L’Autre vue

Chapitre 2VOYOUS DE VELOURS

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Monâme est maternelle ainsi qu’une patrie

Etje préfère au lys un pleur de sacripant.

Saint-Pol Roux

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Je ne fus jamais plus amoureux de la vie qu’àprésent&|160;; jamais je ne me suis projeté hors de moi avec cettesympathie. Est-ce ma propre maturité qui prête ce charme et cettesaveur de fruit mûr à mes décors et à mes personnages préférés, quime les parfume à cette ambroisie&|160;? Souvent je me dulcifie à enpleurer. Le monde m’est trop sublime.

Ah&|160;! Ceux d’ici&|160;! Lespauvrets&|160;! Depuis combien d’années je les scrute. Il me tardede frayer avec eux. Je sais, je jure qu’il n’existe en nul autrepays gaillards de ce galbe, de ce geste et de cette vêture&|160;!Peut-être dans vingt ans n’en germera-t-il plus de pareils, mêmechez nous, même en ce terreau gavé d’engrais&|160;? Les étalages deleurs boutiques à frusques, où piloux et dimittes se litsur l’enseigne, fourniront-ils encore l’habillement à clientèleaussi topique&|160;? Les miséreux de l’avenir seront-ils voués auvelours comme aujourd’hui&|160;? En outre, parleront-ils le mêmelangage, se tailleront-ils la même dégaine, les ruffians dedemain&|160;? Les mots prendront-ils dans leur gorge et leur boucheun marinage si épicé&|160;? S’amuseront-ils aux mêmes jeux, auxidentiques turlupinades&|160;? Peut-être la physionomie desaborigènes se transformera-t-elle comme celle de leurs masures. Lesraces disparaissent ou du moins elles se renouvellent et subissentde fatals métissages…

Pensée à la fois mélancolique et consolante,car il m’est doux d’être venu en ce moment et non en un autre, iciplutôt qu’ailleurs, et de les avoir analysés à loisir, cespolissons décoratifs et capiteux.

À en croire les tableaux italiens, les statuesde Florence et de la Grèce, tels mendiants ou pouilleux deVelasquez ou de Murillo, il y en eut de très plastiques à d’autresépoques et sous d’autres cieux. Hélas, nous n’eûmes presque jamaisici que des peintres de laideurs et de grotesques. À part quelquesjeunes bergers de Jordaens ou certains faurillons ou aide-bourreauxde Rubens, les tableaux anciens ne présentent que magots et cagots.Van Dyck dédaigna nos adolescents pour les juveigneurs del’Angleterre. Il n’en va pas mieux aujourd’hui. Les jolis typesd’ici se faneront-ils donc toujours sans avoir rencontré despinceaux appréciateurs et fervents&|160;? En attendant, moi quiaurais tant voulu les peindre, je leur sais gré, à mes jeunesvoyous, de me béatifier à ce point, de m’imprégner et de mesuggestionner si intensément. Ils auront fait partie de masubstance, ces drôles dégingandés, onctueux et âcres, balsamiqueset rêches, qui s’épanouissent en ce moment sur notre pavé. Je meles assimile, je les consomme, je les hume esthétiquement. À tourde rôle, ils se surpassent, ils trouvent leur expression, leursignification suprême. Aucun d’eux n’eut son pareil dans le passéet ne l’aura dans l’avenir, et cela malgré leur ressemblance etleur air de famille. Savourons cette crispantecontemporanéité&|160;; dégustons l’heure présente avec lesmeilleurs de ceux qui la peuplent&|160;; avec ceux qui étoffent etqui pathétisent ce moment. Je veux m’en repaître les regards, m’ensaturer la fantaisie… Et c’est mon patriotisme à moi, cela&|160;;et nul plus que moi n’est attaché à un terreau qui produit detelles pousses humaines&|160;; j’en suis par toutes mes attaches,par tous les sens, par tous les pores, par le jeu de mes papilleset de mes moindres muqueuses, par mes sécrétions les plusintimes…

«&|160;J’avoue, dirait Bergmans – il me semblel’entendre d’ici – que cette façon de chérir son terroir et sonpeuple dépasse toute mesure. Et cependant je me flatte d’être bonpatriote. Je me réjouis au chiffre des naissances et des mariagesen pays belge, je ne m’intéresse pas moins à celui de nosimportations et de nos exportations commerciales, à la hausse denos fonds publics, au développement et à l’expansion de notreindustrie&|160;; je me sens, pour ainsi dire, chatouillé par leshonneurs que les produits belges remportent dans les expositionsuniverselles&|160;; c’est avec un certain orgueil que je voisdéfiler nos soldats poudreux et basanés au retour des grandesmanœuvres ou même nos orphéonistes revenant, chargés de lauriers etde médailles, d’un festival à l’étranger&|160;; je me redresse etmon cœur bat aux accents de la Brabançonne, les trois couleurs dudrapeau national flattent agréablement mes yeux. Malgré messentiments démocratiques, je porte un intérêt filial à notresouverain. À la Chambre des Représentants, la dynastie ne comptepas de partisan plus chaleureux que moi. Mais quant à me préoccuperde la figure de mes compatriotes, surtout de la physionomie desgens de condition infime, du rebut de nos populations, l’idée deles dévisager de si près, de les jauger avec cette persistance nem’était pas encore venue. Ne voilà-t-il pas de beaux sujetsd’extase et de méditation que ces pendards&|160;! Surtout qu’il yen a des milliers&|160;! Et Laurent les trouve aussi précieux quele sel de la terre. Et c’est pour l’amour de ces espèces et de cesépices-là qu’il chérit sa copieuse patrie&|160;! Certes, cesva-nu-pieds seraient étonnés les tout premiers du culte que leurporte mon exalté parent. Ils seraient même gênés de se voirreluqués ainsi et se formaliseraient de tant deprédilection&|160;!&|160;»

Tu crois, cousin&|160;?

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Beaucoup n’ont qu’un temps, une saison debeauté. Ils passent comme une fleur, un insecte rare. Précoces, ilsmûrissent trop vite. Rien de plus intensif que l’atmosphère de leurmilieu. Aussi se fanent-ils prématurément. Leur vie n’est qu’uneaube, qu’une adolescence. Heureusement, ils sont aussi prolifiquesqu’éphémères et leur progéniture leur ressemble bientôt pour messuprêmes délices.

L’âge auquel je les préfère&|160;? Auxapproches de la conscription et parfois, plus tôt encore, dèsl’époque où l’apprentissage d’un métier et les premières escapadescommencent à leur donner du roux, à l’heure du déniaisage, du duvetà la lèvre et du poil follet au menton&|160;; au moment de cettepuberté si irritante chez les gamins élevés à la grâce de Dieu,puis entrepris par des initiateurs sans vergogne&|160;; à la minuteclimatérique où la mue rogue et dyscole, fanfaronne de vice et decynisme, prodigue aussi de câlines gaucheries et de naïvesdétentes&|160;; à la saison où ils jettent leurs gourmes ens’abandonnant en toute licence à leurs postulations de moineauxfrancs, pillards, batailleurs et voluptueux.

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L’accoutrement de mes voyous subit descaprices et des modes tout comme celui des mondains&|160;;fluctuations lentes et moins radicales qu’en haut de l’échelle,mais caractéristiques. S’ils ne vont pieds nus – et combien cespauvres paturons[4], calleux et poudreux, émergentpathétiquement des penaillons[5] et desfranges de leur «&|160;folzar[6]&|160;» –ils chaussent des sabots blancs ou jaunes, très pâles ou orangéscomme les fromages de la Hollande. On en trouve à la pointe relevéecomme un crochet de patin frison ou une proue de gondole, peints dediverses couleurs, ciselés et taillés, même dorés, historiés defigures et d’attributs, le tout d’une fantaisie délicieusementbarbare.

Parfois mes favoris connaissent des saisons deluxe durant lesquelles ils porteront des chaussures de cuir. Onn’en voit que la pointe à cause de la guêtre ou du pied d’éléphantformé par le bas de la «&|160;culbute&|160;» (que l’argot a de nomssuggestifs pour le vêtement bifurqué&|160;!) dont il importé que lehaut bride les fesses et les cuisses. D’autres jours, ilstraîneront des savates et des espadrilles qu’ils s’amusent àquitter et à reprendre&|160;; ils laceront des bottines jaunes surleurs chaussettes lie de vin ou feront sonner de lourdes bottes àgros clous – un luxe que ces clous&|160;!

Généralement ils vont habillés de ce velourscôtelé appelé piloux qui – sans préjudice des autres tons&|160;:mastic, réséda ou vert bouteille – parcourt toute la gamme desbruns, depuis le jaune d’or ou le roux flamboyant jusqu’au havaneou au chocolat. S’ils ne parviennent à se fendre de tout le completde velours, leurs jambes au moins sont culottées de cetteragoûtante étoffe aussi caressante à l’œil que douillette autoucher, de ces velours tirant sur le pelage des félins, tièdescomme une fourrure, électrisés, dirait-on, par les réactions de lamarche, les manœuvres, les jeux et les rixes de leurspropriétaires. Avec le temps ces velours se bonifient comme le vinet les cigares. Au relief des coudes, des fesses et des genoux,l’étoffe se met à luire, puis à se râper, jusqu’à ce qu’enfin sousles guenilles rapiécées à outrance, la chair montre sa couleur depain bis ou de poisson fumé. Le plus souvent sans veste, sansbourgeron, sans vareuse de gros bleu marine, ils endossent desjerseys bleus aussi, mais parfois de différentes couleurs, zébrés àla façon des maillots de canotiers ou d’acrobates. Ces tricotséchancrés dégagent la rude et ferme encolure comme chez lesmatelots. Combien mes lurons portent beau et se moulentavantageusement dans ces gaines élastiques&|160;! S’ilss’appliquent une chemise, ils la choisissent de flanelle et decouleur. Ils ne se prêteront que rarement au supplice du carcanempesé et ils se passent presque autant de cravate, à moins queleur limace assez décolletée n’ait un collet rabattu sous lequelils glissent une voyante lavallière, une écharpe nouée à la marineou une cordelière à glands multicolores.

Jamais de paletot, ou bien ils n’ont que celasur le corps. Mais l’hiver tous s’emmitouflent la gorge et la nuquejusqu’au nez dans un de ces larges cache-misère dont ils rejettentles deux bouts sur le dos&|160;; tandis que les jambes grelottentsous des chausses presque réduites en charpie.

De l’habillement du voyou c’est la casquettequi change le plus souvent de mode. Une saison, ils la demandaientà visière jaune comme le bec des merles, ce qui accentua lecaractère effronté et gouailleur de tant de physionomies. Puis ilsvoulurent la casquette de laine verte ou écossaise des joueurs aucricket, ou la toque du jockey, tirée sur les oreilles. Mais unmodèle persiste, le plus coquet d’ailleurs, et ils y reviennentd’instinct, pour peu qu’ils s’avisent d’en adopter un autre&|160;:c’est la casquette marine, à large visière plate et le plus souventvernie, dite «&|160;klipson&|160;». Il sied que cette coiffure soitrenversée dans le cou et posée sur l’oreille, la visière crânementrelevée vers le ciel, un peu parallèle donc au fréquent retroussisde leur nez, à leurs narines quêteuses. C’est le genre.Fréquemment, nos farauds portent le feutre mou à larges bordsretroussés ou rabattus, coiffure prêtant à la fantaisie et à ladésinvolture et que les renfoncements et les coups de poingassortissent et pétrissent à l’humeur du compagnon qui s’enaffuble.

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Dans ses Confessions d’un fumeurd’opium, Thomas de Quincey préconise une expérience quiconsiste, le samedi soir, lorsque les ouvriers ont touché leurpaie, à se mêler à leur multitude, à prendre un bain de foule et às’égarer dans ces problèmes de rues sans issues, dans cespouilleries où la gent turbinante s’entasse, parquée et refoulée,ainsi que dans les antiques ghettos et léproseries. Là, il s’agitde pénétrer à leur suite au sein des tavernes et des musicos oùtous ces peinards se rassemblent pour dépenser leur salaire et sedonner un peu de bon temps. Ce coude à coude est fort agréable etmême réconfortant, et cette descente dans les enfers sociauxrecommandée par Quincey partant éminemment d’un excellent naturel.Mais dans ces rapprochements des distances il se bornait à donnerde platoniques conseils aux familles indigentes embarrassées parune baisse de salaire, un chômage inopiné ou l’enchérissement del’une ou l’autre denrée indispensable à leur nutrition. Moi, j’aitrouvé mieux que ça, soit dit sans me vanter.

Par les après-midi de froidure, nos muséesservent d’asiles et de chauffoirs à des traînées de claque-dents etde court-vêtus. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans cettehospitalité que les sanctuaires de l’art accordent à cesmisérables&|160;? En se sentant imprégnés de la chaleur égale etfrôleuse qui règne dans ce lieu, sous les bouffées caressantes queles bouches des calorifères leur soufflent à travers les haillonset qu’ils sentent monter le long de leurs jambes comme l’ascensionchatouilleuse de leurs parasites, mes pauvrets ne subiraient-ilspeu à peu l’enchantement et le prestige de ces siècles dechefs-d’œuvre&|160;?

Je me faisais cette réflexion l’autre jour aumusée d’art moderne où j’errai à la remorque d’une banded’apprentis. Leur aîné les pilotait de salle en salle, en leurlaissant à peine le temps d’accorder un regard aux compositionshistoriques, pour les mener directement devant des nudités qu’ilsfouillaient de leurs yeux aiguisés, en s’esclaffant. Parfois ilsrigolaient tellement que, se poussant l’un l’autre, ils allaients’affaler sur le glorieux velours rouge des divans auquel ilsinfligeaient le contact outrageant du velours rogneux de leursfonds de culottes. Les huissiers qui les surveillaient d’un airrogue et dont leur irruption bruyante avait troublé la sieste, leurenjoignaient continuellement, sous peine d’expulsion, de mettre unesourdine à leurs éclats de voix et de refréner leur gesticulation.La menace semblait produire son effet&|160;; ils décanillaient à lafile, tête baissée et tout penauds, mais pour courir s’affrioler etse trémousser de plus belle dans la salle voisine.

Cependant, arrivés tout au bout de l’enfilade,dans un dernier salon après lequel il faut retourner sur ses pas,l’exubérance de mes garnements tomba tout à coup, à la vue de lasplendide perspective qu’un intelligent architecte a ménagée àtravers de larges verrières sur les bas-fonds du vieux Bruxelles.C’était leur ville, leur quartier, cela&|160;! Ces briques et cescheminées leur parlaient autrement que la toile peinte. Le nezcollé à la vitre qu’ils embuaient de leur haleine alliacée etqu’ils frottaient ensuite du revers de leur manche trouée au coude,la turbulente ribambelle s’éternisa, fascinée par cetà-vol-d’oiseau de bicoques à toits rouges dans l’enchevêtrement etla débandade desquelles ils essayaient de s’orienter et de démêlerapproximativement la lucarne du galetas paternel. Quelque miséreuxqu’ils me semblassent, au moins tous ces pierrots-là se savaientquelques tuiles de la cité excentrique sous lesquelles ilspourraient se blottir la nuit prochaine.

Tel ne devait pas être le cas d’un autre petitpauvre auquel je n’avais pas pris garde jusque-là, requis tout letemps par les espiègleries des premiers. Comparés à celui-ci cesgueusillons montraient la mine florissante et l’habillement desenfants de bourgeois. S’il se tenait à l’écart de leur bande,c’était sans doute à cause de son dénuement plus manifeste et pluscriard. S’il ne s’arrêta point comme eux devant le panorama de laville, c’était assurément parce qu’aucun gîte ne lui était ménagédans ce fouillis de pénates. Il pouvait avoir de quinze à seizeans, l’âge des autres polissons&|160;; mais, de taille chétive, lamisère contrariait sa croissance, et leur teint hâlé et blafardparaissait rosé à côté de la pâleur livide du sien. Dès que jel’eus aperçu, les autres cessèrent de m’intéresser. Les abandonnantà leur extase, je m’engageai à la suite du gamin solitaire dans lessalles qu’il lui restait à visiter. Malgré la faim qui luitiraillait le ventre, le pauvret s’arrêtait devant maint jolitableau et le considérait avec une curiosité naïve que je n’avaispas vue aux apprentis tapageurs. Je m’étais rapproché de lui aupoint de le frôler et je réglai mes mouvements sur les siens, nebougeant que lorsque lui-même avançait d’un pas. Surprit-il monmanège et chercha-t-il à m’éviter, gêné par un voisinage trophumiliant pour ses haillons&|160;? À un moment, il traversa lasalle et se mit à parcourir les tableaux de la rampe opposée àcelle que nous avions longée jusque-là. Je le rejoignis de façon siostensible, qu’il tourna son blême visage de mon côté et me regardad’un air ombrageux, appréhendant peut-être en moi un traqueur devagabonds, un de ces tristes veneurs qui galopent les batteurs depavés pour les entasser dans les pourrissoirs des dépôts. Mais monregard lubrifié par la sympathie, un sourire où je mis le plus depersuasion et de caresse possible le rassurèrent en partie sansencore l’édifier toutefois sur la nature de l’intérêt que je luiportais, et peut-être ne fut-il pas loin, le pauvre enfant exsangueet décharné, de méconnaître ma sollicitude, car une rougeur teignitfurtivement ses pommettes. Comme je redoublai de muette, mais enquelque sorte magnétique conjuration, à la longue il se décida àson tour à m’interroger du regard.

La faim, hélas, aurait eu raison de sesrépugnances, celles-ci eussent-elles même été légitimes.

– Veux-tu sortir avec moi, petit&|160;? luichuchotai-je. Et comme il s’effarouchait de nouveau, je le pris parle bras et l’entraînai au dehors, suivi, je n’en doute pas, par lesregards scandalisés des respectables huissiers. Arrivé dans la rue,je conduisis le pauvret qui se laissait mener, docile comme unchien, jusqu’à la taverne la plus proche où, au dégoût à peinedéguisé du garçon et de la caissière, je lui fis servir de l’ale etplusieurs sandwiches. Il dévora cette pitance et vida sa pinte sansprononcer une parole, avec une voracité dont la vue me faisaitpresque autant de mal que de bien, car elle ne me révélait que tropà quel jeûne avait été condamné ce pauvre être. Après avoir réglé,je sortis non sans le faire passer devant moi&|160;; puis sur leseuil, je lui tendis la main et, tandis qu’il la serrait après unpeu d’hésitation, je lui coulai entre les doigts une pièce de centsous, tout ce qui me restait. Non, il n’y a rien de plusbéatifiant, je vous le jure, que la surprise de mon bonhomme, sonineffable confusion à ce moment. Aussi me suis-je bien promis derenouveler l’expérience. Mais si vous étiez tentés de m’imiter,hâtez-vous de vous dérober aux remerciements du cher petiot. Restezplutôt sous l’impression de cette gratitude qui n’a pu s’exhaler,tant il suffoquait d’émotion. Les mots ou les gestes qu’il croiraitdevoir ajouter à son trouble pour exprimer sa reconnaissancecompromettraient le délice que vous aura procuré l’ébranlementnerveux communiqué à toute sa personne par vos largesses. Ce n’estqu’un spasme de la durée d’un éclair, une grimace plutôt qu’unsourire. Mais que c’est beau et que c’est bon&|160;!…

Aujourd’hui, pourtant, je m’en veux de nepoint m’être ménagé le moyen de le revoir. Ne m’aurait-il pasfourni le sujet d’études tant cherché, le moyen de pénétrer dansson monde et de m’instruire sur le compte de cette engeance verslaquelle je me sens si vertigineusement aiguillé&|160;?Espérons.

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Il m’arrivait, il y a quinze jours, decontempler le panorama dont on jouit de ce plateau que domine lepalais de justice de Bruxelles surplombant de sa masse lagrouilleuse ville basse, la cité par excellence de notrecattiva gente. Accoudé à la balustrade, j’embrassaisl’immensité de la perspective suburbaine. Par delà le fouillis deruelles et de culs-de-sac, je goûtai cet horizon houleux fouettépar un vent sadique, qui faisait fuir les nuées sanguinolentescomme la panique échevelée des ribaudes et des colporteurs devantla meute des argousins. Ce qui se passait dans le ciel me fitsonger à l’atmosphère de terrorisme et de contravention habituelleà ces sentines s’entrecroisant à mes pieds. Sous l’impression decette synesthésie, je dévalai la rampe à lacets aboutissant à uncarrefour formé par les rues de l’Épée, des Minimes etNotre-Dame-de-Grâce. Arrivé au bas, je tombai sur un groupe d’unedemi-douzaine de gueux renforcés, au cachet local et loqueteux, desvoyous de grand style enfin. Ils portaient leur vêture dérisoireavec ce dégingandement et ce débraillé qui leur siéent si bien etdont je raffole.

Un des plus grands s’acharnait sur un desjuniors qui se laissait molester avec une certaine complaisance. Letourmenteur le vautrait à terre et lui allongeait de légers coupsde pied dans les reins ou, couché sur lui, il lui prenait la tête àdeux mains et lui faisait toucher à plusieurs reprises la borduredu trottoir, mais sans lui faire grand mal, car l’autre geignaitpour la frime et s’esclaffait tout en feignant de pleurnicher.Leurs camarades formaient le cercle autour des lutteurs ets’ébaudissaient en attendant de s’agripper à leur tour. Et comme jem’étais arrêté, à la fois anxieux et émoustillé, partagé entre leplaisir que me procuraient les mouvements agiles, les effortsmusculaires de ces gamins et la crainte de voir leurs jeux finirpar une empoignade pour de bon, l’un des regardants, peut-êtrevaguement averti de ce bizarre sentiment de solidarité et decamaraderie qui me posséda de tout temps pour ces fauves espèces etqui est allé en s’exaspérant, m’interpella en ces termes&|160;:«&|160;Quels voyous, n’est-ce pas, Monsieur&|160;? Toujours entrain de se battre comme des chiens&|160;?&|160;»

Et un autre des baguenaudiers montrant legamin terrassé en proie aux brimades de son robustevainqueur&|160;: «&|160;Voyez donc comme il est arrangé&|160;! toutcouvert de boue&|160;!&|160;»

Pourquoi le respect humain, dont je me croyaisaffranchi, m’empêcha-t-il de répondre au polisson&|160;:«&|160;Détrompe-toi, loin de me dégoûter, tes camarades meragoûtent&|160;; car je les aime, les voyous&|160;!&|160;» Non,intimidé, je poursuivis mon chemin sans souffler mot, mais jem’étais à peine éloigné, on ne peut plus digne, avec une moueréchigneuse de bourgeois, que j’aurais voulu revenir sur mespas&|160;: «&|160;Bah, me dis-je, ce sera partie remise&|160;; jeprendrai parfois le chemin de ce carrefour&|160;; les pendardsdoivent s’y donner rendez-vous, car l’endroit se prête on ne peutmieux à leurs ébats, et ce serait vraiment jouer de malheur, si jene les retrouvais. D’ailleurs, leurs pareils ne manquent pas de cecôté. À leur défaut, je m’aboucherais avec leurs congénères. Lesvomitoires du palais de justice refoulent et dégorgent sans doute,dans les ruelles d’alentour, des flopées de ces vauriens durant lasuspension des audiences de la correctionnelle qu’ils fournissentd’accusés, de plaignants, de témoins, de galerie et de claqueurs,car les prétoires ont leurs chevaliers du lustre tout comme lessalles de spectacle.&|160;»

Le hasard m’a servi. À deux jours de là, j’airetrouvé mes cinq drôles, les mêmes. De nouveau ils se battaient ouplutôt le même patient pantelait sous le poids du même bourreau. Àun moment, ils firent la brouette&|160;: le grand soulevait lepetit par les pieds et le forçait à marcher sur les mains.

Celui qui m’avait apostrophé l’avant-veille mereconnut et s’enhardit de nouveau à me lancer son&|160;:«&|160;Quels voyous, hein, Monsieur&|160;?&|160;» en s’appliquantfort humblement, sans aucune restriction, le sobriquet que leurinfligent les gens propres.

C’était un jeune ribaud, nerveux et membru,déhanché et frétilleur, jaune de teint, au visage chiffonné etmobile, aux vifs yeux noirs, aux cheveux crépus, la veste relevéeau-dessus des reins par le mouvement des mains logées dans lespoches de la culotte.

Cette fois je répondis, et cela sur le tondont les premiers chrétiens devaient confesser leur Dieu, non sansressentir un frisson d’avant-goût du martyre&|160;: «&|160;Moi jeles aime, les voyous, et de tout mon cœur&|160;!&|160;» Je répétaimême cette déclaration, car le jeune drôle me regardait toutébaubi, n’en croyant pas ses oreilles ou ne comprenant pas. Puis,de cette voix traînarde et éraillée dont le timbre est aux sons ceque le graillon est aux odeurs, de cette voix modulante qu’ilscontractent à force de se chamailler ou de crier leurmarchandise&|160;: «&|160;Hé, vous autres&|160;! Entendez-vouscelui-là&|160;?&|160;» clama-t-il. «&|160;Il dit aimer lesvoyous&|160;!&|160;»

À cette révélation inouïe, les deux lutteursdénouèrent leurs étreintes qui me rappelaient les tortillements desanguilles que brouettent les poissonniers ambulants et, encorehaletants, sans cesser de me considérer comme une bête curieuse,ils se rajustaient de leur mieux, renfonçant leur chemise et leurjersey dans leur culotte et époussetant leur casquette en labattant contre leurs fesses, auxquelles ils frottent aussi leursallumettes. Peut-être me croyaient-ils fou&|160;? Certes, je lesavais interloqués. J’étais vêtu sans recherche mais encore tropbourgeoisement tout de même. Observateurs déliés, ceux de leursorte vous ont tout de suite jaugé un quidam. Leur examen me fut-ilfavorable&|160;? Avais-je vaincu leurs préventions, leur méfiancechronique, cette frousse qui les agite autant que le souffle leplus imperceptible inquiète les peupliers&|160;? Ils serapprochèrent peu à peu ainsi que des chiens sans maîtres que l’ona flattés de la voix. À brûle-pourpoint, je les invitai à meconduire dans un estaminet de leur façon, afin, disais-je, de lierplus amplement connaissance, le verre en main, et de leur prouverla sincérité de mes sentiments. Après s’être consultés une secondesur le choix du caboulot, car ceux-ci ne manquent point dans cesparages, ils finirent par me désigner celui formant le coin desdeux ruelles. Je commandai de petits verres de genièvre que nousbûmes au comptoir. À la première tournée, mes polissons semontraient encore circonspects, mais la glace se rompit dès quej’eus fait renouveler la consommation. C’était donc sérieux&|160;?Je les gobais&|160;? On trinqua, et le plus grand, celui qui lescommandait, ayant proposé de s’asseoir pour causer plus à l’aise,nous nous attablâmes comme d’anciens camarades. Ils sefamiliarisaient, travaillés par ce besoin d’expansion et desociabilité qui caractérise les êtres infimes. C’était à qui serapprocherait de moi, s’installerait à mes côtés, ou me feraitvis-à-vis, coude à coude, leurs genoux collés aux miens. Leurhaleine me chatouillait la nuque et les oreilles. Les langues sedégourdirent&|160;; ils parlaient presque tous à la fois,rivalisant d’épate, faisant assaut de drôleries pour se rendreintéressants&|160;; ils auraient voulu s’ouvrir entièrement, sefaire connaître dans leur tréfonds, m’édifier en deux mots surtoute leur vie. À la différence des petits jeunets et des mijaurésde la bourgeoisie, un généreux désir de sympathie et d’effusionressortait de leurs façons et de leurs discours. Bientôt, ils sepermirent à mon égard ces privautés, intervenant constamment dansleurs rapports et que j’encourageai en leur rendant lapareille&|160;: ils me tâtèrent le biceps, me tapèrent la cuisse,éprouvèrent ma résistance musculaire, et le plus fort d’entre euxpesa avec une telle insistance de ses deux poignes sur mes palettesqu’il me fit presque chavirer. Somme toute, je me comportairondement et je ne leur semblai ni un méchant diable, ni un faquin.Dans tous les cas, ils avaient leurs apaisements sur un pointcapital&|160;: je n’étais point de la rousse. Leur flair les auraitinfailliblement avertis. L’argousin, le mouchard, l’agent des mœursse marquent d’un pli indélébile qui ne trompe jamais lesintéressés.

À un moment, je subis un véritableinterrogatoire&|160;; ces drilles m’auscultaient le moral comme lephysique.

– Et que fait Monsieur&|160;?

Par un reste d’amour-propre, je répugnai àleur avouer battre le pavé tout comme eux, et je me fis passer pourjournaliste. Journaliste&|160;? Cela ne leur disait pasgrand’chose.

– Mais oui, journaliste, écrivain,quoi&|160;!

– Cependant, une gazette, cela s’imprime, celane s’écrit pas&|160;!

– Est-il bête, celui-là&|160;! Écoute, tu vascomprendre…

Et suppléant à mes explications trop savantes,c’était à qui ferait saisir aux autres ce que représentait cetoiseau rare, le journaliste. Chacun y allait de sa définition.Lorsqu’il n’en sortait pas plus que les autres et se mettait àbredouiller, il se faisait rabrouer et clouer le bec par lagalerie. Ils finirent par parler tous à la fois&|160;; ilstrépignaient, se bousculaient, s’égosillaient, se criaientmutuellement dans le visage, et leur charnure s’échauffant avecleur langage réveillait la moiteur de leurs haillons etcommuniquait à leurs dessous de flanelle et de là à toutel’atmosphère ces effluves de force adolescente comparables auxfragrances des arbres séveux.

– Moi je sais&|160;! Laissez-moi dire&|160;!…interrompit au plus fort du brouhaha un grand garçon élancé etnerveux, bien jambé, de jolie figure, aux yeux bruns pailletésd’or, le teint mat, un pinceau de moustache, des cheveux châtainqu’il pommadait en conscience, le type de l’adonis de barrière, dunoceur voluptueux et bon enfant, sans fatuité, avec pourtantquelque chose de cruel et d’inquiétant dans le sourire et dans leregard.

On l’appelait Dolf Torlemyn ou Tourlamain.

– Un journaliste, disait-il, voilà…

Mais au lieu de définir le folliculaire pourlequel je me donnais, il s’embarquait dans une description assezvivante des abords du journal en vogue à l’heure du tirage.

Il s’y était sans doute rencontré souvent avecceux de sa sorte en quête d’un emploi. La cohue des sans-travail yest telle que l’on croirait à une émeute. Dès que les rotatives semettent à gémir, de terribles bousculades s’engagent devant lesportes. Ils débordent les vendeurs, happent au passage les feuillesencore humides, se les arrachent des mains au risque de lesdéchirer. Ceux qui tiennent leur numéro le déploient enl’appliquant sur le dos d’un camarade. Ils se hâtent de consulterles colonnes de petit texte où sont renseignées les offresd’emploi. Les illettrés se font aider des lumières de ceux quisavent lire. Puis c’est une débandade et une course folle commes’il y avait le feu. Il s’agit d’arriver premier.

Zwolu ou Mémène, le brunet déluré, lafrimousse chiffonnée comme un pruneau, celui-là même qui m’avaitinterpellé, se rappela avoir rencontré des gens de mon genre, laplume à l’oreille, dans les imprimeries des journaux à l’heure ducoup de feu et des dépêches télégraphiques, un jour où il apportaittout essoufflé la première nouvelle d’un écrabouillement dont ilavait été témoin et pour laquelle il touchait dix sous. Zwolu sefaisait donc une idée approximative de ce que pouvait être ungazetier.

Devant le mal que se donnent mes braves typespour me débrouiller, je me repens de les avoir induits en erreur,mais je me promets bien par la suite de les édifier sur ma positionréelle.

– Alors moi aussi, je suisjournaliste&|160;!

Celui qui revient à la charge est JefCampernouillie, un vigoureux rousseau, aux frisons d’or et à lachair blonde et rose, aux gros yeux réjouis, aux allures et auparler rogues, une sorte de garçon boucher ou d’abatteur en ruptured’étal, habitué des concours athlétiques, gaillard solide maisdébonnaire, ne déployant jamais sa force que dans des luttes et desassauts courtois. C’est celui-là même par qui Palul Cassisme, unpetit blondin à mine de premier communiant, aux yeux bleus, auxcheveux de soie écrue, à la voix flûtée, prenait plaisir à se fairevautrer par terre.

Campernouillie aura été embauché d’occasion,pour la vente d’un numéro à sensation, un jour qu’il fallait durenfort aux équipes ordinaires. Depuis il se croit journaliste. Ildispose d’ailleurs de solides poumons pour crier la marchandise etil nous fournit un échantillon de sa tonitruance en braillant àtue-tête le titre d’un journal français, titre que l’accent duterroir écorche d’ailleurs au point de le rendre inintelligible.Campernouillie vociférerait encore si leur chef à tous ne l’avaitbâillonné en lui appliquant sa large main sur la bouche.

Jef prend bien la chose. Tout est d’ailleurspermis à Tich Bugutte.

Virilement beau, à la fois aussi grand, aussinerveux, aussi bien découplé que Tourlamain et d’aussi florissantecharnure que Campernouillie, râblé et croupé comme un bourreau deRubens, ce garçon de vingt-quatre ans réunit les deux typesflamands du brun et du blond.

Rien de fier et de noble comme l’ensemble decette physionomie de simple voyou. Il a la face pleine, les joues àpeine duvetées, le front large et bombé, le menton impérieux, lescheveux d’un noir de jais plantés drus et taillés en brosse, lesgrands yeux bleus tirant parfois sur le bleu des ténèbres,profondément enfoncés dans les orbites et ombragés d’épais sourcilset de longs cils. Son teint agréablement basané mêle un ton orangeau rouge vif des pommettes. Les oreilles menues et un peu écartéesrappellent celles d’un jeune faune. Les ailes du nez extrêmementmobiles, les narines reniflantes et fendues comme des naseauxaccusent une sensualité exigeante que mitige le sourire attendri etun peu triste, et surtout la caresse veloutée du regard. SiCampernouillie se bat pour la parade dans les loges de lutteurs oules baraques foraines, si Tourlamain excelle dans les exercicesd’adresse, le saut, la course, les feintes et les perfidies de lasavate française, Bugutte, lui, représente le gladiateur, lepugiliste pour de bon, le batailleur incorrigible, la bête noire dela police. Bugutte a le casier judiciaire tellement encombré qu’ilne compte même plus les peines d’emprisonnement qu’il a purgéespour coups et blessures, rébellions contre les sergots. À part celale meilleur enfant de la terre, le plus taciturne et le moinsturbulent des cinq. Quand il ne fournit pas de muscle, il rêve à lafaçon des grands fauves au repos. D’ailleurs, il cogne rarementpour son propre compte&|160;; très endurant en ce qui le concerne,très malléable, il faut des provocations excessives pour le pousserà bout. En revanche, il pousse la camaraderie jusqu’à l’abnégationet à l’héroïsme. Il suffit que l’on s’en prenne à l’un de ses amisou seulement à quelqu’un de sa coterie pour qu’il s’interpose et serue sur l’offenseur. Souvent son intervention fut plutôtintempestive et fit dégénérer une attrapade anodine en une tuerieféroce. Aussitôt lâché, plus moyen de le retenir. Il tape enaveugle et en furieux, sans mesurer ses coups. Sa spécialitéconsiste à secourir les camarades emballés par la police. Fût-il àl’autre bout de la paroisse, il se ruera à la rescousse.«&|160;Bugutte, ils viennent de pincer un tel&|160;!&|160;»Bugutte&|160;! s’écrie-t-il. (Bugutte, son juron familier, est unecorruption de bij God, pardieu&|160;! De là son sobriquet,Bugutte&|160;!) Et le voilà parti. Si les policiers n’ont pasencore conduit leur capture au poste, Tich réussit toujours àl’arracher de leurs mains. Mais ses exploits lui coûtent cher.N’importe&|160;; il recommencera. C’est plus fort que lui.

Aussi merveilleux nageur que redoutablepugiliste, il a sauvé presque autant de monde qu’il en a démoli. Ensomme, ce gueusard mériterait encore plus de médailles de sauvetageet de croix civiques qu’il a encouru de condamnations. Sesviolences défraient aussi souvent les journaux que ses actes dedévouement. Les mauvaises langues prétendent qu’il lui arriva delancer à l’eau des passants attardés ou des paysans se rendant aumarché matinal, pour se ménager l’occasion et l’honneur de lesrepêcher. N’en croyez rien. Bugutte ne verserait jamais dans pareilcabotinage. S’il jetait quelqu’un à l’eau ce serait pour venger uncamarade, et alors le macchabée n’aurait qu’à se débrouiller.

Tandis que Campernouillie et Tourlamain memettaient au courant des prouesses et du caractère de leurcapitaine, celui-ci, un peu confus, me souriait de ses grands beauxyeux et protestait par des «&|160;bugutte&|160;» réitérés contre ceflux d’éloges.

Je ne cessais de renouveler les consommations.À force de boire, l’entretien prenait un tour de plus en plussentimental et confidentiel.

Sensibles, étrangement impressionnables, cesirréguliers dont les jours se passent dans des transes et des aboisperpétuels, ces brutes me rendaient effusion pour effusion, serécriant parfois avec incrédulité comme pour m’arracher desprotestations de sympathie encore plus véhémentes, et se demandantavec un bon rire à pleines lèvres ce que je trouvais de si aimableet de si avenant en eux, pauvres bougres mal nippés et mal famés,moi un monsieur à faux-col, à manchettes et à manières.

Attendri, je redoublai de fraternellesavances&|160;:

– Oui, je vous aime, vous les voyous, vous lesinfâmes et les pouacres, devant qui les gens de ma caste affectentde se boucher le nez, pour qui les messieurs n’ont pas de mouesassez dégoûtées, quoique leurs madames les guignent peut-être à ladérobée. Oui, je vous trouve plus près de la nature, plus francs,plus libres, plus généreux, plus beaux et plus crânes… Ah, je suishorriblement fatigué des faussetés, de la bégueulerie, des coupsfourrés du monde d’en haut. Foin de leur art et de leur littératurequi mentent autant que leur religion, leur honneur et leurmorale&|160;! Tous ces gens-là parlent et écrivent trop bien&|160;;cela va tout seul, on n’a qu’à les remonter, les voilà partis. Pasplus d’âme que leurs phonographes. Et leur implacable, leursinistre politesse&|160;! Tas de rhéteurs et de sophistes,va&|160;! Ils n’ont jamais tant parlé de Dieu que depuis qu’ils n’ycroient plus. Tandis que vous autres, au moins, mes pauvrescoureurs de rues, vous vous donnez pour ce que vous valez, ni plusni moins, sans nous en faire accroire. Vous êtes loyaux etrafraîchissants comme les plantes, les fontaines et lesoiseaux&|160;; fraternels comme les loups&|160;! Ô mesbien-aimés&|160;!

Et ne voilà-t-il pas que je m’oublie à leurconter une vieille pièce espagnole, le Damné faute de foidu moine Tellez, en rapportant à leur propre situation, le cas dumécréant qui fut sauvé parce qu’il possédait la grâce des élus. Jeleur parlai longtemps sur ce ton apologétique.

Ils ne me comprenaient pas toujours, mais ilsm’écoutaient avec bienveillance, ils me regardaient pour lire mespensées plutôt dans mes yeux que sur mes lèvres, puis lesintonations de ma voix les caressaient et ne leur laissaient aucundoute sur mes sentiments.

Pourtant, afin de me faire comprendre de cesêtres frustes au parler indigent, au vocabulaire suggestif maisréduit, trop souvent je recourais à la phraséologie des beauxcauseurs. Comment aller jusqu’à leur âme, à ces ruffians&|160;? Jen’avais d’autres ressources que de leur répéter un grand nombre defois&|160;: «&|160;je vous aime&|160;» en jurant comme eux, en leurallongeant des bourrades dans le dos, en les secouant par le brasen guise d’épanchements. Ils me prodiguaient les mêmes marques detendresse ou ils se bornaient à me sourire bénévolement&|160;;leurs yeux et leurs voix avaient quelque chose d’exquis que je n’aivu qu’aux chiens que l’on caresse, aux mendiants que l’on aumône,aux mioches pauvres à qui l’on coule quelques bonbons dans lamain.

Ah&|160;! le sourire de leurs grosses lèvresrouges un peu flétries par l’usage de la pipe, mais surtout parl’âcre jus de la chique, ces lèvres qui s’écartent pour montrer dejolies dents de louveteaux. Je goûtais un plaisir inouï à voirs’adoucir l’expression de leurs physionomies farouches ethargneuses comme celles de Bugutte et de Campernouillie&|160;; ougouailleusement effrontées comme chez Tourlamain et Zwolu&|160;; oucraintive et frileuse comme chez le petit Palul. Mais il y avait unreste de rancune aussi, de vague bouderie dans l’air dont cesréprouvés sociaux se laissaient amadouer par un transfuge de leurspersécuteurs&|160;; en s’entreregardant, ils semblaient sedire&|160;: «&|160;Tout cela n’est-il pas trop beau pour ycroire&|160;?… Mais, non, ce n’est pas un méchant garçon aprèstout. Nous le dresserons à notre image. Peut-être y aura-t-il mêmequelque chose à tirer de lui&|160;!&|160;»

Ils n’auraient qu’à me mettre à l’épreuve. Jeme vouais à leur bon plaisir, je me faisais leur homme lige&|160;:«&|160;À vous pour la vie&|160;! balbutiai-je, le cœur gros. Desparoles ou du silence. Peu importe. Des gestes ou del’immobilité&|160;: à votre aise. L’essentiel pour moi, c’est votreprésence. Livrez-vous à vos passe-temps. Ne faites pas attention àmoi. Que je ne sois ni l’indiscret, ni l’intrus. Je ne demande quede pouvoir vous contempler à loisir, d’être votre témoin, votrecaution, et même votre complice le jour où vous m’en trouverezdigne… Tolérez-moi, je ne serai pas encombrant. Puis libre à vousde me rabrouer pour peu que je vous embarrasse, comme je vous ai vutraiter un cabot qui s’empêtrait dans vos jambes. Bref, usez de moicomme de vos bons chiens. Collé à vos talons, le nez quêteur,l’oreille ouverte, l’œil vigilant, je prendrai part à vos équipées.En vos accès de sympathie, il vous arrive d’empoigner votreinséparable toutou, de le secouer cordialement et de vous frotterle nez à son museau…

– Qu’à cela ne tienne&|160;! ricanaTourlamain, et il me retint fraternellement dans ses bras. Dessiens je passai dans ceux des autres, et quand tous m’eurentbarbouillé de leur baiser, il ne nous resta plus que d’allersceller ce pacte d’alliance dans une gargote voisine où je payai mabienvenue sous forme de moules, de harengs, de pommes de terrefrites et de force pintes de faro.

&|160;

Depuis que je les ai rencontrés, ces cinqgaillards, je ne les quitte presque plus. Ils m’incarnent la jeunefleur miséreuse de la capitale&|160;; ils résument la faune de nosquartiers interlopes&|160;; ils sont les plus beaux de mes voyousde velours. Ils me permettront de fixer,d’historiographier, pour ainsi dire, le type duréfractaire entre seize et vingt-cinq ans. Si j’étais assez richepour acheter un appareil photographique, je les prendrais danstoutes leurs poses sans me lasser de les revoir et de lesreproduire, tant leurs moindres attitudes comportent de naturel etd’imprévu. Combien de fois ne m’arrive-t-il pas de fermer les yeuxet de m’évoquer leur contour, leur modelé, leur couleur et leurpatine, afin de me graver plus intensément encore leur portraitdans la mémoire&|160;!

Non contents de m’agréer dans leur petitgroupe, mes cinq m’affilièrent par la suite à toute leur bande. Jeconnus une centaine au moins d’autres garnements presque aussicorsés et montés de ton. Tout ce qui les concerne me tenant à cœur,j’ai voulu savoir où ils gîtent, d’où ils proviennent, comment onles éleva et comment ils subsistent.

&|160;

En contrebas des coteaux et des futaies duchâteau royal s’étale une banlieue excentrique où les parents dupetit Palul occupent une masure qu’on dirait faite, ainsi quetoutes les autres, de gravats hourdis à la diable. Le talus surlequel se dresse cette bicoque trempe son pied dans un riveletboueux, digne cours d’eau de cette vallée sardonique.

Ce n’est point sous les traits d’une naïadeque je me représente ce ruisselet, mais bien sous la figure d’unManneken-Pis sculpté par Jérôme, le plus païen des deux Duquesnoy.Le Maelbeek, mieux vaudrait dire le Malbec, le mal embouché,participe en effet de l’humeur sournoise et dévastatrice de nosgavroches. Sous ses dehors malingres et stagnants, il n’est pas detour qu’il ne joue aux riverains. Il fait le désespoir desingénieurs. Pour ma part je l’ai surpris maintes fois aucrépuscule, barbotant dans le fumet de sa vase ou, accroupi sousl’arche minuscule d’un petit pont, en train de ruminer quelquegredinerie. Sans parler des miasmes qu’il dégage, ce filet de fangevous a des crues subites qui le font sortir de son lit, submergerles prairies, cambrioler les caves et ruiner les provisions. Aprèsavoir beaucoup crié et vociféré contre lui, les inondés, sesvictimes, finissent par rire de ses frasques. Le gamin les désarme.N’est-il pas des leurs&|160;? Mais les autorités ne badinent pas.Pour corriger le polisson les édiles ne trouvent rien de mieux quede lui infliger le même traitement qu’à sa grande sœur laSenne&|160;: on l’emmurera tout vif comme un vulgaire égout.L’enfant se laisse faire, non sans pleurnicher et pester ensourdine, mais il tient sa vengeance. Aux premières guilées, ils’arcboute, fait le gros dos, joue si bien de la croupe et desépaules, qu’il finit par démolir son in-pace et parrenverser des maisons.

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Un saule, à peu près déraciné par les farcesde ce lutin, étira ses branches effeuillées au-dessus du toit natalde notre Palul. Ses parents se donnent pour des maraîchers&|160;;c’est du moins leur gagne-pain avouable, leur métier alibi, car ilsen exercent un tas d’autres, clandestins mais lucratifs. Ilsengraissent un porc, cultivent leur provision de pommes de terre etquelques raves. Mais, ainsi que leurs voisins, ils s’adonnentplutôt à l’élève des récidivistes qu’à la culture des choux et desnavets. Les vieux menèrent leurs premiers-nés à la maraude&|160;;puis les aînés se chargèrent de débaucher les cadets. Ilscommencent par la mendicité anodine. Le petit Palul fut de cesgalopins qui trottinent aux portières des voitures après avoir faitla roue et des cumulets dans le sable. Ils tendent la main entournant vers vous leur minois rondelet dont l’expression déluréeet le regard en dessous démentent l’humilité de leurs appels àvotre charité.

La dégaine fluette, les yeux limpides de Palulinduisirent ses vieux à l’exploiter autrement. Ils tentèrentl’effet de sa mine séraphique sur le curé de la paroisse. Le bonprêtre mordit à l’amorce. Il se l’attacha comme enfant de chœur,lui fit faire sa première communion, parla de l’envoyer auséminaire. De là ce sobriquet de Cassisme, corruption decatéchisme, qui devait rester au petit Palul. Sous prétexte que legosse ne leur rapportait encore rien, ses parents soutiraient forcepièces blanches au digne pasteur qui se flattait de les ramenertous au bien par l’exemple de l’un d’eux.

Mais il présumait trop de la vocation dunéophyte. Palul épris de plein air et de mouvement rongeait sonfrein. À la soutane il eût préféré le froc d’un ordre mendiant. Lesdimanches après midi, été comme hiver, il lui fallait demeurerentre quatre murs, marmotter des litanies, nasiller des psaumes,défiler des chapelets. Il lui arriva de manquer à ces exercicespour courir la pretantaine avec des mécréants de son âge. Avertipar le curé, son père lui donna de la discipline avec une telleconviction qu’après sa troisième escapade le congréganiste malgrélui prit la clef des champs. Plutôt que de recommencer cette vie deraton d’église et de souffre-douleur il se serait jeté dans lecanal&|160;; mais une pierre au cou car il nageait trop bien. Sesparents n’osèrent le réclamer, il les aurait vendus. Ils luilaissèrent donc la volée. Échappé du nid paternel, il s’agissaitpour l’oisillon de ne pas se faire encager par les oiseleurs de lapolice.

Cassisme mena des aveugles, ramassa deschiffons&|160;; en tournant la manivelle de pianos mécaniques pourdes Italiens, il se découvrit des dispositions musicales et il envint, sachant lire, à apprendre par cœur des complaintes qu’ilchantait en s’accompagnant sur l’accordéon. Un soir, de mauvaisplaisants, dont il avait escorté la ribote de bouge en bouge, lesoûlèrent et lui flibustèrent son instrument qu’il tenait de lagénérosité d’un Mécène du trottoir. Puis il hérita du singe d’unforain auquel il avait servi de pitre. La bestiole se mourait de lapoitrine. Cassisme l’avait dressée à tendre la main aux badauds, etjusqu’au dernier jour il la promenait frileusement blottie sous unpan de sa veste. Quand elle creva il se fit aide-montreur demarionnettes dans un de ces guignols souterrains ménagés au fondd’une impasse. Ces fantoches pèsent autant que des hommes. Palulles laissait tomber ou bien il embrouillait les ficelles. Lesloustics huaient et houspillaient l’imprésario qui talochait sonmanœuvre et finit par lui donner congé. Palul stationnait auxportes des salles de vente et aidait à déménager des meubles surdes charrettes à bras. Il rôdait autour des chantiers pour se faireembaucher par les maçons qu’il servait en montant aux échelles,chargé de mortier et de briques. Le temps se mit à la gelée&|160;:Palul courut aux rendez-vous des patineurs où il aidait lesélégantes à chausser leurs patins. Il débitait aussi du petit bois– huit fagots pour dix centimes – qu’il criait d’une voixlamentable. Les ménagères, apitoyées en le voyant tout bleu defroid, le réchauffaient d’une tasse de café. Il allait tomberd’inanition dans la rue quand il fut ramassé par JefCampernouillie.

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L’abatteur le prit sous sa protection etl’enfant, nature exaltée et même religieuse, voua à son robustenourricier une affection sans bornes. On ne les voyait plus l’unsans l’autre.

Malgré sa mine de dur à cuire et sabrusquerie, pas de garçon plus simple et plus doux que notre Jef.Il répugne tellement à verser le sang, même celui des bœufs et desmoutons, qu’il s’est fait hercule de foire. Quand le métier ne vapas, il recourt au cambriolage. Toutefois, il s’arrange pour qu’iln’y ait jamais personne dans la cambuse où il opère, car il lui encoûterait de jouer du surin. Il a dressé l’élastique Palul à seglisser entre deux barreaux de fenêtre ou par une imposte, unvasistas, un soupirail. Il ne volera jamais que par nécessité,histoire de se procurer le droit à la paresse. Ce bougre, taillépour les plus rudes besognes, cache une âme de rêveur. Tout commePalul il adore bucoliser par les sentiers à la belle saison. Jepassai sans doute plus d’une fois devant leur groupe sans lesconnaître. Allongés, au flanc d’un talus, ils se vautrent le nezdans l’herbe et leur croupe saillante ajoute des mamelons vivantsaux ondulations du terrain. Ils se rendent d’une kermesse àl’autre. Palul fait de nouveau le chanteur ambulant, Campernouilliedéfie les valets de charrue à la lutte, soulève des poids ou jongleavec son petit satellite&|160;; ils ne rentrent à la ville que pourvenir s’y débarrasser des poules volées dans les fermes et desoiseaux chanteurs pris à la pipée.

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De mes cinq inséparables c’est peut-être DolfTourlamain qui couve les instincts les plus inquiétants. Il y a dufélin dans ce grand garçon rieur et polisson, brun et sec comme unmatelot espagnol, habile à passer la jambe, prompt à jouer ducouteau, condimenté par excellence, voluptueux, égrillard, mêmeraffiné dans ses plaisirs et capable, à ce que me firent entendreles autres, d’introduire de la cruauté dans ses amours et derépandre le sang par boutades, sans haine et sans raison, histoirede se divertir à des jeux nouveaux.

On dirait le plus régulier de la bande. Ilexerce presque continuellement le métier de mécanicien ajusteur.Après sa journée il nous rejoint souvent en bourgeron, les mainsencore noires, sentant la sueur et la limaille. Mais il aura desaccès de paresse et de sensualité, il chômera des quinzainesentières durant lesquelles, friand d’élégances, il s’affichera avecdes femmes mieux parées que ses ordinaires bonnes fortunes, ou l’unde nous l’aura signalé pilotant quelque touriste équivoque.Autrefois, aidé du petit Zwolu, il pratiquait le vol à la tire, leplus artiste de tous les larcins. À présent, il trouve plus faciled’exploiter ses grâces d’androgyne et lui-même nous donne àentendre qu’il n’est guère de prostitution à laquelle il ne se soitlivré. Après s’être passé ses fantaisies érotiques qui ne durentjamais plus de deux semaines, un matin, il retournera bravement àl’usine et un beau soir, il nous relancera en l’un de noscarrefours de ralliement.

Le Cadol, le faubourg excentrique d’où sortitCampernouillie, est aussi le berceau de Tourlamain. Pour l’amour deses fringants aborigènes je raffole de cette banlieue bruxelloise,dérision de la campagne et parodie de la grande ville où lesfumiers rustiques luttent contre les miasmes urbains, où l’herbe etles arbres sont brûlés par les chimies industrielles, mais oùfleurissent de si croustillantes plantes humaines&|160;!

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Bugutte et Zwolu naquirent et continuent àvivre au cœur de la cité même. Zwolu, autrement dit l’Hirondelle,prend son vol tous les matins du fond de ce Coin du Diable dont lessentes rivalisent de noms délicieux et de fermentation subversive.La poétique adresse que celle de notre petit benjamin&|160;: voisindes hirondelles qui s’appellent comme lui, il loge au N° 30 del’impasse du Sorbier, dans la rue Notre-Dame-du-Sommeil. À ladifférence de son camarade Palul, il vit toujours en bonneintelligence avec les siens&|160;; il supporte même une partie desfrais du ménage composé des parents et d’une dizaine d’enfants plusou moins incestueux et dont il serait, dans tous les cas, fort ardud’établir le véridique état civil. Tout ce monde se répartit tantbien que mal dans deux chambres et dort pêle-mêle, voué à lapromiscuité la plus patriarcale. Par les étouffantes nuits d’été,hommes et garçons cèdent le galetas aux femmes et vont s’allongercôte à côte sous le porche de l’impasse.

De cet humus sortit une fleur charmante, unpetit voyou fait au tour, le plus mignon de la bande, subtil etgourmand, le larcin fait dieu, toujours en train de patrouiller etde grignoter des fruits ou des sucreries dérobées à un éventaire.Combien, de fois à la vue du petit Mémène, ne me suis-je pasdit&|160;: «&|160;Regarde-le bien, grave sa ligne et son ton dansta mémoire&|160;; tu ne retrouveras sans doute plus, dans uneposture si avantageuse, ce polisson aux grands yeux noirs, auxpommettes saillantes, affriolant à croquer, valant, déluré etprécoce, dix mille gosses de riches, quoiqu’il porte souvent unpantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses etque les loques pendillent autour. Marque sa frimousse chiffonnée,un peu narquoise, plissée par un rire sonore où tinte la blague duvoyou puéril et profond qui a jugé la misère sociale et qui saitque le mieux est de s’en gausser pour s’y résigner. Et n’oublie passon haussement d’épaules accompagné d’une moue&|160;; ce pli dansle renfoncement de ses reins et son veston trop court qui se relèveau-dessus de sa ceinture et de son bourrelet de chemise, lorsqu’ilplonge les mains dans les poches de sa culotte. Et son sifflementperpétuel et son nez quêteur et carlin, et la courroie jaune quiretient ses grègues et qui lui sert de fronde à l’occasion ou defouet, voire de laisse, quand il a volé quelque chien.&|160;»

Comme Tourlamain il excelle dans le vol à latire. Il s’en acquitte en virtuose&|160;; il recherche le frissondu risque. Encore choisit-il ses victimes. Il s’en voudrait dedévaliser un pauvre. En revanche, il dépouillera sans remords lescocottes ou les matrones arborant leur pretintaille de métal jauneet les gros messieurs à la bedaine sonnante de breloques. Il n’ajamais été pincé, pas plus, d’ailleurs, que Dolf Tourlamain qui futson maître et avec qui il opéra parfois de conserve. À l’exemple deDolf, il juge bon, pour endormir la vigilance de la rousse,d’exercer par intermittences un semblant de métier avouable. Ainsi,on l’a connu employé comme chasseur dans un des grands cafés duboulevard. Jamais, de mémoire de garçon, on n’avait vusaute-ruisseau si débrouillard, si vif-argent. À telle enseigne quele gérant s’avisa de vouloir se l’attacher à des conditionsinespérées pour un morveux de son âge. L’hirondelle aimait trop lechangement et la vie buissonnière&|160;! Il n’y eut pas moyen de laretenir. Zwolu a de l’honneur à sa manière&|160;: il ne s’estjamais livré au moindre détournement chez ses patrons d’occasion.Aux approches de la Saint-Nicolas et de la quinzaine des étrennes,il dépense des trésors d’ingéniosité et de grâce bouffonne à lancerle dernier cri, le jouet à deux sous du jour. Les camelots sel’arrachent.

&|160;

Bugutte, lui, occupe une chambre dans la ruede l’Épée, en pleines Marolles, avec sa bonne vieille mère et deuxenfants qu’il eut d’une maîtresse&|160;; il a reconnu les mômesmais il s’est méfié de la fille avec laquelle il ne consentitjamais à vivre maritalement et qui le quitta, au surplus, pourcourir à d’autres appareillages.

À la différence de ses copains, Bugutte aimetravailler honnêtement et aucune besogne ne lui répugne. Il turbinacomme terrassier, cureur d’égouts, balayeur de rues. Un long tempsil fut attaché à la ferme des boues&|160;; il vous soulevait commeplume les baquets et les hottes d’ordures et vous les chavirait surle tombereau avec une aisance d’athlète et une désinvolturephilosophique, qui faisaient l’ébahissement de son compagnon decorvée. Débardeur, il aida à charger des bateaux&|160;; il en halad’autres au bord du canal, jusqu’à ce que la cincenelle lui eûtdurillonné l’épaule comme à un galérien. Malheureusement il luiarrive de boire, surtout les jours de paie. Sous prétexte dedéfendre les intérêts d’un camarade, il cherche misère au patron ettape dessus, après quoi il ne lui reste plus qu’à louer ses brasailleurs. En dernier lieu, il croyait avoir trouvé ce qu’il luifallait. Le propriétaire d’une salle de danse l’engagea pourmaintenir l’ordre et mettre le holà quand se produisait unebagarre&|160;; mais Bugutte prenait son rôle tellement au sérieuxque, sous prétexte d’expulser les perturbateurs, il les démolissaitaux trois quarts et attirait ainsi d’onéreux procès à son employeurqui finit par se priver de ses services.

Brave et beau Bugutte, victime de saforce&|160;: Hercule sans Travaux&|160;!

&|160;

Je me rappellerai ce jour de janvier, dans untemps de brouillard et de neige fondue, sa culotte de velours roux,une culotte d’or rutilant, aux cassures de brocard et de moire, untissu comme du bronze fluide, dont l’obsession fut telle quen’osant lui proposer un troc, je flânai devant les étalages defrusques ouvrières pour y retrouver l’équivalent de la magnifiquevêture du pauvre diable, mais aucune n’avait ce brio ni ces éclairsphosphorescents, ni ce ragoût. D’ailleurs pour qu’elle vécût etqu’elle sortit tout son prestige, ne fallait-il pas qu’elle fûtportée par l’unique Bugutte&|160;? Je ne rapproche de cetteimpression causée par un vêtement somptueux et bien adapté, quecette autre, un jour de spleen, sur les quais de l’Escaut, enavisant un pantalon de velours, mais mauve celui-ci, rapetassé deteintes dans la gamme des violets et de la pourpre, aux jambes d’unterrassier qui flânait avec des camarades. Caresse, voluptévisuelle&|160;! Pour voir chatoyer et déferler plus longtemps lesplis de ces bragues magiques au rythme de la marche du chômeur quis’en était affublé, je le filai et finis par m’éterniser et megriser à sa suite au comptoir d’un musico.

Mais Bugutte se culotte peut-être plusdécorativement encore. Depuis qu’il sait mon enthousiasme pourcette pièce de sa toilette, il ne s’en sépare presque plus. Debelle qu’elle était, elle est devenue superbe, pathétique comme unchamp de bataille ou une «&|160;maison du crime&|160;».

Ah&|160;! si elle pouvait parler&|160;! maisque dis-je&|160;? elle parle et avec quelle éloquence. Demandezplutôt à la mère du fort garçon. Elle vous en racontera l’odyssée.À chaque raccroc, à chaque rapiéçage, la bonne vieille serécapitule sans doute les péripéties traversées par ce velourscullier. Toutes les fois qu’elle fait courir l’aiguille dansl’étoffe élimée, elle ajoute un nouveau couplet à lacomplainte.

Ici cette culotte de haut goût, saurette etcomme enfumée, fut trouée dans une rixe, lors du tirage ausort&|160;; là, son propriétaire étant ivre, se la déchira augenou&|160;; ici, le gaillard éméché ayant logé sa pipe encoreallumée dans sa poche, le velours prit comme de l’amadou et le garsfaillit rôtir ses jambons&|160;; une autre fois, la pauvrebokse, comme il appelle ses glorieuses bragues en sonflamand bruxellois, fut mordue par la chaux vive dans laquelle onl’avait poussé&|160;; ici, on la poissa de bière&|160;; cette tacheest de la graisse, celle-ci du vin, celle-là du sang&|160;! La mèreBugutte ne tarirait pas à vous redire les aventures que lui narrecette vétérane de la défroque du rude garçon. Ainsi, à propos decette genouillère rouge, elle vous racontera comment son Tick étanten train de scier des pierres, l’outil dévia et lui mordit la chairen trois endroits. Le blessé regagna les Marolles en traînant lapatte et en ayant toutes les peines à écarter les roquets alléchéspar sa culotte imbibée de sang.

Certes, les ruines m’intéressent, mais moinsque les haillons. Il m’aura été doux de suivre les ravages du tempset des événements sur cette bokse de mon Bugutte&|160;; de la voirroussir, s’effriter, se lézarder et s’ébrécher sur son corps commeun castel sur les mamelons d’une montagne.

&|160;

Ils ont beau gîter comme Tourlamain, Cassismeet Campernouillie, dans le fond des faubourgs, mes voyous tendent àse relancer les uns les autres dans ces cloaques de la Marollie oùrègne leur chef. C’est là leur véritable centre. Ils y acquièrenttout leur galbe&|160;; ils viennent y prendre leur mot d’ordre. Ilsy sévissent et ils y pâtissent à la fois. Ils attendent toujoursleur peintre. Marbol les aurait interprétés dans un mode troprassis. À peine eut-il attrapé les détrempes, les bavochures, lesplis à contre-rythme, les cassures à contre-geste et àrebrousse-poil de leurs guenilles. Mais qui rendra les membrescambrés et fuselés, les reins ondoyants, les déhanchements et lestortillements de mes drôles&|160;; leurs mouvements trides depoulains en prairie, ces contorsions qui font crever leurs nippescomme les brugnons leur pelure&|160;?

Je les cultive et les exprime de monmieux&|160;; je leur fais rendre toute leur originalité en cescarrefours où ils prennent le plus de fleur, de modelé etd’accent.

Ils ne trouveront pas plus leur sculpteur queleur peintre. Et cependant, fallacieusement couverts, presque nus,ou bien bridés dans des frusques patinées par les glissades àécorche-cul, aussi assorties à leur personne que la fourrure de lachenille ou le pelage du renard, beaucoup semblent déjà coulés enbronze ou pétris en terre-cuite. Après l’homme domestique oul’ouvrier, il m’aurait plu voir un nouveau Barye s’attaquer àl’homme fauve, préférer le truand au peinard, comme il célébra letigre et le loup plutôt que le bœuf et le chien.

Et quel musicien transposerait en son artleurs insidieuses modulations, le timbre de leurs voix gutturales,ces intonations imprévues, cette façon de redoubler, en s’appelantles uns les autres, la dernière voyelle de leurs noms, par un coupde gosier semblable à un sanglot et qui me donne chaque fois lachair de poule&|160;: Palu…hul, Bugu…hutte&|160;!Zwolu…hue&|160;!

Mais le verbe lui-même parviendrait-il às’assimiler le fluide de ces enfants de la libre aventure&|160;; lefumet de cette venaison humaine&|160;? Par exemple, à certainesheures où ils me paraissent tellement saturés de vie et dejeunesse, que je m’évoque jusqu’au graillon de leur baiser et lasaumure de leur salive&|160;!

&|160;

L’autre jour, je m’imaginais être cet artisteabsolu&|160;: poète, sculpteur, peintre et musicien, le tout à lafois. Que dis-je&|160;? Un instant, je crus même avoir usurpé lasuprême béatitude réservée aux seuls dieux.

La force physique, l’adresse, la résistancemusculaire fournissent le thème principal des causeries de mesinséparables et le prétexte à leurs jeux. Ce jour donc, ilsm’entraînèrent dans leur gymnase, pompeusement intitulé Arènesathlétiques. Représentez-vous, au fond d’un étroit boyau duquartier des Marolles, ironiquement appelé rue de la Philanthropie,un assez vaste hangar, ancien atelier de charron ou magasin dechiffonniers, dans lequel on pénètre par un bouge ne différant desautres taudis de la ruelle que par les photographies des célébritésforaines accrochées aux parois. Sur la lice jonchée de tan et desciure de bois, dont l’odeur résineuse se mêle à celle desémanations humaines, s’éparpillent des haltères et des poids. Àtravers la buée opaque et rousse, à peine combattue par une fumeuselampe à pétrole, je démêle les habitués de l’endroit, des apprentispour la plupart, venus en grand nombre à cause du samedi soir. Dansles coins, j’en vois qui se déshabillent avec de jolis gestesfrileux&|160;: ils sortent de leurs nippes comme papillons de leurschrysalides, et le ton laiteux de leur chair fait aussi songer àdes cuisses de noix extraites de leur coquille. Il y en a de nusjusqu’à la ceinture&|160;; d’autres ne gardent que le caleçontraditionnel. La plupart se trémoussent et batifolent dans unemêlée confuse. Leurs enchevêtrements suggèrent les ébats de jeuneschiens qui se mordillent et se reniflent. Ils s’abandonnent à lavolupté du mouvement&|160;; ils se réjouissent du ressort de leursmuscles&|160;; ils ne savent, dirait-on, à quels tortillements selivrer pour assouvir leur fringale d’activité&|160;; ilss’empoignent et se manient au hasard comme de vivants engins degymnastique. Et avec les haleines et les sueurs, l’atmosphères’enfièvre aussi de rires, de défis et d’appels.

«&|160;Jeux de mains, jeux devilains&|160;!&|160;» proclamèrent nos éducateurs. Je t’enfiche&|160;! Rien de plus sain et de plus glorieux au contraire. Oùest le temps des Henri VIII et des François Ier,s’essayant comme des charretiers et, oublieux de leurs beaux habitset de l’étiquette, préludant par une partie de lutte auxconférences du Drap d’Or&|160;?

Ce grouillis de nos jeunes Marolliens me faitsonger à la cacophonie des instruments, qui s’accordent avantd’entamer la musique pour de bon. Campernouillie, le maître del’endroit et l’arbitre des jeux, met fin à la confusion et faitdéblayer la palestre afin de permettre aux amateurs de se mesurer,deux par deux en des assauts d’entraînements. Les juniorscommencent. Leurs camarades qui se bousculent derrière la palissadefont une entrée à chaque nouveau couple. Une pluie de lazzi etd’interpellations saugrenues. Les loustics exécutent en paroles lacaricature des copains du monde, tous sont connaisseurs et experts,appréciateurs de leurs mérites mutuels. L’hiver, ces séances deluttes et, l’été, les baignades dans les canaux de batelage, leshabituèrent à se voir souvent in naturalibus etcontribueront à développer chez eux cette ostentation de leursavantages. À force de s’être comparés, ils se connaissent dans lesmoindres recoins de leurs académies. Leurs mœurs sont d’ailleursaussi publiques que possible. Véritables dynamomètres, j’entendsmes voisins évaluer entre eux la force et la résistance desconcurrents. Ils savent ce qu’un tel fournit de muscle et de nerf,ceux que celui-ci tomberait sans peine, et ceux à qui il ne feraitpas bon pour lui de se frotter.

Les luttes devenant de plus en plusintéressantes, la turbulence et l’humeur blagueuse des spectateurss’apaisent graduellement. Avant de s’empoigner, les lutteursprennent la précaution de s’oindre de sable les paumes et lesphalanges. On se piète, on tend le cou pour mieux voir, mes voisinsne tardent pas à haleter et à ahaner avec la respiration descombattants. Ils se balancent et palpitent, au rythme des attaqueset des feintes. Moi-même, je monte au diapason, au fluide del’assemblée. Je m’affriole et je trépigne, comme la galerie, auxpéripéties de la joute. J’y prends autant de plaisir qu’aux pluspoignants spectacles. Je sens mes reins se bomber, mes jambess’allonger et se rétracter en étroite sympathie avec les mouvementsdes athlètes.

Après un assaut entre Campernouillie etTourlamain ou plutôt une jolie parade montrant la force aux prièresavec l’adresse, et dans laquelle l’un compère faisait valoirl’autre, un mouvement se produit parmi les regardants et le nom deTich Bugutte court de bouche en bouche.

Il s’est déshabillé à son tour, et enattendant un partenaire digne de lui, il se prélasse autour del’arène, les bras croisés, un bout de paille entre les dents,prenant une joie naïve à étaler sa chair adolescente. Ce n’est pasla première fois, tant s’en faut, que ses copains ont l’occasion dele voir au naturel et, pourtant, un murmure d’admiration s’élève detoutes parts. Quant à moi, il vient de me révéler la beauté mâle.J’éprouve en face de ce corps irréprochable, alliant l’élégance etla cambrure de Tourlamain aux reliefs charnus de Campernouillie,l’enthousiasme que Gœthe exprime si bien par la bouche de sonWilhelm Meister quand celui-ci voit surgir des eaux d’un étang lesformes eurythmiques de son compagnon de baignade. Le sculpteurflorentin Ghiberti aurait dit, en parlant d’une statue grecque,qu’il était impossible d’en exprimer la perfection avec des mots etque l’œil seul ne suffisant pas pour en apprécier les suavitésinfinies, il fallait suppléer à la vue par le toucher. Eh bien, àce moment, comme cet artiste fanatique, je me sentais l’envie depromener les mains sur cette admirable statue de chair et de lamodeler de ferveur. L’objet de mon extase la devina-t-il&|160;?Mais ses regards ayant parcouru l’assemblée, soudain il m’avise,s’approche de moi et me tape sur l’épaule&|160;:

– Voilà, mon homme&|160;! dit-il avec son bonsourire. Allons, aboule, Lorr, que je te donne une leçon.

– Moi&|160;! m’écriai-je, en reculant, et surun ton de surprise qui doit ressembler à de la terreur.

– Hé, oui&|160;! Sois tranquille. Je ne tecasserai pas.

Et prestement il m’empoigne, me tire à lui pardessus les autres qui ne se font pas faute d’applaudir et dejubiler.

Il m’arrache la veste et le gilet, me pousseau milieu du champ-clos. Je n’ai ni le temps ni la conscience deprotester&|160;: je suis étourdi. Il me prend les mains, lesapplique lui-même l’une sur son épaule, l’autre à sa ceinture, dansune des poses réglementaires.

– Allons&|160;! y sommes-nous&|160;?Partons.

Moi, je n’ai garde de bouger. Mon vœu de toutà l’heure se réalise. Je resterais éternellement dans cetteposture, oubliant mes doigts aux courbes de ce torse.

– Eh bien&|160;? s’écrie Bugutte quis’impatiente et qui me secoue en riant.

Je réagis contre mon émoi et me résigne àl’entreprendre. Mais je n’y mets aucune énergie, je palpe le reliefdes muscles, je me régale au toucher de ces méplats et de cescambrures élastiques quoique fermes. J’oublie le reste et n’en veuxpas davantage. À quoi comparer cette sensation&|160;? Elle n’a riende la volupté amoureuse et cependant, elle imprime à mon être je nesais quel sentiment fort, quelle reconnaissance éperdue envers leCréateur. Quel besoin de religion et de foi&|160;! J’adorai Dieudans un de ses chefs-d’œuvre.

– Dis, Lorr&|160;!… as-tu fini de mechatouiller&|160;?

Les autres rient de plus belle.

Alors, confus, je me décide à l’empoigner pourde bon.

– À la bonne heure&|160;!

Le solide garçon se borne à m’opposer unemolle résistance. Mais celle-ci suffit pour m’irriter. Je mepassionne graduellement pour la lutte même – c’est comme si lemodèle disparaissait pour laisser à l’artiste la fièvre de réaliserl’œuvre, l’art qu’il lui inspire. Un nouvel enthousiasme, peut-êtreplus intense encore, se joint à ma première ferveur. Je veuxvaincre&|160;: la lutte de Jacob contre l’Ange. Et si j’éprouveencore une joie à pétrir ces muscles, c’est la joie d’un Prométhéesculpteur des hommes, d’un statuaire de la Vie.

– Bravo, Lorr&|160;! me crient Tourlamain etles autres, en me voyant prendre goût au sport.

À plusieurs reprises, j’ébranle mon adversairequi ne cesse de m’encourager, lui aussi, de son sourire magnanime.Il continue à me ménager, quoiqu’il ait à faire à partie plus rudequ’il ne l’eût cru.

Enfin, il juge la leçon assez longue pour lapremière fois. Mon amour-propre de novice ne court aucun risque.Bugutte me soulève par un mouvement irrésistible et m’étaleensuite, les épaules bien marquées dans le sable.

– Ouf&|160;! dit-il, en me relevant aussitôtaprès. Il me tend la main, dans laquelle je fais claquer lamienne&|160;:

– Tope-là&|160;!… Vrai ce n’a pas été sanspeine&|160;!

Nous nous rhabillons et courons nousrafraîchir au comptoir du bouge.

&|160;

Je suis retourné aux arènes athlétiques, maisje n’ai plus voulu lutter, malgré les instances deBugutte&|160;:

– Viens, donc&|160;?… Ça allait sibien&|160;!

– Non, Tich.

– Et pourquoi pas&|160;?

– Je me connais… Nous sommes amis, grandsamis, n’est-ce pas&|160;?… Eh bien, je craindrais de m’énerver etde me fâcher à ce jeu, d’y prendre trop de goût et de vouloir tetomber pour de bon… L’autre soir, à la fin, je me sentais devenirmauvais…

Il m’a regardé d’un air intrigué&|160;:

– Ah bah&|160;! Tu es un singulier pistolet. Àta guise, Lorr… Tu dois mieux savoir que moi… Mais là, vrai, c’estdommage. Comme élève, tu m’aurais fait honneur…

Je lui ai menti, désespérant de me fairecomprendre&|160;; surtout que je ne parviens à me définir àmoi-même ce que j’éprouve.

Tout ce que je sais, c’est que cet exercicem’exalte trop. Une seule expérience m’a suffi. On ne se fait pasenlever une seconde fois au ciel. Ce serait tenter Dieu. Enretombant sur la terre, ne descendrait-on plus bas&|160;?

&|160;

Notre Dolf tire au sort.

– Vous en serez, n’est-ce pas, Lorr&|160;? m’adit le fringant garçon, il y a quelques mois.

– De quoi&|160;?

– Mais des nôtres&|160;; de la vadrouille dejour de la conscription, et le lendemain, et le surlendemainencore…

La conscription même ne lui importe guère.Qu’il tire un bon ou un mauvais numéro, cela lui est parfaitementégal. Il ne voit dans cet événement que la bamboche de quatre joursqui l’accompagne.

– Par exemple&|160;! lui objecté-je. J’ai tiréau sort depuis longtemps…

– Qu’à cela ne tienne&|160;! fait Tourlamain.Bugutte et Campernouillie sont dans le même cas… Quant à Cassismeet à Zwolu leur tour ne viendra que dans deux ans… Cela ne lesempêchera pas de s’entraîner dès maintenant, n’est-ce pas, lesgosses&|160;?

– Un peu, Dolf&|160;! ratifient les deuxbenjamins.

– Entendu&|160;! Nous nous amuserons, Lorr, tuverras&|160;!…

Pas moyen de me dérober. Non seulementl’invitation m’est faite de tout cœur et de la meilleure grâce,mais elle prévient un de mes désirs.

Ainsi que tous les autres garçons de saparoisse du Cadol, depuis deux ans, en prévision du grand jour,Dolf prélève, chaque semaine, quelques sous sur son salaire ou surses profits pour les verser dans une cagnotte, confiée au patron dubouge où les gaillards se réunissent les samedis. La premièreannée, la cotisation hebdomadaire était de vingt-cinq centimes partête, les premiers six mois de la seconde, elle s’éleva àcinquante, et enfin les six derniers mois, à un franc. Au bout duterme&|160;: le total de ces versements représente une sommerondelette qui passera jusqu’au dernier centime en beuveries et encavalcades. Comme les autres, je verse mon écot à la caisse…

Le jour est venu, un de ces jours gris dejanvier, durant lesquels il ne cesse de pleuviner et de tomber duspleen. Depuis huit heures du matin, nous nous morfondons sur laplace de Koukelberg – le faubourg d’où dépend le Cadol – au milieude la foule des parents, des connaissances et des badauds.

Les miliciens s’amènent, par coteries ouisolément, braillards ou hébétés, rieurs mais déjà lassés tout demême, fiévreux, pâlots, les yeux vagues et les pommettes allumées.Plus d’un porte, sans qu’il s’en doute, cousue dans la doublure desa veste par sa bonne vieille, quelque amulette achetée à latireuse de cartes ou au thaumaturge du quartier&|160;: champignoncueilli pendant la nuit des Saints Innocents, dent de chat noir,marron ramassé à la Toussaint de la dernière année bissextile, etsur lequel sont gravés au couteau trempé dans l’eau bénite cinqchiffres cabalistiques.

Quelque sceptiques qu’ils soient, les durs àcuire se prêtent généralement à ces pratiques pour complaire à lasollicitude féminine. Aussi, Campernouillie me raconte que le matinfatal il consentit à se passer le scapulaire de sa bonne amied’alors, sur la poitrine, entre la peau et la chemise. Pour la mêmeraison, le rude Bugutte permit à sa mère de lui entortillerl’avant-bras de son chapelet. Et, riez tant que vous voudrez, tousdeux tirèrent un bon numéro. Aussi, la brave receleuse qui donna lejour au petit Zwolu fera-t-elle le pèlerinage de Montaigu, à laPentecôte précédant le tirage au sort de son fils.

Il n’y a que ce mécréant de Tourlamain quin’ait rien voulu entendre. Il se moque bien de ces mômeries&|160;!Puis, arrive qui plante&|160;! Il marchera s’il le faut. Ou plutôtnon, il ne marchera pas, il montera à cheval. Une belle arme que lacavalerie&|160;! Et l’uniforme&|160;!

Neuf heures. La loterie a commencé. Des remousse produisent. Les conscrits qui ont tiré leur numéro dégringolentdes escaliers de la maison communale et s’empressent de rejoindreles leurs en se trémoussant comme des frénétiques. La traditionveut que l’on se présente crânement. Veinard ou malchanceux, ils’agit de faire bonne figure. Ils se préparent à ce moment comme unacteur soigne son entrée. C’est à qui enjambera le plus de marcheset sera le plus vite en bas. Nous en voyons qui sautent et quiplongent, en piquant presque une tête dans la foule.

Mais notre Dolf l’emporte sur tous les autres.Un vrai singe, ce garçon-là. Je me rappelais, le jour où j’étaisallé le relancer et où il ne fit qu’un bond, de sa soupentejusqu’au pied de l’escalier dans la rue. Surpris à faire la grassematinée, en reconnaissant mon sifflet, il n’avait passé que saculotte&|160;; et sa chemise de flanelle rouge, fermée aux poignetspar des boutons de corne, s’entrebâillait sur son torseélastique.

Aujourd’hui – ou plutôt hier – il se montraplus leste encore. Aucun acrobate n’eut fait mieux.

Nous le voyons surgir sur le palier. Une maintient le numéro, le 42, un des plus bas&|160;; l’autre agite sonchapeau. Il jette un cri qui n’en finit pas. Quand il se décide àfermer la bouche, c’est pour prendre entre ses dents le bout decarton. De là haut, encore, il nous lance son feutre que Palulattrape au vol. Et avant que nous nous soyons doutés de ce qu’ilmijote, il fait le poirier, applaudit des jambes, se remet uninstant sur ses pieds, mais pour reprendre aussitôt sa posture têteen bas. Comment descendit-il&|160;? J’en suis encore à me ledemander. Un vertige. Il tourna plusieurs fois sur lui-même commeune roue, mais une roue sans jantes&|160;; s’arrêta net à sixmarches du sol, et arrivé là, ne se retrouva d’aplomb que pourrebondir et venir se projeter, en décrivant je ne sais quelletrajectoire, sur les têtes, les épaules et les mains de ses amis.Il nous écrase, il nous éborgne, il nous rompt la nuque et nousfait presque crouler&|160;; nous l’accueillons moitié pestant,moitié riant. Enfin, Bugutte le juche à califourchon sur sespalettes et prend sa course à travers la foule encore toutébranlée. Qui l’aime, le suive&|160;! Nous gagnons le cabaret ducoin de la place où stationnent nos équipages. En attendant que lacoterie soit au complet, premier puis second verre à la consolationdu milicien.

Tourlamain prend la chose trèsphilosophiquement. Bâti et taillé comme l’est notre ami, le conseilde révision n’aura garde de le réformer.

Personne ne manque plus à l’appel. La bandes’installe dans les voitures et les breaks. Le cortèges’ébranle&|160;; les musiciens – clarinette, piston, tuba, bugle etcornet – à la tête.

Tous, même ceux qui n’ont pas tiré au sort,arborent un numéro à leur coiffure. Je me suis procuré le mien dansune petite boutique de la place, où m’ont conduit Bugutte etCampernouillie.

Nous sommes cinquante gaillards de la mêmetrempe, Bruxellois invétérés, résolus, comme ils disent, à s’endonner pour leur argent.

Une seule chose me les gâte. Pour lacirconstance ils ont cru devoir s’endimancher et, sous prétexte dese faire beaux, ils s’affublent de complets, de paletots-sacs, dechapeaux-boules enchérissant encore sur la laideur de la défroquebourgeoise. Rien ne leur va moins. Ils en perdent tout cachet ettoute plastique. Il me peine de voir Bugutte mannequiné ainsi.Seul, Tourlamain se distingue par des vêtements appropriés à sapersonne. Il porte un costume d’un joli ton mordoré, fait surmesure et qui se façonne à son corps aussi bien que ses hardesordinaires&|160;; l’étoffe stricte et moulante dénonce, comme leferait un maillot, les lignes de son torse et de ses jambesd’éphèbe…

Et la bacchanale de commencer. Au début, toussont en verve et en voix. Mais après quelques haltes, la bière faitsentir ses effets&|160;; on ne parle plus, on s’égosille&|160;; onne chante plus, on braille, on vocifère&|160;; on ne danse plus, ongigote. Les langues s’empâtent, les yeux se vitrent&|160;; et avecun rire hébété, on se soulève à moitié sur les banquettes ensaluant du chapeau.

Je renonce à compter les estaminets devantlesquels s’arrête notre cavalcade. Partout c’est le mêmemanège&|160;: invasion de la salle, en-avant deux, tournée aucomptoir&|160;; après quoi, on règle les verres bus et cassés.Cochers et musiciens ne tardent pas à être aussi saouls que leursclients.

À la longue, pour gagner du temps et épargnerses jambes, on ne met plus pied à terre, on boit dans lavoiture.

J’observe et je me surveille le plus longtempspossible. Je vois les yeux tourner dans les têtes, béer au vide, selubrifier, perdre toute expression&|160;; les visages changerplusieurs fois de couleur. Quoiqu’ils fassent et contrairement àleur habitude, mes amis me semblent horriblement tristes et il meprend une immense pitié à leur endroit. De ce train, nous roulons àl’épilepsie et au délire.

À quelles extravagances nous sommes-nouslivrés&|160;? Je me rappelle confusément des bagarres, desréconciliations, des épanchements.

Puis ce fut la nuit opaque sans une lueur deraison. Je me réveillai dans un galetas où nous avions échoué, dumoins les cinq, sans souci des autres. Après des cauchemars je mesuis levé, somnambulique, la tête vide et endolorie, sousl’impression d’une descente en des enfers ou plutôt en des paradisdéfendus.

Ah, ce Dolf&|160;!…

Cette première journée me suffit. Je renonce àprendre ma part de ce qu’il leur reste à boire et à s’étourdir. Jeleur abandonne mon écot.

&|160;

Périodiquement, sans doute sous l’empire demystérieuses climatéries, nous entrons en ébullition. Des bandesrousses défilent dans les rues paisibles où l’on ne les rencontreguère. Au lieu de scies graveleuses, ils braillent des coupletsbelliqueux. À l’approche de la colonne subversive les boutiquiersbâclent leurs vitrines. Ces truands vont-ils donner l’assaut auxbanques et aux hôtels de la ville haute, élever des barricades,piller les bazars et les magasins de la cité commerciale&|160;?Erreur. En dépit du proverbe qui veut que les loups ne se mangentpas entre eux, ces truculents polissons, armés de gourdins, debarres de fer, de frondes et de lanières de cuir, se sont croiséscontre leurs pareils d’un autre quartier populeux. Le casusbelli&|160;? L’une ou l’autre Hélène, marchande de citrons oucoupeuse de poils, enlevée par quelque Pâris&|160;; garçon abatteurou colporteur de moules, aborigène de la paroisse rivale. Il arriveque l’origine de ces discordes soit plus futile encore&|160;; mieuxvaudrait dire que le prétexte n’existe même pas, à moins qu’iln’ait existé toujours et que ces échauffourées ne proviennent d’unantagonisme immémorial. Peut-être y a-t-il pour nos coureurs derues la saison des coups de poing, comme il y a celle de la toupie,de la balle, de la marelle et des billes&|160;? Simple jeu.Histoire de dépenser son athlétisme et de voir de quel côtéfleurissent les tape-le-plus-dur.

Après des hostilités légendaires, on croyaitdu moins la paix assurée entre deux des faubourgs ennemis&|160;:Molenbeek et la rue Haute s’étaient réconciliés. Flupi Kassul etTich Bugutte vivaient en frères, régnant chacun sur leur territoirerespectif, entretenant des relations de bon voisinage et prêts à seprêter secours contre les malintentionnés des autres paroisses àgueux.

Or, l’autre lundi de la kermesse de Molenbeek,après avoir erré comme d’habitude en bande et de bastringue enbastringue, nous avions fini par échouer au Mouton bleu,chez César Bolpap. Quatre sous d’entrée, et on a droit gratis àdeux sous de bière ou d’alcool. Manquant de danseuses, nousdansions entre nous. D’ailleurs, les voyous raffolent de cetexercice et comme tous ballent on ne peut mieux, la plupart dutemps ils se trémoussent pour le plaisir de tricoter des jambes,appariés presque aussi complaisamment avec un camarade qu’avecquelque particulière. De même, leurs amoureuses ne valsent pasmoins volontiers l’une avec l’autre. Ce jour-là, Tich Buguttes’amusait de tout cœur en grand enfant qu’il est. Il fringuait sansinterruption, ne laissant passer aucune danse, empoignant tantôtDolf, tantôt Campernouillie, ou l’un des petiots, ou se rabattantsur moi qui manque cependant de leur diable au corps. En veine delargesse, il s’entêtait à payer de sa poche les quatre centimes pardanse et par couple. Du train dont il y allait, il aurait bientôtle gousset vide. À peine a-t-on tourné deux ou trois fois autour dela salle que l’orchestrion s’arrête court. Intermède de promenade,durant lequel l’huissier circule à reculons, la main tendue, decouple en couple, pour recueillir le numéraire. Quand il a soncompte, la musique reprend&|160;; on vire quelques fois encore.Puis, crac, c’est fini. En place pour une autre danse. Àrecommencer&|160;!

Tich dansait de préférence avec Dolf. De mêmetaille, ils s’accordaient à merveille, rivalisaient de virtuosité,prodiguaient les ronds de jambe, les contre-temps et lesjetés-battus, agrémentaient le thème chorégraphique de fiorituresimprévues. Tout intrépide qu’il soit, Dolf commençait à en avoirassez, mais Bugutte insistait&|160;: «&|160;Une encore… La toutedernière&|160;!&|160;» Et force était à Dolf de s’exécuter.

Nous nous flattions d’avoir fait enfindémarrer de là notre infatigable Bugutte et nous nous retirions enchantant, à la file, les mains posées sur les épaules de celui quinous précédait, quand, dans l’étroit couloir menant à la rue, nousnous heurtâmes à une bande de filles en cheveux, pimpantes,éveillées, l’air à la fête, qui ne nous eurent pas plutôt avisésqu’elles simulèrent un affolement extrême et éclatèrent en giries,semblables à ces anguilles du dicton qui crient avant qu’on lesécorche. Comme de juste, on ne se fit pas faute de répondre à leursprovocations en les chatouillant et en les chiffonnant au passage,puis, mis en appétit, sur la proposition de notre chef, nous nousdécidâmes de rentrer avec la ribambelle qui n’en attendait pasmoins de notre ardeur.

– Ouf&|160;! On s’en va&|160;! Et pour de bon,cette fois&|160;! proposa Tourlamain après que nous eûmes payéquelques sous de danse à ces cascadeuses.

– Pas si vite&|160;! Attends au moins quej’aie engagé celle-là&|160;! réclama Bugutte.

Et il lui désignait une petite blonde potelée,assez fraîche et agréable, trahissant des rondeurs prometteusessous la mousseline de son corsage, et un ruban vert dans lechignon, le teint rose moucheté de roux, des yeux gris bleu auregard un peu dur, des lèvres minces dont le sourire ne rachetaitpas certaine expression pincée, un joli nez aux narines pincées,aussi. Elle s’était assise à l’écart, sur une banquette, feignantla réserve et l’indifférence mais en décochant de temps en tempsune œillade à Bugutte. Le candide garçon fut pris au manège de lacoquette. Il repoussa Dolf qui voulait l’entraîner, se plantadélibérément à quelques pas devant elle, recourut à son air le plusavantageux, les reins cambrés, le poing à la hanche, et l’appelasimultanément de la tête, d’un rond de bras et d’un irrésistibleclaquement des lèvres.

Ainsi conjurée, la belle se leva&|160;; ilss’abordèrent sans plus de façons et se mirent à tournoyer, avant des’être parlé autrement que par le sourire, les yeux et l’étreintede leurs mains.

Après cette danse, ce fut une autre, puis uneautre encore&|160;: Bugutte ne lâchait plus la boulotte aux yeuxgris.

Tourlamain revint à la charge&|160;:

– Ah ça, Tich. Nous déclanchons,hein&|160;?

– Un tour, rien qu’un pauvre petit tour, degrâce, Dolf… La musique est si bonne ici&|160;!

Il disait vrai&|160;: l’orchestrion duMouton bleu est célèbre parmi les habitués desguinguettes. Il n’y en a pas de plus carabiné, de plus prodigue entrompettes et en cymbales&|160;; ses implacables tonitruances vousexaspèrent le sang et les moelles, à telle enseigne qu’au sortir duMouton bleu il n’est extravagance ou gageure à laquelle onne se livre à corps perdu&|160;: on abuserait de la première venueet on saignerait le premier venu&|160;!

Mais l’admiration de Tich parut impayable àDolf&|160;:

– Farceur&|160;! lui dit-il à mi-voix. Ils’agit bien de la musique&|160;! Avoue plutôt que tu en pinces pourcette courtaude grêlée (Tourlamain dépréciait le morceau)… En cecas, bonne chance, car le reste de cette volaille n’a rien pournous tenter&|160;! Adieu&|160;!

Cependant, nous n’avions pas été les seuls àremarquer la bonne entente de Tich et de son irritante boulotte.D’ailleurs, la présence de notre clan et de son chef révolutionnaitle quartier. Quelque paroisse que nous hantions, nous ne passonsjamais inaperçus, car les types des Marolles renchérissent encoresur la crânerie et la désinvolture des autres faubouriens. Aussi,l’attention du bal s’était-elle concentrée sur Tich et sa conquête.Les femmes jalousaient sans doute l’accapareuse du fier garçon. Or,Blonte-Mie – c’est ainsi qu’on la surnommait – passant pour lamaîtresse d’un des coqs de l’endroit, l’une d’elles courut avertirl’intéressé qui jouait à la manille dans un caboulot voisin.

Ralliés par Dolf, nous allions abandonner Tichà sa bonne fortune, quand un mouvement se produisit dans lagalerie.

On faisait une entrée à Flupi Kassul, l’ancienantagoniste du champion des Marolles, et précisément, à ce que nousallions apprendre, l’amant attitré de Blonte-Mie.

– Diable&|160;! nous dit Campernouillie. Cen’est pas le moment de nous retirer&|160;!

Flapi Kassul, un gaillard presque aussi bienbâti que Tich, fendit la presse&|160;; se posta au premier rang descurieux, sur le passage des danseurs, et quand notre couple vint àle frôler, sa main s’abattit assez rudement sur l’épaule deBlonte-Mie.

– Halte-là&|160;!… En voilà assez&|160;!

– Eh bien, quoi&|160;? se rebiffa Bugutte.

– Mille regrets, camarade. Tu viens un peutard. La place est prise&|160;! nasilla Kassul sur un ton traînardet presque bon enfant.

– Pas si bien prise que l’on ne puisse t’endéloger.

– Tu crois&|160;?

– J’en suis sûr.

– C’est ce que nous verrons&|160;!

Et repoussant Blonte-Mie, ainsi que le garçonde salle, les rivaux jettent leur casquette, se débarrassent deleur veste et retroussent leurs manches de chemise. MaisCampernouillie s’interpose&|160;:

– Un instant, clame-t-il. Garçons, je vousprends tous à témoin&|160;; Kassul a-t-il reconnu, oui ou non,Bugutte pour son maître après une épreuve loyale etsolennelle&|160;?

– Oui, oui&|160;! attestent les autres.

– Dans ces conditions, il n’y a plus de luttepossible entre eux… C’est la loi&|160;!

En effet, dans ce monde, du jour où unbatailleur s’est avoué définitivement vaincu par un autre, toutecompétition de muscle cesse désormais entre les deux champions.

– Qu’à cela ne tienne&|160;! déclare Bugutte.S’il veut une revanche, je suis encore son homme&|160;!

– Non&|160;! Non&|160;! protesteCampernouillie, et les autres bougres font chorus avec lui, aussibien du clan de Kassul que du nôtre. «&|160;Battu restebattu&|160;!&|160;»

À présent, c’est une querelle entreparoisses&|160;: Molenbeek contre les Marolles. Au lieu d’un duel,nous aurons la guerre.

Mais le conflit en restera là pour ce soir. Ilne faut pas troubler la fête. Se battre pendant la kermesse, fidonc&|160;! C’est bon pour des paysans&|160;! On se retrouvera unautre soir de la semaine. Dans notre métier nous avons toujours letemps.

&|160;

Le sentiment n’intervient guère dans la viesexuelle de nos frustes garçons. Leurs amours se bornent à desaventures galantes. La plupart, de tempérament pléthorique,s’assouvissent et voilà tout. Jusqu’à présent Tich Bugutte nefaisait pas exception&|160;: bourdon goulu, voire insatiable, ilbutinait de fleur en fleur, au hasard des rencontres. Sestendresses et ses assiduités, il les réservait pour ses camarades.Il n’est rendez-vous d’amour qui lui eût fait négliger une partiede maraude ou de débauche. D’ailleurs, en général, malgré leurcynisme et leur débraillé, les voyous apportent certaine pudeurdans leurs bonnes fortunes. Ils s’affichent bien moins que nosgodelureaux et, très expéditifs, s’ils ne font point languir leurssoupirantes, ils se gardent de se mettre en frais de marivaudageset de pâmoisons.

Dolf et les autres s’imaginaient donc que,cette fois encore, il ne s’agirait entre Tich et Blonte-Mie qued’une simple passade, après laquelle tous reprendraient leurliberté.

Notre ami fut-il piqué au jeu par la jalousiede Kassul&|160;? Blonte-Mie déploya-t-elle des séductions plusirrésistibles que ses devancières&|160;? Mais Tich a quitté sa mèreet ses deux enfants pour se mettre en ménage avec la transfuge deMolenbeek, qui est venue le rejoindre aux Marolles.

La mère de notre chef se désole, les gossespleurnichent et redemandent leur père, les amis hochent la tête etn’augurent rien de bon, Dolf surtout, de ce collage. On nous achangé notre Tich.

Cependant, Flupi Kassul ayant invité ceux desa coterie à venger son offense, Bugutte a levé le ban etl’arrière-ban de ses vassaux de la rue Haute et des impassesaffluentes, auxquels se joignent ses féaux des autres paroissesalliées. Force horions ont déjà été échangés depuis huit jours. EnMarollie, les maquilleuses d’yeux pochés se voient débordées par laclientèle. Leur échoppe ne désemplit plus. On s’y écrase comme lesamedi chez le barbier.

Il y a deux soirs, notre colonne, forte decinquante «&|160;cadets&|160;», commandée par Campernouillie,s’engagea sur le territoire de Molenbeek. Après avoir annoncé notreprésence par une bordée de sifflets, il se produisit une accalmie,dont Zwolu profita pour entonner une sorte de péan ou de bardit queje transpose de mon mieux&|160;:

Vivent les gars des Marolles&|160;!

Ceux de Molenbeek, à bas&|160;!

Car ils ne valent pas

Même une rôle

De tabac&|160;!

Faisons leur, à coups de trique,

Avaler leur chique.

Ils la tiennent molle en bec

Ceux de Molenbeek&|160;!

La muse de Zwolu ne rappelle que de loin cellede Sophocle, mais il s’en faut que le petit manque de plastique. Jevis le moment où il se serait mis nu comme le poèted’Antigone après Salamines, moins pour se faire admirerque pour renchérir d’effronterie et de mépris à l’adresse del’ennemi. Exagérant d’ailleurs l’ordinaire décousu de sa tenue,pour épargner ses meilleures nippes il avait réduit sonaccoutrement à sa plus simple expression&|160;: son tricot et sabokse, et c’est à peina si celle-ci lui tenait au corps.

Les Marolliens ayant repris à tue-têtel’insultant refrain, faute d’un chant de guerre analogue lesMolenbeekois répondirent par des vociférations et des siffletsenragés qui couvrirent les voix de leurs ennemis.

Après quoi, il n’y avait plus qu’à mettre lebal en train. En un clin d’œil s’engagent des corps à corpsfuribonds. Ferrailles et bâtons de s’entrechoquer.

Gourmades de pleuvoir. Le sang coule.Chaussures et couvre-chef jonchent le sol. L’apparition deplusieurs escouades de police met fin à la bataille dont l’issuedemeurait incertaine, mais dans laquelle on s’est assez vilainementécrabouillé des deux parts. Pas mal de nos héros logèrent au poste,un plus grand nombre à l’hôpital. Beaucoup de femmes assistèrent àl’action, ne se bornant pas, comme les Germaines de Tacite, àexciter le zèle de leurs chéris, mais se ruant, ongles en l’air,les unes sur les autres, afin de se crêper le chignon. D’autrestraînaient à leurs jupons leur marmaille geignarde, graine de hérosfuturs, ou, réduites par leur maternité au rôle de simplesspectatrices, trompaient leur impatience en donnant le sein audernier-né de leur petit homme.

&|160;

La bonne intelligence règne de nouveau entrela Marollie et Molenbeek.

L’honneur de Kassul ayant été déclarésatisfait par ses pairs, les deux rivaux se sont réconciliés. Flupicède même la belle à son ravisseur. Il aurait poussé la courtoisiejusqu’à souhaiter beaucoup de bonheur à Bugutte.

– Ces félicitations me font bigrement l’effetd’une ironie&|160;! me confiait tout à l’heure le subtilTourlamain. On ne me fera pas sortir de la tête qu’il y a du louchelà-dessous. Veux-tu que je te dise mon sentiment, Lorr&|160;? Danstoute cette affaire, Kassul s’est formalisé pour la frime. Au fond,il s’estime bien heureux d’avoir endossé son crampon à notre bonTich. On la dit méchante comme la gale. Qui vivra verra&|160;!…

&|160;

Me promenant au Cadol, je marchais derrièredeux polissons qu’à leur allure dégingandée j’eus bientôt reconnupour Palul Cassaisme et Jef Campernouillie. De loin, j’observe leurmanège. Le plus grand, le bras fraternellement passé au cou del’autre et la bouche collée à son oreille, l’émoustille par descharges qui le font rire et s’affrioler. À un moment, ilss’arrêtent. L’aîné se tenant à cloche-pied et toujours appuyé surson camarade, enlève un de ses sabots qu’il secoue pour en fairesortir le gravier, puis, avant de remettre sa chaussure, de sonpied nu il se gratte l’autre jambe qui lui démange au mollet. Cetteposture de Campernouillie n’a rien de celle du discobole ni decelle du jeune athlète du Capitole qui racle avec son strigile lasueur et la poussière collées sur sa peau. Et pourtant, elle mepince par je ne sais quoi d’énervé et de disloqué s’accordant avecleurs loques qui s’effilochent et que bavochent les souillures duvagabondage.

Je les rattrape comme ils se remettent enmarche et, leur faisant à mon tour un collier de chacun de mesbras, nous cheminons de conserve et sans but, quand nous tombonssur un quatrième de notre bande, un revenant&|160;: Dolf Tourlamainque nous n’avions plus vu depuis son enrôlement dans un régiment deguides. On se récrie sur la bonne mine du cavalier dans sa tenue.Et il y a de quoi&|160;! C’est toujours le capon aux yeuxà la fois câlins et cruels, admirablement fait&|160;! Le dolman,très sanglé, accentuant la cambrure de ses reins, met une tacheverte et son lasalle une rouge fessure dans la grisaille del’après-midi. Le croustilleux débraillé du voyou reparaît sousl’uniforme voyant du soldat. Son bonnet de police, campé surl’oreille, et relevé par un marron de cheveux, lui donne un airplus luron encore qu’autrefois. Les fauves guenilles des deuxautres sympathisent avec le dolman vert galonné de jaune etl’amaranthe du pantalon militaire, ce rouge irritant qu’exaspèreune odeur de crottin et de cuir échauffé. C’est bien le moins quece beau guerrier nous paie une tournée. Palul et Campernouillie dele cajoler. Il ne se fait pas tirer l’oreille. En trinquant, à tourde rôle nous essayons son bonnet de police. Il nous raconte que,depuis son entrée à la caserne, il subit consigne sur consigne,mais lorsqu’on ne l’enferme pas à la salle de police ou au cachot,le soir venu, il escalade les murs avec d’autres soudrilles qui sefont la courte échelle et il court grediner jusqu’à l’aube enreprenant, pour rentrer, le chemin des chats. Si on les pince,c’est la correction… Voilà huit jours qu’il manque à l’appel.

Il y a deux mois, le grand Bugutte est venu lerelancer aux abords de la caserne. Ils se sont livrés ensemble àdes prouesses sur lesquelles Dolf ne croit pas devoir s’expliquer,mais au clin d’œil, au claquement de langue et au geste plussuggestif encore dont le galant accompagne son allusion, nouscomprenons qu’il s’agit de certains attentats auxquels les deuxamis avaient déjà coutume de se livrer autrefois sur desparticulières attardées.

Et en nous intriguant par ses réticences, legaillard se tortillait.

C’était au crépuscule, à l’heure où le soleilallait accomplir le viol des belles nuées d’or et de pourpre etéparpiller, comme d’autant de volailles, leur duvet dans les airséclaboussés d’un sang tiède…

Et comme les autres insistent, affriolés, pouravoir des détails, le pendard nous évoque les violateurs à l’affûtdans les taillis des parcs publics, derrière les bancs sur lesquelss’abandonnent les amoureux dominicaux. Ils surgissent au momentpropice, démolissent l’amoureux, s’assouvissent sur la belle.D’autres fois, ils guettent aux abords des casernes les petitespayses qui reconduisent une recrue, à l’heure où la retraite pleurecomme si le clairon sanglotait dans son instrument.

– Il nous arrive d’opérer sur les talus duchemin de fer, raconte Tourlamain. On n’y est pas dérangé, puis sila victime avait été par trop détériorée, il nous resterait laressource de la dégringoler sur les rails pour faire croire à unaccident…

Tourlamain se vante évidemment, il nepousserait pas la férocité jusqu’à cet excès, surtout quand lebrave Bugutte est de la partie. Et comme l’un de nous a prononcé lenom de celui-ci&|160;:

– À propos, dit notre beau guide, quedevient-il Bugutte&|160;? Il y a longtemps que je n’ai braconné legibier féminin avec lui. Si nous le relancions&|160;?

– Moi, je sais où le trouver, déclareCassisme. Il vend des fleurs aux terrasses des cafés.

– C’est sa rosse de Blonte-Mie qui lui imposece gagne-pain, ajoute Campernouillie. Ah&|160;! Dolf, tu n’avaisque trop bien prédit ce qui arriverait… Elle lui fait une vied’enfer. C’est à peine s’il peut sortir avec les camarades, et s’ils’avise d’accoster un jupon…

– Oui, je sais. Il m’a conté ses misères. Maisil est trop bon. À sa place…

Et Dolf exprime sa pensée en brandissant lepoing.

– Oh, il lui en donne&|160;! constateCampernouillie qui comprend.

– Pas assez, alors&|160;!… En route&|160;!

Comme nous passons près d’une bâtisse, sur lechantier de laquelle un aide-maçon joue de la doloire en sedandinant pour corroyer le plâtre, Dolf, qui nous expliquaitl’escrime, la seule chose, avec l’équitation, à quoi il morde aurégiment, s’empare, à défaut de latte, de l’outil du petitgoujat.

L’enfant proteste mais se résigne par craintedes coups.

Le guide rompt ou se fend en dessinant desparades et en décrivant des moulinets. Le manœuvre le regarde avecune malveillance ébaubie, partagé entre de la rancune et del’admiration. À un moment, pour étayer sa démonstration, le soldats’avise de prendre le gamin pour plastron et il le fait se répandreen «&|160;aïe&|160;! aie&|160;!…&|160;» aigus, par un simulacreassez rude des fameux coups de flanc et de banderolle.

Notre hâte de rejoindre Tich et Zwolu met finà la brimade du petit qui, rentré en possession de sa doloire etenhardi par notre retraite, agonit le cul-rouge d’injurespimentées, auxquelles l’autre, de belle humeur, réplique dans lamême gamme et en tirant presque vanité des dissidences érotiquesque la malignité conformiste attribue aux jolis piaffeurs de sonrégiment.

Et moins vergogneux que jamais, Dolf nousferait part de ses expériences, personnelles si nous n’avions aviséBugutte et Mémène devant un grand café, circulant entre lestablées, à la suite d’autres camelots, avec la flopée des petitsva-nu-pieds, ramasseurs de mégots, butineurs de fonds de verres,grignoteurs de morceaux de sucre mendiés aux consommateurs ouchipés quand le garçon n’est point là pour les brider de coups deserviette.

&|160;

Oui, il s’est fait bouquetier, le rudeBugutte&|160;!

Il vend des chrysanthèmes à la Toussaint, desmimosas et des violettes durant tout l’hiver, des jacinthes et deslilas au printemps, et plus tard, comme en cette saison, des roses,de pleines panerées de roses. Impayable Bugutte&|160;! Lui,bouquetier&|160;! Quelle cachoterie&|160;! Mince d’alibi&|160;!

Avant de l’aborder, nous nous amusons à sonmanège, à ses mines.

Il dépose sa corbeille sur une table et tendl’un après l’autre ses bouquets aux bourgeois&|160;; il fait valoirla marchandise d’un boniment puéril et d’un geste en rond de brasqui s’efforce de gracieuser et qui fait pouffer de rire l’espiègleMémène. Pour se donner une contenance, le petit se frotte à unréverbère comme si le dos lui démangeait. Il nous a vus. D’un signenous l’engageons à nous rejoindre sans encore avertir Bugutte denotre présence.

Les madames rechignent en comparant lesbouquets. Elles font des mines dégoûtées comme si les fleurspuaient au lieu d’embaumer&|160;; et les messieurs marchandent.L’air piteux de notre Bugutte, du bougre plutôt bâti pour assommerdes bœufs que pour fleurir de petites grues&|160;! S’il s’agissaitde les déflorer, à la bonne heure.

Tout en pestant intérieurement, il se résigneau bas prix et ses doigts gourds palpent la monnaie qu’il faittrébucher pièce par pièce dans la poche de son folzar, toujours lemême. J’observais ces grosses mains d’étrangleur, ses bonnes mainspourtant si loyales aux amis, si solidaires. La peine qu’il sedonnait – parole&|160;! il suait à grosses gouttes&|160;! – pour nepoint froisser les pétales de satin et dévelouter sa marchandise,et peut-être pour ne pas se laisser induire à cogner la clientèle,pour empêcher son naturel de reprendre le dessus, – tous ces fraisde douceur et d’endurance m’humiliaient presque moi-même.

Aussi, comme il s’apprêtait à détaler versd’autres tablées, jugeai-je le moment venu de lui révéler notreprésence.

– Holà, Bugutte.

– Lorr&|160;! Dolf&|160;! qui voilà&|160;!

Il court remiser ses fleurs et Mémène sesallumettes. Ils sont à nous. Nous regagnons les boulevardsfaubouriens. La beuverie recommence de plus belle.

Devant je ne sais plus quelle terrasse decafé, voilà que notre Zwolu et Palul improvisent un quadrilleinénarrable avec culbutes, fesses par dessus têtes, sautspérilleux, poiriers, déhanchements, cavalier seul ou en-avant-deuxaussi scabreux que la cordace antique.

Ils demeurent souvent croupe en l’air, la têteencadrée entre les jambes de leur culotte terreuse, et s’envoyantainsi des pieds de nez ou des pétarades simulées avec la bouche.Puis, après s’être claqué la cuisse, ils se redressent d’unmouvement tride comme des ressorts, ils s’accolent plusfrénétiquement que des frères qui se retrouvent après une longueabsence, et ils tournent vertigineusement, ne formant plus qu’unemasse étroitement serrée.

Ils se détachent en toupillant sur le cielvespéral, dans la mélancolie d’un lundi désœuvré et dedemi-kermesse.

Au plus fort de leur chorégraphie, un agent deville les fait cesser. Son intervention indispose lesconsommateurs, que cette gigue polissonne semblait désopilerénormément et qui s’apprêtaient à faire pleuvoir force monnaie dansla casquette que le petit Zwolu, tout en nage, leur tend à laronde.

L’agent veut aussi s’opposer à la collecte.L’enfant s’obstine encouragé par les sympathies du public. Lepolicier s’avise de mettre la main au collet du petit. Il n’en fautpas plus pour que Tich, d’un coup de poing, envoie le trouble-fêterouler par terre. Deux argousins accourent à la rescousse de leurconfrère. Nous détalons. À trois ils se mettent à notrepoursuite.

Zwolu profite de notre avance sur eux pour lesnarguer à sa façon&|160;: il se dessangle, rabat son fond deculotte jusqu’au bas de ses jumelles de manière à leur exposer sonfaux visage&|160;; puis, sans cesser de jouer des jambes, tenantses bragues à deux mains, il se rajuste et serre la courroie. Cettepantomime a été exécutée avec je ne sais quelle grâce flegmatiquede jeune satyre, rappelant les boutades de l’espiègle flamand parexcellence, le légendaire Tyl Ulenspiegel.

Les policiers semblaient avoir renoncé à lapoursuite. Aussi, ralentissant notre allure, nous étions nousengagés dans une rue latérale où nous nous arrêtâmes pour roulerune cigarette. Mais nous comptions sans la rancune des argousins.Ils n’avaient pu digérer l’affront du petit Zwolu. Au débouché dela ruelle, avisant des uniformes suspects, nous retournons sur nospas. Même déconvenue. La rue est barrée des deux côtés. Celas’appelle une souricière. C’est décidément à Mémène qu’ils en ont,les sbires. Ils le somment de les accompagner au bureau et, sur sonrefus, ils le prennent au collet.

– À bas les pattes&|160;! s’écrie Bugutte. Enun rien de temps, il dégage le petit que nous masquons derrièrenous. L’escouade entière, une dizaine d’hommes au moins, s’acharneà présent contre Tich, et comme s’ils n’étaient pas encore asseznombreux, l’un d’eux sonne du cornet d’alarme. Il s’en précipiteune demi-douzaine d’autres. Le fort garçon lutte contre une meuteentière. Sûrement, ils se préparaient à cet exploit. Tandis que sespoings tiennent le gros de la bande en respect, d’autres leprennent traîtreusement par derrière et, parvenus à le maîtriser,lui passent les menottes et le cabriolet. Nous ne restions pas lesbras croisés. Nous le délivrerions ou nous nous ferions prendreavec lui. Tich ne l’entend pas ainsi.

– Vite… Filez avec Zwolu&|160;!

– Mais toi&|160;?

– Ça me regarde. C’est assez d’un. Filez, vousdis-je… Je le veux…

Nous obéissons à regret. Maîtres de leurredoutable ennemi, les policiers ne daignent même plus nousinquiéter.

&|160;

Mais nous n’étions pas au bout des péripétiesde la journée. Comme nous battons en retraite, à un tournant de ruenous tombons sur une patrouille de cavaliers du régiment de Dolfchargés de pratiquer des battues dans les bouges interdits auxmilitaires. Le gradé qui conduit l’expédition n’a pas plutôt aviséTourlamain qu’il s’écrie&|160;: «&|160;Ah, voilà notredéserteur&|160;!&|160;» et qu’il donne ordre à ses hommes del’empoigner. Notre ami se débat et leur glisse entre les mains. Euxà ses trousses et nous à sa suite.

Nous nous étions rapprochés du quartier de larue Haute. En deux bonds Dolf gagne la région familière, enfile lapremière allée venue, s’élance sous un porche noir, dans leraidillon qui mène aux combles. Sur l’ordre du sous-officier lessoldats font la même ascension, non sans rechigner. Dolf ne lesattend pas. Une tabatière se soulève. La tête délurée émerge del’entrebâillement. D’un saut, le voilà sur le toit.

Aux clameurs, les ménages grouillant dans lespouilleries voisines s’ameutent au dehors. La sympathie vanaturellement au déserteur. Les camarades chargés de le rattraperne mettent guère de zèle à prendre le chemin des gouttières. Lemaréchal des logis a beau sacrer et trépigner de rage. Que n’yvole-t-il lui-même, le chef&|160;? ricanent les drilles narquois.Tourlamain profite du répit qu’on lui accorde. Il s’assied sur lebord de la corniche. Pour être plus leste, il se débarrasse de sondolman, de ses sous-pieds, de son lasalle, de ses bottes à éperons.Il ne garde que le caleçon et la chemise. Son bonnet de police, ille perdit dans la première bagarre. Si l’on rigole dans larue&|160;! Et les mains tendues des voyous d’attraper toutes lespièces de l’équipement à la volée&|160;!

Les soldats se décident enfin à enjamber latabatière.

Alors commence une chasse inoubliable. Dolf sefaufile dans les gouttières, saute de toit en toit, rampe à quatrepattes, s’aplatit contre les tuiles. Parfois une cheminée nous ledérobe, l’instant d’après on l’aperçoit de nouveau. Le nez levé,nous le suivons comme un aérostat. Les traqueurs se traînent à saremorque, cahin-caha, en suant sang et eau, empêtrés dans leuréquipement, car ils n’ont pu imiter le fuyard et jeter du lest. Deplus, ils ne se sont jamais entraînés à cette gymnastique quiréclame un sang-froid de couvreur et une souplesse de matou. Depuislongtemps, ils lui auraient envoyé une balle de leur carabine s’ilsne craignaient de le descendre sur la tête des badauds.

Un instant la chance leur sourit. Parvenu à latoiture du bout de la rue, Dolf s’aperçoit tout à coup qu’il nepourra plus avancer. Le vide s’ouvre devant lui. Jamais il nefranchira la largeur de la rue. Il y à bien un intervalle de deuxmètres entre les deux rangées de maisons. Le sous-off exulte etstimule ses hommes qui redoublent de jambes. Déjà, ils croient letenir. L’angoisse étreint nos cœurs.

Mais Dolf a vite pris son parti. Il recule dequelques pas, il se ramasse, il bande ses muscles, il va s’élancer.Je ferme les yeux. Aux acclamations formidables de la foule je lesrouvre. Dolf, bien d’aplomb de l’autre côté de l’abîme, fait despieds de nez à ses camarades de régiment.

Force leur est d’abandonner la partie.

L’évadé poursuit son chemin, mais en flâneur.Nous le voyons disparaître une dernière fois derrière un pignon.Son éclipse se prolonge. Il aura trouvé un asile.

Les ténèbres règnent. Plus moyen de faire desperquisitions aujourd’hui. Le maréchal des logis se résigne donc àrappeler ses hommes et à reprendre piteusement le chemin de lacaserne, reconduit par les huées et les sifflets. La foule sedisperse. De notre côté, nous nous abstiendrons aussi de nousmettre à la recherche du copain. S’il a besoin de nous, il saurabien où nous trouver.

&|160;

Notre joie n’a guère duré&|160;: au milieu dela nuit, une pauvresse, une étrangère au quartier, une intruse –soit dit pour l’honneur des Marolles – s’en fut révéler la cachettede Tourlamain à la garde. Il dormait d’un lourd sommeil de bêtetraquée et rendue, dans le galetas même de la traîtresse. Quatregendarmes le cueillirent et le garrottèrent. Il se débattait,poussait des cris à fendre l’âme. Mais, à cette heure, les Marollesaussi se vautraient dans le repos. Quand les camarades accoururent,les pandores avaient déjà transporté leur proie en lieu sûr…

&|160;

Le conseil de guerre ne lui a pas octroyémoins de trois ans de séjour dans une compagnie de discipline.

Bugutte, lui, a fait un mois de prison. Ilnous revient la mine aussi florissante, le corps aussi vigoureuxque jamais. Il plaisante&|160;:

– Enfer pour enfer, je préférais presque mesgeôliers à mon crampon. Avec eux au moins pas de scènes et decriailleries&|160;!

Cependant, on ne l’épargna point. Lesreprésailles commencèrent le soir même de sa capture. Derrière lesmurs du commissariat les policiers lui firent subir un passage àtabac carabiné, après l’avoir, au préalable, bouclé dans lacamisole de force. Il n’est point d’avanie qu’ils ne luiinfligèrent. Devant les juges de la correctionnelle il comparutencore tout meurtri et tout contusionné. Il languit plusieurs joursà l’infirmerie de la prison.

– Ils me revaudront cela&|160;! dit-il d’unton où la rancune ne perce qu’à peine.

Ah&|160;! c’est un solide bougre&|160;! Jedoute qu’il en naisse encore de pareils, même sur cette plantureuseterre de Brabant&|160;!

&|160;

Ce matin, Palul et Campernouillie fontirruption chez moi, me surprenant au saut du lit, et sans me donnerle temps de m’écarquiller les yeux et de leur demander le motif decette intrusion, ils me foudroient de ces mots sinistres&|160;:

– Tich est mort&|160;!

Je crois avoir mal entendu et merécrie&|160;:

– Tich, mort&|160;? Vous voulez rire. Àd’autres.

– C’est comme nous te le disons.

– Quoi&|160;! Tich Bugutte&|160;! Ce chêne, ceroc… Pas possible…

– Foutu&|160;!

– Alors ce n’est pas de maladie… de mortnaturelle.

– Tu l’as deviné. Il s’agit d’un meurtre.

– Assassiné&|160;! Lui&|160;! Mais quidonc…

– Elle…

– Elle&|160;! Qui ça, elle&|160;?

– Blonte-Mie. Sa gigolette. L’ancienne àKassul, pour qui nous sommes même allés nous battre contre ceux deMolenbeek, comme si les caresses de pareille garse[7] valaient la peine de semer la brouilleentre des copains.

Et voilà que mes deux braves truandsbrandissant le poing, tapant du pied, les larmes aux yeux, entamentun récit qu’ils sont obligés d’interrompre pour se mordre leslèvres et ne pas éclater en sanglots. Leur émotion me gagne. À unmoment, nous pleurions tous trois. Quand je me représente ce beau,ce franc et solide Bugutte livré au scalpel des carabins&|160;!

– Hier, à ce que nous rapportèrent leslogeurs, ses voisins, il rentra un peu tard et un peu gris, maispas méchant, selon sa coutume. Blonte-Mie l’accabla de sottises,lui reprochant de prétendues sorties avec d’autres femmes. Commeelle lui réclamait l’argent de ses fleurs et qu’il refusait, elle amenacé de le fouiller. Il l’a repoussée, elle a osé lefrapper&|160;; il a tanné dessus pour avoir la paix. Puis il s’estendormi… Elle a profité de son sommeil pour lui verser dansl’oreille tout le contenu d’une bouteille de vitriol, plus d’unlitre. Aux rugissements du martyr les voisins sont intervenus.Blonte-Mie paie d’audace&|160;: Tich serait sujet à des attaques dedelirium tremens. Mais on découvre la bouteille. L’odeur trahit lagaupe. Tandis que les uns emportent Bugutte à Saint-Pierre où ilsuccomba quelques instants après dans les convulsions&|160;;d’autres se hâtent d’avertir la police.

Demeurée seule, Blonte-Mie en profite pourfermer la porte de la rue et remonte se barricader dans sa chambre.La nouvelle s’est répandue. Nous accourons et trouvons la rue sensdessus dessous.

Du vivant de Tich, lorsque le ménage sequerellait, les commères d’alentour se divisaient en deux camps etvous savez, Lorr, les batailles, les peignées, les crêpages dechignons. Cette fois, tout le voisinage s’est rangé du côté dupauvre mort. On passait l’éponge sur ses torts, vrais ou supposés,pour ne se souvenir que de ses mérites. C’était à qui rappelleraitl’un ou l’autre de ses exploits. Et à mesure que l’on s’apitoyaitsur notre ami, l’indignation contre l’assassine montait comme laitbouillant. Les femmes se montraient le plus enragées. Le charivaridevint épouvantable. Casseroles et bidons ne furent jamais àpareille fête, mais il s’agit bien de conspuer la furie. «&|160;Àmort&|160;! La déchiqueter, oui&|160;! Non&|160;! La traînerd’abord sur la claie&|160;! À mort&|160;!&|160;» On veut enfoncerla porte de la rue. Cette porte résiste. On casse les carreaux durez-de-chaussée&|160;: les fenêtres sont défendues par des barresde fer. On applique des échelles pour arriver jusqu’à la mansarde.Palul et moi, nous nous élançons les premiers. Parvenus au toitnous pénétrons par la tabatière.

Je te jure bien, Lorr, que nous lui aurionsréglé son compte à la rosse, ou non, nous l’aurions chiffonnée lemoins possible afin de faire durer le plaisir et de la livrerintacte et toute vive à ceux qui attendaient en bas en hurlant eten dansant d’impatience. Les plus pressés étaient même alléschercher de la paille et parlaient d’enfumer la carogne pour lafaire sortir plus vite. Malheureusement la police, mieux au courantdes aîtres de la bâtisse, s’était introduite par une porte del’impasse voisine, et quand Palul et moi nous sautâmes dans laplace, Blonte-Mie en avait déjà été extraite… Avec un cri de ragenous nous jetons dans les escaliers, à la piste des argousins. Nousne débouchons dans la rue que juste à temps pour voir emballer labougresse comme un ballot de linge sale dans le panier à salade.Nous nous empressons de tourner le coin afin de donner l’alarme àla foule qui fait rage dans l’autre rue. Avec deux ou trois autres,nous parvenons à rattraper la patache menée au triple galop,escortée par des gendarmes. Ceux-ci nous distribuent des coups deplats de sabre. Il nous faut bien lâcher prise. Ah, s’il s’étaitagi d’un fiacre ordinaire&|160;; nous tenions notre proie, jet’assure. Elle n’aurait plus coûté un centime au gouvernement. Maisces voitures cellulaires sont construites trop solidement&|160;!Blonte-Mie vivra de ses rentes à Bruges&|160;!… Pour nous consolernous nous attardons devant les comptoirs. Personne ne regagne songrabat. C’est pis qu’un lundi de nouvel an. Ah, Lorr, queldeuil&|160;! Les Marolles répandent tellement de larmes que, depuisla triste nouvelle, elles se croient obligées de boire et dereboire pour se remettre de l’humidité dans le corps. Que sera-cele jour des funérailles&|160;!…

Et, après une pause, le digne Campernouillieajoute&|160;:

– Hélas, c’est nous qui perdons le plus… Lorr,tu en penseras ce que tu voudras, mais je te dis, moi, que la mortde Bugutte c’est la fin de notre bande. Qui reste-t-il pour nousconduire et nous commander&|160;?… Dolf&|160;? Le pauvre en aurapour la vie à la compagnie de discipline…

– Pour la vie&|160;? Je pensais qu’il enserait quitte pour trois ans.

– Non, il y a eu du neuf depuis. Une de sesvictimes a fait du pétard. Le signalement qu’elle donnait de l’undes «&|160;castards&|160;» correspondait à celui de Dolf. Confrontéavec la babillarde, elle l’a reconnu. Un instant il avait espéré sefaire chasser de l’armée en avouant d’autres fredaines. Mais celan’a pas pris. Il a eu beau se déclarer indigne de porterl’uniforme, ils l’estiment encore assez propre pour la tenue ducorrectionnaire à Vilvorde. Pauvre Dolf&|160;! Nous ne le reverronsplus. Peut-être Bugutte est-il le moins à plaindre desdeux&|160;?

– Et je ne suis pas encore au bout de monrouleau, poursuit Campernouillie… Notre Mémène a été cueilli dansune rafle et interné à Ruysselède jusqu’à sa majorité…

– Quoi, notre gentil Zwolu&|160;? Luiaussi&|160;!

– Le même sort attend celui-ci, ajoute-t-il enprenant par le cou Palul, notre autre junior… «&|160;Quant à moi,Lorr, je suis désigné pour le prochain train de plaisir deMerxplas… Il fait décidément fort malsain pour nous à Bruxelles.Aussi Flupli Kassul songe-t-il sérieusement à se vendre à unrecruteur pour les Indes Hollandaises&|160;! Adieu le bon temps.Fini de rire&|160;!&|160;»

Moi-même, le cœur fendu, je ne trouve rien àlui dire pour le consoler.

Pauvres voyous de velours&|160;!

&|160;

Cependant, si quelque chose était de nature àrépandre un peu de baume sur ma plaie, ce seraient les obsèques quenous venons de faire à notre chef, et quand je dis nous, j’entendsla légion des voyous au grand complet.

Bruxelles n’aura même jamais rien vu desemblable. Le prestige que cet excellent mauvais garçon exerçaitsur ses pareils dépasse ce que nous nous imaginions. Sa popularitéavait grossi en raison directe de ses démêlés avec la justice.

Comme celles d’un grand citoyen, lesfunérailles du pauvre diable se seront faites par souscriptionpublique. La région marollienne a commencé par se cotiser pourpayer son cercueil, son escorte de croque-morts, des fleurs àprofusion, de la musique à tout casser et même les absoutes àl’église, l’eau bénite et le requiescat sur la fosse, car ils ontvoulu le plus de cérémonie et de tralala.

Puis, ce fort garçon ne posa jamais pourl’esprit fort et, s’il sacrait plus qu’il ne priait, c’étaitpeut-être sa façon à lui d’invoquer la divinité et ses bordées dejurons ne représentaient-elles que des hymnes un peu plusintempestifs que les autres, mais au moins aussi candides etchaleureux que bien des patrenôtres&|160;!

Les Marolliens ont obtenu aussi que le convoifunèbre parcourrait dans toute sa longueur le quartier illustré parle défunt.

Il a fait un vrai temps d’apothéose, du soleilà ressusciter les morts… Ce que les bas-fonds, les sentines, lescours, les impasses, les culs-de-sac de la Marollie hébergentd’humanité valide fut sur pied dès l’aube. La population des autresfaubourgs ne tarda pas à se mettre en branle pour renforcer lesMarolliens proprement dits. Voyous de tout âge et de tout sexedéferlant comme une marée vers l’hôpital où repose leur capitaineou bien se massent déjà pour former la haie. Le reste grouille auxlucarnes, grimpe sur les toits, s’accroche aux réverbères.

Campernouillie, Cassisme et moi, nous nousmêlons à la cohue&|160;; cent fois nous sommes séparés, chassés àla dérive. Il semble, à démêler les physionomies, que l’on aitconvoqué jusqu’au ban et l’arrière-ban de la truandaille, queprisons, chauffoirs, asiles, pénitenciers, maisons de correctionaient dégorgé leurs populations tragiques. Mais, hélas, où restentalors notre Zwolu, et ce fringant Dolf&|160;?…

Les escaliers du Palais, cette rampe au piedde laquelle je vis Bugutte pour la première fois avec ses quatreféaux, tous florissants de force exigeante et de jeunesse débridée,disparaissent aussi sous la fourmilière des badauds ou plutôt desmanifestants, car il y a plus que de la curiosité dans le sentimentqui déloge ces hordes d’irréguliers de leurs repaires et de leurspouilleries.

Mystérieuse solidarité de cette plèbe avec cetape dur qui les vengea si souvent sur le dos de leur ennemie àtous&|160;: la Rousse. Si on m’avait laissé faire, une couronneaurait porté sur ses rubans violets cette dédicace en lettresd’or&|160;: À Tich Bugutte, providence des passés à tabac,tombeur des valets de justice.

Aux abords de l’hôpital Saint-Pierre, ons’écrase à se tuer, aussi sommes-nous allés attendre le cortègeplus loin, sur la place de la Chapelle.

– Il arrive&|160;!… Le voilà&|160;!…

Sonnerie de clairons. Un piquet de gendarmes àcheval ouvre la marche.

– Il fut même question, nous dit un copain, deconsigner les troupes.

– Mieux que ça, l’interrompt un autre, de lesmobiliser comme pour un deuil royal.

– À l’hôtel de ville ils avaient tellementperdu la tête, ricane un troisième, qu’ils parlèrent de faireprocéder la nuit à l’enfouissement du bon Tich dans la fossecommune, histoire d’éviter des bagarres… Fichue idée&|160;! C’estalors qu’il y en aurait eu du grabuge. Les Marolles se seraientsoulevées.

– Et Molenbeek&|160;!

– Et le Cadol&|160;!

Je n’en doute pas, à voir ce qu’il faut déjàde policiers pour refouler les manifestants et ménager un passageau corbillard.

Celui-ci, disparaissant sous les fleurs,débouche sur la place.

Campernouillie et d’autres solides gaillardss’étaient proposés pour porter le cercueil sur les épaules en serelayant jusqu’au cimetière. Mais les autorités craignirent queTich n’arrivât jamais à destination.

Devant le mal que se donne la police, je mefais cette réflexion que les derniers honneurs sont rendus aurécidiviste par ceux auxquels il causa le plus de tablature. Aprèsles avoir tenus toute sa vie sur les dents, son cadavre leur vautune corvée supplémentaire.

Les deux petits garçons du défunt, deux amoursde gosses, dont Rik, l’aîné, chasse de race, conduisent le deuil.Bugutte est mort&|160;! Vive Bugutte&|160;!

Après eux vient Kassul aussi atterré que nouslorsqu’il apprit la mort de son loyal vainqueur, de son rival,hélas, trop préféré par cette carne de Blonte-Mie.

Nous nous faufilons jusqu’à lui. Il nous serrela main, tout marri, car il se considère non sans raison comme lacause indirecte de la catastrophe. Que n’assomma-t-il la femelleplutôt que d’en empêtrer Bugutte&|160;! Nous le réconfortons denotre mieux et parlons d’autre chose&|160;:

– Est-il vrai que tu te sois vendu au marchandd’âmes&|160;?

– Oui, l’affaire est dans le sac. J’ai signéle papier et même empoché une partie de la prime.

Et en faisant tinter les écus de centsous&|160;:

– À propos, je vous invite au retour ducimetière. Une… deux… toutes les tournées d’adieu. Je compteabsolument sur vous… Demain je m’embarque à Anvers…

&|160;

À mesure que le corbillard s’avance, ilsoulève de formidables acclamations. D’abord je trouve ces clameurspeu compatibles avec le caractère de ce convoi, mais je m’expliquebientôt l’attitude rien moins que lugubre de la foule.Inconsciemment panthéiste, la Marollie a raison. C’est par destransports d’allégresse que l’on honorera le mieux celui qui donnaun si fier exemple de libre et large vie. Une gaieté énorme netarde pas à s’emparer de ce populaire aux yeux rougis et aux jouespoissées par les larmes. Les visages se dérident, les allures sedébrident. La réaction, partie de l’entourage même du cercueil, sepropage d’un rang à l’autre. Les partisans du défunt se mettent àrire, à chanter, même à chahuter bras dessus bras dessous en secognant du coude et de la croupe.

Comme les jours de processions et decavalcades, des échelles, des estrades, des tréteaux chargés àcrouler sous le poids se dressent sur les trottoirs, adossés auxfaçades. Les buveurs, juchés par tas sur les tables des cabaretstirées au dehors, trinquent à la mémoire du défunt. Au passage ducorbillard, ils élèvent et tendent vers le cercueil leurs pintesqu’ils vident ensuite d’un trait et en manière de salut.

Profitant d’un moment d’arrêt, Palul,subitement sérieux, lâche mon bras, se détache de notre groupe et,avant que je me sois douté de ses intentions, il happe au passageune chope sur le plateau qu’une serveuse promenait au-dessus destêtes, et, revenant auprès de nous, il en répand le contenumousseux sur le cercueil du soiffard. Incapables de comprendre cequ’il y a d’opportun et de touchant dans cette libation, lespoliciers menacent de traiter notre blondin en profanateur, et ilsvous l’auraient happé et conduit au poste sans les protestations dela foule plus intelligente qui applaudit, au contraire, à ce beaugeste renouvelé des rites de l’Hellade.

– Bravo, Palul&|160;! C’est bien, ça,petit&|160;!

Et tous de l’imiter, si le convoi ne seremettait en marche, au milieu d’une recrudescence de tourmentefalote qui le dépouille de tout ce qu’il lui restait de funèbre.Les petits Bugutte eux-mêmes s’ébaudissent en se tenant par lamain. Scurrilités, couplets scabreux, licence de la parole et dugeste, si chère à tout Marollien, flattent les mânes du trépassé,l’enveloppent d’ambiances adaptées à ses façons, à son humeur, à saphysionomie.

Le soleil active la fermentation de cettepopulace en liesse, fauve et rutilante comme un sauve-qui-peut degrosses fourmis rousses, et d’où montent une buée à la fois grasseet surette, des émanations de friture et de fruiterie.

Dominant les chants patriotiques et autres,retentissent, comme par rafales, des bordées, de ces aigressifflets particuliers à notre monde du pavé. Pas plus que lesclameurs et la gaudriole, ces stridences n’impliquent une insulteau vitriolé. C’est un rappel de la musique qui lui était familièreet dans laquelle lui-même excellait, lorsqu’il s’agissait de nousrallier d’un carrefour à l’autre par dessus les vagues d’une cohuede carnaval ou d’émeutes.

– Bugu…utte&|160;! Ah, nous aurions beaul’appeler à présent&|160;!

Ivres de vacarme les survivants du cher garçonne s’en tiennent même plus à ces sifflets. Se mettent de la partieles bruits plus canailles et plus topiques encore qu’ils produisenten soufflant de certaine façon dans la paume de la main, bruitsauxquels ils donnent le nom de bouquets et que Bugutte nourrissaiten virtuose. S’il parlait peu, il se rabattait sur le tapage. Ilaimait brailler et vociférer.

Cette cacophonie qui, en tout autre moment,eût équivalu au pire des tollés, représente ici un suprêmetémoignage de solidarité, un énorme et pantagruélique adieu. Fautede salves militaires, les camarades de Bugutte lui auront tiré deces bouquets autrement formidables que celui d’un feud’artifice.

Campernouillie a donné le signal. Les autressont partis avec un merveilleux ensemble. Jusqu’au cimetière, cen’a plus été qu’un feu roulant, qu’un tonnerre de bouquets couvrantde leurs explosions les fanfares et les harmonies du cortèges’exaspérant toutes à la fois.

Ainsi le crâne Tich aura été mené à sadernière demeure aux accords de la musique qui lui était la mieuxvoulue et qui représentait l’accompagnement obligé des frasques etdes équipées de son régiment de réfractaires. Il s’entendait mêmemieux à faire crépiter bouquets pareils qu’à débiter ceux pour devrai&|160;!

Désormais, en ma mémoire, cette kermessemacabre avec sa couleur fauve et rutilante, sa cuvée de chair malvêtue, son encens forain, ses bousculades, son paroxysme de cris etde gestes, sa bacchanale sardonique, nimbera l’image à la foisviolente et débonnaire de mon pauvre Tich Bugutte.

Bugu…hutt&|160;!

&|160;

Sans doute, afin de se consoler de la mise àl’ombre temporaire pour quatre de ses chers voyous de velours, etéternelle pour leur capitaine, Paridael quitta quelque tempsBruxelles et se décida à faire des excursions à la campagne, entreautres à Trémeloo où l’appelait l’invitation d’un receveur descontributions, vieil ami de son père. Loin de le calmer, cettevillégiature acheva au contraire de l’énerver, ainsi que ledémontrent les pages suivantes de son journal. Ses obsessions s’ytraduisent sous des couleurs encore plus corrosives que dans lesprécédentes confidences.

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