Le Chien des Baskerville

Chapitre 14Le chien des Baskerville

L’un des défauts de Sherlock Holmes (en admettant qu’on puisseappeler cela un défaut) était qu’il répugnait excessivement àcommuniquer tout son plan avant l’heure d’exécution. Cetterépugnance s’expliquait en partie par son tempéramentdominateur : il aimait surprendre son entourage. En partieaussi par sa prudence professionnelle qui lui recommandait de nerien hasarder. Le résultat, toutefois, était épuisant pour sesagents ou ses auxiliaires. J’en avais déjà souffert à maintesreprises, mais jamais comme pendant cette longue randonnée dansl’obscurité. Nous touchions au but ; du moins nous allionsproduire notre suprême effort ; et pourtant Holmes n’avait pasencore précisé son plan d’action. Mes nerfs étaient hypertendusquand le vent froid, de vastes espaces sombres et nus de chaquecôté de la route étroite m’avertirent que nous étions sur la lande.Chaque tour de roues, chaque foulée de nos chevaux nousrapprochaient de la conclusion de notre aventure.

Notre liberté de propos était gênée par la présence du cocher delouage ; aussi fûmes-nous contraints de nous cantonner dansles banalités alors que nous étions envahis par l’énervement del’attente. Je fus soulagé lorsque, ayant dépassé la maison deFrankland, je compris que nous approchions du manoir. Nous ne nousarrêtâmes pas devant la grille, mais à une petite distance. Lecocher reçut, avec de l’argent, l’ordre de rentrer à Coombe Tracey,et nous nous mîmes en route vers Merripit.

« Êtes-vous armé, Lestrade ? »

Le petit détective sourit.

« Tant que je porte un pantalon, j’ai une poche-revolver,et tant que j’ai une poche-revolver je mets quelque chosededans.

– Bien ! Mon ami et moi nous sommes également paréspour les cas d’urgence.

– Vous êtes diablement bouche cousue sur cette affaire,monsieur Holmes. À quoi allons-nous jouer ?

– À attendre.

– Ma parole, le lieu n’est pas gai ! murmura ledétective en frissonnant. En face de nous j’aperçois les lumièresd’une maison.

– C’est Merripit, but de notre promenade. Je dois vousdemander de marcher sur la pointe des pieds et de vous en tenir auchuchotement. »

Nous avançâmes avec précaution sur le chemin comme si nous nousrendions à la maison, mais Holmes stoppa à deux cents mètresd’elle.

« Nous serons très bien ici, dit-il. Ces rocs sur la droiteconstituent un admirable écran de protection.

– Allons-nous faire le guet ?

– Oui. Nous allons tendre ici notre petite embuscade.Installez-vous dans ce creux, Lestrade. Vous, Watson, vous avezpénétré dans la maison, n’est-ce pas ? Pouvez-vous me dire ladisposition des pièces ? Quelles sont ces fenêtres grillagéesau bout de la maison ?

– Les fenêtres de la cuisine, je pense.

– Et celle-ci, plus loin, qui est si bienéclairée ?

– La salle à manger, certainement.

– Les stores ne sont pas baissés. C’est vous qui connaissezle mieux le terrain. Faufilez-vous jusque-là et voyez ce qu’ilssont en train de faire. Mais pour l’amour du Ciel, qu’ils nesachent pas qu’ils sont sous surveillance ! »

Je descendis le sentier sur la pointe des pieds, et je mebaissai derrière le petit mur qui clôturait le verger rabougri. Jerampai dans son ombre pour atteindre un endroit d’où je pouvaisobserver par la fenêtre sans rideaux.

Dans la pièce il n’y avait que deux personnes : Sir Henryet Stapleton. Ils étaient assis de profil face à face autour de latable ronde. Ils fumaient le cigare ; du café et du vin setrouvaient devant eux. Stapleton parlait avec animation ; maisle baronnet paraissait pâle et distrait. Peut-être la perspectived’une marche solitaire sur la lande de sinistre réputation,pesait-elle lourdement sur son esprit.

Pendant que je les regardais, Stapleton se leva et quitta lapièce ; Sir Henry remplit son verre et s’adossa en tirant surson cigare. J’entendis une porte s’ouvrir et des chaussures quiécrasaient le gravier. Les pas longèrent le mur derrière lequelj’étais accroupi. Je me relevai doucement et je vis le naturalistes’arrêter à la porte d’un appentis situé dans le coin du verger.Une clef tourna dans la serrure ; il entra, et de l’intérieurme parvint un curieux bruit de bousculade. Il ne resta dedansqu’une minute ou deux, puis j’entendis la clef tourner la clef uneautre fois ; il longea à nouveau mon mur et rentra dans lamaison. Je le vis rejoindre son invité, après quoi j’allai à quatrepattes retrouver mes compagnons qui m’attendaient.

« Vous dites, Watson, que la dame n’est pas là ?insista Holmes quand j’eus terminé mon rapport.

– Elle n’y est pas.

– Où peut-elle être donc, puisqu’il n’y a pas d’autrelumière que dans la cuisine ?

– Je me le demande. »

Au-dessus du grand bourbier de Grimpen s’étalait un brouillardblanc, épais. Il dérivait lentement dans notre direction, et ilformait déjà un mur, bas, certes, mais épais et de contours nets.La lune l’éclairait ; il ressemblait à un grand icebergmiroitant : les sommets des pics lointains en émergeaientcomme des rocs de glace. Holmes le contempla un moment et, avecimpatience, murmura :

« Il se déplace vers nous, Watson.

– Est-ce grave ?

– Oui, très grave : c’est la seule chose qui puissedéranger mes plans. Il ne peut pas tarder maintenant ! Il estdéjà dix heures. Notre réussite et même sa vie dépendent du momentoù il sortira : si le brouillard recouvre alors lechemin… »

Au-dessus de nous, la nuit était claire. Les étoiles brillaientde leur éclat glacé ; une demi-lune baignait les lieux de salumière douce et incertaine. Devant nous se dressait la massesombre de la maison avec son toit en dents de scie et ses cheminéesqui se détachaient sur le ciel lamé d’argent. De larges raiesdorées s’échappaient des fenêtres du rez-de-chaussée pour s’étendreen travers du verger et de la lande. L’une d’elles s’effaçabrusquement. Les domestiques avaient quitté la cuisine. Seulerestait allumée la lampe de la salle à manger où deux hommes,l’hôte assassin et l’invité naïf, continuaient à bavarder en tirantsur leurs cigares.

Régulièrement l’étendue cotonneuse blanche qui recouvrait unemoitié de la lande se rapprochait. Déjà ses premiers tortillons secontorsionnaient en passant devant le carré jaune de la fenêtreéclairée. L’autre mur du verger était devenu invisible ; lesarbres s’embuaient d’une vapeur blanche. Pendant que nous guettionsles progrès du brouillard, celui-ci commença à envelopper lesangles de la maison et à rouler ses moutonnements ensemble pourformer un banc très dense, au-dessus duquel l’étage supérieur et letoit flottaient comme un navire étrange sur une mer ombreuse.Holmes posa une main frémissante sur le roc devant nous et tapa dupied.

« S’il n’est pas sorti dans un quart d’heure nous nepourrons même plus voir nos mains…

– Nous devrions peut-être reculer pour nous placer sur unterrain plus élevé ?

– Oui, je crois que cela vaudra mieux. »

Nous nous postâmes à sept ou huit cents mètres de lamaison ; mais cette mer blanche, épaisse, aux rebords argentéspar la lune, continuait à avancer inexorablement.

« Nous sommes allés trop loin, dit Holmes. Nous ne devonspas risquer qu’il soit rattrapé avant d’avoir pu nous rejoindre. Àtout prix il faut que nous nous cramponnions là où noussommes… »

Il tomba sur les genoux et colla une oreille contre le sol.

« … Dieu merci, je crois que je l’entends quiarrive ! »

Un bruit de pas vifs troua le silence de la lande. Accroupisparmi les pierres, nous scrutâmes intensément le banc de brouillarddevant nous. Les pas se rapprochèrent et du brouillard émergeal’homme que nous attendions. Quand il se retrouva dans la nuitclaire, illuminée d’étoiles, il regarda autour de lui. Puis il nousdépassa rapidement et s’engagea sur la longue côte derrière nous.Pendant qu’il marchait, il jetait fréquemment des regardspar-dessus son épaule, comme un homme inquiet.

« Attention ! cria Holmes qui arma son revolver.Attention ! Le voilà ! »

De quelque part au cœur de ce brouillard rampant résonna unpetit bruit continu de pas précipités, nerveux. Le nuage setrouvait à une cinquantaine de mètres de l’endroit où nous étionsretranchés ; tous les trois nous le fixions désespérément,nous demandant quelle horreur allait en surgir. J’étais au coude àcoude avec Holmes, et je lui jetai un coup d’œil : son visageétait livide, mais exultant ; ses yeux luisaient comme ceuxd’un loup, mais, tout à coup, ils immobilisèrent leur regard,s’arrondirent et ses lèvres s’écartèrent de stupéfaction. Au mêmemoment Lestrade poussa un cri de terreur et s’écroula la facecontre terre. Je sautai sur mes pieds ; ma main étreignit monrevolver mais ne se leva pas ; j’étais paralysé par la formesauvage, monstrueuse qui bondissait vers nous. C’était un chien, unchien énorme, noir comme du charbon, mais un chien comme jamaisn’en avaient vu des yeux de mortel. Du feu s’échappait de sa gueuleouverte ; ses yeux jetaient de la braise ; son museau,ses pattes s’enveloppaient de traînées de flammes. Jamais aucunrêve délirant d’un cerveau dérangé ne créa vision plus sauvage,plus fantastique, plus infernale que cette bête qui dévalait dubrouillard.

À longues foulées, cet énorme chien noir bondissait, le nez surla piste des pas de notre ami. Nous étions si pétrifiés que nouslui permîmes de nous dépasser avant d’avoir récupéré la maîtrise denos nerfs. Puis Holmes et moi fîmes feu en même temps ; labête poussa un hurlement épouvantable : elle avait été touchéeau moins par une de nos balles. Elle ne s’arrêta pas pour sipeu ; au contraire elle précipita son galop. Au loin sur lechemin nous aperçûmes Sir Henry qui s’était retourné : ilétait blême sous le clair de lune ; il leva les mains,horrifié, regardant désespérément l’abominable créature qui fonçaitsur lui.

Mais le cri de douleur qu’avait poussé le chien avait dissipénos frayeurs. S’il était vulnérable, c’était donc une bêtemortelle ; et puisque nous l’avions blessé, nous pouvions latuer. Jamais personne ne courut plus vite que Holmes cettenuit-là ! On me reconnaît volontiers une certaine agilitépédestre, mais il me surclassa aussi facilement que je surclasse lepolicier professionnel. Devant nous, pendant que nous courionscomme des fous, nous entendions les appels de Sir Henry et lemugissement de la bête, grave et profond. J’arrivai juste à tempspour voir le chien féroce sauter sur sa victime, la jeter à terreet lui prendre la gorge entre ses crocs. Mais presque aussitôt,Holmes avait vidé son chargeur dans le flanc de la bête. Avec undernier hurlement d’agonie et un spasme qui le fit rebondir sur lesol, le chien roula sur le dos, ses quatre pattes battant l’airfurieusement ; il retomba enfin sur le côté. Je me baissai,haletant, et pressai le canon de mon revolver contre sa gueulehorrible, luisante ; mais je n’eus pas besoin d’appuyer sur ladétente : le chien géant était mort.

Sir Henry gisait inanimé là où il était tombé. Nous luiarrachâmes son col, et Holmes poussa un soupir de gratitude enconstatant qu’il ne portait aucune trace de blessure et que nousl’avions sauvé. Déjà les paupières de notre ami sesoulevaient ; il fit un léger effort pour se remuer. Lestradeinsinua le goulot de son flacon de cognac entre les dents dubaronnet ; deux yeux épouvantés nous contemplèrent.

« Mon Dieu ! murmura-t-il. Qu’était-ce ? Au nomdu Ciel, qu’était cette bête ?

– Elle est morte, en tout cas ! répondit Holmes. Nousavons abattu, une fois pour toutes, le fantôme de lafamille. »

Rien que par la taille et la puissance, c’était une bêteterrible : ni un pur molosse ni un pur dogue ; sans douteun mélange des deux : décharné, sauvage, aussi fort qu’unepetite lionne. Même à présent, dans l’immobilité de la mort, lespuissantes mâchoires semblaient exhaler une flamme bleuâtre, et lesyeux cruels, petits, profondément enfoncés étaient cerclés de feu.Je posai ma main sur le museau luisant ; quand je la retirai,mes doigts brûlaient et brillaient dans la nuit.

« Du phosphore ! m’écriai-je.

– Et préparé avec une astuce magnifique ! dit à sontour Holmes en reniflant le cadavre de l’animal. Il ne dégageaitaucune odeur qui aurait pu gêner son odorat. Nous vous devons desérieuses excuses, Sir Henry, pour vous avoir exposé à cetteépouvante. J’avais bien prévu un chien, mais pas une bête pareille.Et le brouillard ne nous a guère laissé de temps pourl’accueillir.

– Vous m’avez sauvé la vie.

– Après l’avoir mise en danger. Vous sentez-vous assez fortpour vous tenir debout ?

– Donnez-moi une autre gorgée de ce brandy, et je seraiprêt à n’importe quoi. Là ! Maintenant, si vous vouliezm’aider à me relever. Qu’allez-vous faire ?

– D’abord vous laisser ici. Vous n’êtes pas suffisamment enforme pour d’autres aventures. Si vous voulez attendre, l’un denous vous ramènera tout à l’heure au manoir. »

Il essaya de se mettre debout ; mais il était mortellementpâle et il tremblait de tous ses membres. Nous l’aidâmes às’installer sur une pierre ; il s’y assit en frissonnant, etenfouit sa tête dans ses mains.

« Il faut que nous vous laissions maintenant, lui ditHolmes. Nous avons à terminer notre ouvrage et chaque minutecompte. Nous possédons notre dossier, il ne nous manque quel’homme. »

Quand nous eûmes repris le sentier qui nous menait versMerripit, il nous murmura :

« Il y a une chance sur mille pour que nous le trouvionschez lui. Ces coups de feu ont dû lui apprendre qu’il avait perdula partie.

– Nous étions à une certaine distance ; le brouillardpeut les avoir amortis.

– Il suivait le chien pour le rappeler, vous pouvez en êtrecertain ! Non, il s’est enfui. Mais nous fouillerons la maisonpour nous en assurer. »

La porte du devant était ouverte ; nous nous ruâmes àl’intérieur et passâmes de pièce en pièce à l’ahurissement d’unvieux domestique que nous faillîmes renverser dans le couloir. Laseule lampe allumée était dans la salle à manger ; Holmes s’enempara et toute la maison fut fouillée. Aucune trace de l’homme quenous pourchassions ! À l’étage supérieur, cependant, unechambre était fermée à clef.

« Il y a quelqu’un à l’intérieur ! cria Lestrade.J’entends bouger. Ouvrez cette porte ! »

De dedans nous parvint en effet un faible gémissement et unbruissement étrange. Holmes donna un grand coup de pied justeau-dessus de la serrure, et la porte s’ouvrit. Revolver au poing,nous nous élançâmes tous trois.

Mais au lieu de nous trouver en face du scélérat que nousespérions avoir acculé, nous découvrîmes quelque chose de siimprévu et de si étrange que nous fûmes cloués sur place.

La chambre avait été transformée en petit musée ; le longdes murs s’alignaient des vitrines pleines de cette collection depapillons et d’insectes, que le criminel avait constituée pour sedistraire. Au milieu de la pièce se dressait une poutre verticale,sans doute placée là autrefois pour soutenir le plafond mangé auxvers. À ce poteau une forme humaine était attachée, ligotée,entourée de bandelettes comme une momie, enveloppée de draps siserrés qu’il était impossible de distinguer s’il s’agissait d’unhomme ou d’une femme. Une serviette enroulée autour de la gorgeétait fixée derrière le poteau. Une autre recouvrait la partieinférieure du visage ; au-dessus deux yeux noirs (des yeuxpleins de douleur, de honte, et d’interrogation anxieuse) nousregardaient. En moins d’une minute nous avions ôté le bâillon,dénoué les liens, et Mme Stapleton s’effondra à nos pieds.Quand sa jolie tête retomba sur sa poitrine, je vis le sillon rouged’un coup de cravache, en travers de son cou.

« La brute ! s’écria Holmes. Vite, Lestrade, votrecognac ! Asseyons-la sur la chaise. Elle s’est évanouie à lasuite des mauvais traitements, elle est épuisée ! »

Elle rouvrit les yeux.

« Est-il sain et sauf ? demanda-t-elle. En a-t-ilréchappé ?

– Il ne peut nous échapper, madame.

– Non, non ! Je ne parle pas de mon mari. SirHenry ? Est-il sain et sauf ?

– Oui.

– Et le chien ?

– Il est mort. »

Elle poussa un long soupir de satisfaction.

« Merci mon Dieu ! Oh ! cet immondepersonnage ! Voyez comme il m’a traitée !… »

Elle dénuda ses bras, et nous constatâmes avec horreur qu’ilsétaient tous meurtris par des coups.

« … Mais cela n’est rien. Rien ! C’est mon esprit, monâme, qu’il a torturé, avili. J’aurais pu tout endurer, les mauvaistraitements, la solitude, une vie de déception, tout, si au moinsj’avais pu me raccrocher à l’espoir qu’il m’aimait toujours ;mais à présent je sais que là encore j’ai été sa dupe et soninstrument ! »

Elle éclata en sanglots.

« Vous ne lui voulez guère de bien, madame ! ditHolmes. Dites-nous donc où nous le trouverons. Si jamais vousl’avez aidé dans le mal, aidez-nous à présent et vous réparerez vosfautes.

– Il n’a pu fuir que dans un seul endroit, répondit-elle.Sur une île au cœur du grand bourbier, il y a une mine d’étain.C’est là qu’il gardait son chien ; il l’avait aménagée enrefuge. Voilà où il a dû se cacher. »

Le brouillard collait aux vitres comme du coton blanc. Holmesleva la lampe contre la fenêtre.

« Voyez, fit-il. Personne ne pourrait ce soir s’orienterdans le grand bourbier de Grimpen ! »

Elle rit et battit des mains. Ses yeux et ses dents brillaientd’une joie féroce.

« Il peut y avoir pénétré, mais il ne retrouvera jamais sonchemin pour en sortir, s’écria-t-elle. Comment voir les baguettesce soir ? Nous les avions plantées ensemble, lui et moi, pourmarquer le chemin à travers le bourbier. Oh ! si seulementj’avais pu les arracher aujourd’hui ! Vous l’auriez eu à votremerci. »

Il était évident que toute poursuite serait vaine tant que lebrouillard ne se serait pas levé. Aussi nous laissâmes à Lestradela garde de la maison, tandis que nous conduisîmes le baronnet àBaskerville Hall. Il n’était plus temps de lui cacher l’histoiredes Stapleton, mais il encaissa courageusement le coup quand ilapprit la vérité sur la femme qu’il avait aimée. Le choc de sa nuitd’aventures avait toutefois ébranlé ses nerfs ; avant le matinune forte fièvre se déclara et il eut le délire ; le docteurMortimer s’occupa de lui. Tous deux devaient faire ensemble le tourdu monde avant que Sir Henry redevînt l’homme courageux, virilqu’il avait été lorsqu’il ne s’était point trouvé à la tête de cedomaine de mauvais augure.

*

Et maintenant j’en viens rapidement à la conclusion de ce récitsingulier. J’ai essayé de faire partager au lecteur ces peursindéfinissables et ces soupçons imprécis qui empoisonnèrent silongtemps notre existence et qui eurent une fin tragique. Au matinqui suivit la mort du chien des Baskerville, le brouillard s’étaitlevé. Mme Stapleton nous conduisit à l’endroit où ils avaientjalonné de repères un chemin à travers le bourbier. Nous devinâmesl’horrible vie qu’avait menée cette femme quand nous vîmes lapassion joyeuse avec laquelle elle nous mettait sur les traces deson mari. Nous la laissâmes debout sur la mince presqu’île detourbe ferme qui aboutissait au bourbier immense. À partir de làles baguettes plantées à intervalles plus ou moins réguliersindiquaient le sentier qui serpentait sur des touffes de roseaux aumilieu de fosses à l’écume verte et de marécages traîtres devantlesquels tout étranger aurait reculé. Une odeur de décomposition etde pourrissement flottait dans l’air ; des miasmes de gazlourds nous balayaient le visage ; plus d’une fois un faux pasnous précipita dans le bourbier jusqu’à la taille. Sur des dizainesde mètres cette substance mouvante dessinait sous nos pieds demolles ondulations. Elle nous collait aux chevilles ; quandnous enfoncions, c’était comme si une main criminelle noussaisissait pour nous plonger dans ses profondeurs immondes, tantétait subite et tenace l’étreinte qui nous attirait. Une seule foisnous aperçûmes des traces : quelqu’un s’était engagé avantnous sur ce chemin semé de périls. Au milieu d’une touffe d’herbes,un objet sombre apparut. Pour s’en emparer Holmes s’enfonçajusqu’aux aisselles : si nous n’avions pas été là pour leretirer, il ne serait jamais parvenu à reprendre pied. Il agita enl’air un vieux soulier marqué à l’intérieur : « Meyers,Toronto. »

« Cela valait un bain de boue, nous dit-il. C’est lesoulier manquant de notre ami Sir Henry.

– Dont Stapleton s’est débarrassé dans sa fuite.

– Exactement. Il l’avait gardé à la main après s’en êtreservi pour mettre le chien sur la piste. Il s’est enfui quand il acompris qu’il avait perdu la partie, mais il le tenait encore. Et àcet endroit de sa fuite il s’en est débarrassé. Nous savons qu’aumoins il est arrivé jusqu’ici sain et sauf. »

Mais nous ne devions pas en savoir davantage ; et ce ne futpas faute d’éléments de conjectures. Nous n’avions aucune chance deretrouver des traces de pas dans le bourbier, car la boue lesrecouvrait aussitôt ; mais quand nous atteignîmes enfin un solplus ferme de l’autre côté du marécage nous les cherchâmes, et nousn’en découvrîmes aucune. Si la terre ne nous mentit point,Stapleton ne parvint jamais à cette île-refuge vers laquelle ils’était précipité à travers le brouillard. Quelque part au sein dugrand bourbier de Grimpen, au fond de cet immense marais qui l’aaspiré, cet homme au cœur insensible et cruel est enterré pourl’éternité.

Nous avons trouvé de nombreux vestiges de ses séjours dans l’îleou il avait caché son féroce complice. Une grosse roue motrice etun puits à demi comblé nous confirmèrent que c’était bien une mineabandonnée. À côté s’étalaient les vestiges croulants de ce quiavait été les maisons des mineurs chassés sans nul doute par lesrelents fétides du marais environnant. Dans une maison un anneauscellé à un mur et une chaîne, avec une grande quantité d’osbroyés, nous révélèrent la niche du chien. Un squelette avec destouffes de poil brun qui y adhéraient encore gisait parmi lesdébris.

« Un chien ! fit Holmes. C’était, ma foi, un épagneulà poils bouclés. Le pauvre Mortimer ne reverra plus jamais sonfavori… Eh bien, je crois que cet endroit ne renferme pas un secretque nous n’avons déjà percé. Stapleton pouvait cacher son chien,mais il ne pouvait le faire taire : d’où ces aboiements qui,même en plein jour, n’étaient pas agréable à entendre. En cas debesoin il pouvait installer son animal dans un appentis àMerripit ; mais c’était un risque, et il ne l’a couru que ledernier jour, quand il considérait qu’il était arrivé au terme deses efforts. Cette colle dans la boîte en fer-blanc est sans doutele mélange lumineux dont il ornait son chien. Idée qui lui a étésuggérée, naturellement, par l’histoire du chien diabolique desBaskerville, et par le désir d’épouvanter Sir Charles jusqu’à l’enfaire mourir. Ne nous étonnons donc pas qu’un pauvre diable deforçat ait couru et hurlé, comme le fit même notre ami, et commenous-mêmes aurions pu le faire aussi bien, quand il vit une tellebête bondir sur sa piste dans l’obscurité de la lande. C’était unplan audacieux, car sans parler de la possibilité de faire mourirla victime désignée, quel paysan se serait aventuré à enquêter detrop près sur un animal aussi monstrueux après l’avoir aperçu, cequi est arrivé à plusieurs, sur la lande ? Je vous l’avais dità Londres, Watson, et je le répète encore maintenant : jamaisnous n’avons abattu d’homme plus dangereux que celui qui a sombréquelque part là-dedans. »

Il allongea son bras interminable vers l’immense étendueparsemée de taches vertes qu’entouraient les pentes rousses de lalande.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer