ce sont lesdernières dont on aura besoin. Et plus d’une année se passe sansamener la «&|160;décision&|160;». Peut-être une inconscienteréminiscence de scènes menteuses faites par M. de Charlus, auprèsduquel j’étais quand la crainte d’être quitté par Albertine s’étaitemparée de moi, s’y ajoutait-elle. Mais, plus tard, j’ai entenduraconter par ma mère ceci, que j’ignorais alors et qui me donne àcroire que j’avais trouvé tous les éléments de cette scène enmoi-même, dans ces réserves obscures de l’hérédité que certainesémotions, agissant en cela comme, sur l’épargne de nos forcesemmagasinées, les médicaments analogues à l’alcool et au café, nousrendent disponibles. Quand ma tante Léonie apprenait par Eulalieque Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus,avait manigancé en secret quelque sortie que ma tante devaitignorer, celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu’elleessayerait le lendemain d’une promenade. À Françoise incrédule ellefaisait non seulement préparer d’avance ses affaires, faire prendrel’air à celles qui étaient depuis trop longtemps enfermées, maismême commander la voiture, régler, à un quart d’heure près, tousles détails de la journée. Ce n’était que quand Françoise,convaincue ou du moins ébranlée, avait été forcée d’avouer à matante les projets qu’elle-même avait formés, que celle-ci renonçaitpubliquement aux siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux deFrançoise. De même, pour qu’Albertine ne pût pas croire quej’exagérais et pour la faire aller le plus loin possible dansl’idée que nous nous quittions, tirant moi-même les déductions dece que je venais d’avancer, je m’étais mis à anticiper le temps quiallait commencer le lendemain et qui durerait toujours, le temps oùnous serions séparés, adressant à Albertine les mêmesrecommandations que si nous n’allions pas nous réconcilier tout àl’heure. Comme les généraux qui, jugeant que, pour qu’une feinteréussisse à tromper l’ennemi, il faut la pousser à fond, j’avaisengagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilitéque si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictivefinissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avaitété réelle, peut-être parce qu’un des deux acteurs, Albertine, enla croyant telle, ajoutait pour l’autre à l’illusion. Alors qu’onvivait au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable,retenu dans le terre-à-terre par le lest de l’habitude et par cettecertitude que le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait laprésence de l’être auquel on tient, voici que follement jedétruisais toute cette pesante vie. Je ne la détruisais, il estvrai, que d’une façon fictive, mais cela suffisait pour medésoler&|160;; peut-être parce que les paroles tristes que l’onprononce, même mensongèrement, portent en elles leur tristesse etnous l’injectent profondément&|160;; peut-être parce qu’on saitqu’en simulant des adieux. on évoque par anticipation une heure quiviendra fatalement plus tard&|160;; puis l’on n’est pas bien assuréqu’on ne vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner.Dans tout bluff. il y a, si petite qu’elle soit, une partd’incertitude sur ce que va faire celui qu’on trompe. Si cettecomédie de séparation allait aboutir à une séparation&|160;! On nepeut en envisager la possibilité, même invraisemblable, sans unserrement de cœur. On est doublement anxieux. car la séparation seproduirait alors au moment où elle serait insupportable, où onvient d’avoir de la souffrance par la femme qui vous quitteraitavant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin. nous n’avonsplus le point d’appui de l’habitude. sur laquelle nous nousreposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nousen priver, nous avons donné à la journée présente une importanceexceptionnelle, nous l’avons détachée des journées contiguës&|160;;elle flotte sans racines comme un jour de départ&|160;; notreimagination, cessant d’être paralysée par l’habitude, s’estéveillée&|160;; nous avons soudain adjoint à notre amour quotidiendes rêveries sentimentales qui le grandissent énormément, nousrendent indispensable une présence sur laquelle, justement, nous nesommes plus absolument certains de pouvoir compter. Sans doute,c’est justement afin d’assurer pour l’avenir cette présence, quenous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en passer. Mais cejeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons recommencé àsouffrir parce que nous avons fait quelque chose de nouveau,d’inaccoutumé, et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures quidoivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont lespremiers effets sont de l’aggraver.

J’avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leurchambre, imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie,la mort d’un être qu’ils aiment, se représentent si minutieusementla douleur qu’ils auraient, qu’ils finissent par l’éprouver. Ainsi,en multipliant les recommandations à Albertine sur la conduitequ’elle aurait à tenir à mon égard quand nous allions être séparés,il me semblait que j’avais presque autant de chagrin que si nousn’avions pas dû nous réconcilier tout à l’heure. Et puis, étais-jesi sûr de le pouvoir, de faire revenir Albertine à l’idée de la viecommune, et, si j’y réussissais pour ce soir, que, chez elle,l’état d’esprit que cette scène avait dissipé ne renaîtraitpas&|160;? Je me sentais, mais ne me croyais pas maître del’avenir, parce que je comprenais que cette sensation venaitseulement de ce qu’il n’existait pas encore et qu’ainsi je n’étaispas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je mettaispeut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais. Jevenais d’avoir un exemple, quand j’avais dit à Albertine que jel’oublierais vite&|160;; c’était ce qui m’était, en effet, arrivéavec Gilberte, que je m’abstenais maintenant d’aller voir pouréviter, non pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j’avaissouffert en écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus, et jen’allais que de temps en temps chez elle. Or toutes les heuresd’Albertine m’appartenaient, et, en amour, il est plus facile derenoncer à un sentiment que de perdre une habitude. Mais tant deparoles douloureuses concernant notre séparation, si la force deles prononcer m’était donnée parce que je les savais mensongères,en revanche elles étaient sincères dans la bouche d’Albertine quandje l’entendis s’écrier&|160;: «&|160;Ah&|160;! c’est promis, je nevous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir pleurer commecela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin. Puisqu’il lefaut, on ne se verra plus.&|160;» Elles étaient sincères, cequ’elles n’eussent pu être de ma part, parce que, d’une part, commeAlbertine n’avait pour moi que de l’amitié, le renoncement qu’ellespromettaient lui coûtait moins&|160;; parce que, d’autre part, dansune séparation, c’est celui qui n’aime pas d’amour qui dit leschoses tendres, l’amour ne s’exprimant pas directement&|160;; parcequ’enfin mes larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grandamour, lui paraissaient presque extraordinaires et labouleversaient, transposées dans le domaine de cette amitié où ellerestait, de cette amitié plus grande que la mienne, à ce qu’ellevenait de dire, ce qui n’était peut-être pas tout à fait inexact,car les mille bontés de l’amour peuvent finir par éveiller, chezl’être qui l’inspire en ne l’éprouvant pas, une affection, unereconnaissance, moins égoïstes que le sentiment qui les aprovoquées, et qui, peut-être, après des années de séparation,quand il ne restera rien de lui chez l’ancien amant, subsisteronttoujours chez l’aimée.

«&|160;Ma petite Albertine, répondis-je, vous êtes bien gentillede me le promettre. Du reste, les premières années du moins,j’éviterai les endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vousirez cet été à Balbec&|160;? Parce que, dans ce cas-là, jem’arrangerais pour ne pas y aller.&|160;» Maintenant, si jecontinuais à progresser ainsi, devançant les temps, dans moninvention mensongère, ce n’était pas moins pour faire peur àAlbertine que pour me faire mal à moi-même. Comme un homme quin’avait d’abord que des motifs peu importants de se fâcher se grisetout à fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse emporterpar une fureur engendrée, non par ses griefs, mais par sa colèreelle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en plusvite sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus enplus profond, et avec l’inertie d’un homme qui sent le froid lesaisir, n’essaye pas de lutter, et trouve même à frissonner uneespèce de plaisir. Et si j’avais enfin, tout à l’heure, comme j’ycomptais bien, la force de me ressaisir, de réagir et de fairemachine en arrière, bien plus que du chagrin qu’Albertine m’avaitfait en accueillant si mal mon retour, c’était de celui que j’avaiséprouvé à imaginer, pour feindre de les régler, les formalitésd’une séparation imaginaire, à en prévoir les suites, que le baiserd’Albertine, au moment de me dire bonsoir, aurait aujourd’hui à meconsoler. En tous cas, ce bonsoir, il ne fallait pas que ce fûtelle qui me le dît d’elle-même, ce qui m’eût rendu plus difficilele revirement par lequel je lui proposerais de renoncer à notreséparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler que l’heure denous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce qui, en melaissant l’initiative, me permettait de le retarder encore d’unmoment. Et ainsi je semais d’allusions à la nuit déjà si avancée, ànotre fatigue, les questions que je posais à Albertine. «&|160;Jene sais pas où j’irai, répondit-elle à la dernière, d’un airpréoccupé. Peut-être j’irai en Touraine, chez ma tante.&|160;» Etce premier projet qu’elle ébauchait me glaça comme s’il commençaità réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regardala chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. «&|160;Je nepeux pas me faire encore à l’idée que je ne verrai plus tout celani demain, ni après-demain, ni jamais. Pauvre petite chambre&|160;!Il me semble que c’est impossible&|160;; cela ne peut pas m’entrerdans la tête. – Il le fallait, vous étiez malheureuse ici. – Maisnon, je n’étais pas malheureuse, c’est maintenant que je le serai.– Mais non, je vous assure, c’est mieux pour vous. – Pour vouspeut-être&|160;!&|160;» Je me mis à regarder fixement dans le vide,comme si, en proie à une grande hésitation, je me débattais contreune idée qui me fût venue à l’esprit. Enfin tout d’un coup&|160;:«&|160;Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuseici, que vous allez être malheureuse. – Bien sûr. – Cela mebouleverse&|160;; voulez-vous que nous essayions de prolonger dequelques semaines&|160;? Qui sait&|160;? semaine par semaine, onpeut peut-être arriver très loin&|160;; vous savez qu’il y a desprovisoires qui peuvent finir par durer toujours. – Oh&|160;! ceque vous seriez gentil&|160;! – Seulement, alors c’est de la foliede nous être fait mal comme cela pour rien, pendant desheures&|160;; c’est comme un voyage pour lequel on s’est préparé etpuis qu’on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin.&|160;» Je l’assissur mes genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu’elle désiraittant, et j’écrivis sur la couverture&|160;: «&|160;À ma petiteAlbertine, en souvenir d’un renouvellement de bail.&|160;»«&|160;Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu’à demain soir, machérie, car vous devez être brisée. – Je suis surtout biencontente. – M’aimez-vous un petit peu&|160;? – Encore cent foisplus qu’avant.&|160;»

J’aurais eu tort d’être heureux de la petite comédie, n’eût-ellepas été jusqu’à cette forme véritable de mise en scène où jel’avais poussée. N’eussions-nous fait que parler simplement deséparation que c’eût été déjà grave. Ces conversations que l’ontient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce quiest en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notreinsu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d’une tempête quenous ne soupçonnons pas. En réalité, ce que nous exprimons alorsc’est le contraire de notre désir (lequel est de vivre toujoursavec celle que nous aimons), mais c’est aussi cette impossibilitéde vivre ensemble qui fait notre souffrance quotidienne, souffrancepréférée par nous à celle de la séparation, et qui finira malgrénous par nous séparer. D’habitude, pas tout d’un coup cependant. Leplus souvent il arrive – ce ne fut pas, on le verra, mon cas avecAlbertine – que, quelque temps après les paroles auxquelles on necroyait pas, on met en action un essai informe de séparationvoulue, non douloureuse, temporaire. On demande à la femme, pourqu’ensuite elle se plaise mieux avec nous, pour que nouséchappions, d’autre part, momentanément à des tristesses et desfatigues continuelles, d’aller faire sans nous, ou de nous laisserfaire sans elle, un voyage de quelques jours, les premiers – depuisbien longtemps – passés, ce qui nous eût semblé impossible, sanselle. Très vite elle revient prendre sa place à notre foyer.Seulement, cette séparation, courte, mais réalisée, n’est pas aussiarbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous nousfigurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté devivre ensemble s’accentue, seule la séparation n’est plus quelquechose d’aussi difficile&|160;; on a commencé par en parler, on l’aensuite exécutée sous une forme aimable. Mais ce ne sont que desprodromes que nous n’avons pas reconnus. Bientôt à la séparationmomentanée et souriante succédera la séparation atroce etdéfinitive que nous avons préparée sans le savoir.

«&|160;Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que jepuisse vous voir un peu, mon petit chéri. Vous serez plein degentillesse. Mais je m’endormirai vite après, car je suis comme unemorte.&|160;» Ce fut une morte, en effet, que je vis quand j’entraiensuite dans sa chambre. Elle s’était endormie aussitôtcouchée&|160;; ses draps, roulés comme un suaire autour de soncorps, avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité de pierre.On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du moyen âge,que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant dans sonsommeil la trompette de l’Archange. Cette tête avait été surprisepar le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et envoyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelletable de logarithmes il constituait pour que toutes les actionsauxquelles il avait pu être mêlé, depuis un poussement de coudejusqu’à un frôlement de robe, pussent me causer, étendues àl’infini de tous les points qu’il avait occupés dans l’espace etdans le temps, et de temps à autre brusquement revivifiées dans monsouvenir, des angoisses si douloureuses, et que je savais pourtantdéterminées par des mouvements, des désirs d’elle qui m’eussentété, chez une autre, chez elle-même, cinq ans avant, cinq ansaprès, si indifférents. Tout cela était mensonge, mais mensongepour lequel je n’avais le courage de chercher d’autre solution quema mort. Ainsi je restais, dans la pelisse que je n’avais pasencore retirée depuis mon retour de chez les Verdurin, devant cecorps tordu, cette figure allégorique de quoi&|160;? de mamort&|160;? de mon œuvre&|160;? Bientôt je commençai à entendre sarespiration égale. J’allai m’asseoir au bord de son lit pour fairecette cure calmante de brise et de contemplation. Puis je meretirai tout doucement pour ne pas la réveiller.

Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoisede marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sachambre. Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuitdans ce qu’elle appelait des orgies, recommanda ironiquement auxautres domestiques de ne pas «&|160;éveiller la Princesse&|160;».Et c’était une des choses que je craignais, que Françoise un journe pût plus se contenir, fût insolente avec Albertine, et que celan’amenât des complications dans notre vie. Françoise n’était plusalors, comme à l’époque où elle souffrait de voir Eulalie bientraitée par ma tante, d’âge à supporter vaillamment sa jalousie.Celle-ci altérait, paralysait le visage de notre servante à telpoint que, par moments, je me demandais si, sans que je m’en fusseaperçu, elle n’avait pas eu, à la suite de quelque crise de colère,une petite attaque. Ayant ainsi demandé qu’on préservât le sommeild’Albertine, je ne pus moi-même en trouver aucun. J’essayais decomprendre quel était le véritable état d’esprit d’Albertine. Parla triste comédie que j’avais jouée, est-ce à un péril réel quej’avais paré, et, malgré qu’elle prétendît se sentir si heureuse àla maison, avait-elle eu vraiment, par moments, l’idée de vouloirsa liberté, ou au contraire, fallait-il croire sesparoles&|160;?

Laquelle des deux hypothèses était la vraie&|160;? S’ilm’arrivait souvent, s’il devait m’arriver surtout d’étendre un casde ma vie passée jusqu’aux dimensions de l’histoire, quand jevoulais essayer de comprendre un événement politique, inversement,ce matin-là, je ne cessai d’identifier, malgré tant de différenceset pour tâcher d’en comprendre la portée, notre scène de la veilleavec un incident diplomatique qui venait d’avoir lieu. J’avaispeut-être le droit de raisonner ainsi. Car il était bien probablequ’à mon insu l’exemple de M. de Charlus m’avait guidé dans cettescène mensongère que je lui avais si souvent vu jouer avec tantd’autorité&|160;; et, d’autre part, était-elle, chez lui, autrechose qu’une inconsciente importation dans le domaine de la vieprivée, de la tendance profonde de sa race allemande, provocatricepar ruse et, par orgueil, guerrière s’il le faut&|160;? Diversespersonnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant suggéré auGouvernement français l’idée que, s’il ne se séparait pas de M.Delcassé, l’Allemagne menaçante ferait effectivement la guerre, leMinistre des Affaires étrangères avait été prié de démissionner.Donc le Gouvernement français avait admis l’hypothèse d’uneintention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Maisd’autres personnes pensaient qu’il ne s’était agi que d’un simple«&|160;bluff&|160;», et que, si la France avait tenu bon,l’Allemagne n’eût pas tiré l’épée. Sans doute, le scénario étaitnon seulement différent, mais presque inverse, puisque la menace derompre avec moi n’avait jamais été proférée par Albertine&|160;;mais un ensemble d’impressions avait amené chez moi la croyancequ’elle y pensait, comme le Gouvernement français avait eu cettecroyance pour l’Allemagne. D’autre part, si l’Allemagne désirait lapaix, avoir provoqué chez le Gouvernement français l’idée qu’ellevoulait la guerre était une contestable et dangereuse habileté.Certes, ma conduite avait été assez adroite, si c’était la penséeque je ne me déciderais jamais à rompre avec elle qui provoquaitchez Albertine de brusques désirs d’indépendance. Et n’était-il pasdifficile de croire qu’elle n’en avait pas, de se refuser à voirtoute une vie secrète en elle, dirigée vers la satisfaction de sonvice, rien qu’à la colère avec laquelle elle avait appris quej’étais allé chez les Verdurin, s’écriant&|160;: «&|160;J’en étaissûre&|160;», et achevant de tout dévoiler en disant&|160;:«&|160;Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chezeux&|160;»&|160;? Tout cela corroboré par la rencontre d’Albertineet de Mlle Verdurin que m’avait révélée Andrée. Maispeut-être, pourtant, ces brusques désirs d’indépendance, medisais-je quand j’essayais d’aller contre mon instinct, étaientcausés – à supposer qu’ils existassent – ou finiraient par l’être,par l’idée contraire, à savoir que je n’avais jamais eu l’idée del’épouser, que c’était quand je faisais, comme involontairement,allusion à notre séparation prochaine que je disais la vérité, queje la quitterais de toute façon un jour ou l’autre, croyance que mascène de ce soir n’avait pu alors que fortifier et qui pouvaitfinir par engendrer chez elle cette résolution&|160;: «&|160;Sicela doit fatalement arriver un jour ou l’autre, autant en finirtout de suite.&|160;» Les préparatifs de guerre, que le plus fauxdes adages préconise pour faire triompher la volonté de paix,créent, au contraire, d’abord la croyance chez chacun des deuxadversaires que l’autre veut la rupture, croyance qui amène larupture, et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacundes deux que c’est l’autre qui l’a voulue. Même si la menacen’était pas sincère, son succès engage à la recommencer. Mais lepoint exact jusqu’où le bluff peut réussir est difficile àdéterminer&|160;; si l’un va trop loin, l’autre, qui avaitjusque-là cédé, s’avance à son tour&|160;; le premier, ne sachantplus changer de méthode, habitué à l’idée qu’avoir l’air de ne pascraindre la rupture est la meilleure manière de l’éviter (ce quej’avais fait ce soir avec Albertine), et d’ailleurs poussé àpréférer, par fierté, succomber plutôt que de céder, persévère danssa menace jusqu’au moment où personne ne peut plus reculer. Lebluff peut aussi être mêlé à la sincérité, alterner avec elle, etil est possible que ce qui était un jeu hier devienne une réalitédemain. Enfin il peut arriver aussi qu’un des adversaires soitréellement résolu à la guerre&|160;; il se trouvait qu’Albertine,par exemple, eût l’intention, tôt ou tard, de ne plus continuercette vie, ou, au contraire, que l’idée ne lui en fût jamais venueà l’esprit, et que mon imagination l’eût inventée de toutes pièces.Telles furent les différentes hypothèses que j’envisageai pendantqu’elle dormait, ce matin-là. Pourtant, quant à la dernière, jepeux dire que je n’ai jamais, dans les temps qui suivirent, menacéAlbertine de la quitter que pour répondre à une idée de mauvaiseliberté d’elle, idée qu’elle ne m’exprimait pas, mais qui mesemblait être impliquée par certains mécontentements mystérieux,par certaines paroles, certains gestes, dont cette idée était laseule explication possible et pour lesquels elle se refusait à m’endonner aucune. Encore, bien souvent, je les constatais sans faireaucune allusion à une séparation possible, espérant qu’ilsprovenaient d’une mauvaise humeur qui finirait ce jour-là. Maiscelle-ci durait parfois sans rémission pendant des semainesentières, où Albertine semblait vouloir provoquer un conflit, commes’il y avait à ce moment-là, dans une région plus ou moinséloignée, des plaisirs qu’elle savait, dont sa claustration chezmoi la privait, et qui l’influençaient jusqu’à ce qu’ils eussentpris fin, comme ces modifications atmosphériques qui, jusqu’au coinde notre feu, agissent sur nos nerfs, même si elles se produisentaussi loin que les îles Baléares.

Ce matin-là, pendant qu’Albertine dormait et que j’essayais dedeviner ce qui était caché en elle, je reçus une lettre de ma mèreoù elle m’exprimait son inquiétude de ne rien savoir de nosdécisions par cette phrase de Mme de Sévigné&|160;:«&|160;Pour moi, je suis persuadée qu’il ne se mariera pas&|160;;mais alors, pourquoi troubler cette fille qu’il n’épouserajamais&|160;? Pourquoi risquer de lui faire refuser des partisqu’elle ne regardera plus qu’avec mépris&|160;? Pourquoi troublerl’esprit d’une personne qu’il serait si aisé d’éviter&|160;?&|160;»Cette lettre de ma mère me ramenait sur terre. Que vais-je chercherune âme mystérieuse, interpréter un visage et me sentir entouré depressentiments que je n’ose approfondir&|160;? me dis-je. Jerêvais, la chose est toute simple. Je suis un jeune homme indéciset il s’agit d’un de ces mariages dont on est quelque temps àsavoir s’ils se feront ou non. Il n’y a rien là de particulier àAlbertine. Cette pensée me donna une détente profonde, mais courte.Bien vite je me dis&|160;: on peut tout ramener, en effet, si on enconsidère l’aspect social, au plus courant des faits divers. Dudehors, c’est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bienque ce qui est vrai, ce qui, du moins, est vrai aussi, c’est toutce que j’ai pensé, c’est ce que j’ai lu dans les yeux d’Albertine,ce sont les craintes qui me torturent, c’est le problème que je mepose sans cesse relativement à Albertine. L’histoire du fiancéhésitant et du mariage rompu peut correspondre à cela, comme uncertain compte rendu de théâtre fait par un courriériste de bonsens peut donner le sujet d’une pièce d’Ibsen. Mais il y a autrechose que ces faits qu’on raconte. Il est vrai que cette autrechose existe peut-être, si on savait la voir, chez tous les fiancéshésitants et dans tous les mariages qui traînent, parce qu’il y apeut-être du mystère dans la vie de tous les jours. Il m’étaitpossible de le négliger concernant la vie des autres, mais celled’Albertine et la mienne je la vivais par le dedans.

Albertine ne me dit pas plus, à partir de cette soirée, qu’ellen’avait fait dans le passé&|160;: «&|160;Je sais que vous n’avezpas confiance en moi, je vais essayer de dissiper vossoupçons.&|160;» Mais cette idée, qu’elle n’exprima jamais, eût puservir d’explication à ses moindres actes. Non seulement elles’arrangeait à ne jamais être seule un moment, de façon que je nepusse ignorer ce qu’elle avait fait, si je n’en croyais pas sespropres déclarations, mais, même quand elle avait à téléphoner àAndrée, ou au garage, ou au manège, ou ailleurs, elle prétendaitque c’était trop ennuyeux de rester seule pour téléphoner, avec letemps que les demoiselles mettaient à vous donner la communication,et elle s’arrangeait pour que je fusse auprès d’elle à cemoment-là, ou, à mon défaut, Françoise, comme si elle eût craintque je pusse imaginer des communications téléphoniques blâmables etservant à donner de mystérieux rendez-vous. Hélas&|160;! tout celane me tranquillisait pas. J’eus un jour de découragement. Aimém’avait renvoyé la photographie d’Esther en me disant que cen’était pas elle. Alors Albertine avait d’autres amies intimes quecelle à qui, par le contresens qu’elle avait fait en écoutant mesparoles, j’avais, en croyant parler de tout autre chose, découvertqu’elle avait donné sa photographie. Je renvoyai cette photographieà Bloch. Celle que j’aurais voulu voir, c’était celle qu’Albertineavait donnée à Esther. Comment y était-elle&|160;? Peut-êtredécolletée, qui sait&|160;? Mais je n’osais en parler à Albertine(car j’aurais eu l’air de ne pas avoir vu la photographie), ni àBloch, à l’égard duquel je ne voulais pas avoir l’air dem’intéresser à Albertine. Et cette vie, qu’eût reconnue si cruellepour moi et pour Albertine quiconque eût connu mes soupçons et sonesclavage, du dehors, pour Françoise, passait pour une vie deplaisirs immérités que savait habilement se faire octroyer cette«&|160;enjôleuse&|160;» et, comme disait Françoise, qui employaitbeaucoup plus le féminin que le masculin, étant plus envieuse desfemmes, cette «&|160;charlatante&|160;». Même, comme Françoise, àmon contact, avait enrichi son vocabulaire de termes nouveaux, maisen les arrangeant à sa mode, elle disait d’Albertine qu’ellen’avait jamais connu une personne d’une telle«&|160;perfidité&|160;», qui savait me «&|160;tirer mes sous&|160;»en jouant si bien la comédie (ce que Françoise, qui prenait aussifacilement le particulier pour le général que le général pour leparticulier, et qui n’avait que des idées assez vagues sur ladistinction des genres dans l’art dramatique, appelait«&|160;savoir jouer la pantomime&|160;»). Peut-être cette erreursur notre vraie vie, à Albertine et à moi, en étais-je moi-même unpeu responsable par les vagues confirmations que, quand je causaisavec Françoise, j’en laissais habilement échapper, par désir soitde la taquiner, soit de paraître sinon aimé, du moins heureux. Etpourtant, de ma jalousie, de la surveillance que j’exerçais surAlbertine, et desquelles j’eusse tant voulu que Françoise ne sedoutât pas, celle-ci ne tarda pas à deviner la réalité, guidée,comme le spirite qui, les yeux bandés, trouve un objet, par cetteintuition qu’elle avait des choses qui pouvaient m’être pénibles,et qui ne se laissait pas détourner du but par les mensonges que jepouvais dire pour l’égarer, et aussi par cette haine clairvoyantequi la poussait – plus encore qu’à croire ses ennemies plusheureuses, plus rouées comédiennes qu’elles n’étaient – à découvrirce qui pouvait les perdre et précipiter leur chute. Françoise n’acertainement jamais fait de scènes à Albertine. Mais je connaissaisl’art de l’insinuation de Françoise, le parti qu’elle savait tirerd’une mise en scène significative, et je ne peux pas croire qu’elleait résisté à faire comprendre quotidiennement à Albertine le rôlehumilié que celle-ci jouait à la maison, à l’affoler par lapeinture, savamment exagérée, de la claustration à laquelle monamie était soumise. J’ai trouvé une fois Françoise, ayant ajusté degrosses lunettes, qui fouillait dans mes papiers et en replaçaitparmi eux un où j’avais noté un récit relatif à Swann et àl’impossibilité où il était de se passer d’Odette. L’avait-ellelaissé traîner par mégarde dans la chambre d’Albertine&|160;?D’ailleurs, au-dessus de tous les sous-entendus de Françoise, quin’en avait été en bas que l’orchestration chuchotante et perfide,il est vraisemblable qu’avait dû s’élever, plus haute, plus nette,plus pressante, la voix accusatrice et calomnieuse des Verdurin,irrités de voir qu’Albertine me retenait involontairement, et moielle volontairement, loin du petit clan. Quant à l’argent que jedépensais pour Albertine, il m’était presque impossible de lecacher à Françoise, puisque je ne pouvais lui cacher aucunedépense. Françoise avait peu de défauts, mais ces défauts avaientcréé chez elle, pour les servir, de véritables dons qui souvent luimanquaient hors de l’exercice de ces défauts. Le principal était lacuriosité appliquée à l’argent dépensé par nous pour d’autresqu’elle. Si j’avais une note à régler, un pourboire à donner,j’avais beau me mettre à l’écart, elle trouvait une assiette àranger, une serviette à prendre, quelque chose qui lui permît des’approcher. Et si peu de temps que je lui laissasse, la renvoyantavec fureur, cette femme qui n’y voyait presque plus clair, quisavait à peine compter, dirigée par ce même goût qui fait qu’untailleur en vous voyant suppute instinctivement l’étoffe de votrehabit et même ne peut s’empêcher de la palper, ou qu’un peintre estsensible à un effet de couleurs, Françoise voyait à la dérobée,calculait instantanément ce que je donnais. Et pour qu’elle ne pûtpas dire à Albertine que je corrompais son chauffeur, je prenaisles devants et, m’excusant du pourboire, disais&|160;: «&|160;J’aivoulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné dixfrancs&|160;», Françoise, impitoyable et à qui son coup d’œil devieil aigle presque aveugle avait suffi, me répondait&|160;:«&|160;Mais non, Monsieur lui a donné 43 francs de pourboire. Il adit à Monsieur qu’il y avait 45 francs, Monsieur lui a donné 100francs et il ne lui a rendu que 12 francs.&|160;» Elle avait eu letemps de voir et de compter le chiffre du pourboire, que j’ignoraismoi-même. Je me demandai si Albertine, se sentant surveillée, neréaliserait pas elle-même cette séparation dont je l’avais menacée,car la vie en changeant fait des réalités avec nos fables. Chaquefois que j’entendais ouvrir une porte, j’avais ce tressaillementque ma grand’mère avait, pendant son agonie, chaque fois que jesonnais. Je ne croyais pas qu’elle sortît sans me l’avoir dit, maisc’était mon inconscient qui pensait cela, comme c’étaitl’inconscient de ma grand’mère qui palpitait aux coups de sonnette,alors qu’elle n’avait plus sa connaissance. Un matin même, j’eustout d’un coup la brusque inquiétude qu’elle était non passeulement sortie, mais partie&|160;: je venais d’entendre une portequi me semblait bien la porte de sa chambre. À pas de loup j’allaijusqu’à cette chambre, j’entrai, je restai sur le seuil. Dans lapénombre les draps étaient gonflés en demi-cercle, ce devait êtreAlbertine qui, le corps incurvé, dormait les pieds et la tête aumur. Seuls, dépassant du lit, les cheveux de cette tête, abondantset noirs, me firent comprendre que c’était elle, qu’elle n’avaitpas ouvert sa porte, pas bougé, et je sentis ce demi-cercleimmobile et vivant, où tenait toute une vie humaine, et qui étaitla seule chose à laquelle j’attachais du prix&|160;; je sentisqu’il était là, en ma possession dominatrice.

Si le but d’Albertine était de me rendre du calme, elle yréussit en partie&|160;; ma raison, d’ailleurs, ne demandait qu’àme prouver que je m’étais trompé sur les mauvais projetsd’Albertine, comme je m’étais peut-être trompé sur ses instinctsvicieux. Sans doute je faisais, dans la valeur des arguments que maraison me fournissait, la part du désir que j’avais de les trouverbons. Mais, pour être équitable et avoir chance de voir la vérité,à moins d’admettre qu’elle ne soit jamais connue que par lepressentiment, par une émanation télépathique, ne fallait-il pas medire que si ma raison, en cherchant à amener ma guérison, selaissait mener par mon désir, en revanche, en ce qui concernaitMlle Vinteuil, les vices d’Albertine, ses intentionsd’avoir une autre vie, son projet de séparation, lesquels étaientles corollaires de ses vices, mon instinct avait pu, lui, pourtâcher de me rendre malade, se laisser égarer par majalousie&|160;? D’ailleurs, sa séquestration, qu’Albertines’arrangeait elle-même si ingénieusement à rendre absolue, enm’ôtant la souffrance m’ôta peu à peu le soupçon, et je pusrecommencer, quand le soir ramenait mes inquiétudes, à trouver dansla présence d’Albertine l’apaisement des premiers jours. Assise àcôté de mon lit, elle parlait avec moi d’une de ces toilettes ou deces objets que je ne cessais de lui donner pour tâcher de rendre savie plus douce et sa prison plus belle. Albertine n’avait d’abordpensé qu’aux toilettes et à l’ameublement. Maintenant l’argenteriel’intéressait. Aussi avais-je interrogé M. de Charlus sur lavieille argenterie française, et cela parce que, quand nous avionsfait le projet d’avoir un yacht, – projet jugé irréalisable parAlbertine, et par moi-même chaque fois que, me remettant à croire àsa vertu, ma jalousie diminuant ne comprimait plus d’autres désirsoù elle n’avait point de place et qui demandaient aussi de l’argentpour être satisfaits – nous avions à tout hasard, et sans qu’ellecrût, d’ailleurs, que nous en aurions jamais un, demandé desconseils à Elstir. Or, tout autant que pour l’habillement desfemmes, le goût du peintre était raffiné et difficile pourl’ameublement des yachts. Il n’y admettait que des meubles anglaiset de vieille argenterie. Cela avait amené Albertine, depuis quenous étions revenus de Balbec, à lire des ouvrages sur l’art del’argenterie, sur les poinçons des vieux ciseleurs. Mais la vieilleargenterie – ayant été fondue par deux fois, au moment des traitésd’Utrecht, quand le Roi lui-même, imité en cela par les grandsseigneurs, donna sa vaisselle, et en 1789 – est rarissime. D’autrepart, les orfèvres modernes ont eu beau reproduire toute cetteargenterie d’après les dessins du Pont-aux-Choux, Elstir trouvaitce vieux neuf indigne d’entrer dans la demeure d’une femme de goût,fût-ce une demeure flottante. Je savais qu’Albertine avait lu ladescription des merveilles que Roelliers avait faites pourMme du Barry. Elle mourait d’envie, s’il en existaitencore quelques pièces, de les voir, moi de les lui donner. Elleavait même commencé de jolies collections, qu’elle installait avecun goût charmant dans une vitrine et que je ne pouvais regardersans attendrissement et sans crainte, car l’art avec lequel elleles disposait était celui fait de patience, d’ingéniosité, denostalgie, de besoin d’oublier, auquel se livrent les captifs. Pourles toilettes, ce qui lui plaisait surtout à ce moment, c’étaittout ce que faisait Fortuny. Ces robes de Fortuny, dont j’avais vul’une sur Mme de Guermantes, c’était celles dont Elstir,quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporainesde Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaineapparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doitrevenir comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme leproclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteauxbyzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et larésurrection. Dès que les femmes avaient commencé à en porter,Albertine s’était rappelé les promesses d’Elstir, elle en avaitdésiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, sielles n’étaient pas de ces véritables robes anciennes, danslesquelles les femmes aujourd’hui ont un peu trop l’air costuméeset qu’il est plus joli de garder comme pièces de collection (j’encherchais, d’ailleurs, aussi de telles pour Albertine), n’avaientpas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien. À la façondes décors de Sert, de Bakst et de Benoist, qui, à ce moment,évoquaient dans les ballets russes les époques d’art les plusaimées – à l’aide d’œuvres d’art imprégnées de leur esprit etpourtant originales – ces robes de Fortuny, fidèlement antiquesmais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor,avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque ledécor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d’Orient oùelles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu’unerelique dans la châsse de Saint-Marc évocatrice du soleil et desturbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse etcomplémentaire. Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait,évoqué pour les relier entre elles par la splendeur du paysage etle grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire etsurvivant des étoffes des dogaresses. J’avais voulu une ou deuxfois demander à ce sujet conseil à Mme de Guermantes.Mais la duchesse n’aimait guère les toilettes qui font costume.Elle-même, quoique en possédant, n’était jamais si bien qu’envelours noir avec des diamants. Et pour des robes telles que cellesde Fortuny, elle n’était pas d’un très utile conseil. Du reste,j’avais scrupule, en lui en demandant, de lui sembler n’aller lavoir que lorsque, par hasard, j’avais besoin d’elle, alors que jerefusais d’elle depuis longtemps plusieurs invitations par semaine.Je n’en recevais pas que d’elle, du reste, avec cette profusion.Certes, elle et beaucoup d’autres femmes avaient toujours été trèsaimables pour moi. Mais ma claustration avait certainement décuplécette amabilité. Il semble que dans la vie mondaine, refletinsignifiant de ce qui se passe en amour, la meilleure manièrequ’on vous recherche, c’est de se refuser. Un homme calcule tout cequ’il peut citer de traits glorieux pour lui afin de plaire à unefemme&|160;; il varie sans cesse ses habits, veille sur samine&|160;; elle n’a pas pour lui une seule des attentions qu’ilreçoit de cette autre, qu’en la trompant, et malgré qu’il paraissedevant elle malpropre et sans artifice pour plaire, il s’est àjamais attachée. De même, si un homme regrettait de ne pas êtreassez recherché par le monde, je ne lui conseillerais pas de faireplus de visites, d’avoir encore un plus bel équipage&|160;; je luidirais de ne se rendre à aucune invitation, de vivre enfermé danssa chambre, de n’y laisser entrer personne, et qu’alors on feraitqueue devant sa porte. Ou plutôt je ne le lui dirais pas. Car c’estune façon assurée d’être recherché qui ne réussit que comme celled’être aimé, c’est-à-dire si on ne l’a nullement adoptée pour cela,si, par exemple, on garde toujours la chambre parce qu’on estgravement malade, ou qu’on croit l’être, ou qu’on y tient unemaîtresse enfermée et qu’on préfère au monde (ou tous les trois àla fois) pour qui ce sera une raison, sans qu’il sache l’existencede cette femme, et simplement parce que vous vous refusez à lui, devous préférer à tous ceux qui s’offrent, et de s’attacher àvous.

«&|160;Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes deFortuny&|160;», dis-je un soir à Albertine. Et certes, pour ellequi les avait longtemps désirées, qui les choisissait longuementavec moi, qui en avait d’avance la place réservée, non seulementdans ses armoires mais dans son imagination, posséder ces robes,dont, pour se décider entre tant d’autres, elle examinaitlonguement chaque détail, serait quelque chose de plus que pour unefemme trop riche qui a plus de robes qu’elle n’en désire et ne lesregarde même pas. Pourtant, malgré le sourire avec lequel Albertineme remercia en me disant&|160;: «&|160;Vous êtes tropgentil&|160;», je remarquai combien elle avait l’air fatigué etmême triste.

En attendant que fussent achevées ces robes, je m’en fis prêterquelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j’enhabillais Albertine, je les drapais sur elle&|160;; elle sepromenait dans ma chambre avec la majesté d’une dogaresse et lagrâce d’un mannequin. Seulement, mon esclavage à Paris m’étaitrendu plus pesant par la vue de ces robes qui m’évoquaient Venise.Certes, Albertine était bien plus prisonnière que moi. Et c’étaitune chose curieuse comme, à travers les murs de sa prison, ledestin, qui transforme les êtres, avait pu passer, la changer dansson essence même, et de la jeune fille de Balbec faire uneennuyeuse et docile captive. Oui, les murs de la prison n’avaientpas empêché cette influence de traverser&|160;; peut-être mêmeest-ce eux qui l’avaient produite. Ce n’était plus la mêmeAlbertine, parce qu’elle n’était pas, comme à Balbec, sans cesse enfuite sur sa bicyclette, introuvable à cause du nombre de petitesplages où elle allait coucher chez des amies et où, d’ailleurs, sesmensonges la rendaient plus difficile à atteindre&|160;; parcequ’enfermée chez moi, docile et seule, elle n’était même plus cequ’à Balbec, quand j’avais pu la trouver, elle était sur la plage,cet être fuyant, prudent et fourbe, dont la présence se prolongeaitde tant de rendez-vous qu’elle était habile à dissimuler, qui lafaisaient aimer parce qu’ils faisaient souffrir, en qui, sous safroideur avec les autres et ses réponses banales, on sentait lerendez-vous de la veille et celui du lendemain, et pour moi unepensée de dédain et de ruse&|160;; parce que le vent de la mer negonflait plus ses vêtements&|160;; parce que, surtout, je lui avaiscoupé les ailes, qu’elle avait cessé d’être une Victoire, qu’elleétait une pesante esclave dont j’aurais voulu me débarrasser.

Alors, pour changer le cours de mes pensées, plutôt que decommencer avec Albertine une partie de cartes ou de dames, je luidemandais de me faire un peu de musique. Je restais dans mon lit etelle allait s’asseoir au bout de la chambre devant le pianola,entre les portants de la bibliothèque. Elle choisissait desmorceaux ou tout nouveaux ou qu’elle ne m’avait encore joués qu’unefois ou deux, car, commençant à me connaître, elle savait que jen’aimais proposer à mon attention que ce qui m’était encore obscur,heureux de pouvoir, au cours de ces exécutions successives,rejoindre les unes aux autres, grâce à la lumière croissante, maishélas&|160;! dénaturante et étrangère de mon intelligence, leslignes fragmentaires et interrompues de la construction, d’abordpresque ensevelie dans la brume. Elle savait, et, je crois,comprenait, la joie que donnait, les premières fois, à mon esprit,ce travail de modelage d’une nébuleuse encore informe. Elledevinait qu’à la troisième ou quatrième exécution, monintelligence, en ayant atteint, par conséquent mis à la mêmedistance, toutes les parties, et n’ayant plus d’activité à déployerà leur égard, les avait réciproquement étendues et immobilisées surun plan uniforme. Elle ne passait pas cependant encore à un nouveaumorceau, car, sans peut-être bien se rendre compte du travail quise faisait en moi, elle savait qu’au moment où le travail de monintelligence était arrivé à dissiper le mystère d’une œuvre, ilétait bien rare que, par compensation, elle n’eût pas, au cours desa tâche néfaste, attrapé telle ou telle réflexion profitable. Etle jour où Albertine disait&|160;: «&|160;Voilà un rouleau que nousallons donner à Françoise pour qu’elle nous le fasse changer contreun autre&|160;», souvent il y avait pour moi sans doute un morceaude musique de moins dans le monde, mais une vérité de plus. Pendantqu’elle jouait, de la multiple chevelure d’Albertine je ne pouvaisvoir qu’une coque de cheveux noirs en forme de cœur, appliquée aulong de l’oreille comme le nœud d’une infante de Velasquez. De mêmeque le volume de cet Ange musicien était constitué par les trajetsmultiples entre les différents points du passé que son souveniroccupait en moi et ses différents sièges, depuis la vue jusqu’auxsensations les plus intérieures de mon être, qui m’aidaient àdescendre dans l’intimité du sien, la musique qu’elle jouait avaitaussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentesphrases, selon que j’avais plus ou moins réussi à y mettre de lalumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d’uneconstruction qui m’avait d’abord paru presque tout entière noyéedans le brouillard.

Je m’étais si bien rendu compte qu’il serait absurde d’êtrejaloux de Mlle Vinteuil et de son amie,puisqu’Albertine, depuis son aveu, ne cherchait nullement à lesvoir, et de tous les projets de villégiature que nous avionsformés, avait écarté d’elle-même Combray, si proche de Montjouvain,que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me jouer, et sansque cela me fît souffrir, c’était de la musique de Vinteuil. Uneseule fois, cette musique de Vinteuil avait été une cause indirectede jalousie pour moi. En effet, Albertine qui savait que j’en avaisentendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla, unsoir, de celui-ci en me manifestant un vif désir d’allerl’entendre, de le connaître. C’était justement peu de temps aprèsque j’avais appris l’existence de la lettre, involontairementinterceptée par M. de Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai siLéa n’avait pas parlé de lui à Albertine. Les mots de «&|160;grandesale&|160;», «&|160;grande vicieuse&|160;» me revenaient à l’espritavec horreur. Mais, justement parce qu’ainsi la musique de Vinteuilfut liée douloureusement à Léa – non plus à MlleVinteuil et à son amie – quand la douleur causée par Léa futapaisée, je pus dès lors entendre cette musique sanssouffrance&|160;; un mal m’avait guéri de la possibilité desautres. De cette musique de Vinteuil des phrases inaperçues chezMme Verdurin, larves obscures alors indistinctes,devenaient d’éblouissantes architectures&|160;; et certainesdevenaient des amies, que j’avais à peine distinguées au début,qui, au mieux, m’avaient paru laides et dont je n’aurais jamais cruqu’elles fussent comme ces gens antipathiques au premier abordqu’on découvre seulement tels qu’ils sont une fois qu’on lesconnaît bien. Entre les deux états il y avait une vraietransmutation. D’autre part, des phrases, distinctes la premièrefois dans la musique entendue chez Mme Verdurin, maisque je n’avais pas alors reconnues là, je les identifiaismaintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrasede la Variation religieuse pour orgue qui, chez MmeVerdurin, avait passé inaperçue pour moi dans le septuor, oùpourtant, sainte qui avait descendu les degrés du sanctuaire, ellese trouvait mêlée aux fées familières du musicien. D’autre part, laphrase, qui m’avait paru trop peu mélodique, trop mécaniquementrythmée, de la joie titubante des cloches de midi, maintenantc’était celle que j’aimais le mieux, soit que je fusse habitué à salaideur, soit que j’eusse découvert sa beauté. Cette réaction surla déception que causent d’abord les chefs-d’œuvre, on peut, eneffet, l’attribuer à un affaiblissement de l’impression initiale ouà l’effort nécessaire pour dégager la vérité. Deux hypothèses quise représentent pour toutes les questions importantes&|160;: lesquestions de la réalité de l’Art, de la réalité de l’Éternité del’âme&|160;; c’est un choix qu’il faut faire entre elles&|160;; etpour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout momentsous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblaitquelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instantsje pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous de lavie, ne l’étant pas sous forme d’idées, sa traduction littéraire,c’est-à-dire intellectuelle, en en rendant compte l’explique,l’analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où les sonssemblent prendre l’inflexion de l’être, reproduire cette pointeintérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nousdonne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps entemps et que, quand nous disons&|160;: «&|160;Quel beautemps&|160;! quel beau soleil&|160;!&|160;» nous ne faisonsnullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le mêmetemps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la musiquede Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossibled’exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand, aumoment de s’endormir, on reçoit la caresse de leur irréelenchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà abandonnés,les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître nonseulement l’ineffable mais l’invisible, on s’endort. Il me semblaitmême, quand je m’abandonnais à cette hypothèse où l’art seraitréel, que c’était même plus que la simple joie nerveuse d’un beautemps ou d’une nuit d’opium que la musique peut rendre&|160;: uneivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que jepressentais. Il n’est pas possible qu’une sculpture, une musiquequi donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus pure, plusvraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elleen symbolise sûrement une, pour donner cette impression deprofondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu’unetelle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j’avaisquelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers deMartainville, certains arbres d’une route de Balbec ou, plussimplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tassede thé.

Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que lesrumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyaitdu monde où il composait promenaient devant mon imagination, avecinsistance, mais trop rapidement pour qu’elle pût l’appréhenderquelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d’ungéranium. Seulement, tandis que, dans le souvenir, ce vague peutêtre sinon approfondi, du moins précisé, grâce à un repérage decirconstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vousrappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues donnéespar Vinteuil, venant non d’un souvenir, mais d’une impression(comme celle des clochers de Martainville), il aurait fallutrouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non uneexplication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnueet colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, leséclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il«&|160;entendait&|160;» et projetait hors de lui l’univers. Cettequalité inconnue d’un monde unique, et qu’aucun autre musicien nenous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-jeà Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bienplus que dans le contenu de l’œuvre elle-même. «&|160;Même enlittérature&|160;? me demandait Albertine. – Même enlittérature.&|160;» Et repensant à la monotonie des œuvres deVinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateursn’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais queréfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ilsapportent au monde. «&|160;S’il n’était pas si tard, ma petite, luidisais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vouslisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité quechez Vinteuil. Ces phrases-types, que vous commencez à reconnaîtrecomme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans leseptuor, dans les autres œuvres, ce serait, par exemple, si vousvoulez, chez Barbey d’Aurevilly, une réalité cachée, révélée parune trace matérielle, la rougeur physiologique de l’Ensorcelée,d’Aimée de Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, lesvieux usages, les vieilles coutumes, les vieux mots, les métiersanciens et singuliers derrière lesquels il y a le Passé, l’histoireorale faite par les pâtres du terroir, les nobles cités normandesparfumées d’Angleterre et jolies comme un village d’Écosse, lacause de malédictions contre lesquelles on ne peut rien, laVellini, le Berger, une même sensation d’anxiété dans un passage,que ce soit la femme cherchant son mari dans une VieilleMaîtresse, ou le mari, dans l’Ensorcelée, parcourantla lande, et l’Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sontencore des phrases types de Vinteuil que cette géométrie dutailleur de pierre dans les romans de Thomas Hardy.&|160;»

Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase etje dis à Albertine qu’elle avait été comme l’hymne national del’amour de Swann et d’Odette, «&|160;les parents de Gilberte quevous connaissez. Vous m’avez dit qu’elle n’avait pas mauvais genre.Mais n’a-t-elle pas essayé d’avoir des relations avec vous&|160;?Elle m’a parlé de vous. – Oui, comme ses parents la faisaientchercher en voiture au cours, par les trop mauvais temps, je croisqu’elle me ramena une fois et m’embrassa&|160;», dit-elle au boutd’un moment&|160;; en riant et comme si c’était une confidenceamusante. «&|160;Elle me demanda tout d’un coup si j’aimais lesfemmes.&|160;» (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler queGilberte l’avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec tant deprécision que Gilberte lui avait posé cette questionbizarre&|160;?) «&|160;Même, je ne sais quelle idée baroque me pritde la mystifier, je lui répondis que oui.&|160;» (On aurait ditqu’Albertine craignait que Gilberte m’eût raconté cela et qu’ellene voulût pas que je constatasse qu’elle me mentait.) «&|160;Maisnous ne fîmes rien du tout.&|160;» (C’était étrange, si ellesavaient échangé ces confidences, qu’elles n’eussent rien fait,surtout qu’avant cela même, elles s’étaient embrassées dans lavoiture au dire d’Albertine.) «&|160;Elle m’a ramenée comme celaquatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c’est tout.&|160;»J’eus beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais, medominant pour avoir l’air de n’attacher à tout cela aucuneimportance, je revins à Thomas Hardy. «&|160;Rappelez-vous lestailleurs de pierre dans Jude l’obscur, dans laBien-Aimée, les blocs de pierres que le père extrait del’île venant par bateaux s’entasser dans l’atelier du fils où ellesdeviennent statues&|160;; dans les Yeux bleus, leparallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, etles wagons contigus où sont les deux amoureux, et la morte&|160;;le parallélisme entre la Bien-Aimée où l’homme aime troisfemmes et les Yeux bleus où la femme aime trois hommes,etc., et enfin tous ces romans superposables les uns aux autres,comme les maisons verticalement entassées en hauteur sur le solpierreux de l’île. Je ne peux pas vous parler comme cela en uneminute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certainsentiment de l’altitude se liant à la vie spirituelle&|160;: lelieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut delaquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l’abbé Barnès s’occuped’astrologie et d’où Fabrice jette un si beau coup d’œil. Vousm’avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Vermeer, vousvous rendez bien compte que ce sont les fragments d’un même monde,que c’est toujours, quelque génie avec lequel ils soient recréés,la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle etunique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni nel’explique, si on ne cherche pas à l’apparenter par les sujets,mais à dégager l’impression particulière que la couleur produit. Ehbien, cette beauté nouvelle, elle reste identique dans toutes lesœuvres de Dostoïevski&|160;: la femme de Dostoïevski (aussiparticulière qu’une femme de Rembrandt), avec son visagemystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement comme sielle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence terrible(bien qu’au fond il semble qu’elle soit plutôt bonne), n’est-ce pastoujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna écrivant deslettres d’amour à Aglaé et lui avouant qu’elle la hait, ou, dansune visite entièrement identique à celle-là – à celle aussi oùNastasia Philipovna insulte les parents de Vania – Grouchenka,aussi gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l’avait crueterrible, puis brusquement dévoilant sa méchanceté en insultantKatherina Ivanovna (bien que Grouchenka au fond soit bonne)&|160;;Grouchenka, Nastasia, figures aussi originales, aussi mystérieuses,non pas seulement que les courtisanes de Carpaccio mais que laBethsabée de Rembrandt. Comme, chez Vermeer, il y a création d’unecertaine âme, d’une certaine couleur des étoffes et des lieux, iln’y a pas seulement, chez Dostoïevski, création d’être mais dedemeures, et la maison de l’Assassinat, dans Crime etChâtiment, avec son dvornik, n’est-elle pas presque aussimerveilleuse que le chef-d’œuvre de la maison de l’Assassinat dansDostoïevski, cette sombre, et si longue, et si haute, et si vastemaison de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna&|160;? Cettebeauté nouvelle et terrible d’une maison, cette beauté nouvelle etmixte d’un visage de femme, voilà ce que Dostoïevski a apportéd’unique au monde, et les rapprochements que des critiqueslittéraires peuvent faire entre lui et Gogol, ou entre lui et Paulde Kock, n’ont aucun intérêt, étant extérieurs à cette beautésecrète. Du reste, si je t’ai dit que c’est de roman à roman lamême scène, c’est au sein d’un même roman que les mêmes scènes, lesmêmes personnages se reproduisent si le roman est très long. Jepourrais te le montrer facilement dans la Guerre et laPaix, et certaine scène dans une voiture… – Je n’avais pasvoulu vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittezDostoïevski, j’avais peur d’oublier. Mon petit, qu’est-ce que vousavez voulu dire l’autre jour quand vous m’avez dit&|160;:«&|160;C’est comme le côté Dostoïevski de Mme deSévigné.&|160;» Je vous avoue que je n’ai pas compris. Cela mesemble tellement différent. – Venez, petite fille, que je vousembrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que jedis, vous retournerez au pianola après. Et j’avoue que ce quej’avais dit là était assez bête. Mais je l’avais dit pour deuxraisons. La première est une raison particulière. Il est arrivé queMme de Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieude présenter les choses dans l’ordre logique, c’est-à-dire encommençant par la cause, nous montre d’abord l’effet, l’illusionqui nous frappe. C’est ainsi que Dostoïevski présente sespersonnages. Leurs actions nous apparaissent aussi trompeuses queces effets d’Elstir où la mer a l’air d’être dans le ciel. Noussommes tout étonnés d’apprendre que cet homme sournois est au fondexcellent, ou le contraire. – Oui, mais un exemple pourMme de Sévigné. – J’avoue, lui répondis-je en riant, quec’est très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver desexemples. – Mais est-ce qu’il a jamais assassiné quelqu’un,Dostoïevski&|160;? Les romans que je connais de lui pourraient touss’appeler l’Histoire d’un crime. C’est une obsession chez lui, cen’est pas naturel qu’il parle toujours de ça. – Je ne crois pas, mapetite Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que, commetout le monde, il a connu le péché, sous une forme ou sous uneautre, et probablement sous une forme que les lois interdisent. Ence sens-là, il devait être un peu criminel, comme ses héros, qui nele sont d’ailleurs pas tout à fait, qu’on condamne avec descirconstances atténuantes. Et ce n’était même peut-être pas lapeine qu’il fût criminel. Je ne suis pas romancier&|160;; il estpossible que les créateurs soient tentés par certaines formes devie qu’ils n’ont pas personnellement éprouvées. Si je vais avecvous à Versailles, comme nous avons convenu, je vous montrerai leportrait de l’honnête homme par excellence, du meilleur des maris,Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers deslivres, et, juste en face, celui de Mme de Genlis quiécrivit des contes moraux et ne se contenta pas de tromper laduchesse d’Orléans, mais la supplicia en détournant d’elle sesenfants. Je reconnais tout de même que chez Dostoïevski cettepréoccupation de l’assassinat a quelque chose d’extraordinaire etqui me le rend très étranger. Je suis déjà stupéfait quandj’entends Baudelaire dire&|160;:

&|160;

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie

N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins

Le canevas banal de nos piteux destins,

C’est que notre âme, hélas&|160;! n’est pas assezhardie.

&|160;

Mais je peux au moins croire que Baudelaire n’est pas sincère.Tandis que Dostoïevski… Tout cela me semble aussi loin de moi quepossible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car onne se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve despuits excessivement profonds, mais sur quelques points isolés del’âme humaine. Mais c’est un grand créateur. D’abord, le mondequ’il peint a vraiment l’air d’avoir été créé par lui. Tous cesbouffons qui reviennent sans cesse, tous ces Lebedev, Karamazoff,Ivolguine, Segreff, cet incroyable cortège, c’est une humanité plusfantastique que celle qui peuple la Ronde de Nuit deRembrandt. Et peut-être n’est-elle fantastique que de la mêmemanière, par l’éclairage et le costume, et est-elle, au fond,courante. En tous cas elle est à la fois pleine de véritésprofondes et uniques, n’appartenant qu’à Dostoïevski. Cela apresque l’air, ces bouffons, d’un emploi qui n’existe plus, commecertains personnages de la comédie antique, et pourtant comme ilsrévèlent des aspects vrais de l’âme humaine&|160;! Ce quim’assomme, c’est la manière solennelle dont on parle et dont onécrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle quel’amour-propre et l’orgueil jouent chez ses personnages&|160;? Ondirait que pour lui l’amour et la haine la plus éperdue, la bontéet la traîtrise, la timidité et l’insolence, ne sont que deux étatsd’une même nature, l’amour-propre, l’orgueil empêchant Aglaé,Nastasia, le Capitaine dont Mitia tire la barbe, Krassotkine,l’ennemi-ami d’Alioscha, de se montrer tels qu’ils sont en réalité.Mais il y a encore bien d’autres grandeurs. Je connais très peu deses livres. Mais n’est-ce pas un motif sculptural et simple, dignede l’art le plus antique, une frise interrompue et reprise où sedérouleraient la Vengeance et l’Expiation, que le crime du pèreKaramazoff engrossant la pauvre folle, le mouvement mystérieux,animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant à son insul’instrument des vengeances du destin, obéissant aussi obscurémentà son instinct de mère, peut-être à un mélange de ressentiment etde reconnaissance physique pour le violateur, va accoucher chez lepère Karamazoff&|160;? Ceci, c’est le premier épisode, mystérieux,grand, auguste, comme une création de la Femme dans les sculpturesd’Orvieto. Et en réplique, le second épisode, plus de vingt ansaprès, le meurtre du père Karamazoff, l’infamie sur la familleKaramazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu aprèsd’un même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué,d’une beauté aussi obscure et naturelle que l’accouchement dans lejardin du père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crimeaccompli. Quant à Dostoïevski, je ne le quittais pas tant que vouscroyez en parlant de Tolstoï, qui l’a beaucoup imité. ChezDostoïevski il y a, concentré et grognon, beaucoup de ce quis’épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez Dostoïevski, cettemaussaderie anticipée des primitifs que les disciples éclairciront.– Mon petit, comme c’est assommant que vous soyez si paresseux.Regardez comme vous voyez la littérature d’une façon plusintéressante qu’on ne nous la faisait étudier&|160;; les devoirsqu’on nous faisait faire sur Esther&|160;:«&|160;Monsieur&|160;», vous vous rappelez&|160;», me dit-elle enriant, moins pour se moquer de ses maîtres et d’elle-même que pourle plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans notre mémoirecommune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis qu’elle meparlait, et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c’était l’autrehypothèse, l’hypothèse matérialiste, celle du néant, qui seprésentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu’aprèstout il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaientl’expression de certains états de l’âme, analogues à celui quej’avais éprouvé en goûtant la madeleine trempée dans la tasse dethé, rien ne m’assurait que le vague de tels états fût une marquede leur profondeur, mais seulement de ce que nous n’avons pasencore su les analyser, qu’il n’y aurait donc rien de plus réel eneux que dans d’autres. Pourtant ce bonheur, ce sentiment decertitude dans le bonheur pendant que je buvais la tasse de thé,que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de vieux bois, cen’était pas une illusion. En tous cas, me disait l’esprit du doute,même si ces états sont dans la vie plus profonds que d’autres, etsont inanalysables à cause de cela même, parce qu’ils mettent enjeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore renducompte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser àeux parce qu’il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pasqu’il ait la même profondeur&|160;; la beauté d’une phrase demusique pure paraît facilement l’image ou, du moins, la parented’une impression intellectuelle que nous avons eue, mais simplementparce qu’elle est inintellectuelle. Et pourquoi, alors,croyons-nous particulièrement profondes ces phrases mystérieusesqui hantent certains ouvrages et ce septuor de Vinteuil&|160;?

Ce n’était pas, du reste, que de la musique de lui que me jouaitAlbertine&|160;; le pianola était par moments pour nous comme unelanterne magique scientifique (historique et géographique), et surles murs de cette chambre de Paris, pourvue d’inventions plusmodernes que celle de Combray, je voyais, selon qu’Albertine jouaitdu Rameau ou du Borodine, s’étendre tantôt une tapisserie duXVIIIe siècle semée d’Amours sur un fond de roses,tantôt la steppe orientale où les sonorités s’étouffent dansl’illimité des distances et le feutrage de la neige. Et cesdécorations fugitives étaient, d’ailleurs, les seules de machambre, car si, au moment où j’avais hérité de ma tante Léonie, jem’étais promis d’avoir des collections comme Swann, d’acheter destableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux,une automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre necontenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutescelles-là&|160;? C’était Albertine elle-même. Je la regardais.C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle quej’avais crue si longtemps impossible même à connaître, quiaujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fournile tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise,chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée àma bibliothèque. Ses épaules, que j’avais vues baissées etsournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient àmes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avaisimaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescenceles pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à toursur celles du pianola, où Albertine, devenue d’une élégance qui mela faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle luivenait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadisfamiliers du guidon, se posaient maintenant sur les touches commeceux d’une sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit,était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de lalampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visageincliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs demoi-même, chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient untel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblaits’enlever et tourner avec la même puissance presque magique que lejour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon tropgrand désir de l’embrasser&|160;; j’en prolongeais chaque surfaceau delà de ce que j’en pouvais voir et sous ce qui me le cachait etne me faisait que mieux sentir – paupières qui fermaient à demi lesyeux, chevelure qui cachait le haut des joues – le relief de cesplans superposés. Ses yeux luisaient comme, dans un minerai oùl’opale est encore engainée, les deux plaques seules encore polies,qui, devenues plus brillantes que du métal, font apparaître, aumilieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes desoie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre. Ses cheveux,noirs et crespelés, montrant des ensembles différents selon qu’ellese tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer,tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base,noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le relief de leursboucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, delignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et simultiple, semblaient dépasser la variété que réalise habituellementla nature et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumuleles difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, lefondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage,en les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et commela rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint.Et par contraste avec tant de relief, par l’harmonie aussi qui lesunissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et àleur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffetd’orgues, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblaitréduit à n’être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cetange musicien, œuvre d’art qui, tout à l’heure, par une doucemagie, allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sasubstance précieuse et rose. Mais non, Albertine n’était nullementpour moi une œuvre d’art. Je savais ce que c’était qu’admirer unefemme d’une façon artistique, j’avais connu Swann. De moi-même,d’ailleurs, j’étais, de n’importe quelle femme qu’il s’agît,incapable de le faire, n’ayant aucune espèce d’esprit d’observationextérieure, ne sachant jamais ce qu’était ce que je voyais, etj’étais émerveillé quand Swann ajoutait rétrospectivement unedignité artistique – en la comparant, comme il se plaisait à lefaire galamment devant elle-même, à quelque portrait deLuini&|160;; en retrouvant, dans sa toilette, la robe ou les bijouxd’un tableau de Giorgione – à une femme qui m’avait sembléinsignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui mevenaient d’Albertine ne prenaient jamais, pour m’atteindre, ledétour du goût et de l’intelligence&|160;; même, pour dire vrai,quand je commençais à regarder Albertine comme un ange musicien,merveilleusement patiné et que je me félicitais de posséder, ellene tardait pas à me devenir indifférente, je m’ennuyais bientôtauprès d’elle, mais ces instants-là duraient peu&|160;: on n’aimeque ce en quoi on poursuit quelque chose d’inaccessible, on n’aimeque ce qu’on ne possède pas, et, bien vite, je me remettais à merendre compte que je ne possédais pas Albertine. Dans ses yeux jevoyais passer tantôt l’espérance, tantôt le souvenir, peut-être leregret, de joies que je ne devinais pas, auxquelles, dans ce cas,elle préférait renoncer plutôt que de me les dire, et que, n’ensaisissant que certaines lueurs dans ses prunelles, je n’apercevaispas plus que le spectateur qu’on n’a pas laissé entrer dans lasalle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rienapercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c’étaitle cas pour elle, mais c’est une étrange chose, comme untémoignage, chez les plus incrédules, d’une croyance au bien, quecette persévérance dans le mensonge qu’ont tous ceux qui noustrompent. On aurait beau leur dire que leur mensonge fait plus depeine que l’aveu, ils auraient beau s’en rendre compte, qu’ilsmentiraient encore l’instant d’après, pour rester conformes à cequ’ils nous ont dit d’abord que nous étions pour eux. C’est ainsiqu’un athée qui tient à la vie se fait tuer pour ne pas donner undémenti à l’idée qu’on a de sa bravoure. Pendant ces heures,quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans samoue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dontla contemplation la faisait, ces soirs-là, dissemblable, éloignéede moi à qui ils étaient refusés. «&|160;À quoi pensez-vous, machérie&|160;? – Mais à rien.&|160;» Quelquefois, pour répondre à cereproche que je lui faisais de ne me rien dire, tantôt elle medisait des choses qu’elle n’ignorait pas que je savais aussi bienque tout le monde (comme ces hommes d’État qui ne vousannonceraient pas la plus petite nouvelle, mais vous parlent, enrevanche, de celle qu’on a pu lire dans les journaux de la veille),tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des sortes defausses confidences, des promenades en bicyclette qu’elle faisait àBalbec, l’année avant de me connaître. Et comme si j’avais devinéjuste autrefois, en inférant de là qu’elle devait être une jeunefille très libre, faisant de très longues parties, l’évocationqu’elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvresd’Albertine ce même mystérieux sourire qui m’avait séduit lespremiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de sespromenades qu’elle avait faites, avec des amies, dans la campagnehollandaise, de ses retours, le soir, à Amsterdam, à des heurestardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu’ellesconnaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux,dont je croyais voir se refléter dans les yeux brillantsd’Albertine, comme dans les glaces incertaines d’une rapidevoiture, les feux innombrables et fuyants. Comme la soi-disantcuriosité esthétique mériterait plutôt le nom d’indifférence auprèsde la curiosité douloureuse, inlassable, que j’avais des lieux oùAlbertine avait vécu, de ce qu’elle avait pu faire tel soir, dessourires, des regards qu’elle avait eus, des mots qu’elle avaitdits, des baisers qu’elle avait reçus&|160;! Non, jamais lajalousie que j’avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avaitpersisté, ne m’eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entrefemmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettaitd’imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité.Que de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pasdirectement, de vagues lieux de plaisir où elle avait pu engoûter), que de milieux (où il y a beaucoup de monde, où on estfrôlé) Albertine – comme une personne qui, faisant passer sa suite,toute une société, au contrôle devant elle, la fait entrer authéâtre – du seuil de mon imagination ou de mon souvenir, où je neme souciais pas d’eux, avait introduits dans mon cœur&|160;!Maintenant, la connaissance que j’avais d’eux était interne,immédiate, spasmodique, douloureuse. L’amour c’est l’espace et letemps rendus sensibles au cœur.

Et peut-être, pourtant, entièrement fidèle je n’eusse passouffert d’infidélités que j’eusse été incapable de concevoir, maisce qui me torturait à imaginer chez Albertine, c’était mon propredésir perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d’ébaucher denouveaux romans&|160;; c’était de lui supposer ce regard que jen’avais pu, l’autre jour, même à côté d’elle, m’empêcher de jetersur les jeunes cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne.Comme il n’est de connaissance, on peut presque dire qu’il n’est dejalousie que de soi-même. L’observation compte peu. Ce n’est que duplaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir etdouleur.

Par instants, dans les yeux d’Albertine, dans la brusqueinflammation de son teint, je sentais comme un éclair de chaleurpasser furtivement dans des régions plus inaccessibles pour moi quele ciel, et où évoluaient les souvenirs, à moi inconnus,d’Albertine. Alors cette beauté qu’en pensant aux annéessuccessives où j’avais connu Albertine, soit sur la plage deBalbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et quiconsistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans etcontenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moiquelque chose de déchirant. Alors sous ce visage rosissant jesentais se creuser, comme un gouffre, l’inexhaustible espace dessoirs où je n’avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendreAlbertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains&|160;; jepouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais,comme si j’eusse manié une pierre qui enferme la salure des océansimmémoriaux ou le rayon d’une étoile, je sentais que je touchaisseulement l’enveloppe close d’un être qui, par l’intérieur,accédait à l’infini. Combien je souffrais de cette position où nousa réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division descorps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes(car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait auxprises de ma pensée). Et je me rendais compte qu’Albertine n’étaitpas même, pour moi, la merveilleuse captive dont j’avais cruenrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement saprésence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne lasoupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la chambre voisine, quece personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enferméedans une bouteille la Princesse de la Chine&|160;; m’invitant, sousune forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche dupassé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s’ila fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune – etpourvu que je puisse me dire, ce qui n’est pas sûr, hélas, qu’ellen’y a, elle, pas perdu – je n’ai rien à regretter. Sans doute lasolitude eût mieux valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais sij’avais mené la vie de collectionneur que me conseillait Swann (queme reprochait de ne pas connaître M. de Charlus, quand, avec unmélange d’esprit, d’insolence et de goût, il me disait&|160;:«&|160;Comme c’est laid chez vous&|160;!&|160;»), quelles statues,quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou même, àtout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement, m’eussent –comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais que lamaladresse inconsciente d’Albertine, des indifférents, ou de mespropres pensées, ne tardait pas à rouvrir – donné accès hors desoi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne surla grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour oùnous en avons souffert, la vie des autres&|160;?

Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu’une heureaprès qu’Albertine était couchée, j’allais jusqu’à son lit pour luidire de regarder la fenêtre. Je suis sûr que c’est pour cela quej’allais dans sa chambre, et non pour m’assurer qu’elle y étaitbien. Quelle apparence qu’elle pût et souhaitât s’enéchapper&|160;? Il eût fallu une collusion invraisemblable avecFrançoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais rien que, sur lablancheur de l’oreiller, un mince diadème de cheveux noirs. Maisj’entendais la respiration d’Albertine. Son sommeil était siprofond que j’hésitais d’abord à aller jusqu’au lit. Puis, jem’asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le mêmemurmure. Ce qui est impossible à dire, c’est à quel point sesréveils étaient gais. Je l’embrassais, je la secouais. Aussitôtelle s’arrêtait de dormir, mais, sans même l’intervalle d’uninstant, éclatait de rire, me disant, en nouant ses bras à moncou&|160;: «&|160;J’étais justement en train de me demander si tune viendrais pas&|160;», et elle riait tendrement de plus belle. Onaurait dit que sa tête charmante, quand elle dormait, n’étaitpleine que de gaîté, de tendresse et de rire. Et en l’éveillantj’avais seulement, comme quand on ouvre un fruit, fait fuser le jusjaillissant qui désaltère.

L’hiver cependant finissait&|160;; la belle saison revint, etsouvent, comme Albertine venait seulement de me dire bonsoir, machambre, mes rideaux, le mur au-dessus des rideaux étant encoretout noirs, dans le jardin des religieuses voisines j’entendais,riche et précieuse dans le silence comme un harmonium d’église, lamodulation d’un oiseau inconnu qui, sur le mode lydien, chantaitdéjà matines, et au milieu de mes ténèbres mettait la riche noteéclatante du soleil qu’il voyait. Une fois même, nous entendîmestout d’un coup la cadence régulière d’un appel plaintif. C’étaientles pigeons qui commençaient à roucouler. «&|160;Cela prouve qu’ilfait déjà jour&|160;», dit Albertine&|160;; et le sourcil presquefroncé, comme si elle manquait, en vivant chez moi, les plaisirs dela belle saison&|160;: «&|160;Le printemps est commencé pour queles pigeons soient revenus.&|160;» La ressemblance entre leurroucoulement et le chant du coq était aussi profonde et aussiobscure que, dans le septuor de Vinteuil, la ressemblance entre lethème de l’adagio et celui du dernier morceau, qui est bâti sur lemême thème-clef que le premier, mais tellement transformé par lesdifférences de tonalité, de mesure, que le public profane, s’ilouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné de voir qu’ils sont bâtistous trois sur les quatre mêmes notes, quatre notes qu’il peut,d’ailleurs, jouer d’un doigt au piano sans retrouver aucun destrois morceaux. Tel ce mélancolique morceau exécuté par les pigeonsétait une sorte de chant du coq en mineur, qui ne s’élevait pasvers le ciel, ne montait pas verticalement, mais, régulier comme lebraiment d’un âne, enveloppé de douceur, allait d’un pigeon àl’autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se redressait,ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel qu’avaientpoussé tant de fois l’allegro de l’introduction et le finale.

Bientôt les nuits raccourcirent davantage, et avant les heuresanciennes du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de mafenêtre la blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je merésignais à laisser encore mener à Albertine cette vie, où, malgréses dénégations, je sentais qu’elle avait l’impression d’êtreprisonnière, c’était seulement parce que chaque jour j’étais sûrque le lendemain je pourrais me mettre, en même temps qu’àtravailler, à me lever, à sortir, à préparer un départ pour quelquepropriété que nous achèterions et où Albertine pourrait mener pluslibrement, et sans inquiétude pour moi, la vie de campagne ou demer, de navigation ou de chasse, qui lui plairait. Seulement, lelendemain, ce temps passé que j’aimais et détestais tour à tour enAlbertine, il arrivait que (comme, quand il est le présent, entrelui et nous, chacun, par intérêt, ou politesse, ou pitié, travailleà tisser un rideau de mensonges que nous prenons pour la réalité),rétrospectivement, une des heures qui le composaient, et même decelles que j’avais cru connaître, me présentait tout d’un coup unaspect qu’on n’essayait plus de me voiler et qui était alors toutdifférent de celui sous lequel elle m’était apparue. Derrière telregard, à la place de la bonne pensée que j’avais cru y voirautrefois, c’était un désir insoupçonné jusque-là qui se révélait,m’aliénant une nouvelle partie de ce cœur d’Albertine que j’avaiscru assimilé au mien. Par exemple, quand Andrée avait quittéBalbec, au mois de juillet, Albertine ne n’avait jamais dit qu’elledût bientôt la revoir, et je pensais qu’elle l’avait revue mêmeplus tôt qu’elle n’eût cru, puisque, à cause de la grande tristesseque j’avais eue à Balbec, cette nuit du 14 septembre, elle m’avaitfait ce sacrifice de ne pas y rester et de revenir tout de suite àParis. Quand elle était arrivée, le 15, je lui avais demandéd’aller voir Andrée et lui avais dit&|160;: «&|160;A-t-elle étécontente de vous revoir&|160;?&|160;» Or un jour, MmeBontemps était venue pour apporter quelque chose à Albertine&|160;;je la vis un instant et lui dis qu’Albertine était sortie avecAndrée&|160;: «&|160;Elles sont allées se promener dans lacampagne. – Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertinen’est pas difficile en fait de campagne. Ainsi, il y a trois ans,tous les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont.&|160;» À cenom de Buttes-Chaumont, où Albertine m’avait dit n’être jamaisallée, ma respiration s’arrêta un instant. La réalité est le plushabile des ennemis. Elle prononce ses attaques sur les points denotre cœur où nous ne les attendions pas, et où nous n’avions paspréparé de défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors,en lui disant qu’elle allait tous les jours auxButtes-Chaumont&|160;? à moi, depuis, en me disant qu’elle ne lesconnaissait pas&|160;? «&|160;Heureusement, ajouta MmeBontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour unecampagne plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a besoin,elle a si mauvaise mine. Il est vrai qu’elle n’a pas eu cet été letemps d’air qui lui est nécessaire. Pensez qu’elle a quitté Balbecà la fin de juillet, croyant revenir en septembre, et, comme sonfrère s’est démis le genou, elle n’a pas pu revenir.&|160;» AlorsAlbertine l’attendait à Balbec et me l’avait caché. Il est vrai quec’était d’autant plus gentil de m’avoir proposé de revenir. À moinsque… «&|160;Oui, je me rappelle qu’Albertine m’avait parlé de cela…(ce n’était pas vrai). Quand donc a eu lieu cet accident&|160;?Tout cela est un peu brouillé dans ma tête. – Mais, à mon sens, ila eu lieu juste à point, car un jour plus tard, la location de lavilla était commencée et la grand’mère d’Andrée aurait été obligéede payer un mois inutile. Il s’est cassé la jambe le 14 septembre,elle a eu le temps de télégraphier à Albertine, le 15 au matin,qu’elle ne viendrait pas, et Albertine de prévenir l’agence. Unjour plus tard, cela courait jusqu’au 15 octobre.&|160;» Ainsi sansdoute, quand Albertine, changeant d’avis, m’avait dit&|160;:«&|160;Partons ce soir&|160;», ce qu’elle voyait c’était unappartement, celui de la grand’mère d’Andrée, où, dès notre retour,elle allait pouvoir retrouver l’amie que, sans que je m’endoutasse, elle avait cru revoir bientôt à Balbec. Les paroles sigentilles, pour revenir avec moi, qu’elle avait eues, en contrasteavec son opiniâtre refus d’un peu avant, j’avais cherché àles attribuer à un revirement de son bon cœur. Elles étaient toutsimplement le reflet d’un changement intervenu dans une situationque nous ne connaissons pas, et qui est tout le secret de lavariation de la conduite des femmes qui ne nous aiment pas. Ellesnous refusent obstinément un rendez-vous pour le lendemain, parcequ’elles sont fatiguées, parce que leur grand-père exige qu’ellesdînent chez lui. «&|160;Mais venez après&|160;», insistons-nous.«&|160;Il me retient très tard. Il pourra me raccompagner.&|160;»Simplement elles ont un rendez-vous avec quelqu’un qui leur plaît.Soudain celui-ci n’est plus libre. Et elles viennent nous dire leurregret de nous avoir fait de la peine, qu’envoyant promener leurgrand-père, elles resteront auprès de nous, ne tenant à riend’autre. J’aurais dû reconnaître ces phrases dans le langage quem’avait tenu Albertine, le jour de mon départ de Balbec&|160;;mais, pour interpréter ce langage, j’aurais dû me souvenir alors dedeux traits particuliers du caractère d’Albertine qui me revenaientmaintenant à l’esprit, l’un pour me consoler, l’autre pour medésoler, car nous trouvons de tout dans notre mémoire&|160;; elleest une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met,au hasard, la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur unpoison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cettehabitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurspersonnes, cette utilisation multiple de ce qu’elle faisait, quiétait caractéristique chez Albertine. C’était bien dans soncaractère, revenant à Paris (le fait qu’Andrée ne revenait paspouvait lui rendre incommode de rester à Balbec sans que celasignifiât qu’elle ne pouvait pas se passer d’Andrée), de tirer dece seul voyage une occasion de toucher deux personnes qu’elleaimait sincèrement&|160;: moi, en me faisant croire que c’étaitpour ne pas me laisser seul, pour que je ne souffrisse pas, pardévouement pour moi&|160;; Andrée, en la persuadant que, du momentqu’elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y rester uninstant de plus, qu’elle n’avait prolongé son séjour que pour lavoir, et qu’elle accourait dans l’instant vers elle. Or le départd’Albertine avec moi succédait, en effet, d’une façon si immédiate,d’une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris, d’autrepart à la dépêche d’Andrée, qu’il était tout naturel qu’Andrée etmoi, ignorant respectivement, elle mon chagrin, moi sa dépêche,nous eussions pu croire que le départ d’Albertine était l’effet dela seule cause que chacun de nous connût et qu’il suivait, eneffet, à si peu d’heures de distance et si inopinément. Et dans cecas, je pouvais encore croire que m’accompagner avait été le butréel d’Albertine, qui n’avait pas voulu négliger pourtant uneoccasion de s’en faire un titre à la gratitude d’Andrée. Maismalheureusement je me rappelai presque aussitôt un autre trait decaractère d’Albertine, et qui était la vivacité avec laquelle lasaisissait la tentation irrésistible d’un plaisir. Or je merappelais, quand elle eut décidé de partir, quelle impatience elleavait d’arriver au train, comme elle avait bousculé le Directeurqui, en cherchant à nous retenir, aurait pu nous faire manquerl’omnibus, les haussements d’épaules de connivence qu’elle mefaisait et dont j’avais été si touché, quand, dans le tortillard,M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas«&|160;remettre à huitaine&|160;». Oui, ce qu’elle voyait devantses yeux à ce moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir,ce qu’elle était impatiente de retrouver, c’était cet appartementinhabité que j’avais vu une fois, appartenant à la grand’mèred’Andrée, laissé à la garde d’un vieux valet de chambre,appartement luxueux, en plein midi, mais si vide, si silencieux quele soleil avait l’air de mettre des housses sur le canapé, sur lesfauteuils de la chambre où Albertine et Andrée demanderaient augardien respectueux, peut-être naïf, peut-être complice, de leslaisser se reposer. Je le voyais tout le temps maintenant, vide,avec un lit ou un canapé, cette chambre, où, chaque foisqu’Albertine avait l’air pressé et sérieux, elle partait pourretrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu’elleétait plus libre. Je n’avais jamais pensé jusque-là à cetappartement qui, maintenant, avait pour moi une horrible beauté.L’inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, quechaque découverte scientifique ne fait que reculer mais n’annulepas. Un jaloux exaspère celle qu’il aime en la privant de milleplaisirs sans importance, mais ceux qui sont le fond de la vie decelle-ci, elle les abrite là où, dans les moments où sonintelligence croit montrer le plus de perspicacité et où les tiersle renseignent le mieux, il n’a pas idée de chercher. Enfin, dumoins, Andrée allait partir. Mais je ne voulais pas qu’Albertinepût me mépriser comme ayant été dupe d’elle et d’Andrée. Un jour oul’autre, je le lui dirais. Et ainsi je la forcerais peut-être à meparler plus franchement, en lui montrant que j’étais informé toutde même des choses qu’elle me cachait. Mais je ne voulais pas luiparler de cela encore, d’abord parce que, si près de la visite desa tante, elle eût compris d’où me venait mon information, eût taricette source et n’en eût pas redouté d’inconnues. Ensuite parce queje ne voulais pas risquer, tant que je ne serais pas absolumentcertain de garder Albertine aussi longtemps que je voudrais, decauser en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour effet delui faire désirer me quitter. Il est vrai que, si je raisonnais,cherchais la vérité, pronostiquais l’avenir d’après ses paroles,lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimaientcombien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privaitpeu, je ne doutais pas qu’elle restât toujours auprès de moi. J’enétais même fort ennuyé, je sentais m’échapper la vie, l’univers,auxquels je n’avais jamais goûté, échangés contre une femme danslaquelle je ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvaismême pas aller à Venise, où, pendant que je serais couché, jeserais trop torturé par la crainte des avances que pourraient luifaire le gondolier, les gens de l’hôtel, les Vénitiennes. Mais sije raisonnais, au contraire, d’après l’autre hypothèse, celle quis’appuyait non sur les paroles d’Albertine, mais sur des silences,des regards, des rougeurs, des bouderies, et même des colères, dontil m’eût été bien facile de lui montrer qu’elles étaient sans causeet dont j’aimais mieux avoir l’air de ne pas m’apercevoir, alors jeme disais que cette vie lui était insupportable, que tout le tempselle se trouvait privée de ce qu’elle aimait, et que fatalementelle me quitterait un jour. Tout ce que je voulais, si elle lefaisait, c’est que je pusse choisir le moment où cela ne me seraitpas trop pénible, et puis dans une saison où elle ne pourrait allerdans aucun des endroits où je me représentais ses débauches, ni àAmsterdam, ni chez Andrée, qu’elle retrouverait, il est vrai,quelques mois plus tard. Mais d’ici là je me serais calmé et celame serait devenu indifférent. En tous cas, il fallait attendre,pour y songer, que fût guérie la petite rechute qu’avait causée ladécouverte des raisons pour lesquelles Albertine, à quelques heuresde distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter immédiatementBalbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux symptômesqui ne pouvaient aller qu’en s’atténuant si je n’apprenais rien denouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre plusdouloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnuemaintenant inévitable, mais nullement urgente, et qu’il valaitmieux pratiquer «&|160;à froid&|160;». Ce choix du moment, j’enétais le maître, car si elle voulait partir avant que je l’eussedécidé, au moment où elle m’annoncerait qu’elle avait assez decette vie, il serait toujours temps d’aviser à combattre sesraisons, de lui laisser plus de liberté, de lui promettre quelquegrand plaisir prochain qu’elle souhaiterait elle-même d’attendre,voire, si je ne trouvais de recours qu’en son cœur, de lui assurermon chagrin. J’étais donc bien tranquille à ce point de vue,n’étant pas, d’ailleurs, en cela très logique avec moi-même. Car,dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas compte deschoses qu’elle disait et qu’elle annonçait, je supposais que, quandil s’agirait de son départ, elle me donnerait d’avance ses raisons,me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma vieavec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux,qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance.À supposer qu’il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J’étaisdans le même esprit de sagesse qui m’inspirait à Balbec, quand, lesoir où nous avions été heureux, après la visite de Mmede Cambremer, je voulais la quitter, parce que je savais qu’àprolonger je ne gagnerais rien. Seulement, maintenant encore, jem’imaginais que le souvenir que je garderais d’elle serait commeune sorte de vibration, prolongée par une pédale, de la dernièreminute de notre séparation. Aussi je tenais à choisir une minutedouce, afin que ce fût elle qui continuât à vibrer en moi. Il nefallait pas être trop difficile, attendre trop, il fallait êtresage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pasattendre quelques jours de plus, jusqu’à ce qu’une minuteacceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partiravec cette même révolte que j’avais autrefois quand mamans’éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle medisait adieu à la gare. À tout hasard, je multipliais lesgentillesses que je pouvais lui faire. Pour les robes de Fortuny,nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose,qui venait d’être terminée. Et j’avais commandé tout de même lescinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pourcelle-là. Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passédepuis ce que m’avait dit sa tante, je me laissai emporter par lacolère, un soir. C’était justement celui où Albertine avait revêtupour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui,en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que jesacrifiais pour elle, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avaisjamais vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances dePâques qu’encore enfant j’avais dû y passer, et plus anciennementencore, par les gravures de Titien et les photographies de Giottoque Swann m’avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny queportait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatricede cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementationarabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon dessultanes derrière un voile ajouré de pierres, comme les reliures dela Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles lesoiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie,se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profondqui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeaiten or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondolequi s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du grand canal.Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est siparticulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo.

Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moiqu’Albertine n’était contente de rien&|160;; que, quand je luifaisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortiraispas, que l’automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas,elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Cesoir, où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grandechaleur m’avait énervé, je ne pus retenir ma colère et luireprochai son ingratitude&|160;: «&|160;Oui, vous pouvez demander àtout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vouspouvez demander à Françoise, ce n’est qu’un cri.&|160;» Maisaussitôt je me rappelai qu’Albertine m’avait dit une fois combienelle me trouvait l’air terrible quand j’étais en colère, et m’avaitappliqué les vers d’Esther&|160;:

&|160;

Jugez combien ce front irrité contre moi

Dans mon âme troublée a dû jeter d’émoi

Hélas&|160;! sans frissonner quel cœur audacieux

Soutiendrait les éclairs qui partent de vosyeux&|160;?

&|160;

J’eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j’avaisfait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paixfût une paix armée et redoutable, en même temps qu’il me semblaitutile de montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pourqu’elle n’en eût pas l’idée&|160;: «&|160;Pardonnez-moi, ma petiteAlbertine, j’ai honte de ma violence, j’en suis désespéré. Si nousne pouvons plus nous entendre, si nous devons nous quitter, il nefaut pas que ce soit ainsi, ce ne serait pas digne de nous. Nousnous quitterons, s’il le faut, mais avant tout je tiens à vousdemander pardon bien humblement de tout mon cœur.&|160;» Je pensaique, pour réparer cela et m’assurer de ses projets de rester pourle temps qui allait suivre, au moins jusqu’à ce qu’Andrée fûtpartie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon, dès lelendemain, de chercher quelque plaisir plus grand que ceux qu’elleavait encore eus, et à assez longue échéance&|160;; aussi, puisquej’allais effacer l’ennui que je lui avais causé, peut-êtreferais-je bien de profiter de ce moment pour lui montrer que jeconnaissais mieux sa vie qu’elle ne croyait. La mauvaise humeurqu’elle ressentirait serait effacée demain par mes gentillesses,mais l’avertissement resterait dans son esprit. «&|160;Oui, mapetite Albertine, pardonnez-moi si j’ai été violent. Je ne suis pastout à fait aussi coupable que vous croyez. Il y a des gensméchants qui cherchent à nous brouiller, je n’avais jamais vouluvous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je finis par êtreaffolé quelquefois de certaines dénonciations. Ainsi tenez, luidis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me parler devos relations, mais avec Andrée. – Avec Andrée&|160;?&|160;»s’écria-t-elle, la mauvaise humeur enflammant son visage. Etl’étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses yeux.«&|160;C’est charmant&|160;! Et peut-on savoir qui vous a dit cesbelles choses&|160;? est-ce que je pourrais leur parler à cespersonnes&|160;? savoir sur quoi elles appuient leursinfamies&|160;? – Ma petite Albertine, je ne sais pas, ce sont deslettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez peut-êtreassez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas qu’ellecherchait), car elles doivent bien vous connaître. La dernière, jevous l’avoue (et je vous cite celle-là justement parce qu’il s’agitd’un rien et qu’elle n’a rien de pénible à citer), m’a pourtantexaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons quittéBalbec, vous aviez d’abord voulu rester et partir ensuite, c’estque, dans l’intervalle, vous aviez reçu une lettre d’Andrée vousdisant qu’elle ne viendrait pas. – Je sais très bien qu’Andrée m’aécrit qu’elle ne viendrait pas, elle m’a même télégraphié, je nepeux pas vous montrer la dépêche parce que je ne l’ai pas gardée,mais ce n’était pas ce jour-là. Qu’est-ce que vous vouliez que celame fasse qu’Andrée vînt à Balbec ou non&|160;?&|160;»«&|160;Qu’est-ce que vous vouliez que cela me fasse&|160;» étaitune preuve de colère et que «&|160;cela lui faisait&|160;» quelquechose, mais pas forcément une preuve qu’Albertine était revenueuniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu’Albertinevoyait un des motifs réels, ou allégués, d’un de ses actesdécouvert par une personne à qui elle en avait donné un autremotif, Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pourlaquelle elle avait fait réellement l’acte. Albertine croyait-elleque ces renseignements sur ce qu’elle faisait, ce n’était pas desanonymes qui me les envoyaient malgré moi, mais moi qui lessollicitais avidement, on n’aurait pu nullement le déduire desparoles qu’elle me dit ensuite, où elle avait l’air d’accepter maversion des lettres anonymes, mais de son air de colère contre moi,colère qui n’avait l’air que d’être l’explosion de ses mauvaiseshumeurs antérieures, tout comme l’espionnage auquel elle eût, danscette hypothèse, cru que je m’étais livré n’eût été quel’aboutissement d’une surveillance de tous ses actes, dont ellen’eût plus douté depuis longtemps. Sa colère s’étendit même jusqu’àAndrée, et se disant sans doute que, maintenant, je ne serais plustranquille même quand elle sortirait avec Andrée&|160;:«&|160;D’ailleurs, Andrée m’exaspère. Elle est assommante. Je neveux plus sortir avec elle. Vous pouvez l’annoncer aux gens quivous ont dit que j’étais revenue à Paris pour elle. Si je vousdisais que, depuis tant d’années que je connais Andrée, je nesaurais pas vous dire comment est sa figure tant je l’ai peuregardée&|160;!&|160;» Or, à Balbec, la première année, ellem’avait dit&|160;: «&|160;Andrée est ravissante.&|160;» Il est vraique cela ne voulait pas dire qu’elle eût des relations amoureusesavec elle, et même je ne l’avais jamais entendue parler alorsqu’avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais nepouvait-elle avoir changé, même sans se rendre compte qu’elle avaitchangé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent lamême chose que les relations immorales, assez peu précises dans sonesprit, qu’elle flétrissait chez les autres&|160;? N’était-ce pasaussi possible que ce même changement, et cette même inconsciencedu changement, qui s’étaient produits dans ses relations avec moi,dont elle avait repoussé à Balbec avec tant d’indignation lesbaisers qu’elle devait me donner elle-même ensuite chaque jour, etque, je l’espérais du moins, elle me donnerait encore bienlongtemps, et qu’elle allait me donner dans un instant&|160;?«&|160;Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je le leur annoncepuisque je ne les connais pas&|160;?&|160;» Cette réponse était siforte qu’elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes queje voyais cristallisés dans les prunelles d’Albertine. Mais elleles laissa intacts. Je m’étais tu, et pourtant elle continuait à meregarder avec cette attention persistante qu’on prête à quelqu’unqui n’a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elleme répondit qu’elle n’avait rien à me pardonner. Elle étaitredevenue très douce. Mais sous son visage triste et défait, il mesemblait qu’un secret s’était formé. Je savais bien qu’elle nepouvait me quitter sans me prévenir&|160;; d’ailleurs, elle nepouvait ni le désirer (c’était dans huit jours qu’elle devaitessayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, mamère revenant à la fin de la semaine et sa tante également.Pourquoi, puisque c’était impossible qu’elle partît, lui redis-je àplusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pouraller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner, etfus-je soulagé de l’entendre me dire que c’était convenu&|160;?Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fitpas comme d’habitude, se détourna – c’était quelques instants àpeine après le moment où je venais de penser à cette douceurqu’elle me donnât tous les soirs ce qu’elle m’avait refusé à Balbec– elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouilléeavec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse quieût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cettebrouille. On aurait dit qu’elle accordait ses actes avec cettebrouille, et cependant avec mesure, soit pour ne pas l’annoncer,soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, ellevoulait cependant rester mon amie. Je l’embrassai alors une secondefois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grandcanal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et derésurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta, au lieu de merendre mon baiser, avec l’espèce d’entêtement instinctif etfatidique des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu’ellesemblait traduire me gagna moi-même et me remplit d’une crainte sianxieuse que, quand elle fut arrivée à la porte, je n’eus pas lecourage de la laisser partir et la rappelai. «&|160;Albertine, luidis-je, je n’ai aucun sommeil. Si vous-même n’avez pas envie dedormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, maisje n’y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer.&|160;»Il me semblait que si j’avais pu la faire déshabiller et l’avoirdans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plusrose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, laréconciliation eût été plus complète. Mais j’hésitais un instant,car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, uneillumination, un ciel sans lesquels elle m’eût semblé plus dure.Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur, ettoujours le même visage abattu et triste&|160;: «&|160;Je peuxrester tant que vous voudrez, je n’ai pas sommeil.&|160;» Saréponse me calma, car tant qu’elle était là je sentais que jepouvais aviser à l’avenir, et elle recélait aussi de l’amitié, del’obéissance, mais d’une certaine nature, et qui me semblait avoirpour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste,ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pourles mettre d’avance en harmonie avec quelque chose que je ne savaispas. Il me sembla que, tout de même, il n’y aurait que de l’avoirtout en blanc, avec son cou nu devant moi, comme je l’avais vue àBalbec dans son lit, qui me donnerait assez d’audace pour qu’ellefût obligée de céder. «&|160;Puisque vous êtes si gentille derester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c’esttrop chaud, trop raide, je n’ose pas vous approcher pour ne pasfroisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseauxsymboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. – Non, ce ne serait pascommode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans machambre tout à l’heure. – Alors vous ne voulez même pas vousasseoir sur mon lit&|160;? – Mais si.&|160;» Elle resta toutefoisun peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes. Je sais que jeprononçai alors le mot «&|160;mort&|160;» comme si Albertine allaitmourir. Il semble que les événements soient plus vastes que lemoment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes,ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, maisils demandent une place aussi au temps qui les précède. On peutdire que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront&|160;;mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés&|160;?

Quand je vis que d’elle-même elle ne m’embrassait pas,comprenant que tout ceci était du temps perdu, que ce ne seraitqu’à partir du baiser que commenceraient les minutes calmantes etvéritables, je lui dis&|160;: «&|160;Bonsoir, il est troptard&|160;», parce que cela ferait qu’elle m’embrasserait, et nouscontinuerions ensuite. Mais après m’avoir dit&|160;:«&|160;Bonsoir, tâchez de bien dormir&|160;», exactement comme lesdeux premières fois, elle se contenta d’un baiser sur la joue.Cette fois je n’osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fortque je ne pus me recoucher. Comme un oiseau qui va d’une extrémitéde sa cage à l’autre, sans arrêter, je passais de l’inquiétudequ’Albertine pût partir à un calme relatif. Ce calme était produitpar le raisonnement que je recommençais plusieurs fois parminute&|160;: «&|160;Elle ne peut pas partir en tous cas sans meprévenir, elle ne m’a nullement dit qu’elle partirait&|160;», etj’étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me redisais&|160;:«&|160;Pourtant si demain j’allais la trouver partie&|160;! Moninquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose&|160;;pourquoi ne m’a-t-elle pas embrassé&|160;?&|160;» Alors jesouffrais horriblement du cœur. Puis il était un peu apaisé par leraisonnement que je recommençais, mais je finissais par avoir mal àla tête, tant ce mouvement de ma pensée était incessant etmonotone. Il y a ainsi certains états moraux, et notammentl’inquiétude, qui, ne nous présentant que deux alternatives, ontquelque chose d’aussi atrocement limité qu’une simple souffrancephysique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui donnaitraison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et merassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sansarrêter, d’un mouvement interne, l’organe qui le fait souffrir,s’éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l’instantd’après. Tout à coup, dans le silence de la nuit, je fus frappé parun bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur,le bruit de la fenêtre d’Albertine qui s’ouvrait violemment. Quandje n’entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m’avaitfait si peur. En lui-même il n’avait rien de siextraordinaire&|160;; mais je lui donnais probablement deuxsignifications qui m’épouvantaient également. D’abord, c’était uneconvention de notre vie commune, comme je craignais les courantsd’air, qu’on n’ouvrît jamais de fenêtre la nuit. On l’avaitexpliqué à Albertine quand elle était venue habiter à la maison, etbien qu’elle fût persuadée que c’était de ma part une manie, etmalsaine, elle m’avait promis de ne jamais enfreindre cettedéfense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu’ellesavait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu’elle eûtplutôt dormi dans l’odeur d’un feu de cheminée que d’ouvrir safenêtre, de même que, pour l’événement le plus important, elle nem’eût pas fait réveiller le matin. Ce n’était qu’une des petitesconventions de notre vie, mais du moment qu’elle violait celle-làsans m’en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu’elle n’avaitplus rien à ménager, qu’elle les violerait aussi bien toutes&|160;?Puis ce bruit avait été violent, presque mal élevé, comme si elleavait ouvert rouge de colère et disant&|160;: «&|160;Cette viem’étouffe, tant pis, il me faut de l’air&|160;!&|160;» Je ne me dispas exactement tout cela, mais je continuai à penser, comme à unprésage plus mystérieux et plus funèbre qu’un cri de chouette, à cebruit de la fenêtre qu’Albertine avait ouverte. Plein d’uneagitation comme je n’en avais peut-être pas eue depuis le soir deCombray où Swann avait dîné à la maison, je marchai longtemps dansle couloir, espérant, par le bruit que je faisais, attirerl’attention d’Albertine, qu’elle aurait pitié de moi etm’appellerait, mais je n’entendais aucun bruit venir de sa chambre.Peu à peu je sentis qu’il était trop tard. Elle devait dormirdepuis longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que jem’éveillai, comme on ne venait jamais chez moi, quoi qu’il arrivât,sans que j’eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps jepensai&|160;: «&|160;Je vais parler à Albertine d’un yacht que jeveux lui faire faire.&|160;» En prenant mes lettres, je dis àFrançoise, sans la regarder&|160;: «&|160;Tout à l’heure j’auraiquelque chose à dire à Mlle Albertine&|160;; est-cequ’elle est levée&|160;? – Oui, elle s’est levée de bonneheure.&|160;» Je sentis se soulever en moi, comme dans un coup devent, mille inquiétudes, que je ne savais pas tenir en suspens dansma poitrine. Le tumulte y était si grand que j’étais à bout desouffle comme dans une tempête. «&|160;Ah&|160;! mais où est-elleen ce moment&|160;? – Elle doit être dans sa chambre. – Ah&|160;!bien&|160;; eh bien&|160;! je la verrai tout à l’heure.&|160;» Jerespirai, elle était là, mon agitation retomba, Albertine étaitici, il m’était presque indifférent qu’elle y fût. D’ailleursn’avais-je pas été absurde de supposer qu’elle aurait pu ne pas yêtre&|160;? Je m’endormis, mais, malgré ma certitude qu’elle ne mequitterait pas, d’un sommeil léger, et d’une légèreté relative àelle seulement. Car les bruits qui ne pouvaient se rapporter qu’àdes travaux dans la cour, tout en les entendant vaguement endormant, je restais tranquille, tandis que le plus légerfrémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait ourentrait sans bruit, en appuyant si doucement sur le timbre, mefaisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœurbattant, bien que je l’eusse entendu dans un assoupissementprofond, de même que ma grand’mère, dans les derniers jours quiprécédèrent sa mort, et où elle était plongée dans une immobilitéque rien ne troublait et que les médecins appelaient le coma, semettait, m’a-t-on dit, à trembler un instant comme une feuillequand elle entendait les trois coups de sonnette par lesquelsj’avais l’habitude d’appeler Françoise, et que, même en les faisantplus légers, cette semaine-là, pour ne pas troubler le silence dela chambre mortuaire, personne, assurait Françoise, ne pouvaitconfondre, à cause d’une manière que j’avais et ignorais moi-mêmed’appuyer sur le timbre, avec les coups de sonnette de quelqu’und’autre. Étais-je donc entré moi aussi en agonie&|160;? était-cel’approche de la mort&|160;?

Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisqueAlbertine ne voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai mêmepas du yacht. Ces promenades m’avaient calmé tout à fait. Mais elleavait continué, le soir, à m’embrasser de la même manière nouvelle,de sorte que j’étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu’unemanière de me montrer qu’elle me boudait, et qui me paraissait tropridicule après les gentillesses que je ne cessais de lui faire.Aussi, n’ayant plus d’elle même&|160;les satisfactions charnellesauxquelles je tenais, la trouvant laide dans la mauvaise humeur,sentis-je plus vivement la privation de toutes les femmes et desvoyages dont ces premiers beaux jours réveillaient en moi le désir.Grâce sans doute au souvenir épars des rendez-vous oubliés quej’avais eus, collégien encore, avec des femmes, sous la verduredéjà épaisse, cette région du printemps où le voyage de notredemeure errante à travers les saisons venait depuis trois jours des’arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes les routes fuyaientvers des déjeuners à la campagne, des parties de canotage, desparties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi bien qu’ilétait celui des arbres, et le pays où le plaisir, partout offert,devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à laparesse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisirqu’avec une femme que je n’aimais pas, la résignation à rester dansma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dansl’ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde videde l’hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où jem’étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour lapremière fois le problème de l’existence, du bonheur, et sur qui nepèse pas l’accumulation des solutions négatives antérieures. Laprésence d’Albertine me pesait, et, maussade, je la regardais donc,en sentant que c’était un malheur que nous n’eussions pas rompu. Jevoulais aller à Venise, je voulais, en attendant, aller au Louvrevoir des tableaux vénitiens, et, au Luxembourg, les deux Elstirqu’à ce qu’on venait de m’apprendre, la princesse de Guermantesvenait de vendre à ce musée, ceux que j’avais tant admirés, les«&|160;Plaisirs de la Danse&|160;» et le «&|160;Portrait de lafamille X… &|160;» Mais j’avais peur que, dans le premier,certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, unenostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire quepeut-être une certaine vie qu’elle n’avait pas menée, une vie defeux d’artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d’avance, jecraignais que, le 14 juillet, elle me demandât d’aller à un balpopulaire, et je rêvais d’un événement impossible qui eût supprimécette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, desnudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaientfaire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu’Elstir, lui(mais ne rabaisserait-elle pas l’œuvre&|160;?), n’y eût vu que labeauté sculpturale, pour mieux dire, la beauté de blancs monumentsque prennent des corps de femmes assis dans la verdure. Aussi je merésignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller àVersailles. Albertine était restée dans sa chambre, à lire, dansson peignoir de Fortuny. Je lui demandai si elle voulait venir àVersailles. Elle avait cela de charmant qu’elle était toujoursprête à tout, peut-être par cette habitude qu’elle avait autrefoisde vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s’étaitdécidée à venir à Paris, en deux minutes, elle me dit&|160;:«&|160;Je peux venir comme cela, nous ne descendrons pas devoiture.&|160;» Elle hésita une seconde entre deux manteaux pourcacher sa robe de chambre – comme elle eût fait entre deux amisdifférents à emmener – en prit un bleu sombre, admirable, piqua uneépingle dans un chapeau. En une minute elle fut prête, avant quej’eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cetterapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré,comme si, en effet, j’eusse eu, sans avoir aucun motif précisd’inquiétude, besoin de l’être. «&|160;Tout de même, je n’ai rien àcraindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de lafenêtre de l’autre nuit. Dès que j’ai parlé de sortir, elle a jetéce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n’est pas ceque ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avecmoi&|160;», me disais-je tandis que nous allions à Versailles. Nousy restâmes longtemps. Le ciel tout entier était fait de ce bleuradieux et un peu pâle comme le promeneur couché dans un champ levoit parfois au-dessus de sa tête, mais tellement uni, tellementprofond, qu’on sent que le bleu dont il est fait a été employé sansaucun alliage, et avec une si inépuisable richesse qu’on pourraitapprofondir de plus en plus sa substance sans rencontrer un atomed’autre chose que de ce même bleu. Je pensais à ma grand’mère quiaimait dans l’art humain, dans la nature, la grandeur, et qui seplaisait à regarder monter dans ce même bleu le clocher deSaint-Hilaire. Soudain j’éprouvai de nouveau la nostalgie de maliberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus pas d’abordet que ma grand’mère eût, lui aussi, tant aimé. C’était comme lebourdonnement d’une guêpe «&|160;Tiens, me dit Albertine, il y a unaéroplane, il est très haut, très haut.&|160;» Je regardais toutautour de moi, mais je ne voyais, sans aucune tache noire, que lapâleur intacte du bleu sans mélange. J’entendais pourtant toujoursle bourdonnement des ailes qui tout d’un coup entrèrent dans lechamp de ma vision. Là-haut, de minuscules ailes brunes etbrillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable. J’avais puenfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte quitrépidait là-haut, sans doute à bien deux mille mètres dehauteur&|160;; je le voyais bruire. Peut-être, quand les distancessur terre n’étaient pas encore depuis longtemps abrégées par lavitesse comme elles le sont aujourd’hui, le sifflet d’un trainpassant à deux kilomètres était-il pourvu de cette beauté quimaintenant, pour quelque temps encore, nous émeut dans lebourdonnement d’un aéroplane à deux mille mètres, à l’idée que lesdistances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que surle sol et que, dans cette autre direction, où les mesures nousapparaissent autres parce que l’abord nous en semblaitinaccessible, un aéroplane à deux mille mètres n’est pas plus loinqu’un train à deux kilomètres, est plus près même, le trajetidentique s’effectuant dans un milieu plus pur, sans séparationentre le voyageur et son point de départ, de même que sur mer oudans les plaines, par un temps calme, le remous d’un navire déjàloin ou le souffle d’un seul zéphyr raye l’océan des eaux ou desblés.

«&|160;Au fond, nous n’avons faim ni l’un ni l’autre, on auraitpu passer chez les Verdurin, me dit Albertine, c’est leur heure etleur jour. – Mais si vous êtes fâchée contre eux&|160;? – Oh&|160;!il y a beaucoup de cancans contre eux, mais dans le fond ils nesont pas si mauvais que ça. Mme Verdurin a toujours ététrès gentille pour moi. Et puis, on ne peut pas être toujoursbrouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts, mais qu’est-cequi n’en a pas&|160;? – Vous n’êtes pas habillée, il faudraitrentrer vous habiller, il serait bien tard.&|160;» J’ajoutai quej’avais envie de goûter. «&|160;Oui, vous avez raison, goûtons toutsimplement&|160;», répondit Albertine, avec cette admirabledocilité qui me stupéfiait toujours. Nous nous arrêtâmes dans unegrande pâtisserie située presque en dehors de la ville, et quijouissait à ce moment-là d’une certaine vogue. Une dame allaitsortir, qui demanda ses affaires à la pâtissière. Et une fois quecette dame fut partie, Albertine regarda à plusieurs reprises lapâtissière comme si elle voulait attirer son attention, pendant quecelle-ci rangeait des tasses, des assiettes des petits fours, caril était déjà tard. Elle s’approchait de moi seulement si jedemandais quelque chose. Et il arrivait alors que, comme lapâtissière, d’ailleurs extrêmement grande, était debout pour nousservir et Albertine assise à côté de moi, chaque fois, Albertine,pour tâcher d’attirer son attention, levait verticalement vers elleun regard blond qui était obligé de faire monter d’autant plus hautla prunelle que, la pâtissière étant juste contre nous, Albertinen’avait pas la ressource d’adoucir la pente par l’obliquité duregard. Elle était obligée, sans trop lever la tête, de fairemonter ses regards jusqu’à cette hauteur démesurée où étaient lesyeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi, Albertinerabaissait vivement ses regards et, la pâtissière n’ayant faitaucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série devaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puisla pâtissières n’eut plus qu’à ranger à une grande table voisine.Là le regard d’Albertine n’avait qu’à être latéral. Mais pas unefois celui de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela nem’étonnait pas, car je savais que cette femme, que je connaissaisun petit peu, avait des amants, quoique mariée, mais cachaitparfaitement ses intrigues, ce qui m’étonnait énormément à cause desa prodigieuse stupidité. Je regardai cette femme pendant que nousfinissions de goûter. Plongée dans ses rangements, elle étaitpresque impolie pour Albertine à force de n’avoir pas un regardpour elle, dont l’attitude n’avait d’ailleurs rien d’inconvenant.L’autre rangeait, rangeait sans fin, sans une distraction. Laremise en place des petites cuillers, des couteaux à fruits, eûtété confiée, non à cette grande belle femme, mais, par économie detravail humain, à une simple machine, qu’on n’eût pas pu voirisolément aussi complet de l’attention d’Albertine, et pourtantelle ne baissait pas les yeux, ne s’absorbait pas, laissait brillerses yeux, ses charmes, en une attention à son seul travail. Il estvrai que, si cette pâtissière n’eût pas été une femmeparticulièrement sotte (non seulement c’était sa réputation, maisje le savais par expérience), ce détachement eût pu être un combled’habileté. Et je sais bien que l’être le plus sot, si son désir ouson intérêt est en jeu, peut, dans ce cas unique, au milieu de lanullité de sa vie stupide, s’adapter immédiatement aux rouages del’engrenage le plus compliqué&|160;; malgré tout c’eût été unesupposition trop subtile pour une femme aussi niaise que lapâtissière. Cette niaiserie prenait même un tour invraisemblabled’impolitesse&|160;! Pas une seule fois elle ne regarda Albertineque, pourtant, elle ne pouvait pas ne pas voir. C’était peu aimablepour mon amie, mais, dans le fond, je fus enchanté qu’Albertinereçût cette petite leçon et vît que souvent les femmes ne faisaientpas attention à elle. Nous quittâmes la pâtisserie, nous remontâmesen voiture, et nous avions déjà repris le chemin de la maison quandj’eus tout à coup regret d’avoir oublié de prendre à part cettepâtissière et de la prier, à tout hasard, de ne pas dire à la damequi était partie quand nous étions arrivés mon nom et mon adresse,que la pâtissière, à cause de commandes que j’avais souvent faites,devait savoir parfaitement. Il était, en effet, inutile que la damepût par là apprendre indirectement l’adresse d’Albertine. Mais jetrouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, etque cela aurait l’air d’y donner trop d’importance aux yeux del’imbécile et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu’ilfaudrait revenir goûter là, d’ici une huitaine, pour faire cetterecommandation et que c’est bien ennuyeux, comme on oublie toujoursla moitié de ce qu’on a à dire, de faire les choses les plussimples en plusieurs fois. À ce propos, je ne peux pas direcombien, quand j’y pense, la vie d’Albertine était recouverte dedésirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute lemensonge la compliquait encore, car, ne se rappelant plus au justenos conversations, quand elle m’avait dit&|160;: «&|160;Ah&|160;!voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf&|160;», et que,lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m’avait répondude cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujoursdes parties libres, car chaque menteur de cette catégoriel’emprunte chaque fois pour un instant dès qu’il ne veut pasrépondre à une question, et il ne lui fait jamais défaut&|160;:«&|160;Ah&|160;! je ne sais pas (avec regret de ne pouvoir merenseigner), je n’ai jamais su son nom, je la voyais au golf, maisje ne savais pas comment elle s’appelait&|160;»&|160;; – si, unmois après, je lui disais&|160;: «&|160;Albertine, tu sais cettejolie fille dont tu m’as parlé, qui jouait si bien au golf. –Ah&|160;! oui, me répondait-elle sans réflexion, Émilie Daltier, jene sais pas ce qu’elle est devenue.&|160;» Et le mensonge, commeune fortification de campagne, était reporté de la défense du nom,prise maintenant, sur les possibilités de la retrouver.«&|160;Ah&|160;! je ne sais pas, je n’ai jamais su son adresse. Jene vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh&|160;! non, Andréene l’a pas connue. Elle n’était pas de notre petite bande,aujourd’hui si divisée.&|160;» D’autres fois, le mensonge étaitcomme un vilain aveu&|160;: «&|160;Ah&|160;! si j’avais trois centmille francs de rente… &|160;» Elle se mordait les lèvres.«&|160;Hé bien, que ferais-tu&|160;? – Je te demanderais,disait-elle en m’embrassant, la permission de rester chez toi. Oùpourrais-je être plus heureuse&|160;?&|160;» Mais, même en tenantcompte des mensonges, il était incroyable à quel point de vue savie était successive, et fugitifs ses plus grands désirs. Elleétait folle d’une personne, et au bout de trois jours n’eût pasvoulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas attendre une heureque je lui eusse fait acheter des toiles et des couleurs, car ellevoulait se remettre à la peinture. Pendant deux jours elles’impatientait, avait presque des larmes, vite séchées, d’enfants àqui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses sentiments àl’égard des êtres, des choses, des occupations, des arts, des pays,était en vérité si universelle, que, si elle a aimé l’argent, ceque je ne crois pas, elle n’a pas pu l’aimer plus longtemps que lereste. Quand elle disait&|160;: «&|160;Ah&|160;! si j’avais troiscent mille francs de rente&|160;!&|160;» même si elle exprimait unepensée mauvaise mais bien peu durable, elle n’eût pu s’y rattacherplus longtemps qu’au désir d’aller aux Rochers, dont l’édition deMme de Sévigné de ma grand’mère lui avait montrél’image, de retrouver une amie de golf, de monter en aéroplane,d’aller passer la Noël avec sa tante, ou de se remettre à lapeinture.

Nous revînmes très tard, dans une nuit où, çà et là, au bord duchemin, un pantalon rouge à côté d’un jupon révélaient des couplesamoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Auxmonuments de Paris s’était substitué, pur, linéaire, sansépaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pourune ville détruite dont on eût voulu relever l’image. Mais, au bordde celle-ci, s’élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâlesur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaientpartout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur étaittrop avarement mesurée&|160;; il y avait clair de lune. Albertinel’admira. Je n’osai lui dire que j’en aurais mieux joui si j’avaisété seul ou à la recherche d’une inconnue. Je lui récitai des versou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant commentd’argenté qu’il était autrefois, il était devenu bleu avecChateaubriand, avec le Victor Hugo d’Eviradnus et de laFête chez Thérèse, pour redevenir jaune et métallique avecBaudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant l’image quifigure le croissant de la lune à la fin de Booz endormi,je lui récitai toute la pièce. Nous rentrâmes. Le beau temps, cettenuit-là, fit un bond en avant comme un thermomètre monte à lachaleur. Par les matins tôt levés de printemps qui suivirent,j’entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dansl’air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu’à cequ’il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Quandl’air onctueux avait achevé d’y vernir et d’y isoler l’odeur dulavabo, l’odeur de l’armoire, l’odeur du canapé, rien qu’à lanetteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient entranches juxtaposées et distinctes, dans un clair-obscur nacré quiajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuilsde satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de monimagination, mais parce que c’était effectivement possible, suivantdans quelque quartier neuf de la banlieue, pareil à celui où àBalbec habitait Bloch, les rues aveuglées de soleil, et y trouvantnon les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais lasalle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l’heure,et les odeurs que j’y trouverais en arrivant, l’odeur du compotierde cerises et d’abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenuesen suspens dans la lumineuse congélation de l’ombre qu’ellesveinent délicatement comme l’intérieur d’une agate, tandis que lesporte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel, oupiquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon. Comme unvent qui s’enfle avec une progression régulière, j’entendis avecjoie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur depétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sonttoujours des matérialistes) et à qui elle gâte la campagne, et àcertains penseurs (matérialistes à leur manière aussi), qui,croyant à l’importance du fait, s’imaginent que l’homme serait plusheureux, capable d’une poésie plus haute, si ses yeux étaientsusceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaîtreplus de parfums, travestissement philosophique de l’idée naïve deceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait, aulieu de l’habit noir, de somptueux costumes. Mais pour moi (de mêmequ’un arôme, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et devétiver m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer, lejour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec lafumée s’échappant de la machine, s’était tant de fois évanouie dansle pâle azur, par ces jours brûlants où j’allais deSaint-Jean-de-la-Haise à Gourville, comme elle m’avait suivi dansmes promenades pendant ces après-midi d’été où Albertine était àpeindre, faisait fleurir maintenant, de chaque côté de moi, bienque je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicotset les trèfles incarnats, m’enivrait comme une odeur de campagne,non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devantles aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et denses,flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme uneodeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l’aspect du sol,accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient lesforces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et depuissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec demonter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pouraller non plus faire des visites dans des demeures familières, avecune femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans deslieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu’accompagnait àtout moment l’appel des trompes d’automobile qui passaient, surlequel j’adaptais des paroles comme sur une sonneriemilitaire&|160;: «&|160;Parisien, lève-toi, lève-toi, viensdéjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l’ombresous les arbres, avec une belle fille&|160;; lève-toi,lève-toi.&|160;» Et toutes ces rêveries m’étaient si agréables queje me félicitais de la «&|160;sévère loi&|160;» qui faisait que,tant que je n’aurais pas appelé, aucun «&|160;timide mortel&|160;»,fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s’aviserait de venir metroubler «&|160;au fond de ce palais&|160;» où «&|160;une majestéterrible affecte à mes sujets de me rendre invisible&|160;». Maistout à coup le décor changea&|160;; ce ne fut plus le souvenird’anciennes impressions, mais d’un ancien désir, tout récemmentréveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étenditdevant moi un autre printemps, un printemps non plus du toutfeuillu mais subitement dépouillé, au contraire, de ses arbres etde ses fleurs par ce nom que je venais de me dire&|160;:Venise&|160;; un printemps décanté, qui est réduit à son essence,et traduit l’allongement, l’échauffement, l’épanouissement graduelde ses jours par la fermentation progressive, non plus d’une terreimpure, mais d’une eau vierge et bleue, printanière sans porter decorolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par desreflets, travaillée par lui, s’accordant exactement à lui dans lanudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pasplus que les saisons à ses bras de mer infleurissables, lesmodernes années n’apportent point de changement à la citégothique&|160;; je le savais, je ne pouvais l’imaginer, mais voilàce que je voulais contempler, de ce même désir qui jadis, quandj’étais enfant, dans l’ardeur même du départ, avait brisé en moi laforce de partir&|160;; je voulais me trouver face à face avec mesimaginations vénitiennes&|160;; voir comment cette mer diviséeenserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan, unecivilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leurceinture azurée, s’était développée à part, avait eu à part sesécoles de peinture et d’architecture&|160;; admirer ce jardinfabuleux de fruits et d’oiseaux de pierre de couleur, fleuri aumilieu de la mer, qui venait le rafraîchir, frappait de son flux lefût des colonnes et, sur le puissant relief des chapiteaux, commeun regard de sombre azur qui veille dans l’ombre, posait par tacheset fait remuer perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir,c’était le moment. Depuis qu’Albertine n’avait plus l’air d’êtrefâchée contre moi, sa possession ne me semblait plus un bien enéchange duquel on est prêt à donner tous les autres. Car nous nel’aurions fait que pour nous débarrasser d’un chagrin, d’uneanxiété, qui étaient apaisés maintenant. Nous avons réussi àtraverser le cerceau de toile, à travers lequel nous avons cru unmoment que nous ne pourrions jamais passer. Nous avons éclaircil’orage, ramené la sérénité du sourire. Le mystère angoissant d’unehaine sans cause connue, et peut-être sans fin, est dissipé. Dèslors nous nous retrouvons face à face avec le problème,momentanément écarté, d’un bonheur que nous savons impossible.Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue possible, jesentais que je ne pourrais en tirer que des malheurs, puisqu’ellene m’aimait pas&|160;; mieux valait la quitter sur la douceur deson consentement, que je prolongerais par le souvenir. Oui, c’étaitle moment&|160;; il fallait m’informer bien exactement de la dateoù Andrée allait quitter Paris, agir énergiquement auprès deMme Bontemps de manière à être bien certain qu’à cemoment-là Albertine ne pourrait aller ni en Hollande, ni àMontjouvain. Il arriverait, si nous savions mieux analyser nosamours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu’à causedu contrepoids d’hommes à qui nous avons à les disputer, bien quenous souffrions jusqu’à mourir d’avoir à les leur disputer&|160;;le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a unexemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommespour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes,pour ces femmes qu’ils sentent enlisées dans le danger et qu’illeur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir&|160;;un exemple postérieur au contraire, et nullement dramatiquecelui-là, dans l’homme qui, sentant s’affaiblir son goût pour lafemme qu’il aime, applique spontanément les règles qu’il adégagées, et pour être sûr qu’il ne cesse pas d’aimer la femme, lamet dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaquejour. (Le contraire des hommes qui exigent qu’une femme renonce authéâtre, bien que, d’ailleurs, ce soit parce qu’elle avait été authéâtre qu’ils l’ont aimée.)

Quand ainsi le départ d’Albertine n’aurait plus d’inconvénients,il faudrait choisir un jour de beau temps comme celui-ci – ilallait y en avoir beaucoup – où elle me serait indifférente, où jeserais tenté de mille désirs&|160;; il faudrait la laisser sortirsans la voir, puis me levant, me préparant vite, lui laisser unmot, en profitant de ce que, comme elle ne pourrait à cette époquealler en nul lieu qui m’agitât, je pourrais réussir, en voyage, àne pas me représenter les actions mauvaises qu’elle pourrait faire– et qui me semblaient en ce moment bien indifférentes, du reste –et, sans l’avoir revue, partir pour Venise.

Je sonnai Françoise pour lui demander de m’acheter un guide etun indicateur, comme j’avais fait enfant, quand j’avais voulu déjàpréparer un voyage à Venise, réalisation d’un désir aussi violentque celui que j’avais en ce moment&|160;; j’oubliais que, depuis,il en était un que j’avais atteint, sans aucun plaisir, le désir deBalbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, nepourrait probablement, pas plus que Balbec, réaliser un rêveineffable, celui du temps gothique, actualisé d’une merprintanière, et qui venait d’instant en instant frôler mon espritd’une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse etconfuse. Françoise, ayant entendu mon coup de sonnette, entra,assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et saconduite. «&|160;J’étais bien ennuyée, me dit-elle, que Monsieursonne si tard aujourd’hui. Je ne savais pas ce que je devais faire.Ce matin, à huit heures, Mlle Albertine m’a demandé sesmalles, j’osais pas y refuser, j’avais peur que Monsieur me disputesi je venais l’éveiller. J’ai eu beau la catéchismer, lui dired’attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieurallait sonner&|160;; elle n’a pas voulu, elle m’a laissé cettelettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie.&|160;»Alors – tant on peut ignorer ce qu’on a en soi, puisque j’étaispersuadé de mon indifférence pour Albertine – mon souffle futcoupé, je tins mon cœur de mes deux mains, brusquement mouilléespar une certaine sueur que je n’avais jamais connue depuis larévélation que mon amie m’avait faite dans le petit tramrelativement à l’amie de Mlle Vinteuil, sans que jepusse dire autre chose que&|160;: «&|160;Ah&|160;! très bien, vousavez bien fait naturellement de ne pas m’éveiller, laissez-moi uninstant, je vais vous sonner tout à l’heure.&|160;»

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