Sir Nigel

Sir Nigel

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

LA MAISON DES LORING

Au mois de juillet de l’an de grâce 1348,entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin, l’Angleterre fut le théâtre d’un étrange événement : un monstrueux nuage apparut,venant de l’est, un nuage pourpre et massif, lourd de menaces,glissant lentement devant le ciel limpide. Et dans son ombre les feuilles séchèrent sur les arbres, les oiseaux cessèrent de gazouiller, bestiaux et moutons se blottirent contre les haies. Les ténèbres s’appesantirent sur le pays et les hommes, dont le cœur était lourd, gardèrent les yeux tournés vers cette nue terrifiante.Certains se glissèrent dans les églises pour y recevoir la bénédiction chevrotante de quelque prêtre angoissé. Les oiseaux avaient cessé de voler et l’on n’entendait plus les sons si plaisants de la nature. Tout était silencieux et immobile, à l’exception de la vaste nuée qui s’avançait, roulant ses immenses plis du fond de l’horizon. À l’ouest, on pouvait voir encore un riant ciel d’été cependant que, de l’est, la lourde masse glissait lentement jusqu’à ce que la dernière parcelle de bleu eût disparu et que le ciel tout entier ne parût plus qu’une grande voûte de plomb.

La pluie se mit alors à tomber. Elle tomba durant tout le jour et toute la nuit, durant toute la semaine e ttout le mois, jusqu’à faire oublier aux gens ce qu’étaient un ciel bleu et un rayon de soleil. Ce n’était pas une pluie lourde, mais continue et glacée, que les gens se fatiguèrent vite d’entendre crépiter et dégouliner sur les feuillages. Et toujours, le même lourd nuage menaçant glissait de l’est à l’ouest en déversant son eau. La vue ne portait qu’à un jet de flèche des maisons, car la pluie formait comme un rideau mouvant. Et chaque matin on levait la tête, espérant apercevoir une accalmie, mais les yeux ne rencontraient jamais que le même nuage sans fin, si bien qu’on cessa même de regarder et que les cœurs désespérèrent. Il pleuvait à la fête de saint Pierre aux liens, il pleuvait encore àl’Assomption, il pleuvait toujours à la Saint-Michel. Le blé et lefoin, détrempés et noirs, pourrissaient sur les champs, car ils nevalaient même pas la peine d’être engrangés. Les brebis étaientmortes, ainsi que les veaux, de sorte qu’il ne restait presque plusrien à tuer quand vint la Saint-Martin et qu’il fallut mettre laviande au charnier pour l’hiver. Le peuple redouta la famine, maisce qui l’attendait était bien pire encore.

La pluie s’arrêta enfin et ce fut un maladifsoleil automnal qui se mit à briller sur une terre détrempée. Lesfeuilles en putréfaction empestaient le lourd brouillard quis’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueuxchampignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avaitjamais vu auparavant : ils étaient écarlates, mauves, lividesou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte depustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs etla Mort jaillit de la terre noyée. Les hommes périrent, ainsi queles femmes et les enfants, le baron dans son château, l’affranchidans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabanede clayonnage et de torchis. Tous respiraient le même air malsainet tous mouraient de la même mort. De ceux qui étaient frappés,aucun n’en réchappait et le mal était partout semblable :énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nomà la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur lescôtés des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans denombreux villages, il ne resta pas âme qui vive. Le printemps enfinarriva, et avec lui le soleil, la santé et le rire ; c’étaitle printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre quel’Angleterre eût jamais connu. Mais la moitié seulement del’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grandnuage pourpre.

Ce fut néanmoins dans ce fleuve de mort, danscette puanteur de corruption que naquit une Angleterre pluséclatante et plus libre. Ce fut dans cette heure sombre que l’onvit pointer le premier rayon d’une aube nouvelle, car il ne fallaitrien de moins qu’un grand soulèvement pour arracher le pays àl’étreinte de fer du système féodal qui lui enchaînait les membres.Ce fut un pays neuf qui se leva de cette année de mort. Les baronsavaient été fauchés. Les hautes tours et les larges douvesn’avaient pu retenir le noir fossoyeur qui les avait emportés. Leslois perdirent de leur force, faute d’un bras résolu pour lesappliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leurvigueur. Le laboureur refusa désormais d’être un esclave. Le serfse mit à secouer ses fers. Il y avait beaucoup à faire, et ilrestait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivantsfussent des personnes libres d’agir, de fixer leurs prix et detravailler où et pour qui elles voulaient. La mort noire, et riend’autre, ouvrit la voie au soulèvement qui devait, trente ans plustard, faire du paysan anglais le paysan le plus libre de toutel’Europe.

Mais trop peu de gens étaient suffisammentperspicaces pour prévoir le bien qui allait naître de ce mal. À cemoment-là, la misère et la ruine frappaient chaque famille. Bétailcrevé, récoltes pourries, terres incultes, toutes les sources derichesses avaient disparu dans le même temps. Les richess’appauvrirent : mais les pauvres, et surtout ceux quil’étaient en portant sur les épaules le fardeau de la noblesse, setrouvèrent dans une situation précaire. À travers toutel’Angleterre, la petite noblesse fut ruinée, car ses membresn’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenudu travail des autres. Dans plus d’un manoir il y eut de dursmoments, et surtout au manoir de Tilford qui avait été durant denombreuses générations le foyer de la famille Loring.

Il fut un temps où les Loring avaient gouvernétoute la région entre les North Downs, cette chaîne de collinescrayeuses du Hampshire et du Surrey, et les lacs de Frensham, untemps où leur sombre château, se dressant au-dessus des vertespâtures bordant la rivière Wey, avait été la plus puissanteforteresse entre la seigneurie de Guildford à l’est et celle deWinchester à l’ouest. Mais la guerre des Barons avait éclaté, aucours de laquelle le roi s’était servi de ses sujets saxons commed’un fouet pour flageller les barons normands, et le château deLoring, à l’instar de beaucoup d’autres, avait été détruit de fonden comble. Dès lors, les Loring, leur domaine considérablementréduit, vivaient dans ce qui avait été le douaire, avec de quoisubvenir à leurs besoins mais privés de toute splendeur.

Puis avait eu lieu le procès avec l’abbaye deWaverley, lorsque les cisterciens avaient réclamé leurs terres lesplus riches et les droits féodaux sur le reste. L’action intentéeavait duré des années et, au bout du compte, les gens d’Église etles robins s’étaient partagé tout ce que le domaine comptait encorede richesses. Il restait cependant le vieux manoir, d’où à chaquegénération sortait un soldat pour maintenir haut le nom de lafamille et pour porter son écusson à roses de gueules sur champd’argent là où on l’avait toujours vu, c’est-à-dire au premier rangde la bataille. Dans la petite chapelle où le père Matthew disaitla messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze quitoutes représentaient des hommes de la maison de Loring. Deuxavaient les jambes croisées, pour avoir participé aux croisades.Six avaient les pieds posés sur des lions parce qu’ils étaientmorts à la guerre. Quatre seulement étaient figurées avec un chien,ce qui signifiait qu’ils étaient morts dans la paix.

De cette famille célèbre mais doublementruinée par la loi et la peste, il ne restait plus, en l’an de grâce1349, que deux membres en vie. C’étaient Lady Ermyntrude Loring etson petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude était tombé devantles hallebardiers écossais à Stirling, et son fils Eustace, le pèrede Nigel, avait trouvé une mort glorieuse, neuf ans avant le débutde ce récit, sur la poupe d’une galère normande au combat naval deSluys. La vieille femme solitaire, aussi fière et ombrageuse que lefaucon enfermé dans sa chambre, ne faisait preuve de douceurqu’envers le jeune garçon qu’elle avait élevé. Toute la dose detendresse et d’amour de sa nature féminine, si bien dissimulée auxyeux d’autrui que personne ne pouvait même en supposer l’existence,ne s’épanchait que sur lui. Elle était incapable de supporter qu’ils’éloignât d’elle, et lui, avec ce respect pour l’autorité quel’âge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bénédiction nison consentement.

C’est ainsi que Nigel, à l’âge de vingt-deuxans, avec son cœur de lion et le sang de cinquante guerriersbouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées àréclamer son épervier avec des leurres, à dresser des chiens dechasse ou les épagneuls qui partageaient avec la famille la grandesalle de terre battue du manoir.

Jour après jour, la vieille dame l’avait vugrandir en force et devenir un homme. De petite stature, ilpossédait des muscles d’acier et une âme ardente. De toutes parts,de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham,on rapportait à la douairière les récits des prouesses de sonpetit-fils, vantant son audace comme cavalier, son couragedébonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celledont l’époux et le fils avaient trouvé une mort sanglante refusaitla pensée que le dernier des Loring, unique bourgeon de cettecélèbre vieille souche, pût subir le même sort. Le garçonsupportait d’un cœur désabusé et avec le sourire les journées sansévénements, à l’entendre toujours différer le moment qu’elleredoutait tant, en lui demandant d’attendre que la récolte fûtmeilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ilsavaient pris, que l’héritage de son oncle lui permît d’entretenirses troupes, bref en alléguant tous les motifs qu’elle pouvaitimaginer pour le garder.

D’ailleurs la présence d’un homme étaitnécessaire à Tilford, car la lutte n’avait jamais cessé entrel’abbaye et le manoir, et, sous le premier prétexte venu, lesmoines cherchaient toujours à amputer un peu plus le domaine deleurs voisins. Par-delà la rivière serpentant au milieu des vertspâturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sapetite cour carrée et sa cloche sonnant chaque heure du jour et dela nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la directiondu modeste manoir.

C’est au cœur même du grand monastèrecistercien que s’ouvre cette chronique du temps passé qui déroulel’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loringet en rapporte les conséquences : les dernières sont l’arrivéede Chandos, l’étrange combat à la lance sur le pont de Tilford etles actions qui conférèrent à Nigel la renommée sur le champ debataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cetteverdoyante Angleterre : colline, plaine, rivière sont tellesqu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, sisemblables à nous-mêmes, sont pourtant si différents dans leurfaçon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’unautre monde.

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