La Prisonnière

Chapitre 2Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.

Après le dîner, je dis à Albertine que j’avais envie de profiterde ce que j’étais levé pour aller voir des amis, Mme deVilleparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, je nesavais trop, ceux que je trouverais chez eux. Je tus seulement lenom de ceux chez qui je comptais aller, les Verdurin. Je luidemandai si elle ne voulait pas venir avec moi. Elle alléguaqu’elle n’avait pas de robe. « Et puis, je suis si malcoiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cettecoiffure ? » Et pour me dire adieu elle me tendit la mainde cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant,qu’elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu’elle n’avait plusjamais eue depuis. Ce mouvement oublié refit du corps qu’il animacelui de cette Albertine qui me connaissait encore à peine. Ilrendit à Albertine, cérémonieuse sous un air de brusquerie, sanouveauté première, son inconnu, et jusqu’à son cadre. Je vis lamer derrière cette jeune fille que je n’avais jamais vue me saluerainsi depuis que je n’étais plus au bord de la mer. « Ma tantetrouve que cela me vieillit », ajouta-t-elle d’un airmaussade. « Puisse sa tante dire vrai ! » pensai-je.Qu’Albertine, en ayant l’air d’une enfant, fasse paraîtreMme Bontemps plus jeune, c’est tout ce que celle-cidemande, et qu’Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant lejour où, en m’épousant, elle lui rapportera. Mais qu’Albertineparût moins jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dansla rue, voilà ce que moi, au contraire, je souhaitais. Car lavieillesse d’une duègne ne rassure pas tant un amant jaloux que lavieillesse du visage de celle qu’il aime. Je souffrais seulementque la coiffure que je lui avais demandé d’adopter pût paraître àAlbertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce sentimentdomestique nouveau qui ne cessa, même loin d’Albertine, dem’attacher à elle comme un lien.

Je dis à Albertine, peu en train, m’avait-elle dit, pourm’accompagner chez les Guermantes ou les Cambremer, que je nesavais trop où j’irais, et partis chez les Verdurin. Au moment oùla pensée du concert que j’y entendrais me rappela la scène del’après-midi : « grand pied de grue, grand pied degrue » – scène d’amour déçu, d’amour jaloux peut-être, maisalors aussi bestiale que celle que, à la parole près, peut faire àune femme un ourang-outang qui en est, si l’on peut dire,épris ; – au moment où, dans la rue, j’allais appeler unfiacre, j’entendis des sanglots qu’un homme, qui était assis surune borne, cherchait à réprimer. Je m’approchai : l’homme, quiavait la tête dans ses mains, avait l’air d’un jeune homme, et jefus surpris de voir, à la blancheur qui sortait du manteau, qu’ilétait en habit et en cravate blanche. En m’entendant il découvritson visage inondé de pleurs, mais aussitôt, m’ayant reconnu, ledétourna. C’était Morel. Il comprit que je l’avais reconnu et,tâchant d’arrêter ses larmes, il me dit qu’il s’était arrêté uninstant, tant il souffrait. « J’ai grossièrement insultéaujourd’hui même, me dit-il, une personne pour qui j’ai eu de trèsgrands sentiments. C’est d’un lâche car elle m’aime. – Avec letemps elle oubliera peut-être », répondis-je, sans penserqu’en parlant ainsi j’avais l’air d’avoir entendu la scène del’après-midi. Mais il était si absorbé dans son chagrin qu’il n’eutmême pas l’idée que je pusse savoir quelque chose. « Elleoubliera peut-être, me dit-il. Mais moi je ne pourrai pas oublier.J’ai le sentiment de ma honte, j’ai un dégoût de moi ! Maisenfin c’est dit, rien ne peut faire que ce n’ait pas été dit. Quandon me met en colère, je ne sais plus ce que je fais. Et c’est simalsain pour moi, j’ai les nerfs tout entrecroisés les uns dans lesautres », car, comme tous les neurasthéniques, il avait ungrand souci de sa santé. Si, dans l’après-midi, j’avais vu lacolère amoureuse d’un animal furieux, ce soir, en quelques heures,des siècles avaient passé, et un sentiment nouveau, un sentiment dehonte, de regret et de chagrin, montrait qu’une grande étape avaitété franchie dans l’évolution de la bête destinée à se transformeren créature humaine. Malgré tout j’entendais toujours « grandpied de grue » et je craignais une prochaine récurrence àl’état sauvage. Je comprenais, d’ailleurs, très mal ce qui s’étaitpassé, et c’est d’autant plus naturel que M. de Charlus lui-mêmeignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrementce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pasdirectement à l’état du violoniste, Morel était repris deneurasthénie. En effet, il avait, le mois précédent, poussé aussivite qu’il avait pu, beaucoup plus lentement qu’il eût voulu, laséduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tantque fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu’il avait été un peu loindans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parléà sa fiancée de se lier avec d’autres jeunes filles qu’elle luiprocurerait, il avait rencontré des résistances qui l’avaientexaspéré. Du coup (soit qu’elle eût été trop chaste, ou, aucontraire, se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu derompre, mais sentant le baron bien plus moral, quoique vicieux, ilavait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte.Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de neplus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien sedébrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre euxet, avant d’annoncer la rupture, de « fout’ le camp »pour une destination inconnue.

Bien que la conduite qu’il avait eue avec la nièce de Jupien fûtexactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dontil avait fait la théorie devant le baron pendant qu’ils dînaient àSaint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu’elles étaient fortdifférentes, et que des sentiments moins atroces, et qu’il n’avaitpas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendusentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, laréalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne luiparaissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison.Maintenant, au contraire, vraiment « fout’ le camp » pourune chose aussi simple lui paraissait beaucoup. C’était quitter lebaron qui, sans doute, serait furieux, et briser sa situation. Ilperdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée quec’était inévitable lui donnait des crises de nerfs, il restait desheures à larmoyer, prenait pour ne pas y penser de la morphine avecprudence. Puis tout à coup s’était trouvée dans son esprit une idéequi sans doute y prenait peu à peu vie et forme depuis quelquetemps, et cette idée était que l’alternative, le choix entre larupture et la brouille complète avec M. de Charlus, n’étaitpeut-être pas forcée. Perdre tout l’argent du baron était beaucoup.Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idéesnoires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis ildécida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomberdans un piège, qu’ils devaient s’estimer heureux d’en être quittesà si bon marché. Il trouvait, en somme, que la jeune fille étaitdans son tort d’avoir été si maladroite, de n’avoir pas su legarder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situationchez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettaitjusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune filledepuis qu’ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût,en fils d’un valet de chambre qui venait tous les mois apporter son« livre » à mon oncle. Car livre au singulier, quisignifie ouvrage imprimé, pour le commun des mortels, perd ce senspour les Altesses et pour les valets de chambre. Pour les secondsil signifie le livre de comptes ; pour les premières leregistre où on s’inscrit. (À Balbec, un jour où la princesse deLuxembourg m’avait dit qu’elle n’avait pas emporté de livre,j’allais lui prêter Pêcheur d’Islande et Tartarin deTarascon, quand je compris ce qu’elle avait voulu dire :non qu’elle passerait le temps moins agréablement, mais que jepourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle.)

Malgré le changement de point de vue de Morel quant auxconséquences de sa conduite, bien que celle-ci lui eût sembléabominable il y a deux mois, quand il aimait passionnément la niècede Jupien, et que depuis quinze jours il ne cessât de se répéterque cette même conduite était naturelle, louable, elle ne laissaitpas d’augmenter chez lui l’état de nervosité dans lequel tantôt ilavait signifié la rupture. Et il était tout prêt à « passer sacolère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeunefille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace del’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui riendire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa proprevirtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceauxdifficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait(autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène del’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelquechose de saccadé. Tel un chirurgien passionné d’automobilisme cessede conduire quand il a à opérer. C’est ce qui m’explique que, touten me parlant, il faisait remuer doucement ses doigts l’un aprèsl’autre afin de voir s’ils avaient repris leur souplesse. Unfroncement de sourcils s’ébaucha qui semblait signifier qu’il yavait encore un peu de raideur nerveuse. Mais, pour ne pasl’accroître, il déplissait son visage, comme on s’empêche des’énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément unefemme, de peur que la phobie elle-même retarde encore l’instant dusommeil ou du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénitéafin d’être comme d’habitude tout à ce qu’il jouerait chez lesVerdurin, et désireux, tant que je le verrais, de me permettre deconstater sa douleur, le plus simple lui parut de me supplier departir immédiatement. La supplication était inutile et le départm’était un soulagement. J’avais tremblé qu’allant dans la mêmemaison, à quelques minutes d’intervalle, il ne me demandât de leconduire, et je me rappelais trop la scène de l’après-midi pour nepas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant letrajet. Il est très possible que l’amour, puis l’indifférence ou lahaine de Morel à l’égard de la nièce de Jupien eussent étésincères. Malheureusement ce n’était pas la première fois qu’ilagissait ainsi, qu’il « plaquait » brusquement une jeunefille à laquelle il avait juré de l’aimer toujours, allant jusqu’àlui montrer un revolver chargé en lui disant qu’il se ferait sauterla cervelle s’il était assez lâche pour l’abandonner. Il nel’abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au lieu de remords,une sorte de rancune. Ce n’était pas la première fois qu’ilagissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte quebien des têtes de jeunes filles – de jeunes filles moins oublieusesde lui qu’il n’était d’elles – souffrirent – comme souffritlongtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel touten le méprisant – souffrirent, prêtes à éclater sous l’élancementd’une douleur interne, parce qu’en chacune d’elles – comme lefragment d’une sculpture grecque – un aspect du visage de Morel,dur comme le marbre et beau comme l’antique, était enclos dans leurcervelle, avec ses cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit,formant protubérance pour un crâne non destiné à le recevoir, etqu’on ne pouvait pas opérer. Mais à la longue ces fragments si dursfinissent par glisser jusqu’à une place où ils ne causent pas tropde déchirements, n’en bougent plus ; on ne sent plus leurprésence : c’est l’oubli, ou le souvenir indifférent.

J’avais en moi deux produits de ma journée. C’était, d’une part,grâce au calme apporté par la docilité d’Albertine, la possibilitéet, en conséquence, la résolution de rompre avec elle. C’était,d’autre part, fruit de mes réflexions pendant le temps que jel’avais attendue, assis devant mon piano, l’idée que l’Art, auquelje tâcherais de consacrer ma liberté reconquise, n’était pasquelque chose qui valût la peine d’un sacrifice, quelque chose d’endehors de la vie, ne participant pas à sa vanité et son néant,l’apparence d’individualité réelle obtenue dans les œuvres n’étantdue qu’au trompe-l’œil de l’habileté technique. Si mon après-midiavait laissé en moi d’autres résidus, plus profonds peut-être, ilsne devaient venir à ma connaissance que bien plus tard. Quant auxdeux que je soupesais clairement, ils n’allaient pas êtredurables ; car, dès cette soirée même, mes idées sur l’artallaient se relever de la diminution qu’elles avaient éprouvéel’après-midi, tandis qu’en revanche le calme, et par conséquent laliberté qui me permettrait de me consacrer à lui, allait m’être denouveau retiré.

Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez lesVerdurin, je la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichotdescendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer sessouliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle.J’allai à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayantempiré, il avait été doté – aussi richement qu’un laboratoire – delunettes nouvelles puissantes et compliquées qui, comme desinstruments astronomiques, semblaient vissées à ses yeux ; ilbraqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles étaienten merveilleux état. Mais derrière elles j’aperçus, minuscule,pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous cepuissant appareil, comme dans les laboratoires trop richementsubventionnés pour les besognes qu’on y fait, on place uneinsignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plusperfectionnés. J’offris mon bras au demi-aveugle pour assurer samarche. « Ce n’est plus cette fois près du grand Cherbourg quenous nous rencontrons, me dit-il, mais à côté du petitDunkerque », phrase qui me parut fort ennuyeuse, car je necompris pas ce qu’elle voulait dire ; et cependant je n’osaipas le demander à Brichot, par crainte moins encore de son méprisque de ses explications. Je lui répondis que j’étais assez curieuxde voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette.« Comment, vous connaissez ces vieilles histoires ? medit-il. Il y a pourtant de cela jusqu’à la mort de Swann ce que lepoète appelle à bon droit : grande spatium mortalisœvi. »

La mort de Swann m’avait à l’époque bouleversé. La mort deSwann ! Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d’unsimple génitif. J’entends par là la mort particulière, la mortenvoyée par le destin au service de Swann. Car nous disons la mortpour simplifier, mais il y en a presque autant que de personnes.Nous ne possédons pas de sens qui nous permette de voir, courant àtoute vitesse, dans toutes les directions, les morts, les mortsactives dirigées par le destin vers tel ou tel. Souvent ce sont desmorts qui ne seront entièrement libérées de leur tâche que deux,trois ans après. Elles courent vite poser un cancer au flanc d’unSwann, puis repartent pour d’autres besognes, ne revenant quequand, l’opération des chirurgiens ayant eu lieu, il faut poser lecancer à nouveau. Puis vient le moment où on lit dans leGaulois que la santé de Swann a inspiré des inquiétudes,mais que son indisposition est en parfaite voie de guérison. Alors,quelques minutes avant le dernier souffle, la mort, comme unereligieuse qui vous aurait soigné au lieu de vous détruire, vientassister à vos derniers instants, couronne d’une auréole suprêmel’être à jamais glacé dont le cœur a cessé de battre. Et c’estcette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la couleurde leur fatale écharpe qui donnent quelque chose de siimpressionnant aux lignes des journaux :

« Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann asuccombé hier à Paris, dans son hôtel, des suites d’une douloureusemaladie. Parisien dont l’esprit était apprécié de tous, comme lasûreté de ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimementregretté, aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires,où la finesse avisée de son goût le faisait se plaire et êtrerecherché de tous, qu’au Jockey-Club dont il était l’un des membresles plus anciens et les plus écoutés. Il appartenait aussi auCercle de l’Union et au Cercle Agricole. Il avait donné depuis peusa démission de membre du Cercle de la rue Royale. Sa physionomiespirituelle comme sa notoriété marquante ne laissaient pasd’exciter la curiosité du public dans tout great event dela musique et de la peinture, et notamment aux« vernissages », dont il avait été l’habitué fidèlejusqu’à ces dernières années, où il n’était plus sorti que rarementde sa demeure. Les obsèques auront lieu, etc. »

À ce point de vue, si l’on n’est pas « quelqu’un »,l’absence de titre connu rend plus rapide encore la décompositionde la mort. Sans doute c’est d’une façon anonyme, sans distinctiond’individualité, qu’on demeure le duc d’Uzès. Mais la couronneducale en tient quelque temps ensemble les éléments, comme ceux deces glaces aux formes bien dessinées qu’appréciait Albertine,tandis que les noms de bourgeois ultra-mondains, aussitôt qu’ilssont morts, se désagrègent et fondent, « démoulés ». Nousavons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme dumeilleur ami du duc de La Trémoïlle, comme d’un homme trèsrecherché dans les milieux aristocratiques. Pour la générationsuivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu’on legrandirait presque en l’apparentant au bijoutier Cartier, aveclequel il eût souri que des ignorants pussent le confondre !Swann était, au contraire, une remarquable personnalitéintellectuelle et artistique ; et bien qu’il n’eût rien« produit » il eut la chance de durer un peu plus. Etpourtant, cher Charles Swann, que j’ai connu quand j’étais encoresi jeune et vous près du tombeau, c’est parce que celui que vousdeviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le hérosd’un de ses romans, qu’on recommence à parler de vous et quepeut-être vous vivrez ». Si dans le tableau de Tissotreprésentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtesentre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tantde vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vousdans le personnage de Swann.

Pour revenir à des réalités plus générales, c’est de cette mortprédite et pourtant imprévue de Swann que je l’avais entendu parlerlui-même à la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu lafête chez la cousine de celle-ci. C’est la même mort dont j’avaisretrouvé l’étrangeté spécifique et saisissante, un soir où j’avaisparcouru le journal et où son annonce m’avait arrêté net, commetracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Ellesavaient suffi à faire d’un vivant quelqu’un qui ne peut plusrépondre à ce qu’on lui dit, qu’un nom, un nom écrit, passé tout àcoup du monde réel dans le royaume du silence. C’étaient elles quime donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître lademeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, quialors n’était pas seulement quelques lettres passées dans unjournal, avait si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi(et cela me rendit longtemps la mort de Swann plus douloureusequ’une autre, bien que ces motifs n’eussent pas trait à l’étrangetéindividuelle de sa mort) que je n’étais pas allé voirGilberte comme je le lui avais promis chez la princesse deGuermantes ; qu’il ne m’avait pas appris cette « autreraison » à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pourlaquelle il m’avait choisi comme confident de son entretien avec leprince ; que mille questions me revenaient (comme des bullesmontant du fond de l’eau), que je voulais lui poser sur les sujetsles plus disparates : sur Ver Meer, sur M. de Mouchy, surlui-même, sur une tapisserie de Boucher, sur Combray, questionssans doute peu pressantes puisque je les avais remises de jour enjour, mais qui me semblaient capitales depuis que, ses lèvress’étant scellées, la réponse ne viendrait plus.

« Mais non, reprit Brichot, ce n’était pas ici que Swannrencontrait sa future femme, ou du moins ce ne fut ici que dans lestout à fait derniers temps, après le sinistre qui détruisitpartiellement la première habitation de Madame Verdurin. »

Malheureusement, dans la crainte d’étaler aux yeux de Brichot unluxe qui me semblait déplacé puisque l’universitaire n’en prenaitpas sa part, j’étais descendu trop précipitamment de la voiture, etle cocher n’avait pas compris ce que je lui avais jeté à toutevitesse pour avoir le temps de m’éloigner de lui avant que Brichotm’aperçût. La conséquence fut que le cocher vint nous accoster etme demanda s’il devait venir me reprendre ; je lui dis en hâteque oui et redoublai d’autant plus de respect à l’égard del’universitaire venu en omnibus.

« Ah ! vous étiez en voiture, me dit-il d’un airgrave. – Mon Dieu, par le plus grand des hasards ; cela nem’arrive jamais. Je suis toujours en omnibus ou à pied. Mais celame vaudra peut-être le grand honneur de vous reconduire ce soir sivous consentez pour moi à entrer dans cette guimbarde ; nousserons un peu serrés. Mais vous êtes si bienveillant pourmoi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive de rien,pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à caused’Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne nepouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de montemps que l’après-midi quand, au piano, je savais qu’elle allaitrevenir du Trocadéro, et que je n’étais pas pressé de la revoir.Mais enfin, comme l’après-midi aussi, je sentais que j’avais unefemme et qu’en rentrant je ne connaîtrais pas l’exaltationfortifiante de la solitude. « J’accepte de grand cœur, merépondit Brichot. À l’époque à laquelle vous faites allusion nosamis habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avecentresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et quepourtant je préfère à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise. »Brichot m’apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti »(c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurindepuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la »musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu’au temps anciendont je parlais, le petit noyau était autre et le ton différent,pas seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il meraconta des farces d’Elstir (ce qu’il appelait de « purespantalonnades »), comme un jour où celui-ci, ayant feint delâcher au dernier moment, était venu déguisé en maître d’hôtelextra et, tout en passant les plats, avait dit des gaillardises àl’oreille de la très prude baronne Putbus, rouge d’effroi et decolère ; puis, disparaissant avant la fin du dîner, avait faitapporter dans le salon une baignoire pleine d’eau, d’où, quand onétait sorti de table, il était émergé tout nu en poussant desjurons ; et aussi des soupers où on venait dans des costumesen papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient deschefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grandseigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à lapoulaine, et une autre fois celui deNapoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordonde la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot,revoyant dans sa pensée le salon d’alors, avec ses grandesfenêtres, ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu’ilavait fallu remplacer, déclarait pourtant qu’il le préférait àcelui d’aujourd’hui. Certes, je comprenais bien que par« salon » Brichot entendait – comme le mot église nesignifie pas seulement l’édifice religieux mais la communauté desfidèles – non pas seulement l’entresol, mais les gens qui lefréquentaient, les plaisirs particuliers qu’ils venaient chercherlà, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme cescanapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurinl’après-midi, on attendait qu’elle fût prête, cependant que lesfleurs des marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dansdes vases, semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pourle visiteur, que traduisait la souriante bienvenue de ces couleursroses, épier fixement la venue tardive de la maîtresse de maison.Mais si le salon lui semblait supérieur à l’actuel, c’étaitpeut-être parce que notre esprit est le vieux Protée, qui ne peutrester esclave d’aucune forme, et, même dans le domaine mondain, sedégage soudain d’un salon arrivé lentement et difficilement à sonpoint de perfection pour préférer un salon moins brillant, commeles photographies « retouchées » qu’Odette avait faitfaire chez Otto, où, élégante, elle était en grande robe princesseet ondulée par Lenthéric, ne plaisaient pas tant à Swann qu’unepetite « carte album » faite à Nice, où, en capeline dedrap, les cheveux mal arrangés dépassant un chapeau de paille brodéde pensées avec un nœud de velours noir, de vingt ans plus jeune(les femmes ayant généralement l’air d’autant plus vieux que lesphotographies sont plus anciennes), elle avait l’air d’une petitebonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi avait-ilplaisir à me vanter ce que je ne connaîtrais pas, à me montrerqu’il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir ?Il y réussissait, du reste, car rien qu’en citant les noms de deuxou trois personnes qui n’existaient plus et à chacune desquelles ildonnait quelque chose de mystérieux par sa manière d’en parler, deces intimités délicieuses je me demandais ce qu’il avait puêtre ; je sentais que tout ce qu’on m’avait raconté desVerdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, quej’avais connu, je me reprochais de ne pas avoir fait assezattention à lui, de n’y avoir pas fait attention avec assez dedésintéressement, de ne pas l’avoir bien écouté quand il merecevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu’il memontrait de belles choses, maintenant que je savais qu’il étaitcomparable à l’un des plus beaux causeurs d’autrefois. Au momentd’arriver chez Mme Verdurin, j’aperçus M. de Charlusnaviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans levouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots que son passagefaisait maintenant infailliblement surgir même des coins enapparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était, bienmalgré lui, toujours escorté quoique à quelque distance, comme lerequin par son pilote, enfin contrastant tellement avec l’étrangerhautain de la première année de Balbec, à l’aspect sévère, àl’affectation de virilité, qu’il me sembla découvrir, accompagné deson satellite, un astre à une tout autre période de sa révolutionet qu’on commence à voir dans son plein, ou un malade envahimaintenant par le mal qui n’était, il y a quelques années, qu’unléger bouton qu’il dissimulait aisément et dont on ne soupçonnaitpas la gravité. Bien que l’opération qu’avait subie Brichot lui eûtrendu un tout petit peu de cette vue qu’il avait cru perdre pourjamais, je ne sais s’il avait aperçu le voyou attaché aux pas dubaron. Il importait peu, du reste, car depuis la Raspelière, etmalgré l’amitié que l’universitaire avait pour lui, la présence deM. de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pourchaque homme la vie de tout autre prolonge, dans l’obscurité, dessentiers qu’on ne soupçonne pas. Le mensonge, pourtant, si souventtrompeur, et dont toutes les conversations sont faites, cache moinsparfaitement un sentiment d’inimitié, ou d’intérêt, ou une visitequ’on veut avoir l’air de ne pas avoir faite, ou une escapade avecune maîtresse d’un jour et qu’on veut cacher à sa femme, qu’unebonne réputation ne recouvre – à ne pas les laisser deviner – desmœurs mauvaises. Elles peuvent être ignorées toute la vie ; lehasard d’une rencontre sur une jetée, le soir, les révèle ;encore ce hasard est-il souvent mal compris, et il faut qu’un tiersaverti vous fournisse l’introuvable mot que chacun ignore. Mais,sues, elles effrayent parce qu’on y sent affluer la folie, bienplus que par moralité. Mme de Surgis n’avait pas unsentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis deses fils n’importe quoi qu’eût avili et expliqué l’intérêt, qui estcompréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit decontinuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par unesorte d’horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, àchaque visite, à leur pincer le menton et à le leur faire pincerl’un l’autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du mystère physiquequi fait se demander si le voisin avec qui on avait de bonsrapports n’est pas atteint d’anthropophagie et aux questionsrépétées du baron : « Est-ce que je ne verrai pas bientôtles jeunes gens ? » elle répondit, sachant les foudresqu’elle accumulait sur elle, qu’ils étaient très pris par leurscours, les préparatifs d’un voyage, etc. L’irresponsabilité aggraveles fautes et même les crimes, quoi qu’on en dise. Landru, àsupposer qu’il ait réellement tué ses femmes, s’il l’a fait parintérêt, à quoi l’on peut résister, peut être gracié, mais non sice fut par un sadisme irrésistible.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer