Le Chien des Baskerville

Chapitre 12La mort sur la lande

Pendant quelques secondes je demeurai sans voix, privé desouffle, incapable d’en croire mes oreilles. Puis, je récupérai messens et la parole, tandis qu’un énorme poids de responsabilité sedéchargeait de mon âme. Cette voix froide, incisive, ironique, nepouvait appartenir qu’à un seul homme au monde.

« Holmes ! m’écriai-je. Holmes !

– Sortez donc, me dit-il. Et, s’il vous plaît, faîtesattention à votre revolver ! »

Je me faufilai sous le linteau vétuste ; il était assisdehors sur une pierre, et ses yeux gris dansaient de plaisir amusédevant mon ahurissement. Il avait maigri, il était las ;cependant il avait gardé l’œil clair et le geste alerte ; sonvisage aigu était bronzé par le soleil, sa peau avait souffert duvent. Avec son costume de tweed et sa casquette de drap, ilressemblait à un touriste, et il s’était débrouillé, en vertu decette propreté féline qui était l’une de ses caractéristiques, pouravoir le menton aussi bien rasé et du linge aussi net que s’il setrouvait à Baker Street.

« Jamais une rencontre ne m’a rendu plus heureux !balbutiai-je en lui serrant la main.

– Ni plus surpris, eh ?

– Je l’avoue !

– La surprise n’est pas que de votre côté, je vousassure ! Je ne me doutais nullement que vous aviez découvertmon refuge d’occasion, encore moins que vous vous trouviez àl’intérieur, avant d’être arrivé à vingt pas d’ici.

– L’empreinte de mes souliers, j’imagine ?

– Non, Watson. Figurez-vous que je ne me crois pas capablede reconnaître vos empreintes entre toutes les empreintes au monde.Mais si vous désirez vraiment me faire illusion, changez alors demarque de cigarettes ; car quand je vois un mégot avecl’inscription Bradley, Oxford Street, je sais que mon ami Watsonest dans les environs. Vous pouvez examiner votre mégot : vousl’avez jeté à côté du sentier. Vous vous en êtes débarrassé, sansdoute, au moment suprême de vous lancer à l’assaut contre la cabanevide ?

– Exactement.

– C’est ce que je me suis dit. Et, connaissant votreadmirable ténacité, j’ai deviné que vous étiez assis en embuscade,une arme dans chaque main, attendant le retour du locataire. Vousme preniez donc pour le criminel ?

– Je ne savais pas qui vous étiez, mais j’étais résolu àvous identifier coûte que coûte.

– Bravo, Watson ! Et comment m’avez-vouslocalisé ? Peut-être m’avez-vous aperçu, le soir de la chasseau convict, quand j’ai été assez imprudent pour permettre à la lunede se lever derrière moi ?

– Oui, je vous ai aperçu.

– Et vous avez depuis fouillé toutes les cabanes avant deparvenir à celle-ci ?

– Non. Votre jeune garçon a été repéré, c’est ce qui m’apermis de déterminer votre secteur.

– Le vieux gentleman au télescope, je parie ! Je n’ycomprenais rien quand j’ai vu la première fois la lumière seréfléchir sur les verres… »

Il se leva et alla scruter l’intérieur de la cabane.

« Ah ! je vois que Cartwright m’a apporté quelquesprovisions ! Que me dit-il ? Tiens, vous êtes allé àCoombe Tracey, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Pour voir Mme Laura Lyons ?

– Exactement.

– Très bien ! Nos recherches ont évidemment suivi desdirections parallèles ; quand nous aurons collationné nosrésultats, nous aurons sûrement une vue claire de l’affaire.

– Ah ! Holmes, je suis heureux du fond de mon cœur quevous soyez ici ! Car vraiment ma responsabilité et le mystèredevenaient trop lourds pour mes nerfs. Mais par quel miracleêtes-vous venu sur la lande et qu’avez-vous fait ? Je pensaisque vous étiez à Baker Street en train de travailler sur l’affairedu chantage ?

– C’est ce que je désirais vous faire croire.

– Ainsi vous vous servez de moi, et pourtant vous ne vousfiez pas à moi ! m’écriai-je avec amertume. Je pense que jemériterais mieux de vous, Holmes.

– Mon cher ami, vous avez été pour moi un auxiliaireinappréciable dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, etje vous prie de me pardonner si j’ai paru vous jouer un tour. Envérité c’était dans votre intérêt que j’ai agi ainsi, et c’étaitparce que je ne sous-estimais pas le danger que vous couriez que jesuis venu me rendre compte personnellement. Si je vous avaisrejoint, vous et Sir Henry, ma présence aurait averti nos trèsformidables adversaires de se tenir sur leurs gardes. J’ai donc pume débrouiller comme je ne l’aurais sûrement pas fait, si j’avaislogé au manoir. Je reste dans l’affaire un facteur inconnu, prêt àintervenir de tout mon poids au moment opportun.

– Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?

– Si vous aviez été prévenu, cela n’aurait rien facilité etj’aurais pu être reconnu. Vous auriez voulu me dire quelque chose,ou par gentillesse vous auriez désiré m’apporter un peu de confortsupplémentaire, et un risque inutile aurait été couru. J’ai emmenéCartwright, dont vous vous souvenez : le petit bonhomme del’Express Office. Il a pourvu à mes besoins les plus simples :une miche de pain et un col propre. Que peut souhaiter de plus unmortel ? Il m’a donné de surcroît une paire d’yeuxsupplémentaires sur une paire de jambes très agiles : ce quim’a été incomparablement utile.

– Mes rapports ont donc été rédigés en pureperte ! »

Ma voix trembla quand je me rappelai les peines, et la fierté,que j’avais prises pour les écrire.

Holmes tira de sa poche un rouleau de papiers.

« Les voici, mon cher ami, et très soigneusement épluchés,je vous assure ! J’avais pris d’excellentes dispositions etils n’ont été retardés que d’un jour. Je dois vous complimentertrès sincèrement pour le zèle et l’intelligence dont vous aveztémoigné à propos d’une affaire extraordinairementdifficile. »

La chaleur des louanges de Holmes m’apaisa immédiatement. Jesentis qu’il avait eu raison d’agir comme il l’avait fait, et qu’ilvalait beaucoup mieux que sa présence fût restée ignorée sur lalande.

« Ah ! je préfère ceci ! me dit-il en observantla détente de mes traits. Et maintenant dites-moi le résultat devotre visite à Mme Laura Lyons.. Il m’était facile de devinerque c’était en son honneur que vous étiez allé à Coombe Tracey, carelle est la seule personne de l’endroit capable de nous dépannerdans l’affaire. »

Et il ajouta :

« En fait, si vous n’étiez pas allé aujourd’hui, il estvraisemblable que j’y serais allé demain. »

Le soleil s’était couché et le crépuscule descendait sur lalande. L’air s’était rafraîchi ; aussi nous retirâmes-nousdans la cabane pour avoir chaud. Là, assis dans la pénombre, jeracontai à Holmes mon entretien avec Mme Lyons. Il était siintéressé que je dus lui répéter deux fois.

« Voilà qui est de la plus haute importance ! fit-ilquand j’eus achevé. Voilà qui comble une lacune. Vous savezpeut-être qu’une grande intimité existe entre cette dame etStapleton ?

– Non.

– Aucun doute là-dessus. Ils se rencontrent, s’écrivent…Bref, ils s’entendent à merveille. Ce qui nous met entre les mainsune arme puissante. Si seulement je pouvais détacher sa femme.

– Sa femme ?

– Je vous fournis à présent quelques renseignements enretour de ceux que vous m’avez communiqués. La femme qui passe icipour Mlle Stapleton est en réalité Mme Stapleton, sonépouse.

– Grands Dieux, Holmes ! Êtes-vous sûr de ce que vousdites ? Comment aurait-il pu permettre à Sir Henry de luifaire la cour ?

– La cour de Sir Henry ne pouvait nuire à personne sauf àSir Henry. Stapleton a veillé tout particulièrement à ce que SirHenry ne fasse pas sa cour à cette dame et à ce qu’ils ne tombentpoint amoureux l’un de l’autre, comme vous l’avez vous-mêmeobservé. Je vous répète que cette dame est sa femme et non sasœur.

– Mais pourquoi cette tromperie calculée ?

– Parce qu’il prévoyait qu’elle pourrait lui être beaucoupplus utile sous les apparences d’une femme libre. »

Tous mes instincts refrénés, mes soupçons vagues se précisèrentsoudain pour se centrer sur le naturaliste. En cet hommeimpassible, terne, coiffé de son chapeau de paille et maniant sonfilet à papillons, je commençai à voir quelqu’un de terrible :une créature douée d’une ruse et d’une patience infinies, lesourire aux lèvres et le meurtre dans le cœur.

« C’est donc lui qui est notre ennemi ?… lui qui nousa filés dans Londres ?

– Voilà comment je lis la devinette.

– Et l’avertissement ? Il aurait émanéd’elle ?

– Exactement. »

Une scélératesse monstrueuse, mi-visible mi-indistincte, seprofila dans la nuit qui m’avait si longtemps inquiété.

« Mais êtes-vous sûr de cela, Holmes ? Commentsavez-vous que sa sœur… est sa femme ?

– Parce qu’il s’est oublié jusqu’à vous conter un passagede son autobiographie la première fois qu’il vous a rencontré. Jedois dire qu’il l’a amèrement regretté depuis. Il fut autrefoisprofesseur dans un collège du nord de l’Angleterre. Or, rien n’estplus facile que de retrouver la trace d’un professeur. Il y a desagences spécialisées dans la pédagogie, grâce auxquelles on peutretrouver tout homme qui a été professeur. Une courte enquête m’arévélé qu’un collège du Nord avait été mené à la ruine dans desconditions atroces, et que son directeur, dont le nom n’était pasStapleton, avait disparu en compagnie de sa femme. Les signalementsconcordaient. Quand j’ai appris que le directeur en question étaitun entomologiste fervent, je n’ai plus eu aucun doute. »

Ma nuit commençait à s’éclaircir ; des ombres subsistaientcependant.

« Si cette femme est réellement son épouse, que vient faireMme Laura Lyons ?

– C’est l’un des points sur lesquels votre enquête aprojeté un peu de lumière. Votre entretien avec la dame résout pourmoi quantité de problèmes. Je ne savais rien d’un divorce projetéentre elle et son mari. Dans ce cas, elle a cru que Stapleton étaitcélibataire et elle comptait devenir sa femme.

– Et quand elle sera détrompée ?…

– Alors, Watson, nous trouverons peut-être la dame disposéeà nous servir. Notre première tâche est de la voir, demain, tousles deux. Ne pensez-vous pas, Watson, que vous négligez quelque peuvos devoirs ? Vous devriez être à BaskervilleHall ! »

Les derniers rayons rouges s’étaient affadis à l’ouest et lanuit s’installait sur la lande. Des étoiles pâles luisaient dans leciel violet.

« Une dernière question, Holmes ! dis-je en me levant.Point n’est besoin de secret entre nous. Que signifie toutel’affaire ? Qui poursuit-il ? »

Holmes baissa la voix pour me répondre.

« C’est une affaire de meurtre, Watson : de meurtreraffiné, exécuté de sang-froid, délibéré. Ne me demandez pas dedétails. Mes filets sont près de se refermer sur lui, comme lessiens menacent de près Sir Henry. Grâce à vous il est déjà presqueà ma merci. Un seul danger peut encore nous menacer : qu’ilfrappe avant que nous soyons prêts, nous, à frapper. Dansvingt-quatre heures, deux jours peut-être, j’aurai mon dossiercomplet. Mais jusque-là remplissez votre office avec autant devigilance qu’une mère en mettrait pour garder son petit enfant.Votre mission d’aujourd’hui se trouve justifiée ; cependantj’aurais préféré que vous ne l’eussiez quitté d’une semelle…Attention ! »

Un hurlement terrible… Un cri prolongé d’horreur et d’angoissedéchira le silence de la lande, glaça mon sang.

« Oh ! mon Dieu ! balbutiai-je. Qu’est-ce ?Qui est-ce ? »

Holmes avait bondi. Je vis sa silhouette sombre et athlétiquedevant la porte de la cabane ; épaules basses, tête projetéeen avant pour fouiller l’obscurité.

« Silence ! » chuchota-t-il.

Le cri, étant donné sa violence, avait puissamment retenti, maisil était parti de loin sur la plaine ombreuse. Soudain il éclatadans nos oreilles, plus proche, plus pressant.

« Où est-ce ? » chuchota Holmes.

Le frémissement de sa voix me révéla que lui, l’homme de fer,était bouleversé jusqu’au tréfonds de l’âme.

« Où est-ce, Watson ?

– Par là, je pense ! »

Dans le noir j’indiquai une direction.

« Non, c’est par ici ! »

De nouveau le cri d’agonie transperça le calme de la nuit :plus fort encore et tout près. Mais un autre bruit se mêla àcelui-là : un grondement murmuré, musical et pourtantmenaçant, dont la note montait et retombait comme le sourd murmureperpétuel de la mer.

« Le chien ! s’écria Holmes. Venez, Watson !Courons ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! »

Il s’était élancé sur la lande de toute la vitesse de sesjambes ; je le suivis sur ses talons. Mais quelque part sur leterrain raviné, juste en face de nous, jaillit un dernier hurlementde terreur, suivi d’un lourd bruit mat. Nous nous arrêtâmes pourécouter. Plus aucun bruit ne troublait le silence de la nuit sansvent.

Je vis Holmes porter la main à son front comme un homme ivre. Iltapa du pied.

« Nous sommes battus, Watson. Il est trop tard.

– Non, sûrement pas !

– Fou que j’étais de retenir ma main ! Et vous,Watson, voyez la conséquence de votre abandon de poste ! Maispar le Ciel, si le pire est arrivé, nous levengerons ! »

Nous courûmes dans la nuit, sans rien voir, butant contre despierres, traversant des buissons d’ajoncs, soufflant en escaladantdes côtes, fonçant dans la direction d’où avait retenti les cris deterreur. Sur chaque élévation de terrain, Holmes regardait autourde lui, mais l’ombre sur la lande était épaisse ; rien nebougeait sur sa surface hostile.

« Voyez-vous quelque chose ?

– Rien.

– Chut ! Écoutez ! »

Un gémissement plaintif s’éleva sur notre gauche. De ce côté unecrête de rochers se terminait par un escarpement abrupt quisurplombait une pente jalonnée de pierres. Et sur cette pente étaitétalé un objet noir, imprécis. Nous nous en approchâmes et cecontour vague se précisa : un homme était étendu face contreterre, le visage rabattu formait un angle atroce, les épaulesétaient arrondies et le corps tassé sur lui-même comme pour un sautpérilleux. Cette attitude était si grotesque que j’eus du mal àcomprendre que le gémissement avait été l’envol d’une âme. Quandnous nous penchâmes sur le corps, il n’exhala pas une plainte, ilne bougea pas. Holmes posa une main sur lui et la retira enpoussant une exclamation d’horreur. Il frotta une allumette ;à sa lueur nous vîmes que ses doigts étaient poissés de sang etqu’une mare sinistre s’élargissait à partir du crâne écrasé. Maiselle nous révéla quelque chose de plus : le cadavre étaitcelui de Sir Henry Baskerville !

Comment aurions-nous pu oublier la teinte un peu spéciale,rouille, du costume de tweed qu’il portait le jour où il se rendità Baker Street ? Nous le reconnûmes au moment où l’allumettes’éteignit sous le vent comme l’espoir dans nos cœurs. Holmesgronda. Dans la nuit je distinguai qu’il était livide.

« La brute ! Oh ! la brute ! m’exclamai-jeen me tordant les mains. Oh ! Holmes, jamais je ne mepardonnerai de l’avoir abandonné à son destin !

– Je suis plus à blâmer que vous, Watson. Afin d’avoir undossier complet et bien établi, j’ai sacrifié la vie de mon client.C’est le coup le plus dur de toute ma carrière. Mais commentpouvais-je savoir… ? Comment aurais-je pu prévoir qu’il serisquerait seul sur la lande malgré mes avertissements ?

– Dire que nous avons entendu ses cris… quels cris,Seigneur !… Et que nous avons été incapables de lesauver ! Où est cette brute de chien qui l’a faitmourir ? Il doit être tapi derrière quelque rocher… EtStapleton, où est-il ? Il répondra de cette mort !

– Oh ! oui ! J’y veillerai ! L’oncle et leneveu ont été assassinés : l’un épouvanté jusqu’à en mourirpar la vue de cet animal sauvage, l’autre trouvant la mort pouressayer de lui échapper. Il nous reste à prouver la relation entrel’homme et le chien. Mais en dehors de ce que nous avons entendu,nous ne pouvons même pas jurer de l’existence de la bête, puisqueSir Henry est mort, évidemment, d’une chute ! Tout de même,Stapleton a beau être astucieux, il sera à ma merci avant qu’unautre jour se soit écoulé ! »

Nous nous tenions de chaque côté du cadavre, complètementbouleversés par la soudaineté de ce désastre irrévocable qui étaitla piteuse conclusion de tous nos efforts. La lune se leva :nous grimpâmes alors sur l’escarpement d’où était tombé notrepauvre ami ; de sa crête nous inspectâmes la lande mi-argentmi-plomb. Au loin, à plusieurs kilomètres de là, dans la directionde Grimpen, brillait une petite lumière jaune immobile : ellene pouvait provenir que de l’habitation isolée des Stapleton. Jebrandis mon poing et le maudis.

« Pourquoi ne pas aller le capturer tout desuite ?

– Notre dossier n’est pas complet. Le gaillard est avisé,rusé au dernier degré. Ce qui compte, ce n’est pas ce que noussavons, mais ce que nous pouvons prouver. Si nous faisons lemoindre faux pas, il peut nous échapper.

– Alors, que faire ?

– Nous aurons demain une journée chargée. Ce soir nous nepouvons que nous acquitter de nos derniers devoirs envers notrepauvre ami. »

Nous redescendîmes ensemble de l’escarpement et nous revînmesauprès du cadavre. L’affreux spectacle de ces membres brisés me fitmal ; des larmes me vinrent aux yeux.

« Il faut que nous allions chercher du secours,Holmes ! Nous ne pouvons pas le transporter ainsi jusqu’aumanoir. Grands Dieux, êtes-vous devenu fou ? »

Il avait poussé une exclamation en se penchant au-dessus ducorps ; et à présent il dansait, riait, me serrant les mains àles briser. Était-ce là mon ami si maître de lui, si austère ?La colère l’avait rendu fou, sûrement !

« Une barbe ! L’homme a une barbe !

– Ce n’est pas le baronnet ! C’est… Eh bien, c’est monvoisin, le forçat ! »

Fébrilement nous retournâmes le cadavre : une barbe hirsutepointa vers la lune claire et froide. Aucun doute ! Ce frontsourcilleux, ces yeux d’animal sauvage, ce faciès bestial… c’étaitbien la tête que j’avais vue éclairée par la lueur de la bougieentre les rochers : la tête de Selden, le criminel évadé.

Alors tout devint clair dans mon esprit. Je me rappelais que lebaronnet m’avait dit qu’il avait donné à Barrymore sa vieillegarde-robe. Barrymore en avait fait cadeau à Selden pour qu’il pûtfuir. Les chaussures, la chemise, le chapeau appartenaient à SirHenry. Certes le drame demeurait terrible, mais du moins cet hommeavait mérité la mort selon les lois de son pays. J’expliquais letout à Holmes. Mon cœur débordait de gratitude et de joie.

« Dans ce cas, c’est à cause des vêtements qu’il est mort,me répondit-il. Il est évident que le chien a été mis sur la pistepar un objet quelconque appartenant à Sir Henry : la chaussurequi lui a été volée à l’hôtel, selon toute probabilité. Il y apourtant un dernier mystère : comment, dans la nuit, Seldena-t-il su que le chien était lancé à ses trousses ?

– Il l’a entendu.

– Le fait d’entendre un chien sur la lande n’aurait paspoussé un homme endurci comme ce forçat au paroxysme de la terreur.Songez qu’en appelant ainsi au secours, il risquait d’être repris.D’après ses cris il a dû courir longtemps après avoir su que lechien était sur sa trace. Mais comment l’a-t-il su ?

– Un plus grand mystère existe selon moi, Holmes :pourquoi ce chien, en supposant que toutes nos hypothèses soientfondées…

– Je ne suppose pas, Watson !

– Bon. Pourquoi, donc, ce chien a-t-il été lâché cettenuit ? Je présume qu’il n’est pas constamment en liberté surla lande. Stapleton ne l’aurait pas lâché s’il n’avait pas eu motifde croire que Sir Henry allait venir ici.

– Des deux mystères, le mien est le plus formidable ;car je pense que d’ici très peu de temps le vôtre nous seraexpliqué, tandis que le mien demeurera éternellement un mystère. Laquestion qui se pose maintenant est celle-ci : qu’allons-nousfaire du cadavre de ce malheureux ? Nous ne pouvons pasl’abandonner en pâture aux renards et aux corbeaux !

– Nous pourrions le transporter dans l’une des cabanesjusqu’à ce que nous ayons alerté la police.

– Parfaitement. Nous serons capables de le porterjusque-là. Oh ! oh ! Watson, qui est-ce ? Voicinotre homme en personne, merveilleux d’audace ! Pas un mot quipuisse lui indiquer nos soupçons… Pas un mot, Watson, sinon tousnos plans sont anéantis ! »

Un homme avançait en effet vers nous, j’aperçus la lueur rougede son cigare. La lune l’éclairait : c’était bien l’alluresémillante et désinvolte du naturaliste. Il s’arrêta net quand ilnous vit, puis reprit sa marche.

« Comment, docteur Watson, c’est vous ? Vous êtes bienle dernier que je serais attendu à rencontrer sur la lande à cetteheure de la nuit. Mais mon Dieu, qu’est cela ? Quelqu’una-t-il été blessé ? Oh ! ne me dites pas… ne me dites pasque c’est notre ami Sir Henry ! »

Il s’était précipité sur le cadavre. Je l’entendis aspirerbrusquement de l’air ; le cigare lui tomba des doigts.

« Qui…Qui est-ce ? balbutia-t-il.

– C’est Selden, le forçat qui s’était évadé dePrincetown. »

Stapleton tourna vers nous un visage hagard : mais dans uneffort de tout son être, il surmonta sa stupéfaction et sadéception. Son regard pénétrant alla de Holmes à moi.

« Mon Dieu ! Quelle affaire ! Comment est-ilmort ?

– Il semble qu’il se soit rompu le cou en tombant de cetescarpement. Mon ami et moi étions en train de nous promener sur lalande quand nous l’avons entendu crier.

– J’ai entendu un cri, moi aussi. C’est ce qui m’a poussédehors. J’étais inquiet au sujet de Sir Henry.

– Pourquoi de Sir Henry en particulier ? ne puis-jem’empêcher de lui demander.

– Parce que je l’avais invité à venir à Merripit. Comme iltardait, j’étais étonné ; et, tout naturellement, j’aicommencé à m’alarmer sérieusement quand j’ai entendu des cris surla lande. À propos… »

Son regard perçant alla de nouveau se poser alternativement surHolmes et sur moi.

« … Avez-vous entendu autre chose que les cris ?

– Non, répondit Holmes. Pas moi. Et vous ?

– Non.

– Alors, que voulez-vous dire ?

– Oh ! vous connaissez les histoires que racontent lespaysans d’ici à propos d’un chien fantôme. Il parait qu’on peutl’entendre la nuit sur la lande. Je me demandais si ce soir onl’avait entendu.

– Je n’ai rien entendu de semblable, dis-je.

– Et quelle est votre thèse sur la mort de ce pauvrediable ?

– Sans aucun doute, la peur, le froid lui ont fait perdrela raison. Il a dû courir dans la lande comme un fou et le hasard avoulu qu’il tombe ici et s’y rompe les os.

– C’est une thèse très raisonnable, répondit Stapleton enlâchant un soupir que j’interprétai comme un soulagement. Qu’endites-vous, monsieur Sherlock Holmes ? »

Mon ami s’inclina courtoisement.

« Vous avez l’identification facile, dit-il.

– Nous vous attendions depuis l’arrivée du docteur Watson.Vous êtes tombé juste sur une tragédie.

– Oui. Je crois fermement que la thèse de mon ami rendcompte des faits. J’emporterai demain vers Londres un souvenirplutôt désagréable.

– Oh ! vous partez demain ?

– C’est mon intention.

– J’espère que votre séjour a permis de résoudre cesénigmes qui nous avaient un peu intrigués ? »

Holmes haussa les épaules.

« On ne peut pas toujours gagner, ni obtenir le succèsqu’on espère, fit-il. Un enquêteur a besoin de faits, mais pas debruits et de légendes. Cette affaire m’a déçu. »

Mon ami parlait avec une négligence apparemment sincère.Stapleton le considéra fixement encore un moment. Puis il se tournavers moi.

« Je vous proposerais bien de transporter ce pauvre diablejusqu’à ma maison, mais ce spectacle épouvanterait tellement masœur que j’hésite. Je crois que si nous recouvrions le cadavre ilne risquerait rien avant le matin. »

Ainsi fut fait. Refusant les offres hospitalières de Stapleton,nous nous mîmes en route, Holmes et moi, vers le manoir deBaskerville, et nous laissâmes le naturaliste rentrer seul. Quandnous nous retournâmes, nous aperçûmes sa silhouette se déplacerlentement sur la lande ; derrière lui, était figé sur la penteargentée le petit tas qui montrait l’endroit où Selden avait trouvéune mort si horrible.

« Enfin nous en sommes venus au corps à corps !murmura Holmes. Quels nerfs il a, cet homme ! Avez-vous vucomme il a dominé la réaction qui aurait dû le paralyser, quand ils’est rendu compte que ce n’était pas la victime qu’il visait quiétait tombée dans son guet-apens ? Je vous l’ai dit à Londres,Watson, et je vous le redis maintenant : jamais nous n’avonsrencontré un adversaire plus digne de croiser notre fer.

– Je regrette qu’il vous ait vu.

– Je le regrettais aussi au début. Mais il n’y avait plusmoyen de l’empêcher.

– Quel effet aura sur ses plans, d’après vous, la nouvelleque vous êtes ici ?

– Peut-être l’incitera-t-elle à être prudent, à moinsqu’elle le pousse à des décisions désespérées dans l’immédiat.Comme la plupart des criminels intelligents, peut-être sera-t-iltrop confiant dans ses moyens et pensera-t-il qu’il nous acomplètement roulés.

– Pourquoi ne l’arrêterions-nous passur-le-champ ?

– Mon cher Watson, vous avez l’action dans le sang. Votreinstinct vous commande d’être énergique tout de suite. Mais ensupposant, pour l’amour de la discussion, que nous l’ayons arrêtécette nuit, en serions-nous pour cela dans une meilleureposition ? Nous ne pourrions rien prouver contre lui. C’estbien là son astuce infernale ! S’il agissait parl’intermédiaire d’un être humain, nous pourrions avoir une preuve,mais si nous exhibions ce gros chien à la lumière du jour, cela nenous aiderait nullement à enrouler une corde autour du cou de sonmaître.

– Nous avons tout de même un dossier !

– Pas l’ombre d’un ! Uniquement des déductions et deshypothèses. Le tribunal se moquerait de nous si nous nousprésentions avec une telle histoire sans preuves.

– Il y a la mort de Sir Charles.

– Trouvé mort sans aucune trace de violence. Vous et moisavons qu’il est mort d’épouvante, et nous savons aussi ce qui l’aépouvanté ; mais comment transmettre cette certitude à douzejurés bornés ? Quelles traces de la présence d’un chien ?Où sont les marques de ses crocs ? Bien sûr nous savons qu’unchien ne mord pas un cadavre, et que Sir Charles était mort avantmême que l’animal l’eût rattrapé. Mais il nous faut le prouver, etnous ne sommes pas en situation de pouvoir le faire.

– Comment ! Et ce soir ?

– Nous ne sommes guère plus avancés. À nouveau il n’y aaucun rapport direct entre le chien et la mort de Selden. Nousn’avons jamais vu le chien. Nous l’avons entendu. Mais nous nepouvons pas prouver qu’il était sur la piste du forçat. Il y aaussi une absence de motifs… Non, mon cher ami, nous devons nousfaire à l’idée que nous ne disposons d’aucun dossier pourl’instant, et que l’affaire vaut néanmoins la peine que nousl’établissions le plus tôt possible.

– Et comment pensez-vous l’établir ?

– J’espère grandement en Mme Laura Lyons : quandelle saura exactement la situation conjugale de Stapleton, ellenous aidera sans doute. Et j’ai mon propre plan. Nous agironsdemain. J’espère qu’avant la fin du jour le succès sera couronnénos efforts. »

Je ne pus rien lui tirer d’autre ; perdu dans ses penséesil marcha sans mot dire jusqu’aux grilles de Baskerville Hall.

« Vous rentrez avec moi ?

– Oui. Je ne vois aucune raison de dissimuler pluslongtemps ma présence. Mais un dernier mot, Watson. Ne parlez pasdu chien à Sir Henry. Contons-lui la mort de Selden en nousinspirant de l’affabulation de Stapleton. Il sera en meilleuréquilibre nerveux pour affronter l’épreuve qu’il devra subirdemain, puisqu’il est invité, si je me souviens bien de votrerapport, à dîner chez des gens.

– Je suis invité aussi.

– Alors vous vous ferez excuser : il ira seul. Cela nesouffrira pas de difficultés. Et maintenant, si nous arrivons troptard pour le dîner, j’espère qu’un souper nous attend. »

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