L’ŒILLET
A Georges Limbour.
L’ŒILLET
Relever le défi des choses au langage.
Par exemple ces œillets défient le
langage. Je n’aurai de cessa. avant
d’avoir assemblé quelques mots à la
lecture ou l’audition desquels l’on doive
s’écrier nécessairement : a’est de quel-
que chose comme un œillet qu’il s’agit.
Est-ce là poésie? Je n’en sais rien,
et peu importe. Pour moi c’est un besoin,
un engagement, une colère, une affaire
d’amour-propre et voilà tout.
Je ne me prétends pas poète. Je crois
ma vision fort commune.
Étant donnée une chose – la plus
ordinaire soit-elle – il me semble qu’elle
présente toujours quelques qualités vrai-
ment particulières sur lesquelles, si elles
étaient c1airement et simplement expri-
mées, il y aurait opinion unanime et
constante : ce sont celles que je cherche
à dégager.
Quel intérêt à les dégager? Faire ga-
gner à l’esprit humain ces qualités,
dont il est capable et que seule sa rou-
tine l’empêche de s’approprier.
Quelles disciplines sont nécessaires au
succès de cette entreprise? Celles de
l’esprit scientifique sans doute, mais
surtout beaucoup d’art. Et c’est pour-
quoi je pense qu’un jour une telle re-
cherche pourra aussi légitimement être
appelée poésie.
*
L’on apercevra par les exemples qui
suivent 1 quels importants déblais cela
suppose (ou implique), à quels outils,
à quels procédés, à quelles rubriques
l’on doit ou l’on peut faire appel. Au
dictionnaire, à l’encyclopédie, à l’ima-
gination, au rêve, au télescope, au mi-
1. L’Œillet n’est qu’un de ces exemples.
croscope, aux deux bouts de la lorgnette,
aux verres de presbyte et de myope, au
calembour, à la rime, à la contempla-
tion, à l’oubli, à la volubilité, au silence,
au sommeil, etc.
L’on apercevra aussi quels écueils il
faut éviter, quels autres il faut affron-
ter, quelles navigations (quelles bor-
dées) et quels naufrages – quels chan-
gements de points de vue.
*
Il est fort possible que je ne possède
pas les qualités requises pour mener à
bien une telle entreprise – en aucun
cas.
D’autres viendront qui utiliseront
mieux que moi les procédés que j’in-
dique. Ce seront les héros de l’esprit de
demain.
(Un autre j our.)
Quoi de particulier, en somme, dans
le naïf programme (valable pour toute
expression authentique) exposé solen-
nellement ci-dessus?
Sans doute seulement ceci, le point
suivant : … où je choisis comme sujets
non des sentiments ou des aventures
humaines mais des objets les plus indif-
férents possible… où il m’apparaît
(instinctivement) que la garantie de la
nécessité d’expression se trouve dans le
mutisme habituel de l’objet.
. . . A la fois garantie de la nécessité
d’expression et garantie d’opposition à
la langue, aux expressions communes.
Évidence muette opposable.
1
Opiniâtre : fortement attaché à son
opmlOn.
Papillotes, papillons, papilles : même
mot que vaciller.
Déchiré : d’un mot allemand sker-
ran. Déchiqueter.
Dents et dentelles.
Chiffons. Crème, crémeux.
Œillet : Linné l’appelle bouquet par-
fait, bouquet tout fait.
Satin.
Festons : « Ces belles forêts qui décou-
paient d’un long feston mobile le som-
met de ces coteaux. »
Fouetté : crème fouettée, qui à force
d’être battue devient tout en écume.
Éternuer.
Jacasse et Jocaste?
Jabot : appendice de mousseline ou de
dentelle.
Froisser : chiffonner, faire prendre des
plis irréguliers. (L’origine est un bruit.)
Friser (une serviette) : l a plier de fa-
çon qu’elle forme de petites ondes.
Friper, au sens de chiffonner, se con-
fond avec fespe, de fespa, qui veut dire
chiffon et aussi frange, sorte de pelu-
che.
Franges : étymologie inconnue. 2° Ter-
me d’anatomie : repli des synoviales.
Déchiqueter : découper en chiquettes,
en faisant diverses taillades. Se déchi-
queter, se faire des entailles.
2
L’opposer aux fleurs calmes, rondes :
arums, lis, camélias, tubéreuses.
Non qu’elle soit folle, mais elle est
violente (quoique bien tassée, assemblée
dans des limites raisonnables).
A bout de tige, hors d’une olive, d’un
gland souple de feuilles, se déboutonne
le luxe merveilleux du linge.
Œillets, ces merveilleux chiffons.
Comme ils sont propres.
A les respirer on éprouve le plaisir
dont le revers serait l’éternuement.
A les voir, celui qu’on éprouve à voir
la culotte, déchirée à belles dents, d’une
fille jeune qui soigne son linge.
Pour « se déboutonner », voir bouton.
Voir aussi cicatrice.
Bouton: vu, il ne faut pas rapprocher
bout et bouton ni déboutonner dans la
phrase, car c’est le même mot (de bou-
ter, pousser).
Et naturellement, tout n’est que mou-
vement et passage, sinon la vie, la
mort, seraient incompréhensibles.
Si bien qu’inventerait-on la pilule à
dissoudre dans l’eau du vase pour ren-
dre l’œillet éternel en nourrissant de
sucs ininéraux ses cellules – cependant
il ne survivrait pas longtemps en tant
que fleur, la fleur n’étant qu’un moment
de l’individu, lequel joue son rôle
comme l’espèce le lui enjoint.
(Ces six premiers morceaux, la nuit
du 1 2 au 13 juin 194 1 , en présence des
œillets blancs du jardin de Mme Du-
gourd.)
A bout d e tige se déboutonne hors
d’une olive souple de feuilles un jabot
merveilleux de satin froid avec des
creux d’ombre de neige viride où siège
encore un peu de chlorophylle, et dont
le parfum provoque à l’intérieur du nez
un plaisir juste au bord de l’éternue-
ment.
Papillote chiffon frisé
Torchon de luxe satin froid
Chiffon de luxe à belles dents
Torchon frisé de satin froid
Mouchoir de luxe à belles dents
Fripes de luxe en satin froid
De lustre
Jabot papillote ou mouchoir
Torchon de luxe à belles dents
Chiffon
Du satin froid à belles dents
Odorant hors de lui fouetté
A b out de tige bambou vert
A renflement d’ongle poli
Se gonfle un gland souple de feuilles
Sachets multiples odorants
D’où jaillit la robe fouettée
Ij juin.