La Ville-Vampire (ou bien le malheur d’écrire des romans noirs)

DEUXIÈME PARTIE

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À ce moment, Merry Bones avait disparu de lafaçon qui vous sera révélée en temps et lieu. Ned, avertiperfidement par M.&|160;Goëtzi, se mit en route pour courir aprèssa bien-aimée, et fut poignardé sur la vieille chaussée de Gueldre,puis transporté mourant par des villageois à l’auberge de LaBière et l’Amitié.

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Nous pouvons revenir maintenant à ce dangereuxcabaret où nous avons laissé notre Anna après le combatvéritablement fantastique livré par le pauvre Merry Bones, pendantque l’horloge sonnait treize coups, à la double meute dessous-vampires qui formaient la domesticité de M.&|160;Goëtzi.

Après que Merry Bones eut quitté la sallebasse en prononçant ces paroles étranges&|160;: «&|160;Je vaischercher le cercueil de fer&|160;», tout se remit en ordresur-le-champ. Les divers membres de la famille Goëtzi rentrèrent eneux-mêmes comme des meubles à coulisse.

Selon la vraisemblance, je devrais vous direque notre Anna regardait ces choses impossibles avec stupéfaction,et que la phrase mystérieuse jetée par Merry Bones mettait sonimagination à la torture. Eh bien, pas du tout&|160;; son esprit,d’une facilité exceptionnelle, était peut-être déjà fait à ce genrede prodiges. Il fallait désormais autre chose pour l’étonner.

En tout cas, l’apaisement général la saisit.Elle imposa silence à Grey-Jack, qui vomissait desmalédictions en tenant à deux mains ses joues enflées par lessoufflets de Merry Bones, et songeant que celui-ci n’était, aprèstout, qu’un Irlandais, Elle en vint à penser que, dans labagarre dont Elle venait d’être témoin, il pouvait bienavoir tous les torts.

À mieux considérer l’aubergiste et sa famille,ils avaient, en vérité, l’apparence assez paisible, et la femmechauve surtout était, on l’aurait juré, bonne personne. Le petitgarçon apporta une tasse de bière au vieux Jack, qui s’en lava lesjoues et but le reste avec plaisir.

Notre Anna jugea convenable et opportun derépéter la déclaration qu’Elle avait précédemment faitequelques instants avant la treizième heure.

–&|160;Je demande, dit-Elle d’unevoix distincte et avec fermeté, à voir Édouard S. Barton, esq., quidemeure ou a demeuré dans ce public-house, s’il est encorevivant&|160;; dans le cas malheureux où il serait décédé, soitnaturellement, soit par suite de violences, j’exige qu’on meremette à l’instant ses restes mortels pour que je puisse luirendre les derniers devoirs selon les rites de l’Égliseétablie.

En écoutant cela, le vieux Jack se mit àlarmoyer pendant que l’aubergiste et sa femmes’écriaient&|160;:

–&|160;Ah&|160;! le cher jeunegentleman&|160;! que Dieu le bénisse&|160;!

Le garçonnet se mit à dire de soncôté&|160;:

–&|160;J’ai vu l’homme mort.

Et le chien hurla tout doucement avec une voixde femme malade, en regardant notre Anna d’un air langoureux.

Le perroquet peignait toujours la barbe de sonmaître, en répétant&|160;: «&|160;As-tu déjeuné,Ducat&|160;?&|160;»

Notre Anna n’a jamais pu me rendre un compteexact des motifs qui la portèrent à se contenter de ces réponses,assurément très vagues. Il est certain que Sir Walter Scottl’accusait de laisser habituellement des lacunes dans sesrécits.

L’aubergiste ayant proposé de lui donner unebonne chambre et de bassiner son lit, Elle accepta, n’ayant pasdormi son content depuis son départ du cottage.

Elle fut conduite à son appartementpar l’aubergiste, qui portait le plateau à thé, et par la femmechauve, qui s’était chargée des flambeaux. Le petit bonhommetraînait la bassinoire et le chien fermait la marche. Grey-Jackn’était pas là. Elle ne songea même pas à demanderpourquoi on la séparait de ce serviteur, à la vérité peuintelligent, mais fidèle.

J’éprouve un peu d’hésitation dans cettepartie de l’histoire où notre Anna fit réellement preuve de quelqueinconséquence. Aurait-Elle dû se fier si aisément à desgens qu’Elle venait de voir doubles, puis rengainés dansla même peau, avant même d’avoir obtenu le moindre renseignementsur Ned&|160;? Je réponds à cela que son plus bel ouvrage, LesMystères d’Udolphe, n’est pas à l’abri de ces étourderies.Ellen’avait pas beaucoup de mémoire, et la charmanteÉmilia, son héroïne, douée pourtant d’une sagacité extraordinaire,est sujette à de singulières distractions. Elle étaitd’ailleurs accablée de fatigue et vous devez penser qu’une jeunedemoiselle comme Elle, appartenant à une familletranquille, pouvait avoir l’esprit terriblement bouleversé après depareilles aventures.

Elle se coucha, voilà le fait, dansle lit bien bassiné. La femme chauve borda ses couvertures avecsoin&|160;; l’aubergiste disposa sur la table de nuit ce qu’ilfallait pour prendre le thé, et le petit bonhomme moucha fortadroitement les deux chandelles. Après quoi, tout le monde seretira en lui souhaitant la bonne nuit.

Elle était seule. Au-dehors, la clefgrinça deux fois dans la serrure fermée à double tour. Les pas deceux qui s’en allaient sonnèrent, puis s’étouffèrent en s’éloignantdans la longue galerie. Le silence aurait été complet sans les voixmélancoliques du vent qui secouait en pleurant les châssis descroisées.

C’était la première fois, depuis son départ dela maison paternelle, que notre Anna se trouvait dans une positionconfortable et propre à la rêverie. Aussi sa pensée sereporta-t-elle tout d’abord vers les riantes campagnes duStaffordshire. Oh&|160;! que l’Angleterre, douce reine du monde,est belle ainsi à travers les larmes que fait coulerl’exil&|160;!

Pendant qu’Elle songeait ainsi enproie à un demi-sommeil tout plein de vagues attendrissements, unbruit sourd se fit à l’étage inférieur&|160;: c’était ce rauqueremue-ménage qui agite l’intérieur des horloges en caisse avant letintement de l’heure. Aussitôt que l’heure commença à sonner, leconcert de cris sauvages et d’imprécations se renouvela à l’étageinférieur, en même temps que les tumultueux échos d’une bataille.Le timbre parla quatorze fois et quatorze fois l’oiseau maigrechanta&|160;: coucou&|160;! Après quoi, tout se tut, excepté lavoix aigre du petit garçon au cerceau, qui dit ledernier&|160;:

–&|160;J’ai vu l’homme mort.

Cela réveilla notre Anna en sursaut comme ungrand choc. L’homme mort, c’était Ned&|160;! Comment avait-elle puoublier un instant ce deuil cruel&|160;? Ned, l’enfant rieur quiavait partagé ses premiers jeux, et qu’il lui était au moins permisd’aimer encore comme un frère&|160;!

L’homme mort&|160;! Ned&|160;! Anna reconnutla chambre tout d’un coup. Et comment avait-Elle tardé àla reconnaître&|160;? La chambre dont Ned parlait dans son dernierbillet&|160;; celui où il criait&|160;: «&|160;Au secours&|160;! ausecours&|160;!&|160;»

À la lueur des deux chandelles dont la mècheallongée rendait plus de fumée que de lumière, Elle vitles rideaux à ramages et cette suite d’estampes qui représentaientles exploits de l’amiral Ruyter, et aussi le trou rond, en face dulit, à huit pieds du sol, ancien passage d’un tuyau de poêle…

C’était donc là, sur ce lit, que Ned avaitrendu le dernier soupir.

Les mèches allaient s’allongeant et secouronnant de noirs champignons. Leur fumée emplissait l’atmosphèred’un brouillard épais et sinistre. Ce qui s’entendait là-dedans, jene saurais le dire, mais le silence gémissait et grondait.

À mesure que l’obscurité gagnait, car leschandelles devenaient maigres, maigres, et les champignons desmèches grossissaient d’une façon monstrueuse, les estampes, loin dese voiler, paraissaient davantage, comme si elles eussent ététransparentes et que des feux livides les eussent éclairées àl’envers.

Ni plus ni moins qu’une pauvre enfantsuperstitieuse et vaincue par les effrois de minuit, Ellecoula sa tête sous sa couverture.

À peine avait-Elle pris cetteposition, qu’un bruit d’apparence fort naturelle se fit. Celaressemblait à un pas d’homme chaussé d’assez gros souliers. NotreAnna l’entendit et redevint aussitôt elle-même. Ellerelevasa couverture avec précaution et prêta une oreille attentive.

Il n’y avait pas à s’y tromper. Un talon lourdet même ferré frappait le carreau à quelques pas d’Elle.L’épouvante de notre Anna changea aussitôt de nature, mais n’endevint que plus mortelle. On peut braver le trépas&|160;; l’idéemême du déshonneur, si horrible qu’elle soit, se peutconcevoir&|160;; mais des souliers ferrés dans la chambre à coucherd’une jeune personne bien élevée&|160;!… La première idée qui vintà notre Anna fut de courir à une croisée, de l’ouvrir, si on lui endonnait le temps, et de se lancer tête première dansl’éternité.

–&|160;Begorra&|160;! dit une voix,ils l’ont mise dans la chambre de Son Honneur&|160;! Dormez-vous,demoiselle&|160;?

Était-ce un rêve&|160;? Elle avaitcru reconnaître l’accent de Merry Bones&|160;; mais Elleavait beau regarder, rien ne paraissait dans la chambre.

–&|160;Est-ce donc vous, Merry&|160;?demanda-t-Elle.

–&|160;Oui bien, répondit le bon garçon, c’estmoi, ma perle. Mouchez un petit peu vos deux chandelles, unchrétien aime à voir clair.

Vous comprenez bien qu’avec le pauvre Merry,il ne s’agissait plus de pudeur. Notre Anna moucha ses chandelleset put deviner pourquoi Elle n’avait point aperçu le braveIrlandais jusqu’alors.

Son premier regard le chercha en effetvainement dans toute l’étendue de la chambre éclairée. Il étaitdans le trou du poêle comme à un balcon. Il avait passé là ses deuxbras longs comme des gaules et qui gesticulaient tant qu’ilspouvaient, tandis que son étrange figure, décharnée, mais de bonnehumeur, semblait coupée en deux par un rire plus large qu’un coupde sabre, entre les énormes crêpés de ses cheveux.

–&|160;Et d’où venez-vous ainsi, Merry, mongarçon&|160;? demanda notre Anna toute rassurée.

–&|160;Eh bien&|160;! répliqua Bones, ne vousl’avais-je pas dit, demoiselle&|160;? Je reviens de chercher lecercueil de fer.

–&|160;Qu’est-ce que c’est que le cercueil defer&|160;? murmura Anna.

Il disparut en même temps du trou et onl’entendit remuer quelque chose de l’autre côté du mur.

L’instant d’après, le trou fut de nouveaubouché, mais ce n’était plus par la tête laineuse de Merry Bones.L’objet rendait un son métallique en frottant contre les parois dutrou. Il avait peine à passer.

Enfin, une dernière poussée lui fit franchirl’obstacle et il tomba bruyamment sur le carreau.

Le rire joyeusement grimaçant de Merry Bonesreparut aussitôt à l’œil-de-bœuf dans son cadre de crinsrévoltés.

Notre Anna essayait en vain de voir quelleétait la nature de cet objet qui avait fait en tombant un pareiltapage. Quand Merry Bones se fut installé confortablement dans letrou à poêle, les deux bras en dehors comme ces diables de cartonqui sortent des tabatières, il la tira d’inquiétude à cetégard.

–&|160;Vous vous doutez bien que c’est lourd,je suppose, ma fleur&|160;? dit-il&|160;: d’abord parce qu’il estde fer…

–&|160;C’est donc le cercueil&|160;!

–&|160;Et que serait-ce&|160;? Ensuite parcequ’il est plein.

–&|160;Qu’y a-t-il dedans, grandDieu&|160;!

–&|160;Ce qu’on met dans un cercueil,demoiselle.

–&|160;Un corps&|160;?

–&|160;Tout à fait, Miss Anna.

–&|160;Le corps de qui&|160;?

–&|160;Le corps de Son Honneur,parbleu&|160;!

–&|160;Le corps d’Édouard Barton&|160;!

–&|160;Tout à fait&|160;!

Elle poussa un cri déchirant.

–&|160;Musha&|160;! demanda MerryBones, que diable avez-vous, demoiselle&|160;?

Notre Anna ne l’entendait plus, assourdiequ’Elle était par ses sanglots. Merry Bones se mit à crierà tue-tête&|160;:

–&|160;J’ai fait de l’ouvrage cette nuit, ouque Dieu me punisse&|160;! Vous feriez mieux de nous écouter, maperle&|160;! S’il y a un corps dans cette boîte de fer, et c’estcertain, ou que je sois grillé comme les harengs, et fumé, et mangépar les dents noires de tous ces Hollandais de malheur&|160;! il ya une âme aussi, et une bonne âme, quoique ce soit celle d’unAnglais…

Elle avait d’abord écouté vaguement,mais ces dernières paroles réveillèrent son attention avecviolence.

–&|160;Expliquez-vous, Merry Bones&|160;!ordonna-t-Elle avec autorité. Voulez-vous dire queM.&|160;Barton est encore en vie&|160;?

–&|160;Oui, demoiselle, je veux dire cela toutà fait.

–&|160;Et comment ne bouge-t-il pointlà-dedans&|160;?

–&|160;C’est qu’il dort.

–&|160;Il dort, se récria notre Anna&|160;:vous pensez qu’il peut dormir après la chute du cercueil sur lecarreau&|160;!

–&|160;Oh&|160;! oui, demoiselle, je le pense,et même j’en suis sûr.

–&|160;Il a donc bu un narcotique,alors&|160;!

Merry haussa les épaules sans façon etrépondit&|160;:

–&|160;Je ne sais pas ce que c’est qu’unnarcotique, mais on lui a entonné, j’entends à Son Honneur, dubouillon de pavot avec du jus de laitue.

Je ne sais pas si vous approuverez notre Anna,mais Elle le fit retirer de l’œil-de-bœuf, et, jetant samante sur ses épaules, Elle vint en effet jusqu’aucercueil de fer qui avait une serrure et une clef, absolument commeles malles. Elle ouvrit la serrure et souleva lecouvercle.

En voyant là-dedans son cousin le midshipmansouriant et frais comme un petit Jésus, notre Anna le trouvaitencore plus joli qu’autrefois.

Pendant qu’Elle le contemplait avecune douce émotion, Merry Bones reparut au trou de poêle etdit&|160;:

–&|160;Il est bien gentil et bien mignon,n’est-ce pas, demoiselle&|160;? Pendant que vous vous amusez à leregarder, vous pouvez bien m’écouter, je pense, car nous n’avonspas beaucoup de temps devant nous, et il faut bien que vous sachiezun peu comment tout cela est arrivé. Le jour où on devait enleverMiss Cornelia pour la ramener à sa famille d’Angleterre,M.&|160;Goëtzi, en bonne araignée qu’il est, avait déjà tendu satoile. J’y fus pris, je ne peux pas dire non, et que vouliez-vousqu’ils fissent, les deux pauvres agneaux, du moment qu’ils nem’avaient plus&|160;? Miss Corny fut emportée à tous les diablescomme un joli petit paquet, et Son Honneur reçut entre les côtesune demi-douzaine de coups de poignard. Voilà qui est bien tout àfait. Je saute à pieds joints sur ce qui me regarde&|160;: j’étaisprisonnier, je m’évadai. Et j’arrivai ici, à l’auberge de LaBière et l’Amitié où j’abordai hier au soir, mourant de faim,transi de froid et dans un triste état depuis les pieds jusqu’à latête. C’était avant votre arrivée et vers la tombée de la nuit.J’allais entrer dans la salle basse, sans me douter de rien, quandje m’avisai de mettre mon œil au trou de la serrure. Je vis alorsla femme chauve qui jetait des têtes de pavot dans une marmite,pendant que l’aubergiste pilait des pieds de laitue dans unmortier. Et ils lançaient tous les deux des ruades au marmot quicriait&|160;: «&|160;Pourquoi voulez-vous endormir l’hommemort&|160;?&|160;» Comme vous le pensez bien, je connaissaisd’avance tous ces gens-là et n’avais pas envie de remettre le piedau beau milieu du guêpier. Je fis le tour de la maison pourchercher une porte de derrière, et n’en trouvant point, je grimpaile long de la vigne jusque sur le toit où je me coulai dans untuyau de cheminée. J’ai été ramoneur. Mon tuyau de cheminée m’amenadans la pièce même où je suis. Bon&|160;! Elle était déserte ettoute noire, mais j’entendis parler dans la chambre voisine, quiest la vôtre, et je vis le trou éclairé. J’y fourrai ma tête.J’aperçus trois hommes, c’est-à-dire un gentleman et deux moitiésde coquin. Il est probable qu’on avait déjà fait boire à SonHonneur la drogue de pavot et de laitue, car il dormait. Je ne luitrouvai pas trop mauvaise mine pour quelqu’un qui avait reçu quatreou cinq coups de poignard. Avec lui étaient les deux messieursGoëtzi&|160;: le vrai et son double. M.&|160;Goëtzi, le vrai,tendait l’étoffe au-dedans du cercueil de fer, et M.&|160;Goëtzi,le double, perçait des petits trous dans les parois au moyen d’unetarière. Et le double disait&|160;: – Drôle d’occupation pour undocteur de l’université de Tübingen&|160;! – Il n’y a pas de sotmétier, mon garçon, répondit le vrai. D’ailleurs, si je suistransformé en tapissier, te voilà serrurier, toi. – Et pourquoitoute cette besogne, patron&|160;? – Parce que je veux me ranger,mon fils. J’ai l’intention de me retirer sur mes vieux jours dansle beau château de Montefalcone dont nous serons propriétaires. –Bonne idée&|160;! s’écria le double en se frottant les mains. Maiscomment deviendrons-nous propriétaires du beau château deMontefalcone&|160;? – Je vais t’expliquer cela. Perce toujours. Aupremier abord, tu vas croire qu’il ne s’agit dans le marché que degourmandise&|160;; mais qui vivra verra. M.&|160;le comte TiberioPalma D’Istria m’a acheté ce jeune Anglais mort et je dois le luiapporter dans son cercueil. Saisis-tu&|160;? – Très bien. – D’unautre côté, la signora Pallanti m’a acheté ce même jeune Anglais,mais vivant. M.&|160;Goëtzi n°&|160;2 demanda&|160;: – Quel prixpaye le comte Tiberio&|160;? – Il donne le sang de la Pallanti,répondit M.&|160;Goëtzi n°&|160;1. – Ah bah&|160;! Et laPallanti&|160;? – Elle donne le sang de la belle Cornelia. Les yeuxdes deux moitiés de vampire brillèrent au nom prononcé de la belleCornelia et leurs lèvres s’allumèrent comme des charbons. – Toutcela ne dit pas, reprit cependant le double de M.&|160;Goëtzi,comment nous deviendrons propriétaires du château de Montefalcone.Le vrai M.&|160;Goëtzi eut un sourire. – Quand nous aurons bu lesang de la belle Cornelia, répondit-il, qui m’empêchera de nousl’incorporer&|160;? Et y a-t-il une loi qui lui défende de luilaisser sa forme actuelle&|160;? Elle sera donc à la fois MissCornelia de Witt et M.&|160;Goëtzi. Donc, M.&|160;Goëtzi sera lelégitime héritier de Montefalcone. Qu’as-tu à objecter&|160;?L’autre M.&|160;Goëtzi ne trouva pas de réplique. C’était claircomme de l’eau de roche. En ce moment, leur besogne se trouvaterminée. Le cercueil de fer était doublé très confortablement etle dernier trou de tarière venait d’être percé. Les deux messieursGoëtzi prirent le pauvre Ned endormi, l’un par la tête, l’autre parles pieds, et l’établirent à son aise dans la bière, qui futensuite refermée à triple tour…&|160;»

Merry Bones raconta ensuite comment il avaitvu tout cela par le trou du poêle. Il s’était écorché les oreillesà force de les gratter, car cela donne, dit-on, des idées, et MerryBones en cherchait une dans tous les recoins de sa cervelle.Comment faire pour retirer son maître des mains de cescoquins&|160;? Pendant qu’il mettait sa cervelle à la torture, levrai M.&|160;Goëtzi passa une corde autour du cercueil et ordonnaau double d’ouvrir une croisée. Un bras de la Meuse venait jusquesous les fenêtres. Il y avait là un bateau qui attendait, monté pardeux matelots.

–&|160;Ho&|160;! ho&|160;! fitM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Hé&|160;! oh&|160;! cria-t-on d’enbas.

–&|160;Parez-vous à recevoir lamarchandise.

–&|160;C’est paré.

–&|160;Bon&|160;!

Les deux messieurs Goëtzi soulevèrent lecercueil et le portèrent sur l’appui de la croisée. Il faut vousdire que Merry Bones avait mis une bûche sous ses pieds pour que satête fût à la hauteur du trou de poêle. L’endroit où il étaitservait de bûcher. Un faux mouvement qu’il fit dans son grandtrouble dérangea la bûche. Il y eut un bruit qui trahit saprésence.

Aussitôt, les deux messieurs Goëtzi tournèrentla tête et le reconnurent. Ils sifflèrent comme une paire deserpents. De tous côtés, au même instant, les gens de l’aubergesurgirent de terre, et une horrible bataille commença, pendantlaquelle M.&|160;Goëtzi (le principal) continuait de descendre lecercueil de fer dans la barque.

Merry Bones n’était pas à son aise, seulcontre neuf. Heureusement qu’on frappa à la porte extérieure del’auberge. C’était notre Anna avec Grey-Jack. La famille deM.&|160;Goëtzi fut obligée de se dédoubler, et Merry Bones put sesauver à coups de tête, au moment où l’horloge de la salle bassesonnait la treizième heure.

Une fois dehors, il fit le tour de la maisonet courut après la barque qui descendait le bras de La Meuse,emportant le cercueil de fer. Supposons que les deux matelotsétaient ivres, comme cela arrive quelquefois. Cette circonstancedut rendre plus aisée la tâche de Merry Bones, qui, après denombreux efforts, parvint à s’emparer du cercueil et le rapportasur ses épaules.

Pendant qu’il racontait, Elles’oubliait à contempler le sommeil du compagnon de son enfance.

Merry Bones secoua sa grande perruque d’un airmécontent.

–&|160;Faites-moi d’abord l’amitié, dit-il, defermer le cercueil, sans quoi vous aurez des distractions et nousn’en finirons plus. J’ai mon plan. Pour l’exécuter, j’ai besoin desavoir si vous avez froid aux yeux, demoiselle.

Elle sourit avec une fierté calme etfit retomber le couvercle du cercueil.

–&|160;Voilà qui va bien, reprit Merry Bones,soyez maintenant tout oreilles. En revenant, je n’ai pas pu monterpar le toit, à cause de mon fardeau qui était trop lourd. J’aipassé par la cuisine et j’ai pu entendre ce tas de gredins quicomplotaient dans la salle basse. Voilà ce que j’ai appris&|160;: àla quinzième heure (et je pense qu’elle va bientôt sonner),M.&|160;Goëtzi les a invités à une petite fête de famille. Ilssont, en effet, contents&|160;; ils croient que le cercueil de ferdescend vers Rotterdam avec Son Honneur dedans, et après la petitefête dont je parle, ils comptent le rejoindre pour partir tousensemble et opérer livraison de la marchandise au château deMontefalcone.

–&|160;Quelle est cette petite fête&|160;?demanda notre Anna.

–&|160;C’est de vous boire, répondit MerryBones.

Elle faillit tomber à larenverse.

–&|160;Me boire&|160;! répéta-t-Elled’une voix éteinte.

–&|160;Tout à fait, repartit Merry Bones, quiajouta&|160;: C’est vrai qu’ils préfèrent les jeunes personnes demoins de vingt ans&|160;; mais voici les propres paroles deM.&|160;Goëtzi&|160;; il a dit&|160;: «&|160;Miss Anna Ward, à larigueur, doit être encore potable.&|160;»

–&|160;Potable&|160;! s’écria notremalheureuse amie en joignant ses mains crispées&|160;;potable&|160;! Dieu Seigneur&|160;! potable&|160;!

Je pense, Mylady, et vous, gentleman, que vousvous représentez les sensations diverses qui devaient l’agiter. Iln’y a pas beaucoup de situations aussi horribles dans lalittérature moderne. Potable&|160;! Le premier mouvement de notreAnna fut de s’écrier&|160;:

–&|160;Fuyons&|160;! au nom du ciel&|160;!

–&|160;Musha&|160;! répliqual’Irlandais&|160;; pas si bête&|160;! nous avons la partie tropbelle&|160;! Savez-vous que j’ai découvert une hache ici dans lebûcher, ma perle&|160;? une hache à fendre le bois&|160;! Peau dudiable&|160;! j’ai idée que nous allons rire&|160;! Ouvrez lecercueil, retirez-en Son Honneur et mettez-le dans le placard, àdroite de la cheminée… Dépêchez-vous, il me semble que j’entendsgrogner l’horloge maudite, et il faut encore que je réveille cetinnocent de Grey-Jack. Nous aurons besoin de lui.

Anna se mit en besogne lestement etcourageusement. Elle était forte, malgré sa courte taille.Elle retira du cercueil Édouard S. Barton, esq., et,l’ayant soulevé dans ses bras, Elle le porta jusqu’auplacard qu’Elle avait préalablement ouvert. Merry Bonesapplaudit à tour de bras.

–&|160;Fermez&|160;! dit-il&|160;: vous êtesun cher cœur, après tout&|160;! maintenant, poussez le cercueilsous le lit de manière à ce qu’il soit bien caché.

Elle obéit encore.

–&|160;Maintenant, ajouta Merry Bones,coulez-vous entre vos draps et faites semblant de dormir comme unjoli petit ange… Begorra&|160;! Voici la mécanique quigronde en bas, pour le coup… quoi qu’il arrive, ne bougez pas etn’ouvrez pas les yeux… à tantôt&|160;!

Le remue-ménage de l’horloge se fit entendre àl’étage inférieur. La tête de Merry Bones disparut précipitammentdu trou, et le premier coup de la quinzième heure tinta, jetantparmi les ombres de la nuit des vibrations sonores.

&|160;

Au moment où le marteau de l’horloge se levaet retomba pour la première fois, un bruit large, mais confus etsourd, monta du rez-de-chaussée. Il y eut des pas dans l’escalier.Au second coup, les pas foulaient le carreau du corridor. Autroisième, la porte roulait lentement sur ses gonds, et une lueurverte envahissait la chambre.

La lueur des vampires augmente, en effet,comme l’odeur des animaux de la race féline, dans les momentscritiques.

M.&|160;Goëtzi entra tout seul. Il ressemblaità une forme humaine qu’on eût taillée dans du verre à bouteille, etla terne lumière des chandelles, passant au travers de lui, projetason ombre transparente sur la porte qu’il venait de refermer. Lequatrième coup tinta.

M.&|160;Goëtzi marcha droit au lit, et le cœurde notre Anna cessa de battre.

M.&|160;Goëtzi se pencha au-dessus du chevet.Dans l’intérieur de son corps, des voix s’élevèrent qui direnttumultueusement&|160;:

–&|160;Nous avons soif&|160;! Commençons lafête&|160;!

L’horloge envoya son cinquième coup.

M.&|160;Goëtzi dérangea un peu la couverture,ses lèvres écarlates s’arrondirent comme celles du gourmet qui vatéter un vin de grand cru, et il dit avec une gaietésinistre&|160;:

–&|160;Patience, enfants&|160;! il me sembleque j’ai bien droit à la première rasade&|160;!

–&|160;Alors, dépêchez-vous, maître,dépêchez-vous&|160;!

Il paraîtrait que les vampires ont au bout dela langue une pointe très aiguë à l’aide de laquelle ils pratiquentLa piqûre nécessaire pour la satisfaction de leur hideusegourmandise. Une fois le trait de lancette donné, ils boivent à lamanière des sangsues.

Au moment où vibrait le sixième coup, la portes’ouvrit de nouveau et Merry Bones parut, cachant sa main droitederrière son dos. Grey-Jack le suivait, l’oreille un peu basse. Ilavait l’air docile comme un chien battu. Un Anglais se rendtoujours à l’évidence et la paire de tapes que Grey-Jack avaitreçue à la treizième heure était, à ce qu’il semblerait, depremière qualité.

Aussitôt que Merry Bones se montra,M.&|160;Goëtzi siffla, et toute sa famille lui sortit du corps d’unseul temps. À un second coup de sifflet, tout ce monde se dédoublaaussi bien que M.&|160;Goëtzi lui-même, et le septième coupsonna.

Alors M.&|160;Goëtzi se plaça derrière sesonze annexes et les lança tous ensemble contre l’Irlandais. Anna,qui avait tenu ses yeux fermés jusqu’à ce moment pour obéir auxrecommandations de Merry Bones, les ouvrit et put voir la mêlée laplus extraordinaire dont on ait ouï parler depuis que le monde estmonde.

Deux chiens, deux perroquets, deux femmeschauves, deux garçonnets, deux aubergistes et un M.&|160;Goëtzidévoraient positivement le malheureux Irlandais, qui n’employaitque sa main gauche pour se défendre et ne défendait que ses yeux,surtout contre les attaques des perroquets. Il saisissait à poignéela tête de ces bêtes cruelles et leur tordait le cou&|160;; maiscela n’y faisait rien, et pendant qu’il perdait ainsi sa peine, lechien et le bambin lui mangeaient les jambes, tandis quel’aubergiste et la femme chauve, aidés par M.&|160;Goëtzi (ledouble), fouillaient ses flancs, son ventre et sa poitrine.

Quoique Anglais, Grey-Jack restait coi sur leseuil. Ne le blâmez pas, c’était sa consigne. Il était le corps deréserve, et vous allez comprendre tout à l’heure l’importanceextrême de son rôle.

La huitième, la neuvième et la dixième heuresonnèrent pendant que Merry Bones marchait vers le lit, avançanttoujours un peu, malgré l’acharnement des harpies mâles et femellesqui se ruaient sur lui comme la meute fait curée du gibier tombé.Je vous le dis en vérité, rien ne serait resté de lui, pauvrecréature, s’il avait eu naturellement autre chose que la peau etles os. Mais toute cette vampiraille ne trouvait pas seulement unebouchée de viande à mordre sur tout le corps. Des os et du cuir,voilà de quoi il était fait. Ce serait une redite que de soulignerencore ici la supériorité incontestable de l’embonpointanglais.

Il saignait, pourtant, par toutes les veinesde son triste corps et les gueules de tous ces chacals étaientrouges&|160;; mais il avançait petit à petit, patiemment, et quandle onzième coup sonna, il n’y avait plus qu’une des deux femmeschauves entre lui et M.&|160;Goëtzi (le vrai).

Il secoua soudain sa crinière, poussa unbegorra retentissant et enleva l’horrible vieille d’uncoup de pied que je n’hésite pas à déclarer héroïque, car la mégèrealla se ficher dans le trou du poêle. Sa main droite, qui nes’était pas encore montrée, fit un brusque mouvement, la lame largede sa hache étincela, et, à l’instant où le douzième coup vibrait,la tête du Goëtzi en chef tomba, coupée d’un seul tranchant.

Aussitôt, toutes les autres têtes d’un ordreinférieur roulèrent sur le carreau comme si le même fil les eûtséparées du tronc. Il y eut alors une inexprimable confusion, maismuette. Chacun courait après sa tête. Au milieu de ce tumultueuxsilence, la voix de Merry Bones éclata comme un tonnerre&|160;:

–&|160;À ton tour, vieux Jack, imbécile&|160;!ordonna-t-elle.

Et Grey-Jack se mit à marcher en bon ordre,sans hâte ni paresse, comme font toujours nos admirables soldats.Il avait sa mission tracée&|160;; il prit sous le lit le cercueilde fer, il l’ouvrit et juste à l’instant où le double deM.&|160;Goëtzi rattrapait sa tête, Grey-Jack le fourra dans lecercueil et l’y renferma à clef.

Les autres ne s’aperçurent même pas de cela,tant ils étaient occupés à ramasser leurs crânes&|160;! Letreizième coup sonna, le quatorzième aussi, pendant qu’ils sebousculaient comme de misérables larves dans la fange d’un cloaqueen été. Merry Bones les regardait en riant de tout son cœur, ce quine l’empêchait point de surveiller à la fois le travail deGrey-Jack et les efforts de M.&|160;Goëtzi (le père).

Ils eurent achevé leur besogne tous les deuxen même temps, c’est-à-dire que Grey-Jack s’assit sur le cercueilrefermé au moment où M.&|160;Goëtzi retrouvait sa tête et lareplaçait entre ses deux épaules.

Il siffla. La populace des vampiricules,obéissant à l’ordre, rassembla ses paires en un temps. Second coupde sifflet de M.&|160;Goëtzi&|160;: seconde manœuvre de sa famillequi lui rentra impétueusement dans le corps.

L’exécution de ces manœuvres ne laissait rienà désirer.

–&|160;Personne ne manque&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

Et sans attendre la réponse, comme l’horlogeenvoyait le quinzième coup, il plongea en quelque sorte à traversle châssis et disparut dans la nuit du dehors.

Une pauvre voix piteuse sortit cependant ducercueil de fer et répondit&|160;:

–&|160;Monsieur Goëtzi&|160;! MonsieurGoëtzi&|160;! Il vous manque votre double.

Mais il était trop tard. L’horloge ayant finide sonner, le coucou chanta quinze fois à son tour, avant que notrepauvre Anna pût seulement s’assurer si elle était morte ouvivante.

Après le dernier chant du coucou, Merry Bonesdemanda le silence pour exposer le restant de son plan de campagne,car vous pensez bien que la guerre ne faisait que commencer.

–&|160;Demoiselle, dit-il, maintenant, le pluspressé serait de nous mettre en route pour le château deMontefalcone, mais comme Son Honneur dort ferme et dur…

–&|160;Ouvrez la porte du placard, interrompitnotre Anna, cela lui donnera de l’air.

Merry Bones continua&|160;:

–&|160;Ce sera un voyage d’agrément, et jecompte bien me refaire pendant la route. Grey-Jack portera lecercueil…

–&|160;Que le diable t’étrangle&|160;!…commença le bonhomme.

Mais Merry Bones lui coupa vertement laparole, disant&|160;:

–&|160;Le cercueil nous est nécessaire pourplus d’une raison&|160;: d’abord pour tenir l’oiseau en cage…

–&|160;Vous vous trompez, bon Irlandais, fitobserver M.&|160;Goëtzi d’une voix douce à l’intérieur de la bière.Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas m’échapper, si vous memettez en liberté.

–&|160;… Ensuite, poursuivit Merry Bones, sansprendre la peine de répondre à cette insinuation, pour introduireSon Honneur au château de Montefalcone quand il sera temps. Ilparaît que les murailles sont hautes comme le dôme de Saint-Paul deLondres, mais j’ai mon idée.

–&|160;Ah&|160;! bon Irlandais, dit la doucevoix du cercueil, vous avez bien de l’esprit&|160;! Vous avez tortde repousser mes offres. Je vous suis profondément dévoué et jepourrais vous rendre d’excellents services.

&|160;

Vous croyez sans doute que c’était piège. Ehbien&|160;! pas du tout. Les auteurs généralement sérieux qui ontécrit de gros livres sur les vampires sont d’accord sur ce point dedoctrine qu’un vampire captif appartient à son vainqueur aussiétroitement que ce même vainqueur appartiendrait au vampire, si lesort de la lutte eût été favorable à ce dernier.

Il y a seulement cette différence que leshommes ordinaires se rendent très rarement maîtres des vampires, laloi humaine étant que le Bien se montre toujours beaucoup moinsénergique que le Mal&|160;; et que, le fait de la capture duvampire par l’homme étant accompli, les goûts physiques et morauxde l’homme lui défendent de boire le sang du vampire.

L’absence de ce détail empêche l’assimilationparfaite, l’annexion intime du vampire vaincu à l’homme vainqueur.Mais le vampire prisonnier n’en est pas moins l’esclave de sonnouveau maître.

&|160;

Au moment où le double de M.&|160;Goëtziprotestait de son dévouement à travers les trous du cercueil, unbruit d’ailes se fit au-dehors, et le châssis de la croisée reçutun choc à l’extérieur comme si un gros oiseau ou une phalène detaille colossale se heurtait contre les carreaux.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? demanda notreAnna.

Le prisonnier répondit aussitôt&|160;:

–&|160;Ne vous y trompez pas un seul instant,c’est M.&|160;Goëtzi qui revient me chercher parce qu’il ne peut sepasser de moi.

–&|160;Je vais, s’écria Grey-Jack, lui envoyerune balle dans la tête.

Il s’était procuré de façon ou d’autre unecarabine et la brandissait en s’élançant vers la fenêtre.

–&|160;Arrêtez, honnête vieillard, dit lecaptif. Le monstre qui a multiplié contre votre jeune maîtresse etses amis les tentatives les plus coupables est impuissantdésormais. Je lui manque. Il serait trop long de vous expliquer lachose en termes précis et scientifiques, mais une comparaisonpourra vous éclairer suffisamment. Je ne suis, il est vrai, par lefait, que la douzième partie de M.&|160;Goëtzi, mais je sersd’attache à tout le reste et mon absence le met dans la positiond’un chapelet qui aurait perdu son fil. Vous jugez de sonembarras.

Cela frappa beaucoup l’assistance, maisnéanmoins, notre Anna, plus réfléchie qu’on ne l’est ordinairementà son âge, demanda&|160;:

–&|160;Prisonnier, pourquoi trahissez-vousvotre patron&|160;?

–&|160;Ma chère enfant, répondit la voix ducercueil, et ne vous étonnez pas de m’entendre vous appeler ainsi,j’en ai le droit, j’ai plusieurs motifs pour agir comme je le fais.Je vous en dirai deux. Le premier, c’est la loi même de touteconquête&|160;: le subjugué reste l’ennemi de son vainqueur. Lesecond, pour être bien compris, nécessite une histoire. À l’époqueoù le docteur Otto Goëtzi vint dans le comté de Stafford pour êtreprécepteur du jeune Édouard S. Barton, il n’était encorequ’apprenti vampire. Il n’avait ni double, ni accessoires, ni rien.Vous souvenez-vous de la pauvre Polly Bird, la fille de laHaute-Ferme, dont la fin prématurée attrista la paroisse, il y atrois ans&|160;?… Eh bien, mes amis, c’est cette infortunée PollyBird elle-même qui vous parle. M.&|160;Goëtzi, quand il reçut dePeterwardein son diplôme de maître vampire, me choisit tout d’abordpour être son double et commencer sa mécanique intérieure.

–&|160;Quand je pense, ajouta notre Anna, quenous étions assises l’une auprès de l’autre à l’église avec lessept demoiselles Bobington&|160;!

Merry Bones avait compris que Grey-Jack sesoumettrait difficilement à porter le cercueil.

–&|160;À tout prendre, dit-il, Polly Birdétait une assez bonne fille, autrefois, et la demoiselle n’a pas defemme de chambre. Si Polly veut nous promettre de se bien conduireet de porter le cercueil, je ne vois pas pourquoi nous nousamuserions à la voiturer sur nos épaules jusqu’au château deMontefalcone.

Cet avis prévalut. Merry Bones introduisit laclef dans la serrure du cercueil de fer et l’ouvrit. On vit alorsM.&|160;Goëtzi, qui regardait la compagnie d’un air doux etmodeste. Car c’était bien toujours M.&|160;Goëtzi, mais notre Annaet aussi les deux autres, en le considérant attentivement, auraientjuré qu’ils retrouvaient, derrière les traits de ce méprisabledocteur, quelque chose de la physionomie de Polly Bird.

L’infortunée remercia en bons termes et fit larévérence, dès qu’on l’eut remise sur ses pieds.

Nous parlerons désormais d’elle en employantle genre féminin, pour ne la point confondre avec le vraiM.&|160;Goëtzi. Vous n’oublierez pas cependant que c’était un hommeet qu’on dut abandonner, à cause de cela, le dessein de lui confierl’emploi de femme de chambre auprès de notre Anna.

Il y a plus, on lui attacha le cercueil au couà l’aide d’une forte chaîne par mesure de sécurité. Comme cela,d’abord, Grey-Jack et Merry Bones étaient bien sûrs qu’elle leporterait&|160;; en second lieu, on devait supposer qu’un pareilfardeau, gênant ses mouvements, rendrait toute tentative d’évasiontrès difficile.

Le jour commençait à poindre quandElle congédia tout le monde pour faire sa toilette.Pendant cela, l’ancienne Polly, par des procédés que je ne sauraisexpliquer, s’occupa d’éveiller Ned Barton. Quand notre Anna, aprèsavoir récité une courte prière ou plutôt des actions de grâces pourtant de périls évités, rappela ses compagnons, Édouard S. Bartonouvrait justement les yeux et regardait autour de lui d’un airstupéfait.

–&|160;Où suis-je&|160;? demanda-t-ilaussitôt.

Elle voulait lui fournir lesexplications les plus amples, mais Merry Bones exigea qu’on se mîten marche sur-le-champ.

–&|160;J’ai causé avec la voisine Polly,dit-il. Elle m’a donné de bons conseils. Nous avons une besogneassez délicate à terminer avant de nous rendre au château deMontefalcone. Tant que M.&|160;Goëtzi (le vrai) sera en vie, riende fait.

L’on descendit l’escalier. Dans la sallebasse, chacun put voir que l’horloge était arrêtée précisément à laquinzième heure. Le coucou avait même disparu. Quand on eut franchile seuil, un large écriteau qui pendait au-dessous de la lanternesauta aux yeux de tout le monde. Cet écriteau disait&|160;:Auberge à louer présentement.

Sans s’arrêter à ces détails curieux, maisfrivoles, la petite caravane se mit en marche aussitôt. L’anciennePolly allait en avant, étroitement gardée à droite et à gauche parGrey-Jack et Merry Bones. Bien entendu, Polly portait le cercueilde fer, et les Hollandais, race lourde, regardaient passer nosvoyageurs avec indifférence.

Par-derrière venaient notre Anna et NedBarton, qui était encore un peu faible et s’appuyait sur le bras desa compagne.

Aucun incident ne marqua la route jusqu’auxbords du Rhin, si ce n’est quelques sifflements vagues, entendusparmi les voix du vent, et quelques mouvements confus dans lesbuissons. Merry Bones, averti par l’ex-Polly qui en agissant avecune loyauté parfaite, expliquait alors à notre Anna queM.&|160;Goëtzi était éparpillé dans l’air et dans l’eau commederrière les feuillages, guettait l’instant favorable pourrattraper son double qui était indispensable à la liberté de sesmouvements.

Une fois, notre Anna sentit quelque chosecomme un cerceau d’enfant qui frôlait ses jambes, et une voix aigredit, venant on ne sait d’où&|160;:

–&|160;Voilà l’homme mort&|160;!

En arrivant au Rhin, on loua une barque pourremonter le fleuve jusqu’à Cologne. Vers le soir, quand les ombresdu crépuscule enveloppèrent le Rhin et ses rivages, une lueur d’unvert pâle apparut à environ deux cents toises en avant du bateau.Elle remontait le fil de l’eau, allant juste du même train que labarque.

À mesure que l’obscurité augmentait, la lueurbrillait davantage&|160;; elle se concentrait peu à peu. Aprèsavoir occupé un grand espace, elle en vint à ne pas paraître plusgrosse que le corps d’un homme.

Et alors, on put voir distinctementM.&|160;Goëtzi qui voguait, les pieds les premiers, environné de salivide auréole.

Pendant que chacun considérait en silence cespectacle étrange, l’ancienne Polly se mit à fondre en larmes, et,comme on lui demandait les motifs de sa douleur, ellerépondit&|160;:

–&|160;Pensez-vous que je puisse voir sans destransports de rage le monstre qui m’a ravi mon bonheur et monhonneur&|160;? Faites bien attention à ceci&|160;: il ne vousquittera pas d’une semelle tant que vous n’aurez pas pris lesmoyens de le détruire radicalement. Je parle ainsi dans l’intérêtde ma vengeance, mais surtout dans celui de votre sûreté. À toutesles heures du jour et de la nuit, qu’il soit apparent ou qu’il secache, vous pouvez être certains que M.&|160;Goëtzi rôdera toujoursautour de vous. En conséquence, je vous propose d’entendremaintenant dans tous ses détails le plan dont j’ai déjà touchéquelques mots à Merry Bones, et qui, s’il est exécuté hardiment,doit anéantir à jamais notre ennemi commun. Le moment estfavorable, car tant que nous le voyons là-bas, nous sommes biensûrs qu’il n’est pas ici aux écoutes. Tant qu’il ne m’a pas, il estobligé de serrer étroitement contre lui tout son monde, et vousdevez juger s’il enrage.

Cette réponse ayant fait taire toutes lesobjections, on se pressa autour de l’ancienne Polly, et chacun luiprêta une oreille attentive, excepté peut-être Édouard S. Barton,esq. C’est pénible à dire, mais le jeune midshipman ne s’était pasrecouvré lui-même complètement. Il restait un peu hébété. Affairede temps et de soins.

La malheureuse première victime deM.&|160;Goëtzi s’exprima en ces termes&|160;:

–&|160;Il est un lieu généralement ignoré, leplus extraordinaire sans doute qui soit au monde. Les gens quihabitent la sauvage campagne de Belgrade l’appellent tantôt Sélène,tantôt la Ville-Vampire, mais les vampires entre eux le désignentsous le nom du Sépulcre ou du Collège. Ce lieu est ordinairementinvisible aux yeux des mortels. Certains l’ont vu, cependant&|160;;mais il semblerait que chacun de ceux-là s’est trouvé en présenced’une image différente, tant les rapports à ce sujet sont divers etmême contraires. Les uns parlent, en effet, d’une grande ville dejaspe noir, ayant des rues et des palais comme les autres villes.Mais tout cela en deuil et enveloppé d’une éternelle obscurité.D’autres ont entrevu d’immenses amphithéâtres, couverts de dômescomme les mosquées et lançant vers le ciel des minarets plusnombreux que les pins dans la forêt de Dinawar. D’autres encore uncirque, un seul, aux proportions colossales et environné d’untriple rang de cloîtres, dont les arcades en marbre blanc fuient,éclairés par un crépuscule lunaire qui jamais n’admet ni le jour nila nuit. Là sont rangées, dans un ordre mystérieux, les demeures oules sépultures de ce peuple prodigieux, que la colère de Dieuattache aux flancs de notre terre, et dont les fils, moitié démons,moitié fantômes, à la fois vivants et décédés, sont incapables dese reproduire, mais privés aussi du bienfait de mourir. Ils ont desfemmes, pourtant, qui sont les Goules, nommées aussi Oupires.Quelques-unes, dit-on, se sont assises sur des trônes et ontépouvanté l’histoire. À l’exemple de ces hommes de fer quiopprimaient la rase campagne au Moyen Âge, et qui, vaincus, seréfugiaient dans leurs forteresses imprenables, ils ont cet abrisinistre et splendide, cette citadelle, ce lieu d’asile, inviolablecomme les tombeaux. Aussi, chaque fois qu’un vampire est frappéprofondément et d’une façon qui se dirait mortelle en parlant d’unmembre de la race humaine, il se dirige vers le Sépulcre. Leurexistence, en effet, peut subir des crises qui ne sont jamais lamort, mais qui ressemblent à l’anéantissement. On en a trouvé, surdivers points du globe, réduits à l’état de cadavre, quoique leurchair restât fraîche, et que le mécanisme qui leur sert de cœurcontinuât de sécréter une liqueur chaude et vermeille. En cet état,ils sont à la merci du premier venu. On peut les charger de chaîneset les murer. Aucun mouvement ne leur est permis pour se défendrejusqu’à ce que le hasard amène auprès d’eux le prêtre maudit quidétient la clef, – la clef unique à l’aide de laquelle le rouage deleur vie apparente peut être remonté. Pour ce faire, le prêtreintroduit la clef dans le trou qu’ils ont tous au côté gauche de lapoitrine, et il tourne… M.&|160;Goëtzi est précisément dans cetteposition, il a un impérieux besoin d’être remonté. À mesure que lesheures vont s’écouler désormais, il va subir un affaiblissementgraduel et assez rapide jusqu’à ce qu’on lui donne la quantité detours de clef qui lui est nécessaire. Aussi est-il en route vers leSépulcre&|160;; seulement, le désir passionné qu’il a de merécupérer, moi qui suis son lien, sa synovie, s’il m’est permis derépéter ce mot scientifique que j’ai appris de lui-même, le retientencore aux environs de nous. Comme il ne sent pas encore sa santétrop mauvaise, il ne se presse pas et guette un instant favorablepour m’escamoter par force ou par adresse… Rapprochez-vous de moi,je vous prie, car voici le brouillard qui monte, et l’on n’aperçoitpresque plus la lueur de M.&|160;Goëtzi. Soyez sûrs que, dès qu’ilpourra s’approcher de nous sans être aperçu, il se glissera dans lecorps de l’un de nos rameurs… Nous allons, nous aussi, au Sépulcre.Soyez tranquilles, cela ne nous allongera pasconsidérablement&|160;; c’est presque notre chemin. Je sais parcœur les détours du funèbre hôpital. Nous pénétrerons jusqu’à lacellule privative de M.&|160;Goëtzi, et… mais on n’aperçoit plus dutout la lueur verte. Attention&|160;!

–&|160;Eh quoi&|160;! demandèrent à la foistous nos voyageurs dont la curiosité était vivement excitée.Qu’alliez-vous ajouter&|160;?

–&|160;Chut&|160;! fit l’ancienne Polly, quimit un doigt sur ses lèvres. Écoutez&|160;!

Un clapotis suspect agitait l’eau autour dubateau, dont le sillage s’éclairait d’une pâle lumière.

–&|160;Dites-nous la chose à l’oreille&|160;!supplia notre Anna.

L’ancienne Polly consentit. Elle étaitvraiment bonne fille, quoiqu’elle n’en eût pas l’air, sous lestraits de M.&|160;Goëtzi. Chacun s’approcha tour à tour et reçut saconfidence murmurée.

–&|160;Excellent&|160;! s’écrièrent tous nosvoyageurs. Voilà une idée qui vaut de l’or&|160;!

Vous souvenez-vous de l’éclat de rire qu’avaitentendu notre Anna au débarcadère des Boompies, le soir de sonarrivée à Rotterdam&|160;? Quelque chose de semblable grinça dansl’air et, au même instant, un des rameurs fit un brusquehaut-le-corps.

–&|160;Attention&|160;! ordonna l’ex-Polly,l’ennemi est dans la place&|160;! Vous n’avez qu’un moyen de megarder, et ce que je vous dis là vous donne la mesure de ma bonnefoi&|160;: Placez-moi de nouveau dans le cercueil de fer,asseyez-vous dessus&|160;!

On n’eut pas plus tôt obéi à cette loyalesuggestion que le rameur possédé fit un autre mouvement en poussantun grand soupir. En même temps, on entendit comme le bruit d’uncorps qui tombe dans l’eau. M.&|160;Goëtzi, voyant le peu de succèsde son stratagème, s’en allait comme il était venu.

Le reste de la nuit fut tranquille.

Il faisait jour quand ils passèrent àDüsseldorf. Notre Anna chargea Merry Bones d’aller jusque chez unmarchand d’instruments de musique et d’y acheter un luth, quiservit, malgré la circonstance, à charmer la monotonie dutrajet.

M.&|160;Goëtzi semblait avoir disparu. On putrouvrir le cercueil de fer pour donner de l’air à l’infortunéePolly.

À Cologne, on quitta le Rhin pour la route deterre. Une chaise de voyage fut louée. On traversa la Westphalie,la Hesse, une partie de la Bavière et l’on s’embarqua de nouveau àRatisbonne, mais cette fois sur le Danube.

&|160;

Aucun incident ne marqua le voyage deRatisbonne à Linz, de Linz à Vienne, de Vienne à l’antique citémagyare d’Ofen que nous appelons Buda, et de Buda aux plaines de laBasse-Hongrie.

Ce fut un matin, aux premiers rayons dusoleil, que notre Anna et ses compagnons aperçurent, dans cettegloire étincelante qui est la lumière du ciel oriental, les tourstrapues de Peterwardein avant de découvrir les profils enchantés deBelgrade. La vue se perdait dans ces riantes campagnes, toutembaumées par le maïs en fleur, au milieu desquelles le Danubepasse, semblable à une mer.

Depuis Vienne, aucun signe n’avait dénoncé laprésence de M.&|160;Goëtzi, mais l’ancienne Polly n’avait jamaiscessé de dire&|160;: «&|160;Il est là.&|160;» Et, en effet, auxdernières heures du voyage, on recommença de l’apercevoir surl’eau, toujours flottant, les pieds en avant, et enveloppé d’unebourre de brouillard pâle.

Mais il était incomparablement plus petit, etsi maigre&|160;! Et la brume livide qui l’entourait oscillait commesi elle eût été prête à s’évanouir.

À quelque distance de Belgrade, M.&|160;Goëtzise rapprocha du bord et prit terre parmi les roseaux. Vous eussiezdit un transparent flocon de fumée.

–&|160;Il n’en peut plus, l’abominablecoquin&|160;! dit l’ancienne Polly, qui se frotta les mains de boncœur.

C’était sur la rive chrétienne du Danube queM.&|160;Goëtzi avait pris terre, non loin de Semlin, dans le bannatde Temesvar.

On le vit encore un instant au-delà desroseaux, puis il se perdit dans la haute verdure d’un champ demaïs.

–&|160;Abordons&|160;! ordonna Polly qui étaitdésormais le chef de l’expédition.

La barque s’approcha aussitôt de la rive. Ondescendit sur la berge, et Polly, prenant la tête de la caravane,se dirigea aussitôt vers la petite ville de Semlin, qui est lapremière après la frontière turque.

–&|160;Maintenant, dit-elle tout en marchantavec rapidité, que mon infâme séducteur est réduit à la dernièreextrémité et couché déjà sans doute dans son auge de marbre (car leSépulcre est plus près de vous que vous ne le pensez), maintenantque nous n’avons plus à craindre son espionnage, je puis vousfournir les suprêmes explications. Nous sommes arrivés au terme denotre course. Si l’heure était propice, nous verrions d’icil’atmosphère spéciale qui entoure et voile Sélène, la ville morte,mais il est trop matin, et j’en suis bien aise, car il nous faut letemps de faire nos préparatifs. Vous savez que les vampirespartagent le jour en vingt-quatre parties égales et que leurscadrans ont par conséquent vingt-quatre heures. À lavingt-troisième heure, c’est-à-dire à onze heures avant midi, lamiséricorde de Dieu a permis que leur puissance eût un tempsd’arrêt de soixante minutes, montre à la main. C’est là leur grandsecret, et je m’expose, en le révélant, aux plus abominablessupplices. Mais je suis prête à tout pour assurer ma vengeance. Ilest aux environs de huit heures&|160;; nous avons donc trois heuresdevant nous pour acheter à Semlin du charbon, un réchaud, desflacons de sel anglais et un paquet de bougies. Ne m’interrogezpas&|160;; vous verrez par vous-mêmes l’utilité de ces diversobjets. Il nous faut aussi un chirurgien habile, et j’ai votreaffaire&|160;: M.&|160;Magnus Szegeli, le praticien le plusinstruit à dix lieues à la ronde et qui ne demandera pas mieux quede nous suivre, car il est enragé contre les vampires.Malheureusement, je ne peux pas traiter cette affaire-làmoi-même.

–&|160;Pourquoi&|160;? demanda notre Anna.

–&|160;Parce que, demoiselle, M.&|160;Goëtzilui a bu deux jeunes personnes charmantes qu’il adorait et quiétaient toute sa famille. Or, comme je porte la figure deM.&|160;Goëtzi, le docteur Magnus ne manquerait pas de mereconnaître, et vous sentez que je ne lui inspirerais pasconfiance.

Elle se détourna, incapable dedissimuler sa répugnance, et murmura&|160;:

–&|160;Malheureuse&|160;! Est-ce que vous avezgoûté au sang de ces pauvres filles&|160;?

–&|160;Demoiselle, répliqua Polly en baissantles yeux, dans notre état, on ne fait pas ce qu’on veut.

–&|160;Et trouviez-vous cela bon&|160;?demanda Édouard Barton curieux comme tous les marins.

Pour la première fois peut-être, Ellepensa à son fiancé avec orgueil. Certes, William Radcliffe ne seserait pas permis une question aussi déplacée.

Semlin, qui est l’ancien château de Malavilla,si souvent pris, perdu et repris par les infidèles au Moyen Âge,garde encore les restes de la forteresse, bâtie par Jean Hunyade.Nos compagnons y achetèrent les divers objets qui leur étaientindispensables, et notre Anna eut l’idée de se munir d’undessinateur. Elle songeait à tout. Il est fâcheux que laphotographie ne fût pas encore inventée.

Le chirurgien esclavon Magnus Szegelidemeurait auprès de l’école israélite. Notre Anna entra seule danssa maison, pendant que Ned Barton, Jack, Merry et aussi lamalheureuse Polly se livraient au soin vulgaire de prendre leurrepas du matin.

Le docteur Magnus était encore un jeune homme,quoiqu’il eût les cheveux tout blancs. Sa figure, ravagée par ladouleur, racontait pour ainsi dire la déplorable histoire de sesdeux filles. Au premier mot qu’Elleprononça, et dès qu’ileut compris qu’il s’agissait de combattre les vampires, il saisitsa trousse et la brandit avec tout l’enthousiasme que donnel’espoir de la vengeance. Selon l’avis de Polly, Ellel’engagea à prendre aussi une de ces larges cuillers de fer,destinées à servir le potage, dans les maisons pauvres, mais donton aiguisa les bords. L’usage de cet instrument vous sera révélé entemps et lieu.

Il est bon de constater que le nombre desjeunes filles dévorées par les vampires aux environs immédiats deleur couvent est beaucoup moins considérable qu’on ne pourraitl’imaginer. Pour ne point trop soulever le pays, les vampires ontarrêté entre eux que, dans un périmètre de quinze lieues, ils nedoivent commettre aucun dégât. M.&|160;Goëtzi avait donctransgressé le pacte en assouvissant sa soif au détriment d’unhabitant de Semlin, ville prohibée, ainsi que Peterwardein etBelgrade. En conséquence, de peur d’être réprimandé par les siens,il n’avait pas osé enrôler les deux jeunes demoiselles Szegeliparmi ses esclaves, et, ayant préparé leurs cadavres, il en avaitfait de simples objets d’art.

Quand notre Anna revint vers ses compagnons,Elle trouva Polly renfermée de nouveau dans le cercueil defer, précaution doublement utile&|160;; d’abord pour que lechirurgien esclavon ne reconnût point en elle M.&|160;Goëtzi,ensuite pour épargner toute tentation de fuite ou de trahison àl’infortunée fille dont le repentir semblait sincère, il est vrai,mais qui devait avoir pris, en définitive, parmi ses anciensmaîtres, de bien funestes habitudes.

On partit à dix heures sonnant&|160;: lavingt-deuxième heure aux horloges du Sépulcre. Il faisait un tempsradieux. C’est ici le doux climat d’Italie. Le degré de latitudequi touche Semlin passe entre Venise et Florence. Nos voyageursallaient silencieux et graves au travers des champs de mil et demaïs, dont les clôtures étaient faites de lauriers-roses.Elle marchait la première, suivie par Grey-Jack et MerryBones qui portaient le cercueil. Édouard S. Barton, esq., chargé dusac de charbon, du fourneau et du paquet de bougies, venaitensuite. La marche était fermée par M.&|160;Magnus dont le chagrinralentissait les pas. Ne croyez pas que j’aie oublié lepeintre&|160;: il flânait à droite et à gauche avec l’insouciancequi est l’apanage des artistes.

Ordinairement, les phénomènes surnaturels seproduisent aux environs de minuit, et à la faveur de l’obscurité laplus complète. C’est en cela, Mylady et vous, gentleman, je vousprie de me permettre cette observation, que le présent épisode,rigoureusement historique, présente un remarquable caractèred’originalité. On était au milieu du jour et le soleil dardait surla nature ses plus éblouissants rayons. Pas d’escamotagepossible.

À trois quarts de lieue de Semlin, dans ladirection de Peterwardein, le paysage commença très brusquement àchanger d’aspect. On ne vit plus ni lauriers-roses, ni cytises, niseringas. La grasse verdure des maïs en herbe disparut. Le sol,tout à l’heure si riche, prit une teinte terne, comme s’il fûttombé récemment une averse de cendres.

En même temps, le bleu du ciel se voila degris, et quelque chose que la parole ne peut rendre, un écranmélancolique se mit au-devant du soleil.

Ces symptômes allèrent augmentant avec unesurprenante rapidité. Au bout de cinq minutes, il sembla à nosvoyageurs qu’ils étaient séparés par une distance énorme des objetsqui tout à l’heure les environnaient.

Ils se serrèrent instinctivement les unscontre les autres, cherchant au ciel le soleil qui s’était cachéderrière le mensonge de cette nuit.

–&|160;Allez toujours, dit Polly dans lecercueil.

Et ils allèrent, les jambes amollies, la têteincertaine, la poitrine oppressée par un poids inconnu. Ilschancelaient et s’entre-heurtaient. Vous eussiez dit qu’une lourdeivresse les avait saisis, ou plutôt que, tous à la fois, ilsavaient été frappés de cécité.

Car ce qui les environnait, c’était la nuitcomplète, impénétrable.

–&|160;Allez toujours&|160;! dit la voix ducercueil.

Ils allèrent. Y a-t-il quelque chose de plusnoir encore que la nuit&|160;? Ce quelque chose tomba autour d’eux,froid comme un drap mortuaire. Depuis longtemps, tout bruitextérieur avait pris fin. La nature ne respirait plus.

La voix du cercueil dit au milieu de cesilence sans nom&|160;:

–&|160;Arrêtez-vous&|160;!

Ils obéirent, et tout aussitôt, auprès d’eux,parmi eux, allais-je dire, tant le son les enveloppa étroitement,une cloche puissante, mais limpide comme une note d’harmonica,tinta lentement la vingt-troisième heure.

Au vingt-troisième coup, les ténèbres sedéchirèrent et le Sépulcre apparut. Nos compagnons étaient aucentre même de la Ville-Vampire.

&|160;

Cette ville, superbe sous la malédiction deDieu, est appelée Sélène, qui est le nom grec de la lune. On saitque parmi les auteurs, il en est qui assignent aux vampires la lunepour patrie.

Ici, dans la ville décédée qui environnait nosamis, tout manquait, la vie, la couleur et le mouvement. C’étaitune splendeur spectrale qui s’imposait à l’esprit, dans le silence,par les merveilles d’un décor inouï, dont rien ne saurait dire lesmélancoliques richesses.

Commençons par l’édifice central, situé aumilieu d’une vaste place circulaire, et figurez-vous une rotondeimmense où les ordres de l’architecture antique s’amoncelaient,l’un au-dessus de l’autre selon de sauvages, mais savantesfantaisies, mariés aux audaces les plus étranges de l’archaïsmeassyrien, du rêve chinois et du caprice hindou.

C’était un temple, une tour, une Babelgigantesque bâtie en porphyre pâle, teinté très délicatement decette nuance indécise qu’on appelle «&|160;vert d’eau&|160;». Degrands blocs de cette pierre, terne et à la fois translucide commel’ambre, se reliaient entre eux par d’étroites soudures de marbrenoir. La première ordonnance qui formait péristyle au-dessus duperron circulaire de treize marches était composée de colonnesdoriques, renflées comme celles du temple de Paestum, mais dans uneproportion beaucoup plus large qui produisait un sentiment decyclopéenne solidité. Entre les colonnes apparaissaient desfenêtres moresques aux cintres violemment outrepassés.

La seconde ordonnance était ionique, autantqu’on peut employer ces désignations réservées à l’art pur pourcaractériser des formules exagérées jusqu’à la barbarie. Ellelaissait voir des fenêtres tréflées. La troisième cannelait sescolonnes corinthiennes au-devant de murailles qui rentraient,percées d’ogives écrasées. La quatrième, composite, mais fleurie demille ornements étrangers à la règle, abritait des fenêtres enforme d’étoiles. La cinquième, enfin, qui soutenait la toiture endôme plate comme une patère renversée, et couronnée par une autrecoupe plus petite d’où s’élançait une gerbe de flammes, ne pouvaitaccepter aucun nom technique&|160;: c’était une efflorescence decolonnettes, de nervures, un jaillissement de lianes nacrées,jouant avec tous les styles, mentant à tous les préceptes etdéfiant les impossibilités de la féerie.

Mais ce qui donnait le caractère à l’ensemblede cette colossale chapelle en même temps grandiose et frivole,magnifique, mais triste jusqu’à navrer, c’était la sailliedémesurée des chapiteaux et de leurs entablements. Le doriqueévasait ses frises et ses corniches, l’ionique enflait etprolongeait ses volutes, le corinthien et le composite déroulaientleurs feuilles d’acanthe, et enfin, l’ordre sans nom échevelait sesvégétations de telle sorte que le tout formait une échelle d’abrislarges et profonds, disposés en parasols, qui donnaient àl’ensemble les profils d’une pagode.

Sous le péristyle, entre chaque paire decolonnes, il y avait un tigre de porphyre accroupi, la griffe surle cœur déchiré d’une jeune fille couchée.

Et tout autour du perron, en dehors,vingt-quatre piédestaux se rangeaient, supportant aussi des statuesde jeunes filles toutes admirablement belles, mais toutes attaquéeset domptées par l’outrage d’un invisible ennemi.

Ces statues bordaient une large placecirculaire qui complétait le cœur de la rosace, et sur laquelles’ouvraient les six squares ou rues composant la Ville-Vampire.

Chacun de ces quartiers semblait énorme,prolongeant à perte de vue ses palais innombrables dont lesperspectives se perdaient dans une brume d’opale. Ils étaient tousdifférents mais dessinés selon de savantes analogies quiprocuraient à l’œil la sensation d’un parallélisme harmonieux.

Toutes ces livides magnificences appartenaientà la mort. Pas un mouvement, pas un bruit. Rien ne respirait.L’éternel sommeil planait jusque dans l’air où ne glissait aucunsouffle.

Ce qui frappait surtout, c’était la grandeurde cette nécropole dont nulle parole ne saurait exprimer laterrible solitude.

Ici, rien, quoique la main de l’homme apparûtsi puissamment dans ce gigantesque amas de merveillesarchitecturales. Rien ni personne, pas une ombre le long de cesblanches perspectives, ni sous ces colonnades qui, de tous côtés,fuyaient vers les lointains. Les fleurs pâlies de tous cesparterres dormaient sur leurs tiges qu’aucun balancement n’agitait.Il n’y avait pas jusqu’aux gerbes jaillissantes des fontaines quine fussent figées en l’air et suspendues par l’enchantement d’unmystérieux sommeil.

Vous savez que la monotonie, découragement dela pensée, élargit tout, même l’immensité. Le crépuscule, limpideet froid comme un regard de lune, frappait de tous côtés à la foisla symétrique cohue de ces monuments, tous bâtis de la même pierre,demi-transparente et incolore&|160;; elle ne leur faisait pointd’ombre.

À travers ces majestés du silence et de lamort, une idée de réveil se glissait. Il y avait dans la débauchede ces styles, dans la sauvage promiscuité de ces arts, une saveurd’orgie. L’orgie dormait. Que devait être cette Babylone dessépulcres à l’heure où l’orgie allait s’éveiller&|160;?…

Les sons de la cloche de cristal vibrèrentlongtemps dans l’atmosphère muette.

Nos voyageurs restaient frappés d’étonnement.Pendant que notre Anna essayait en vain de mesurer ces effrayantesmerveilles, Merry Bones enfilait ses interjections celtiques etGrey-Jack sondait la profondeur des perspectives dans le vagueespoir d’y découvrir l’enseigne d’une taverne. Le peintre avaitsaisi ses crayons. Le docteur Magnus, pauvre père, comptait d’unœil mouillé les statues de jeunes filles.

–&|160;Allons&|160;! allons&|160;! dit PollyBird, dans le cercueil, il ne s’agit pas de s’amuser aux bagatellesde la porte. Nous n’avons bien juste que le temps, marchons&|160;!M.&|160;Goëtzi demeure dans le quartier du Serpent. Enavant&|160;!

À l’entrée de chaque square, un piédestalsupportait l’image de l’animal qui donnait son nom au quartier.Merry Bones reprit la tête de la troupe, et ayant trouvé la statuedu serpent, il s’engagea entre les deux files de mausolées qu’elleséparait. À partir de l’entrée, le square allait s’élargissant. Cefut ici que la notion d’immensité envahit la pensée de notre Annaqui voyait rayonner de toutes parts des rues, greffées sur d’autresrues tandis que la voie principale plongeait dans de vertigineusesprofondeurs. Chaque tombeau, vu de près, était un monumentconsidérable&|160;; quelques-uns, appartenant sans doute à desmembres de la nobility vampirale, avaient les proportionsd’un palais de roi. Et il y en avait des centaines, il y en avaitdes milliers&|160;!

Chaque mausolée portait un nom, inscrit enlettres noires au-dessus de son entrée principale. La plupart deces noms étaient inconnus, mais il s’en trouvait quelques-uns parmieux dont la présence en ce lieu eût expliqué bien des énigmes,posées par l’histoire des âges écoulés et aussi par celle du tempsprésent&|160;: des noms d’avares maudits, de ceux-là dont larichesse scandaleuse est la misère de tout un peuple, des noms decourtisanes, ruine obscène des mœurs et des patrimoines, des nomsaussi de ceux-là que la poésie imbécile et l’art esclave glorifientsous le titre de conquérants parce qu’ils ont écrasé la faiblessesous la force et cimenté leur atroce renommée avec des larmes, dela honte et du sang&|160;!

Plus d’une fois, en passant devant quelqu’unde ces temples fastueux où dormait un illustre fléau de l’humanité,notre Anna voulut s’approcher, mais la voix de Polly Bird quis’impatientait et tremblait d’épouvante au fond du cercueil, criaitalors&|160;:

–&|160;Hâtons-nous&|160;! Il y va de la vie etnous n’avons que le temps&|160;!

On pressait le pas, mais la route s’allongeaitsans cesse. Les rues succédaient aux rues, les tombeaux auxtombeaux, et on allait toujours. Pas une créature vivante ne futrencontrée dans cet interminable trajet. Enfin Polly, quireconnaissait son chemin à travers les trous du cercueil, dit toutà coup&|160;:

–&|160;Nous arrivons, tenez-moi bien, car j’aibeau haïr mon maître, son cœur m’attire comme l’aimant appelle lefer et je fais malgré moi des efforts pour me précipiter enlui.

On entendait, en effet, à l’intérieur de labière, les soubresauts de l’infortunée qui se meurtrissait lescôtes contre les parois de fer.

–&|160;Halte&|160;! fit-elle enfin. Noussommes arrivés, c’est ici&|160;!

M.&|160;Goëtzi, n’étant ni roi, ni dictateur,ni tribun, ni philosophe humanitaire, ni fondateur de créditsmobiliers, ni baron Iscariote, ni baronne Phryné, ne pouvaitprétendre à faire partie de l’aristocratie des vampires. C’était unsimple docteur, et encore, il n’exerçait pas la médecine. Aussin’avait-il qu’un tombeau très mesquin et qui inspirait presque dela compassion si on le comparait aux sépultures patriciennes.C’était une pauvre chapelle de style grec barbare, à peine plusgrande que Saint-Paul de Londres, et dont l’architecture un peuparcimonieuse ne comportait pas au-delà de quatre ou cinq centscolonnes. Elle était humiliée d’un côté par le mausolée d’unPremier ministre prussien, et de l’autre, écrasée par la cathédraled’une vieille coquine française dont le métier était, est et serade boire, à Paris, le sang des imbéciles, fils de croisés ou filsde vilains, sans préférence aucune, pourvu qu’il y ait de l’or dansles veines de ces divers jocrisses.

Au centre de la façade, sur une table de jaspenoir, le nom de M.&|160;Goëtzi ressortait en lettres vert d’eau,faiblement lumineuses, et ainsi figuré&|160;: Гєωθєє.

Notre Anna regretta bien de n’avoir pas sousla main William Radcliffe qui était fort en grec comme un Turc.Elle dut s’adresser au chirurgien Magnus qui lui expliqua,malgré sa douleur, que ce nom semblait formé de deux racinesdistinctes dont l’une déclinait le substantif terre,tandis que l’autre conjuguait le verbe bouillir.

–&|160;Volcan&|160;! s’écria notre Anna. C’estbien un nom de fléau&|160;!

Elle était fixée. William Radcliffe,consulté plus tard, trouva le nom boiteux et mal bâti.

–&|160;Ouvrez&|160;! ordonnait cependantPolly, qui se démenait dans le cercueil, et entrez&|160;! Unesimple minute de retard peut nous exposer aux plus affreuxmalheurs.

On franchit le perron et le péristyle. Lagrand-porte n’était pas fermée à clef. On entra. L’intérieur dutombeau présentait une vaste nef, entourée d’un cloître régnant,au-dessus duquel couraient deux étages de galeries&|160;: le toutcoiffé d’une coupole byzantine. Les murs, les pilastres, la voûte,tout était fait de cette pierre ambrée que notre Anna appelait«&|160;lunaire&|160;», et qui était semi-transparente. Au-devantdes colonnes, un rang de statues très rapprochées l’une de l’autre,et représentant toutes des jeunes filles, faisait cercle autourd’une conque de porphyre qui tenait le centre exact de la nef.

Ces jeunes filles étendaient vers la conqueleurs bras mollement arrondis qui portaient une guirlande sansfin.

Au-devant encore, un rang de trépiedsninivites soutenait des bassins d’albâtre où brûlait une liqueurinconnue si pâle que la flamme de l’esprit-de-vin eût semblévermeille auprès d’elle.

Dans la conque centrale, M.&|160;Goëtzi étaitcouché sur le dos avec ses deux bras collés à ses flancs. Il étaitréduit à rien, ce misérable, décharné, défait et ridé comme unparchemin humide qu’on aurait séché au soleil.

–&|160;Ô mon cher maître&|160;! s’écria Pollyqui se livrait à d’extravagantes contorsions dans sa boîte de fer,si je n’étais pas prisonnière, avec quelle joie j’irais à votresecours&|160;! – mais elle ajouta sans reprendre haleine&|160;: –Allons, vous autres, pas de paresse&|160;! arrachez-lui le cœursans trop le faire souffrir&|160;!

Je vous demande ici la permission d’employerun mot tout à fait choquant. Il est nécessité par la circonstance.Rien ne pue comme un vampire qui s’est mis à son aise dansla liberté du chez soi. Malgré les nombreuses cassolettes quibrûlaient, M.&|160;Goëtzi, d’ailleurs sérieusement incommodé,exhalait une odeur si malignement fétide que nos compagnons eussentrisqué de mourir par asphyxie sans les flacons de sels anglaisachetés à Semlin. Voilà pourquoi la baronne Phryné fait la fortunede tant de parfumeurs&|160;!

Le docteur Magnus saisit sa trousse, mais samain tremblait lamentablement, et vous ne comprendrez la raison,quand je vous aurai dit que le malheureux père avait reconnu sesdeux filles parmi les statues.

–&|160;Allons&|160;! allons&|160;! répétaitPolly, chaque minute vaut un siècle. Extirpez le cœur de moninfortuné patron avec adresse et douceur&|160;!

Ma foi, Merry Bones n’était qu’un Irlandais,mais aucune besogne ne l’effrayait. Il arracha la trousse des mainsde M.&|160;Magnus et s’écria&|160;:

–&|160;Que le diable m’étouffe, si je ne metire pas comme il faut de cette opération-là&|160;! J’ai été garçonboucher à Galway, en tout bien tout honneur.

–&|160;Va, mon garçon&|160;! fit la voix ducercueil, travaille ferme, mais ne lui fais pas de mal&|160;!

Merry Bones retroussa ses manches. Notre Anna,solennellement émue, s’était mise dans une position commode pourbien voir. Édouard Barton et Grey-Jack veillaient sur le cercueil,qui menaçait à chaque instant de s’ouvrir. Le docteur Szegelirestait auprès de Merry Bones pour diriger au moins l’opération parses conseils.

Le jeune peintre esclavon, assis sur sonpliant, jetait un croquis.

Je serais naturellement embarrassée pourdécrire en termes techniques le travail chirurgical qui futaccompli. Peut-être aussi cela sortirait-il des convenances&|160;;qu’il vous suffise de savoir que M.&|160;Goëtzi garda ses yeuxouverts et fixes tout le temps de l’opération. Sa figure restaimmobile, ainsi que son corps réduit à un état de maigreurpitoyable.

–&|160;Si on lui avait seulement donnévingt-quatre heures, disait Polly, il serait gras et frais, le cherpatron. Taillez&|160;! taillez&|160;! à fond&|160;! ah&|160;! jelui étais bien attachée&|160;!

Quand on écarta la chemise du patient, chacunput voir au côté gauche de sa poitrine et à la hauteur du cœur unpetit pertuis rond du diamètre d’un tuyau de plume et d’où le sangvermeil s’écoulait goutte à goutte. Au moment où ce mystérieuxmécanisme de la végétation vampirale se montra à découvert, lacoupole devint sonore, les murailles, le cloître, les galeriesprirent une voix. Ce fut une sorte de musique plaintive et pâlecomme la lumière ambiante, comme les marbres de l’édifice, commedes lueurs indécises qui se mouraient dans les cassolettes.

Merry Bones joua du scalpel en conscience etprouva son talent comme boucher. Mais, sous le tranchant del’acier, pas une larme de sang ne jaillit. Évidemment, il n’y avaitde vif que le cœur lui-même&|160;; l’enveloppe était morte etsèche. Polly dit&|160;:

–&|160;Attention, s’il vous plaît&|160;! mavie est attachée à celle de mon patron par un filet nerveux qu’ilfaut couper avant de toucher au cœur. Vous trouverez onze de cesfilets dans le péricarde&|160;: un pour chacun de mescoaccessoires. Mon filet à moi est le premier à droite, levoyez-vous&|160;?

–&|160;Je le vois, répondit Merry Bones qui letrancha délicatement.

L’ancienne Polly en reçut un tel choc que lecercueil de fer sauta sur place.

Cependant, le cœur était complètement ànu&|160;: plus rouge qu’une cerise et dans un parfait état defraîcheur. Notre Anna, pressant son flacon sous ses narines,l’examinait curieusement. Jamais Elle ne perdait uneoccasion de s’instruire.

–&|160;Le réchaud est-il bien allumé&|160;?demanda Polly.

–&|160;Oui, répondirent Ned et Jack quis’étaient chargés de ce soin.

–&|160;Alors, adieu, patron&|160;! Je vouspleurerai longtemps… Enlevez&|160;!

Merry Bones prit des mains du docteur Magnusla cuiller de fer qu’on avait aiguisée pour cet objet, et, laplongeant adroitement sous le cœur, il retira ce viscèreintact.

Les yeux de M.&|160;Goëtzi tournèrentternes.

La musique monumentale, qui était la vibrationdes blocs de porphyre, s’enfla comme un grand gémissement.

–&|160;Et vite&|160;! s’écria Polly, grillez,brûlez le cœur de mon séducteur&|160;! Mais surtout, n’en perdezpas les cendres, car nous en aurons, je le crains, grand besoin.Quelle heure est-il&|160;?

Notre Anna consulta sa montre qui marquaitmidi moins le quart.

–&|160;Tout dépend de votre activité, repritPolly&|160;; la route est longue d’ici jusqu’au square du centre,et il n’y a qu’une seule entrée. Chauffez&|160;!

On chauffa. Tout le monde se mit à souffler lecharbon dans le fourneau, et sur ce brasier, on plaça le cœur duvampire, qui bientôt pétilla et fuma. La flamme le prit. Il brûlaitcomme un plum-pudding arrosé de rhum. Et pendant cela, le corps deM.&|160;Goëtzi diminuait dans la conque et ses yeux, animés d’unmouvement horrible, roulaient, roulaient.

La cuiller devint rouge. Merry Bones la tenaità l’aide de sa jaquette mouillée et pliée en quelques doubles. Etles autres soufflaient, excités par la voix du cercueil.

Le cœur tomba en charbons. Ce qui restait deM.&|160;Goëtzi dans la conque était un tout mince résidu de matièretransparente au travers de quoi on distinguait des petites chosesmortes&|160;: un perroquet, un chien, une femme chauve, unaubergiste barbu et un garçonnet qui avait un cerceau.

La musique livide avait cessé de se faireentendre, la froide flamme des cassolettes expirait, les statues dejeunes filles, tombant de leurs piédestaux sans bruit, s’étaientcouchées dans la poussière de porphyre qui formait le sol, et toutautour de la voûte, le grand coucou noir de l’horloge hollandaiseplanait en rond, agitant ses ailes silencieuses.

–&|160;L’affaire est faite, dit Polly, quiredevenait bien tranquille au fond du cercueil. J’ai eu un momentde vertige, mais c’est passé. Il s’agit maintenant de sortir d’ici.Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du docteur SamuelHahnemann, qui inventa la doctrine homéopathique. Quand je me portebien, je ne crois pas beaucoup à la médecine, mais il est sûr etcertain que le meilleur remède contre le vampire, c’est la cendredu vampire. Prenez deux ou trois pincées de celle du patron pourvous en servir à l’occasion et gardez le reste au fond de lacuiller. Quelle heure avons-nous&|160;?

–&|160;Midi moins quatre minutes, fut-ilrépondu.

–&|160;En avant&|160;! Et jouons desjambes&|160;! Emportez-moi&|160;!

Ils sortirent aussitôt du monument, laissantle fourneau, désormais inutile, et ce qui restait du sac decharbon. Édouard S. Barton et le peintre esclavon portaient lecercueil de fer, parce que Merry Bones était chargé de protéger laretraite au moyen de la cuiller à potage où étaient les cendres ducœur de M.&|160;Goëtzi. Ne souriez pas&|160;: vous allez bientôtvoir la puissance extraordinaire de ce médicament.

Quant au docteur Magnus Szegeli, le malheureuxpère avait entrepris d’emporter les statues de ses deux filles. Nepouvant y réussir, parce qu’elles étaient trop lourdes, il serejeta sur le résidu de M.&|160;Goëtzi et s’en empara pour lepiétiner à loisir dans son cabinet et lui faire subir les plushonteux outrages. Elle n’avait pas le courage de blâmercette vengeance puérile, mais légitime.

Ils sortirent. Au-dehors, tout était commeprécédemment immobile et muet, mais quelque chose avait changé dansla teinte uniforme des lugubres et splendides perspectives. De mêmeque l’approche de l’aurore éveille déjà la nuit, jetant parmi lesténèbres de mystérieuses lueurs, de même, au milieu de ces blêmesénormités, la couleur essayait de naître. Il y avait du rouge, unpeu, dans les profondeurs de l’atmosphère pallide, et le silenceconfusément murmurait…

Nos compagnons allaient à pleine course dansles rues de Sélène, incessamment pressés par les exhortations dePolly, qui, du fond de son cercueil, s’essoufflait à crier commedes jockeys d’Epsom. Et vraiment, on pouvait voir déjà qu’ellen’avait pas tout à fait tort. Le murmure, épandu parmi le silence,augmentait&|160;; les lueurs, colorées d’un rouge vague,croissaient en intensité, et le bruit des ailes du grand coucounoir, qui planait au-dessus de la caravane en décrivant descercles, commençait à se faire entendre.

Au moment où nos amis arrivaient au passagemarqué par la statue du Serpent, cet animal de porphyre, magnifiqueen ses proportions, se prit à onduler avec lenteur, en même tempsque ses anneaux demi-diaphanes, et jusque-là décolorés, prenaientune teinte verte d’une indicible richesse.

Juste à cette même seconde, un grondementvaste, partant du dôme principal, emplit l’espace par une série devibrations balancées, et toutes ces pâleurs immobiles, quiétageaient jusqu’à perte de vue les places de la ville trépassées,prirent vie&|160;: une vie verte d’une intensité crue et violente,dans laquelle les lignes précédemment noires marquant les jointuresdes pierres traçaient, en prenant une teinte écarlate, de longszigzags de feu…

C’était superbe, mais horrible et cesgrandeurs sinistres, assombrissant et réchauffant leurs horizonssans limites, submergeaient la pensée dans une merd’épouvantements. Polly disait&|160;:

–&|160;Pressez le pas&|160;! courez&|160;!fuyez votre mort qui va sonner&|160;! Quelle heureavez-vous&|160;?

–&|160;Midi moins une minute.

–&|160;Courez&|160;! courez après votrevie&|160;!

Ils couraient, haletants, chancelants, baignésde cette sueur glacée que la fièvre fait ruisseler sur le corpsbrûlant. Ils étaient au milieu de la place centrale quand la clochede cristal ébranlée jeta le premier coup de la vingt-quatrièmeheure. L’oiseau noir battit des ailes et lança dans les airs untriomphant «&|160;coucou&|160;». Du haut en bas de la grandeéglise, les fenêtres ouvertes laissèrent passer des lueurs defournaise qui semblèrent embraser de proche en proche l’air toutentier, tandis que le vert foncé des murailles et des colonnes sequadrillait de lignes de feu.

Alors les jeunes filles du péristyle setordirent en criant sous la griffe des tigres&|160;; les statuesprirent des poses lascives sur leurs piédestaux illuminés.

Le sombre et le brillant, la nuit et le jour,le gracieux et le terrible étaient mêlés là-dedans et confondus end’infernales promiscuités. Ce n’était plus même un rêve ni uncauchemar, ni une hallucination&|160;: c’était la débauche detoutes ces choses réunies, leur bataille et leur tempête. Et lacloche de cristal continuait de sonner. Et, après chaque coup,l’oiseau noir jetait son cri, qui allait grandissant, à mesure quel’espace plus ardent couvrait de lueurs plus étranges toutes cesarchitectures prodigieuses où le feu servait de ciment à des blocsd’émeraude.

Au douzième coup, le paquet de flammessculptées qui était dans la coupe terminale, au sommet du dôme,s’alluma, soufflé et attisé par l’oiseau noir avec le vent de sesailes.

Toutes les portes des mausoléess’ouvrirent…

Nos compagnons, courant à perdre haleine, nesavaient par où sortir de cette place entourée d’issues uniformes,et Polly Bird, affolée par la terreur, leur criait toujours&|160;:«&|160;Courez&|160;! allez&|160;! hâtez-vous&|160;!&|160;», sanssonger à leur donner les indications nécessaires. Ils tournaient àtoute vitesse, épuisés déjà et perdant haleine dans ce cerclefatal, ne sachant pas qu’ils n’avançaient plus et foulant dix foisde suite la même trace circulaire.

–&|160;Par la voie du Noctillion&|160;! criaenfin Polly&|160;; la porte est au bout&|160;! Courez, par l’enferet le ciel&|160;! votre vie ne tient plus qu’à un fil&|160;!

Ils se précipitèrent aussitôt dans l’un dessix grands squares formant la rosace, celui qui était marqué parune statue de chauve-souris. Les quatre autres, dont nous n’avonspas parlé, avaient pour signes une araignée, un vautour, un chat etune sangsue. Je dois dire que Ned Barton et surtout Grey-Jackavaient bonne envie de lâcher le cercueil de fer qui retardait larapidité de leur course&|160;; mais comment sortir sans lui de cetabominable labyrinthe&|160;? On n’apercevait aucune issue.

Et cependant, la cloche de cristal arrivait àtinter ses derniers coups. De toutes parts le mouvement succédait àl’immobilité, le bruit au silence. Par toutes les portes ouvertes,on voyait l’intérieur des mausolées, dont les habitants sedressaient hors de leurs conques et faisaient leur toilette.

Quelques-uns même déjà paraissaient sur lesseuils&|160;: des hommes de haute taille, mais pour la plupartefféminés, des femmes, au contraire, à la stature puissante ethardie, tous, les femmes et les hommes, pétris d’une matière verte,jaspée de rouge sombre, avec des yeux jaunes rayonnants et deslèvres qui pétillaient en brûlant comme les charbons sous lesoufflet de forge. Sur leurs épaules, de longs voiles de pourpreflottaient, et il était facile de voir aux lueurs toujours plusviolentes qui incendiaient l’espace, que chacun d’eux avait au côtégauche de la poitrine, à l’endroit du cœur, une piqûre saignante oùla gouttelette de vermillon tremblait.

N’étaient-ils pas encore bien éveillés ouquelque protection couvrait-elle nos fugitifs&|160;? Aucune de ceseffrayantes créatures ne les avait encore aperçus, quoique rienn’abritât leur course. Polly Bird n’osait plus parler dans lecercueil de peur d’attirer l’attention. Notre Anna recommandait sonâme à Dieu parce qu’elle sentait bien que ses pauvres jambesharassées allaient lui refuser service. Ned n’était pas de bonnehumeur&|160;; Grey-Jack, quoique Anglais du Centre, avait la chairde poule et Merry Bones lui-même trouvait le temps long.

–&|160;Courage&|160;! dit tout bas Polly Birdqui les voyait faiblir. Un dernier effort&|160;! Nous sommes toutprès de la tombe du concierge. Il suffira de lui jeter dans lesyeux un peu de cendre de mon défunt séducteur et nous passerons.Courage&|160;!

Mais à l’instant où l’oiseau noir, perchémaintenant, les ailes déployées, au milieu des flammes du bol depunch qui couronnait le grand dôme, lançait son dernier«&|160;coucou&|160;», après le dernier tintement de la cloche decristal, un cri lointain se fit entendre, suivi d’un son decor.

Puis avec une vélocité magique, les crisgagnèrent de proche en proche, les sons de trompe aussi, à ce pointqu’avant une seconde écoulée, nos fugitifs furent enveloppés dansune vaste clameur au-dessus de laquelle éclatait la voix des cors.Les cris parlaient une langue inconnue, les cors sonnaient unefanfare dont aucune parole ne saurait dire les déchirantessonorités. En même temps, aux quatre aires des vents, des tamboursinvisibles battirent la générale et la cloche de cristal tinta letocsin.

–&|160;Nous sommes à deux pas de laporte&|160;! dit Polly Bird. Ils crient&|160;: «&|160;Sépultureviolée&|160;! mort de vampire&|160;!&|160;» Mais c’est égal&|160;:un coup de collier et nous voilà dehors&|160;!

C’était vrai. Nos fugitifs pouvaient voir déjàla haute muraille de porphyre, ceinture merveilleuse de tant demerveilles, et la voûte profonde, étroite, basse, qui seule donnaitentrée dans l’immense cité. Ils avaient dû passer sous cette voûteà leur arrivée, mais ils n’en gardaient point souvenir.

Et comme ils avaient dépassé déjà les derniersmausolées, il n’y avait personne entre eux et la porte grandeouverte, au-delà de laquelle était la nuit.

Mais les clameurs, les fanfares, la généraleet le tocsin, mêlés à des bruits de toute sorte, se gonflaient etmontaient comme une marée d’assourdissants fracas, et tout à coup,une innombrable cohue d’hommes, de femmes, d’animaux à quatrepattes, de reptiles, d’oiseaux uniformément verts et rouges avecdes yeux jaunes, se rua dans la grande voie par toutes les issueset l’encombra en un clin d’œil.

–&|160;À mort&|160;! à mort&|160;! concierge,fermez la porte&|160;! baissez la herse, levez le pont&|160;!lâchez les dogues&|160;! les lions&|160;! les tigres&|160;! lescrocodiles et les serpents&|160;! Viol de sépulture&|160;! mort devampire&|160;! Il faut du sang, du sang, du sang&|160;!

Il y eut quelque chose d’étonnant. Aucunmouvement ne répondit, du côté de la porte, aux vociférations de lacohue. Le concierge ne se montra point. La herse demeura suspendueet le pont-levis resta baissé. On ne vit ni dogues, ni tigres, nicrocodiles, ni serpents. Si vous voulez le permettre, je vais vousexpliquer cela tout de suite. La charge si importante de conciergede la porte unique était tenue à tour de rôle pendant vingt-quatreheures par chacun des habitants de Sélène. C’était aujourd’hui lejour de M.&|160;Goëtzi, et, comme il avait la réputation d’unvampire très exact, son prédécesseur s’était retiré au premier coupde la vingt-quatrième heure.

Il eut tort, et je pense qu’il reçut unepunition pour sa négligence.

Voilà pourquoi nos fugitifs n’avaient personnepour barrer leur retraite&|160;; mais, grand Dieu&|160;! leurposition n’en était pas moins précaire. Le flot des assaillants,tumultueux et furieux, montait avec une rapidité croissante. Déjàil débordait à droite et à gauche quand la voix du cercueilcria&|160;:

–&|160;Attention, Merry Bones&|160;! prendsgarde à toi&|160;!

Le brave Irlandais se retourna, et l’haleined’un grand coquin vert qui courait sur ses talons la gueule béantelui brûla le visage, pendant que deux chiens monstrueux sautaientpour le happer à la gorge et que divers reptiles se glissaiententre ses jambes en sifflant.

Le moment était d’autant plus critique qu’aumême instant, sur les deux flancs, la foule débordait jappant,coassant, aboyant, rugissant et criant&|160;: À mort&|160;! àmort&|160;! tandis que nos fugitifs, excités par la voix ducercueil, prenaient décidément le mors aux dents.

Merry Bones ne s’arrêta que le quart d’uneseconde, mais cela suffit pour le séparer du gros de ses compagnonsqui franchirent la voûte et le laissèrent tout seul dans la villede Sélène.

Elle n’eût jamais consentivolontairement à laisser même un Irlandais à la merci de si cruelsennemis&|160;; mais Polly pressait la fuite comme une enragée,sachant le sort qui l’attendait si elle était reprise (et nousverrons d’ailleurs qu’elle avait d’ambitieux projets, en qualitéd’unique héritière de M.&|160;Goëtzi). Édouard Barton et Grey-Jack,obéissant à sa voix, passèrent la voûte et le pont-levis en courantcomme des lièvres.

Anna les suivit sans savoir qu’elle étaitsauvée, ou du moins hors de la ville maudite.

Elle se retourna seulement surl’autre bord des douves et put jeter un dernier regard, parl’ouverture de la voûte, à l’infernal et magnifique spectacle qu’unsi petit nombre de mortels a été à même de contempler dans lasuccession des âges. Certes, tout intrépide qu’Elle étaitpar nature, Elle ne regrettait pas l’heure redoutablequ’Elle venait de vivre parmi ces fantastiques terreurs,mais de larges éblouissements restaient dans sa pensée et, suivantl’instinct de son tempérament poétique, Elle gardaitl’impression de ces miracles, dus à une autre puissance que cellede Dieu. Le moment du réveil surtout, la minute où la sépulcraleféerie avait revêtu les violentes couleurs de l’orgie, lui laissaitun souvenir vif comme une blessure.

Le trou percé par la voûte, dans la noireépaisseur du rempart, la lui montra encore une fois&|160;: l’orgie,bondissant et se roulant dans un océan de lumière verte etrouge&|160;; et par-delà les mouvements confus de la populace ivrede rage, Elle revit, comme en un rêve déjà lointain, laperspective infinie des tombeaux, les dômes, les colonnades perduesen étincelants propylées…

Et comme le pauvre Merry Bones étaitmaintenant noyé au plus profond de la cohue, Elle nel’aperçut point.

–&|160;Dieu soit loué, dit-Elle, nousavons évité un grand péril&|160;!

–&|160;En avant&|160;! en avant&|160;!répondit Polly&|160;; nous n’en sommes pas encore à nous féliciter.Il sera temps de remercier Dieu quand nous aurons traversé laceinture de ténèbres et que nous verrons devant nous les clochersde Semlin&|160;!

J’ai à peine besoin d’ajouter qu’en quittantla voûte, nos compagnons étaient rentrés dans la nuit qui entoureSélène de tous côtés comme une impénétrable banlieue.

Ils poursuivirent leur marche, et ceux qui,par impossible, pensèrent à Merry Bones, se gardèrent bien deprononcer son nom.

Nous autres, nous allons nous occuper delui.

&|160;

Il fut d’abord un peu étonné et même contrariéde l’assaut furibond que lui livraient les vampires, car il lescroyait encore loin de lui. On est sujet à ces mécomptes quand oncombat des créatures extra-naturelles. Habituellement, ellespossèdent une agilité et une souplesse de beaucoup supérieures àcelles des humains.

L’étonnement de Merry Bones ne l’empêchapourtant pas de planter son crâne dans l’estomac du grand coquinqui le brûlait de son haleine, mais, à travers le matelas de sescheveux, il ressentit de ce choc une impression de froid sidésagréable, qu’il se promit de ne plus toucher à de pareillesbêtes qu’avec le pied, et pourtant, il n’était pas fier. Malgré sabelle apparence de jaspe, la poitrine du grand coquin était flasqueet glacée comme le ventre d’un poisson.

Le coup de tête avait été bon, néanmoins, etle grand coquin, lancé à travers la presse, n’était tombé qu’aprèsavoir renversé une demi-douzaine de monstres sur son passage àreculons. Cela fit un peu de place autour de Merry Bones, qui putregarder derrière lui. Une muraille hurlante et mouvante leséparait déjà de ses compagnons&|160;; il se vit débordé, entouré,abandonné.

–&|160;Voilà bien comme sont lesAnglais&|160;! se dit-il, rendu injuste par son malheur à l’égardde la plus civilisée des nations. Mais peut-être ont-ils eu assezde bon sens pour comprendre qu’un Irlandais se tire toujoursd’affaire&|160;!

Et il se mit à ruer un moulinet si roide et sidru que la vampirerie vit des milliards de chandelles. Il n’y avaitpersonne pour jouir de ce surprenant spectacle&|160;: un simpledomestique tenant en échec une émeute, composée de tous lesvampires de la terre, parvenus au plus extrême degré de la fureur.C’est invraisemblable, je ne dis pas non, mais rigoureusement vrai.Et même, Merry Bones, en les assommant, leur chantait des chansonsde pays qui n’avaient ni queue ni tête, et leur lançait desplaisanteries de mauvais goût, qu’il faut pardonner à sa mauvaiseéducation.

Mais soyons justes, ils étaient trop&|160;! Ilen venait, il en venait&|160;! Les chiens surtout se montraientenragés, les oiseaux y mettaient un acharnement intolérable, etquand les araignées s’en mêlèrent ainsi que les fétideschauves-souris, Merry Bones perdit patience. Ce n’est pas que lesmaîtres vampires soient très nombreux&|160;; heureusement,non&|160;: sans cela, le monde mourrait exsangue&|160;; mais, outrequ’ils ont leurs doubles, chacun d’eux traîne après soi sesaccessoires ou annexes qui peuvent se redoubler aussi. Tel vampireappartenant à la grande banque ou à la noblesse entretient jusqu’àdes centaines de clients et ceux de la «&|160;gentry&|160;» n’enont jamais moins d’une cinquantaine. Cela donne, pour la ville deSélène, une population à coulisses, qui peut rentrer en elle-mêmecomme les tuyaux d’une longue vue ou les diverses parties d’unecanne à pêche. C’est fatigant. D’autant plus qu’on a beau fauchercet abominable pré, vivant et grouillant, rien n’y fait.

Arriva un moment où le pauvre Merry Bones futsérieusement embarrassé. Il avait deux chiens à chaque jambe, troisaraignées dans le dos, une chauve-souris sous l’une et l’autreaisselle et plusieurs douzaines de sangsues çà et là. Quatre grandsvautours se disputaient ses yeux, et en même temps, les hommesverts lui portaient des coups vigoureux avec toute sorte d’armes.Il y avait de quoi incommoder le garçon le plus brave.

Tout à coup, il se frappa le front&|160;; uneidée lui poussait. Il avait posé la cuiller à potage entre sesjambes pour garder la liberté de ses deux mains. Vous n’avez pasoublié qu’elle contenait les cendres du cœur de feu M.&|160;Goëtzi.Merry Bones se souvint que Polly avait préconisé vivement lesvertus de cette cendre. Désirant voir un peu ce qu’il en était, ilmarcha sur les mains pour secouer la vermine qui le gênait et jouades talons à la ronde si héroïquement qu’il fit reculer sespersécuteurs de quelques semelles.

Ayant ainsi du champ, il releva la cuiller etla mit sous le nez du premier homme vert qui se rapprocha de lui.L’effet fut satisfaisant. L’homme vert fit aussitôt explosion, carje pense qu’on peut appeler ainsi un éternuement qui disloque lesujet et met en pièces jusqu’à ses vêtements, sans parler desdégâts occasionnés à la ronde. Ce résultat causa à Merry Bones unedes surprises les plus agréables qu’il eût éprouvées en sa vie. Ilenfila aussitôt tous les jurons connus dans l’ouest de l’Irlande,et plantant le manche de la cuiller dans ses cheveux où elle setint ferme comme un clou piqué dans du bois de chêne, il exécutaavec entrain les principales figures du Lilliburo, dansenationale. Après quoi, il fit signe qu’il voulait parler&|160;:

–&|160;Tas de couleuvres, dit-il,comprenez-vous l’irlandais&|160;? Si vous voulez me laissertranquille, je consens à ne pas vous exterminer tous jusqu’audernier, mais si vous continuez à m’impatienter…

Il fut interrompu par de perçantes clameurs,voix d’hommes, glapissements de femmes, hurlements de chiens, crisd’oiseaux, sifflements de reptiles et huées de noctilopes. Tous cestapages disaient&|160;:

–&|160;Tu es notre prisonnier, on a fermé laporte, baissé la herse, levé le pont. Si nous ne pouvons te vaincrepar la force, la famine te tuera et nous donnerons ton sang à nospourceaux.

Justement, le pauvre Merry Bones commençait àse sentir en appétit. La pensée de mourir de faim fit naître en luiune légitime colère.

–&|160;C’est ce que nous allons voir, centdiables et demi&|160;! s’écria-t-il en retroussant ses manches.

Et, reprenant sa cuiller magique, il marcharésolument vers la porte de sortie.

Personne ne l’empêcha de passer. La cohue setenait à distance en riant d’un air goguenard.

En arrivant à la porte, le pauvre Merry Bonesla trouva, en effet, close et barricadée. Il essaya de la secouer,mais il eût plutôt fait d’ébranler les tours de l’abbaye deWestminster. Désappointé par ce contretemps, il resta un petitinstant indécis, et la canaille de rire à gorge déployée encontemplant son embarras.

–&|160;Rira bien qui rira le dernier&|160;!gronda Merry Bones qui se grattait les deux oreilles jusqu’au sangpour avoir une idée.

La canaille lui répondit à distance&|160;:

–&|160;Vilain mendiant, tu mourras defaim&|160;! de faim&|160;! de faim&|160;!

–&|160;De faim&|160;! de faim&|160;! répétaMerry en les contrefaisant.

Et, voulant les railler par un geste usitédans le bas peuple, il eut un mouvement si malheureux que lacuiller à potage se retourna, versant à terre la cendre du cœur defeu M.&|160;Goëtzi.

Un hurlement de triomphe, poussé par lesvampires, célébra cet accident dont les conséquences pouvaient êtreincalculables, et l’horrible foule s’ébranla de nouveaufurieusement. Merry Bones ne fut pas sans être un peu déconcertétout d’abord, mais il tapota trois petits coups sur son front etdit en clignant de l’œil à l’irlandaise&|160;:

–&|160;Voilà l’idée qui pousse&|160;! Attendezvoir, on va rire&|160;!

La cendre était tombée au ras de la porte, quiétait en acier fondu. Pendant que la cohue se rapprochait entumulte, Merry Bones, grattant le sol, ramassa ce qu’il put de lapoudre au fond de sa cuiller et mit le reste en petit tas. Puis ilse retourna. Il était temps. La meute entière, quadrupèdes,bipèdes, oiseaux, ophidiens, se ruait sur lui avec ensemble. Ilchoisit dans la mêlée une belle coquine à chignon blond, quiempestait la parfumerie, et la saisit par la nuque à poignée. Celafut si rapide que personne ne put l’empêcher, et c’est à peine siune malédiction eut le temps de passer entre les lèvres embraséesde la virago.

Merry Bones, malgré les morsures, les piqûres,les coups d’aile et d’assommoir, la courba d’un bras puissantjusqu’à ce que sa bouche touchât le petit tas de cendre. Vous avezdéjà une idée de la violence de ce produit, puisque son odeur seuleavait fait éclater un vampire. Aussitôt que les lèvres de feu de lacourtisane entrèrent en contact avec la cendre, il y eut, non pasune explosion, cette fois, mais une éruption, comme celle du Vésuveou de l’Etna. La porte d’acier fut enlevée et portée à une distanceincroyable, la herse brisée en mille pièces, la muraille réduite enmorceaux qui auraient pu servir de macadam. Et, par un effet assezcurieux, le pont-levis, restant intact, eut seulement ses chaînesbrisées et tomba d’aplomb à sa place ordinaire au-dessus de ladouve, tout exprès pour donner passage au pauvre Merry Bones.

Vous parlerai-je des dégâts produits dans lacohue&|160;? Non&|160;: vous pouvez bien les imaginer. Qu’il voussuffise de savoir que Merry Bones n’eut qu’un certain nombred’écorchures insignifiantes, quelques contusions et environ lesdeux tiers de sa laine brûlés. Il comptait justement se fairetailler les cheveux le lendemain, et cela lui en épargna lapeine.

–&|160;Hein&|160;! cadets&|160;! dit-il enregardant le hachis de vampires qui l’entourait, la farce estbonne&|160;! Portez-vous bien.

Et il traversa le pont en se tenant les côtesà force de rire.

&|160;

Malgré ce brillant succès, le pauvre MerryBones n’était pas au bout de ses peines. Une fois le pont franchi,c’était la nuit, la grande nuit, opaque, impénétrable. Merry Boness’éloigna d’abord à toutes jambes, mais au bout de quelques pas,surpris de n’entendre aucun bruit, il se retourna et ne vitrien.

C’étaient des ténèbres complètes et un silenceabsolu. Le seul fait de s’être retourné avait suffi pour égarerMerry Bones qui se mit à marcher au hasard, oppressé par desterreurs inconnues. Il aurait dû aller droit devant lui, c’est biencertain, mais les gens de son pays ont dans la tête une girouette.Tout d’un coup, et sans raison, il tournait à droite, sollicité parune lubie qui passait, et puis, l’instant d’après, il se figuraitqu’il revenait sur Sélène et tournait à gauche. De cette manière,on ne fait pas beaucoup de bon chemin.

C’était le cas du pauvre Merry Bones, quin’avançait guère. Au bout d’une heure, et comme il changeait dedirection pour la vingt et unième fois peut-être, il se heurtacontre un homme qui le croisait à angle droit.

–&|160;Malavisé&|160;!

–&|160;Brutal&|160;!

–&|160;Tiens&|160;! Grey-Jack&|160;!

–&|160;Demoiselle&|160;! demoiselle&|160;! cefainéant de Merry Bones n’est pas mort&|160;!

Telles furent les paroles échangées. Presqueau même instant, une lueur se fit dans la nuit et notre Anna parut,tenant à la main une bougie qui éclaira Ned, Jack et le cercueil defer. Ils avaient perdu le docteur Magnus et le jeune artisteesclavon, personnages de second ordre dont vous devinerez aisémentle sort final, quand vous saurez que la nuit était pleine devampires altérés de vengeance qui cherchaient quelqu’un àdévorer.

Notre Anna et sa suite étaient égarés toutcomme Merry Bones. Vous demanderez peut-être comment cela sefaisait, puisqu’ils avaient avec eux Polly Bird, ancien double deM.&|160;Goëtzi, et qui devait être familière avec toutes cesdiableries. Je vous répondrais que cette malheureuse avait éprouvéun très grave ébranlement lors de la section du filet mystique quila reliait à son séducteur et maître. De telles opérations ne sepeuvent subir sans que la santé générale en soit sensiblementaffectée. Les événements subséquents, si terriblement dramatiques,avaient achevé d’épuiser ses forces, d’autant que l’air n’était pasbon à l’intérieur du cercueil. En conséquence de ces causesréunies, l’ancienne Polly s’était endormie dans sa boîte, et tousles efforts tentés, depuis lors, pour l’éveiller, étaient restésvains.

On prit un instant de repos pour tenirconseil. Merry Bones, mettant à profit ce loisir, secoua ce qui luirestait de cheveux et ses vêtements où s’étaient collés de nombreuxlambeaux de vampires. Notre Anna examina curieusement ces débris aupoint de vue de l’histoire naturelle. Voici le résultat de sesobservations&|160;: selon Elle, la chair de vampire a unedensité très faible. Elle est molle et même un peu gluante. Ellerépand dans les ténèbres un rayonnement phosphorescent d’un vertpâle. Au jour, elle est, au contraire, d’un vert foncé, jaspé derouge noir. Il n’y a point de petits détails pour la science. Jevous donne, du reste, ces renseignements pour le prix qu’ils m’ontcoûté.

L’avis unanime du conseil fut qu’il fallaitpercer par tous les moyens possibles cette croûte d’obscurité. Aujugé, il devait être à peu près deux heures après midi&|160;; parconséquent, en arrivant aux frontières de la nuit factice, ontrouverait encore le plein jour. Merry Bones reprit sa place à latête de la colonne, et le départ fut ordonné.

Après une marche longue et monotone, un crid’allégresse s’échappa de toutes les poitrines&|160;:

–&|160;La lumière&|160;!

Ce n’était encore qu’un faiblecrépuscule&|160;; mais quelle joie d’apercevoir même confusémentquelque chose qui ressemblait à une clarté&|160;! Nos amis allaientprécipiter leur marche lorsqu’ils s’arrêtèrent soudain, glacés parla terreur. Des nuances verdâtres avaient tout à coup traversél’atmosphère&|160;; en même temps, un bruit sourd, pareil auretentissement d’une troupe de cavaliers, se fit ouïr et de longuesfiles d’ombres livides glissèrent à droite et à gauche&|160;:

–&|160;Les vampires&|160;! lesvampires&|160;!

C’était trop vrai&|160;! Tout ce qui restaitde valide dans Sélène avait sellé qui son dogue, qui son lion, quison tigre, et cette monstrueuse cavalerie enveloppait déjà nosinfortunés compagnons, pendant que d’autres scélérats, montés surdes chauves-souris d’espèces variées, arrivaient par air en faisantclaquer les ailes membraneuses de leurs coursiers. Plusd’espoir&|160;! Merry Bones avait perdu sa fameuse cuiller enchemin. C’était la fin de l’histoire.

Mais, précisément à cette heure d’agonie, aumoment où les sanguinaires cohortes se ruaient de tous côtés surnos amis, une musique céleste se fit entendre dans l’éloignement.Et, dois-je le dire&|160;? l’obscurité se mit à reculer devantcette harmonie enchantée qui semblait apporter avec elle labien-aimée lumière du jour. La horde des vampires, un instantétonnée et indécise, s’enfuit bientôt en hurlant, comme cent démonssont mis en déroute par l’approche d’un seul ange.

C’était bien un ange qui venait.

Comme les anges, ces êtres adorables n’ontqu’à paraître pour accomplir des miracles. Il n’est pas même besoinqu’ils y pensent ou qu’ils le veuillent&|160;: leur bienheureuseprésence suffit.

Le très honorable Arthur *** (celui que nousappelions dans une autre contrée et avec tant de raisons«&|160;l’inconnu comparable à un dieu&|160;!&|160;») n’était pasvenu dans les plaines de la Serbie pour protéger notre Anna et sescompagnons. Comme en Hollande, naguère, il étudiait ici l’art descombats, sous la direction du respectable ecclésiastique membre dela communion anglicane, qui l’accompagnait en qualité deprécepteur. Il était là, visitant les champs de bataille oùs’illustrèrent successivement Soliman II, le prince de Bavière, leprince Eugène, et tant d’autres.

Oui, c’était l’honorable Arthur, blond, rose,imberbe, dans sa chaise de voyage admirablement confortable.Pendant que le vénérable ecclésiastique faisait la sieste après undéjeuner substantiel, le jeune lord, oubliant un instant sestravaux précoces, chantait le God save the king ens’accompagnant de la guitare.

Il passa. Il ne vit même pas ceux qu’il avaitressuscités.

Notre Anna ne voulut pas même retourner àSemlin. On laissa le Danube incontinent et l’on prit la directionde l’ouest pour courir, enfin, au secours de la malheureuseCornelia.

M.&|160;Goëtzi n’était plus à craindre, levoyage se fit agréablement par les plaines de la Bosnie, pays peuconnu, mais fertile et où les dames portent un costume avantageux.Le col de Tina offrit un passage favorable à travers la montagne.Une fois de l’autre côté, on put apercevoir les sourcilleux sommetsdes Alpes Dinariques, au sein desquelles était situé le château deMontefalcone.

Déjà, depuis quelques jours, le cercueil defer était vide. Polly Bird s’était conduite avec tant de félicitédans l’affaire de la ville de Sélène, qu’elle n’excitait aucunedéfiance&|160;: on la laissait libre, elle n’en abusait aucunement,et l’usage immodéré qu’elle faisait des liqueurs alcooliques, quandl’occasion s’y prêtait, n’étonnait personne, parce que les jeunesvillageoises anglaises sont sujettes à ce goût, qui est partagé, dureste, par quelques demoiselles bien nées.

Elle portait d’ailleurs l’habit de l’autresexe, ce qui rendait moins «&|160;impropres&|160;» ses fréquentspéchés d’ivrognerie. Vous n’avez pas oublié qu’elle continuait sonrôle de double de M.&|160;Goëtzi. C’était le seul moyen qu’on eûtd’introduire Édouard S. Barton, esquire, dans l’enceinte del’inaccessible château. Homère a employé un stratagème semblabledans son immortelle épopée. Le cercueil de fer peut passer pour uneréduction du cheval de Troie.

Au physique, Polly avait un peu changé depuisle décès de son séducteur. Elle s’était amoindrie en tous sens etoffrait l’image d’un M.&|160;Goëtzi, diminué par la fatigue ou lamaladie&|160;; mais elle avait pris en même temps un aird’importance qui déplaisait à notre Anna. Merry Bones seul avait ledon de la faire obéir. Je n’ai pas à en faire mystère&|160;: il luiplantait sa tête dans l’estomac ou le pied plus bas et en sensinverse, chaque fois qu’elle ne se comportait pas à son idée.

Le soir du sixième jour, on s’engagea dans lesgorges et bientôt les rayons de la lune éclairèrent la masseimposante de la demeure des comtes qu’Elle a rendue sicélèbre sous le nom du Château d’Udolphe.

Aucune lumière ne brillait ni sur lesremparts, ni aux fenêtres gothiques des corps de logis. Tout auraitsemblé mort dans l’antique forteresse si une forme humaine ne sefût montrée au sommet de la haute cour&|160;: une jeune fille (ouson ombre) vêtue de longs voiles blancs.

–&|160;La voilà, je la reconnais&|160;! ditnotre Anna.

Et Ned, joignant les mains avec sensibilité,s’écria&|160;:

–&|160;Ô Cornelia&|160;! ma fiancée&|160;!Est-ce toi que je vois, ou n’est-ce que ton spectrebien-aimé&|160;?

Pour la réussite de l’entreprise, noscompagnons devaient ici se séparer en deux groupes. M.&|160;Goëtzi,comme nous appellerons de nouveau la malheureuse Polly Bird, devaitentrer seul au château avec le cercueil de fer qui était porté pardeux hommes du peuple, loués en la ville de Bihacz, laquelle offrecette particularité d’être située au milieu des eaux de l’Unna.Notre Anna, Merry Bones et Grey-Jack s’étaient déterminés à veillerau-dehors.

L’instant de la séparation fut cruel. Lesvoyages engendrent l’intimité&|160;; les dangers courus en communopèrent forcément un rapprochement, et je ne vous ai pas caché que,dans le premier élan d’un cœur naïf, Elle avait honoréjadis Édouard S. Barton de ses sympathies. Au moment de le quitterpeut-être pour jamais, Elle répandit quelques larmes, maisbientôt, la vigueur exceptionnelle de son caractère prenant ledessus, Elle dit d’un ton ferme&|160;:

–&|160;Allez, Édouard Barton, mon frère et monami, où le devoir vous appelle. Soyez prudent autant que brave aumilieu des périls inconnus qui vous entourent. Rappelez-vous quemes vœux vous accompagnent et que, la nuit comme le jour, je suisprête à voler à votre aide.

Elle se détourna et le cercueil defer fut ouvert. Édouard Barton s’y coucha&|160;; les deux hommes deBihacz le chargèrent sur leur civière.

M.&|160;Goëtzi avait naturellement le mot depasse. Aussitôt qu’il eut appelé de l’autre côté des douves(n’ayant pas de cor sur lui) et échangé les paroles voulues avec lasentinelle, il fut introduit. Quand on lui demanda ce qu’ilsouhaitait, il répondit&|160;:

–&|160;Voir le comte Tiberio sur-le-champ.

–&|160;Le comte achève son repas du soir, luifut-il répondu, et ce n’est pas la bonne heure pour le voir.

–&|160;Toutes les heures sont bonnes quand ils’agit d’apprendre une heureuse nouvelle, repartit M.&|160;Goëtzi.Allez trouver le comte et dites-lui que l’homme qui est arrivéapporte le cercueil de fer.

Le valet obéi. M.&|160;Goëtzi, resté seul avecÉdouard, se pencha jusqu’à l’un des trous et dit toutbas&|160;:

–&|160;Tout va à merveille. Songez à bienfaire le mort.

–&|160;Je suis déterminé à tout, répondit Ned,pour sauver ma fiancée&|160;; mais on étouffe là-dedans, paroled’honneur&|160;!

La rentrée du valet mit un terme à cetentretien.

Le comte attendait M.&|160;Goëtzi dans sonappartement. Les hommes du peuple, rappelés, chargèrent de nouveaule cercueil sur la civière. On longea treize corridors, on traversaplusieurs douzaines de chambres qui avaient dû être magnifiques,mais dont l’état de délabrement accusait l’abandon, continuépendant une grande quantité de siècles. M.&|160;Goëtzi ne putréprimer un infernal sourire en passant auprès des ruines quimarquaient l’emplacement de l’ancienne chambre à coucher de lacomtesse douairière de Montefalcone. Toute cette partie du château,non encore réparée, réveillait en lui le souvenir de l’expéditiondirigée par son défunt patron, et il se disait&|160;:

–&|160;C’était bien fait, mais je feraimieux&|160;!

Vous commencez à deviner, je le soupçonne, quela confiance du pauvre Ned et de notre Anna était terriblement malplacée.

On arriva enfin à un quartier mieux tenu, dontles tapisseries étaient raccommodées et les meubles époussetés.

Le comte Tiberio Palma d’Istria était assis ouplutôt vautré dans un fauteuil énorme dont la fabrication remontaitau temps de la domination des Doges.

Il était ivre comme cela lui arrivaitmaintenant tous les soirs après souper. La Letizia lui avait donnéces mœurs bestiales pour le dominer mieux. M.&|160;Goëtzi entra,suivi de ses deux porteurs qui déposèrent le cercueil de fer surles dalles, et reçurent l’ordre de quitter la chambre, mais de nepoint s’éloigner.

–&|160;Est-ce l’Anglais que tu nous amènesdans cette malle&|160;? demanda Tiberio. Bonsoir, coquin.

–&|160;Oui, répondit M.&|160;Goëtzi, c’estl’Anglais&|160;: je vous salue monseigneur.

–&|160;Est-il bien mort&|160;?

–&|160;Je m’étonne que vous ne soyez pasincommodé déjà par l’odeur du cadavre.

Tiberio se boucha aussitôt le nez deconfiance.

–&|160;Voulez-vous le voir&|160;? ajoutaM.&|160;Goëtzi, qui se retourna vers le cercueil.

–&|160;Au diable&|160;! s’écria le comte. Jefais ma digestion en ce moment&|160;; ne plaisante pas avec monestomac. L’Anglais doit être mangé aux vers, car tu as mis le tempsà nous l’apporter bonhomme&|160;!

–&|160;Il était lourd et la route est longue,repartit M.&|160;Goëtzi.

–&|160;C’est une infection&|160;! Voyons,faisons vite. Que t’avais-je promis pour ta récompense&|160;?

–&|160;La signora Letizia Pallanti.

–&|160;Est-ce vrai, coquin&|160;? Cela setrouve à merveille. Je l’ai aimée comme la prunelle de mes yeux,mais tout passe, et elle porte une perruque de morte. Ah&|160;!ah&|160;! pauvre comtesse Greete&|160;! la plaisanterie étaitbonne&|160;! Maintenant, j’ai fantaisie d’épouser Cornelia, mapupille, pour avoir sa jeunesse avec sa fortune… Eh bien&|160;!mets l’Anglais dans les oubliettes. Je te donne la Letizia,va-t’en. Dis en passant qu’on me monte du vin et qu’on m’amène mapupille Cornelia.

Là-dessus, M.&|160;Goëtzi sortit avec lecercueil de fer, et le comte Tiberio se remit à boire. ÉdouardBarton, malgré l’incommodité de sa position, s’applaudit du succèsde la ruse. Il pensait qu’on allait maintenant le conduire versCornelia, et qu’elle trouverait bien un moyen d’introduire ses amisau château. Cela avait été convenu ainsi, et l’espoir de Ned futfortifié par ce fait que M.&|160;Goëtzi n’exécuta que la moitié desordres du comte Tiberio. Il commanda bien qu’on lui montât du vin,mais il ne parla point de Cornelia.

Combien de corridors, combien de pontssuspendus, d’escaliers, de salles et de chambres inhabitées yavait-il entre l’appartement de Tiberio et celui deLetizia&|160;?

La belle Italienne était couchée à l’orientalesur une pile de coussins. Elle avait beaucoup engraissé dans cesderniers temps. C’était ici que notre cher Édouard S. Barton allaiten apprendre de belles&|160;!

–&|160;Me l’apportez-vous vivant&|160;?s’écria la Pallanti dès qu’elle aperçut M.&|160;Goëtzi.

Et quand celui-ci eut répondu affirmativement,elle se souleva sur ses coussins et s’écria&|160;:

–&|160;Ô ciel&|160;! comme le cher amour doitêtre mal là-dedans&|160;! Ouvrez bien vite cette boîte, que jem’enivre de sa vue et que je le presse sur mon cœur&|160;!

–&|160;Doucement&|160;! repartit cependantM.&|160;Goëtzi. Le jeune homme est robuste et résolu. Si nous lemettions en liberté, il nous en ferait repentir.

–&|160;Penses-tu donc, demanda Letizia, qu’ilpuisse résister à mes charmes&|160;?

–&|160;J’en suis sûr. Ignorez-vous qu’il estamoureux de Cornelia&|160;?

–&|160;Une mauviette&|160;! s’écria la signoraen levant ses vastes épaules. Je parie qu’elle ne pèse pas centlivres de bonne chair&|160;!

M.&|160;Goëtzi fit la grimace etrépliqua&|160;:

–&|160;Vous en parlez bien à votre aise. Tellequ’elle est, je ne veux qu’elle pour récompense.

Ned crut avoir mal entendu.

–&|160;Après cela, pensa-t-il, Polly jouepeut-être la comédie.

–&|160;C’est juste, c’est juste, disaitcependant l’Italienne, je te l’ai promise et tu l’auras, mais pastout de suite.

–&|160;Pourquoi attendre&|160;? je suispressé.

–&|160;Parce que, auparavant, il faut nousdéfaire de cet imbécile de Tiberio.

–&|160;Cela prendra du temps, objectaM.&|160;Goëtzi.

Letizia répliqua :

–&|160;Tout sera fini demain matin, et si tuas soif, demande ma onzième femme de chambre&|160;: seize ans, unbouton de rose&|160;! Je l’ai prise à la ferme ce matin et tutrouveras son sang plus frais que celui de cette Cornelia.

Les yeux de M.&|160;Goëtzi brillèrent. Édouardvit cela par un de ses petits trous. Le bandeau qui était sur savue tomba. Il pensa avec horreur que Polly était restée vampire etqu’il était entre ses mains.

–&|160;La petite paysanne, réponditM.&|160;Goëtzi, n’est pas de refus, car j’ai eu beaucoup de misèredans le voyage, et peu d’occasions de prendre un bon repas, mais jevous préviens qu’il ne faut point vous endormir dans une dangereusesécurité. Vous avez des ennemis autour du château.

–&|160;Quels ennemis&|160;?

–&|160;Miss Anna Ward et ses gens.

Ned frémit entre les parois de sa caisse. Maisil eut assez de force d’âme pour ne trahir son mécontentement paraucune exclamation intempestive.

Un moment de silence eut lieu, cependant,entre l’Italienne et M.&|160;Goëtzi. Elle semblait réfléchirprofondément.

–&|160;Écoute, dit-elle enfin, tu vasdescendre dans le souterrain du nord qui est le moins long desquatre puisqu’il n’a qu’une lieue. Quand tu seras au bout, tu ferastourner le rocher monté sur pivot et tu te trouveras dans lacampagne. Fais alors diligence, rends-toi auprès de l’Anglaise etde ses gens, offre-leur adroitement de les introduire auprès deCornelia et amène-les-moi, le reste me regarde. Tu m’as entendu,obéis&|160;; pendant cela, je vais fournir à mon bel Édouard desexplications après lesquelles il me donnera son cœur et sa mainavec plaisir.

La prison de notre Cornelia était à l’étage leplus élevé de cette tour. Non point par pitié, mais dans la crainted’altérer sa beauté par une réclusion trop étroite, le comteTiberio avait permis qu’elle se promenât sur la plateforme. Là,dans cette enceinte étroite, environnée de créneaux, elle vivaitseule avec la pensée de son jeune amant et le regret du bonheurenfui. L’aspect de la grande nature élevait son âme tout ennourrissant sa mélancolie. La voûte du ciel qui prodiguaitau-dessus d’elle, le jour, les splendeurs azurées de sa coupole, lanuit, les mille diamants suspendus dans ses profondeurs, éloignaitd’elle le désespoir en lui parlant de Dieu.

C’était elle, cette blanche apparition que nosamis avaient aperçue en arrivant au pied de la montagne.

Ce soir-là, lasse de contempler le ciel, elleabaissa ses regards vers la terre et tressaillit en apercevant unfeu sur la montagne voisine. Jamais rien de pareil ne s’étaitmontré jusque-là.

Pleine d’étonnement, et déjà d’espoirpeut-être, elle fixa cette lueur de toute la puissance de ses beauxyeux. Elle eut peur de rêver. Elle croyait reconnaître Anna, sameilleure amie, Grey-Jack, le vieux serviteur du cottage, et MerryBones, le valet de son cher Édouard. Un quatrième personnage étaitdebout devant le feu, mais comme il tournait le dos, on ne pouvaitvoir son visage.

C’était peut-être Édouard&|160;! Ce devaitêtre Édouard&|160;!

–&|160;Édouard&|160;! Édouard&|160;!cria-t-elle, avec un indicible élan de joie.

Hélas&|160;! Celui qu’elle prenait pourÉdouard était M.&|160;Goëtzi, qui avait rejoint nos amis par lesouterrain du nord, et qui, poursuivant son système de supercherie,essayait de les entraîner tous à leur perte.

Édouard S. Barton était resté seul, après ledépart de M.&|160;Goëtzi, avec la signora Letizia. Cette femmeartificieuse lui témoigna d’abord la plus aimable affabilité.

–&|160;Gentleman, lui dit-elle d’une voixdouce, ne voyez dans tout ce qui se passe que le résultat de monaffection pour vous. Elle date de l’époque à laquelle, terminantvos études, vous vîntes passer vos vacances au cottage où j’étaisen visite avec mon élève, Mlle&|160;Cornelia de Witt,qui me doit sa brillante éducation. Je ne pus vous voir alors, lalèvre ombragée d’un léger duvet et paré de tous les charmes del’adolescence, sans que mon faible cœur en éprouvât les effets.Élevée dans les principes les plus austères, je respectai lesconvenances, mais en me promettant bien d’employer les talents queDieu m’a prodigués à reconquérir la fortune de mes pères, afind’être digne un jour, gentleman, d’unir ma destinée à la vôtre.

Édouard S. Barton était Anglais&|160;; donc ilavait de l’esprit. Malgré toute l’horreur que lui inspirait unpareil discours, il résolut d’opposer l’adresse à la ruse.

–&|160;Dans la position gênée où je me trouve,répondit-il d’un ton insinuant, il est bien difficile, madame, denourrir des pensées d’amour. Les parois de ce cercueil arrêtent lesélans de mon âme, et comment céderais-je à vos attraits, puisque jen’ai pas le bonheur de les voir&|160;?

Letizia réfléchit un instant, frappée par lajustesse de cette observation.

–&|160;Je conviens, dit-elle enfin, que nousserions plus à notre aise, si vous pouviez échanger avec moi desparoles charmantes, assis commodément sur mes coussins. Mais laprudence s’y oppose. D’ailleurs, au temps où nous sommes, lemariage n’est plus tout à fait une affaire de sentiment&|160;; jedois d’abord dessiller vos yeux&|160;: vous avez cru jusqu’ici quecette petite fille, Cornelia de Witt, était riche, et que moi,j’étais pauvre. Abandonnez cette erreur. Cornelia ne possède rien,et je suis une opulente héritière. Sachez que je suis d’origineprincière. J’ai un vague souvenir de mon berceau tout orné dedentelles avec plusieurs rangs de perles fines. Une femme, bellecomme le jour, se penchait au-dessus de mon sommeil et guettait monpremier sourire. C’était ma mère&|160;! Et ma mère se nommait laprincesse Loïska Palma d’Istria, la propre belle-sœur du comteTiberio.

Cela était bien égal à Édouard, mais, dans lebut de se rendre agréable, il s’écria&|160;:

–&|160;Est-il possible&|160;!

–&|160;J’en ai tous les papiers, répondit lasignora Letizia légalisés et enregistrés. Faut-il vous racontercomment une troupe de bohémiens qui rodait autour du châteaum’enleva aux baisers de la princesse ma mère&|160;?…

–&|160;C’est soif que j’ai, interrompitÉdouard.

Mais, aussi astucieuse qu’elle étaiteffrontée, Letizia prit sur son guéridon un verre qu’elle remplitd’excellent vin et un chalumeau. Ayant introduit le chalumeau dansle cercueil par un des trous et trempé l’autre bout dans le verre,elle dit&|160;:

–&|160;Buvez tant que vous voudrez, chergentleman, je suis heureuse de satisfaire au moins un des désirs demon bien-aimé.

Et, tandis qu’il buvait, ellepoursuivit&|160;:

–&|160;Vous dirai-je les efforts inutiles demes parents pour retrouver leur fille unique&|160;?Malheureusement, leurs recherches se dirigeaient du côté desbohémiens&|160;! or, ces misérables s’étant un jour rapprochés dela côte, avaient été attaqués par des corsaires liparistes, etj’étais devenue la proie des vainqueurs. J’avais cinq ans, monhonneur était à l’abri. Des pirates algériens m’enlevèrent auxcorsaires, et je fus nourrie pour le sérail.

Un jeune eunuque favorisa mon évasion, jerevins en Italie, mais j’ignorais alors le nom et l’adresse de mesparents. Tour à tour pensionnaire dans la plus célèbre maisond’éducation de Turin, lauréate de l’académie des Cruches-Cassées,fugitive, marchande de petits tessons de faïence antique pour lesAnglais, lectrice d’un cardinal, servante d’un des plus vieuxermites de l’Apennin et demoiselle de compagnie du fameux Rinaldo,chef de brigands, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de jeunesseplus accidentée que la mienne. J’atteignis ainsi ma quinzièmeannée. À cette époque, je rencontrai dans un bois épais un homme enhaillons qui se mourait. À ma vue, il poussa un cri faible, et mepria de déchausser le bas de ma jambe gauche. Les ordres d’unagonisant sont sacrés, j’obéis, et il s’écria&|160;: «&|160;C’estelle&|160;! – Dieu a voulu, ajouta-t-il, que je puisse, avantd’expirer, expier le principal de mes forfaits. Vous portez, jeuneétrangère, sous la cheville, en dehors, du côté du talon, un signequi vaut pour vous un acte de naissance. Je le reconnais, puisquec’est moi qui vous arrachai de votre berceau&|160;!…&|160;» Ilm’apprit alors le nom de mes nobles parents. Je lui pardonnai et ilmourut dans mes bras. À dater de ce moment, au milieu devicissitudes diverses et sans nombre, mon occupation favorite futde chercher mes papiers. Mon père était mort chargé d’ans etd’honneur, ma mère était une sainte dans le ciel. M.&|160;Goëtzi,homme dangereux, mais habile, et que je crois vampire, au fond, mefut d’une grande utilité dans mes recherches. Je l’avais rencontréà la cour. Ce fut lui qui me conseilla de faire l’éducation deCornelia pour me rapprocher de mon oncle le comte Tiberio, quivoudrait en vain maintenant me disputer le patrimoine deMontefalcone, et ce fut moi qui plaçai M.&|160;Goëtzi près de vouspour qu’il vous apprît à m’estimer et à me chérir.

–&|160;Joli cadeau&|160;! dit Édouard.

–&|160;Ne me jugez pas&|160;! prononçasévèrement l’Italienne. L’amour est mon excuse. Quant à mon élèveCornelia de Witt, c’est une petite sotte vaniteuse et ridicule quin’a que la beauté du diable. Elle n’aura pas un baïoque del’héritage des comtes de Montefalcone, c’est moi qui vous le dis.Je prendrai tout, comme c’est mon droit, et le premier usage que jeferai de ma richesse sera de vous couvrir d’or. Telles sont mespropositions. Je vous laisse, bien entendu, toute liberté derepousser mes avances&|160;; mais, en ce cas, Miss Cornelia seralivrée à M.&|160;Goëtzi qui la boira comme un verre delimonade.

&|160;

Nous avons laissé Cornelia au sommet de latour du Captif, regardant de loin le feu auprès duquel ses amisétaient en conférence avec un étranger que, vu de dos, elle prenaitpour Édouard. Vous avez deviné que cet étranger était l’anciennePolly Bird, usurpant décidément la personnalité de M.&|160;Goëtzi.J’ai dû vous dire quelque part les projets de cette créature perduepar la fréquentation d’un monstre. En dépit de son sexe primitif,elle avait résolu d’épouser Cornelia de gré ou de force pour avoirl’immense héritage des comtes et faire une fin honorable.

Le prétendu M.&|160;Goëtzi n’eut pas de peineà faire entendre à notre Anna qu’il avait accompli sa missionheureusement, que Ned était au cœur même du château ennemi, maisque, pour terminer l’aventure, il avait besoin d’aide. Grey-Jack etMerry Bones lui-même furent trompés. Dans l’expédition de la villede Sélène, Polly Bird avait donné de tels gages de loyauté que nulne songea à la soupçonner.

M.&|160;Goëtzi, se mit donc à la tête de lapetite troupe, et l’on se dirigea vers la bouche du souterrain.

–&|160;Armez-vous de courage, dit l’imposteuren précédant nos amis dans les entrailles de la terre&|160;; unenuit terrible se prépare pour vous.

M.&|160;Goëtzi avait apporté quelques torchesde bois résineux, on les alluma&|160;; mais leur clarté se perditaussitôt dans les sombres profondeurs de la caverne, éclairantseulement çà et là l’effroi de certains reptiles qui fuyaient versla nuit. Et dans cette nuit un son étrange naquit et mourut,rendant un monstrueux soupir.

–&|160;Qu’est-ce&|160;? demanda notre Anna,arrêtée par le poids qui étouffait sa poitrine.

–&|160;Allez toujours, réponditM.&|160;Goëtzi. Ce sont les anciennes harpes éoliennes de lacomtesse Elvina qui sont passées de mode et qu’on a remisées iciparce qu’il n’y a pas de place au grenier.

Elle voulut faire quelques questionsau sujet de cette comtesse Elvina, mais M.&|160;Goëtzi pressa lepas.

–&|160;Haut les torches&|160;! ordonnaM.&|160;Goëtzi.

On obéit, et les parois suintantes d’une vastesalle souterraine apparurent vaguement.

–&|160;Regardez au-dessus de vos têtes&|160;!commanda encore M.&|160;Goëtzi.

Chacun leva les yeux. On aperçut une voûtetrès élevée, au centre de laquelle s’ouvrait un grand trou rond etnoir.

–&|160;À quoi sert ce trou&|160;? demandanotre Anna.

–&|160;C’est le tuyau des oubliettes du comteTiberio, répondit M.&|160;Goëtzi. Les victimes tombent par-là dansle gouffre qui se trouve, vous pouvez le voir, exactementau-dessous du trou.

–&|160;Eh quoi&|160;! s’écria notre Anna,navrée, ces barbares curiosités du Moyen Âge existent-ellesencore&|160;! Et la vive lumière de la philosophie n’a-t-elle pasanéanti toutes ces horreurs&|160;!

M.&|160;Goëtzi eut un ricanement.

–&|160;On ne s’en sert plus très souvent,répondit-il, et je ne crois pas qu’on en ait fait usage depuis lacomtesse Elvina.

Elle se trouva tout à coup dans unesalle gothique du plus lugubre aspect, dont la haute cheminée étaitsurmontée d’un miroir de Venise estampé, représentant la Passion deNotre-Seigneur. À droite de la cheminée, la muraille, tapissée decuir cordouan d’un brun très foncé, montrait une tache blanche quiétait un bouton d’ivoire.

M.&|160;Goëtzi avait dans ses bras un groschat noir dont il rompit successivement les quatre pattes avec unefroide cruauté.

–&|160;C’est pour qu’il ne s’échappe pas,dit-il. Vous allez voir quelque chose de drôle&|160;: je vais leposer à l’endroit même où était la comtesse Elvina. Regardez bienle minet&|160;!

Il déposa le chat noir qui miaulaitlamentablement sur une certaine dalle plus large que ses voisines.L’animal essaya de s’enfuir mais il ne put, à cause de ses pattescassées, et M.&|160;Goëtzi marcha en riant vers la muraille oùétait le bouton d’ivoire. Il posa le doigt sur le bouton&|160;; ladalle bascula, le chat disparut. La porte s’ouvrit, et dessatellites du comte Tiberio entrèrent, armés jusqu’aux dents.M.&|160;Goëtzi montra du doigt notre Anna et ses compagnons endisant&|160;:

–&|160;Les voilà, je vous les livre&|160;!

Merry Bones, cette fois, eut beau résister,nos malheureux amis furent chargés de chaînes et entraînés…

Il faut vous figurer un épouvantable cachot aufond duquel notre Anna est couchée sur quelques brins de pailleavec un anneau de fer au cou. Voilà où son généreux dévouementl’avait conduite&|160;!

–&|160;Jeune vierge d’Albion, dit tout à coupune douce voix auprès d’Elle, je suis la comtesse Elvinade Montefalcone.

Elle releva ses paupières alourdiespar les larmes et vit une femme pâle agenouillée auprès de songrabat. Cette femme était jeune encore, mais la souffrance avaitblanchi ses cheveux.

–&|160;Eh quoi&|160;! s’écria notre Anna,est-il possible que vous ayez échappé aux dangers dugouffre&|160;?

–&|160;Cet incident date de plusieurs siècles,répondit la femme pâle avec un sourire mélancolique, maisagréable&|160;: occupons-nous plutôt du présent. Je suis entréedans votre cachot par l’effet d’un pouvoir particulier, et je vaisme faire un plaisir de briser vos fers sur-le-champ. Levez-vous. Laliberté vous est rendue.

Et comme elle voyait dans les regards de notreAnna son ardent désir d’en savoir un peu plus long, elle eutl’obligeance d’ajouter&|160;:

–&|160;Un barbare usurpateur vous avaitcondamnée à périr. Celui que vous appelez M.&|160;Goëtzi et quin’est autre que l’infâme Gertrude de Pfafferchoffen, ma rivale,dont l’âme, après plusieurs migrations, était passée dans le corpsde la villageoise Polly Bird, vous a vendue. Sachez que le comteTiberio et la signora Letizia, séparés un instant par la convoitiseet la concupiscence, se sont réconciliés cette nuit.Pourquoi&|160;? Parce que le jeune midshipman Barton a repoussébien loin les offres malséantes de l’Italienne, et que la belleCornelia a humilié le comte Tiberio par ses dédains. Réunis dansune même pensée de vengeance, les deux monstres à face humaine ontrésolu de mettre à mort M.&|160;Barton etMlle&|160;de&|160;Witt cette nuit même.

–&|160;Et que puis-je pour les sauver&|160;!demanda notre Anna en se tordant les mains.

–&|160;Dieu est grand, répondit la femme pâle,et vous êtes libre&|160;!

Notre Anna s’élança vers la porte de soncachot, qui venait de s’ouvrir comme par enchantement.

Elle se mit en marche, soutenue parun instinctif espoir. Au bout du septième corridor, Ellerencontra un marbrier qui sculptait une paire de bras dans un blocd’albâtre. Ces deux bras semblaient appartenir à deux corps de sexedifférent et joignaient leurs mains en une affectueuseétreinte.

Le sculpteur voulut embrasser notre Anna etlui dit&|160;:

–&|160;Comment trouvez-vous mon travail, mabelle&|160;? C’est une bonne plaisanterie de la grosse Letizia quiveut orner ainsi les tombeaux du jeune Anglais et de laCornelia.

Elle s’enfuit, désespérée, pendantque le sculpteur continuait sa besogne en riant. À son compte,Elle dut faire ainsi plusieurs lieues dans les corridorssans fin et à travers les salles délabrées.

Enfin, au détour d’une galerie, Elleaperçut de la lumière sous une porte, et en même temps, un bruit devoix, les unes courroucées, les autres plaintives, vint jusqu’à sesoreilles. Elle prit son élan, quoiqu’elle fût rendue defatigue. La porte se trouvait ouverte, Elleentra et poussaun cri de terreur à la vue de ses deux amis, Édouard S. Barton etCornelia, chargés de chaînes. Les beaux cheveux de Cornelia étaientcoupés, Ned avait la corde au cou&|160;; il portait d’ailleurs lecostume caractéristique et funeste des malheureux que l’Inquisitioncondamnait jadis à périr dans les tourments.

Derrière eux se tenait un homme, à l’aspectféroce, que son costume entièrement rouge et la hache qu’il portaitsur son épaule désignaient suffisamment comme exerçant laprofession de bourreau.

Dans une autre partie de la salle, un secondgroupe était formé par le comte Tiberio, la signora Letizia etM.&|160;Goëtzi. Ce dernier n’avait pas l’air content et réclamaitla promesse qu’on lui avait faite de livrer Cornelia à sa soifdénaturée, mais la Letizia se moquait de lui et Tiberio le menaçaitde lui faire trancher la tête. Ils se tenaient tous les deux brasdessus bras dessous et avaient l’air d’être amis comme coquins.

À la vue de notre Anna, ils eurent un sourirecruel, et la signora dit&|160;:

–&|160;Voilà justement le bas-bleu&|160;!

Mais Elle, sans prendre garde à cetteparole, se précipita vers ses amis et les serra dans ses bras.

–&|160;À la bonne heure&|160;! dit cetteatroce Italienne, elle prend position d’elle-même et nous allonsfaire d’une pierre trois coups&|160;!

Elle se retourna alors pour faire un pas versla cheminée et ce mouvement démasqua la partie de la muraille quiétait derrière elle. Ce fut pour notre Anna un trait de sinistrelumière. Dans son trouble, Elle n’avait pas d’abordreconnu la chambre des oubliettes&|160;; mais maintenant,Elle voyait le miroir estampé de Venise, la tapisserie decuir de Cordoue et le bouton d’ivoire.

–&|160;Fuyons, s’écria-t-Elle,éperdue.

Il était trop tard&|160;! L’Italienne touchale bouton et la dalle bascula. Mais, ô prodige&|160;! notre Anna,Cornelia et Ned furent soutenus sur la pente par une mainsurnaturelle, et la comtesse Elvina, sortant inopinément dugouffre, s’écria avec la voix de mistress Ward&|160;:

–&|160;Ah çà&|160;! chérie, qu’est-ce que cescaprices-là&|160;? Ouvrez donc&|160;! A-t-on idée de rester au litjusqu’à dix heures un jour de noces&|160;?

Et il y avait un grand bruit dans le corridor.William Radcliffe se mouchait&|160;; le bon M.&|160;Ward parlaitd’envoyer chercher le serrurier.

–&|160;Sauvez-les&|160;! sauvez-les&|160;!s’écria notre Anna, qui se trouva sur ses pieds, en robe de mariée,au milieu de sa chambre où le soleil de mars entraitjoyeusement…

&|160;

Il paraît que Mylady eut le tort de sourire,car Mlle&|160;97 s’interrompit brusquement.

–&|160;Je vous comprends, dit-elle d’un tonscandalisé, vous pensez que notre histoire va finir par cetteformule usée jusqu’à la corde&|160;: «&|160;C’était unrêve&|160;!&|160;» Avouez que vous le pensez&|160;! Eh bien, c’estce qui vous trompe&|160;!

Elle avala lestement le fond de sa dernièretasse de thé et reprit&|160;:

–&|160;Non, non, non, non&|160;! Je n’auraispas dérangé le gentleman pour si peu. Ce n’était pas unrêve. D’abord, Elle était sujette à des crises de«&|160;seconde vue&|160;» depuis l’âge de neuf ans, et ses parentsdissimulaient avec soin ce don ou cette infirmité. Assurément, jene veux pas dire qu’Elle eût accompli en une nuit cevoyage si long et si accidenté&|160;; mais il y avait autre chosequ’un rêve, vous allez voir. Quand Elle ouvrit enfin saporte, ses parents et M.&|160;Radcliffe constatèrent avec effroi lechangement qui s’était opéré dans sa personne. Ellelesregarda d’un air égaré et leur demanda ce qu’était devenue lacomtesse Elvina. Ils la crurent folle, d’autant qu’Elleexigea formellement, avant de passer outre au mariage, promesse departir incontinent pour Montefalcone, en stipulant qu’on passeraitpar Rotterdam.

Et, tout de suite après la noce, on partit,car Elle n’en voulut point démordre. Je vous fais observerqu’il y avait les lettres, reçues la veille au soir. Ce n’était pasun rêve, non plus, ces lettres, et il y avait lieu d’aller voir unpeu ce que Ned et Corny étaient devenus.

Désormais, je n’ai plus qu’à vous soumettreles faits sans y ajouter aucune observation. Lors de l’arrivée àLondres, la première chose qui frappa les yeux de notre Anna futune affiche ainsi conçue&|160;:

CAPITAL EXCITEMENT&|160;!

DÉVORATIOND’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED&|160;!&|160;!&|160;!

Elle indiqua cette affiche à Grey-Jack&|160;;mais ce vieux et fidèle serviteur ne se souvenait de rien. Lephénomène qui a servi de base à ce récit était absolument personnelà notre Anna.

On passa le détroit. Au sortir de Rotterdam,Elle retrouva la chaussée rompue où le jeune inconnucomparable à un dieu s’était pour la première fois offert à sesregards.

Elle coucha à l’auberge de LaBière et l’Amitié, dans la chambre où étaient le trou depoêle, les rideaux à ramages et les batailles de l’amiralRuyter.

Enfin, Elle reconnut tout, même lesplus minces détails.

–&|160;Et la ville de Sélène&|160;? demandaMylady.

–&|160;Attendez, laissez-moi dire. On allad’abord au plus pressé, à Montefalcone où l’on arriva le jour desnoces de Corny et de Ned.

–&|160;Sauvés par la comtesse Elvina,j’espère&|160;? interrompit encore cette terrible comtesse.

–&|160;Non, répondit Mlle&|160;97avec une nuance d’embarras, mais il y a réellement dans le pays unelégende ayant trait à cette infortunée victime de la féodalité. Lecomte Tiberio et la signora Letizia nourrissaient, n’en doutez pas,les plus perfides desseins contre nos fiancés&|160;; ils n’osèrentles mettre à exécution par suite d’un fait que je qualifierai deprovidentiel. Le jeune Lord Arthur *** vint dans le pays,accompagné du respectable ecclésiastique, son précepteur, pourétudier sur place les champs de bataille du célèbre Scanderbeg…

–&|160;Et cela suffit pour déjouer les tramesdes deux scélérats&|160;? s’écria Mylady.

–&|160;Oui, madame, répondit Miss Jebbsèchement. Si je pouvais vous révéler le nom glorieux, presquedivin, de ce jeune nobleman…

–&|160;Et M.&|160;Goëtzi&|160;?

–&|160;Il avait épousé une veuve dans lecommerce.

–&|160;Mais Sélène&|160;! Sélène&|160;! Laville morte&|160;!

–&|160;Mylady, répondit Miss Jebb gravement,certaines choses restent au-dessus de notre entendement, et même duvôtre, quoique vous apparteniez à la noblesse. Il faut laprotection d’un vampire pour entrer dans Sélène, et l’on n’en a pastoujours sous la main. Nos deux couples de nouveaux mariés allèrentà Semlin avec Grey-Jack et Merry Bones, dont la crinière étaitréellement diminuée des trois quarts. On ne put découvrir Sélène,mais on retrouva les marchands qui avaient vendu le fourneau, lecharbon et la cuiller de fer. Il y a plus, la disparition duchirurgien Magnus Szegeli était un fait notoire dans la ville, etdepuis trois semaines, le logis du dessinateur esclavon étaitvide.

Ici Mlle&|160;97 se leva et nousfit la révérence finale.

Ces jours derniers, à Paris, j’ai reçu ducomté de Stafford la lettre suivante&|160;:

Dear sir,

Elle avait l’habitude de placer à la finde ses compositions des pièces justificatives et explicatives. Toutest clair dans notre récit, excepté ce qui concerne le jeuneinconnu comparable à un dieu.

Je crois qu’il serait bon de soulever levoile. Votre livre y gagnerait une importance historique. Cela sepourrait faire, soit dans une postface où vousdiriez&|160;:

«&|160;Nous n’avons pas osé écrire dansces pages frivoles un nom qui remplit le monde de son incomparableéclat, le nom de Celui qui mit Napoléon Bonaparte dans sa poche, etqui surpasse les autres héros modernes, autant qu’Achille étaitau-dessus de ses rivaux grecs et troyens, etc., etc.&|160;», avecune allusion fine à la statue que les dames de Londres élevèrent àSa Grâce, en costume grec, qui pourrait passer pour être un peutrop décolleté quant aux jambes, s’il s’agissait d’un homme ducommun. Soit dans une simple note fortement soulignée et ainsiconçue&|160;: C’ÉTAIT WELLINGTON&|160;!&|160;!&|160;! (avecplusieurs points d’exclamation).

Je préférerais pour ma part cette dernièreforme.

Your truly, etc.

Signé Jebb.

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