Chapitre 3TRÉMELOO
Trémeloo
Sans morale,
Sans mœurs,
Très couleur locale…
L’inceste
Etle reste.
G.E.
À l’orient de Malines, la Campine anversoiseet le Hageland brabançon, les deux indigentes et nobles régions, serejoignent, s’embrassent comme des amants fidèles etdéshérités ; et de leur conjonction naît un pays subversif,participant, en l’intensifiant encore, de leur affectivedétresse.
Hallucinante et capiteuse contrée !Entourée de pacages fertiles, elle fait l’effet d’un désert dansune oasis. Elle ne couvre pas une importante superficie, mais telest son caractère abrupt qu’elle produit une impression grandioseet soufflette, par son attachante frustesse, la banale et grassecocagne d’alentour.
Rien ne m’est plus cher, dans son âcre etrêche saveur, que cette étendue de garigues mamelonnées çà et là dedunes sablonneuses, aux horizons drapés de sapinières dont le vertjaspé tranche sur le gris uniforme de la plaine. Des laies droiteset kilométriques traversent ces futaies rigides, s’enfoncent àperte de vue et se coupent de lieue en lieue pour ménagerd’imprévus et mystérieux carrefours, où le poète errant est tentéde s’agenouiller comme le fidèle au centre de la croix formée parla nef et le transept des cathédrales.
Ces landes d’une présence si mélancoliqueprédisposent à la rêverie, au recueillement, aux visionsrétrospectives. Au milieu de cette nature inviolée, on évoque lepassé, on s’assimile des fastes historiques.
Ici, à Rymenam, les gueux du XVIesiècle, ou plutôt les troupes des États révoltés contre l’Espagne,défirent l’armée de Don Juan d’Autriche, durant une journée sicaniculaire que les arquebusiers écossais de Robert Stuart, quicombattaient en chantant des psaumes, s’étaient mis complètementnus. De Schotten vechten mœdenaecks, est-il renseigné surun vieux plan de la bataille.
Ce même terroir fut, il y a cent ans, le foyerle plus intense de l’insurrection des paysans contre les Jacobins.Le sol est demeuré réfractaire comme les esprits. Les sillons serebiffent et refusent de produire des céréales à l’endroit où lesgenêts burent la sève rouge des paysans.
Souvent, au coucher du soleil, la bruyères’avive, scintille, rougeoie ; la nappe fleurie déferle commeun lac tragique, et les religieuses améthystes se convertissent enrubis sanglants…
Les âmes y demeurent frustes, libres etsauvages. Les anciens brigands ont fait souche de braconniers, demaraudeurs, de bûcherons clandestins perpétuellement en délicatesseavec cet ordre bourgeois issu des spoliations jacobines.
Des héros d’autrefois descendent de trèssavoureux criminels. Je conjure sans cesse l’image de Sus Diriksqui tua un gendarme dans une bagarre de kermesse. Ce Susressemblait sous tous les rapports à notre pauvre Bugutte, d’aprèsle portrait que m’en fit une vachère de Bonheyden, sa paroisse,« un si brave garçon ! » me disait-elle en menarrant l’équipée du malchanceux. « Et un beau garçon, pardessus le marché ! Et fort, donc ! » Longtemps ilnargua les pandores qui le traquèrent aux quatre coins de lacontrée. Non seulement son village, mais tout le pays, tenait pourle coupable. Il fallut une brigade entière de bonnets à poils pours’assurer de ce Sus Diriks, et encore ne fut-il pris que grâce à latrahison d’un cabaretier chez qui il s’était réfugié et qui leurindiqua une futaille vide sous laquelle il se cachait. Il marcha àla prison du chef-lieu, sans menottes, escorté triomphalement partous ceux de Bonheyden. Quant au judas, il fut mis en quarantaine,affamé et enfin proscrit par le cri public. « Les frères deSus auraient fini par lui trouer la paillasse comme augendarme ! » me confiait la digne vachère et, dans sonton, perçait le regret que le traître eut échappé. Hélas ! Etla vieille qui vendit Dolf Tourlamain !
La vachère de Bonheyden devinait-elle monintime partialité envers les beaux transgresseurs, les hommesfauves de ce pays ? Avait-elle reconnu par la seconde vue dela sympathie que j’étais de leur couleur, de leur sang, et que jeconcertais avec leurs passions ? Me savait-elle l’amiinconsolable des Bugutte, des Dolf, des Zwolu et desautres ?
J’ai reporté sur les vagabonds ruraux, avecl’ardeur d’une passion in extremis, l’affection vouée aux voyous develours de la grande ville. Ah, rien qu’en prononçant les noms deces villages aux sonorités gutturales et bellement barbares, cesnoms pour ainsi dire synthétiques et évocateurs : Bonheyden,Rymenam, Keerberghe, Wavre, Schriek et Trémeloo, mon essence senavre de nostalgie et ma cervelle se grise de fanatisme.
Trémeloo ! Ce nom, particulièrement, mecommunique un frisson de petite mort. Trémeloo ! Nombatailleur et mouillé, nom rouge et humide de sang ! En lesyllabant, mon cœur fait le trémolo.
Jamais je ne goûtai plus totalement le délicede comprendre et de sentir ces voyous des champs ; jamais jene m’incorporai plus intimement leur être irréductible, qu’en descirconstances très anodines en apparence et dont je fus seul,naturellement, à goûter l’intensité secrète et le paroxysmelatent.
En quelques heures inoubliables, maprédilection pour ces déshérités s’exacerba à raison même du mépriset de l’aversion en lesquels les tenait un notable habitant de cescampagnes, fonctionnaire éduqué, pas trop méchant, que jerencontrai peu de temps après la mort de Bugutte et l’arrestationdes autres, et qui, mis au courant d’une partie au moins de monintérêt pour l’humanité soi-disant sordide, m’avait invité à venirlà-bas, où il aurait à m’en produire des échantillons fieffés.
Le programme de la journée comportait unplantureux repas de kermesse suivi d’une promenade jusqu’au Ninde,l’écart le plus mal famé de ce turbulent Trémeloo.
À table, je mis naturellement la conversationsur le monde à part que nous explorerions l’après-midi.
– Ces campagnes sont-elles vraiment sifarouches, si dévergondées qu’on le prétend dans lesgazettes ? demandai-je à mon amphytrion.
– Tout ce qu’on en écrit reste en dessous dela vérité… Il y a surtout ce hameau du Ninde, l’endroit même que jevous montrerai tout à l’heure. Au mépris du cadastre et du fisc,une tribu de va-nu-pieds, noirs comme des Bohémiens, quoiqueFlamands, se sont avisés de construire leurs huttes et leurscabanes de torchis dans les sapinières du comte de S… Nonseulement, lorsque les gens du propriétaire les ont sommés dedéguerpir et de raser leurs bicoques, ils ont reçu ces larbins àcoups de pierres, mais depuis ils ont même refusé d’acquitter lemoindre loyer ou toute espèce de contributions. Ils exercent desmétiers vagues, mais vivent principalement de larcins et derapines. Pour le quart d’heure, presque tous les hommes valides dela colonie étant en prison, ce serait peut-être le moment d’envoyerde la troupe au Ninde pour procéder à une éviction en règle de cespeu intéressants ménages et balayer leurs pouilleries.
Croiriez-vous, poursuivit mon hôte, que cesmauvais citoyens, ces hors la loi s’avisèrent récemment de se mêlerdes affaires publiques et prétendirent avoir leur mot à dire dansles conseils de la commune ? Aucun n’est électeur, cela va desoi, et pourtant ils ambitionnaient de mettre l’un d’eux commebourgmestre à la tête du village. Comme bien vous le pensez, ilssont à couteaux tirés – c’est le cas de le dire – avec tout lereste de la bourgade. Les soirs de kermesses, quand ils descendenten bande vers le gros du bourg, les habitants s’avertissent deporte en porte : « Voilà ceux du Ninde. »Et lescabaretiers paisibles se claquemurent, par peur de la casse et destueries.
Imaginez-vous alors la rage de ces gaillards,trop impulsifs, à la nouvelle de l’échec de leur candidat. Troisdes leurs, les frères Sprangael, marchands de sable, repris dejustice, batailleurs incorrigibles, se distinguèrent par leurfurie. « Il faut absolument que j’en saigne un cesoir !… » disait Tybaert Sprangael parlant des partisansdu magistrat élu. Tybaert s’était armé d’un tranchet de faux, Rikusd’une fourche et Cosyn d’une canne en fer. Les deux partis,échauffés par les libations, se rencontrèrent près du champ desmorts. Une bataille s’engagea. Quoique inférieurs en nombre, ceuxdu Ninde eurent l’avantage. Leurs adversaires avaient fui. L’und’eux, leur chef, Lugie Berlaer fut rejoint par les vainqueurs.Deux coups de couteau dans la nuque le font tomber la face contreterre. Puis les trois marchands de sable se mettent à le larder decoups. Le grand Lugie pousse des cris déchirants :« Assez… Grâce !… Je meurs ! » Les autresripostent : « Nous te tenons, mon petit homme, tu nesortiras pas vivant de nos mains. » Suivant la déposition d’untémoin au tribunal, ils étaient couchés sur lui comme des chiensqui se battent. Le frère de la victime voulut intervenir. Rikus,Tybaert et Cosyn le menacèrent de leurs eustaches en luicriant : « À ton service ! Si le cœur t’endit ! » Quand ils virent que Lugie ne bougeait ni necriait plus, ils l’abandonnèrent comme une voirie et regagnèrentleurs tanières dans les bois. Ses vêtements étaientdéchiquetés ; la carotide presque tranchée…
– Peuh ! mœurs rousses et rouges !fis-je rêveur, me suggérant cette boucherie. Il y a semblablecouleur dans quelques paysanneries de nos bons maîtres peintres,les Breughel par exemple, mais à ces tons croustilleux j’ajoute desformes modelées et patinées comme des reliefs de médaille.
Le récit de mon fonctionnaire m’avait plongédans de perverses dispositions d’esprit. Certes je ne pouvais direque le narrateur fût un méchant garçon. Personnellement, je n’avaisqu’à me louer de lui : il m’avait traité royalement et ilm’accablait de prévenances. Et cependant, il m’ennuyait, il finitmême par me déplaire, par m’irriter. Je lui en voulais pour sonbien-être égoïstement étalé, pour son bonheur à l’abri de toutesurprise, pour sa « respectabilité » solidement établie,pour son existence médiocre assurée contre les aléas et lestraverses. Son insupportable bon sens, ses préjugés, son prosaïsmeadministratif et civique m’horripilaient particulièrement.
Aussi éprouvais-je des envies folles de lecontredire. Je souffrais dans mes affinités. Le ton de supérioritéet de dégoût, avec lequel il avait parlé des pauvres hères du Nindedurant tout le dîner, aurait suffi à me les rendre souverainementsympathiques, n’eussé-je même pas été prédisposé à les chérir.J’étais prêt à épouser la cause de ces sanglants Sprangael contrel’opinion des gens d’ordre et de symétrie.
Il en résulta d’abord, en mon for intérieur,une sorte de mépris pour leur détracteur ; je l’écoutais avecironie, prenant la contre-partie de toutes ses appréciations,vivement tenté de lui rire au nez et de le scandaliser par ce qu’iln’eût manqué, comme Bergmans et les autres, de qualifier deparadoxes et de sophismes. Mais comme je me réfrénais, cetteindignation concentrée tourna en un crispant sardonisme, en un deces humours corrosifs qui nous rendraient fous s’ils seprolongeaient, en quelque chose d’imprécatoire et de convulsifcomme l’éclat de rire d’un torturé.
Mon homme ne soupçonna jamais les ravagesauxquels fut livrée ma conscience.
Tout haut, par contenance, je plaçai de tempsen temps un mot poli et stéréotypé, suffisamment banal ;j’avais l’air, pour adopter son langage, d’abonder dans sonsens.
Il ne se doutait guère qu’à mesure qu’ilphilistisait et pharisianisait, une complainteextravagante dissonnait, discordait en moi, une charge en un nombreillimité de couplets, dans laquelle je mettais des larmes et dusang, des baisers et des rires, des grincements de dents et deséclairs de spasmes.
– Vous connaissez la Campine… Vous leconstaterez encore tout à l’heure, elle est la même partout,promulguait mon amphytrion. Je me demande bien ce que les artistesy découvrent de si rare et de si beau. La plaine et l’horizon…Peuh ! Et quels gens, quelle race !…
– Il serait difficile de vous expliquer lecharme que pareils coins, ravagés exercent sur certainesâmes ! hasardai-je poliment, en feignant de plaider lescirconstances atténuantes.
Mais, tout bas :
Le pays n’est pas beau,
Encor’ moins comme il faut !
Après le dîner, quand nous fûmes sortis et quemon homme me pilota vers ce hameau de vauriens, ces dispositionss’aggravèrent devant la communiante pitié du paysage et la chairmal nippée et terreuse, pourtant si saine, des âpres rustauds. Monmonologue rimé et scandé se faisait tour à tour fervent etsarcastique, suivant que je m’entretenais en esprit avec les pariasou que je donnais mentalement la réplique à leur contempteur. Monâme se projetait vers le Ninde en élans jaculatoires comme desprières, et elle se livrait, par contre, à une atroce caricaturedes opinions judicieuses de mon compagnon.
Quelle route et quelles péripéties durantnotre marche dans l’après-midi dominicale, parmi les arbres noirset sous un ciel fuligineux. Quel cadre pour les passionsrouges !
Et l’odieux anachronisme de la société de cetêtre qui ne comprend point la poignante nature dans laquelle il mepromène !
Nous passions devant une mare. Des corbeauxcroassaient au-dessus ; une pierre que leur jeta un gamincaché dans le bois fit sangloter cette eau.
– Ne nous aurait-il pas visés, nous, lespassants bien mis, plutôt que les oiseaux noirs ? fit leMonsieur non sans inquiétude.
– C’est fort possible.
Et je fredonnai à bouche fermée sans lamoindre rancune contre le lapideur :
Hallo !
Des corbeaux
Croassent au-dessus de l’eau
Blême
De Trème…
De l’eau
De très molle eau
De Trémeloo.
S’étant remis de son moment de frousse, ilparla sentencieusement et cadastralement de la sécheresse et del’aridité du pays :
– La Dyle n’est pas loin pourtant et le canalnon plus ; on ne s’explique pas la provenance de tout ce sablesans la moindre alluvion.
Comme je n’avais aucune explicationscientifique à lui fournir, je me tus en psalmodiant à part moi,tandis que le passeur nous faisait traverser la rivière dans sonbac :
J’aime l’eau
Trémeloo
De la Dyle !
Je m’exile
Au bord de l’eau
De la Dyle
Très molle
À Trémeloo !
Et tout haut :
– Si nous reparlions des habitants ?proposai-je, toujours sollicité par les personnages et n’exaltantle décor que parce qu’il s’y quintessenciait de si attachanteracaille.
– Comme je vous l’ai dit, presque tous leshommes et même les jeunes garçons de cet écart du Ninde sontécroués en ce moment.
Aussitôt, cette strophe ricana :
Piteux pitauds,
Rustres falots,
C’est par hameaux
Qu’on les écroue,
Acres comme broues
Dans les amigos
Et les cachots
De la maligne
Malines !
– Et leurs mœurs ? m’informai-je.
– Détestables ! Comment voudriez-vousqu’il en fût autrement ?
Je fis la moue, tout en ayant envie de claquerde la langue, et fredonnai du bout des lèvres :
Tremeloo
Sans morale,
Sans mœurs.
Très couleur locale.
L’inceste
Et le reste…
– Les gendarmes de Haecht ne s’aventurent dece côté qu’en nombre… Dame ! il leur faut faire attention.
– Nous en ferions autant…
Haecht,
Attention !
Ceux-ci aiment l’action.
Cette étrange surexcitation cérébrale, enlaquelle s’invétérait, aurait-on dit, toute ma fièvre d’amour pources rebuts de notre monde, ne fit que s’exaspérer aux approches duNinde.
Les premiers naturels que nous rencontrionsétaient de petits ramasseurs de pommes de pins, qu’ils charriaientdans des brouettes.
Ils étaient assis en travers desbrancards ; le seul bruit qui se mêlât à celui de notreapproche était le grignotement d’un écureuil. Les enfants, jolissous leur barbouillage de crasse, suivaient les bonds de labestiole d’un œil futé ou paresseusement félin ; leur paupièrefrangée de longs cils frémissait, rythmant les gestes de labête.
Après avoir soufflé, ils se relevèrent ens’étirant.
Ils remontèrent les bretelles à leurs épaules,avant de reprendre les brancards… L’instant d’après, la roue seremettait à grincer dans l’ornière.
– Graine de voleurs ! fit moncompagnon.
Tandis que je les trouvais
Du paysage
Élément fort sage…
Et tous mes effluves affectifs semblaiententrer en fermentation ; c’était un afflux de penséesfraternelles, un tourbillon de pantelantes effusions à grand’peinecomprimées.
À l’entrée du Ninde, nous croisons un grouped’adolescents plantés sur un mamelon de dunes :
– Tiens, tiens ! constate lefonctionnaire, avec une sorte de déception, ils ne se sont donc pastous fait coffrer !
Ah, j’aurais bien étranglé en ce moment.
Les beaux petits gars ! Deux brunets etun blondin culottés de mon velours favori, du velours de mes aimésde Bruxelles. Ils avaient des sarraux bleus noirâtres, aux plisgodronnés, qui bouffaient dans le dos et qui leur donnaient un airgauche et poupard. Ces sarraux encore immaculés, je les voyaispollués plus tard dans les rixes, les amours et les orgies.
Et la couleur du ciel, celle des tuiles, celledes sarraux du Ninde s’harmonisaient admirablement – et c’étaitnavrant de beauté et de caresse comme toutes les couleurs agrestesfondues en ce crépuscule ; le ciel semblait un immense sarrauvaguement ensanglanté et la bruyère rouilleuse rappelait le veloursdes culottes :
Enténébrés.
Enfunébrés.
Des sarraux sur lesquels passait un peu du noir,
Un peu du rouge aussi de ce dimanche soir.
Et je célébrais les grègues mordorées etfeuille-morte avec le même lyrisme que les sarraux :
Velours côtelés
Des voyous cauteleux
Qui, jouant du couteau, mettent à nu les côtes !
On les dit bons catholiques
Et fanatiques
Comme le sont d’ailleurs tous contempteurs de codes.
Pour entretenir la conversation, tandis quej’étais tombé en arrêt devant les petits rustres aussicontemplatifs et béats que moi-même :
– Et à quel métier se livrent ces jeunesdrôles ? Sont-ils apprentis, gardent-ils les vaches,poussent-ils la charrue ?
– Leurs métiers avouables ? Tourneurs desabots, lieurs de balais, oiseleurs, ramasseurs de crottin !répondit mon cicérone avec son imperturbable air de supériorité. Oubien encore, marchands de sable, comme les Sprangael, marchands deleur terre natale, puisqu’à Trémeloo tout est sable !
Et glorieux de cette plaisanterie, il ricanagrassement. Puis :
– Dès le berceau, invariablement, tous ontmaille à partir avec le garde champêtre, en attendant qu’ils soientcueillis par les gendarmes et mûrs pour la prison.
Nous nous remîmes en marche.
Des enfants pieds nus se roulaient dans lapoussière, des gamins plus grands se prenaient à la ceinture, et,haletants, luttaient, cambrés et ramassés en de ragoûtantespostures. Et je me souvins de ma seule leçon de lutte dans les« arènes athlétiques » avec Tich Bugutte…
– Ce sont tous les mêmes ! sentencia lepublicain, en trépignant pour me décider à passer outre.
– Rude et copieuse engeance : du moelleuxdans la force, violents et lascifs. Tout de suite, ils se prennentà bras le corps. Ils seront aussi prodigues de sang que de sève.Aucune force ne leur manque ! rêvais-je, tandis que je lesoignais et les pétrissais de mes regards. Et je me rappelai lepuéril chant de guerre du petit Zwolu :
Vivent les gars des Marolles…
Mon compagnon m’entraîna plus loin.
Au flanc d’une maisonnette de torchis,d’autres polissons jouaient aux quilles avec des planchettes debois piquées dans le sable.
L’un d’eux, un garçon de seize ans, adossé aumur, regardait le jour tomber et toute la mélancolie de cette chutelubrifiait ses grands yeux noirs.
– Le petit drôle rumine sans doute quelquemauvais coup ! grommela l’autre.
– Dans tous les cas, il rêve bienplastiquement ! ne pus-je m’empêcher de dire à haute voix.
Figure à la fois attendrie et farouche, lepetiot avait une grosse bouche, des lèvres qui devaient altérer defièvre amoureuse les lieuses de balais et les vagabondes. Saressemblance avec Zwolu et Tich me tordait les fibres.
La cloche de Trémeloo angélusa dans lelointain. L’enfant répondit quelques mots à un joueur quil’interpellait. La belle voix au timbre grave et rare comme celuide la cloche ! Les cloches aussi parlent rarement :
Grosse bouche
Farouche,
Lèvres
Aux saintes fièvres !
– Mais je ne me trompe point ! constatamon hôte, en toisant de plus près le rêveur à la voix de bronze.C’est le fils de Tybaert Sprangael, un des marchands de sable quituèrent Lugie Berlaer. Tel que vous le voyez, le petiot mendie etvole pour sa mère, il est vrai que sa mère a longtemps volé pourlui. Au début de l’emprisonnement de son père et de ses oncles,quand il ne rapportait par force monnaie à la marâtre, elle letenaillait jusqu’au sang ; mais c’est à présent au galopin debattre la gueuse, qui lui a donné trois frères et sœurs depuis lemeurtre de Lugie et la mise à l’ombre du papa. Perkyn trouve laplaisanterie mauvaise. Il est encore un enfant lui-même et le voilàchef de tribu. Jusqu’à présent, il n’a tué personne…
Ces derniers mots trahirent de nouveau unesorte de déconvenue. L’honnête homme ajouta, non sansadmiration :
– Ah ! quelle famille que cesSprangael ! Au demeurant, de superbes gaillards. C’est un beausang que celui de Trémeloo, mais c’est au Ninde et chez lesSprangael qu’il est le plus rouge et le plus promptementversé !
À quoi pouvait bien songer le jeune PerkynSprangael. Rêvait-il à sa déniaiseuse ou à son ennemi ?
Sang qui s’écoule,
Ô sang qui saoule !
Dommage ! Un si beau moule !
Quelle goule
S’en regoule
À Trémeloo ?
J’avais peine à détacher mes regards du filsde Tybaert Sprangael. Tich, le chef voyou mort, et ceux enfermésrevenaient en lui. Un banc était adossé au mur du cabaret, prèsduquel les gars jouaient aux quilles.
– Buvons un verre et faisons boire ces jeunesgens ?
– Y songez-vous ? Au Ninde ?Trinquer avec les vagabonds du Ninde !
– Bah ! Nous avons trinqué dans le mondeavec bien d’autres coquins.
J’insistai et mon homme céda.
Le fils de l’assassin cogna son verre contrele nôtre ; mais, ainsi que ses compagnons, il refusa des’attabler avec nous, trop humble ou plutôt trop fier.
Aux paroles engageantes que je lui adressai,il répondit à peine, mais poliment, avec une souveraine noblesse,avec cet accent mâle et quasi léonin transposant dans le timbre desa voix le bronze lumineux de ses prunelles. Et pourtant sa boucheme souriait, imperceptiblement, comme à un ami très lointain, maissûr.
Mon compagnon me rapportait tout bas àl’oreille, pour ne pas être entendu du petiot, des détailscomplémentaires sur le fameux massacre de Lugie.
– Lugie était venu de Wavre Sainte-Catherine,la partie fertile de ce côté de Malines… Les médecins légistesétablirent que le corps, celui d’un homme sain et bien constitué,avait subi une mutilation sacrilège.
Je me chantonnais, en admirant le jeunePerkyn, ce couplet en l’honneur de son père Tybaert et de sesoncles Rikus et Cosyn, tous trois homicides et marchands desable :
Ils ne l’ont point fait exprès.
Écoutez, ce décès
Provient d’un excès
De vie
Chez ces assassins que froissait
L’insuccès
De leur bourgue
De leur bougre…
Mestre !
Et me rappelant cette phrase dunarrateur : « ils se vautraient sur lui comme des chiensqui se battent », j’ajoutai encore ce couplet à ma complaintesecrète :
Mais tu l’embrasses,
Lui, l’homme des terres grasses,
Tu l’embrasses et le suffoques
Comme tes loques,
Oh ! point baroques !
Je bus mon verre, j’en redemandai un autre etfis encore remplir ceux des joueurs aux quilles et celui de Perkyn.Mon receveur refusa ; mais cette abstention ne me rappelapoint à une conscience plus bourgeoise de la situation. Mon hommen’osait me sermonner, il se contentait de me lancer des regardsscandalisés voulant dire :
– Comment peut-on s’acoquiner avec dessacripants qui ne paient ni loyer, ni contributions, et qui volentle moindre pain qu’ils mangent !
Peut-être aussi gagnait-il peur en ces paragesdiffamés et aspirait-il à la sécurité de ses pénates ?
Je brûlais d’envie de lui chanter aunez :
Ces naturels ?
Problème
Pour toi, publicain.
Moi, je les aime.
Ah ! s’ils voulaient de moi-même !
Je préfère à ta Cocagne
Leur bagne ;
À ton carnaval,
Leur âpre et lancinant carême !
Toujours chanter sur ce thème
Triste comme la brème
Tréme…
Trémeloo !
Oh ! me disais-je, vivre mon rêve, moninstinct, m’accoupler à leur geste, fût-il sanguinaire et pireencore ! Venger Bugutte, venger les autres !
Pays sombre, il me tardait d’y pâtir et d’ycommunier avec ces âmes primordiales, obscures et chaotiques qui,parce qu’elles y voient trop clair, éprouvent de temps en temps lebesoin de se faire mettre à l’ombre :
Et si je fais le mal, c’est comme eux, sans y croire,
Pas plus qu’eux, je ne crois le bien si épatant !
J’essayai encore de faire parler Perkyn. Unepudeur m’empêcha de lui demander le récit des désagréments de sonpère et de ses oncles.
– C’est à peine s’ils nous comprennent !me dit encore le fonctionnaire. Entre eux, ces vauriens parlent uneespèce d’argot, dit bargoensch, sans doute une corruptiondu français baragouin, et qu’on croit avoir été importé par lesBourguignons.
Insensible à cette érudition, je murmuraiencore :
Langue borgne
De Bourgogne
Souvent morne.
Argot ou bigorne.
Plutôt cautère
Que baume
Aux oreilles timorées,
Langue qui râle et qui corne.
Moi-même, je me sentais agoniser de regret etde deuil. Les rares paroles, les yeux bruns de Perkyn, sa voix debronze, me conjuraient si passionnément les bien-aimésdisparus :
Langue qui râle et qui corne…
Et, comme leurs regards, d’un triste amour sansbornes.
– Partons, dis-je, à haute voix, énervé, rompujusqu’à la mort, prêta fondre bêtement en sanglots, n’en pouvantplus.
Nous sortîmes du Ninde.
Ô ce fracas des quilles laissé derrièrenous ! Et une note encore de la voix pathétique de Perkynimposant silence à ses camarades, qui nous huaient en manièred’adieu. Devinait-il tous ceux que j’avais aimés en lui ? Uninstant je me ravisai. Ceux-ci me remplaceraient les cinq… Maisnon, retournons à la ville…
Je parvins à me faire violence, à écouter moncompagnon me parler de choses sérieuses et même à lui répondre surle même ton, quoiqu’il me fût devenu aussi odieux qu’un juge et quej’eusse voulu le livrer aux massacreurs de Lugie. Je le suivaismachinalement, soumis comme un chien, dévoyé, sans rien comprendreà ce que je faisais avec lui, loin de mes élus et de mon élément,oh ! très correct, très raisonnable.
Il y a tout lieu de supposer que, depuis cemoment, et peut-être même avant cette malencontreuse promenade àTrémeloo, Paridael nous assimilait tous tant que nous étions,Marbol, Vyveloy et moi-même, à ce pauvre fonctionnaire qu’il citaiten toutes lettres dans son journal, mais dont j’ai tu le nom. Sansdoute, notre fantasque ami dût-il se livrer plus d’une fois aumilieu de nous à des commentaires semblables à ceux dont ilbafouait, en catimini, les réflexions pleines de bon sensde ce brave homme. Il devenait de plus en plus irritable etagressif, et ne souffrait aucune contradiction. Je le vois debout,gesticulant, pleurant presque de rage, la voix rauque de sanglots,le visage convulsé. Son état s’expliquait par la mort et ladisparition de ses « amis » de Bruxelles, sur lesquels ilne nous avait jamais touché un mot. Une visite à une maisonpénitentiaire de la Campine, où il croyait retrouver sans douteJef, Cassisme et Zwolu, aggrava encore son hypéresthésie. Jetranscris une partie de la relation qu’il nous fit de cettedescente aux enfers sociaux, et qu’il rapporte dans son journalavec la vive discussion à laquelle elle donna lieu entre Marbol etlui.
À Merxplas, l’émotion la plus fortem’attendait dans un atelier où, par équipes de vingt à trente, lescolons attelés aux rais d’une énorme roue sans jantes, font tournerla meule d’un moulin et broient eux-mêmes le grain du pain destinéà leur consommation.
Quand je fus arrivé à distinguer assezclairement les visages dans le clair-obscur de cette salle noire etbasse, saturée de sueur volatilisée et retentissante de soupirs etde cris d’ahan, le directeur de l’établissement attira monattention sur deux de ses pensionnaires. On les appelait Appol etBrouscard[8], et ils donnaient l’exemple d’une amitiécomme on n’en rencontra que chez les Grecs. Brouscard était un brunvigoureux, dont le sourire de bravoure, en tournant crânement lameule, me parut plutôt triste. L’autre, Appol, un blondin, lecontemplait avec une sorte d’admiration anxieuse, ne perdant pas undes mouvements du fort garçon. J’appris que celui-ci prenait à soncompte la corvée du gringalet et lui en abandonnait le salaire,c’est-à-dire la poignée de monnaie fictive au moyen de laquelle lesprisonniers se procurent quelque douceur : tabac, fruits,bière et laitage.
– N’est-ce pas bizarre et humiliant pour leshonnêtes gens, me fit observer le directeur, que ces drôles donnentun pareil exemple de dévouement ? Plus d’une fois, j’assistaientre eux à des combats de générosité qui m’eussent touchéjusqu’aux larmes, si j’avais ignoré la tare de mes héros. Une mèren’a pas plus de soins pour son enfant malingre que ce robustebougre n’en prodigue à son protégé débile. Hélas ! que nesont-ils accouplés pour le bien comme pour le mal ! Car, ilimporte de le constater, si, chez les Hellènes, les amis luttaientde civisme et de courage au service de la patrie ou du bien public,tombaient ensemble dans la bataille, ou s’ils risquaient leur viepour frapper le tyran de leur cité, ceux-ci scellèrent un pactemoins honorable, et ils ne sortiront d’ici que pour rivaliserd’exploits criminels et s’entraîner réciproquement aux piresforfaitures !
Je trouvai en ce moment le bravegarde-chiourme un peu prud’hommesque, et, comme la légende lerapporte de Denys de Syracuse, j’aurais voulu retourner sur mespas, me présenter à ces deux inséparables et leur demander, ainsique le tyran à la fin de la célèbre ballade de Schiller, à faire letroisième dans le mariage fraternel de ces Damon et Phytias dupénitencier :
Nehmt auch mich zum Genossen
Ich sei gewährt mir die Bitte
In Eurem Bunde der Dritte.
– De mieux en mieux ! se récria lepeintre Marbol. Quelle sympathie déplacée ! S’il t’entendait,le noble poète serait médiocrement flatté du rapprochement que tuétablis entre ses héros et tes pendards… Voyons, est-ce du romanque tu nous fais ? En ce cas, il faut le dire… Au fait,pourquoi n’écris-tu point cela ? Ce serait original. Etinédit, donc ! Tu attribuerais ces élucubrations à unpersonnage inventé par toi. La chose passerait à titre de boutade,caprice un peu risqué de la fantaisie d’un artiste !
– Ah, voilà bien l’artiste, le prétenduartiste ! m’écriai-je. Ainsi, l’art ne serait que mensonge.Nous ne le vivrions jamais. Nous n’interviendrions en rien dans nosœuvres ! Un joli aveu ! Mais j’aurais dû m’en douter.As-tu souffert pour ton art, toi, Marbol ? Ou ton art t’a-t-iltourmenté comme le fruit humain torture les entraillesmaternelles ? As-tu seulement sacrifié le moindre préjugé aucri de ta conscience ? Ne t’en déplaise, Marbol, c’est encorelà-bas, à Merxplas, que nous trouverions l’art vrai comme lavéritable amitié.
– Décidément, ce dépôt de vagabonds est uneacadémie, le foyer d’une élite. Et moi qui le tenais pour unenfer.
– Un enfer dont les damnés valent mieux queles justes de ton espèce.
Marbol ricana. Bergmans et Vyveloyprotestèrent : « Vraiment, Paridael, tu dépasses lesbornes ! Tu deviens inabordable. »
Je pris mon chapeau, et sortis me plonger dansle dédale du quartier maritime.
À la suite de cette incartade, je crus bien neplus revoir Laurent. En effet, des mois s’écoulèrent sans qu’ildonnât signe de vie. Ma surprise fut grande de recevoir sa visitebien longtemps après, dans mes bureaux.
Il ne fit pas la moindre allusion à la scènepénible de la dernière fois, mais il me rappela les conversationsque nous avions eues, des années auparavant, à propos de sondésœuvrement et de ses fréquentations équivoques.
Comme je me demandais où il voulait en venir,il conclut sur un ton modeste et contrit que je ne lui connaissaispas :
– J’ai sérieusement réfléchi à vos sévèresparoles d’alors. Vous me prémunissiez contre la paresse etl’orgueil, vous me citiez l’exemple de Lucifer et des mauvaisanges, transformés en monstres pour avoir prétendu détrôner Dieu…Oui, vous aviez raison : le désœuvrement et la rêverie ne mevalent rien. Je reviens de mes erreurs, je suis décidé à réagir… Etpour commencer, je me suis trouvé une vocation, un emploi conformeà mes goûts… M’est-il permis de recourir aujourd’hui à l’appui quevous m’offrîtes à différentes reprises ? Je vous demanderais,simplement, de me faire entrer par votre crédit dans une maison decorrection ou une colonie de jeunes insoumis…
Il s’arrêta, et comme j’allais me récrier, ilpoursuivit avec un mélancolique sourire :
– Oui, mais comme instituteur, ou même commesimple surveillant.
Après son excursion à Merxplas et le récitqu’il nous en avait fait, j’aurais dû me méfier. Le poste qu’il seflattait d’obtenir par mon influence était le dernier auquel ilaurait fallu le nommer. En l’envoyant là bas en qualité desurveillant, on lui procurerait l’occasion d’alimenter soninclination morbide vers les bas-fonds. Mais j’ignorais encore àcette époque son intimité avec les « voyous de velours »,dont plusieurs étaient internés précisément dans ces pénitenciersde la Campine. Puis, je me réjouissais surtout de lui voirreprendre goût au travail ; à une occupation et à un emploirégulier ; je fis donc les démarches nécessaires. Ellesaboutirent sans obstacle, grâce à mon crédit dans les Bureaux, etil me suffit d’une couple de semaines pour décrocher sa nominationdont je lui envoyai moi-même la nouvelle. Il accourut me remercieravec l’effusion de quelqu’un que j’aurais rappelé à la vie. Àl’entendre, il me devait le salut. Je mettais le comble à sesvœux.
Hélas, on verra par ce qui suit que le pauvregarçon était de bonne foi. Il tenterait loyalement l’expérience. Ilcroyait avoir fermement rompu avec le passé, avec le vieil homme.Seulement, il s’illusionnait sur ses forces, sur son caractère, sursa guérison morale.
Je le perdis de vue tant qu’il resta àPoulderbauge, et je n’appris que par son journal la crise qu’iltraversa là-bas et les péripéties du drame auquel il fut mêlé.