Aristophane répondit:
— «Il est cessé en effet, mais ce n’a pu être que par
l’éternuement; et j’admire que la bonne disposition du
corps demande un mouvement comme celui-là,
accompagné de bruits et d’agitations ridicules; car le
hoquet a cessé aussitôt que j’ai eu éternué.
— Prends garde, Aristophane, à ce que tu fais, dit
Éryximaque; tu es sur le point de parler et tu plaisantes à
mes dépens. Sais-tu, mon cher, que ta raillerie pourrait
bien m’obliger à te surveiller, et à voir un peu s’il
ne t’échappera rien qui prête à rire? tu cherches la
guerre quand tu peux avoir la paix.
— Tu as fort raison, Éryximaque, répondit Aristophane
en souriant; prends que je n’ai rien dit; de l’indulgence,
je te prie; car je crains, non pas de faire rire avec mon
discours, ce qui serait pour moi une bonne fortune et le
triomphe de ma muse, mais de dire des choses qui
soient ridicules.
— Aristophane, reprit Éryximaque, tu jettes ta flèche et
tu t’enfuis. Mais crois-tu échapper? Fais bien attention à
ce que tu vas dire, et parle comme un homme qui doit
rendre compte de chacune de ses paroles. Peut-
être, s’il m’en prend envie, je, te traiterai avec
indulgence.
— «À la bonne heure, Éryximaque, dit Aristophane.
Aussi bien je me propose de parler bien autrement que
vous avez fait, Pausanias et toi. Il me semble que
jusqu’ici les hommes n’ont nullement connu la puissance
de l’Amour; car s’ils la connaissaient, ils lui élèveraient
des temples et lui offriraient des sacrifices; ce qui n’est
point en pratique, quoique rien ne fut plus
convenable : car c’est celui de tous les dieux qui
répand le plus de bienfaits sur les hommes; il est
leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux
qui s’opposent à la félicité du genre humain. Je vais
essayer de vous faire connaître la puissance de l’Amour,
et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris
de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la
nature de l’homme et quels sont les changements qu’elle
a subis.
«La nature humaine était primitivement bien différente
de ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, il y avait trois
sortes d’hommes, les deux sexes qui subsistent encore,
et un troisième composé des deux premiers et qui
les renfermait tous deux: il s’appelait androgyne; il a été
détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est
en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient
d’une figure ronde, avaient des épaules et des côtes
attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux
visages opposés l’un à l’autre et parfaitement
semblables, sortant d’un seul cou et tenant à une
seule tête» quatre oreilles, un double appareil des
organes de la génération, et tout le reste dans la même
proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre,
et ils n’avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous
les chemins qu’ils voulaient prendre; quand ils voulaient
aller plus vite, ils s’appuyaient de leurs huit membres,
par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds
en l’air imitent la roue. La différence qui se trouve
entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence
de leurs principes: le sexe masculin est produit par le
soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de
deux, par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils
tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de
se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient
robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira
l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre
les dieux, ainsi qu’Homère l’écrit d’Éphialtès et
d’Otos . Jupiter examina avec les dieux ce qu’il
y avait à faire dans cette circonstance.
La chose n’était pas sans difficulté: les dieux ne
voulaient pas les détruire comme ils avaient fait les
géants en les foudroyant, car alors le culte que les
hommes leur rendaient et les temples qu’ils leur
élevaient, auraient aussi disparu; et, d’un autre côté, une
telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après
bien des embarras, il vint une idée à Jupiter: Je crois
avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes
et de les rendre plus retenus, c’est de diminuer
leurs forces: je les séparerai en deux; par là ils
deviendront faibles; et nous aurons encore un autre
avantage, qui sera d’augmenter le nombre de ceux qui
nous servent: ils marcheront droits, soutenus de deux
jambes seulement; et, si après cette punition leur audace
subsiste, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits
à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur
les outres à la fête de Bacchus .
Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu’il
venait de résoudre, et il la fit de la manière que
l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou qu’avec
un cheveu on les divise en deux parties égales. Il
commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de
placer le visage des hommes du côté que la séparation
avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît
plus modestes. Apollon obéit, mit le visage du coté
indiqué, et, ramassant les peaux coupées sur ce qu’on
appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit toutes à la
manière d’une bourse que l’on ferme, n’y laissant qu’une
ouverture qu’on appelle le nombril.
Quant aux autres plis en très-grand nombre, il les
polit et façonna la poitrine avec un instrument semblable
à celui dont se servent les cordonniers pour polir les
souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis
sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de
l’ancien état. Cette division étant faite, chaque moitié
cherchait à rencontrer celle qui lui appartenait; et s’étant
trouvées toutes les deux, elles se joignaient avec une
telle ardeur dans le désir de rentrer dans leur ancienne
unité, qu’elles périssaient dans cet embrassement de
faim et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans
l’autre.
Quand l’une des deux périssait, celle qui restait en
cherchait une autre, à laquelle elle s’unissait de nouveau,
soit qu’elle fut la moitié d’une femme entière, ce
qu’aujourd’hui nous autres nous appelons une femme,
soit que ce fût une moitié d’homme; et ainsi la race allait
s’éteignant.
Jupiter, touché de ce malheur, imagine un autre
expédient. Il change de place les instruments de la
génération et les met par-devant. Auparavant ils étaient
par-derrière, et on concevait, et l’on répandait la
semence, non l’un dans l’autre, mais à terre, comme les
cigales. Il les mit donc par-devant, et de cette manière la
conception se fit par la conjonction du mâle et de la
femelle. Il en résulta que, si l’homme s’unissait à la
femme, il engendrait et perpétuait l’espèce, et que, si le
mâle s’unissait au mâle, la satiété les séparait bientôt et
les renvoyait aux travaux et à tous les soins de la vie.
Voilà comment l’amour est si naturel à l’homme;
l’amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux
êtres n’en faisant qu’un, rétablit en quelque sorte la
nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun
de nous n’est donc qu’une moitié d’homme, moitié qui a
été séparée de son tout, de la même manière que l’on
sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs
moitiés.
Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes,
nommé androgyne, aiment les femmes, et la plus
grande partie des adultères appartiennent à cette
espèce, comme aussi les femmes qui aiment les
hommes. Mais pour les femmes qui sortent d’un seul
sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention
aux hommes, et sont plus portées pour les femmes; c’est
à cette espèce qu’appartiennent les tribades. Les
hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le
sexe masculin. Tant qu’ils sont jeunes, comme portion
du sexe masculin, ils aiment les hommes, ils se plaisent
à coucher avec eux et à être dans leurs bras; ils
sont les premiers parmi les jeunes gens, leur caractère
étant le plus mâle; et c’est bien à tort qu’on leur
reproche de manquer de pudeur: car ce n’est pas faute
de pudeur qu’ils se conduisent ainsi, c’est par grandeur
d’âme, par générosité de nature et virilité qu’ils
recherchent leurs semblables; la preuve en est qu’avec le
temps ils se montrent plus propres que les autres à servir
la chose publique.
Dans l’âge mûr ils aiment à leur tour les jeunes
gens: ils n’ont aucun goût pour se marier et avoir des
enfants, et ne le font que pour satisfaire à la loi; ils
préfèrent le célibat avec leurs amis. Ainsi, aimant ou
aimé, le but d’un pareil homme est de s’approcher de ce
qui lui ressemble.
Arrive-t-il à celui qui aime les jeunes gens ou à tout
autre de rencontrer sa moitié? la tendresse, la
sympathie, l’amour les saisit d’une manière
merveilleuse: ils ne veulent plus se séparer, fût-ce pour
le plus court moment. Et ces mêmes êtres qui passent
leur vie ensemble, ils ne sont pas en état de dire ce qu’ils
veulent l’un de l’autre: car il ne paraît pas que le plaisir
des sens soit ce qui leur fait, trouver tant de bonheur à
être ensemble; il est clair que leur âme veut
quelque autre chose qu’elle ne peut dire, qu’elle devine
et qu’elle exprime énigmatiquement par ses transports
prophétiques.
Et si, quand ils sont dans les bras l’un de l’autre,
Vulcain, leur apparaissant avec les instruments de son
art, leur disait: Qu’est-ce que vous demandez
réciproquement? Et que, les voyant hésiter, il continuât à
les interroger ainsi: Ce que vous voulez, n’est-ce pas
d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous
ne soyez jamais l’un sans l’autre? Si c’est là ce que vous
désirez, je vais vous fondre, et vous mêler de telle
façon, que vous ne serez plus deux personnes, mais une
seule et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d’une vie
unique, et que, quand vous serez morts, là aussi dans le
séjour des ombres, vous ne serez pas deux, mais un
seul. Voyez donc encore une fois si c’est là ce que vous
voulez et si, ce désir rempli, vous serez parfaitement
heureux.
Oui, si Vulcain leur tenait ce discours, nous sommes
convaincus qu’aucun d’eux ne refuserait et que chacun
conviendrait qu’il vient réellement d’entendre développer
ce qui était de tout temps au fond de son âme: le désir
d’un mélange si parfait avec la personne aimée qu’on ne
soit plus qu’un avec elle. La cause en est que notre
nature primitive était une, et que nous étions autrefois
un tout parfait; le désir et la poursuite de cette
unité s’appelle amour. Primitivement, comme je l’ai déjà
dit, nous étions un; mais en punition de notre injustice
nous avons été séparés par Jupiter, comme les Arcadiens
par les Lacédémoniens .
Nous devons donc prendre garde à ne commettre
aucune faute contre les dieux, de peur d’être exposés à
une seconde division, et de devenir comme ces figures
représentées de profil au bas des colonnes, n’ayant
qu’une moitié de visage, et semblables à des dés séparés
en deux. Exhortons-nous réciproquement à honorer
les dieux, afin d’éviter un nouveau châtiment, et de
revenir à l’unité sous les auspices et la conduite de
l’Amour; que personne ne se mette en guerre avec
l’Amour, et c’est se mettre en guerre avec lui que de se
révolter contre les dieux: rendons-nous l’Amour
favorable, et il nous fera trouver cette partie de nous-
mêmes nécessaire à notre bonheur, et qui n’est accordée
aujourd’hui qu’à un petit nombre de privilégiés.
Qu’Éryximaque ne s’avise pas de critiquer ces dernières
paroles, comme si elles regardaient Pausanias et
Agathon; car peut-être sont-ils de ce petit nombre
et appartiennent-ils l’un et l’autre à la nature mâle et
généreuse. Quoi qu’il en soit, je suis certain que nous
serons tous heureux, hommes et femmes, si l’amour
donne à chacun de nous sa véritable moitié et le ramène
à l’unité primitive. Cette unité étant l’état le meilleur, on
ne peut nier que l’état qui en approche le plus ne soit
aussi le meilleur en ce monde, et cet état, c’est la
rencontre et la possession d’un être selon, son cœur.
Si donc le dieu qui nous procure ce bonheur a droit à
nos louanges, louons l’Amour, qui non-seulement
nous sert en cette vie, en nous faisant rencontrer ce qui
nous convient, mais qui nous offre aussi les plus grands
motifs d’espérer qu’après cette vie, si nous sommes
fidèles aux dieux, il nous rétablira dans notre première
nature, et, venant au secours de notre faiblesse, nous
donnera un bonheur sans mélange.
«Voilà, Éryximaque, mon discours sur l’amour; il est
différent du tien, mais, je t’en conjure encore une fois,
ne t’en moque point, afin que nous puissions entendre
les autres, ou plutôt les deux autres; car Agathon
et Socrate sont les seuls qui restent.
— «Je t’obéirai, dit Éryximaque, et d’autant plus
volontiers que ton discours m’a charmé, mais à un tel
point que, si je ne connaissais combien sont éloquents
Socrate et Agathon en matière d’amour, je craindrais fort
qu’ils ne demeurassent court, la matière paraissant
épuisée par tout ce qui a été dit jusqu’à présent.
Cependant j’attends encore beaucoup d’eux.
— Tu t’es très-bien tiré d’affaire, Éryximaque, dit
Socrate; mais, si tu étais où j’en suis et où j’en serai plus
encore quand Agathon aura parlé, tu tremblerais et
serais tout aussi embarrassé que moi.
— Tu veux donc, ô Socrate, dit Agathon, me jeter un
sort, et me troubler l’esprit en me faisant croire que
l’assemblée est dans l’attente, comme si je devais dire
les plus belles choses.
— J’aurais bien peu de mémoire, Agathon, reprit
Socrate, si toi, que j’ai vu monter avec tant de
fermeté sur la scène, environné des comédiens, et,
regardant en face une si grande assemblée, réciter tes
vers sans aucune émotion, j’allais croire que tu puisses
te troubler pour quelques personnes comme nous!
— Ah! je te prie, répondit Agathon, ne crois pas,
Socrate, que je sois tellement enivré du théâtre, que
j’ignore combien, pour un homme sensé, le jugement
d’un petit nombre de sages est plus redoutable que celui
d’une multitude de fous.
— Je serais bien injuste si je doutais de ton bon goût;
je suis persuadé que si tu te trouvais avec un petit
nombre de personnes qui te paraîtraient sages, tu les
préférerais à la foule; mais peut-être ne sommes-nous
pas de ces sages; car enfin nous étions aussi au théâtre
et nous faisions partie de la foule. Mais supposé que tu
te trouvasses avec d’autres qui fussent des sages, ne
craindrais-tu pas de faire quelque chose qu’ils pussent
désapprouver?
— Oui certainement, je le craindrais, répondit Agathon.
— Et n’aurais-tu pas la même crainte vis-à-vis la foule?
reprit Socrate.