Le 9 juillet 186., un jeudi, Jean Bertaud, dit La Ripaille, et son fils, bien connus à Orcival pour vivre de braconnage et de maraude, se levèrent sur les trois heures du matin, avec le jour,pour aller à la pêche.
Chargés de leurs agrès, ils descendirent ce chemin charmant,ombragé d’acacias, qu’on aperçoit de la station d’Évry, et qui conduit du bourg d’Orcival à la Seine.
Ils se rendaient à leur bateau amarré d’ordinaire à une cinquantaine de mètres en amont du pont de fil de fer, le long d’une prairie joignant Valfeuillu, la belle propriété du comte de Trémorel.
Arrivés au bord de la rivière, ils se débarrassèrent de leurs engins de pêche, et Jean La Ripaille entra dans le bateau pour vider l’eau qu’il contenait.
Pendant que d’une main exercée il maniait l’écope, il s’aperçut qu’un des tolets de la vieille embarcation, usé par la rame, était sur le point de se rompre.
– Philippe, cria-t-il à son fils, occupé à démêler un épervier dont un garde-pêche eût trouvé les mailles trop serrées, Philippe,tâche donc de m’avoir un bout de bois pour refaire notre tolet.
– On y va, répondit Philippe.
Il n’y avait pas un arbre dans la prairie. Le jeune homme sedirigea donc vers le parc de Valfeuillu, distant de quelques passeulement, et, peu soucieux de l’article 391 du Code pénal, ilfranchit le large fossé qui entoure la propriété de M. de Trémorel.Il se proposait de couper une branche à l’un des vieux saules qui,à cet endroit, trempent au fil de l’eau leurs brancheséplorées.
Il avait à peine tiré son couteau de sa poche, tout en promenantautour de lui le regard inquiet du maraudeur, qu’il poussa un criétouffé.
– Mon père ! eh ! mon père !
– Qu’y a-t-il, répondit sans se déranger le vieuxbraconnier.
– Père, venez, continua Philippe, au nom du ciel, venezvite !
Jean La Ripaille comprit à la voix rauque de son fils, qu’il sepassait quelque chose d’extraordinaire. Il lâcha son écope, et,l’inquiétude aidant, en trois bonds, il fut dans le parc.
Lui aussi, il resta épouvanté devant le spectacle qui avaitterrifié Philippe.
Sur le bord de la rivière, parmi les joncs et les glaïeuls, lecadavre d’une femme gisait. Ses longs cheveux dénouéss’éparpillaient parmi les herbes aquatiques ; sa robe de soiegrise en lambeaux était souillée de boue et de sang. Toute lapartie supérieure du corps plongeait dans l’eau peu profonde, et levisage était enfoncé dans la vase.
– Un assassinat ! murmura Philippe dont la voixtremblait.
– Ça, c’est sûr, répondit La Ripaille d’un ton indifférent. Maisquelle peut être cette femme ? Vrai, on dirait lacomtesse.
– Nous allons bien voir, dit le jeune homme.
Il fit un pas vers le cadavre ; son père l’arrêta par lebras.
– Que veux-tu faire, malheureux ! prononça-t-il ; onne doit jamais toucher au corps d’une personne assassinée, sans lajustice.
– Vous croyez ?
– Certainement ! il y a des peines pour cela.
– Alors, allons prévenir le maire.
– Pourquoi faire ? Les gens d’ici ne nous en veulentpeut-être pas assez ! Qui sait si on ne nous accuseraitpas ?
– Cependant, mon père…
– Quoi ! si nous allons avertir M. Courtois, il nousdemandera comment et pourquoi nous nous trouvions dans le parc deM. de Trémorel pour voir ce qu’il s’y passait. Qu’est-ce que celate fait qu’on ait tué la comtesse ? On retrouvera bien soncorps sans toi… viens, allons-nous-en.
Mais Philippe ne bougea pas. La tête baissée, le menton appuyésur la paume de sa main, il réfléchissait.
– Il faut avertir, déclara-t-il d’un ton décidé ; on n’estpas des sauvages. Nous dirons à M. Courtois que c’est en côtoyantle parc dans notre bachot que nous avons aperçu le corps.
Le vieux La Ripaille résista d’abord, puis voyant que son filsirait sans lui, il parut se rendre à ses instances.
Ils franchirent donc de nouveau le fossé, et, abandonnant leursagrès dans la prairie, ils se dirigèrent en toute hâte vers lamaison de M. le maire d’Orcival.
Situé à cinq kilomètres de Corbeil, sur la rive droite de laSeine, à vingt minutes de la station d’Évry, Orcival est un desplus délicieux villages des environs de Paris, en dépit del’infernale étymologie de son nom.
Le Parisien bruyant et pillard, qui, le dimanche, s’abat dansles champs, plus destructeur que la sauterelle, n’a pas découvertencore ces campagnes riantes. L’odeur navrante de la friture desguinguettes n’y étouffe pas le parfum des chèvrefeuilles. Lesrefrains des canotiers, la ritournelle du cornet à piston des balspublics n’y ont jamais épouvanté les échos.
Paresseusement accroupi sur les pentes douces d’un coteau quebaigne la Seine, Orcival a des maisons blanches, des ombragesdélicieux et un clocher tout neuf qui fait son orgueil.
De tous côtés, de vastes propriétés de plaisance, entretenues àgrands frais, l’entourent. De la hauteur, on aperçoit lesgirouettes de vingt châteaux.
À droite, ce sont les futaies de Mauprévoir, et le joli castelde la comtesse de la Brèche ; en face, de l’autre côté dufleuve, voici Mousseaux et Petit-Bourg, l’ancien domaine Aguado,devenu la propriété d’un carrossier illustre, M. Binder ; àgauche, ces beaux arbres sont au comte de Trémorel, ce grand parcest le parc d’Étiolles et dans le lointain, tout là-bas, c’estCorbeil ; cet immense bâtiment, dont la toiture dépasse lesgrands chênes, c’est le moulin Darblay.
Le maire d’Orcival habite tout en haut du village une de cesmaisons comme on en voit dans les rêves de cent mille livres derentes.
Fabricant de toiles peintes autrefois, M. Courtois a débuté dansle commerce sans un sou vaillant, et, après trente années d’unlabeur acharné, il s’est retiré avec quatre millions bienronds.
Alors il se proposait de vivre bien tranquille, entre sa femmeet ses filles, passant l’hiver à Paris et l’été à la campagne.
Mais voilà que tout à coup, on le vit inquiet et agité.L’ambition venait de le mordre au cœur. Il faisait cent démarchespour être forcé d’accepter la mairie d’Orcival. Et il l’a acceptée,bien à son corps défendant, ainsi qu’il vous le dira lui-même.
Cette mairie fait à la fois son bonheur et son désespoir.Désespoir apparent, bonheur intime et réel.
Il est bien, lorsque le front chargé de nuages, il maudit lessoucis du pouvoir, il est mieux lorsque le ventre ceint del’écharpe à glands d’or, il triomphe à la tête du corpsmunicipal.
Tout le monde dormait encore chez M. le maire, lorsque lesBertaud père et fils vinrent heurter le lourd marteau de laporte.
Après un bon moment, un domestique aux trois quarts éveillé, àdemi vêtu, parut à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
– Qu’est-ce qu’il y a, méchants garnements ? demanda-t-ild’un ton de mauvaise humeur.
La Ripaille ne jugea point à propos de relever une injure que nejustifiait que trop sa réputation dans la commune.
– Nous voulons parler à monsieur le maire, répondit-il, et c’estterriblement pressé. Allez l’éveiller, M. Baptiste, il ne vousgrondera pas.
– Est-ce qu’on me gronde, moi ! grogna Baptiste.
Il fallut cependant dix bonnes minutes de pourparlers etd’explications pour décider le domestique.
Enfin les Bertaud comparurent par-devant un petit homme gros etrouge, fort mécontent d’être tiré du lit si matin : c’était M.Courtois.
Il avait été décidé que Philippe porterait la parole.
– Monsieur le maire, commença-t-il, nous venons vous annoncer ungrand malheur ; il y a eu pour sûr un crime chez M. deTrémorel.
M. Courtois était l’ami du comte, il devint à cette déclarationinattendue plus blême que sa chemise.
– Ah ! mon Dieu ! balbutia-t-il, incapable demaîtriser son émotion, que me dites-vous là, un crime !…
– Oui, nous avons vu un corps, tout à l’heure, et aussi vrai quevous voilà, je crois que c’est celui de la comtesse.
Le digne maire leva les bras au ciel d’un air parfaitementégaré.
– Mais où, mais quand ? interrogea-t-il.
– Tout à l’heure, au bout du parc que nous longions pour allerrelever nos nasses.
– C’est horrible ! répétait le bon M. Courtois, quelmalheur ! Une si digne femme ! Mais ce n’est paspossible, vous devez vous tromper ; on m’aurait prévenu…
– Nous avons bien vu, monsieur le maire.
– Un tel crime, dans ma commune ! Enfin, vous avez bienfait de venir, je vais m’habiller en deux temps, et nous allonscourir… C’est-à-dire, non, attendez.
Il parut réfléchir une minute et appela :
– Baptiste !
Le domestique n’était pas loin. L’oreille et l’œilalternativement collés au trou de la serrure, il écoutait etregardait de toutes ses forces. À la voix de son maître, il n’eutqu’à allonger le bras pour ouvrir la porte.
– Monsieur m’appelle ?
– Cours chez le juge de paix, lui dit le maire, il n’y a pas uneseconde à perdre, il s’agit d’un crime, d’un meurtre peut-être,qu’il vienne vite, bien vite… Et vous autres, continua-t-il,s’adressant aux Bertaud, attendez-moi ici, je vais passer unpaletot.
Le juge de paix d’Orcival, le père Plantat, comme on l’appelle,est un ancien avoué de Melun.
À cinquante ans, le père Plantat, auquel tout avait toujoursréussi à souhait, perdit dans le même mois sa femme qu’il adoraitet ses fils, deux charmants jeunes gens, âgés l’un de dix-huit,l’autre de vingt-deux ans.
Ces pertes successives atterrèrent un homme que trente années deprospérité laissaient sans défense contre le malheur. Pendantlongtemps, on craignit pour sa raison. La seule vue d’un client,venant troubler sa douleur pour lui conter de sottes histoiresd’intérêt, l’exaspérait. On ne fut donc pas surpris de lui voirvendre son étude à moitié prix. Il voulait s’établir à son aisedans son chagrin, avec la certitude de n’en point êtredistrait.
Mais l’intensité des regrets diminua et la maladie dudésœuvrement vint. La justice de paix d’Orcival était vacante, lepère Plantat la sollicita et l’obtint.
Une fois juge de paix, il s’ennuya moins. Cet homme, qui voyaitsa vie finie, entreprit de s’intéresser aux mille causes diversesqui se plaidaient chez lui. Il appliqua toutes les forces d’uneintelligence supérieure, toutes les ressources d’un espritéminemment délié à démêler le faux du vrai parmi tous les mensongesqu’il était forcé d’écouter.
Il s’obstina d’ailleurs à vivre seul, en dépit des exhortationsde M. Courtois, prétendant que toute société le fatiguait, et qu’unhomme malheureux est un trouble-fête. Le temps que lui laissait sontribunal, il le consacrait à une collection sans pareille depétunias.
Le malheur qui modifie les caractères, soit en bien, soit enmal, l’avait rendu, en apparence, affreusement égoïste. Il assuraitne pas s’intéresser aux choses de la vie plus qu’un critique blaséaux jeux de la scène. Il aimait à faire parade de sa profondeindifférence pour tout, jurant qu’une pluie de feu tombant surParis ne lui ferait seulement pas tourner la tête. L’émouvoirsemblait impossible. « Qu’est-ce que cela me fait, à moi ! »était son invariable refrain.
Tel est l’homme qui, un quart d’heure après le départ deBaptiste, arrivait chez le maire d’Orcival.
M. Plantat est grand, maigre et nerveux. Sa physionomie n’a riende remarquable. Il porte les cheveux courts, ses yeux inquietsparaissent toujours chercher quelque chose, son nez fort long estmince comme la lame d’un rasoir. Depuis ses chagrins, sa bouche, sifine jadis, s’est déformée, la lèvre inférieure s’est affaissée etlui donne une trompeuse apparence de simplicité.
– Que m’apprend-on, dit-il dès la porte, on a assassiné Mme deTrémorel.
– Ces gens-ci, du moins, le prétendent, répondit le maire quivenait de reparaître.
M. Courtois n’était plus le même homme. Il avait eu le temps dese remettre un peu. Sa figure s’essayait à exprimer une froideurmajestueuse. Il s’était vertement blâmé d’avoir, en manifestant sontrouble et sa douleur devant les Bertaud, manqué de dignité.
« Rien ne doit émouvoir à ce point un homme dans ma position »,s’était-il dit.
Et, bien qu’effroyablement agité, il s’efforçait d’être calme,froid, impassible.
Le père Plantat, lui, était ainsi tout naturellement.
– Ce serait un accident bien fâcheux, dit-il d’un ton qu’ils’efforçait de rendre parfaitement désintéressé, mais, au fond,qu’est-ce que cela nous fait ? Il faut néanmoins aller voirsans retard ce qu’il en est ; j’ai fait prévenir le brigadierde gendarmerie qui nous rejoindra.
– Partons, dit M. Courtois, j’ai mon écharpe dans ma poche.
On partit. Philippe et son père marchaient les premiers, lejeune homme empressé et impatient, le vieux sombre etpréoccupé.
Le maire, à chaque pas, laissait échapper quelquesexclamations.
– Comprend-on cela, murmurait-il, un meurtre dans ma commune,une commune où de mémoire d’homme, il n’y a point eu de crime decommis.
Et il enveloppait les deux Bertaud d’un regard soupçonneux.
Le chemin qui conduit à la maison – dans le pays on dit auchâteau – de M. de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu’ilest par des murs d’une douzaine de pieds de haut. D’un côté, c’estle parc de la marquise de Lanascol, de l’autre le grand jardin deSaint-Jouan.
Les allées et les venues avaient pris du temps, il était près dehuit heures lorsque le maire, le juge de paix et leurs guidess’arrêtèrent devant la grille de M. de Trémorel.
Le maire sonna.
La cloche est fort grosse, une petite cour sablée de cinq ou sixmètres sépare seule la grille de l’habitation, cependant personnene parut.
Monsieur le maire sonna plus fort, puis plus fort encore, puisde toutes ses forces, en vain.
Devant la grille du château de M. de Lanascol, située presque enface, un palefrenier était debout, occupé à nettoyer et à polir unmors de bride.
– Ce n’est guère la peine de sonner, messieurs, dit cet homme,il n’y a personne au château.
– Comment, personne ? demanda le maire surpris.
– J’entends, répondit le palefrenier, qu’il n’y a que lesmaîtres. Les gens sont tous partis hier soir, par le train de huitheures quarante, pour se rendre à Paris, assister à la noce del’ancienne cuisinière, Mme Denis ; ils doivent revenir cematin par le premier train. J’avais été invité, moi aussi…
– Grand Dieu ! interrompit M. Courtois, alors le comte etla comtesse sont restés seuls cette nuit ?
– Absolument seuls, monsieur le maire.
– C’est horrible !
Le père Plantat semblait s’impatienter de ce dialogue.
– Voyons, dit-il, nous ne pouvons nous éterniser à cette porte,les gendarmes n’arrivent pas, envoyons chercher le serrurier.
Déjà Philippe prenait son élan, lorsqu’au bout du chemin onentendit des chants et des rires. Cinq personnes, trois femmes etdeux hommes parurent presque aussitôt.
– Ah ! voilà les gens du château, dit le palefrenier quecette visite matinale semblait intriguer singulièrement, ilsdoivent avoir une clé.
De leur côté, les domestiques, apercevant le groupe arrêtédevant la grille, se turent et hâtèrent le pas. L’un d’eux, même,se mit à courir, devançant ainsi les autres ; c’était le valetde chambre du comte.
– Ces messieurs voudraient parler à monsieur le comte ?demanda-t-il, après avoir salué le maire et le juge de paix.
– Voici cinq fois que nous sonnons à tout rompre, dit lemaire.
– C’est surprenant, fit le valet de chambre, Monsieur a pourtantle sommeil bien léger ! Après cela, il est peut-êtresorti.
– Malheur ! s’écria Philippe, on les aura assassinés tousles deux !
Ces mots dégrisèrent les domestiques dont la gaieté annonçait unnombre très raisonnable de santés bues au bonheur des nouveauxépoux.
M. Courtois, lui, paraissait étudier l’attitude du vieuxBertaud.
– Un assassinat ! murmura le valet de chambre ;ah ! c’est pour l’argent, alors, on aura su…
– Quoi ? demanda le maire.
– Monsieur le comte a reçu hier dans la matinée une très fortesomme.
– Ah ! oui, forte, ajouta une femme de chambre, il y avaitgros comme cela de billets de banque. Madame a même dit à Monsieurqu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit avec cette somme immensedans la maison.
Il y eut un silence, chacun se regardant d’un air effrayé. M.Courtois, lui, réfléchissait.
– À quelle heure êtes-vous partis hier soir, demanda-t-il auxdomestiques.
– À huit heures, on avait avancé le dîner.
– Vous êtes partis tous ensemble ?
– Oui, monsieur.
– Vous ne vous êtes pas quittés ?
– Pas une minute.
– Et vous revenez tous ensemble ?
Les domestiques échangèrent un singulier regard :
– Tous, répondit une femme de chambre qui avait la langue bienpendue… c’est-à-dire, non. Il y en a un qui nous a lâchés enarrivant à la gare de Lyon, à Paris : c’est Guespin.
– Ah !
– Oui, monsieur, il a filé de son côté en disant qu’il nousrejoindrait aux Batignolles, chez Wepler, où se faisait lanoce.
Monsieur le maire donna un grand coup de coude au juge de paix,comme pour lui recommander l’attention, et continua àinterroger.
– Et ce Guespin, comme vous le nommez, l’avez-vousrevu ?
– Non, monsieur, j’ai même plusieurs fois demandé inutilement deses nouvelles pendant la nuit ; son absence me paraissaitlouche.
Évidemment la femme de chambre essayait de faire montre d’uneperspicacité supérieure ; encore un peu elle eût parlé depressentiments.
– Ce domestique, demanda M. Courtois, était-il depuis longtempsdans la maison ?
– Depuis le printemps.
– Quelles étaient ses attributions ?
– Il avait été envoyé de Paris par la maison du GentilJardinier pour soigner les fleurs rares de la serre deMadame.
– Et… avait-il eu connaissance de l’argent ?
Les domestiques eurent encore des regards biensignificatifs.
– Oui, oui ! répondirent-ils en chœur, nous en avionsbeaucoup causé entre nous à l’office.
– Même, ajouta la femme de chambre, belle parleuse, il m’a dit àmoi-même, parlant à ma personne :
« – Dire que monsieur le comte a dans son secrétaire de quoifaire notre fortune à tous !
– Quelle espèce d’homme est-ce ?
Cette question éteignit absolument la loquacité des domestiques.Aucun n’osait parler, sentant bien que le moindre mot pouvaitservir de base à une accusation terrible.
Mais le palefrenier de la maison d’en face qui brûlait de semêler à cette affaire, n’eut point ces scrupules.
– C’est, répondit-il, un bon garçon, Guespin, et qui a roulé.Dieu de Dieu ! en sait-il de ces histoires ! Il connaîttout, cet homme-là, il paraît qu’il a été riche dans le temps, ets’il voulait… Mais, dame ! il aime le travail tout fait, etavec ça c’est un noceur comme il n’y en a pas, un creveur debillards, quoi !
Tout en écoutant d’une oreille, en apparence distraite, cesdépositions, ou, pour parler plus juste, ces cancans, le pèrePlantat examinait soigneusement et le mur et la grille. Il seretourna à point nommé pour interrompre le palefrenier.
– En voilà bien assez, dit-il, au grand scandale de M. Courtois.Avant de poursuivre cet interrogatoire, il est bon de constater lecrime, si crime il y a, toutefois, ce qui n’est pas prouvé. Quecelui de vous qui a une clé ouvre la grille.
Le valet de chambre avait la clé, il ouvrit, et tout le mondepénétra dans la petite cour. Les gendarmes venaient d’arriver. Lemaire dit au brigadier de le suivre, et plaça deux hommes à lagrille, avec défense de laisser entrer ou sortir personne sans sapermission.
Alors seulement le valet de chambre ouvrit la porte de lamaison.
S’il n’y avait pas eu de crime, au moins s’était-il passéquelque chose de bien extraordinaire chez le comte deTrémorel ; l’impassible juge de paix dut en être convaincu dèsses premiers pas dans le vestibule.
La porte vitrée donnant sur le jardin était toute grandeouverte, et trois des carreaux étaient brisés en mille pièces.
Le chemin de toile cirée qui reliait toutes les portesavait été arraché, et sur les dalles de marbre blanc, çà et là, onapercevait de larges gouttes de sang. Au pied de l’escalier étaitune tache plus grande que les autres, et sur la dernière marche uneéclaboussure hideuse à voir.
Peu fait pour de tels spectacles, pour une mission comme cellequ’il avait à remplir, l’honnête M. Courtois se sentait défaillir.Par bonheur, il puisait dans le sentiment de son importance et desa dignité une énergie bien éloignée de son caractère. Plusl’instruction préliminaire de cette affaire lui paraissaitdifficile, plus il tenait à bien la mener.
– Conduisez-nous à l’endroit où vous avez aperçu le corps,dit-il aux Bertaud.
Mais le père Plantat intervint.
– Il serait, je crois, plus sage, objecta-t-il, et plus logiquede commencer par visiter la maison.
– Soit, oui, en effet, c’est ce que je pensais, dit le maire,s’accrochant au conseil du juge de paix, comme un homme qui se noies’accroche à une planche.
Et il fit retirer tout le monde, à l’exception du brigadier etdu valet de chambre destiné à servir de guide.
– Gendarmes, cria-t-il encore, aux hommes en faction devant lagrille, veillez à ce que personne ne s’éloigne, empêchez d’entrerdans la maison, et que nul surtout ne pénètre dans le jardin.
On monta alors.
Tout le long de l’escalier les taches de sang se répétaient. Ily avait aussi du sang sur la rampe, et M. Courtois s’aperçut avechorreur qu’il s’y était rougi les mains.
Lorsqu’on fut arrivé au palier du premier étage :
– Dites-moi, mon ami, demanda le maire au valet de chambre, vosmaîtres faisaient-ils chambre commune ?
– Oui, monsieur, répondit le domestique.
– Et, où est leur chambre ?
– Là, monsieur.
Et en même temps qu’il répondait, le valet de chambre reculaiteffrayé, et montrait une porte dont le panneau supérieur portaitl’empreinte d’une main ensanglantée.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front du pauvremaire ; lui aussi, il avait peur, à grand-peine il pouvait setenir debout ! Hélas ! le pouvoir impose de terriblesobligations. Le brigadier, un vieux soldat de Crimée, visiblementému, hésitait.
Seul, le père Plantat, tranquille comme dans son jardin, gardaitson sang-froid et regardait les autres en dessous.
– Il faut pourtant se décider, prononça-t-il.
Il entra, les autres le suivirent.
La pièce où on pénétra n’offrait rien de bien insolite. C’étaitun boudoir tendu de satin bleu, garni d’un divan et de quatrefauteuils capitonnés en étoffe pareille à la tenture. Un desfauteuils était renversé.
On passa dans la chambre à coucher.
Effroyable était le désordre de cette pièce. Il n’était pas unmeuble, pas un bibelot, qui n’attestât qu’une lutte terrible,enragée, sans merci, avait eu lieu entre les assassins et lesvictimes.
Au milieu de la chambre, une petite table de laque étaitrenversée, et tout autour s’éparpillaient des morceaux de sucre,des cuillères de vermeil, des débris de porcelaine.
– Ah ! dit le valet de chambre, Monsieur et Madameprenaient le thé lorsque les misérables sont entrés !
La garniture de la cheminée avait été jetée à terre ; lapendule, en tombant, s’était arrêtée sur trois heures vingtminutes. Près de la pendule, gisaient les lampes ; les globesétaient en morceaux, l’huile s’était répandue.
Le ciel de lit avait été arraché et couvrait le lit. On avait dûs’accrocher désespérément aux draperies. Tous les meubles étaientrenversés. L’étoffe des fauteuils était hachée de coups de couteauet par endroits le crin sortait. On avait enfoncé le secrétaire, latablette disloquée pendait aux charnières, les tiroirs étaientouverts et vides. La glace de l’armoire, en pièces ; en piècesun ravissant chiffonnier de Boule ; la table à ouvrage,brisée ; la toilette, bouleversée.
Et partout du sang, sur le tapis, le long de la tapisserie, auxmeubles, aux rideaux, aux rideaux du lit surtout.
Évidemment le comte et la comtesse de Trémorel s’étaientdéfendus courageusement et longtemps.
– Les malheureux ! balbutiait le pauvre maire, lesmalheureux ! C’est ici qu’ils ont été massacrés.
Et au souvenir de son amitié pour le comte, oubliant sonimportance, jetant son masque d’homme impassible, il pleura.
Tout le monde perdait un peu la tête. Mais pendant ce temps, lejuge de paix se livrait à une minutieuse perquisition, il prenaitdes notes sur son carnet, il visitait les moindres recoins.
Lorsqu’il eut terminé :
– Maintenant, dit-il, voyons ailleurs.
Ailleurs le désordre était pareil. Une bande de fous furieux oude malfaiteurs pris de frénésie, avait certainement passé la nuitdans la maison.
Le cabinet du comte, particulièrement, avait été bouleversé. Lesassassins ne s’étaient pas donné la peine de forcer lesserrures ; ils avaient procédé à coups de hache. Certainementils avaient la certitude de ne pouvoir être entendus, car il leuravait fallu frapper terriblement fort pour faire voler en éclats lebureau de chêne massif. Les livres de la bibliothèque étaient àterre, pêle-mêle.
Ni le salon, ni le fumoir n’avaient été respectés. Les divans,les chaises, les canapés étaient déchirés comme si on les eûtsondés avec des épées. Deux chambres réservées, des chambresd’amis, étaient sens dessus dessous.
On monta au second étage.
Là, dans la première pièce où on pénétra, on trouva devant unbahut attaqué déjà, mais non ouvert encore, une hache à fendre lebois que le valet de chambre reconnut pour appartenir à lamaison.
– Comprenez-vous maintenant, disait le maire au père Plantat.Les assassins étaient en nombre c’est évident. Le meurtre accompli,ils se sont répandus dans la maison, cherchant partout l’argentqu’ils savaient s’y trouver. L’un d’eux était ici occupé à enfoncerce meuble lorsque les autres, en bas, ont mis la main sur lesvaleurs ; on l’a appelé, il s’est empressé de descendre, etjugeant toute recherche désormais inutile, il a abandonné ici cettehache.
– Je vois la chose comme si j’y étais, approuva lebrigadier.
Le rez-de-chaussée qu’on visita ensuite avait été respecté.Seulement, le crime commis, les valeurs enlevées, les assassinsavaient senti le besoin de se réconforter. On retrouva dans lasalle à manger des débris de leur souper. Ils avaient dévoré tousles reliefs restés dans les buffets. Sur la table, à côté de huitbouteilles vides – bouteilles de vin ou de liqueurs – cinq verresétaient rangés.
– Ils étaient cinq, murmura le maire.
À force de volonté, l’excellent M. Courtois avait recouvré sonsang-froid habituel.
– Avant d’aller relever les cadavres, dit-il, je vais expédierun mot au procureur impérial de Corbeil. Dans une heure, nousaurons un juge d’instruction qui achèvera notre pénible tâche.
Ordre fut donné à un gendarme d’atteler le tilbury du comte etde partir en toute hâte.
Puis, le maire et le juge, suivis du brigadier, du valet dechambre et des deux Bertaud s’acheminèrent vers la rivière.
Le parc de Valfeuillu est très vaste ; mais c’est de droiteet de gauche qu’il s’étend. De la maison à la Seine, il n’y a guèreplus de deux cents pas. Devant la maison verdoie une belle pelousecoupée de corbeilles de fleurs. On prend pour gagner le bord del’eau une des deux allées qui tournent le gazon.
Mais les malfaiteurs n’avaient pas suivi les allées. Coupant auplus court, ils avaient traversé la pelouse. Leurs traces étaientparfaitement visibles. L’herbe était foulée et trépignée comme sion y eût traîné quelque lourd fardeau. Au milieu du gazon, onaperçut quelque chose de rouge que le juge de paix alla ramasser.C’était une pantoufle que le valet de chambre reconnut pourappartenir au comte. Plus loin, on trouva un foulard blanc que ledomestique déclara avoir vu souvent au cou de son maître. Cefoulard était taché de sang.
Enfin, on arriva au bord de l’eau, sous ces saules dont Philippeavait voulu couper une branche et on aperçut le cadavre.
Le sable, à cette place, était profondément fouillé, labouré,pour ainsi dire, par des pieds cherchant un point d’appui solide.Là, tout l’indiquait, avait eu lieu la lutte suprême.
M. Courtois comprit toute l’importance de ces traces.
– Que personne n’avance, dit-il.
Et, suivi seul du juge de paix, il s’approcha du corps.
Bien qu’on ne pût distinguer le visage, le maire et le jugereconnurent la comtesse. Tous deux lui avaient vu cette robe griseornée de passementeries bleues.
Maintenant comment se trouvait-elle là ?
Le maire supposa qu’ayant réussi à s’échapper des mains desmeurtriers, elle avait fui éperdue. On l’avait poursuivie, onl’avait atteinte là, on lui avait porté les derniers coups, et elleétait tombée pour ne plus se relever.
Cette version expliquait les traces de la lutte. Ce serait alorsle cadavre du comte que les assassins auraient traîné à travers lapelouse.
M. Courtois parlait avec animation, cherchant à faire pénétrerses impressions dans l’esprit du juge de paix. Mais le père Plantatécoutait à peine, on eût pu le croire à cent lieues du Valfeuillu,il ne répondait que par monosyllabes : oui, non, peut-être.
Et le brave maire se donnait une peine infinie : il allait,venait, prenait des mesures, inspectait minutieusement leterrain.
Il n’y avait pas à cet endroit plus d’un pied d’eau.
Un banc de vase, sur lequel poussaient des touffes de glaïeulset quelques maigres nénuphars, allait en pente douce, du bord aumilieu de la rivière. L’eau était claire, le courant nul ; onvoyait fort bien la vase lisse et luisante.
M. Courtois en était là de ses investigations lorsqu’il parutfrappé d’une idée subite.
– La Ripaille, s’écria-t-il, approchez.
Le vieux maraudeur obéit.
– Vous dites donc, interrogea le maire, que c’est de votrebateau que vous avez aperçu le corps ?
– Oui, monsieur le maire.
– Où est-il, votre bateau ?
– Là, amarré à la prairie.
– Eh bien, conduisez-nous y.
Pour tous les assistants, il fut visible que cet ordreimpressionnait vivement le bonhomme. Il tressaillit et pâlit sousl’épaisse couche de hâle déposée sur ses joues par la pluie et lesoleil. Même, on le surprit jetant à son fils un regard qui parutmenaçant.
– Marchons, répondit-il enfin.
On allait regagner la maison, lorsque le valet de chambreproposa de franchir la douve.
– Ce sera bien plus vite fait, dit-il, je cours chercher uneéchelle, que nous mettrons en travers.
Il partit, et une minute après reparut avec sa passerelleimprovisée. Mais au moment où il allait la placer :
– Arrêtez, lui cria le maire, arrêtez !…
Les empreintes laissées par les Bertaud sur les deux côtés dufossé venaient de lui sauter aux yeux.
– Qu’est ceci ? dit-il ; évidemment on a passé par là,et il n’y a pas longtemps, ces traces de pas sont toutesfraîches.
Et, après un examen de quelques minutes, il ordonna de placerl’échelle plus loin. Lorsqu’on fut arrivé près du bateau :
– C’est bien là, demanda le maire à La Ripaille, l’embarcationavec laquelle vous êtes allés relever vos nasses cematin ?
– Oui, monsieur.
– Alors, reprit M. Courtois, de quels ustensiles vous êtes-vousservis ? Votre épervier est parfaitement sec ; cettegaffe et ces rames n’ont pas été mouillées depuis plus devingt-quatre heures.
Le trouble du père et du fils devenait de plus en plusmanifeste.
– Persistez-vous dans vos dires, Bertaud ?, insista lemaire.
– Et vous Philippe ?
– Monsieur, balbutia le jeune homme, nous avons dit lavérité.
– Vraiment ! reprit M. Courtois d’un ton ironique ;alors vous expliquerez à qui de droit comment vous avez pu voirquelque chose d’un bateau sur lequel vous n’êtes pas montés.Ah ! dame ! on ne pense pas à tout. On vous prouveraaussi que le corps est placé de telle façon qu’il est impossible,vous m’entendez, absolument impossible de l’apercevoir du milieu dela rivière. Puis, vous aurez à dire encore quelles sont ces tracesque je relève, là sur l’herbe, et qui vont de votre bateau àl’endroit où le fossé a été franchi à plusieurs reprises et parplusieurs personnes.
Les deux Bertaud baissaient la tête.
– Brigadier, ordonna monsieur le maire, au nom de la loi,arrêtez ces deux hommes et empêchez toute communication entreeux.
Philippe semblait près de se trouver mal. Pour le vieux LaRipaille, il se contenta de hausser les épaules et de dire à sonfils :
– Hein ! tu l’as voulu, n’est-ce pas ?
Puis, pendant que le brigadier emmenait les deux maraudeursqu’il enferma séparément et sous la garde de ses hommes, le juge depaix et le maire rentraient dans le parc.
– Avec tout cela, murmurait M. Courtois, pas de traces ducomte !…
Il s’agissait de relever le cadavre de la comtesse.
Le maire envoya chercher deux planches qu’on déposa à terre avecmille précautions, et ainsi on put agir sans risquer d’effacer desempreintes précieuses pour l’instruction.
Hélas ! était-ce bien là celle qui avait été la belle, lacharmante comtesse de Trémorel ! Étaient-ce là ce frais visageriant, ces beaux yeux parlants, cette bouche fine etspirituelle.
Rien, il ne restait rien d’elle. La face tuméfiée, souillée deboue et de sang n’était plus qu’une plaie ; une partie de lapeau du front avait été enlevée avec une poignée de cheveux. Lesvêtements étaient en lambeaux.
Une ivresse furieuse affolait certainement les monstres quiavaient tué la pauvre femme ! Elle avait reçu plus de vingtcoups de couteau, elle avait dû être frappée avec un bâton ouplutôt avec un marteau, on l’avait foulée aux pieds, traînée parles cheveux !…
Dans sa main gauche crispée était un lambeau de drap commun,grisâtre, arraché probablement au vêtement d’un des assassins.
Tout en procédant à ces lugubres constatations et en prenant desnotes pour son procès-verbal, le pauvre maire sentait si bien sesjambes fléchir qu’il était forcé de s’appuyer sur l’impassible pèrePlantat.
– Portons la comtesse à la maison, ordonna le juge de paix, nousverrons ensuite à chercher le cadavre du comte.
Le valet de chambre, et le brigadier qui était revenu, durentréclamer l’assistance des domestiques restés dans la cour. Du mêmecoup les femmes se précipitèrent dans le jardin.
Ce fut alors un concert terrible de cris, de pleurs etd’imprécations.
– Les misérables ! Une si brave femme ! Une si bonnemaîtresse !
M. et Mme de Trémorel étaient, on le vit bien en cette occasion,adorés de leurs gens.
On venait de déposer le corps de la comtesse au rez-de-chaussée,sur le billard, lorsqu’on annonça au maire l’arrivée du juged’instruction et d’un médecin.
– Enfin ! murmura le bon M. Courtois.
Et plus bas il ajouta :
– Les plus belles médailles ont leur revers.
Pour la première fois de sa vie, il venait sérieusement demaudire son ambition et de regretter d’être le plus importantpersonnage d’Orcival.
Le juge d’instruction près le tribunal de Corbeil était alors unremarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis àd’éminentes fonctions.
M. Domini est un homme d’une quarantaine d’années, fort bien desa personne, doué d’une physionomie heureusement expressive, maisgrave, trop grave.
En lui semble s’être incarnée la solennité parfois un peu roidede la magistrature.
Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié savie, se refusant les distractions les plus simples, les pluslégitimes plaisirs.
Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, nevoulant pas, dit-il, que les défaillances de l’homme puissentporter atteinte au caractère sacré du juge et diminuer le respectqu’on lui doit. Cette dernière raison l’a empêché de se marier,bien qu’il se sentît fait pour la vie de famille.
Toujours et partout, il est le magistrat, c’est-à-dire lereprésentant convaincu jusqu’au fanatisme de ce qu’il y a de plusauguste au monde : la justice.
Naturellement gai, il doit s’enfermer à double tour lorsqu’il aenvie de rire. Il a de l’esprit, mais si un bon mot ou une phraseplaisante lui échappent, soyez sûr qu’il en fait pénitence.
C’est bien corps et âme qu’il s’est donné à son état, et nul nesaurait apporter plus de conscience à remplir ce qu’il estime sondevoir. Mais aussi, il est inflexible plus qu’un autre. Discuter unarticle du code est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, ilsuffit, il ferme les yeux, se bouche les oreilles, et obéit.
Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, etrien ne lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité.Cependant on ne le considère pas comme un bon juge d’instruction :lutter de ruses avec un prévenu lui répugne ; tendre un piègeà un coquin est, dit-il, indigne ; enfin, il est entêté, maisentêté jusqu’à la folie, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à lanégation du soleil en plein midi.
Le maire d’Orcival et le père Plantat s’étaient levés avecempressement pour courir au-devant du juge d’instruction.
M. Domini les salua gravement, comme s’il ne les eût pointconnus, et leur présentant un homme d’une soixantaine d’années quil’accompagnait :
– Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.
Le père Plantat échangea une poignée de mains avec lemédecin ; monsieur le maire lui adressa son sourire le plusofficiellement gracieux.
C’est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et danstout le département ; il y est même célèbre, malgré levoisinage de Paris.
Praticien d’une habileté hors ligne, aimant son art etl’exerçant avec une sagacité passionnée, le docteur Gendron doitcependant sa renommée moins à sa science qu’à ses façons d’être. Ondit de lui : « C’est un original » ; et on admire sesaffectations d’indépendance, de scepticisme et de brutalité.
C’est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu’ilfait ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange ; ce nesont point, Dieu merci ! les médecins qui manquent.
Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Ledocteur travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, ledocteur inspecte sa cave, le docteur est monté à son laboratoire,près du grenier, où il cuisine des ragoûts étranges.
Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimieindustrielle pour augmenter encore ses vingt mille livres derentes, ce qui est bien peu digne.
Et il laisse dire, car le vrai est qu’il s’occupe de poisons etqu’il perfectionne un appareil de son invention, avec lequel onpourra retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu’ici,échappent à l’analyse.
Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d’envoyerpromener les malades dans l’après-midi, il se fâche tout rouge.
– Parbleu ! répond-il, je vous trouve superbes ! Jesuis médecin quatre heures par jour, je ne suis guère payé que duquart de mes malades, c’est donc trois heures que je donnequotidiennement à l’humanité que je méprise et à la philanthropiedont je me soucie… Que chacun de vous en donne autant, et nousverrons.
Cependant, monsieur le maire d’Orcival avait fait passer lesnouveaux venus dans le salon où il s’était installé pour rédigerson procès-verbal.
– Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juged’instruction, quelle honte ! Voilà Orcival perdu deréputation.
– C’est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M.Domini, le gendarme qui est venu me chercher était mal informé.
Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait apprisson enquête sommaire, n’oubliant pas le plus inutile détail,insistant sur les précautions admirables qu’il avait cru devoirprendre. Il dit comment l’attitude des Bertaud avait tout d’abordéveillé ses soupçons, comment il les avait pris, à tout le moins enflagrant délit de mensonge, comment finalement il s’était décidé àles faire arrêter.
Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphaseverbeuse, s’écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant,les mots de : « Nous, maire d’Orcival » ou de : « Ensuite de quoi »revenaient dans son discours. Enfin, il s’épanouissait dansl’exercice de ses fonctions, et le plaisir de parler ledédommageait un peu de ces angoisses.
– Et maintenant, conclut-il, je viens d’ordonner les plusexactes perquisitions qui, sans nul doute, nous feront retrouver lecadavre du comte. Cinq hommes, par moi requis et tous les gens dela maison battent le parc. Si leurs recherches ne sont pascouronnées de succès, j’ai sous la main des pêcheurs qui sonderontla rivière.
Le juge d’instruction se taisait, hochant simplement la tête detemps à autre en signe d’approbation. Il étudiait, il pesait lesdétails qui lui étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête unplan d’instruction.
– Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin.Le malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommessur la trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, cejardinier qui n’a pas reparu doivent être pour quelque chose dansce crime abominable.
Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tantbien que mal, plutôt mal que bien, des signes d’impatience.
– Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il nesera pas assez sot pour se présenter ici.
– Oh ! nous le trouverons, répondit M. Domini ; avantde quitter Corbeil, j’ai envoyé à Paris, à la préfecture de police,une dépêche télégraphique pour demander un agent de la police de laSûreté, et il sera, je l’imagine, ici avant peu.
– En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être,monsieur le juge d’instruction, visiter le théâtre du crime.
M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassitaussitôt.
– Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l’arrivée denotre agent. Mais j’aurais bien besoin de renseignements sur lecomte et la comtesse de Trémorel.
Le digne maire triompha de nouveau.
– Oh ! je puis vous en donner, répondit-il vivement, etmieux que personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j’étais,je puis le dire, un des meilleurs amis de monsieur le comte etmadame la comtesse. Ah ! monsieur, quels gens charmants !et excellents, et affables, et dévoués !…
Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtoiséprouva une certaine gêne dans la gorge.
– Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme detrente-quarante ans, beau garçon, spirituel jusqu’au bout desongles. Il avait bien, parfois, des accès de mélancolie pendantlesquels il ne voulait voir personne, mais il était d’ordinaire siaimable, si poli, si obligeant, il savait si bien être noble sansmorgue, que tout le monde dans ma commune l’estimait etl’adorait.
– Et la comtesse ? demanda le juge d’instruction.
– Un ange ! monsieur, un ange sur la terre ! Pauvrefemme ! Vous allez voir ses restes mortels tout à l’heure, etcertes vous ne devinerez pas qu’elle a été la reine du pays, par labeauté.
– Le comte et la comtesse étaient-ils riches ?
– Certes ! Ils devaient réunir à eux deux plus de centmille francs de rentes ; oh ! oui, beaucoup plus ;car, depuis cinq ou six mois, le comte, qui n’avait pas pour laculture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy, vendait les terrespour acheter de la rente.
– Étaient-ils mariés depuis longtemps ?
M. Courtois se gratta la tête ; c’était son invocation à lamémoire.
– Ma foi, répondit-il, c’est au mois de septembre de l’annéedernière ; il y a juste dix mois que je les ai mariésmoi-même. Il y avait un an que ce pauvre Sauvresy était mort.
Le juge d’instruction abandonna ses notes pour regarder le maired’un air surpris.
– Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nousparlez ?
Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dansson coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se levavivement.
– M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme deTrémorel ; mon ami Courtois avait négligé ce fait…
– Oh ! riposta le maire d’un ton blessé, il me semble quedans les conjonctures présentes…
– Pardon, interrompit le juge d’instruction, il est tel détailqui peut devenir précieux bien qu’étranger à la cause, et mêmeinsignifiant au premier abord.
– Hum ! grommela le père Plantat, insignifiantétranger !…
Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que lejuge d’instruction en fut frappé.
– Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinionsde monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel ?
Le père Plantat haussa les épaules.
– Je n’ai pas d’opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je nevois personne ; que m’importent toutes ces choses.Cependant…
– Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi nedoit connaître l’histoire de gens qui ont été mes amis et mesadministrés.
– C’est qu’alors, répondit sèchement le père Plantat, vous lacontez mal.
Et comme le juge d’instruction le pressait de s’expliquer, ilprit sans façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsiau second plan, esquissant à grands traits la biographie du comteet de la comtesse.
La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la filled’un pauvre petit instituteur de village.
À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à laronde, mais comme elle n’avait pour toute dot que ses grands yeuxbleus et d’admirables cheveux blonds, les amoureux – c’est-à-direles amoureux pour le bon motif – ne se présentaient guère.
Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait àcoiffer sainte Catherine et sollicitait une place d’institutrice –triste place pour une fille si belle – lorsque l’héritier d’un desplus riches propriétaires du pays eut occasion de la voir ets’éprit d’elle.
Clément Sauvresy venait d’avoir trente ans ; il n’avaitplus de famille et possédait près de cent mille livres de rentes enbelles et bonnes terres absolument libres d’hypothèques. C’est direque mieux que personne il avait le droit de prendre femme à songré.
Il n’hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l’obtint, et, unmois après, il l’épousait en plein midi, au grand scandale desfortes têtes de la contrée, qui allaient répétant :
– Quelle folie ! À quoi sert d’être riche, si ce n’est àdoubler sa fortune par un bon mariage !
Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis lesouvriers au Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé,en réparations et en mobilier, la bagatelle de trente mille écus.C’est ce beau domaine que les époux choisirent pour passer leurlune de miel.
Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils s’y installèrent tout à fait,à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation aveceux. Ils conservèrent seulement un pied à terre à Paris.
Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble,pour épouser les millionnaires.
Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de lamisérable salle d’école, où elle secondait son père, au superbesalon de Valfeuillu. Et lorsqu’elle faisait les honneurs de sonchâteau à toute l’aristocratie des environs, il semblait que de savie, elle n’avait fait autre chose. Elle sut rester simple,avenante, modeste, tout en prenant le ton de la plus haute société.On l’aima.
– Mais il me semble, interrompit le maire, que je n’ai pas ditautre chose, et ce n’était vraiment pas la peine…
Un geste du juge d’instruction lui ferma la bouche et le pèrePlantat continua :
– On aimait aussi Sauvresy, un de ces cœurs d’or qui ne veulentmême pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes àcroyances robustes, à illusions obstinées, que le doute n’effleurejamais de ses ailes d’orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient,quand même, à l’amitié de leurs amis, à l’amour de leurmaîtresse.
« Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.
« Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de luidire un mot d’amour, lui avait offert sa main.
« Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d’aucuntrouvait presque ridicule.
« On vivait d’ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevaitbeaucoup. Quand venait l’automne, les nombreuses chambres d’amisétaient toutes occupées. Les équipages étaient magnifiques.
« Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu’un soir ilamena de Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade decollège dont on l’avait souvent entendu parler, le comte Hector deTrémorel.
« Le comte s’installa pour quelques semaines, annonça-t-il, auValfeuillu, mais les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Ilresta.
« On n’en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plusqu’orageuse, toute remplie de débauches bruyantes, de duels, deparis, d’amours. Il avait jeté à tous les vents de ses fantaisiesune fortune colossale, la vie relativement calme du Valfeuilludevait le séduire.
« Dans les premiers temps, on lui disait souvent : « Vous enaurez vite assez, de la campagne ! » Il souriait sansrépondre. On pensa alors, et assez justement, que, devenurelativement très pauvre, il se souciait fort peu d’aller promenersa ruine au milieu de ceux qu’avait offusqués sa splendeur.
« Il s’absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil,presque toujours à pied. Là, il descendait à l’hôtel de laBelle Image, qui est le premier de la ville, et il s’yrencontrait – comme par hasard – avec une jeune dame de Paris. Ilspassaient l’après-midi ensemble et se séparaient à l’heure dudernier train.
– Peste ! grommela le maire, pour un homme qui vit seul,qui ne voit personne, qui pour rien au monde ne s’occuperait desaffaires d’autrui, il me semble que notre cher juge de paix estassez bien informé !
Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premierpersonnage de la commune, il avait ignoré absolument cesrendez-vous ! Sa mauvaise humeur augmenta encore, lorsque ledocteur Gendron répondit :
– Peuh ! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.
M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier : «Je sais bien d’autres choses encore. » Il poursuivit cependant sansréflexions :
– L’installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rienabsolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent unfrère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyagesà Paris, c’est qu’il s’occupait, tout le monde le savait, desaffaires de son ami.
« Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblaits’être fixé à tout jamais sous les ombrages délicieux duValfeuillu.
« Mais, hélas ! voilà qu’un soir, au retour d’une chasse aumarais, Sauvresy se trouva si fort indisposé qu’il fut obligé de semettre au lit. On fit venir un médecin, que n’était-ce notre ami ledocteur Gendron ! Une fluxion de poitrine venait de sedéclarer.
« Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne ; on n’eutpas d’abord d’inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, eneffet, il était debout. Mais il commit une imprudence et eut unerechute. Il se remit encore du moins à peu près.
« À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cettefois, qu’on put dès lors prévoir la terminaison fatale de lamaladie.
« C’est pendant cette maladie interminable qu’éclatèrent l’amourde Berthe et l’affection de Trémorel pour Sauvresy.
« Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable,entouré de tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévouement.Toujours à son chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait safemme ou son ami. Il eut des heures de souffrance, jamais uneseconde d’ennui. À ce point, qu’à tous ceux qui le venaient visiteril disait, il répétait, qu’il en était arrivé à bénir son mal.
« Il m’a dit à moi : « Si je n’étais pas tombé malade, jamais jen’aurais su combien je suis aimé. »
– Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a ditesplus de cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, mafille aînée…
– Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal deSauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science desmédecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.
« Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allaits’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre delui-même.
« Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourutentre les bras de sa femme et de son ami.
« Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de sesfacultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’onéveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château.Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main desa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fitjurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.
« Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais ilinsista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, lesadjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniersmoments.
« Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, aureste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dansle préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à MeBury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est sonvœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bienque son souvenir sera pieusement gardé.
– M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant ? demanda lejuge d’instruction.
– Non, monsieur, répondit le maire.
Le père Plantat continua :
– Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. deTrémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était commefou. La comtesse s’enferma, consignant sa porte à toutes lespersonnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.
« Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnutà peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector,particulièrement, avait vieilli de vingt ans.
« Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy,serment que tout le monde savait ? On se le demandait avecd’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pourun homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.
Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le pèrePlantat.
– Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si lesrendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaientcessé ?
– Je le présume, monsieur, je le crois.
– Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron.Il me souvient avoir ouï parler – tout se sait à Corbeil – d’unebruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame deParis. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à laBelle Image.
Le vieux juge de paix eut un sourire.
– Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtelsà Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, àVersailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, sonmari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.
Le père Plantat émettait-il une opinion absolumentdésintéressée, glissait-il une insinuation ? Le juged’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais sonvisage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contaitcette histoire comme il en eût conté une autre, n’importelaquelle.
– Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M.Domini.
– Hélas ! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel,ici-bas, pas même la douleur ; mieux que personne, je puis ledire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirsviolents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesseraisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort deSauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve…
Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait,à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin,n’y tenant plus :
– Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peutplus exacts ; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas àla grave question qui nous occupe tous : trouver les meurtriers ducomte et de la comtesse ?
Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instructionson regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond desa conscience.
– Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, etje les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel mefrappent ; on ne sait pas assez à quelles extrémités lajalousie peut conduire une femme…
Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’unionprobable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers ; puisil reprit :
– Maintenant que je connais les « époux Trémorel » comme sij’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.
L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remuales lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.
Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge depaix, remarqua son subit changement de physionomie.
– Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir commentvivaient les nouveaux époux.
M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la paroleau père Plantat.
– Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-ilvivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans macommune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité…intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un liende bonheur, s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent delui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector – je l’appelais ainsifamilièrement, ce malheureux et cher comte – avait pour sa femmeles soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont lesépoux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général tropvite.
– Et la comtesse ? demanda le père Plantat, d’un ton tropnaïf pour ne point être ironique.
– Berthe ! répliqua monsieur le maire – elle me permettaitde la nommer paternellement ainsi – Berthe ! je n’ai pascraint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle àMme Courtois. Berthe ! elle était digne de Sauvresy etd’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés enma vie !…
Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu lesauditeurs :
– J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimerainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont laprofession et encore plus le caractère me garantissent ladiscrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service… lorsquej’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je lecroyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant crum’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma filleaînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si lecomte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma filleune dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Lesévénements seuls ont modifié mes projets.
M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des « épouxTrémorel », et les siennes, par la même occasion, si le juged’instruction n’eût pris la parole.
– Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble…
Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. Oneût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient ausalon.
Tout le monde se leva.
– Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais quetrop ; on vient de retrouver le cadavre du comte deTrémorel.
Monsieur le maire d’Orcival se trompait.
La porte du salon s’ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d’uncôté par un gendarme, de l’autre par un domestique, un homme,d’apparence grêle, qui se défendait furieusement et avec uneénergie qu’on ne lui eût point soupçonnée.
La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtementsétaient dans le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve étaitdéchirée, sa cravate flottait en lambeaux, le bouton de son colavait été arraché, et sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine.Il avait perdu sa coiffure, et ses longs cheveux noirs et platsretombaient pêle-mêle sur sa face contractée par une affreuseangoisse. Dans le vestibule et dans la cour, on entendait les crisfurieux des gens du château et des curieux – ils étaient plus decent – que la nouvelle d’un crime avait réunis devant la grille etqui brûlaient de savoir et surtout de voir.
Cette foule enragée criait :
– C’est lui ! À mort l’assassin ! C’est Guespin !Le voilà !
Et le misérable pris d’une frayeur immense continuait à sedébattre.
– Au secours ! hurlait-il d’une voix rauque, à moi !Lâchez-moi, je suis innocent !
Il s’était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait lefaire avancer.
– Poussez-le donc, commanda le maire, que l’exaspération de lafoule gagnait peu à peu, poussez-le !
C’était plus facile à ordonner qu’à exécuter. La terreur prêtaità Guespin une force énorme.
Mais le docteur ayant eu l’idée d’ouvrir le second battant de laporte du salon, le point d’appui manqua au misérable, et il tomba,ou plutôt roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juged’instruction.
Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir.N’en ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaientencombrées de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.
Ce malheureux offrait l’image de la terreur arrivée à sonparoxysme. Sur sa face livide, se détachaient, bleuâtres, lesmarques des coups qu’il avait reçus dans la lutte ; ses lèvresblêmes tremblaient et il remuait ses mâchoires dans le vide, commes’il eût cherché un peu de salive pour sa langue ardente ; sesyeux démesurément agrandis étaient injectés de sang et exprimaientle plus affreux égarement ; enfin son corps était secoué despasmes convulsifs.
Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d’Orcivalpensa qu’il pouvait devenir un enseignement d’une haute portéemorale ; il se retourna donc vers la foule, en montrantGuespin, et d’un ton tragique, il dit :
– Voilà le crime !
Les autres personnes, cependant, le docteur, le juged’instruction et le père Plantat, échangeaient des regardssurpris.
– S’il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, commentdiable est-il revenu ?
Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule ; lebrigadier de gendarmerie n’y parvint qu’avec l’aide de ses hommes,puis il revint se placer près de Guespin, estimant qu’il ne seraitpas prudent de laisser seul, avec des gens sans armes, un sidangereux malfaiteur.
Hélas ! il n’était guère redoutable en ce moment, lemisérable. La réaction venait, son énergie surexcitée s’affaissaitcomme la flamme d’une poignée de paille, ses muscles tendus outremesure devenaient flasques, et sa prostration ressemblait àl’agonie d’un accès de fièvre cérébrale.
Pendant ce temps, le brigadier rendait compte desévénements.
– Quelques domestiques du château et des habitations voisinespéroraient devant la grille, racontant les crimes de la nuit et ladisparition de Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup onl’avait aperçu au bout du chemin, qui arrivait, la démarchechancelante et chantant à pleine gorge comme un homme ivre.
– Était-il vraiment ivre ? demanda M. Domini.
– Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.
– Ce serait donc le vin qui nous l’aurait livré, murmura le juged’instruction, et ainsi tout s’expliquerait.
– En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui laculpabilité de Guespin ne semblait pas faire l’ombre d’un doute,François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et ledomestique de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, sesont précipités à sa rencontre et l’ont empoigné. Il était si soûl,qu’ayant tout oublié, il croyait qu’on voulait lui faire une farce.La vue d’un de mes hommes l’a dégrisé. À ce moment, une des femmeslui a crié : – « Brigand ! c’est toi, qui, cette nuit, asassassiné le comte et la comtesse ! » Aussitôt, il est devenuplus pâle que la mort, il est resté immobile, béant, comme assommé,quoi ! Puis, subitement, il s’est mis à se débattre sivigoureusement que sans moi il s’échappait. Ah ! il est fort,le gredin, sans en avoir l’air !
– Et il n’a rien dit ? demanda le père Plantat.
– Pas un mot, monsieur ; il avait les dents si bien serréespar la rage, qu’il n’eût pu, j’en suis sûr, dire seulement : pain.Enfin, nous le tenons. Je l’ai fouillé, et voici ce que j’ai trouvédans ses poches : un mouchoir, une serpette, deux petites clés, unchiffon de papier couvert de chiffres et de signes, et une adressedu magasin des Forges de Vulcain. Mais ce n’est pastout…
Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d’un airmystérieux ; il préparait son effet.
– Ce n’est pas tout. Pendant qu’on le tirait, dans la cour, il aessayé de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j’ouvrais l’œilheureusement et j’ai vu le coup à temps. J’ai ramassé leporte-monnaie qui était tombé dans les massifs de fleurs près de laporte, et le voici. Il y a dedans un billet de cent francs, troislouis et sept francs de monnaie. Or, hier, le brigand n’avait pasle sou…
– Comment savez-vous cela ? demanda M. Courtois.
– Dame ! monsieur le maire, il avait emprunté à François,le valet de chambre, qui me l’a dit, vingt-cinq francs, soi-disantpour payer son écot à la noce.
– Qu’on fasse venir François, commanda le juged’instruction.
Et dès que le valet de chambre parut :
– Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait del’argent hier ?
– Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter ledomestique, qu’il m’a demandé vingt-cinq francs dans la journée enme disant que, si je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir àla noce, n’ayant même pas de quoi payer le chemin de fer.
– Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs,par exemple, qu’il lui répugnait de changer.
François secoua la tête, avec un sourire incrédule.
– Guespin n’est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il.Les femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que lasemaine passée, le cafetier du Café du Commerce est venului faire une scène pour ce qu’il doit et l’a même menacé des’adresser à monsieur le comte.
Et, s’apercevant de l’effet produit par sa déposition, bien vitele valet de chambre ajouta, en manière de correctif :
– Ce n’est pas que j’en veuille aucunement à Guespin ; jel’avais même toujours, jusqu’à aujourd’hui, considéré comme un bongarçon, bien qu’aimant trop la gaudriole ; il était peut-êtreun peu fier, vu son éducation…
– Vous pouvez vous retirer, dit le juge d’instruction, coupantcourt aux appréciations de M. François.
Le valet de chambre sortit.
Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juged’instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusementses impressions sur sa physionomie qu’il ne devait point songer àcomposer, pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls etcomptait ses pulsations.
– Le remords et la frayeur du châtiment ! murmura lemaire.
– L’innocence et l’impossibilité de la démontrer ! répondità voix basse le père Plantat.
Le juge d’instruction recueillit ces deux exclamations, mais ilne les releva pas. Ses convictions n’étaient pas formées, et il nevoulait pas, lui, le représentant de la loi, le ministre duchâtiment, laisser, par un mot, préjuger ses sentiments.
– Vous sentez-vous mieux, mon ami ? demanda le docteurGendron à Guespin.
Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autourde lui les regards anxieux de l’homme qui sonde le précipice où ilest tombé, il passa les mains sur ses yeux et demanda :
– À boire.
On lui apporta un verre d’eau, et il le but d’un trait avec uneexpression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.
– Êtes-vous maintenant en état de me répondre ? lui demandale juge.
Chancelant d’abord, Guespin s’était redressé. Il se tenaitdebout en face du juge, s’appuyant au dossier d’un meuble. Letremblement nerveux de ses mains diminuait, le sang revenait à sesjoues, tout en répondant, il réparait le désordre de sesvêtements.
– Vous savez, commença le juge, les événements de cettenuit ? Le comte et la comtesse de Trémorel ont été assassinés.Parti hier avec tous les domestiques du château, vous les avezquittés à la gare de Lyon, vers neuf heures, vous arrivezmaintenant seul. Où avez-vous passé la nuit ?
Guespin baissa la tête et garda le silence.
– Ce n’est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sansargent, le fait est notoire, un de vos camarades vient del’affirmer ; aujourd’hui on retrouve dans votre porte-monnaieune somme de cent soixante-sept francs. Où avez-vous pris cetargent ?
Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s’il eûtvoulu répondre, une réflexion subite l’arrêta, il se tut.
– Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu’est-ce que cettecarte d’un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votrepoche.
Guespin fit un geste désespéré et murmura :
– Je suis innocent.
– Remarquez, fit vivement le juge d’instruction, que je ne vousai point accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans lajournée une somme importante.
Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:
– Je sais bien que tout est contre moi.
Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire etle père Plantat, saisi d’une curiosité passionnée, n’osaient faireun mouvement. C’est qu’il n’est peut-être rien d’émouvant, aumonde, autant que ces duels sans merci entre la justice et l’hommesoupçonné d’un crime. Les questions peuvent sembler insignifiantes,les réponses banales ; questions et réponses enveloppent dessous-entendus terribles. Les moindres gestes alors, les plusrapides mouvements de physionomie peuvent acquérir unesignification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce unavantage remporté ; une imperceptible altération de la voixpeut être un aveu.
Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premierinterrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtentmentalement, ils s’estiment et s’évaluent ; questions etréponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, commele fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forcesrespectives, mais la lutte bientôt s’échauffe ; au cliquetisdes épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaquedevient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment dudanger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui quigarde le mieux son sang-froid.
Le sang-froid de M. Domini était désespérant.
– Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit,d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cetteadresse ?
– Eh ! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, jevous le dirais que vous ne me croiriez pas !
Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question,Guespin lui coupa la parole.
– Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelantsde colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme commemoi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vousdites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme sidu passé dépendait l’avenir. Eh bien ! oui, c’est vrai, jesuis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, maisaprès ? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelleet condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs… qu’est-ceque cela prouve ? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je faittort sinon à moi-même ? Mon passé ! Est-ce que je ne l’aipas assez durement expié !
Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant auservice des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, ils’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper lesauditeurs.
– Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, monpère était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur devastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteursde Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seizeans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’yapprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme ungarçon de talent, dans la partie.
« Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieursannées déjà, mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moinsde terres excellentes ; je les donnai pour soixante millefrancs comptant, et je vins à Paris. J’étais comme fou en cetemps-là. J’avais une fièvre de plaisir que rien ne pouvait calmer,la soif de toutes les jouissances, une santé de fer et de l’argent.Je trouvais Paris étroit pour mes vices, il me semblait que lesobjets manquaient à mes convoitises. Je me figurais que messoixante mille francs dureraient éternellement.
Guespin s’arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient àla pensée, et bien bas il murmura : – C’était le bon temps.
– Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Jen’avais plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie… Vouscomprenez, n’est-ce pas ? C’est vers cette époque que lessergents de ville, une nuit, me ramassèrent. J’en fus quitte pourtrois mois. Oh ! vous retrouverez mon dossier à la préfecturede police. Savez-vous ce qu’il vous dira, ce dossier ? Il vousdira qu’en sortant de prison je suis tombé dans cette misèrehonteuse et abominable de Paris. Dans cette misère qui ne mange paset qui se soûle, qui n’a pas de souliers et qui use ses coudes auxtables des estaminets ; dans cette misère qui traîne à laporte des bals publics de barrière, qui grouille dans les garnisinfâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vousdira, mon dossier, que j’ai vécu parmi les souteneurs, les filouset les prostituées… et c’est la vérité.
Le digne maire d’Orcival était consterné.
« Justes dieux ! pensait-il, quel audacieux et cyniquebrigand. Et dire qu’on est tous les jours exposé à introduire danssa maison, en qualité de domestiques, de tels misérables !»
Le juge d’instruction, lui, se taisait. Il sentait bien queGuespin était dans un de ces rares moments où, sous l’empireirrésistible de la passion, un homme s’abandonne, laisse voirjusqu’aux replis les plus profonds de sa pensée et se livre toutentier.
– Mais il est une chose, continua le malheureux, que mon dossierne vous dira pas. Il ne vous dira pas que, dégoûté, jusqu’à latentation du suicide, de cette vie abjecte, j’ai voulu en sortir.Il ne vous dira rien de mes efforts, de mes tentatives désespérées,de mon repentir, de mes rechutes. C’est un dur fardeau, allez,qu’un passé comme le mien. Enfin, j’ai pu reprendre mon état. Jesuis habile, on m’a donné de l’ouvrage. J’ai occupé successivementquatre places, jusqu’au jour où, par un de mes anciens patrons,j’ai pu entrer ici. Je m’y trouvais bien. Je mangeais toujours monmois d’avance, c’est vrai… Que voulez-vous, on ne se refait pas.Mais demandez si jamais on a eu à se plaindre de moi…
Il est reconnu que parmi les criminels les plus intelligents,ceux qui ont reçu une certaine éducation, qui ont joui d’unecertaine aisance, sont les plus redoutables. À ce titre, Guespinétait éminemment dangereux.
Voilà ce que se disaient les auditeurs, pendant qu’épuisé parl’effort qu’il venait de faire, il essuyait son front ruisselant desueur.
M. Domini n’avait pas perdu de vue son plan d’attaque.
– Tout cela est fort bien, dit-il ; nous reviendrons entemps et lieu sur votre confession. Il s’agit pour le moment dedonner l’emploi de votre nuit et d’expliquer la provenance del’argent trouvé en votre possession.
Cette insistance du juge parut exaspérer Guespin.
– Eh ! répondit-il, que voulez-vous que je vous dise !La vérité ?… vous ne la croirez pas. Autant me taire. C’estune fatalité.
– Je vous préviens dans votre intérêt, reprit le juge, que, sivous persistez à ne pas répondre, les charges qui pèsent sur voussont telles que je vais être forcé de vous faire arrêter commeprévenu d’assassinat sur la personne du comte et de la comtesse deTrémorel.
Cette menace parut faire sur Guespin un effet extraordinaire.Deux grosses larmes emplirent ses yeux secs et brillants jusque-là,et roulèrent silencieuses le long de ses joues. Son énergie était àbout, il se laissa tomber à genoux en criant :
– Grâce ! je vous en prie, monsieur, ne me faites pasarrêter, je vous jure que je suis innocent, je vous lejure !
– Parlez alors.
– Vous le voulez, fit Guespin en se relevant.
Mais changeant de ton subitement :
– Non ! s’écria-t-il, en tapant du pied dans un accès derage, non, je ne parlerai pas, je ne peux pas… Un seul hommepouvait me sauver, c’est monsieur le comte et il est mort. Je suisinnocent, et cependant si on ne trouve pas les coupables, je suisperdu. Tout est contre moi, je le sens bien… Et maintenant, allez,faites de moi ce que vous voudrez, je ne prononcerai plus unmot.
La résolution de Guespin, résolution qu’affirmait son regard, nesurprit nullement le juge d’instruction.
– Vous réfléchirez, dit-il simplement, seulement lorsque vousaurez réfléchi je n’aurai plus en vos paroles la confiance que j’yaurais en ce moment. Il se peut – et le juge scanda ses mots commepour leur donner une valeur plus forte et faire luire aux yeux duprévenu un espoir de pardon –, il se peut que vous n’ayez eu à cecrime qu’une part indirecte, en ce cas…
– Ni indirecte, ni directe, interrompit Guespin, et il ajoutaavec violence : Malheur ! être innocent et ne pouvoir sedéfendre !
– Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Domini, il doit vous êtreindifférent d’être mis en présence du corps de Mme deTrémorel ?
C’est sans broncher que le prévenu accueillit cette menace.
On le conduisit à la salle où on avait déposé la comtesse. Là,il examina le cadavre d’un œil froid et calme. Il dit seulement:
– Elle est plus heureuse que moi ; elle est morte, elle nesouffre plus, et moi qui ne suis pas coupable, on m’accuse del’avoir tuée.
M. Domini tenta encore un effort.
– Voyons, Guespin, dit-il, si d’une manière quelconque vous avezeu connaissance de ce crime, je vous en conjure, dites-le moi. Sivous connaissez les meurtriers, nommez-les moi. Tâchez de mériterquelque indulgence par votre franchise et votre repentir.
Guespin eut le geste résigné des malheureux qui ont pris leurparti.
– Par tout ce qu’il y a de plus saint au monde, répondit-il, jesuis innocent. Et pourtant, je vois bien que si on ne trouve pasles coupables, c’en est fait de moi.
Les convictions de M. Domini se formaient et s’affermissaientpeu à peu. Une instruction n’est pas une œuvre aussi difficilequ’on pourrait se l’imaginer. Le difficile, le point capital est desaisir au début, dans un écheveau souvent fort embrouillé, lemaître bout de fil, celui qui doit mener à la vérité à travers ledédale de ruses, de réticences, de mensonges du coupable.
Ce fil précieux, M. Domini était certain de le tenir. Ayant undes assassins, il savait bien qu’il aurait les autres. Nos prisonsoù on mange de bonne soupe, où les lits ont un bon matelas délientles langues tout aussi bien que les chevalets et les brodequins duMoyen Âge.
Le juge d’instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie,avec l’ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuitechercher le vieux La Ripaille.
Ce bonhomme n’était pas de ceux qui se troublent. Tant de foisil avait eu maille à partir avec la justice qu’un interrogatoire deplus le touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu’ilsemblait bien plus contrarié qu’inquiet.
– Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maireau juge d’instruction.
La Ripaille entendit la réflexion et sourit.
Interrogé par le juge d’instruction, il raconta d’une façon trèsnette et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin,sa résistance, l’insistance de son fils. Il expliqua les prudentesraisons de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédentsreparut.
– Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille,et il y a bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J’enconnais d’aucun, j’en connais d’aucunes surtout – il regardait M.Courtois – qui, si je voulais babiller !… On voit bien deschoses quand on court la nuit… Enfin, suffit.
On essaya de le faire s’expliquer sur ses allusions.
En vain. Lorsqu’on lui demanda où et comment il avait passé lanuit, il répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était alléposer quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers uneheure du matin, il était rentré se coucher.
– À preuve, ajouta-t-il, qu’ils doivent y être encore et quepeut-être il y a du gibier de pris.
– Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré àune heure ? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtéesur trois heures vingt minutes.
– Je n’en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieuxmaraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pasréveillé quand je me suis couché.
Et comme le juge d’instruction réfléchissait :
– Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prisonjusqu’à ce qu’on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver,je ne me plaindrais pas trop ; on est bien en prison, et il yfait chaud. Mais juste au moment de la chasse, c’est contrariant.Enfin, ce sera une bonne leçon pour Philippe ; ça luiapprendra ce qu’il en coûte pour rendre service aux bourgeois.
– Assez ! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vousGuespin ?
Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de LaRipaille ; ses petits yeux gris exprimèrent une singulièreinquiétude.
– Certainement, répondit-il d’un ton très embarrassé, nous avonsd’aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, ensirotant un gloria[1] .
L’inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs.Le père Plantat particulièrement laissa voir une surpriseprofonde.
Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s’apercevoirde l’effet produit.
– Ma foi ! tant pis ! s’exclama-t-il, je vais toutvous dire, chacun pour soi ; n’est-ce pas ? si Guespin afait le coup, ce n’est pas ça qui le rendra plus noir, et moi jen’en serai pas bien plus mal vu. Je connais ce garçon parce qu’ilm’a donné à vendre des fraises et des raisins de la serre du comte,je suppose qu’il les volait, et ce n’est peut-être pas très bien,nous partagions l’argent que j’en retirais.
Le père Plantat ne put retenir un : « Ah ! » desatisfaction qui devait vouloir dire : « À la bonne heure ! jesavais bien ! »
Lorsqu’il avait dit qu’on le mettrait en prison, La Ripaille nes’était pas trompé. Le juge d’instruction maintint sonarrestation.
C’était au tour de Philippe.
Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié : il pleuraità chaudes larmes.
– M’accuser d’un si grand crime, moi ! répétait-il.
Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s’excusanttoutefois d’avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant lefossé.
Lorsqu’on lui demanda à quelle heure son père était rentré, ilrépondit qu’il n’en savait rien ; il s’était couché vers neufheures et n’avait fait qu’un somme jusqu’au matin.
Il connaissait Guespin pour l’avoir vu venir chez eux à diversesreprises. Il n’ignorait pas que son père faisait des affaires avecle jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires.Il n’avait pas d’ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Lejuge d’instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, nonqu’il fût absolument convaincu de son innocence, mais parce que siun crime a été commis par plusieurs complices, il est bon delaisser dehors un de ceux qu’on tient ; on le surveille et ilfait prendre les autres.
Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. Onavait vainement battu le parc avec un soin extrême, visité lestaillis, fouillé les moindres massifs.
– On l’aura jeté à l’eau, insinua le maire.
Ce fut l’avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés etreçurent l’ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherchesun peu au-dessus de l’endroit où on avait retrouvé le corps de lacomtesse. Il était alors près de trois heures. Le père Plantat fitremarquer que personne, très probablement, n’avait rien mangé de lajournée. Ne serait-il pas sage de prendre à la hâte quelquenourriture si on voulait poursuivre les investigations jusqu’à latombée de la nuit.
Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanitédéplut souverainement au sensible maire d’Orcival, et mêmel’humilia quelque peu en sa dignité d’homme etd’administrateur.
Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtoisessaya de suivre l’exemple général. Dieu sait pourtant qu’iln’avait pas le moindre appétit.
Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé parles assassins, le juge d’instruction, le père Plantat, le médecinet le maire vinrent s’asseoir et prendre à la hâte une collationimprovisée.
L’escalier avait été consigné, mais le vestibule était restélibre. On y entendait des allées et des venues, des piétinements,des chuchotements étouffés puis, dominant ce bourdonnement continu,les exclamations et les jurements des gendarmes essayant decontenir la foule.
De temps à autre, une tête effarée se glissait le long de laporte de la salle à manger restée entrebâillée. C’était quelquecurieux qui, plus hardi que les autres, voulait voir manger les «gens de la justice » et essayait de surprendre quelques parolespour les rapporter et s’en faire gloire. Mais les « gens de justice» – pour parler comme à Orcival – se gardaient bien de rien dire degrave, portes ouvertes, en présence d’un domestique circulantautour de la table pour le service.
Très émus de ce crime affreux, inquiets du mystère quirecouvrait encore cette affaire, ils renfermaient et dissimulaientleurs impressions. Chacun, à part soi, étudiait la probabilité deses soupçons et gardait sa pensée intime.
Tout en mangeant, M. Domini mettait de l’ordre dans ses notes,numérotant les feuilles de papier, marquant d’une croix certainesréponses des inculpés particulièrement significatives et quidevaient être comme les bases de son rapport.
Il était peut-être le moins tourmenté des quatre convives de celugubre repas. Ce crime ne lui semblait pas de ceux qui font passerdes nuits blanches aux juges d’instruction. Il en voyait nettementle mobile, ce qui est énorme, et il tenait La Ripaille et Guespin,deux coupables ou tout au moins complices.
Assis l’un près de l’autre, le père Plantat et le docteurGendron s’entretenaient de la maladie qui avait enlevéSauvresy.
M. Courtois, lui, prêtait l’oreille aux bruits du dehors.
La nouvelle du double meurtre se répandait dans le pays, lafoule croissait de minute en minute. Elle encombrait la cour et deplus en plus devenait audacieuse. La gendarmerie étaitdébordée.
C’était, ou jamais, pour le maire d’Orcival, le moment de semontrer.
– Je vais aller faire entendre raison à ces gens, dit-il, et lesengager à se retirer.
Et aussitôt, s’essuyant la bouche, il jeta sur la table saserviette roulée et sortit.
Il était temps. On n’écoutait déjà plus les injonctions dubrigadier. Quelques curieux, plus enragés que les autres, avaienttourné la position et s’efforçaient d’ouvrir la porte donnant surle jardin.
La présence du maire n’intimida peut-être pas beaucoup la foule,mais elle doubla l’énergie des gendarmes ; le vestibule futévacué. Aussi, que de murmures contre cet acted’autorité !
Quelle superbe occasion de discours ! M. Courtois ne lamanqua pas. Il supposa que son éloquence, douée de la vertu desdouches d’eau glacée, calmerait cette effervescence insolite de sessages administrés.
Il s’avança donc sur le perron, la main gauche passée dansl’ouverture de son gilet, gesticulant de la main droite, dans cetteattitude fière et impassible que la statuaire prête aux grandsorateurs. C’est ainsi qu’il se pose devant son conseil, lorsque,trouvant une résistance inattendue, il entreprend de fairetriompher sa volonté et de ramener les récalcitrants. Tel dansl’Histoire de la Restauration on représente Manuel, aumoment du fameux : « Empoignez-moi cet homme-là. »
Son discours arrivait par bribes jusqu’à la salle à manger.Suivant qu’il se tournait de droite ou de gauche, sa voix étaitclaire ou distincte, ou bien se perdait dans l’espace. Il disait:
– « Messieurs et chers administrés, un crime inouï dans lesfastes d’Orcival vient d’ensanglanter notre paisible et honnêtecommune. Je m’associe à votre douleur. Je comprends donc et jem’explique votre fiévreuse émotion, votre indignation légitime.Autant que vous, mes amis, plus que vous, je chérissais etj’estimais ce noble comte de Trémorel et sa vertueuse épouse ;l’un et l’autre, ils ont été la providence de notre contrée. Nousles pleurons ensemble… »
– Je vous assure, disait le docteur Gendron au père Plantat, queles symptômes que vous me dites ne sont pas rares à la suite despleurésies. On croit avoir triomphé de la maladie, on rengaine lalancette, on se trompe. De l’état aigu, l’inflammation passe àl’état chronique et se complique de pneumonie et de phtisietuberculeuse.
– « … Mais rien ne justifie, poursuivait le maire, une curiositéqui, par ses manifestations inopportunes et bruyantes, entravel’action de la justice et est, dans tous les cas, une atteintepunissable à la majesté de la loi. Pourquoi ce rassemblementinusité, pourquoi ces cris dans les groupes, pourquoi ces rumeurs,ces chuchotements, ces suppositions prématurées ?… »
– Il y a eu, disait le père Plantat, deux ou trois consultationsqui n’ont pas donné de résultats favorables. Sauvresy accusait dessouffrances tout à fait étranges et bizarres. Il se plaignait dedouleurs si invraisemblables, si absurdes, passez-moi le mot, qu’ildéroutait les conjectures des médecins les plus expérimentés.
– N’était-ce pas R…, de Paris, qui le voyait ?
– Précisément. Il venait tous les jours et souvent restaitcoucher au château. Maintes fois, je l’ai vu remonter soucieux lagrande rue du bourg, il allait surveiller la préparation de sesordonnances chez notre pharmacien.
– « … Sachez donc, criait M. Courtois, sachez modérer votrejuste courroux, soyez calmes, soyez dignes. »
– Certainement, poursuivait le docteur Gendron, votre pharmacienest un homme intelligent, mais vous avez, à Orcival même, un garçonqui lui dame joliment le pion. C’est un gaillard qui fait lecommerce des simples et qui a su y gagner de l’argent, un certainRobelot…
– Robelot le rebouteur ?
– Juste. Je le soupçonne même de donner des consultations et defaire de la pharmacie à huis clos. Il est fort intelligent. C’estmoi, du reste, qui ai fait son éducation. Il a été pendant plus decinq ans mon garçon de laboratoire et encore maintenant, quand j’aiquelque manipulation délicate…
Le docteur s’arrêta, frappé de l’altération des traits del’impassible père Plantat.
– Eh ! cher ami, demanda-t-il, qu’est-ce qui vousprend ? Seriez-vous incommodé ?
Le juge d’instruction abandonna ses paperasses pourregarder.
– En effet, dit-il, monsieur le juge de paix est d’unepâleur.
Mais déjà le père Plantat avait repris sa physionomiehabituelle.
– Ce n’est rien, répondit-il, absolument rien. Avec mon mauditestomac, dès que je change l’heure de mes repas…
Arrivant à la péroraison de sa harangue, M. Courtois enflait lavoix et abusait vraiment de ses moyens.
– « … Regagnez donc disait-il, vos paisibles demeures, retournezà vos occupations, reprenez vos travaux. Soyez sans crainte, la loivous protège. Déjà la justice a commencé son œuvre, deux desauteurs de l’exécrable forfait sont en son pouvoir et nous sommessur la trace de leurs complices. »
– De tous les domestiques actuellement au château, remarquait lepère Plantat, il n’en est pas un seul qui ait connu Sauvresy. Peu àpeu, toute la maison a été renouvelée.
– Il est de fait, répondait le docteur, que la vue d’anciensserviteurs n’eût pu qu’être fort désagréable à M. de Trémorel…
Il fut interrompu par le maire qui rentrait, l’œil brillant, levisage animé, s’essuyant le front.
– J’ai fait comprendre à tous ces gens l’indécence de leurcuriosité, dit-il, tous se sont retirés. On voulait, m’a dit lebrigadier, faire un mauvais parti à Philippe Bertaud ;l’opinion publique ne s’égare guère…
Il se retourna, entendant la porte s’ouvrir, et se trouva face àface avec un homme dont on ne pouvait guère voir la figure, tant ils’inclinait profondément, les coudes en dehors, son chapeau appuyéfortement contre sa poitrine.
– Que voulez-vous ? lui demanda durement M. Courtois, dequel droit osez-vous pénétrer ici ? Qui êtes-vous ?
L’homme se redressa.
– Je suis M. Lecoq, répondit-il avec le plus gracieux dessourires.
Et voyant que ce nom n’apprenait rien à personne, il ajouta:
– M. Lecoq, de la Sûreté, envoyé par la préfecture de police,sur demande télégraphiée, pour l’affaire en question.
Cette déclaration surprit considérablement tous les auditeurs,même le juge d’instruction.
Il est entendu, en France, que chaque état a son extérieurparticulier et comme des insignes qui le dénoncent au premier coupd’œil. Toute profession a son type de convention, et quand SaMajesté l’Opinion a adopté un type, elle ne veut pas admettre qu’ilsoit possible de s’en écarter. Qu’est-ce qu’un médecin ? C’estun homme grave tout de noir habillé et cravaté de blanc. Unmonsieur à gros ventre battu par des breloques d’or ne peut êtrequ’un banquier. Chacun sait que l’artiste est un joyeux vivant,portant chapeau pointu, veste de velours et de grandesmanchettes.
En vertu de cette loi, l’employé de la rue de Jérusalem doitavoir l’œil plein de traîtrise, quelque chose de louche dans toutesa personne, l’air crasseux et des bijoux en faux. Le plus obtusdes boutiquiers est persuadé qu’il flaire à vingt pas un agent depolice : un grand homme à moustaches et à feutre luisant, le couemprisonné dans un col de crin, vêtu d’une redingote noire râpée,scrupuleusement boutonnée sur une absence complète de linge. Telest le type.
Or, à ce compte, M. Lecoq, entrant dans la salle à manger duValfeuillu, n’avait certes pas l’air d’un agent de police.
Il est vrai que M. Lecoq a l’air qu’il lui plaît d’avoir. Sesamis assurent bien qu’il a une physionomie à lui, qui est sienne,qu’il reprend quand il rentre chez lui, et qu’il garde tant qu’ilest seul au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles ;mais le fait n’est pas bien prouvé.
Ce qui est sûr, c’est que son masque mobile se prête à desmétamorphoses étranges ; qu’il pétrit pour ainsi dire sonvisage à son gré comme le sculpteur pétri la cire à modeler. Enlui, il change tout, même le regard, que ne parvint jamais àchanger Gévrol, son maître et son rival.
– Ainsi, insista le juge d’instruction, c’est vous que monsieurle préfet de police m’envoie pour le cas où certainesinvestigations seraient nécessaires.
– Moi-même, monsieur, répondit Lecoq, bien à votre service.
Non, il ne payait pas de mine, l’envoyé de monsieur le préfet depolice, et l’insistance de M. Domini était excusable.
M. Lecoq avait arboré ce jour-là de jolis cheveux plats de cettecouleur indécise qu’on appelle le blond de Paris, partagés sur lecôté par une raie coquettement prétentieuse. Des favoris de lanuance des cheveux encadraient une face blême, bouffie de mauvaisegraisse. Ses gros yeux à fleur de tête semblaient figés dans leurbordure rouge. Un sourire candide s’épanouissait sur ses lèvresépaisses qui, en s’entrouvrant, découvraient une rangée de longuesdents jaunes.
Sa physionomie, d’ailleurs, n’exprimait rien de précis. C’étaitun mélange à doses à peu près égales de timidité, de suffisance etde contentement.
Impossible d’accorder la moindre intelligence au porteur d’unetelle figure. Involontairement, après l’avoir regardé, on cherchaitle goitre.
Les merciers au détail qui, après avoir volé trente ans sur leurfils et sur leurs aiguilles, se retirent avec dix-huit cents livresde rentes, doivent avoir cette tête inoffensive.
Son costume était aussi terne que sa personne.
Sa redingote ressemblait à toutes les redingotes, son pantalon àtous les pantalons. Un cordon de crin, du même blond que sesfavoris, retenait la grosse montre d’argent qui gonflait la pochegauche de son gilet.
Il manœuvrait tout en causant une bonbonnière de cornetransparente, pleine de petits carrés de pâtes, réglisse, guimauvejujube, et ornée d’un portrait de femme très laide et très bienmise ; le portrait de la défunte, sans doute.
Et selon les hasards de la conversation, suivant qu’il étaitsatisfait ou mécontent. M. Lecoq gobait un carré de pâte ouadressait au portrait un regard qui était tout un poème.
Ayant longuement détaillé l’homme, le juge d’instruction haussales épaules.
– Enfin, dit M. Domini – et cet enfin répondait à sa penséeintime –, nous allons, puisque vous voici, vous expliquer ce dontil s’agit.
– Oh ! inutile, répondit M. Lecoq avec un petit airsuffisant, parfaitement inutile.
– Il est cependant indispensable que vous sachiez…
– Quoi ? ce que sait, monsieur le juge d’instruction ?interrompit l’agent de la Sûreté, je le sais déjà. Nous disonsassassinat ayant le vol pour mobile, et nous partons de là. Nousavons ensuite l’escalade, le bris de clôture, les appartementsbouleversés. Le cadavre de la comtesse a été trouvé, mais le corpsdu comte est introuvable. Quoi encore ? La Ripaille estarrêté, c’est un mauvais drôle, en tout état de cause il mérite unpeu de prison. Guespin est revenu ivre.
– Ah ! il a de rudes charges contre lui, ce Guespin.
– Ses antécédents sont déplorables : on ne sait où il a passé lanuit, il refuse de répondre, il ne fournit pas d’alibi… c’estgrave, très grave.
Le père Plantat examinait le doux agent avec un visible plaisir.Les autres auditeurs ne dissimulaient pas leur surprise.
– Qui donc vous a renseigné ? demanda le juged’instruction.
– Eh ! eh ! répondit M. Lecoq, tout le monde unpeu.
– Mais où ?
– Ici, je suis arrivé depuis plus de deux heures déjà, j’ai mêmeentendu le discours de monsieur le maire.
Et satisfait de l’effet produit, M. Lecoq avala un carré depâte.
– Comment, fit M. Domini d’un ton mécontent, vous ne saviez doncpas que je vous attendais.
– Pardon, répondit l’agent de la Sûreté, j’espère pourtant quemonsieur le juge voudra bien m’entendre. C’est que l’étude duterrain est indispensable ; il faut voir, dresser sesbatteries. Je tiens à recueillir les bruits publics, l’opinion,comme on dit, pour m’en défier.
– Tout cela, prononça sévèrement M. Domini, ne justifie pasvotre retard.
M. Lecoq eut un tendre regard pour le portrait.
– Monsieur le juge n’a qu’à s’informer rue de Jérusalem,répondit-il, on lui dira que je sais mon métier. L’important, pourbien faire une enquête, est de n’être point connu. La police –c’est bête comme tout – est mal vue. Maintenant qu’on sait qui jesuis et pourquoi je viens, je puis sortir, on ne me dira plus rien,ou si j’interroge on me répondra mille mensonges, on se défiera demoi, on aura des réticences.
– C’est assez juste, objecta M. Plantat venant au secours del’agent de la Sûreté.
– Donc, poursuivit M. Lecoq, quand on m’a dit, là-bas c’est enprovince, j’ai pris ma tête de province. J’arrive, et tout lemonde, en me voyant, se dit : « Voilà un bonhomme bien curieux,mais pas méchant. » Alors, je me glisse, je me faufile, j’écoute,je parle, je fais parler ! j’interroge, on me répond à cœurouvert ; je me renseigne, je recueille des indications ;on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens d’Orcival,je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m’a invité à dîner pource soir.
M. Domini n’aime pas la police et ne s’en cache guère. Il subitsa collaboration plutôt qu’il ne l’accepte, uniquement parce qu’ilne peut s’en passer.
Dans sa droiture, il condamne les moyens qu’elle est parfoisforcée d’employer, tout en reconnaissant la nécessité de ces mêmesmoyens.
En écoutant M. Lecoq, il ne pouvait s’empêcher de l’approuver,et cependant il le regardait d’un œil qui n’était rien moinsqu’amical.
– Puisque vous savez tant de choses, lui dit-il sèchement, nousallons procéder à l’examen du théâtre du crime.
– Je suis aux ordres de monsieur le juge d’instruction, réponditlaconiquement l’agent de la Sûreté.
Et comme tout le monde se levait, il profita du mouvement pours’approcher du père Plantat et lui tendre sa bonbonnière.
– Monsieur le juge de paix en use-t-il ?
Le père Plantat ne crut pas devoir lui refuser, il avala unmorceau de jujube et la sérénité reparut sur le front de l’agent dela Sûreté. Il lui faut, comme à tous les grands comédiens, unpublic sympathique, et vaguement il sentait qu’on allait travaillerdevant un amateur.
M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abordles taches de sang lui sautèrent aux yeux.
– Oh ! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tachenouvelle, oh ! oh ! les malheureux.
M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chezun agent de police. Il pensait que cette épithète de commisérations’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout enmontant, continuait :
– Les malheureux ! On ne salit pas tout ainsi dans unemaison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, quediable !
Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant lachambre à coucher, l’agent de la Sûreté s’arrêta, étudiant bien,avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.
Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant :
– Allons ! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.
– Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nousavons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrementfaciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pascomplice du crime, en a du moins eu connaissance.
M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière.C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment ildisait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.
– Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis.Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit ? D’unautre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi,naturellement je me défie.
L’agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre –les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil –et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait unesignification à l’horrible désordre.
– Imbéciles ! disait-il d’une voix irritée, doublesbrutes ! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Cen’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, detout casser chez eux. On ne défonce pas les meubles, quediable ! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignolsqui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne.Maladroits ! idiots ! Ne dirait-on pas…
Il s’arrêta, bouche béante.
– Eh ! reprit-il, pas si maladroits peut-être.
Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée,suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements – ilfaudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.
Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur letissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.
– C’est humide, très humide, tout le thé n’était pas bu, il s’enfaut, quand on a cassé la porcelaine.
– Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta lepère Plantat.
– Je le sais, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce quej’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité nesuffit pas pour nous donner le moment précis du crime.
– Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois, et trèsexactement même.
– En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans sonprocès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvements’est arrêté.
– Eh bien ! dit le père Plantat, c’est justement l’heure decette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingtminutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée,comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle doncencore debout, prenant une tasse de thé à trois heures dumatin ? C’est peu probable.
– Et moi aussi, reprit l’agent de la Sûreté, j’ai été frappé decette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je mesuis écrié : « Pas si bêtes ! » Au surplus, nous allons bienvoir.
Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule etla replaça sur la tablette de la cheminée s’appliquant à la poserbien d’aplomb.
Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingtminutes.
– Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant unepetite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, quediable ! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cetteheure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, onassassine les gens.
Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa lagrande aiguille jusque sur la demie de trois heures.
La pendule sonna onze coups.
– À la bonne heure ! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà lavérité !
Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba uncarré de guimauve et dit :
– Farceurs !…
La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avaitsongé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.
M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.
– Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyensdans sa partie.
– Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nousavons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli lecroire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le boutde leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est unejustice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé ;l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarerl’instruction en la trompant sur l’heure.
– Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.
– Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-ilpas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a étécommis après le dernier passage du train se dirigeant surParis ? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare deLyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner sesmaîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession ducomte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.
– Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat.Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre sescamarades chez Wepler, aux Batignolles ; par là, jusqu’à uncertain point, il se ménageait une espèce d’alibi.
Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’étaitassis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant ausubit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avaitparlé de Robelot le rebouteux.
Les explications du juge d’instruction le tirèrent de sesméditations ; il se leva.
– Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heuretrès utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, soncomplice.
– Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaillen’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avaitprobablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Sontrouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore queson absence.
M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore.Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de sondiagnostic.
Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcherles aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie deonze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.
Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait :
– Apprentis, brigands d’occasion ! On est malin, à ce qu’oncroit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce auxaiguilles, mais on ne pense pas à mettre la sonnerie d’accord.Survient alors un bonhomme de la Sûreté, un vieux singe qui connaîtles grimaces et la mèche est éventée.
M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoqrevint vers eux.
– Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que lecoup a été fait avant dix heures et demie.
– À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soitdétraquée, ce qui arrive quelquefois.
– Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne,que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne saiscombien de temps.
M. Lecoq réfléchissait.
– Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix aitraison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffitpas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste,par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je pariequ’il est défait.
Et s’adressant au maire :
– J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner uncoup de main.
– Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce seraplus vite fait.
Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et ledéposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.
– Hein ? fit M. Lecoq, avais-je raison ?
– C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit estdéfait.
– Défait, oui, répondit l’agent de la Sûreté, mais on ne s’y estpas couché.
– Cependant, voulut objecter M. Courtois.
– Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de lapolice. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulédessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures,fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercél’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaireun lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de lerefaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirerdraps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire,il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit estun de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contrelesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché danscelui-ci…
– Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse étaithabillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.
Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaientapprochés.
– Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver.La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue,un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordrefactice tel que celui-ci.
Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus aumilieu du lit, tout en poursuivant :
– Ces oreillers sont très froissés tous deux, n’est-cepas ? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vousn’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête etle mouvement des bras Ce n’est pas tout : regardez le lit à partirdu milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont étébordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissezla main comme moi – et il glissait un de ses bras – et voussentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambess’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était detaille à occuper le lit dans toute sa longueur.
Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpablesétaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.
– Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au secondmatelas. On songe rarement au second matelas, quand pour desraisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparerle désordre. Examinez celui-ci.
Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile del’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucunaffaissement.
– Ah ! le second matelas, murmura M. Lecoq.
Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute dequelque bonne histoire.
– Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. deTrémorel n’était pas couché.
– De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dansson lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.
– Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouveraitsur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, cesmalfaiteurs-là ne sont pas forts.
Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux dujuge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, serencontrèrent :
– Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix,donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot,c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant sonsommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comteHector.
– Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteurGendron ; car le cabinet du comte est entièrement tapissé defusils, de couteaux de chasse ! C’est un véritablearsenal.
– Hélas ! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons depires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison desconvoitises de bien-être, de dépenses, de luxe, des classesinférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où lesjournaux…
Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement ; on nel’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vusi bavard, et qui poursuivait :
– Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien,je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis,autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’unhomme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si desassassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ilsn’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, jeserais tué probablement, mais certainement je réussirais à donnerl’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres,je mettrais le feu à la maison.
Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût étédonné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible jugede paix !
– Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficiled’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est uneporte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches del’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il nefoudroie pas sa victime.
– Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’arme àfeu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votrechambre ; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vouscausez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé ; audehors, les malfaiteurs se font la courte échelle ; l’un deuxarrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à sonaise, il presse la détente, le coup part…
– Et, continua le docteur, tout le voisinage réveilléaccourt.
– Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dansune cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non.Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisinedes maisons habitées est celle de Mme la comtesse de Lanascol, etencore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, etpar-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptentle son et s’opposent à sa propagation.
– Tentons l’expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coupde pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vousn’entendrez pas la détonation dans le chemin.
– Le jour, peut-être, mais la nuit !…
Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeursobservaient attentivement le juge d’instruction.
– Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne sedécide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nousdonnera le mot de l’énigme.
– Oui, répondit le père Plantat, oui… si on le retrouve.
Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continuéses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures,interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu luiapprendre la vérité.
Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe etdivers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbéevers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans lesserrures.
Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, iltrouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose deremarquable, car il la mit de côté.
Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet ducomte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisantbon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien,dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonationsdiverses qui les accentuaient.
C’est que dans une instruction comme celle du Crimed’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice setrouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se saventtous presque également expérimentés, fins, perspicaces,pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés parhabitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles àsurprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’euxs’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétrationdes autres.
Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés parl’enquête une interprétation différente, il se peut que chacund’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé ;un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de cesdivergences.
Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrercelle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cetadversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement etsans ambages, mais en appelant son attention sur les mots graves oufutiles qui l’ont fixée.
L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.
Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie desautres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser uneexistence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeaude leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure unineffable soulagement.
Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative,ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émissionpositive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour lacombattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins desaffirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’onprocède. De là, des phrases banales, des suppositions presqueridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à uneexplication.
De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomieexacte et réelle d’une instruction difficile.
Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le pèrePlantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avantd’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposaitsur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pourlui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer lacontradiction. À quoi bon ?
D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblaitreposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductionsplus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans uneinvitation positive et pressante.
Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas étérelevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussis’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser àl’envoyé de la préfecture de police.
– Eh bien ! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilliquelques indices nouveaux ?
M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévéranteattention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorelsuspendu en face du lit.
Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.
– Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rientrouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant…
Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sapart de responsabilité.
– Quoi ? insista durement M. Domini.
– Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pasparfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même unechandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’uneallumette…
– Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juged’instruction.
– Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humblepour n’être pas joué, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Parexemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine deprocéder à l’examen du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, ilme rendrait un grand service.
– J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cherdocteur, dit M. Domini à M. Gendron.
– Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement sedirigea vers la porte.
M. Lecoq l’arrêta par le bras.
– Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait enrien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appelerl’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à latête de Mme de Trémorel par un instrument contondant que je supposeêtre un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pasmédecin, et elles m’ont paru suspectes.
– Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a sembléqu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sangdans les vaisseaux cutanés.
– La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indiceprécieux qui me fixera complètement.
Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juged’instruction, il ajouta, innocente vengeance :
– C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.
M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparutle domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’hommequ’on ne gronde pas.
Il salua longuement et dit :
– Je viens chercher Monsieur.
– Moi ! demanda M. Courtois, pourquoi ? Qu’ya-t-il ? Ne saurait-on me laisser une minute en repos !Vous répondrez que je suis occupé.
– C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à Madameque nous avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n’est pas bien dutout, Madame !
L’excellent maire pâlit légèrement.
– Ma femme ! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tudire ? explique-toi donc.
– Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquilledu monde. Le facteur arrive tout l’heure, avec le courrier.Bon ! Je porte les lettres à Madame qui était dans le petitsalon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grandcri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de sonhaut.
Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un artinfini à augmenter les angoisses de son maître.
– Mais parle donc ! disait le maire exaspéré, parle, vadonc !
– Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre laporte du petit salon. Qu’est-ce que je vois ? Madame étendue àterre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambrearrive, la cuisinière, les autres, et nous portons Madame sur sonlit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de MlleLaurence qui a mis Madame dans cet état…
Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaquemot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait ; ses yeux, démentantsa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’ilressentait d’un malheur survenu à son maître.
Ce maître, hélas ! était consterné. Ainsi qu’il nous arriveà tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nousatteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, nebougeant ; se lamentant au lieu de courir.
Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner ledomestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pastergiverser.
– Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n’estdonc pas ici ?
– Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pouraller passer un mois chez une des sœurs de Madame.
– Et comment va Mme Courtois ?
– Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à fairepitié.
L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit sondomestique par le bras.
– Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viensdonc !…
Et ils sortirent en courant.
– Pauvre homme ! fit le juge d’instruction, sa fille estpeut-être morte.
Le père Plantat hocha tristement la tête.
– Si ce n’était que cela, dit-il.
Et il ajouta :
– Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.
Le juge d’instruction, le père Plantat et le docteur échangèrentun regard plein d’anxiété.
Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitementestimable et si excellent en dépit de ses défauts ? Était-cedonc décidément une journée maudite !
– Si La Ripaille s’en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j’aientendu raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures,deux histoires très circonstanciées. Il paraît que cette demoiselleLaurence…
Le père Plantat interrompit brusquement l’agent de laSûreté.
– Calomnies, s’écria-t-il, calomnies odieuses ! Le petitmonde qui jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer àbelles dents, faute de mieux. L’ignorez-vous donc ? Est-cequ’il n’en a pas toujours été ainsi ! Le bourgeois, dans lespetites villes surtout, vit, sans s’en douter, comme dans une cagede verre. Nuit et jour les yeux de lynx de l’envie braqués sur luil’observent, l’épient, surprennent celles de ses démarches qu’ilcroit les plus secrètes pour s’en armer contre lui. Il va, contentet fier, ses affaires prospèrent, il a l’estime et l’amitié de ceuxde sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans lesclasses inférieures, traîné dans la boue, sali par les plusinjurieuses suppositions. Est-ce que l’envie respecte quelquechose !
– Si Mlle Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteurGendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sacause.
Le vieux juge de paix, l’homme de bronze, comme dit M. Courtois,rougit imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.
– Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendentseules. Mlle Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit àtous les respects. Mais il est de ces abominations qu’aucunelégislation ne saurait atteindre, et qui me révoltent. Il fautsonger, messieurs, que notre réputation, l’honneur de nos femmes etde nos filles, sont à la merci du premier gredin doué d’assezd’imagination pour inventer une abomination. On ne le croirapeut-être pas, peu importe, on répétera sa calomnie, on lapropagera. Qu’y faire ? Pouvons-nous savoir ce qui se ditcontre nous, en bas, dans l’ombre ; le saurons-nousjamais ?
– Eh ! répliqua le docteur Gendron, que nous importe ?Il n’est pour moi qu’une voix respectable, celle de la conscience.Quant à ce qu’on appelle l’opinion publique, comme c’est en réalitéla somme des opinions particulières de milliers d’imbéciles et deméchants, je m’en moque comme de l’an quarante.
La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juged’instruction qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.
– Nous causons, dit-il, nous parlons et l’heure marche. Il fautnous hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.
Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoqquelques réflexions dont il attendait le placement.
Il fut alors convenu que, pendant que le docteur, Gendronprocéderait à l’autopsie, le juge d’instruction rédigerait sonprojet de rapport.
Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite desinvestigations de l’homme de la préfecture de police.
Dès que l’agent de la Sûreté se trouva seul avec le vieux jugede paix :
– Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s’il eut étésoulagé d’une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marchermaintenant.
Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré depâte et ajouta :
– Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable,monsieur le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vousont précédé ont eu le temps de se faire un système, et si vous nel’adoptez pas d’emblée, c’est le diable !
On entendit dans l’escalier la voix de M. Domini appelant songreffier qui, arrivé un peu après lui, était resté aurez-de-chaussée.
– Tenez, monsieur, ajouta l’agent, voici monsieur le juged’instruction qui se croit en face d’une affaire toute simple,tandis que moi, moi M. Lecoq, l’égal au moins de ce drôle deGévrol, moi l’élève chéri du père Tabaret – il ôta respectueusementson chapeau – je n’y vois pas encore clair.
Il s’arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de sesperquisitions et reprit :
– Non, vrai, je suis dérouté, je m’y perds presque. Je devinebien sous tout ceci quelque chose, mais quoi ? quoi ?
La figure du père Plantat restait calme, mais son œilétincelait.
– Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d’un air détaché,peut-être en effet y a-t-il quelque chose.
L’agent de la Sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuaità offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout enrelevant quelques notes sur son carnet.
Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pourconfier au portrait les réflexions qui lui battaient lacervelle.
« Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m’al’air d’un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement lesfaits et gestes. Il ne partage pas, il s’en faut, les opinions dujuge d’instruction, il a une idée qu’il n’ose nous dire et nous latrouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premiercoup il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu’ila pu croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M.Domini, il nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie.Maintenant qu’il sent que nous tenons la piste, il se croise lesbras, il se retire. Il veut nous laisser l’honneur de ladécouverte. Pourquoi ? Il est d’ici, a-t-il peur de se fairedes ennemis ? Non. C’est un de ces hommes qui ne craignent pasgrand-chose. Quoi donc ? Il recule devant sa pensée. Il atrouvé quelque chose de si surprenant qu’il n’ose s’expliquer.»
Une subite réflexion changea le cours des confidences de M.Lecoq.
« Mille diables ! pensait-il, et si je me trompais, si cebonhomme n’était pas fin du tout ! s’il n’avait riendécouvert, s’il n’obéissait qu’à des inspirations du hasard ?On a vu des choses plus surprenantes. J’en ai tant connu, de cesgens, dont les yeux sont comme les pitres des baraques, ilsannoncent qu’à l’intérieur on contemple des merveilles ; onentre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi – il eut un sourire– je vais bien savoir à quoi m’en tenir. »
Et prenant l’air le plus niais de son répertoire :
– Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il touthaut, est, en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tientles deux principaux coupables, en définitive, et quand ils sedécideront à parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur lejuge d’instruction le veut, on saura tout.
Un seau d’eau glacée tombant sur la tête du père Plantat nel’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plusdésagréablement.
– Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’estvous, monsieur l’agent de Sûreté, un homme habile, expérimentéqui…
Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir sonsérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dansun piège, se prit à rire franchement.
Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’unesprit également subtil et défié, pas un mot, d’ailleurs, ne futéchangé.
Ils s’entendaient, ils se comprenaient.
« Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la Sûreté, tu asquelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, simonstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tuveux qu’on te force la main ? On te la forcera. »
« Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai uneidée, il la cherchera et certainement il la trouvera. »
M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portraitainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propred’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie etil est joueur.
– Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit leprocès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrumentavec lequel on a tout brisé ici.
– Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans unechambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, parterre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert ;j’ai empêché qu’on y touchât.
– Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cettehache ?
– Elle doit bien peser un kilo.
– C’est parfait, montons la voir.
Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle demercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre,étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante,emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.
– Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteursont montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul butd’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer leproblème. Cette arme n’était pas nécessaire pour enfoncer cettearmoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ilsont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.
L’agent de la Sûreté s’était relevé et s’époussetait :
– Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hachen’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec uneviolence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez,voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent.Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord surle tranchant, de là cette entaille : puis elle est retombée sur lecôté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez,ici, sous mon doigt ; enfin, elle était lancée avec tant devigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venuede nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle estmaintenant.
– C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est trèsjuste !…
Et les observations de l’agent dérangeant sans doute sonsystème, il ajoutait d’un air contrarié :
– Je n’y comprends rien, rien du tout.
M. Lecoq poursuivait ses observations.
– Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il,l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.
– Oui.
– Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruitquelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ilsvu ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ilsont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment etse sont enfuis. Examinez la position des entailles – faites enbiais naturellement – et vous verrez que la hache a été lancée parune personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de lafenêtre ouverte.
À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec uneattention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peuinterdit, et après un moment de méditation :
– Cette circonstance me gêne un peu, dit-il ; cependant, àla rigueur…
Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur sonfront.
– Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustantmentalement les diverses pièces de son système, et en ce casl’heure indiquée par la pendule serait la vraie.
M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix.D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanitéétait engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigmedéchiffrée par un autre ?
– Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix,cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que lesbrigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ilsont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.
Le père Plantat était tout oreilles.
– Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devonsdiviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissésà dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple ; puisles indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Maisici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse,bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins etalors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…
Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sabouche, trahissaient l’effort de sa pensée.
– Tandis que maintenant !… interrogea le père Plantat.
M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’onéveille.
– Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’estune habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et dechercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours àopérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation demes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestigede policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.
Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.
– D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvrela bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un tonpéremptoire je rends mes oracles, je dis : c’est ceci ou c’estcela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant unhomme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problèmeaussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sansvergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’unbond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce àune série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien,en ce moment, ma logique est en défaut.
– Comment cela ? demanda le père Plantat.
– Oh ! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Jecroyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce quiest capital au début, et je ne reconnais plus les adversairesimaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins ? J’ensuis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, àce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée deleur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu àl’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples àtirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détournernotre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, jen’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied desapparences. Je me disais :
« On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassinsl’y ont portée et oubliée à dessein.
« Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger,donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pascinq.
« Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ilsn’ont ni bu ni mangé.
« Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il aété déposé là et non ailleurs avec préméditation.
« On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de lavictime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.
« Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard etaffreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup…
– Bravo ! oui, bravo ! s’écria le père Plantatvisiblement charmé.
– Eh ! non, pas bravo ! fit M. Lecoq, car ici mon filse casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaientjustes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur leparquet.
– Si ! encore une fois, bravo ! reprit le pèrePlantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirmeen rien notre système général. Il est clair, il est certain que lesassassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événementqu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.
– Peut-être, approuva l’agent de la Sûreté à demi-voix,peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je voisencore autre chose…
– Quoi ?…
– Rien… pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout,que je voie la salle à manger et le jardin.
M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et lepère Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’ilavait fait mettre de côté.
L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, lesportant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant lesplaces humides qui ternissaient le cristal.
L’examen terminé.
– On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-ilrésolument.
– Quoi ! pas dans un seul ?
L’agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regardsqui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme etrépondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:
– Pas dans un seul.
Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres quidisait clairement : « Vous vous avancez peut-être beaucoup. »
M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle àmanger, il appela :
– François.
Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. Lafigure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, cedomestique regrettait son maître, il le pleurait.
– Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, letutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de larue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’êtreexact, net et bref.
– J’écoute, monsieur.
– Avait-on l’habitude au château de monter du vin àl’avance ?
– Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais àla cave.
– Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteillespleines dans la salle à manger ?
– Jamais, monsieur.
– Mais il devait quelquefois en rester en vidange.
– Non, monsieur ; feu monsieur le comte m’avait autorisé àemporter pour l’office le vin de la desserte.
– Et où mettait-on les bouteilles vides ?
– Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoired’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je lesdescendais à la cave.
– Quand en as-tu descendu, la dernière fois ?
– Oh !… – François parut chercher – il y a bien cinq ou sixjours.
– Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait tonmaître ?
– Feu monsieur le comte, monsieur – et le brave garçon eut unelarme – ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard ilavait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans lacave à liqueurs que voici, là sur le poêle.
– Il n’y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhumou de cognac entamées ?
– Pour ça, non, monsieur.
– Merci, mon garçon, tu peux te retirer.
François allait sortir, M. Lecoq le rappela.
– Eh ! lui dit-il d’un ton léger, pendant que nous ysommes, regarde donc dans le bas de l’encoignure, si tu retrouveston compte de bouteilles vides.
Le domestique obéit, et l’armoire ouverte, s’écria :
– Tiens ! il n’y en a plus une seule.
– Parfait reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-noustes talons pour tout de bon.
Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte :
– Eh bien ! demanda l’agent de la Sûreté, que pensemonsieur le juge de paix ?
– Vous aviez raison, M. Lecoq.
L’agent de la Sûreté, alors, flaira successivement tous lesverres et toutes les bouteilles.
– Allons, bon ! s’écria-t-il en haussant les épaules,encore une preuve nouvelle à l’appui de mes suppositions.
– Quoi encore ? demanda le vieux juge de paix.
– Ce n’est même pas du vin, monsieur, qu’il y a au fond de cesverres. Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas decette armoire, il s’en trouve une, la voici, ayant contenu duvinaigre, et c’est de cette bouteille que les assassins ont verséquelques gouttes.
Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat,en ajoutant :
– Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.
Il n’y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeurétait des plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitationavaient laissé derrière eux cette preuve irrécusable de leurintention d’égarer l’enquête.
Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ilsignoraient l’art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsique l’eût dit le digne M. Courtois, cousues de fil blanc.
On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compted’une précipitation forcée ou d’un trouble qu’ils ne prévoyaientpas.
Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre,dans une maison où on vient de commettre un crime.
M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l’être unvéritable artiste devant l’œuvre grossière, prétentieuse etridicule de quelque écolier poseur.
– Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille !canaille ! ne l’est pas qui veut ; canaille habile,surtout. Encore faut-il les qualités de l’emploi, millediables ! et tout le monde, Dieu merci ! ne les apas.
– M. Lecoq ! M. Lecoq ! murmurait le vieux juge depaix.
– Eh ! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on estcandide à ce point, on devrait bien rester honnête, purement etsimplement, c’est si facile !
Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande,il avala, d’un seul coup, cinq ou six carrés de pâtesassorties.
– Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce tonpaternellement grondeur qu’on prend pour apaiser un enfant quicrie, ne nous fâchons pas. Ces gens-ci ont manqué d’adresse, c’estincontestable, mais songeons qu’ils ne pouvaient, dans leurscalculs, faire entrer en ligne de compte l’habileté d’un homme telque vous.
M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible aucompliment et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.
– Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D’ailleurs– il fit une pause pour donner plus de valeur à ce qu’il allaitdire –, d’ailleurs vous n’avez pas encore tout vu.
On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment lesaurait-on, il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste,passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvementsde l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous lescostumes ; et telle a été la conscience de ses études,qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, àcette heure, n’a-t-il pas plus de sentiment que de physionomie quilui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs,il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le pèrePlantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.
– Voyons donc le reste, dit-il.
Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressaitau portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et deson désappointement.
« Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier.Nous ne tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnerale mot de son rébus quand nous l’aurons deviné, pas avant. Il estaussi fort que nous, ma mignonne, il ne lui manque absolument qu’unpeu de pratique. Cependant, vois-tu, pour qu’il ait trouvé ce quinous échappe, il faut qu’il ait eu des indices antérieurs que nousne connaissons pas. »
Au jardin, rien n’avait été dérangé.
– Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant unedes allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c’est ici,à cet endroit du gazon qu’on a trouvé une des pantoufles de cepauvre comte ; là-bas, un peu à droite de cette corbeille degéraniums, était son foulard.
Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoupde circonspection les planches qu’avait fait placer le maire pourlaisser les empreintes intactes.
– Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayantréussi à s’échapper, a pu fuir jusqu’ici, et que c’est ici qu’ellea été rejointe et frappée d’un dernier coup.
Était-ce là l’avis du vieux juge, ne faisait-il que traduirel’impression du matin ? C’est ce que M. Lecoq ne putdeviner.
– D’après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n’a pasdû fuir. Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n’est pasla logique. Au surplus, examinons.
Il s’agenouilla alors, comme là-haut, dans la chambre du secondétage, et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement lesable de l’allée, l’eau stagnante et les touffes de plantesaquatiques.
Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu’il lança,s’approchant aussitôt pour voir l’effet produit par la vase.
Il regagna ensuite le perron de l’habitation et revint sous lessaules en traversant le gazon où étaient encore, très nettes ettrès visibles, les traces d’un fardeau traîné relevées lematin.
Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouseà quatre pattes interrogeant les moindres brins d’herbe, écartantles touffes épaisses pour mieux voir le sol, observantminutieusement la direction des petites tiges brisées.
Cette inspection terminée :
– Nos déductions s’affirment, dit-il, on a apporté la comtesseici.
– En êtes-vous bien certain ? demanda le père Plantat.
Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Évidemment, sur cepoint le vieux juge était indécis, et il demandait une autreopinion que la sienne, fixant ses hésitations.
– Il n’y a pas d’erreur possible, répondit l’agent de laSûreté.
Et, souriant finement, il ajouta :
– Seulement, comme deux avis valent mieux qu’un, je vousdemanderai, monsieur le juge, de m’écouter, vous me direz ce quevous pensez après.
Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petitebaguette flexible, et tout en parlant, il s’en servait pourindiquer les objets à la façon des saltimbanques qui montrent surles tableaux de leurs baraques la représentation des merveillesqu’on voit à l’intérieur.
– Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame deTrémorel n’a pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec unecertaine violence ; son poids, par conséquent, eût faitjaillir de l’eau assez loin, et non seulement de l’eau, mais encorede la vase, et nous retrouverions certainement quelqueséclaboussures.
– Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil…
– Le soleil, monsieur, aurait absorbé l’eau, mais la tache deboue sèche serait restée, or, j’ai beau regarder, un à un pourainsi dire, tous les cailloux de l’allée, je n’ai rien trouvé. Onpourrait m’objecter que c’est de droite et de gauche que l’eau etla vase ont jailli. Moi, je réponds : examinez ces touffes deglaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces tiges de jonc ; surtoutes ces plantes vous trouvez une couche de poussière, trèslégère, je le sais, mais enfin de la poussière. Apercevez-vous latrace d’une seule goutte d’eau ? Non. C’est qu’il n’y a pointeu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c’est doncque la comtesse n’a pas été tuée ici, c’est donc qu’on a apportéson cadavre et qu’on l’a déposé doucement où vous l’avezretrouvé.
Le père Plantat ne paraissait pas encore absolumentconvaincu.
– Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.
M. Lecoq eut un joli geste de protestation.
– Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter,répondit-il, ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.
– Il me semble cependant…
– Il n’y a pas à s’y tromper, monsieur. Que le sable ait étéremué, fouillé, c’est positif. Mais toutes ces traînées qui mettentà nu le sol que recouvrait le sable, ont été faites par le mêmepied, cela vous ne le croyez peut-être pas – et de plus, faitesuniquement avec le bout du pied – et cela vous pouvez leremarquer.
– Oui, cela, en effet, je le reconnais.
– Eh bien ! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrainfavorable aux investigations, comme celui-ci, on relève deux sortesde vestiges fort distincts : ceux de l’assaillant et ceux de lavictime. L’assaillant, qui se précipite en avant, s’appuienécessairement sur la partie antérieure du pied et l’imprime sur laterre. La victime, au contraire, qui se débat, qui cherche à sedébarrasser d’une étreinte fatale, fait son effort en arrière,s’arc-boute sur les talons, et moule par conséquent les talons dansle sol. Si les adversaires sont de force égale, on trouve en nombreà peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de talons,selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous ?…
Le père Plantat interrompit l’agent de la Sûreté.
– Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l’homme le plus incréduleserait maintenant convaincu.
Et après un instant de méditations, répondant à sa penséeintime, il ajouta :
– Non, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’objection.
M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bienune récompense, et triomphalement il avala un carré deréglisse.
– Je n’ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons doncque la comtesse n’a pu être achevée ici. J’ajouterai : elle n’y apas été portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n’estque deux façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alorsles deux pieds traînant à terre laissent deux sillons parallèles.Par les jambes, et alors la tête portant sur le sol laisse uneempreinte unique et assez large.
Le père Plantat approuva d’un mouvement de tête.
– En examinant le gazon, poursuivit l’agent de la Sûreté, j’airelevé les sillons parallèles des pieds, mais l’herbe était fouléesur un espace assez large. Pourquoi ? C’est que ce n’est pasle cadavre d’un homme qui a été traîné à travers la pelouse, maisbien celui d’une femme tout habillée et dont les jupons étaientassez lourds, celui de la comtesse enfin, et non celui ducomte.
M. Lecoq s’interrompit, attendant un éloge, une question, unmot.
Mais le vieux juge de paix n’avait plus l’air de l’écouter etparaissait plongé dans les calculs les plus abstraits.
La nuit tombait, un brouillard léger comme la fumée d’un feu depaille se balançait au-dessus de la Seine.
– Il faut rentrer, dit tout à coup le père Plantat, aller voiroù le docteur en est de l’autopsie.
Et lentement, l’agent de police et lui regagnèrent lamaison.
Sur le perron, se tenait le juge d’instruction qui s’apprêtait àaller à leur rencontre. Il tenait sous son bras sa grande serviettede chagrin violet, timbrée à ses initiales, et avait repris sonléger pardessus d’Orléans noir.
Il avait l’air satisfait.
– Je vais vous laisser le maître, monsieur le juge de paix,dit-il au père Plantat, il est indispensable, si je veux voir cesoir monsieur le procureur impérial, que je parte à l’instant.Déjà, ce matin, lorsque vous m’avez envoyé chercher, il étaitabsent.
Le père Plantat s’inclina.
– Je vous serai fort obligé, continua M. Domini, de surveillerla fin de l’opération. Le docteur Gendron n’en a plus, vient-il deme dire, que pour quelques minutes, et j’aurai ses notes demainmatin. Je compte sur votre bonne obligeance, pour mettre lesscellés partout où besoin est, et aussi pour constituer desgardiens. Je me propose d’envoyer un architecte relever le planexact de la maison et du jardin.
– Puis, remarqua le vieux juge de paix, il faudra, sans doute unsupplément d’instruction ?
– Je ne le pense pas, fit le juge d’instruction, d’un ton decertitude.
Puis s’adressant à M. Lecoq.
– Eh bien, monsieur l’agent, demanda-t-il, avez-vous faitquelque découverte nouvelle ?
– J’ai relevé plusieurs faits importants, répondit M. Lecoq,mais je ne puis me prononcer avant d’avoir encore vu là-haut aujour. Je demanderai donc à monsieur le juge d’instruction lapermission de ne lui présenter mon rapport que demain, dansl’après-midi. Je crois pouvoir répondre, d’ailleurs, que siembrouillée que soit cette affaire…
M. Domini ne le laissa pas achever.
– Mais, interrompit-il, je ne vois rien d’embrouillé dans cetteaffaire ; tout me paraît, au contraire, fort clair.
– Cependant, objecta M. Lecoq, je pensais…
– Je regrette vraiment, poursuivit le juge d’instruction, qu’onvous ait appelé avec trop de précipitation et sans grandenécessité. J’ai maintenant, contre les deux hommes que j’ai faitarrêter, les charges les plus concluantes.
Le père Plantat et M. Lecoq échangèrent un long regard,trahissant leur surprise profonde.
– Quoi ! ne put s’empêcher de dire le vieux juge de paix,vous auriez, monsieur, recueilli des indices nouveaux !
– Mieux que des indices, je crois, répondit M. Domini avec unplissement de lèvres de fâcheux augure ; La Ripaille, que j’aiinterrogé une seconde fois, commence à se troubler. Il a perdu toutà fait son arrogance. J’ai réussi à le faire se couper à plusieursreprises et il a fini par m’avouer qu’il a vu les assassins.
– Les assassins ! exclama le père Plantat, il a dit lesassassins ?
– Il a vu au moins l’un d’entre eux. Il persiste me jurer qu’ilne l’a pas reconnu. Voilà où nous en sommes. Mais les ténèbres dela prison ont des terreurs salutaires. Demain, après une nuitd’insomnie, mon homme, j’en suis persuadé, sera bien autrementexplicite.
– Mais Guespin, interrogea anxieusement le vieux juge, avez-vousde nouveau questionné Guespin.
– Oh ! fit M. Domini, pour ce qui est de celui-là, tout estdit.
– Il a avoué ? demanda M. Lecoq stupéfié.
Le juge d’instruction se tourna à demi vers l’homme de lapolice, comme s’il eût trouvé mauvais qu’il osât lequestionner.
– Guespin n’a rien avoué, répondit-il néanmoins, mais sa causen’en est pas meilleure. Nos bateliers sont revenus. Ils n’ont pasencore retrouvé le cadavre de M. de Trémorel qu’ils supposent avoirété entraîné par le courant. Mais, ils ont repêché d’abord au boutdu parc, dans les roseaux, l’autre pantoufle du comte ; puis,au milieu de la Seine, sous le pont, remarquez bien ce détail, sousle pont, une veste de drap grossier qui porte encore des traces desang.
– Et cette veste est à Guespin ? demandèrent ensemble levieux juge de paix et l’agent de la Sûreté.
– Précisément. Elle a été reconnue par tous les gens du châteauet Guespin a avoué sans difficulté qu’elle lui appartient. Mais cen’est pas tout…
M. Domini s’arrêta comme pour reprendre haleine, en réalité pourfaire languir un peu le père Plantat. Par suite de leursdivergences d’opinions, il avait cru reconnaître en lui unecertaine hostilité sourde, et – la faiblesse humaine ne perdantjamais ses droits – il n’était pas fâché de triompher un peu.
– Ce n’est pas tout, poursuivit-il ; cette veste avait à lapoche droite une large déchirure et un morceau de l’étoffe avaitété arraché. Ce lambeau de la veste de Guespin, savez-vous ce qu’ilétait devenu ?…
– Ah ! murmura le père Plantat, c’est lui que nous avonsretrouvé dans la main de la comtesse.
– Vous l’avez dit, monsieur le juge de paix. Que pensez-vous, jevous prie, de cette preuve de culpabilité du prévenu ?
Le père Plantat semblait consterné ; les bras luitombaient.
Quant à M. Lecoq qui, devant le juge d’instruction, avait reprissévèrement son attitude de mercier retiré, il fut à ce pointsurpris qu’il faillit s’étrangler avec un morceau de pâte.
– Mille diables ! disait-il, tout en toussant, réparationd’honneur, voilà qui est fort.
Il eut un sourire niais, et ajouta, plus bas et pour le seulpère Plantat :
– Très fort ! quoique du même tonneau et prévu par noscalculs. La comtesse tenait entre ses doigts crispés un lambeau dedrap, donc il a dû être placé là intentionnellement par lesmeurtriers.
M. Domini n’avait pas relevé l’exclamation, il n’entendit pas laréflexion de M. Lecoq. Il tendit la main au père Plantat et luidonna rendez-vous pour le lendemain, au palais.
Puis il sortit, emmenant son greffier.
Guespin et le vieux La Ripaille, les menottes aux mains, avaientété quelques minutes plus tôt dirigés sur la prison de Corbeil,sous la conduite des gendarmes d’Orcival.
Dans la salle de billard du château de Valfeuillu, le docteurGendron venait d’achever sa funèbre besogne.
Il avait retiré son vaste habit noir à larges manches, à basquesimmenses, à boutonnière ornée du ruban rouge de la Légiond’honneur, véritable habit de savant, et il avait retroussé, bienau-dessus du coude, les manches de sa chemise de forte toile.
Près de lui, sur une petite table destinée à recevoir lesrafraîchissements, étaient épars les instruments dont il s’étaitservi, des bistouris et plusieurs sondes d’argent.
Il avait dû, pour les investigations, dépouiller le cadavre, etil l’avait ensuite recouvert d’un grand drap blanc qui dessinaitvaguement les formes du corps et dépassait, d’un côté, les bandesdu billard.
La nuit était venue et une grosse lampe, à globe de cristaldépoli, éclairait cette scène sinistre.
Penché au-dessus d’un immense seau d’eau, le docteur finissaitde se laver les mains, lorsque entrèrent le vieux juge de paix etl’agent de la Sûreté. Au bruit de la porte, M. Gendron se redressavivement :
– Ah ! c’est vous, Plantat, dit-il – d’une voix dontl’altération était parfaitement sensible –, où est M.Domini ?
– Parti.
Le docteur ne prit pas la peine de réprimer un mouvement de viveimpatience.
– Il faut pourtant que je lui parle, dit-il, c’est indispensableet le plus tôt sera le mieux. Car enfin, je me trompe peut-être, jepuis me tromper…
M. Lecoq et le père Plantat s’étaient approchés, refermant laporte qu’assiégeaient les domestiques du château. Entrés dans lecercle de la lumière de la lampe, ils purent voir combien étaientbouleversés les traits si régulièrement calmes de M. Gendron.
Il était pâle, plus pâle que la morte qui gisait là sous cegrand drap.
L’altération des traits et de la voix du docteur ne pouvait êtrecausée par la tâche qu’il venait de remplir. Certes, elle étaitpénible, mais M. Gendron est un de ces vieux praticiens qui onttâté le pouls à toutes les misères humaines, dont le dégoût s’estblasé aux plus hideux spectacles, qui en ont vu bien d’autresenfin.
Il fallait qu’il eût découvert quelque chosed’extraordinaire.
– Je vais, mon cher docteur, lui dit le père Plantat, vousadresser la question que vous m’adressiez, il y a quelques heures :Vous trouveriez-vous indisposé, êtes-vous souffrant ?
M. Gendron secoua tristement la tête, et répondit avec uneintention calculée et parfaitement notée :
– Je vous répondrai, mon ami, précisément ce que vous m’avezrépondu : Je vous remercie, ce n’est rien, je vais déjà mieux.
Alors, ces deux observateurs, également profonds, détournèrentla tête, comme si, redoutant d’échanger leurs pensées, ils sefussent défiés de l’éloquence de leurs regards.
M. Lecoq s’avança.
– Je crois savoir, dit-il, les raisons de l’émotion de M. ledocteur. Il vient de découvrir que Mme de Trémorel a été tuée d’unseul coup, et que plus tard les assassins se sont acharnés sur uncadavre déjà presque froid.
Les yeux du docteur eurent, en s’arrêtant sur l’agent de laSûreté, une expression d’immense stupeur.
– Comment avez-vous pu deviner cela ? demanda-t-il.
– Oh ! je n’ai pas deviné seul, répondit modestement M.Lecoq. Je dois partager avec monsieur le juge de paix l’honneur dusystème qui nous a amenés à prévoir ce fait.
M. Gendron se frappa le front.
– En effet, s’écria-t-il, je me rappelle maintenant votrerecommandation ; dans mon trouble, qui a été grand, il fautbien que je le confesse, je l’avais totalement oubliée.
M. Lecoq crut devoir s’incliner.
– Eh bien reprit le médecin, vos prévisions se trouventréalisées. Entre le premier coup de poignard qui a donné la mort etles autres, il ne s’est peut-être pas écoulé tout le temps que voussupposez, mais je suis persuadé que Mme de Trémorel avait cessé devivre depuis près de trois heures, lorsqu’on l’a frappée denouveau.
M. Gendron s’était approché du billard et lentement il avaitrelevé le drap mortuaire, découvrant ainsi la tête et une partie dubuste du cadavre.
– Éclairez-nous donc, Plantat, demanda-t-il.
Le vieux juge de paix obéit. Il prit la lampe et passa del’autre côté du billard. Sa main tremblait si fort que le globe etle verre s’entrechoquaient. La lumière vacillante promenait sur lesmurs des ombres sinistres.
Cependant le visage de la comtesse avait été lavé soigneusement,les plaques de sang et de vase avaient été enlevées. La marque descoups était ainsi plus visible, mais on retrouvait sur cette figurelivide les traces de sa beauté.
M. Lecoq se tenait en haut du billard, se penchant pour examinerde plus près.
– Mme de Trémorel, disait le docteur Gendron, a reçu dix-huitcoups de poignard. De toutes ces blessures, une seule est mortelle,c’est celle dont la direction est presque verticale ; tenez,là, un peu au-dessous de l’épaule.
En même temps, il montrait la plaie béante, et sur son brasgauche il soutenait le cadavre dont les admirables cheveux blondss’éparpillaient sur lui.
Les yeux de la comtesse avaient conservé une expressioneffrayante. Il semblait que de sa bouche entrouverte ce cri allaits’échapper : « À moi ! au secours ! »
Le père Plantat, l’homme au cœur de pierre, détournait la tête,et le docteur, devenu maître de son émotion première, continuait decette voix un peu emphatique des professeurs à l’amphithéâtre.
– La lame du couteau devait être large de trois centimètres etlongue de vingt-cinq au moins. Toutes les autres blessures, aubras, à la poitrine, aux épaules, sont légères relativement. Ondoit les supposer postérieures de deux heures au moins à celle quia déterminé la mort.
– Bien ! fit M. Lecoq.
– Remarquez, reprit vivement le docteur, que je n’émets pas unecertitude ; j’indique simplement une probabilité. Lesphénomènes sur lesquels se base ma conviction personnelle, sonttrop fugitifs, trop insaisissables de leur nature, trop discutésencore pour que je puisse rien assurer.
Cet exposé du docteur parut contrarier vivement M. Lecoq.
– Cependant, dit-il, du moment où…
– Ce que je puis affirmer, interrompit M. Gendron, ce que sansscrupules j’affirmerais devant un tribunal, sous la foi du serment,c’est que toutes les plaies contuses de la tête, à l’exceptiond’une seule, ont été faites bien après la mort. Pas de doutes, pasde discussion possibles. Voici, au-dessus de l’œil, le coup donnépendant la vie. Comme vous le voyez, l’infiltration du sang dansles mailles des tissus a été considérable, la tumeur est énorme,très noire au centre et plombée. Les autres contusions ont si peuce caractère que même ici, où le choc a été assez violent pourfracturer l’os temporal, il n’y a aucune trace d’ecchymose.
– Il me semble, monsieur le docteur, insinua M. Lecoq, que de cefait acquis et prouvé, que la comtesse a été, après sa mort,frappée par un instrument contondant, on peut conclure que c’estégalement lorsqu’elle avait cessé de vivre qu’elle a été hachée decoups de couteau.
M. Gendron réfléchit un moment.
– Il se peut, monsieur l’agent, dit-il enfin, que vous ayezraison, et pour ma part j’en suis persuadé. Pourtant, lesconclusions de mon rapport ne seront pas les vôtres. La médecinelégale ne doit se prononcer que sur des faits patents, démontrés,indiscutables. Si elle a un doute, le moindre, le plus léger, elledoit se taire. Je dirai plus : s’il y a incertitude, mon avis estque l’accusé doit en recueillir le bénéfice et nonl’accusation.
Ce n’était, certes, pas là l’opinion de l’agent de la Sûreté,mais il se garda bien d’en rien dire.
C’est avec une attention passionnée qu’il avait suivi le docteurGendron, et la contraction de sa physionomie disait l’effort de sonintelligence.
– Il me paraît possible maintenant, dit-il, de déterminer où etcomment la comtesse a été frappée.
Le docteur avait recouvert le cadavre et le père Plantat avaitreplacé la lampe sur la petite table.
Ils engagèrent tous deux M. Lecoq à s’expliquer.
– Eh bien ! reprit l’homme de la police, la direction de lablessure de Mme de Trémorel me prouve qu’elle était dans sachambre, prenant le thé, assise et le corps un peu incliné enavant, lorsqu’elle a été assassinée. L’assassin est arrivépar-derrière, le bras levé, il a bien choisi sa place et a frappéavec une force terrible. Telle a été la violence du coup, que lavictime est tombée en avant, et que dans la chute, son frontrencontrant l’angle de la table, elle s’est fait la seule blessureecchymosée que nous ayons remarquée à la tête.
M. Gendron examinait alternativement M. Lecoq et le pèrePlantat, qui échangeaient des regards au moins singuliers.Peut-être se doutait-il du jeu qu’ils jouaient.
– Évidemment, dit-il, le crime doit avoir eu lieu commel’explique monsieur l’agent.
Il y eut un autre silence si embarrassant que le père Plantatjugea convenable de l’interrompre. Le mutisme obstiné de M. Lecoqle taquinait.
– Avez-vous vu, lui demanda-t-il, tout ce que vous aviez àvoir !
– Pour aujourd’hui, oui, monsieur Pour les quelquesperquisitions qui me seraient encore utiles, j’ai besoin de lalumière du jour. Il me paraît d’ailleurs que, sauf un détail quim’inquiète, je tiens complètement l’affaire.
– Il faut alors être ici demain de bon matin.
– J’y serai, monsieur, à l’heure qu’il vous plaira.
– Vos explorations terminées, nous nous rendrons ensemble àCorbeil, chez monsieur le juge d’instruction.
– Je suis aux ordres de monsieur le juge de paix.
Le silence recommença.
Le père Plantat se sentait deviné et il ne comprenait rien ausingulier caprice de l’agent de la Sûreté qui, si prompt quelquesheures plus tôt, se taisait maintenant.
M. Lecoq, lui, ravi de taquiner un peu le juge de paix, seproposait de l’étonner prodigieusement le lendemain en luiprésentant un rapport qui serait le fidèle exposé de toutes sesidées. En attendant, il avait tiré sa bonbonnière et confiait millechoses au portrait.
– Puisqu’il en est ainsi, fit le docteur, il ne nous reste plus,ce me semble, qu’à nous retirer.
– J’allais demander la permission de le faire, dit M.Lecoq ; je suis à jeun depuis ce matin.
Le père Plantat prit un grand parti :
– Regagnez-vous Paris ce soir, M. Lecoq ? demanda-t-ilbrusquement.
– Non, monsieur, je suis arrivé ici ce matin avec l’intentiond’y coucher. J’ai même apporté mon sac de nuit, qu’avant de venirau château j’ai déposé à cette petite auberge qui est au bord de laroute et qui a un grenadier peint sur sa devanture. C’est là que jeme propose de souper et de coucher.
– Vous serez fort mal au Grenadier fidèle, fit le vieuxjuge de paix, vous ferez acte de prudence en venant dîner avecmoi.
– Monsieur le juge de paix est vraiment trop bon…
– De plus, comme nous avons à causer et peut-être, longuement,je vous offre une chambre ; nous allons prendre votre sac denuit en passant.
M. Lecoq s’inclina, la bouche en cœur, à la fois flatté etreconnaissant de l’invitation.
– Et vous aussi, docteur, continua le père Plantat, bon gré malgré je vous enlève. Ah ! ne dites pas non. Si vous tenezabsolument à rentrer à Corbeil ce soir, nous vous reconduironsaprès souper.
Restaient les scellés à poser.
L’opération fut promptement terminée. Des bandes étroites deparchemin, retenues par de larges cachets de cire, aux armes de lajustice de paix, furent placées à toutes les portes du premierétage, à la porte de la chambre à la hache, et aussi aux battantsd’une armoire où toutes les pièces de conviction, recueillies parl’enquête et minutieusement décrites dans les procès-verbaux,avaient été déposées.
Malgré toute la hâte imaginable, il n’était pas loin de dixheures quand le père Plantat et les invités purent enfin quitter lechâteau de Valfeuillu.
Au lieu de prendre le chemin du matin, ils s’engagèrent dans unpetit sentier en pente qui, longeant les propriétés de Mme deLanascol, conduit en diagonale au pont de fil de fer.
C’était le plus court pour gagner l’auberge où M. Lecoq avaitdéposé son léger bagage.
Tout en marchant, le vieux juge de paix, un peu distrait despréoccupations de l’enquête, s’inquiétait de M. Courtois, sonami.
– Quel malheur a pu le frapper ? disait-il au docteurGendron. Grâce à la niaiserie méchante de l’affreux drôle qui lesert, nous n’avons rien su absolument. Et c’est au reçu de lalettre de sa fille aînée, Mlle Laurence, qu’on l’a envoyéchercher !
On était arrivé devant le Grenadier.
Sur la porte de l’auberge, le dos appuyé contre les montants,les jambes croisées, un grand gaillard taillé en hercule, haut encouleur, fumait une longue pipe de terre, tout en causant avec unhomme de peine du chemin de fer, venu d’Évry tout exprès poursavoir. C’était l’aubergiste.
Dès qu’il aperçut le père Plantat :
– Eh ! bien, monsieur le juge de paix, s’écria-t-il, voilàun malheur ! Entrez, entrez, il y a dans la salle plusieurspersonnes qui ont vu les assassins. Quel gredin que ce LaRipaille ! Et ce Guespin, donc ! Ah ! je feraivolontiers le voyage de Corbeil le matin où on dressera leuréchafaud.
– Un peu de charité, maître Lenfant, vous oubliez trop vite queGuespin et La Ripaille étaient de vos meilleures pratiques.
Maître Lenfant resta quelque peu interdit de la réplique, maisson impudence reprit vite le dessus.
– Belles pratiques ! répondit-il, ce filou de Guespinm’emporte trente-huit francs que je ne reverrai jamais.
– Qui sait !… fit ironiquement le juge de paix, etd’ailleurs, ce soir, vous allez gagner plus que cette somme, vousavez autant de monde qu’à la fête d’Orcival…
Pendant cette courte conversation, M. Lecoq était entré dansl’auberge pour reprendre son sac de nuit.
Sa qualité n’étant plus un secret pour personne, il ne reçut pasl’aimable accueil du matin, alors qu’on le prenait pour unbonnetier retiré.
C’est à peine si Mme Lenfant, une maîtresse femme qui n’a pasbesoin de son mari pour fourrer les ivrognes qui n’ont plusd’argent à la porte, daigna lui répondre. Quand il demanda combienil devait, elle eut un geste de mépris en disant : « Rien. »
Dès qu’il sortit de l’auberge, son sac de nuit à la main :
– Marchons vite, maintenant, fit le père Plantat, d’autant queje tiens à passer prendre des nouvelles de notre pauvre maire.
Les trois hommes hâtèrent le pas et le vieux juge de paix, agitéde pressentiments funestes, cherchant à combattre ses inquiétudes,poursuivait :
– S’il était survenu chez Courtois un événement grave,certainement je serais prévenu à cette heure. Peut-être Laurencea-t-elle écrit simplement qu’elle est malade ou même un peuindisposée. Mme Courtois, qui est bien la meilleure des femmes quisoient au monde, se monte la tête pour un rien, elle aura vouluenvoyer son mari chercher leur fille immédiatement. Ce sera, vousle verrez, quelque fausse alerte.
Non. Il était arrivé quelque catastrophe.
Devant la grille de l’habitation du maire, stationnaient unequinzaine de femmes du bourg. Au milieu du groupe, Baptiste, levalet qui fait ce qu’il veut, pérorait et gesticulait.
Mais à l’approche du redoutable juge de paix, les commèress’envolèrent comme une troupe de mouettes effarouchées. Ellesl’avaient reconnu d’assez loin à la lueur d’un réverbère.
Car Orcival possède et étale orgueilleusement vingt réverbères,présent de M. Courtois, qu’on allume jusqu’à minuit les soirs où iln’y a pas de lune. Vingt réverbères à huile de pétrole achetés à laliquidation d’une ville qui, assez riche pour se payer des lumièresplus éclatantes, venait d’adopter le gaz.
Les réverbères d’Orcival n’éclairent peut-être pas beaucoup,mais par les soirées d’hiver, quand il y a du brouillard surtout,l’huile de pétrole répand une abominable odeur.
L’arrivée inattendue du vieux juge de paix contrariasensiblement le tranquille Baptiste, interrompu par la fuite de sesauditeurs juste au milieu d’un superbe mouvement oratoire.
Comme cependant il a grand-peur du bonhomme, il dissimula sacontrariété sous son sourire, habituel.
– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, lorsque le père Plantat nefut plus qu’à trois pas, ah ! monsieur, quelle histoire !Je courais vous chercher…
– Ton maître a besoin de moi ?
– C’est à n’y pas croire, poursuivit Baptiste. En sortant duValfeuillu, ce soir, Monsieur se met à courir, si fort, mais sifort, que c’est à peine si je pouvais le suivre.
Baptiste s’interrompit pour lancer une réflexion qui luivenait.
– Monsieur n’a pas l’air leste, n’est-ce pas ! Ehbien ! il l’est, allez, et joliment, quoique gros !
Le père Plantat impatienté frappa du pied.
– Enfin, reprit le domestique, nous arrivons ici, bon !Monsieur se précipite comme un ouragan dans le salon où se trouvaitMadame sanglotant comme une Madeleine. Il était si essoufflé qu’ilpouvait à peine parler. Les yeux lui sortaient de la tête, et ildisait comme ça : « Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? » Alors,Madame qui ne pouvait pas parler non plus, lui a tendu la lettre deMademoiselle qu’elle tenait à la main.
Les trois auditeurs de Baptiste étaient comme sur des charbonsardents et le drôle qui s’en apercevait, égrenait de plus en pluslentement ses paroles.
– Voilà donc, continua-t-il, Monsieur qui prend la lettre et quis’approche de la fenêtre pour y voir plus clair à lire. Oh !d’un coup d’œil il a eu tout lu. Pour lors – on voit tout de mêmedes choses singulières – il a poussé un cri rauque, comme cela,tenez : « Oh ! » puis il s’est mis à battre l’air de ses deuxmains, comme un chien qui nage, puis il a fait deux tours surlui-même et il est tombé, pouf ! comme un sac, la face contreterre. C’était fini.
– Il est mort ! s’écrièrent ensemble les trois hommes.
– Oh ! non, messieurs, répondit Baptiste avec un aimablesourire, vous allez voir.
M. Lecoq est certainement patient, mais non autant qu’on lepourrait croire. Crispé par l’allure du récit, il posa à terre sonsac de nuit et, saisissant le bras de Baptiste de la main droite,pendant que de la gauche il faisait siffler un petit jonc trèsflexible, à assommoir de vermeil, qui ne le quitte jamais :
– Mon garçon, fit-il, je t’engage, là, sérieusement àdépêcher…
Il ne dit que cela. Et le domestique, qu’on ne gronde jamais eutune peur terrible de ce petit homme blond, à voix singulière, àpoigne plus dure qu’un étau.
Il reprit donc très vite cette fois, l’œil fixé sur le jonc deM. Lecoq :
– Monsieur venait d’avoir une attaque. Voilà la maison en l’air.Tout le monde perd la tête, sauf moi ; l’idée d’un médecin mevient et je cours chercher quelqu’un, M. Gendron, que je savais auchâteau, ou le docteur d’ici, ou le pharmacien, n’importe qui. Unbonheur. Juste au coin de la rue, je rencontre Robelot, lerebouteux. « Toi, lui dis-je, tu vas me suivre. » Il me suit, ilécarte les autres qui soignaient Monsieur, et il le saigne aux deuxbras. Un petit moment après, Monsieur a respiré, ensuite il aouvert les yeux, enfin il a parlé. Maintenant, il est bien revenu,il est étendu sur un des canapés du salon, pleurant toutes leslarmes de son corps. Il m’a dit qu’il voulait voir monsieur le jugede paix, et moi aussitôt…
– Et… mademoiselle Laurence ?… demanda le père Plantat avecdes larmes dans la voix.
Baptiste prit une pose tragique.
– Ah ! messieurs, fit-il, ne m’en parlez pas… c’estnavrant !
Le juge de paix et le docteur n’en écoutèrent pas davantage, ilsentrèrent vivement.
Derrière eux venait M. Lecoq. Il avait confié son sac de nuit àBaptiste avec un : « Portez-moi ça chez le juge de paix, et leste», qui fit trembler le domestique qu’on ne gronde jamais et luidonna des jambes.
Le malheur, lorsqu’il entre dans une maison, semble la marquerdès le seuil de son empreinte fatale. Peut-être n’en est-il pasainsi en réalité, mais c’est le sentiment qu’éprouventinvinciblement les personnes prévenues.
Pendant que le médecin et le père Plantat traversaient la cour,il leur semblait que cette maison si hospitalière, si gaie et sivivante la veille, présentait un aspect lugubre.
À l’étage supérieur, on voyait des lumières aller et venir. Ons’occupait de la plus jeune des filles de M. Courtois, Mlle Lucile,qui avait été prise d’une affreuse attaque de nerfs.
Dans le vestibule, une fillette de quinze ans qui servait defemme de chambre à Mlle Laurence, était assise sur la premièremarche de l’escalier. Elle avait relevé son tablier sur sa tête,comme font à la campagne les femmes au désespoir, et pleurait àfendre l’âme.
Quelques domestiques étaient là, effarés, immobiles, ne sachantque faire, que devenir dans ce désarroi.
La porte du salon, mal éclairé par deux bougies, était toutegrande ouverte. Dans un vaste fauteuil près de la cheminée, MmeCourtois était renversée plutôt qu’assise. Au fond, près desfenêtres donnant sur le jardin, M. Courtois gisait sur lecanapé.
On lui avait retiré son paletot et pour aller plus vite, aumoment où sa vie dépendait d’un coup de lancette, on avait déchiréet arraché les manches de sa chemise et de son gilet de flanelle.Des bandes de toile, comme on en ajuste après les saignées,entouraient ses deux bras nus.
Près de la porte, un petit homme vêtu comme les artisans aisésdes environs de Paris, semblait fort embarrassé de sa contenance.C’était Robelot, le rebouteux, qu’on avait fait rester, crainte dequelque nouvel accident.
L’entrée du père Plantat tira M. Courtois de l’état de mornestupeur dans lequel il était plongé.
Il se leva, et c’est en chancelant qu’il vint se jeter, ouplutôt s’abattre entre les bras du vieux juge de paix.
D’une voix déchirante, il disait :
– Ah ! mon ami, je suis bien malheureux ! oui, bienmalheureux.
C’était à ne plus reconnaître l’infortuné maire, tant il étaitchangé.
Non, ce n’était plus là cet heureux du monde, au visagesouriant, au regard sûr de soi, dont le maintien, comme un défijeté à tous, disait bien haut et l’importance et la prospérité. Enquelques heures, il avait vieilli de vingt ans.
Il était brisé, foudroyé, et sa pensée éperdue flottait à ladérive au milieu d’un océan d’amertumes.
Il ne savait que répéter comme un mot vide de sens :
– Malheureux ! malheureux !
Le vieux juge de paix, cet homme si éprouvé, était bien l’amiqu’il fallait en ces crises terribles.
Il avait ramené M. Courtois jusqu’au canapé, et là, assis prèsde lui, tenant ses mains dans les siennes, il s’efforçait de calmercette douleur sans bornes.
Il rappelait à ce père infortuné, que sa femme, la compagne desa vie, lui restait, pour pleurer avec lui la pauvre morte.N’avait-il pas une autre fille à aimer, et à laquelle il sedevait !
Mais cet homme malheureux était hors d’état de rienentendre.
– Ah ! mon ami, gémissait-il, vous ne savez pas tout. Sielle était morte ici, au milieu de nous, entourée de nos soins,réchauffée jusqu’à son dernier soupir par notre tendresse, mondésespoir serait infini et cependant bien faible en comparaison decelui qui me tue. Si vous saviez, si vous saviez…
Le père Plantat s’était levé, comme s’il eût été épouvanté de cequ’il allait entendre.
– Mais qui pourrait dire, poursuivait le maire, où et commentelle est morte ! Ô ma Laurence, il ne s’est donc trouvépersonne pour entendre le râle de ton agonie et te sauver !Qu’es-tu devenue, toi si jeune, si heureuse !
Il se redressa effrayant de désespoir et s’écria :
– Partons, Plantat, venez, allons voir à la Morgue !
Puis il se laissa retomber murmurant le mot sinistre :
– La Morgue.
Tous les témoins de cette scène déchirante restaient immobileset muets, glacés, retenant leur souffle.
Seuls, les gémissements étouffés de Mme Courtois et les sanglotsde la petite servante dans le vestibule, troublaient lesilence.
– Vous savez que je suis votre ami, murmurait le pèrePlantat ; oui, votre meilleur ami ; parlez, confiez-vousà moi, dites-moi tout.
– Eh bien donc !… commença M. Courtois, sachez…
Mais les larmes l’étouffant il ne put continuer Alors tendant aupère Plantat une lettre froissée et mouillée de pleurs, il lui dit:
– Tenez, lisez… c’est sa dernière lettre.
Le père Plantat s’approcha de la table où étaient les bougies,et non sans peine, car l’écriture était effacée en plusieursendroits, il lut :
« Chers parents aimés,
Pardonnez, pardonnez, je vous en conjure, à votremalheureuse fille la douleur dont elle va vous accabler.
Hélas ! j’ai été bien coupable, mais que le châtimentest terrible, ô mon Dieu !
En un jour d’égarement, entraînée par une passion fatale,j’ai tout oublié, l’exemple et les conseils de ma bonne et saintemère, les devoirs les plus sacrés et votre tendresse.
Je n’ai pas su, non, je n’ai pas su résister à celui quipleurait à mes genoux en me jurant un amour éternel et quimaintenant m’abandonne.
Maintenant, c’est fini, je suis perdue, déshonorée. Je suisenceinte et il me devient impossible de cacher plus longtempsl’horrible faute.
Ô chers parents, ne me maudissez pas. Je suis votre fille,je ne saurais courber le front sous les mépris, je ne survivrai pasà mon honneur.
Quand cette lettre vous sera remise, j’aurai cesséd’exister. J’aurai quitté la maison de ma tante, et je serai alléeloin, bien loin, où nul ne pourra me reconnaître. Là, je sauraifinir mes misères et mon désespoir.
Adieu donc, ô mes parents aimés, adieu ! Que nepuis-je, une dernière fois, vous demander pardon à genoux.
Ma mère chérie, mon bon père, ayez pitié d’une malheureuseégarée, pardonnez-moi, oubliez-moi. Que Lucile, ma sœur, ne sachejamais…
Encore adieu, j’ai du courage, l’honneur commande.
À vous, la dernière prière et la suprême pensée de votrepauvre Laurence… »
De grosses larmes roulaient silencieuses le long des joues duvieux juge de paix pendant qu’il déchiffrait cette lettredésespérée.
Une rage froide, muette, terrible, pour qui le connaissait,crispait les muscles de son visage.
Quand il eut achevé, il prononça, d’une voix rauque, ce seul mot:
– Misérable !
M. Courtois entendit cette exclamation.
– Ah ! oui, misérable, s’écria-t-il, misérable, ce vilséducteur qui s’est glissé dans l’ombre pour me ravir mon plus chertrésor, ma fille bien aimée. Hélas ! elle ne savait rien de lavie. Il a murmuré à son oreille de ces paroles d’amour qui fontbattre le cœur de toutes les jeunes filles, elle a eu foi en lui,et maintenant, il l’abandonne. Oh si je le connaissais, si jesavais…
Il s’interrompit brusquement.
Une lueur de raison venait d’illuminer l’abîme de désespoir oùil était tombé.
– Non, dit-il, on n’abandonne pas ainsi une belle et noble jeunefille, lorsque dans son tablier elle porte une dot d’un million onne l’abandonne pas, du moins, sans y être contraint. L’amour passe,la cupidité reste. L’infâme suborneur n’était pas libre, il étaitmarié. Le misérable n’est et ne peut être que le comte de Trémorel.C’est lui qui a tué ma fille !…
Le silence qui persista plus lugubre, lui prouva que sa penséeétait celle de tous ceux qui l’entouraient.
– J’étais donc, s’écria-t-il, frappé d’aveuglement. Car je lerecevais chez moi, cet homme, je lui tendais une main loyale, jel’appelais mon ami. Oh ! n’est-ce pas, j’ai droit à unevengeance éclatante.
Mais le souvenir du crime de Valfeuillu lui revint, et c’estavec un profond découragement qu’il reprit :
– Et ne pouvoir même se venger ! Je ne pourrai pas le tuerde mes mains, le voir souffrir durant des heures, l’entendredemander grâce ! Il est mort. Il est tombé sous les coupsd’assassins moins vils que lui.
Vainement le docteur et le père Plantat s’efforçaient de calmerle malheureux maire, il continuait, s’exaltant au bruit de sespropres paroles :
– Ô Laurence, ô ma chérie, pourquoi as-tu manqué de confiance.Tu as craint ma colère, comme si jamais un père pouvait cesserd’aimer sa fille. Perdue, dégradée, tombée au rang des plus vilescréatures, je t’aimerais encore. N’es-tu pas à moi, n’es-tu pasmoi ? Hélas ! c’est que tu ne savais pas ce qu’est lecœur d’un père. Un père ne pardonne pas, il oublie. Va, tu pouvaisêtre heureuse encore. Ton enfant ! Eh bien ! il auraitété le mien. Il aurait grandi entre nous, et j’aurais reporté surlui ma tendresse pour toi. Ton enfant, ne serait-ce pas moi encore.Le soir, au coin du feu, je l’aurais pris, sur mes genoux comme jete prenais lorsque tu étais toute petite.
Il pleurait, l’attendrissement lui venait. Mille souvenirs de cetemps où Laurence enfant jouait sur le tapis près de lui, sereprésentaient à sa pensée. Il lui semblait que c’était hier.
– Ô ma fille, disait-il encore, est-ce le monde qui te faisaitpeur, le monde méchant, hypocrite et railleur ? Mais nousserions partis. J’aurais quitté Orcival, donné ma démission demaire. Nous serions allés nous établir bien loin, à l’autre bout dela France, en Allemagne, en Italie. Avec de l’argent tout estpossible. Tout… non. J’ai des millions et ma fille s’estsuicidée.
Il cacha son visage entre ses mains, les sanglotsl’étouffaient.
– Et ne savoir ce qu’elle est devenue, reprit-il. N’est-ce pasaffreux. Quelle mort aura-t-elle choisie ! ô ma fille, toi, sibelle ! Vous souvenez-vous, docteur et vous Plantat, de sesbeaux cheveux bouclés autour de son front si pur, de ses grandsyeux tremblants, de ses longs cils recourbés. Son sourire,voyez-vous, c’était le rayon de soleil de ma vie. J’aimais tant savoix, et sa bouche, sa bouche si fraîche qui me donnait sur lesjoues de bons gros baisers sonores. Morte ! perdue ! Etne savoir ce qu’est devenu ce corps souple et charmant. Se direqu’il gît peut-être abandonné dans les vases de quelque rivière.Rappelez-vous le cadavre de la comtesse de Trémorel, ce matin.C’est là ce qui me tue. Ô mon Dieu ! ma fille ; que je larevoie une heure, une minute, que je puisse déposer sur ses lèvresfroides un dernier baiser.
Était-ce là le même homme, qui, tout à l’heure, du haut duperron de Valfeuillu débitait ses phrases banales aux badauds de lacommune.
Oui. Mais la passion est le niveau égalitaire qui efface toutesles distinctions de l’esprit et de l’intelligence.
Le désespoir de l’homme de génie ne s’exprime pas autrement quele désespoir d’un imbécile.
Depuis un moment déjà, M. Lecoq faisait les plus sincèresefforts pour empêcher de tomber une larme chaude qui roulait dansses yeux. M. Lecoq est stoïque par principes et par profession.
Sur ces paroles désolées, sur ce vœu d’un père au désespoir, iln’y tint plus.
Oubliant qu’on allait s’apercevoir de son émotion, il sortit del’ombre où il s’était tenu, et s’adressant à M. Courtois :
– Moi, dit-il, moi, M. Lecoq, de la Sûreté, je vous donne maparole d’honneur de retrouver le corps de Mlle Laurence.
Le pauvre maire s’accrocha désespérément à cette promesse commeun noyé au brin d’herbe qui flotte à portée de sa main.
– Oui ! n’est-ce pas, dit-il, nous le retrouverons. Vousm’aiderez. On dit que rien n’est impossible à la police, qu’ellesait, qu’elle voit tout. Nous saurons ce qu’est devenue mafille.
« Merci, ajouta-t-il, vous êtes un brave homme. Je vous ai malreçu tantôt et jugé du haut de mon sot orgueil ;pardonnez-moi. Il est des préjugés stupides : je vous ai accueillidédaigneusement, moi qui ne savais quelle fête faire à ce misérablecomte de Trémorel. Merci encore, nous réussirons, vous verrez, nousnous ferons aider, nous mettrons sur pied toute la police, nousfouillerons la France ; il faut de l’argent, j’en ai, j’ai desmillions, prenez-les…
Ses forces étaient à bout, il chancela et retomba épuisé sur lecanapé.
– Il ne faut pas qu’il reste ici plus longtemps, murmura ledocteur Gendron à l’oreille du père Plantat, il faut qu’il secouche, une fièvre cérébrale, après de pareils ébranlements, ne mesurprendrait pas.
Le juge de paix, aussitôt s’approcha de Mme Courtois, toujoursaffaissée sur le fauteuil. Abîmée dans sa douleur, elle semblaitn’avoir rien vu, rien entendu.
– Madame, lui dit-il, madame !…
Elle tressaillit et se leva l’air égaré.
– C’est ma faute, disait-elle, ma très grande faute, une mèredoit lire dans le cœur de sa fille comme dans un livre. Je n’ai passu deviner le secret de Laurence je suis une mauvaise mère.
Le docteur à son tour s’était avancé.
– Madame, prononça-t-il d’un ton impérieux, il faut engagervotre mari à se coucher sans tarder. Son état est grave, et un peude sommeil est absolument nécessaire. Je vous ferai préparer unepotion…
– Ah ! mon Dieu ! s’écria la pauvre femme en setordant les mains, ah ! mon Dieu !…
Et la crainte d’un nouveau malheur, aussi épouvantable que lepremier, lui rendant quelque présence d’esprit, elle appela lesdomestiques qui aidèrent M. Courtois à regagner sa chambre.
Elle monta aussi, suivie du docteur Gendron.
Trois personnes seulement restaient au salon, le juge de paix,M. Lecoq et, toujours près de la porte, Robelot, le rebouteux.
– Pauvre Laurence, murmura le vieux juge de paix, malheureusejeune fille !…
– Il me semble, remarqua l’agent de la Sûreté, que c’est sonpère surtout qui est à plaindre. À son âge, un pareil coup, il estcapable de ne s’en pas relever. Quoi qu’il puisse arriver, sa vieest brisée.
Lui aussi, l’homme de la police, il avait été ému, et s’il ledissimulait autant que possible – on a son amour-propre – ill’avait formellement avoué au portrait de la bonbonnière.
– J’avais, reprit le juge de paix, j’ai eu comme lepressentiment du malheur qui arrive aujourd’hui. J’avais, moi,deviné le secret de Laurence, malheureusement je l’ai deviné troptard.
– Et vous n’avez pas essayé…
– Quoi ? En ces circonstances délicates, lorsque l’honneurd’une famille respectable dépend d’un mot, il faut unecirconspection extrême. Que pouvais-je faire ? AvertirCourtois ? Non, évidemment. Il eût d’ailleurs refusé de mecroire. Il est de ces hommes qui ne veulent rien entendre et que lefait brutal peut seul désabuser.
– On pouvait agir près du comte de Trémorel.
– Le comte aurait tout nié. Il m’aurait demandé de quel droit jeme mêlais de ses affaires. Une démarche aboutissait simplement à mabrouille avec Courtois.
– Mais la jeune fille ?
Le père Plantat poussa un gros soupir.
– Bien que je déteste, répondit-il, me mêler de ce qui en sommene me regarde pas, un jour j’ai essayé de lui parler. M’armant deprécautions infinies, avec une délicatesse toute maternelle, jepuis le dire, sans lui donner à entendre que je savais tout, j’aitenté de lui montrer l’abîme où elle courait.
– Et qu’a-t-elle répondu ?
– Rien. Elle a ri, elle a plaisanté, comme savent plaisanter etrire les femmes qui ont un secret à cacher. Et, depuis, il m’a étéimpossible de me trouver seul un quart d’heure avec elle. Et avantcette imprudence de ma part, car parler fut une imprudence, ilfallait agir, j’étais son meilleur ami. Il ne se passait pas dejournée qu’elle ne vint mettre ma serre au pillage. Je lui laissaisdévaster mes pétunias les plus rares, moi qui ne donnerais pas unefleur au pape. Elle m’avait, d’autorité, constitué son fleuristeordinaire. C’est pour elle que j’ai réuni ma collection de bruyèresdu Cap. J’étais chargé de l’entretien de ses jardinières…
Son expansion était à ce point attendrie, que M. Lecoq, qui leguettait à la dérobée, ne put retenir une grimace narquoise.
Le juge de paix allait continuer, lorsque, s’étant retourné à unbruit qui se fit dans le vestibule, il s’aperçut de la présence deRobelot, le rebouteux. Sa figure aussitôt exprima le plus vifmécontentement.
– Vous étiez là, vous ? dit-il.
Le rebouteux eut un sourire bassement obséquieux.
– Oui, monsieur le juge de paix, bien à votre service.
– C’est-à-dire que vous nous écoutiez !
– Oh ! pour ça, non, monsieur le juge de paix, j’attendsMme Courtois pour savoir si elle n’a rien à me commander.
Une réflexion soudaine traversa le cerveau du père Plantat,l’expression de son œil changea ; il fit un signe à M. Lecoqcomme pour lui recommander l’attention, et s’adressant au rebouteuxd’une voix plus douce :
– Approchez donc, maître Robelot, dit-il.
D’un regard, M. Lecoq avait toisé et évalué l’homme.
Le rebouteux d’Orcival était un petit homme chétif d’apparence,d’une force herculéenne en réalité. Ses cheveux coupés en brossedécouvraient son front large et intelligent. Ses yeux clairsétaient de ceux où flambe le feu de toutes les convoitises, et ilsexprimaient, quand il oubliait de les surveiller, une audacecynique.
Un sourire bas errait toujours sur ses lèvres plates et minces,que n’ombrageait pas un seul poil de barbe.
D’un peu loin, avec sa taille exiguë et sa face imberbe, ilressemblait à ces odieux gamins de Paris, qui sont comme l’essencemême de toutes les corruptions, dont l’imagination est plussouillée que le ruisseau où ils cherchent les sous perdus entre lespavés.
À l’invitation du juge de paix, le rebouteux fit quelques pasdans le salon, souriant et saluant.
– Monsieur le juge de paix, disait-il, aurait-il par hasard etpar bonheur besoin de moi ?
– Nullement, maître Robelot, en aucune façon. Je veux seulementvous féliciter d’être arrivé si à propos pour saigner M. Courtois.Votre coup de lancette lui a peut-être sauvé la vie.
– C’est bien possible, tout de même, répondit le rebouteux.
– M. Courtois est généreux, il reconnaîtra bien ce service quiest grand.
– Oh ! je ne lui demanderai rien. Je n’ai, Dieumerci ! besoin de personne. Qu’on me paie seulement mon dû etje suis content.
– Oui, je sais, on me l’a dit, vos affaires vont bien, vousdevez être satisfait.
La parole de M. Plantat était devenue amicale, presquepaternelle. Il s’intéressait fort, on le voyait, à la prospérité demaître Robelot.
– Satisfait ! reprit le rebouteux, pas tant que monsieur lejuge de paix le croit. La vie est bien chère, pour le pauvre monde,puis il y a ces rentrées, ces maudites rentrées qui ne se fontpas.
– Cependant, c’est bien vous qui avez acheté le pré Morin, aubas de la côte d’Évry.
– Oui, monsieur.
– Il est bon, le pré Morin, bien qu’un peu humide. Heureusementvous avez de la pierraille dans les pièces de terre que vous avendues la veuve Frapesle.
Jamais le rebouteux n’avait vu le juge de paix si causeur, sibon enfant, et il ne se lassait pas que d’être un peu surpris.
– Trois méchantes pièces de terre, fit-il.
– Pas si mauvaises que vous dites. Puis, n’avez-vous pas aussiacheté quelque chose à la licitation des mineurs Peyron ?
– Un lopin de rien du tout.
– C’est vrai, mais payé comptant. Vous voyez bien que le métierde médecin sans diplôme n’est pas si mauvais.
Poursuivi plusieurs fois déjà pour exercice illégal de lamédecine, maître Robelot crut devoir protester.
– Si je guéris les gens, affirma-t-il, je ne me fais paspayer.
– C’est donc, continua le père Plantat, votre commerced’herboristerie qui vous enrichit ?
Décidément, la conversation tournait à l’interrogatoire, lerebouteux devenait inquiet.
– Je gagne passablement avec les herbes, répondit-il.
– Et comme vous êtes un homme d’ordre et d’économie, vousachetez des terres.
– J’ai encore les bêtes, reprit vivement Robelot, qui merapportent assez. On vient me chercher de plus de trois lieues. Jesoigne les chevaux, les vaches, les brebis.
– Toujours sans diplôme ?
Le rebouteux prit un air dédaigneux.
– Ce n’est pas un morceau de parchemin, dit-il, qui fait lascience. Je ne crains pas les vétérinaires de l’école, moi. C’estdans les prairies et à l’étable que j’étudie les bestiaux. Sans mevanter, je n’ai pas mon pareil pour l’enfle, non plus que,pour le tournis ou la clavelée.
Le ton du juge de paix devenait de plus en plusbienveillant.
– Je sais, poursuivit-il, que vous êtes un homme habile et pleind’expérience. Et tenez, le docteur Gendron, chez qui vous avezservi, me vantait, il n’y a qu’un instant, votre intelligence.
Le rebouteux eut un tressaillement nerveux, qui, pour être trèsléger, n’échappa point au père Plantat, qui continua :
– Oui, ce cher docteur m’affirmait n’avoir jamais rencontré unaide de laboratoire aussi entendu que vous. « Robelot, medisait-il, a pour la chimie une telle aptitude, et tant de goût enmême temps, qu’il s’entend aussi bien que moi à quantité demanipulations extrêmement difficiles. »
– Dame ! je travaillais de mon mieux, puisque j’étais bienpayé et j’ai toujours aimé à m’instruire.
– Et vous étiez à bonne école chez M. Gendron, maîtreRobelot ; il se livre à des recherches très intéressantes. Sestravaux et ses expériences sur les poisons sont surtout bienremarquables.
L’inquiétude qui, peu à peu, gagnait le rebouteux, commençait àdevenir manifeste ; son regard vacillait.
– Oui, répondit-il pour répondre quelque chose, j’ai vu desexpériences bien curieuses.
– Eh bien, dit le père Plantat, vous qui aimez à vous instruire,et qui êtes curieux, réjouissez-vous. Le docteur va, ces jours-ci,avoir un beau sujet d’études, et certainement il vous prendra pouraide.
Maître Robelot était bien trop fin pour n’avoir pas devinédepuis quelques minutes déjà que cette conversation, cetinterrogatoire plutôt, avait un but. Mais lequel ? Où envoulait venir le juge de paix ? Il se le demandait, non sansune sorte de terreur irraisonnée. Et récapitulant avec lafoudroyante rapidité de la pensée, à combien de questions, oiseusesen apparence, il avait répondu et où l’avaient conduit cesquestions, il tremblait.
Il crut être habile et esquiver d’autres demandes en disant:
– Je suis toujours aux ordres de mon ancien maître, quand il abesoin de moi.
– Il aura besoin de vous, je vous l’affirme, prononça le pèrePlantat.
Et d’un ton détaché que démentait le regard de plomb qu’il fitpeser sur le rebouteux d’Orcival, il ajouta :
– L’intérêt sera énorme et la tâche difficile. On va, mon brave,exhumer le cadavre de M. Sauvresy.
Robelot était assurément préparé à quelque chose de terrible etil était armé de toute son audace. Cependant, ce nom de Sauvresytomba sur sa tête comme un coup de massue, et c’est d’une voixétranglée qu’il balbutia :
– Sauvresy !
Le père Plantat, qui ne voulait pas voir, avait déjà détourné latête et continuait de ce ton qu’on prend en parlant de chosesindifférentes, de la pluie et du beau temps.
– Oui, on exhumera Sauvresy. On soupçonne – la justice atoujours des soupçons – qu’il n’est pas mort d’une maladieparfaitement naturelle.
Le rebouteux s’appuyait à la muraille pour ne pas tomber.
– Alors, poursuivit le juge de paix, on s’est adressé au docteurGendron. Il a, vous le savez, trouvé des réactifs qui décèlent laprésence d’un alcaloïde, quel qu’il soit, dans les matièressoumises à son analyse. Il m’a parlé de certain papiersensibilisé…
Faisant un héroïque appel à toute son énergie, Robelots’efforçait de se relever sous le coup et de reprendrecontenance.
– Je connais, dit-il, les procédés du docteur Gendron, mais jene vois pas sur qui peuvent porter les soupçons dont parle monsieurle juge de paix.
Le père Plantat était désormais fixé.
– On a, je pense, mieux que des soupçons, répondit-il. Mme deTrémorel, vous le savez, a été assassinée, on a dû inventorier sespapiers, et on a retrouvé des lettres, une déclaration des plusaccablantes, des reçus… que sais-je.
Robelot, lui aussi, savait à quoi s’en tenir ; cependant ileut encore la force de dire :
– Bast ! il faut espérer que la justice fait erreur.
Puis, telle était la puissance de cet homme, que, malgré letremblement nerveux qui secouait tout son corps comme le vent agiteles feuilles du tremble, il ajouta, contraignant ses lèvres mincesà dessiner un sourire :
– Mme Courtois ne descend pas, on m’attend chez moi, jereviendrai demain. Bonsoir, monsieur le juge de paix et lacompagnie.
Il sortit et bientôt on entendit le sable de la cour crissersous ses pas. Il allait, trébuchant comme un homme qui a bu.
Le rebouteux parti, M. Lecoq vint se poser en face du pèrePlantat et ôtant son chapeau :
– Je vous rends les armes, monsieur, dit-il, et jem’incline ; vous êtes fort comme mon maître, le grandTabaret.
Décidément, l’agent de la Sûreté était « empoigné ». L’artisteen lui se réveillait ; il se trouvait en face d’un beau crime,d’un de ces crimes qui triplent la vente de la Gazette desTribunaux. Sans doute, bien des détails lui échappaient, ilignorait le point de départ, mais il voyait les choses en gros.
Ayant pénétré le système du juge de paix, il avait suivi pas àpas le travail de la pensée de cet observateur si délié, et ildécouvrait les complications d’une affaire qui avait paru si simpleà M. Domini. Son esprit subtil, exercé à dévider l’écheveau tenudes déductions reliait, entre elles, toutes des circonstances quis’étaient révélées à lui dans la journée, et c’est sincèrementqu’il admirait le père Plantat.
Tout en regardant le portrait chéri, il pensait :
« À nous deux, ce rusé bonhomme et moi, nous expliquerons tout.»
Il s’agissait cependant de ne se pas montrer trop inférieur.
– Monsieur, dit-il, pendant que vous interrogiez ce coquin quinous sera bien utile, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai regardé unpeu partout, sous les meubles, et j’ai trouvé ce chiffon depapier.
– Voyons.
– C’est l’enveloppe de la lettre de Mlle Laurence.
– Savez-vous où demeure la tante chez laquelle elle était alléepasser quelques jours ?
– À Fontainebleau, je crois.
– Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau dela rue Saint-Lazare ; je sais que ce timbre ne prouverien…
– C’est toujours un indice.
– Ce n’est pas tout ; je me suis permis de lire la lettrede Mlle Laurence, restée sur la table.
Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.
– Oui, reprit M. Lecoq, ce n’est peut-être pas fort délicat,mais qui veut la fin veut les moyens ! Eh bien !monsieur, vous l’avez lue, cette lettre, l’avez-vous méditée,avez-vous étudié l’écriture, pesé les mots, retenu la contexturedes phrases.
– Ah ! s’écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas,vous avez eu la même idée que moi !
Et dans l’élan de son espérance, prenant les mains de l’homme dela police, il les pressa entre les siennes comme celles d’un vieilami.
Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dansl’escalier. Le docteur Gendron parut sur le seuil.
– Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s’entirera.
– Nous n’avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge depaix, partons, M. Lecoq doit être à demi mort de faim.
Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dansle vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.
L’agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de lapauvre Laurence et l’enveloppe de cette lettre.
Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival ;c’est la maison du sage.
Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres aupremier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous lescombles composent tout le logis.
Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de lamêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cesséd’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Lemobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est uséet n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sontdécollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe desfauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a mangépar places la couleur des rideaux.
Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle estl’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumesétalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Uneplanchette mobile, près de la cheminée, supporte les livrespréférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.
La serre, une serre immense, princière, merveilleusementagencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans cesderniers temps, est le seul luxe du juge de paix. Là, dans descaisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps sespétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dontLaurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les centtrente-sept variétés de la bruyère.
Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et unjardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.
S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas debruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère, détesteentendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.
Ah ! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans lescommencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, quelorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elleallait à confesse ; se confesser, c’est encore parler.
Vingt fois, elle faillit quitter la place ; vingt fois, lapensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite,la retint.
Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’esthabituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutuméeà ce silence claustral.
Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors desprivations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le tempsperdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pourune des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre,dit-on, des montagnes.
On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jourfatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.
À onze heures, après être allée aux informations, elle avaitpréparé le déjeuner, pas de Monsieur.
Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenantson eau bouillante pour ses œufs à la coque ; toujours pas deMonsieur.
Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, quiest absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peucurieux, l’avait engagée à y aller elle-même.
Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui,croyant Mme Petit en mesure d’être bien renseignée, demandaient desnouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.
Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner,elle avait commencé les préparatifs du dîner.
À quoi bon ! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocherd’Orcival, Monsieur n’était pas encore rentré. À neuf heures, lagouvernante était hors d’elle-même, et tout en se mangeant lessangs ainsi qu’elle le disait énergiquement, elle gourmandait letaciturne Louis qui venait d’arroser le jardin, et qui, assis à latable de la cuisine, avalait mélancoliquement une large assiette desoupe.
Un coup de sonnette l’interrompit :
– Ah ! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.
Non, ce n’était pas Monsieur, c’était un petit garçon d’unedouzaine d’années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillupour annoncer à Mme Petit qu’il allait rentrer amenant deux invitésqui dîneraient et coucheraient à la maison.
Du coup, la cuisinière-gouvernante faillit tomber à la renverse.C’était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantatinvitait quelqu’un à dîner. Cette invitation devait cacher deschoses étranges.
Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sacuriosité.
– Me commander un dîner à cette heure ! grondait-elle, celaa-t-il, je vous le demande, du sens commun ?
Puis, réfléchissant que le temps pressait.
– Allons, Louis, continua-t-elle, ce n’est pas le moment derester les deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mongarçon, il s’agit de tordre le cou à trois poulets ; voyezdonc dans la serre s’il n’y a pas quelques raisins de mûrs,atteignez-moi des conserves, descendez vite à la cave !…
Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.
Cette fois, c’était Baptiste, le domestique de monsieur le maired’Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac denuit de M. Lecoq.
– Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m’a chargéd’apporter l’individu qui est avec votre maître.
– Quel individu ?
Le domestique, qu’on ne gronde jamais, avait encore le brasdouloureux de l’étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.
– Est-ce que je sais ! répondit-il, je me suis laissé direque c’est un mouchard envoyé de Paris pour l’affaire duValfeuillu ; pas grand-chose de bon probablement, mal élevé,brutal… et une mise.
– Mais il n’est pas seul avec Monsieur ?
– Non. Il y a encore le docteur Gendron.
Mme Petit grillait d’obtenir quelques renseignements deBaptiste ; mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir cequ’on faisait chez son maître, il partit sans avoir rien dit. Plusd’une grande heure se passa encore, et Mme Petit, furieuse, venaitde déclarer à Louis qu’elle allait jeter le dîner par la fenêtre,lorsque enfin le juge de paix parut, suivi de ses deux hôtes.
Pas un mot n’avait été échangé entre eux, depuis qu’ils avaientquitté la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui lesavaient jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaientle besoin de réfléchir, de se remettre, de reprendre leursang-froid.
C’est donc vainement que Mme Petit, lorsqu’ils entrèrent dans lasalle à manger, interrogea le visage de son maître et celui desdeux invités, ils ne lui apprirent rien.
Mais elle ne fut pas de l’avis de Baptiste, elle trouva que M.Lecoq avait l’air bonasse et même un peu sot.
Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que laroute, mais, par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le pèrePlantat évitaient même la plus légère allusion aux événements de lajournée.
Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s’entretenant dechoses indifférentes, on ne se serait douté qu’ils venaient d’êtretémoins, presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux duValfeuillu. De temps à autre, il est vrai, une question restaitsans réponse, parfois une réplique arrivait en retard, mais rien àla surface n’apparaissait des sensations ou des pensées quecachaient les phrases banales échangées.
Louis, qui étaient allé mettre une veste propre, allait etvenait derrière les convives, serviette blanche sous le bras,découpant et servant à boire. Mme Petit apportait les plats,faisait trois tours lorsqu’il n’en fallait qu’un, l’oreille auguet, laissant la porte ouverte le plus souvent qu’ellepouvait.
Pauvre gouvernante ! Elle avait improvisé un dînerexcellent, et personne n’y prenait garde.
Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeursont pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur latable une corbeille de magnifiques raisins dorés – au 9 juillet –sa bouche gourmande n’eut pas un sourire.
Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire cequ’il avait mangé.
Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait àsouffrir de la contrainte qu’impose la présence des domestiques. Ilappela la gouvernante :
– Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans labibliothèque, vous serez ensuite libre de vous retirer ainsi queLouis.
– Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinuaMme Petit, dont ce conseil, donné du ton d’un ordre, déconcertaitles projets d’espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin dequelque chose.
– Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d’un tonsec, et si quelque chose leur manque, je suis là.
Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque. Le pèrePlantat, alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant àses convives :
– Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avantde gagner nos lits.
M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait deslondrès, et quand il l’eut allumé :
– Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moije me vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu’avant deme mettre à écrire, je demande quelques renseignements à monsieurle juge de paix.
Le père Plantat s’inclina en signe d’assentiment.
– Il faut nous résumer, reprit l’agent de la Sûreté, et mettreen commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de troppour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plusténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situationest périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sortde plusieurs innocents qu’accablent des charges plus quesuffisantes pour arracher un « Oui », à n’importe quel jury. Nousavons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien est basésur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur dessensations très discutables.
– Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit lejuge de paix.
– Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-ilprouver.
– Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq.L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux ! Eh ! sielle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demainje vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébusfaciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable,pour la déchiffrer ; la lutte, pour montrer ma force ;l’obstacle, pour le vaincre.
Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pourregarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.
C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, àredingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, laphysionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feus’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique etvibrant, son geste impérieux affirmant l’audace de sa pensée etl’énergie de sa résolution.
– Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pasde la police comme moi, pour les quelques milliers de francs quedonne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pasla vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortesétudes, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’estune position sociale. Mon patron me donnait soixante-dix francs parmois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis etcouvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés parjour.
M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare quis’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.
Bientôt il reprit :
– Eh bien ! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plusheureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avaisdeux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’estpas parfait. Les soixante-dix francs de mon astronome me semblaientinsuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, jesongeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’esten somme qu’un moyen : s’approprier le bien d’autrui assezadroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais dumatin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentaitcent projets plus praticables les uns que les autres. Je vousépouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce quej’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup devoleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le motpropriété. Les précautions aussi bien que les coffres-fortsseraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, lesmalfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris – la capitale del’intelligence – en sont encore au vol à l’américaine et au vol aupoivrier ; c’est honteux.
« Où veut-il en venir ? » pensait le docteur Gendron.
Et alternativement il examinait le père Plantat, dontl’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent dela Sûreté, qui déjà poursuivait :
– Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venaisd’inventer une petite opération au moyen de laquelle on enlèveraitdeux cent mille francs à n’importe quel banquier, sans plus dedanger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que jeme dis : « Mon garçon, pour peu que cela continue, un momentviendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution.»
C’est pourquoi, étant né honnête – une chance – et tenantabsolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies lanature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome etj’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, jedevenais agent de police.
– Et vous êtes content du changement ? demanda le docteurGendron.
– Ma foi ! monsieur, mon premier regret est encore à venir.Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mesfacultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi unattrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion quidomine toutes les autres : la curiosité. Je suis curieux.
L’agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sensde ce mot : curieux.
– Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre.Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pasqu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions quisont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil.S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, maisfictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi ! vouspouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un pèrede famille besogneux ! Quoi ! vous plaignez le tristesort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’ensortant vous allez la rencontrer sur le boulevard ! C’estpitoyable !
– Fermons les théâtres ! murmura le docteur Gendron.
– Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq,il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. Lasociété, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire francou pleurent de vraies larmes.
Un crime se commet, c’est le prologue.
J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisisles moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche àpénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache lesépisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes lescirconstances. Voici l’exposition.
Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduitau coupable ; je le devine, je l’arrête, je le livre.
Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, ilveut donner le change ; mais armé des armes que je lui aiforgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble ; iln’avoue pas, mais il est confondu.
Et autour de ce personnage principal, que de personnagessecondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis,les ennemis, les témoins ! Les uns sont terribles, effrayants,lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est lecomique dans l’horrible.
La Cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusationparle, mais c’est moi qui ai fourni les idées ; les phrasessont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Leprésident pose les questions aux jurés ; quelle émotion !C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond : Non.C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui,au contraire, c’est que ma pièce était bonne ; on m’applaudit,je triomphe.
Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principalacteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant : « Tu as perdu,mon vieux, je suis plus fort que toi ! »
M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-ilune comédie ! Quel était le but de cetteautobiographie ?
Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit unnouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis,soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe surla table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon,grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait enpleine lumière, tandis que celle de l’agent de la Sûreté, demeurédebout, restait dans l’ombre.
– Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’airarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’onveut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’aivaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.
Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristementrésigné des hommes qui ont pris leur parti.
– C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suisqu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la Sûreté, la terreur desvoleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons detous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage enplein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes lescorruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moiqui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, jesuis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle metrompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment,je le sais, je le lui prouve… et je la crois.
C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, deces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, etauxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpretéterrible. On aime ; et la certitude de ne pouvoir être aiméest une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour enconnaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on sejuge. On se dit : non, c’est impossible, elle est presque un enfantet je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours aufond du cœur ; plus forte que la raison, que la volonté, quel’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit : Quisait ? Peut-être ! On attend quoi ? unmiracle ? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.
M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eut empêché depoursuivre.
Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement soncigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais lafigure avait une indéfinissable expression de souffrance, sonregard humide vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit lalampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.
Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M.Gendron.
En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent dela Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de sonrépertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Ilsavait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.
Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortird’un songe, et tirant sa montre :
– Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le tempspasse.
– Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.
– Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté,si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire,mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il estcependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puisexpliquer.
– Lequel ? interrogea le père Plantat.
– Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense àtrouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objetquelconque d’un mince volume, caché dans sa propremaison ?
– Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.
– C’est qu’il me faudrait une certitude, dit Lecoq.
Le père Plantat réfléchit un instant. »
– Eh bien ! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûrque si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte auraitdémoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en lapossession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.
– Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant auValfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreuxdésordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que cedésordre était simplement un effet de l’art. Je me trompais. Unexamen plus attentif m’en a convaincu. L’assassin, c’est vrai, atout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pourfaire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu deces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les tracesinvolontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patienteperquisition.
Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage auhasard ; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’onpouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs quin’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce dela folie ? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroitpouvant receler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs dedivers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espacesétroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps dumeuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevantdes empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse en cesendroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaientété secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliureétait arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminéeen place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché lesfauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer lesétoffes, on sondait les sièges.
La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée,fit d’abord hésiter mes soupçons.
Je me disais : les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avaitété caché, donc ils n’étaient pas de la maison.
– Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorerla cachette des valeurs, ainsi Guespin…
– Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autrecôté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait êtrequ’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme sonamant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.
– Et maintenant ?
– À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on apu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fortéloigné de croire que le coupable est l’homme dont on chercheactuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.
Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné,mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ilsl’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, aumilieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par cepersonnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicibleeffroi.
– Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis : je crois. Pour moi,en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable.Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.
« C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’estautre chose que la solution d’un problème. Le crime donné,constant, patent, on commence par en rechercher toutes lescirconstances graves ou futiles, les détails, les particularités.Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusementrecueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leurdate. On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances,reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire lecoupable.
« La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agitde chercher un homme dont la culpabilité explique toutes lescirconstances, toutes les particularités relevées – toutes, vousm’entendez bien. Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable – etneuf fois sur dix la probabilité devient réalité – qu’on tient lecoupable.
« Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maîtreà tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.
Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sadémonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenirune exclamation admirative :
– Très bien !
– Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné,l’agent de la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique ducomte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime duValfeuillu.
Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de lafenêtre, se dressa brusquement.
– On marche dans le jardin ! dit-il.
Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit trèsclaire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de labibliothèque, on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:
– Nous supposons donc, messieurs, que – sous l’empire decertains événements que nous aurons à rechercher plus tard –, M. deTrémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de safemme. Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir etchercher les moyens de le commettre impunément, peser lesconséquences et évaluer les périls de l’entreprise.
« Nous devons admettre encore que les événements qui leconduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dût craindred’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans lecas où sa femme serait morte naturellement.
– Voilà la vérité, approuva le juge de paix.
– M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femmebrutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les chosesde façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé àtout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent,ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable quelui.
« Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, àdisparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité àsupprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire,sous un autre nom, un nouvel état civil.
« Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer touteune série de circonstances inconciliables au premier abord. Ellesnous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, ily avait au Valfeuillu toute une fortune.
« Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’onreçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on ledissimule d’ordinaire autant que possible.
« M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.
« Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il lesmanie, il les étale, les domestiques les voient, les touchentpresque ; il veut que tout le monde sache bien et puisserépéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles àprendre, à emporter, à cacher.
« Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en touteoccasion ? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans levoisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme deTrémorel.
« Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pourle 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madameDenis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de lanoce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venueprésenter à ses anciens maîtres son futur mari.
« Vous me direz peut-être que c’est par hasard que cette somme –qu’une des femmes de chambre qualifiait d’immense – a été envoyéeau Valfeuillu précisément la veille du crime. À la rigueur on peutl’admettre.
« Cependant, croyez-moi, il n’y a pas là de hasard, et je leprouverai. Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. deTrémorel et nous lui demanderons si le comte ne l’a pas prié, parécrit ou verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8juillet, fixe.
« Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement,s’il nous montre une lettre, s’il nous donne sa parole d’honneurque l’argent lui a été demandé de vive voix, j’aurai, avouez-le,plus qu’une probabilité en faveur de mon système.
Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signed’assentiment.
– Donc, demanda l’homme de la préfecture, jusqu’ici pasd’objection.
– Pas la moindre, répondit le juge de paix.
– Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l’avantaged’éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, sonattitude est louche et justifie amplement son arrestation.
« A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilàce que nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nousguide.
« Ce qui est sûr, c’est qu’il est tombé dans un piège habilementtendu.
« Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris sesmesures pour faire peser sur lui tous les doutes d’une enquêtesuperficielle. Je gagerais que M. de Trémorel, connaissant la viede ce malheureux, a pensé non sans motif, que les antécédentsajouteraient à la vraisemblance de l’accusation et pèseraient d’unpoids terrible dans les balances de la justice.
« Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s’en tireraitinfailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter desrecherches immédiates en donnant le change.
« Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons êtretrompés. Nous savons que la comtesse est morte d’un coup, dupremier, comme foudroyée. Donc, elle n’a pas lutté, donc elle n’apu arracher un lambeau d’étoffe au vêtement de l’assassin.
« Admettre la culpabilité de Guespin, c’est admettre qu’il a étéassez fou pour aller placer un morceau de sa veste dans la main desa victime. C’est admettre qu’il a été assez simple pour allerjeter cette veste déchirée et pleine de sang dans la Seine, du hautdu pont, dans un endroit où il devait bien penser qu’on ferait desrecherches, et cela, sans prendre même la vulgaire précaution d’yattacher une pierre pour la maintenir au fond de l’eau.
« Ce serait absurde.
« Donc, pour moi, ce lambeau de drap, cette veste sanglanteaffirment et l’innocence de Guespin et la scélératesse du comte deTrémorel.
– Cependant, objecta M. Gendron, si Guespin est ; innocent,que ne parle-t-il ? Que n’invoque-t-il un ; alibi. Oùa-t-il passé la nuit ? Pourquoi avait-il de l’argent plein sonporte-monnaie ?
– Remarquez, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, que je nedis pas qu’il est innocent. Nous en sommes encore aux probabilités.Ne peut-on pas supposer que le comte de Trémorel, assez perfidepour tendre un piège à son domestique, a été assez habile pour luienlever tous moyens de fournir un alibi.
– Mais, vous-même, insista le docteur, vous niez l’habileté ducomte.
– Pardon, monsieur, entendons-nous. Le plan de M. de Trémorelétait excellent et annonce une perversité supérieure ;l’exécution seule a été défectueuse. C’est que le plan avait étéconçu et mûri en sûreté, et qu’une fois le crime commis,l’assassin, troublé, épouvanté du danger, a perdu son sang-froid etn’a réalisé ses conceptions qu’à demi.
« Mais il est d’autres suppositions.
« On peut se demander si, pendant qu’on assassinait la comtessede Valfeuillu, Guespin ne commettait pas ailleurs un autrecrime.
Cette hypothèse parut au docteur Gendron si invraisemblablequ’il ne put s’empêcher de protester.
– Oh ! fit-il.
– N’oubliez, pas, messieurs, répliqua Lecoq, que le champ desconjectures n’a pas de bornes. Imaginez telle complicationd’événements que vous voudrez, je suis prêt à soutenir que cettecomplication s’est présentée ou se présentera. Est-ce que Lieuben,un maniaque allemand, n’avait pas parié qu’il parviendrait àretourner un jeu de cartes dans un ordre indiqué par leprocès-verbal du pari ? Pendant vingt ans, dix heures parjour, il a battu, tourné, rebattu et retourné ses cartes. Il avait,de son aveu, répété son opération quatre millions deux centquarante-six mille vingt-huit fois, lorsqu’il gagna.
M. Lecoq allait peut-être continuer ses citations, le pèrePlantat l’interrompit d’un geste.
– J’admets, dit-il, vos préliminaires ; je les tiens pourplus que probables, pour vrais.
M. Lecoq parlait alors en se promenant de long en large, de lafenêtre aux rayons de la bibliothèque, s’arrêtant aux parolesdécisives, comme un général qui dicte à ses aides de camp le plande la bataille du lendemain.
Et les auditeurs s’émerveillaient à le voir et à l’entendre.Pour la troisième fois, depuis le matin, il se révélait à eux sousun aspect absolument différent. Ce n’était plus ni le mercierretiré de la perquisition, ni le policier cynique et sentimental dela biographie.
C’était un nouveau Lecoq à la physionomie digne, à l’œilpétillant d’intelligence, au langage clair et concis, le Lecoq,enfin, que connaissent les magistrats qui ont utilisé le génieinvestigateur de ce remarquable agent.
Depuis longtemps il avait rentré la bonbonnière à portrait, etil n’était plus question des carrés de pâte qui – pour employer uneexpression à son vocabulaire – constituent un des accessoires de saphysionomie de province.
– Maintenant, disait l’agent de la Sûreté, écoutez-moi :
« Il est dix heures du soir. Nul bruit au dehors, le chemin estdésert, les lumières d’Orcival s’éteignent, les domestiques duchâteau sont à Paris, M. et Mme de Trémorel sont seuls auValfeuillu. Ils se sont retirés dans leur chambre à coucher. Lacomtesse est assise devant la table sur laquelle est servi le thé.Le comte, tout en causant avec elle, va et vient par lachambre.
« Mme de Trémorel est sans pressentiment. Son mari, depuisplusieurs jours, n’est-il pas plus aimable, meilleur qu’il n’ajamais été ! Elle est sans défiance, et ainsi le comte peuts’approcher d’elle, par-derrière, sans que l’idée lui vienne deretourner la tête. Si elle l’entend venir ainsi, doucement, elles’imagine qu’il veut la surprendre par un baiser.
« Lui, cependant, armé d’un long poignard, est debout près de safemme. Il sait où il faut frapper pour que la blessure soitmortelle. De l’œil, il choisit sa place, il l’a trouvée, il frappeun coup terrible, si terrible que la garde du poignard a laissé sonempreinte des deux côtés des lèvres de la plaie.
« La comtesse tombe sans pousser un cri, heurtant son front àl’angle de la table qui se renverse.
« Est-ce qu’ainsi ne s’explique pas la position de la terribleblessure, au-dessous de l’épaule gauche, blessure presqueverticale, dont la direction est de droite à gauche ?…
Le docteur fit un signe d’approbation.
– … Et quel autre homme que l’amant ou le mari d’une femme, peutaller et venir dans sa chambre à coucher, s’approcher d’elle quandelle est assise, sans qu’elle se retourne ?
– C’est évident, murmurait le père Plantat, c’est évident.
– Voilà donc, poursuivait M. Lecoq, voilà la comtesse morte.
« Le premier sentiment de l’assassin est un sentiment detriomphe. Enfin ! le voilà débarrassé de cette femme qui étaitla sienne, qu’il a assez haïe pour se résoudre à un crime, pour sedécider à changer son existence heureuse, splendide, enviée, contrela vie épouvantable du scélérat désormais sans patrie, sans ami,sans asile, proscrit par toutes les civilisations, traqué partoutes le polices, puni par les lois du monde entier.
« Sa seconde pensée est pour cette lettre, ce papier, cet acte,ce titre, cet objet d’un mince volume qu’il sait en la possessionde sa femme, qu’il a demandé cent fois, qu’elle n’a pas voulu luiremettre et qu’il lui faut.
– Ajoutez, interrompit le père Plantat, que ce titre a été undes mobiles du crime.
– Cet acte si important, le comte s’imagine savoir où il est. Ilcroit que du premier coup il va mettre la main dessus. Il setrompe. Il cherche dans tous les meubles à l’usage de sa femme etil ne trouve rien. Il fouille les tiroirs, il soulève les marbres,il bouleverse tout dans la chambre ; rien.
« Alors, une idée lui vient. Cette lettre, ne serait-elle passous la tablette de la cheminée ? D’un revers de bras il jettebas la garniture, la pendule tombe et s’arrête. Il n’est pas encoredix heures et demie.
– Oui ! fit à demi-voix le docteur Gendron, la pendule nousl’a dit.
– Sous la tablette de la cheminée, poursuivait l’agent de laSûreté, le comte ne trouve rien encore que de la poussière qui agardé les traces de ses doigts.
« Alors, l’assassin commence à se troubler.
« Ce papier si précieux que, pour sa possession, il risque savie, où peut-il être ? Sa colère s’allume. Comment visiter lestiroirs fermés ? Les clés sont sur le tapis, où je les airetrouvées parmi les débris du service de thé, il ne les aperçoitpas.
« Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descendchercher une hache.
« Dans l’escalier, l’ivresse du sang, de la vengeance, sedissipe, ses terreurs commencent. Tous les recoins obscurs sepeuplent de ces spectres qui font cortège aux assassins ; il apeur, il se hâte.
« Il ne tarde pas à remonter et, armé d’une hache énorme, lahache retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclatsautour de lui. Il va comme un insensé, c’est au hasard qu’iléventre les meubles ; mais, parmi les débris, il poursuit lesrecherches acharnées dont j’ai suivi la trace.
« Rien, toujours rien.
« Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dansson cabinet et la destruction continue, la hache se lève et s’abatsans relâche. Il brise son propre bureau, non qu’il n’en connaissetous les tiroirs, mais parce qu’il peut s’y trouver quelquecachette ignorée. Ce bureau, ce n’est pas lui qui l’a acheté, il aappartenu au premier mari, à Sauvresy. Tous les livres de labibliothèque, il les prend un à un, les secoue furieusement et leslance par la chambre.
« L’infernale lettre est introuvable.
« Son trouble, désormais, est trop grand pour qu’il puisseapporter à ses perquisitions la moindre méthode. Sa raisonobscurcie ne le guide plus. Il erre, sans raison déterminante, sanscalcul, d’un meuble à l’autre, fouillant à dix reprises les mêmestiroirs, pendant qu’il en est, tout près, à côté, qu’il oubliecomplètement.
« C’est alors qu’il songe que cet acte qui le perd peut avoirété caché parmi le crin de quelque siège. Il décroche une épée et,pour sonder exactement, il hache le velours des fauteuils et descanapés du salon et des autres pièces…
La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à sonrécit un caractère saisissant. Il semblait qu’on vit le crime,qu’on assistât aux scènes terribles qu’il décrivait.
Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un gesteapprobateur qui eût pu distraire son attention.
– À ce moment, poursuivit l’agent de la Sûreté, la rage etl’effroi du comte de Trémorel étaient au comble. Il s’était dit,lorsqu’il préméditait le crime, qu’il tuerait sa femme, qu’ils’emparerait de la lettre, qu’il exécuterait bien vite son plan siperfide, et qu’il fuirait.
« Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.
« Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportaitune chance de salut !
« Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n’avait pasréfléchi, se présentait à son esprit. Pourquoi un ami neviendrait-il pas lui demander l’hospitalité, comme cela étaitarrivé vingt fois ? Que penserait un passant arrêté sur laroute, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce ? Undes domestiques ne pouvait-il revenir ?
« Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, ettelle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main luiéchappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cettebougie tombée.
« Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ontfrappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la piècevoisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte,l’a-t-il bien tuée ? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup,courir à la fenêtre, appeler au secours ?
« C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambreà coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau lecadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il nefait que des blessures légères.
« Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet derapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles formentavec le corps un angle droit qui prouve que la victime étaitcouchée lorsqu’on la hachait ainsi.
« Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable fouleaux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talonsde ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées parl’autopsie…
M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.
Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il lejouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, etchacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un faitet dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, quis’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent,l’agent de la Sûreté ressentait réellement quelque chose dessensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors uneeffrayante expression.
– Voici donc, reprit-il, la première partie du drame.
« À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistibleanéantissement.
« Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquentd’ailleurs dans presque tous les grands crimes. Toujours,l’assassin, après le meurtre, est saisi d’une haine épouvantable etinexpliquée contre sa victime, et souvent il s’acharne après lecadavre. Puis, vient une période d’affaissement, si grand, detorpeur si invincible, qu’on a vu des misérables s’endormirlittéralement dans le sang, qu’on les surprenait endormis, qu’onavait toutes les peines du monde à les réveiller.
« Lorsqu’il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. deTrémorel a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de lachambre. Et, en effet, les lambeaux de l’étoffe d’un des sièges ontgardé certains plis qui indiquent bien qu’on s’est assisdessus.
« Quelles sont alors les réflexions du comte ? Il songe auxlongues heures envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Iln’a rien trouvé. Il songe que c’est à peine si, avant le jour, ilaura le temps d’exécuter les mesures dont l’ensemble doit dérouterl’instruction et assurer son impunité en faisant croire à sa mort.Et il faut fuir, bien vite, fuir sans ce papier maudit.
« Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu’ilfait ?
« Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe sisoignée.
– Ah ! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoivous regardiez tant le portrait.
M. Lecoq mettait trop d’attention à suivre le fil de sesdéductions pour relever l’interruption.
– Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaires que leurtrivialité précisément rend terribles, lorsqu’ils sont entourés decertaines circonstances.
« Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert dusang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisantmousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée,lorsqu’à trois pas de lui à terre, gît le cadavre chaud encore,palpitant.
« Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est,entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu decriminels sont capables.
« Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peineil pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée debalafres.
– Quoi ! s’écria le docteur Gendron, vous supposez que lecomte a perdu son temps à se raser.
– J’en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq ;po-si-ti-ve-ment, ajouta-t-il en appuyant sur toutes lessyllabes.
« Une serviette sur laquelle j’ai reconnu une de ces marques –une seule – que laisse le rasoir quand on l’essuie, m’a mis sur latrace de ce détail.
« J’ai cherché, et j’ai trouvé une boîte de rasoirs ; l’und’eux avait servi depuis bien peu de temps, car il était encorehumide.
« J’ai serré soigneusement la serviette et la boîte.
« Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer monaffirmation, je ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ilssauront bien découvrir quelque part, dans le château ou dans lejardin, et la barbe de M. de Trémorel et le linge sur lequel il aessuyé son rasoir. J’ai examiné soigneusement le savon resté sur latoilette, et tout me fait supposer que le comte ne s’est pas servide blaireau.
« Quant à l’idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle meparaît à moi naturelle ; je dirai plus, elle est laconséquence nécessaire du plan adopté.
« M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe,et sa physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, ilrencontre quelqu’un, on ne le reconnaîtra pas.
Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un gested’assentiment, et murmura :
– C’est clair, c’est évident !
– Une fois défiguré, continua l’agent de la Sûreté, le comtes’est mis, en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, àdisposer les apparences destinées à vous égarer, à faire croirequ’en même temps que sa femme, il avait été assassiné par une bandede brigands. Il est allé chercher un vêtement de Guespin, il l’adéchiré à la poche et en a placé un fragment dans la main de lacomtesse.
« Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l’adescendu. Les blessures saignaient affreusement, de là lesnombreuses taches constatées à toutes les marches.
« Arrivé au bas de l’escalier, il est obligé de poser le cadavreà terre pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manœuvreexplique parfaitement la tache de sang très large du vestibule.
« La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et letient entre ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cessede le porter, il le traîne en le soutenant par les épaules,marchant à reculons, s’imaginant ainsi préparer des empreintes quiferont supposer que son propre cadavre à lui a été traîné et jeté àla Seine.
« Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous lelivrent. Il n’a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, entraînant sur l’herbe, la foulant et la brisant sur un large espace,dévoileraient la ruse. Il n’a pas songé que son pied élégant etcambré, chaussé de bottes fines à talons très hauts, se mouleraitdans la terre humide de la pelouse, laissant contre lui une preuveplus éclatante que le jour.
Le père Plantat se leva brusquement.
– Ah ! interrompit-il, vous ne m’aviez rien dit de cettecirconstance.
M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.
– Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j’ignorais –son regard chercha celui du père Plantat –, j’ignorais absolumentbeaucoup de choses que je sais maintenant ; et, comme j’avaisquelques raisons de supposer monsieur le juge de paix bien mieuxinstruit que moi, je n’étais pas fâché de me venger un peu d’unediscrétion, pour moi, incompréhensible.
– Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.
– De l’autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a denouveau enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l’eaulorsqu’elle jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de semouiller, au lieu de pousser violemment le corps dans l’eau, il l’ydépose doucement, avec mille précautions.
« Ce n’est pas tout : il veut qu’on croie à une lutte terribleentre la comtesse et les assassins. Que fait-il ? Du bout deson pied il fouille et raie le sable de l’allée. Et il croit que lapolice s’y trompera.
– Oui ! murmurait le père Plantat, c’est exact, c’est vrai,j’ai vu.
– Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L’heurepresse, mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêchedonc de prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, laréussite de ses projets.
« Il prend ses pantoufles et un foulard qu’il tache de sang. Iljette sur le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lancel’autre au milieu de la Seine.
« Sa précipitation nous explique la défectuosité et l’insuccèsde ses manœuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.
« Les bouteilles qu’il place sur la table sont des bouteillesvides, il ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croitverser du vin dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouveraque personne n’a bu.
« Il remonte, il avance l’aiguille de la pendule, mais ill’avance trop, et il oublie d’ailleurs de mettre la sonnerie et lesaiguilles d’accord.
« Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pasqu’il est absolument impossible de concilier ces trois choses, lelit défait, la pendule marquant trois heures vingt minutes, lacomtesse habillée comme au milieu du jour.
« Autant qu’il peut, il augmente le désordre. Il arrache le cielde lit. Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideauxet les meubles. Enfin, il marque la porte d’entrée de cette mainsanglante, dont l’empreinte est trop nette, trop distincte, troparrêtée, pour n’être pas volontaire.
« Est-il, jusqu’ici, messieurs, je vous le demande, unecirconstance, un détail, une particularité du crime, qui n’expliquepas la culpabilité de M. de Trémorel ?
– Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvéeau second étage, et dont la position vous a semblé siextraordinaire.
– J’y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.
« Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâceà vous, nous sommes parfaitement fixés.
« Nous savons que Mme de Trémorel possédait et cachait, au su deson mari – un papier, un acte, une lettre – dont celui-ciconvoitait la possession et qu’elle refusait absolument, en dépitde ses prières, de lui donner.
« Vous nous avez affirmé que le désir – la nécessité peut-être –de s’emparer de ce papier a contribué puissamment à armer la maindu comte.
« Nous ne serons donc pas téméraires en supposant à ce titre uneimportance non seulement extraordinaire, mais encore tout à faitexceptionnelle.
« Il faut croire, à plus forte raison, qu’il est, de sa nature,extrêmement compromettant. Mais qui compromet-il ? Le comte etla comtesse ensemble, ou seulement le comte ? À cet égard j’ensuis réduit aux conjectures.
« Ce qui est acquis, c’est que ce titre est une menace –exécutable sur-le-champ – suspendue sur la tête de celui ou de ceuxqu’elle concerne.
« Ce qui est sûr, c’est que Mme de Trémorel considérait cetécrit, soit comme une garantie, soit comme une arme terriblemettant son mari à sa discrétion.
« Ce qui est un fait, c’est que, pour se délivrer de cettemenace perpétuelle qui troublait sa vie, M. de Trémorel a tué safemme.
Si logique était la déduction, ses derniers termes faisaient sibien éclater l’évidence, que le docteur et le père Plantat nepurent retenir une exclamation approbative.
Ils s’écrièrent ensemble :
– Très bien !
– Maintenant, reprit M. Lecoq, des divers éléments qui ont servià former notre conviction, il faut conclure que le contenu de cettelettre est tel que, retrouvée, elle enlèverait nos dernièreshésitations, elle doit expliquer le crime et rendre inutiles lesprécautions de l’assassin.
« Le comte devait donc faire tout au monde, tenter l’impossible,pour ne pas laisser derrière lui ce danger. C’est pourquoi, lespréparatifs qui, à son sens, devaient égarer la justice, terminés,malgré le sentiment d’un péril imminent, malgré l’heure qui passe,malgré le jour qui vient, M. de Trémorel, au lieu de fuir,recommence avec plus d’acharnement que jamais ses inutilesperquisitions.
« De nouveau il revoit les meubles à l’usage de sa femme, lestiroirs, les livres, les papiers. En vain.
« Alors il se décide à explorer le second étage, et toujoursarmé de sa hache, il monte.
« Déjà il a attaqué un meuble, lorsque dans le jardin un criretentit. Il court à la fenêtre : Que voit-il ?
« Philippe et le vieux La Ripaille sont debout au bord de l’eau,sous les saules du parc, près du cadavre.
« Comprenez-vous l’épouvantable effroi de l’assassin !
« Désormais, plus une seconde à perdre, il n’a que trop attendudéjà. Le danger est pressant, terrible. Il fait jour, le crime estdécouvert, on va venir, il se voit perdu sans ressources.
« Il faut fuir, fuir à l’instant, au risque d’être vu, d’êtrerencontré, d’être arrêté.
« Violemment il lance sa hache qui entaille le parquet. Ildescend, il glisse dans ses poches les liasses de billets debanque, il s’empare de la veste déchirée et sanglante de Guespin,qu’il lancera dans la rivière, du haut du pont, et il se sauve parle jardin.
« Oubliant toute prudence, éperdu, hors de lui-même, couvert desang, il court, il franchit la douve, et c’est lui que le vieux LaRipaille aperçoit, gagnant les bois de Mauprévoir, où il compteréparer le désordre de ses vêtements.
« Il est sauvé pour le moment. Mais il laisse derrière lui cettelettre qui est, croyez-le, une formidable accusation, qui éclairerala justice, qui dira bien haut et sa scélératesse et la perfidie deses manœuvres.
« Car il ne l’a pas retrouvée, cette lettre, mais nous laretrouverons, nous ; elle nous est nécessaire pour ébranler M.Domini, il nous la faut pour changer nos doutes en certitude.
Un silence assez long suivit la déclaration de l’agent de laSûreté. Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.
Enfin, le docteur Gendron prit la parole.
– Dans tout cela, dit-il, je n’aperçois pas le rôle deGuespin.
– Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Etici, je dois vous confesser le fort et le faible de mon systèmed’enquête. Avec cette méthode, qui consiste à reconstituer le crimeavant de s’occuper du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoirraison à demi. Ou toutes mes déductions sont justes, ou il n’en estpas une seule qui le soit. C’est tout ou rien. Si je suis dans levrai, Guespin n’a pas trempé dans le crime – au moins directement –puisqu’il n’est pas une circonstance qui fasse soupçonner unconcours étranger. Si au contraire, je m’abuse…
M. Lecoq s’interrompit. On eût dit qu’il prêtait l’oreille àquelque bruit insolite venu du jardin.
– Mais je ne m’abuse pas, reprit-il, j’ai contre le comte uneautre charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraîtbien concluante.
– Oh ! fit le docteur, à quoi bon désormais ?
– Deux sûretés valent mieux qu’une, monsieur, et moi je doutetoujours. Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur lejuge de paix, j’ai demandé à François, le valet de chambre, s’ilsavait exactement le compte des chaussures de son maître. Il m’arépondu que oui, et m’a conduit dans le cabinet où on serre leschaussures.
« Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie,mises le matin même – François en est sûr – par le comte deTrémorel.
« Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je neles ai pas aperçues.
« Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8,qui est bleue avec des raies blanches, a disparu également.
– Voilà, s’écria le père Plantat, voilà l’indiscutable preuve devos suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.
– Il me paraît en effet, répondit l’agent de la Sûreté, que lesfaits sont assez rétablis pour nous permettre d’aller de l’avant.Recherchons maintenant les événements qui ont dû déterminer…
Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observaitsournoisement le dehors.
Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse etcette précision d’élan du chat qui bondit sur la souris qu’ilguette, il s’élança sur l’appui de la fenêtre ouverte, et de làdans le jardin.
Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un criétouffé, un juron, puis les trépignements d’une lutte.
Le docteur et le père Plantat s’étaient précipités à la fenêtre.Le jour commençait à poindre, les arbres frissonnaient au ventfrais du matin, les objets apparaissaient vaguement distincts, sansformes arrêtées, au travers de ce brouillard blanc qui plane, lesnuits d’été, sur la vallée de la Seine.
Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, lemédecin et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombresplutôt, qui se démenaient, agitant furieusement les bras.
Par instants, à intervalles très rapprochés, ils entendaient lebruit mou et clapoteux d’un poing fermé qui s’abat en plein sur lachair vive.
Bientôt, les deux ombres n’en formèrent qu’une, puis elles seséparèrent pour se rejoindre de nouveau ; une des deux tomba,se releva aussitôt, et retomba encore.
– Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq,je tiens le gredin.
L’ombre restée debout, qui devait être celle de l’agent de laSûreté, s’inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença.L’ombre étendue à terre se défendait avec l’énergie si dangereusedu désespoir. Son torse, au milieu de la pelouse formait comme unegrande tache brune, et ses jambes, lançant des coups de pied, setendaient et se détendaient convulsivement.
Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le pèrePlantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres étaitcelle de l’agent de la Sûreté.
Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamationde douleur retentit, accompagné d’un juron :
– Ah ! canaille !
Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversal’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit:
– Le voilà ! je l’ai décidé à venir nous présenter sescivilités, éclairez-nous un peu.
Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers lalampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où ledocteur Gendron s’emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, laporte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.
– Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la Sûreté, lesieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence etempoisonneur par vocation.
Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron,que ni l’un ni l’autre ne put répondre.
C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide sesmâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyende ce terrible coup du genou qui est la suprême défense etl’ultima ratio des pires rôdeurs de barrièresparisiens.
Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant,de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeurvenait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier,aussi rigide que des menottes maintenait l’ancien garçon delaboratoire du docteur et le poussait en avant.
Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sacravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, etcependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.
Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, ilrentrait par la porte, brun et le visage glabre.
Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomiecapricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’airintelligent ; celui qui rentrait était un beau garçon detrente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante : demagnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusementressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa têteénergique.
Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure quisaignait.
– Monsieur Lecoq ! s’exclama le juge de paix, recouvrantenfin la parole.
– Lui même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette foisseulement, le vrai.
Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coupd’épaule :
– Avance, toi, dit-il.
Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’hommede la police continua à le tenir.
– Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornementsblonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparaisau naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et quiest bien à moi.
Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitiésouriant :
– Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus detrois personnes qui le connaissent après vous, messieurs : deuxamis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont jeparlais tout à l’heure.
Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avectant d’insistance, que l’agent de la Sûreté continua :
– Que voulez-vous ! Tout n’est pas rose, dans le métier. Oncourt, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nousconcilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection.Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs,les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, etils ont juré – et ce sont des hommes de parole – que je ne mourraisque de leur main. Où sont-ils, ces misérables ? Quatre sont àCayenne, un est à Brest ; j’ai de leurs nouvelles. Mais lesdeux autres ? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un deux nem’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’unchemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans leventre.
Il eut un sourire mélancolique.
– Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nousbravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on leportera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et toutsera dit.
Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourdeirritation de sa voix trahissait bien des rancunes.
– Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant queje suis dans l’exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand jesuis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des joursoù on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une ruesans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviensmoi-même ; je me débarbouille, je jette mon masque, mapersonnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour àtour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaîtmon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…
Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya unmouvement.
– Ah ! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeantsubitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ceque tu faisais dans ce jardin ?
– Mais vous êtes blessé ! s’écria le juge de paix,remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise del’agent de la Sûreté.
– Oh ! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôleavait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…
Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, etc’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité,qu’il s’occupa du rebouteux.
– Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous fairechez moi ?
Le misérable ne répondit pas.
– Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nousconfirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les piresdesseins.
Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquencepersuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche etsilencieuse immobilité.
Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant ;non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son anciendomestique.
– Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu ?
Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vivesouffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.
– Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.
– Voler !… quoi ?
– Je ne sais pas.
– On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans uneintention bien arrêtée d’avance.
– Eh bien, donc je voulais…
Il s’arrêta.
– Quoi ? parle.
– Prendre des fleurs rares dans la serre.
– Avec ton coutelas, n’est-ce pas ? fit en ricanant M.Lecoq.
Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua :
– Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi quies fin, ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous croisbeaucoup plus bêtes que toi, tu te trompes, je t’en préviens.
– Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour lesrevendre.
– Allons donc ! fit l’agent de la Sûreté en haussant lesépaules, ne répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achèteet paie comptant des terres excellentes, voler des pots debruyère ! À d’autres. Ce soir, mon garçon, on t’a retournécomme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as donné la volée à unsecret qui te tourmente diablement, et tu venais ici pour tâcher dele reprendre. En y réfléchissant, tu t’es dit, toi rusé, que sansdoute M. Plantat n’avait encore parlé à qui que ce soit et tuarrivais avec le projet ingénieux de l’empêcher de parler désormaisà âme qui vive.
Le rebouteux voulut protester.
– Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas ?
Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le pèrePlantat réfléchissait.
– Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.
– Pourquoi donc ? répondit l’agent de la Sûreté, jecherchais une preuve palpable à donner à M. Domini, nous luiservirons ce joli garçon, et s’il n’est pas content, c’est qu’ilest trop difficile.
– Mais que faire de ce misérable ?
– Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pourl’enfermer ; s’il le faut, je le ficellerai.
– J’ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.
– Est-il sûr ?
– Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième quidonne ici même est fermé par une double porte, pas d’ouvertures,pas de fenêtres, rien.
– C’est notre affaire.
Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge àsa bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d’air, étroit, ettout plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieuxpapiers.
– Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l’agent aurebouteux.
Et, après l’avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet. Robelotne résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On luipassa une carafe pleine d’eau et un verre.
– Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t’en passeras. Tun’aurais qu’à nous jouer quelque mauvais tour.
La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit lamain à l’agent de la Sûreté.
– M. Lecoq, lui dit-il, d’une voix émue, vous venez probablementde me sauver la vie au péril de la vôtre ; je ne vous remerciepas. Un jour viendra, je l’espère, où il me sera possible…
L’homme de la préfecture l’interrompit d’un geste.
– Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise,la risquer une fois de plus n’est pas un mérite ; puis, sauverla vie à un homme, ce n’est pas toujours lui rendre service…
Il resta pensif quelques secondes et ajouta :
– Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j’auraiacquis d’autres droits à votre gratitude.
M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de mainà l’agent de la Sûreté.
– Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute monadmiration. Je n’avais pas idée de ce que peuvent être lesinvestigations d’un homme de votre trempe. Arrivé ce matin, sansdétails, sans renseignements, vous êtes parvenu par le seul examendu théâtre du crime, par la seule force du raisonnement et de lalogique, à trouver le coupable ; et, bien plus, à nousdémontrer, à nous prouver, que le coupable ne peut pas être unautre que celui que vous dites.
M. Lecoq s’inclina modestement. En réalité, les éloges de cejuge si compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.
– Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitementsatisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m’estsurabondamment prouvée. Mais quels mobiles l’ont poussé ?Comment a-t-il été conduit à cette épouvantable détermination detuer sa femme et d’essayer de faire croire que lui-même avait étéassassiné ?
– Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme deTrémorel, il s’est défait d’elle pour rejoindre une autre femmeaimée, adorée jusqu’à la folie ?
M. Lecoq hocha la tête.
– On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu’onne l’aime plus et qu’on en adore une autre. On quitte sa femme, onva vivre avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous lesjours, et ni la loi, ni l’opinion ne condamnent bien sévèrementl’homme qui agit ainsi.
– Mais, objecta le médecin, quand c’est la femme qui possède lafortune !…
– Ce n’est pas ici le cas, répondit l’agent de la Sûreté ;je suis allé aux informations, M. de Trémorel possédait de son chefcent mille écus, débris d’une fortune colossale sauvés par son amiSauvresy, et sa femme, par leur contrat de mariage, lui a de plusreconnu un demi-million. Avec huit cent mille francs, on peut vivreà l’aise partout. D’ailleurs, le comte était parfaitement maître detoutes les valeurs de la communauté. Il pouvait vendre, acheter,réaliser, emprunter, placer et déplacer les fonds à safantaisie.
Le docteur Gendron n’avait rien à répondre. M. Lecoq continua,parlant avec une certaine hésitation, tandis que ses yeuxinterrogeaient le père Plantat.
– C’est dans le passé, je le sens, qu’il faut chercher lesraisons de ce meurtre d’aujourd’hui et les motifs de la terriblerésolution de l’assassin. Un crime liait le comte et la comtesse siindissolublement, que la mort seule de l’un pouvait rendre laliberté à l’autre. Ce crime, je l’ai soupçonné du premier coup, jel’ai entrevu à chaque moment depuis ce matin, et l’homme que nousvenons d’enfermer là, Robelot le rebouteux, qui voulait assassinermonsieur le juge de paix, en a été l’agent ou le complice.
Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui,dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival,avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’hommede la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il estdoué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de laconversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers motsde l’agent de la Sûreté furent pour lui un trait de lumière, et ils’écria :
– Sauvresy !…
– Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy !… Et ce papier quecherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pourlaquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenirl’irrécusable preuve du crime.
En dépit des regards les plus significatifs, des provocationsles plus directes à une explication, le vieux juge de paix setaisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, etson regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes dupassé des événements oubliés.
M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida àfrapper un grand coup.
– Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est siécrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux,M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement uncrime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’existerlégalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation,son honneur et son nom ! Quel passé, que celui dont le poidspeut décider au suicide une jeune fille de vingt ans !
Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’ilne l’avait été de la journée.
– Ah ! s’écria-t-il d’une voix altérée, vous ne pensez pasce que vous dites là. Laurence n’a jamais rien su !
M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir unfin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.
Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et dignedésormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur:
– Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfugespour me déterminer à dire ce que je sais.
« Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vousôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux –ridicule, si vous voulez – que vous avez surpris.
Si grand que soit son aplomb, l’agent de la Sûreté fut quelquepeu décontenancé et essaya de protester.
– Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génied’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pastout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui mecommandaient le silence n’avaient cessé d’exister.
Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placéprès de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’ildéposa sur la table.
– Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devraisdire : heure par heure, je suis les phases diverses du drameaffreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang.Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré.Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’unepersonne bien chère.
« Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes ? C’est,messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Etd’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’afallu le brutal témoignage du fait…
Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merleseffrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnaitsous le sabot des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucunbruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun,sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieuxjuge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui,enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.
– Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais,messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que noussommes debout…
Mais le docteur et l’agent de la Sûreté protestèrent qu’ilsn’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avaitchassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cettesanglante énigme.
– Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.
À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèleachevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peutl’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même,semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de toutet de tous.
Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santéde fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plusfollement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sajeunesse et son patrimoine.
Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquisune magnifique et peu enviable célébrité.
On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier,ses chiens, ses maîtresses.
Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlessedistinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, commeun effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. deRotchschild.
N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût némauvais ! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées,autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaientgâté jusqu’à la moelle.
Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder safamosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’ajamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivréjusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amisqu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pourde l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbedédain de toute morale, son manque absolu de principe et sonscepticisme idiot.
Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté.Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille.
On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux dumoment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’ilaurait pu faire à ses heures de loisir.
Ses moindres faits et gestes sont relatés.
Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute lavaisselle par la fenêtre ; c’est mille louis qu’il en coûte.Bravo ! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec unedrôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention ducommissaire de police. On n’est pas plus régence.
Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu’il s’envole enItalie avec la femme du banquier X… une mère de famille de dix-neufans.
Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage !La semaine suivante, c’est lui qui reçoit un coup d’épée. C’est unhéros !
Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois,après une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdrecent vingt mille francs contre un prince russe.
Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent lesapplaudissements, mais qui jamais ne s’inquiètent de la nature deceux qu’ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravidu bruit qu’il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, sesinitiales, dans les bulletins du Monde parisien luiparaissait comble de l’honneur et de la gloire.
Il n’en laissait rien paraître, toutefois, et même avec unedésinvolture charmante, il disait après chaque nouvelle aventure:
– Ne cessera-t-on donc jamais de s’occuper de moi ?
Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV,il disait :
– Après moi le déluge.
Le déluge arriva de son vivant.
Un matin du mois d’avril, son valet de chambre, qui était unbâtard scrofuleux de quelque portier parisien, par lui formé,dressé et stylé, l’éveilla sur les neuf heures en lui disant :
– Monsieur, il y a dans l’antichambre, en bas, un huissier quivient, à ce qu’il prétend, pour saisir les meubles de Monsieur.
Hector se retourna sur ses oreilles, bâilla, se détira etrépondit :
– Eh bien, dis-lui de commencer l’opération par les écuries etles remises et remonte m’habiller.
Il ne parut pas autrement ému, et le domestique se retirasurpris et émerveillé du flegme de son maître.
C’est que le comte avait du moins ce mérite de savoir au juste àquoi s’en tenir sur sa situation financière, et cette invasion del’huissier, il la prévoyait, je dirai plus, il l’attendait.
Il y avait trois ans qu’à la suite d’une chute de cheval qui lemit sur le lit six semaines, le comte de Trémorel avait mesuré laprofondeur du gouffre où il courait.
Alors, il pouvait encore se sauver. Mais quoi ! il lui eûtfallu changer son genre de vie, réformer sa maison, apprendre qu’ilfaut vingt pièces d’un franc pour faire un louis ! Fi,jamais !
Il lui parut que, donner un louis de moins par mois à samaîtresse en titre, ce serait rogner d’un centimètre le piédestalque lui avaient élevé ses contemporains. Plutôt mourir !
Et après mûres réflexions, il se dit qu’il irait jusqu’au bout.Ses aïeux ne mouraient-ils pas tout d’une pièce ? Le mauvaisquart d’heure venu, il s’enfuirait à l’autre bout de la France,démarquerait son linge et se ferait sauter la cervelle au coin dequelque bois.
L’échéance fatale était arrivée.
C’est qu’à force de contracter des obligations, de signer deslettres de change, de renouveler des billets, de payer des intérêtset les intérêts des intérêts, de donner des commissions et des potsde vin, d’emprunter toujours et de ne jamais rendre, Hector avaitdévoré le patrimoine princier – près de quatre millions en terres –recueilli à la mort de son père.
L’hiver qui venait de s’écouler lui avait coûté cinquante milleécus. Il y avait huit jours qu’ayant tenté un dernier emprunt decent mille francs, il avait échoué.
On l’avait refusé, non que ses propriétés ne valussent plusqu’il ne devait, mais les prêteurs sont prudents et ils saventl’incroyable dépréciation des biens vendus aux enchères.
C’est pourquoi le valet de chambre du comte de Trémorel, entrantet disant : « Monsieur, c’est l’huissier », semblait en réalitéquelque spectre de commandeur criant : « Au pistolet, maintenant.»
Il prit crânement l’avertissement et se leva en murmurant :
– Allons, c’est fini.
Il était fort calme et plein d’un beau sang-froid, bien qu’unpeu étourdi. Mais le vertige est assez excusable, lorsque, sanstransition, on passe de tout à rien.
Sa conviction étant qu’il faisait sa dernière toilette, il nevoulait pas qu’elle fût inférieure à ses toilettes de tous lesjours. Parbleu ! C’est en grande tenue de cour que la noblessefrançaise allait au combat.
En moins d’une heure, il fut prêt. Il passa, comme d’ordinaire,sa chaîne de montre à coulants de brillants dans la boutonnière deson gilet, puis il glissa dans la poche de côté de son légerpardessus une paire de mignons pistolets à deux coups, à crossed’ivoire, chef-d’œuvre de Brigt, l’artiste armurier anglais.
Alors, il renvoya son domestique, et ouvrant son secrétaire ilinventoria ses suprêmes ressources.
Il lui restait dix mille et quelques cents francs.
Avec cette somme, il pouvait entreprendre un voyage, prolongerson existence de deux ou trois mois, mais il repoussa avec horreurla pensée – indigne de son beau caractère – d’un misérablesubterfuge, d’un sursis déguisé, d’un recours en grâce.
Il songea, au contraire, que ces dix billets de mille francsallaient lui permettre une somptueuse largesse dont il serait parlédans le monde.
Il se dit qu’il serait chevaleresque d’aller demander à déjeunerà sa maîtresse et de lui faire cadeau de cet argent au dessert.Pendant le déjeuner, il serait étourdissant de verve, de gaieté, descepticisme railleur, puis, à la fin, il annoncerait sonsuicide.
Cette fille ne manquerait pas d’aller partout raconter lascène ; elle répéterait sa dernière conversation – sontestament politique – et le soir on en causerait dans tous lescafés, il en serait question dans tous les journaux. Cette idée,ces perspectives d’éclat le réjouirent singulièrement et leréconfortèrent tout à fait. Il allait sortir, lorsque son regardtomba sur l’amas de paperasses que contenait son secrétaire.Peut-être s’y trouvait-il un écrit oublié capable de ternir lapureté d’acier de sa mémoire.
Vivement il vida les tiroirs dans la cheminée sans regarder,sans choisir, et il mit le feu à cette masse de papiers.
C’est avec un sentiment d’orgueil bien légitime qu’il regardaits’enflammer tous ces chiffons, lettres d’amour ou lettresd’affaires, doubles obligations, titres de noblesse ou depropriété. N’était-ce pas son passé éblouissant qui flambait àmettre le feu dans la cheminée !
Le dernier chiffon était consumé, il songea à l’huissier etdescendit.
Cet officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions,n’était autre que M. Z…, huissier audiencier, le mieux mis et leplus poli des huissiers, homme de goût et d’esprit, ami desartistes, poète lui-même, à ses heures.
Il avait déjà saisi dans les écuries huit chevaux, avec leursharnachements, selles, brides, mors, couvertes ; et dans laremise, cinq voitures avec leurs apparaux, coussins doubles,capotes mobiles, timons de rechange, lorsqu’il aperçut dans la courle comte Hector.
– Je procédais fort lentement, monsieur le comte, lui dit-il,après l’avoir salué, peut-être désirez-vous arrêter les poursuites.La somme est importante, il est vrai, mais dans votre position…
– Sachez, monsieur, répondit superbement M. de Trémorel, que sivous êtes ici c’est que cela me convient. Mon hôtel ne me plaîtplus, je n’y remettrai jamais les pieds, ainsi vous êtes lemaître ; allez.
Et pirouettant sur ses talons, il s’éloigna.
Et Me Z… bien désillusionné se remit à l’œuvre. Il allait depièce en pièce, admirant et saisissant. Il décrivait les coupes devermeil gagnées aux courses, les collections de pipes, les trophéesd’armes. Il saisit la bibliothèque, un meuble splendide, et tousles volumes qu’elle contenait : un Manuel d’hippiatrique, LaChasse et la pêche, Les Mémoires de Casanova, Le Duel et lesduellistes, Thérèse, La Chasse au chien d’arrêt…
Pendant ce temps, le comte de Trémorel plus que jamais résolu ausuicide, remontait le boulevard, se rendant chez sa maîtresse, quioccupait près de la Madeleine un petit appartement de six millefrancs.
Cette maîtresse, Hector l’avait huit ou dix mois auparavantlancée dans le demi-monde, sous le nom de miss Jenny Fancy.
La vérité est qu’elle s’appelait Pélagie Taponnet, et qu’elleétait, sans que le comte s’en doutât, la sœur adultérine de sonvalet de chambre.
Protégée par le comte de Trémorel, miss Fancy a eu dans ledemi-monde parisien un réel et bruyant succès de toilettes et debeauté.
Elle était loin cependant d’être belle, dans l’acceptionclassique du mot. Mais elle présentait le type accompli du « joli »parisien, type qui, pour être de pure convention, n’en a pas moinsdes admirateurs passionnés. Elle avait des mains délicates d’undessin parfait, un pied mignon, de superbes cheveux châtains, ladent blanche du chat, et par-dessus tout, de grands yeux noirsinsolents ou langoureux, caressants, provocants, des yeux à fairedescendre les saints de pierre de leur niche.
Miss Fancy n’était pas fort intelligente, mais elle eut vitepris le facile « bagout » des coureuses de premièresreprésentations ; enfin, elle faisait valoir ses toilettesexcentriques.
Le comte l’avait ramassée dans un bal public de bas étage, où,un soir, par le plus grand des hasards, il était entré pendantqu’elle dansait des pas risqués en bottines percées. En moins dedouze heures, sans transition, elle passa de la plus affreusemisère à un luxe dont évidemment elle ne pouvait même avoirl’idée.
Éveillée un matin sur le grabat malpropre d’un cabinet garni àdouze francs par mois, elle s’endormit le soir sous les courtinesde satin d’un lit de palissandre.
Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu’on lepourrait supposer.
Il n’est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n’attende,pleine de confiance, des aventures plus surprenantes encore. Ilfaut à l’artisan enrichi quinze ans pour s’habituer à l’habitnoir ; la Parisienne quitte sa robe de six sous pour levelours et la moire, et on jurerait que jamais elle n’a porté autrechose.
Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avaitmis ses domestiques sur un bon pied ; on lui obéissait audoigt et à l’œil, et elle faisait marcher comme il faut sescouturières et ses modistes.
Cependant le premier étourdissement d’un plaisir absolumentnouveau se dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de lajournée, dans son bel appartement, ne sut plus à quellesdistractions se prendre.
Ses toilettes qui d’abord l’avaient transportée ne lui disaientplus rien. La jouissance d’une femme n’est complète, que doublée dela jalousie des rivales.
Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, touten haut, près de la barrière, elles ne pouvaient envier sasplendeur qu’elles ne connaissaient pas, et il lui était absolumentinterdit d’aller se montrer à elles, d’aller les éclabousser. Àquoi bon, alors, une voiture !
Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faireautrement. Il lui semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis,elle les considérait tous comme des êtres assommants.
Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manièresironiquement polies, et comprenait-elle combien peu elle était,pour tous ces gens riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés,ces repus.
Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient unesoirée chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat oùelle gagnait, un souper où elle gâchait tout.
Le reste du temps, elle s’ennuyait.
Elle s’ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruellefangeuse de son quartier, de son garni infect.
Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer àson luxe, à son argent, à ses domestiques et de reprendre sonancienne existence. Dix fois, elle fit son paquet, toujoursl’amour-propre la retint au dernier moment.
Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquellece matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onzeheures.
Certes, elle ne l’attendait guère si matin, et elle fut biensurprise quand il lui annonça qu’il venait lui demander à déjeuner,la priant de faire se dépêcher la cuisinière, parce qu’il étaitfort pressé.
Jamais miss Fancy n’avait vu son amant si aimable, jamaissurtout elle ne l’avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, ilfut, comme il se l’était promis, étincelant de verve.
Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.
– Tout ceci, mon enfant, dit-il, n’est qu’une préface destinée àte préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras queje suis ruiné.
Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.
– J’ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu’ily a de plus ruiné, ruiné à plates coutures.
– Ah ! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes !…
– Jamais je n’ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela tesemble invraisemblable, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’estpourtant très vrai.
Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.
– Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, lavie est comme une grappe de raisin qu’on mange lentement grain àgrain ou dont on exprime le suc dans un verre pour le boire d’untrait. J’ai choisi la seconde méthode. Ma grappe à moi se composaitde quatre millions, ils sont bus. Je ne les regrette pas, j’ai eude la vie pour mon argent. Mais à présent, je puis me flatterd’être aussi gueux que n’importe quel gueux de France. Tout à cetteheure est saisi chez moi, je suis sans domicile, je n’ai plus lesou.
Il parlait, il parlait, s’animant au choc des pensées diversesqui se pressaient tumultueusement dans son cerveau, s’exaltant aucliquetis des mots.
Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète,intacte, entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.
– Mais… alors… hasarda miss Fancy…
– Quoi ? tu te trouves libre ? Cela va sans sedire.
Elle ne savait trop encore si elle devait s’affliger ou seréjouir.
– Oui ! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut ungeste sur lequel Hector se méprit.
– Oh ! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne tequitte pas ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dansl’embarras. Le loyer ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et,de plus, j’ai songé à toi. J’ai là, dans ma poche, cinq centslouis, c’est toute ma fortune, je te l’apporte.
Il lui présentait en même temps sur une assiette – imitant enriant les garçons de restaurant qui rapportent la monnaie – ses dixderniers billets de mille francs.
Elle les repoussa avec horreur.
– Eh bien ! fit-il, reprenant son ton d’homme supérieur,voilà un beau mouvement, mon enfant, c’est bien, très bien. Je l’aitoujours pensé, vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille,trop bonne même, il faudra te corriger.
Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement ditPélagie Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et demettre Hector à la porte comme c’était incontestablement son droit,elle essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de leréconforter.
Depuis que Trémorel lui avait confessé qu’il était sans le sou,elle ne le haïssait presque plus, et même, par un revirementfréquent chez les femmes de cette trempe, elle commençait àl’aimer.
Hector saisi, sans asile, n’était plus l’homme terrible, payantpour être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette auruisseau la femme qu’il en a tirée par fantaisie. Ce n’était plusle tyran, l’être exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, ilrentrait dans le droit commun, il redevenait un homme comme lesautres, préférable aux autres, étant vraiment remarquablementbeau.
Puis prenant pour un généreux élan du cœur le dernier artificed’une vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don dedix mille francs.
– Tu n’es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu asencore cette somme.
– Eh ! chère enfant, c’est à peine ce que tu me coûtes parmois, je t’ai donné tout autant deux ou trois fois pour quelquespetits diamants que tu portais une soirée.
Elle réfléchit un moment, et tout étonnée, comme après unedécouverte :
– Tiens ! dit-elle, c’est pourtant vrai.
Depuis longtemps Hector ne s’était autant amusé.
– Mais, reprit gravement miss Fancy, je puis dépenser moins,oh ! oui, beaucoup moins, et être, je te l’assure, tout aussiheureuse. Autrefois, avant de te connaître, quand j’étais jeune –elle avait dix-neuf ans – dix mille francs me semblaient une de cessommes fabuleuses dont on parle, mais que peu d’hommes ont vueréunie en un seul tas, que bien peu ont tenue entre les mains.
Elle essayait de glisser les billets dans la poche du comte quise défendait.
– Ainsi, tiens, reprends, garde…
– Que veux-tu que j’en fasse ?
– Je ne sais, mais il me semble que cet argent peut en rapporterd’autre. Ne peux-tu jouer à la Bourse, parier aux courses, gagner àBade, tenter quelque chose enfin ? J’ai entendu parler de gensqui maintenant sont riches comme des rois, qui ont commencé avecrien, et qui n’avaient pas ton éducation à toi, qui as tout vu, quiconnais tout. Que ne fais-tu comme eux ?
Elle parlait vivement, avec cet entraînement de la femme quicherche à faire triompher son idée.
Et lui, la regardait, stupéfait de lui trouver cettesensibilité, cet intérêt désintéressé à sa personne, plus étonnéqu’un prosecteur de l’école, qui, préparant sa leçon, rencontreraitle cœur de son sujet à droite au lieu de le découvrir à gauche.
– Tu veux bien, n’est-ce pas ? insistait-elle, tu veuxbien…
Il secoua l’espèce de torpeur pleine de charmes où le plongeaitla mine câline de sa maîtresse.
– Oui, lui dit-il, tu es une bonne fille, mais prends ces cinqcents louis puisque je te les donne, et ne t’inquiète de rien.
– Mais toi ? as-tu encore de l’argent ? que tereste-t-il ?
– J’ai encore…
Il s’arrêta, inspectant ses poches, comptant l’or de sonporte-monnaie, ce qui ne lui était jamais arrivé.
– Ma foi ! il me reste trois cent quarante francs, c’estbien plus qu’il ne me faut, aussi, avant de partir, je veux donnerdix louis à tes domestiques, ils m’ont bien servi.
– Et que deviendras-tu après ! mon Dieu ?
Il se posa sur sa chaise, caressant négligemment sa belle barbe,et ajouta :
– Je vais me brûler la cervelle.
– Oh ! s’écria-t-elle effrayée.
Hector supposa que la jeune femme doutait. Il sortit de sa pocheses petits pistolets à crosse d’ivoire, et les lui montrant :
– Tu vois, lui dit-il, ces joujoux ? Eh bien, en tequittant, je vais aller quelque part, n’importe où, j’appuierai lescanons comme cela, sur mes tempes – il faisait le geste – jepresserai la détente, et tout sera dit.
Elle le regardait, la pupille dilatée par l’épouvante, pâle, lesein ému.
Mais en même temps elle l’admirait. Elle était émerveillée detant de courage, de ce calme, de cette insouciance railleuse. Queldédain superbe de la vie ! Dévorer sa fortune et se tueraprès, sans cris, sans pleurs, sans regrets, lui paraissait un acted’héroïsme inouï, sans exemple, sans pareil. Et, dans son extase,il lui semblait que devant elle se dressait un homme nouveau,inconnu, beau, radieux, éblouissant. Elle se sentait prise pour luide tendresses infinies ; elle l’aimait comme jamais ellen’avait aimé, en elle s’éveillaient des ardeurs ignorées.
– Non ! s’écria-t-elle, non ! cela ne sera pas.
Et, se levant brusquement, elle bondit jusqu’à Hector.
Elle s’était suspendue au cou de son amant, et la tête rejetéeen arrière pour le bien voir, pour plonger ses yeux dans les siens,elle continuait :
– Tu ne te tueras pas, n’est-ce pas ? tu me le promets, tume le jures. Non, ce n’est pas possible, tu ne le voudrais pas.C’est que je t’aime, vois-tu, je t’aime… moi qui ne pouvais pas tesouffrir autrefois. Ah ! je ne te connaissais pas, tandis quemaintenant… Va ! nous serons heureux. Toi qui as toujours vécudans les grandeurs tu ne sais pas ce que c’est que dix mille francsmais je le sais, moi.
« On peut vivre longtemps, très longtemps et très bien, aveccela. Sans compter que si nous voulons vendre tout ce qu’il y a icid’inutile, les chevaux, la voiture, mes diamants, mon cachemirevert nous en tirerons bien le triple, le quadruple même, de cettesomme. Trente mille francs ! c’est une fortune. Songe à ce quecette somme représente de jours de bonheur !…
Le comte de Trémorel secouait la tête négativement, souriantravi.
Oui, il était ravi ; sa vanité, délicieusement chatouillée,s’épanouissait à la chaleur de cette passion qui jaillissait desyeux si beaux de miss Fancy.
Voilà comment on l’aimait, lui, comment on le regrettait. Quelhéros le monde allait perdre !
– Car nous ne resterons pas ici, poursuivit Jenny, nous ironsnous cacher à l’autre bout de Paris dans un petit logement. Tu nesais pas, toi, que du côté de Belleville, sur les hauteurs, ontrouve pour mille francs par an des logements délicieux entourés dejardins. Comme nous y serions bien, serrés l’un contrel’autre ! Tu ne me quitterais jamais, car je serais jalouse,vois-tu, oh ! mais jalouse ! Nous n’aurions pas dedomestiques, et tu verrais comme je sais bien tenir notre petitménage…
Hector ne répondait toujours pas.
– Tant que durera l’argent, continuait Jenny, nous rirons. Quandil n’y en aura plus, si tu es toujours décidé, tu te tueras,c’est-à-dire, nous nous tuerons ensemble. Mais pas avec unpistolet, n’est-ce pas cela doit faire trop de mal. Nous allumeronsun grand réchaud de charbon, nous nous endormirons dans les brasl’un de l’autre, et tout sera dit. Il paraît qu’on ne souffre pasdu tout. Une de mes amies qui avait déjà perdu connaissance quandon a enfoncé sa porte, m’a dit qu’elle n’avait rien senti, qu’unpeu de mal à la tête.
Cette proposition tira Hector de l’engourdissement voluptueux oùl’avaient maintenu les regards et l’étreinte de sa maîtresse.
Elle réveillait en lui un souvenir qui froissait toutes sesvanités de gentilhomme et de viveur.
Trois ou quatre jours auparavant, il avait lu, dans un journal,le récit du suicide d’un marmiton de chez Vachette qui, dans unaccès de désespoir amoureux, avait dérobé chez son patron unréchaud, et était allé s’asphyxier bravement dans son taudis. Même,avant de mourir, il avait écrit à son infidèle, une lettre trèstouchante.
Cette idée de finir comme le cuisinier le fit frémir. Ilentrevit la possibilité d’une comparaison horrible. Quelridicule ! Et le comte de Trémorel qui avait passé sa vie àfaire profession de tout braver, avait une peur folle duridicule.
Aller se faire périr par le charbon à Belleville, avec unegrisette. Horreur !
Il dénoua presque brutalement les bras de miss Fancy et larepoussa.
– Assez de sentiment comme cela, dit-il de son ton d’autrefois.Tout ce que tu dis, ma chère enfant, est fort joli, maiscomplètement absurde. Un homme de mon nom ne déchoit pas, ilmeurt.
En retirant de sa poche les billets qu’y avait glissés missFancy, il les rejeta sur la table.
– Allons, adieu !
Il voulait sortir, mais rouge, échevelée, l’œil flamboyant derésolution, Jenny courut se placer devant la porte.
– Tu ne sortiras pas, cria-t-elle, je ne veux pas, tu es à moi,entends-tu, puisque je t’aime ; si tu fais un pas,j’appelle.
Le comte de Trémorel haussa les épaules.
– Il faut pourtant en finir, dit-il.
– Tu ne passeras pas.
– Fort bien ! ce sera donc ici que je me ferai sauter lacervelle.
Et sortant un de ses pistolets, il l’appuya contre sa tempe endisant :
– Si tu appelles, si tu ne me laisses pas le passage libre, jetire.
Si miss Fancy eut appelé, très certainement le comte de Trémoreleût pressé la détente, il était mort. Mais elle n’appela pas, ellene le put, elle poussa un grand cri et tomba évanouie.
– Enfin ! fit Hector, remettant son arme dans sa poche.
Aussitôt, sans prendre le soin de relever sa maîtresse quigisait à terre, il sortit, refermant la porte à double tour.
Puis, dans l’antichambre, ayant appelé les domestiques, il leurremit dix louis pour se les partager et s’éloigna rapidement.
Arrivé dans la rue, le comte de Trémorel s’apprêtait à remonterle boulevard, lorsque l’idée de ses amis traversa son esprit.L’histoire de sa saisie, colportée par ses gens, devait déjà courirla ville.
– Non, pas par là, murmura-t-il.
C’est qu’en effet, de ce côté, il rencontrerait infailliblementquelqu’un de ses « très chers » et il lui semblait entendre lescompliments de condoléances et les ridicules offres de service.
Il voyait les grimaces contrites dissimulant mal une intime etdélicieuse satisfaction. Il avait, en sa vie, blessé tant devanités, écrasé tant d’amours-propres, qu’il devait s’attendre à deterribles représailles.
Et pourquoi ne pas tout dire ? Les amis d’un homme quefavorise une insolente prospérité, ressemblent tous, plus ou moins– volontairement ou sans s’en douter – à cet excentrique Anglaisqui suivait un dompteur de bêtes féroces avec le doux espoir de levoir dévorer. La fortune, aussi, dévore parfois ceux qui ladomptent.
Hector traversa donc la chaussée, prit la rue Duphot et gagnales quais.
Où allait-il ? Il n’en savait rien, il ne se le demandaitmême pas.
Il marchait au hasard, longeant les parapets, respirant à pleinspoumons l’air pur et vif, savourant cette béatitude physique quisuit un bon repas, heureux de se sentir vivre, aux tièdes rayons dusoleil d’avril. Le temps était splendide, et Paris entier étaitdehors. La ville avait un air de fête, les flâneurs encombraientles rues, la foule affairée ralentissait sa course, toutes lesfemmes étaient jolies. À un angle des ponts, des marchandestenaient leur éventaire de violettes qui embaumaient.
Près du Pont-Neuf, le comte acheta un de ces bouquets qu’on crieà dix centimes, et le passa à sa boutonnière. Il jeta vingt sous àla marchande, et sans attendre qu’on lui rendît la monnaie, ilcontinua sa route.
Arrivé à cette grande place qui est au bout du boulevardBourbon, et qui est toujours encombrée de saltimbanques et demontreurs de curiosités en plein vent, la foule, le bruit, ledéchirement des musiques, l’arrachèrent à sa torpeur, le ramenantbrusquement à la situation présente.
« Il s’agit, pensa-t-il, de quitter Paris. »
Et, d’un pas plus rapide, il s’achemina vers la gare d’Orléans,dont on aperçoit les bâtiments en face, de l’autre côté de laSeine.
Arrivé à la salle de départ, il demanda l’heure d’un train pourÉtampes. Pourquoi choisissait-il Étampes ?
Il lui fut répondu qu’un train venait de partir, il n’y avaitpas cinq minutes, et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant deuxheures.
Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait resterlà deux heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, ilentra au Jardin des Plantes.
Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu’il n’y avait mis lespieds. Il n’y était pas venu depuis le temps où, lorsqu’il était aulycée, on y conduisait les élèves, les jours de promenade, pourvisiter la ménagerie ou jouer aux barres.
Rien n’avait changé. C’étaient bien les mêmes marronniers, lesmêmes treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant descarrés pleins de plantes portant leur nom sur une étiquette au boutd’une tige de fil de fer.
Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Ils’assit sur un banc en face du musée de minéralogie. Quisait ! Peut-être lorsqu’il était au lycée, dix ans plus tôt,las de courir, de s’amuser, il était venu se reposer sur ce mêmebanc.
Entre ce temps et aujourd’hui, quelle différence !
La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longuequ’on n’en voyait pas la fin, sablée de sable d’or, ombragée,délicieuse, réservant à chaque pas une surprise, une volupténouvelle.
Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivéau bout. Qu’y avait-il trouvé ? Rien.
Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les annéesécoulées, il ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jourlui ayant laissé un de ces souvenirs délicieux qui ravissent etconsolent. Des millions avaient glissé entre ses mains prodigues,et il ne se rappelait pas une dépense utile, véritablementgénéreuse, de vingt francs. Lui qui avait eu tant d’amis, tant demaîtresses, il cherchait vainement dans sa mémoire un nom d’ami, unnom de femme à murmurer.
Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il étaitsurpris, consterné, de l’imbécillité de ses plaisirs, de l’inanitédes jouissances qui avaient été le but et comme la fin de sonexistence.
Et pour qui avait-il vécu, en définitive ? Pour les autres.Il avait cru poser sur un piédestal, il avait paradé sur untréteau.
« Ah ! j’étais fou, se disait-il, j’étais fou ! »
Ne voyant pas qu’après avoir vécu pour les autres, pour lesautres il allait se tuer.
Il s’attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours ?Personne. Ah si, miss Fancy, peut-être, une fille ! Et encore,non. Dans huit jours elle serait consolée et rirait de lui avec unnouvel amant. Mais il se souciait bien de Fancy,vraiment !…
Cependant, les tambours battaient la retraite autour dujardin.
La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais etfroid se levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il étaitglacé jusqu’aux os.
– Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.
Hélas ! en ce moment, l’idée de se brûler la cervelle aucoin d’un bois, comme il le disait si allègrement le matin, lui fithorreur. Il se représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisantsur le revers de quelque fossé. Que deviendrait-il ? Desmendiants passeraient, ou des maraudeurs, qui le dépouilleraient.Et après ? La justice viendrait, on enlèverait ce corpsinconnu, et sans doute, en attendant la constatation de l’identité,on le porterait à la Morgue.
Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dallesde marbre qu’arrose un jet continu d’eau glacée ; il entendaitle frémissement de la foule qu’attire en ce lieu sinistre unemalsaine curiosité.
Alors, comment mourir ? Il chercha et s’arrêta à l’idée dese tuer dans quelque hôtel garni de la rive gauche.
– Voilà qui est décidé, dit-il.
Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna leQuartier Latin.
Son insouciance du matin avait fait place à une résignationmorne. Il souffrait, il se sentait la tête lourde, il avaitfroid.
« Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bienenrhumé demain. »
Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle luidonna la conscience d’être un homme très fort.
Il s’était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux unhôtel. Puis il pensa qu’il n’était pas sept heures et que demanderune chambre, ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Ilréfléchit qu’il avait encore cent quarante francs dans sa poche,résolut d’aller dîner. Ce serait son dernier repas. En effet, ilentra dans un restaurant, rue Contrescarpe, et se fit servir.
Mais il s’efforçait en vain de secouer la tristesse de plus enplus anxieuse qui l’envahissait. Il se mit à boire. Il vida troisbouteilles sans parvenir à changer le cours de ses idées.Retrouvant dans le vin l’amertume de ses réflexions, il luisemblait détestable, bien qu’il fût excellent et le plus cher del’établissement, coté vingt-cinq francs sur la carte.
Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre quitouchait à peine aux mets qu’il demandait et qui, à mesure qu’ilvidait son verre, devenait plus sombre.
La carte de son dîner s’éleva à quatre-vingt dix francs. Il jetasur la table son dernier billet de cent francs et sortit.
Il n’était pas tard encore, il entra dans un estaminet pleind’étudiants qui buvaient, et alla s’asseoir à une table isolée,tout au fond de la salle, derrière les billards.
On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafonqu’on lui servit, puis un second, puis un troisième…
Il ne voulait pas en convenir, se l’avouer, il cherchait às’exalter, à se monter au niveau du courage dont il allait avoirbesoin ; il n’y réussissait pas.
Pendant le dîner, et depuis qu’il était au café, il avaitprodigieusement bu ; à tout autre moment il eût été ivre, maisl’alcool, loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait surl’estomac et l’anéantissait.
Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu’ungarçon qui traversait la salle lui tendit un journal.
Machinalement il le prit, l’ouvrit et lut :
« Au moment de mettre sous presse, on nous apprend ladisparition d’un personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on,annoncé son intention formelle de se suicider. Si étranges sont lesfaits qu’on nous raconte, que, n’ayant pas le temps d’aller auxrenseignements, nous renvoyons les détails à demain. »
Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau ducomte de Trémorel.
C’était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont,pendant des années, il avait été l’assidu courtisan :l’opinion.
– On ne cessera donc jamais de s’occuper de moi !murmura-t-il avec une rage sourde – et sincèrement pour la premièrefois de sa vie.
Puis, résolument, il ajouta :
– Allons, il faut en finir.
Cinq minutes plus tard, en effet, muni d’un livre et de quelquescigares, il frappait à la porte de l’hôtel duLuxembourg.
Conduit par le domestique à la meilleure chambre de la maison,il fit allumer un grand feu et demanda de l’eau sucrée et tout cequ’il fallait pour écrire. Sa résolution à ce moment était aussiinébranlable que le matin.
– Il n’y a plus à hésiter, murmurait-il, il n’y a plus àreculer.
Il s’assit devant la table, près de la cheminée, et d’une mainferme écrivit la déclaration destinée au commissaire de police.
« Qu’on n’accuse personne de ma mort… » commençait-il, et ilterminait en recommandant d’indemniser le propriétaire del’hôtel.
La pendule marquait onze heures moins cinq minutes, il posa sespistolets sur la cheminée, en murmurant :
– À minuit, je me brûle la cervelle, j’ai encore une heure àvivre.
Le comte de Trémorel s’était laissé tomber sur son fauteuil, latête renversée sur le dossier, les pieds appuyés à la tablette dela cheminée. Pourquoi ne se tuait-il pas tout de suite ?Pourquoi s’accorder, s’imposer cette heure d’attente, d’angoisses,de tortures. Il n’aurait su le dire. Il cherchait à réfléchir auxcirconstances diverses de sa vie. Il était frappé de lavertigineuse rapidité des événements qui l’avaient amené dans cettemisérable chambre d’hôtel garni. Comme le temps passe ! Il luisemblait que c’était hier que, pour la première fois, il était alléemprunter cent mille francs. Mais que sert à l’homme qui a roulé aufond de l’abîme la connaissance des causes de sa chute !
La grande aiguille de la pendule avait dépassé la demie de onzeheures.
Il songeait encore à cet article du journal qui venait de luitomber sous les yeux. À qui attribuer la communication de lanouvelle !
À miss Fancy, sans aucun doute. La porte de la salle à mangerouverte, elle était revenue à elle et s’était élancée sur ses pas,à demi habillée, échevelée, tout en larmes. Où était-elle allée, nel’apercevant pas sur le boulevard ? Chez lui d’abord, puis auclub, puis chez quelques-uns des amis.
Si bien que ce soir, à ce moment même, il n’était question quede lui, dans son monde. Tous ceux qui l’avaient connu, et ilsétaient nombreux, s’abordaient en se disant :
– Vous savez la nouvelle ?
– Ah ! oui, ce pauvre Trémorel, quel plongeon !C’était un excellent garçon. Seulement…
Il lui semblait entendre la litanie des « seulement » saluée dericanements et de plaisanteries de mauvais goût. Puis, son suicideconstaté ou non, on se partageait ses dépouilles. L’un prenait samaîtresse, l’autre achetait ses chevaux, le troisième s’arrangeaitdu mobilier.
Le temps passait. La vibration stridente qui annonce la sonneried’une pendule se fit entendre. C’était l’heure.
Le comte se leva, saisit ses pistolets et alla se placer près dulit, s’arrangeant de façon à ne pas rouler à terre – précautionabsurde, incompréhensible quand on est de sang-froid, et queprennent cependant tous ceux qui se suicident.
Le premier coup de minuit sonna… Il ne tira pas.
Hector était brave et sa réputation de courage n’était plus àfaire. Il s’était battu en duel dix fois au moins, et toujours surle terrain on avait admiré son insouciance railleuse. Un jour, ilavait tué son homme, et, le soir, il s’était endormi fortpaisiblement. On citait de lui des paris effrayants, des traitsd’une témérité folle.
Oui, mais il ne tirait toujours pas.
C’est qu’il est deux sortes de courage. L’un, le faux, brille deloin comme le manteau pailleté du baladin, mais il lui faut leplein soleil, l’excitation de la lutte, le transport de la colère,l’incertitude du résultat, et par-dessus tout la galerie quiapplaudit ou qui siffle. C’est le vulgaire courage du duelliste etdu coureur de courses au clocher. L’autre, le vrai, ne se drapepas ; il méprise l’opinion, il obéit à la conscience et non àla passion, le succès ne le préoccupe, pas, il fait son œuvre sansbruit. C’est le courage de l’homme fort qui, ayant mesuréfroidement le péril, dit : « Je ferai ceci ! » et le fait.Depuis plus de deux minutes, minuit avait sonné, et Hector étaittoujours là, le pistolet appuyé sur la tempe.
« Aurais-je peur ? » se demanda-t-il.
Il avait peur en effet, et ne voulait pas se l’avouer. Il remitses armes sur la table et revint s’asseoir près du feu. Tous sesmembres tremblaient.
« C’est nerveux, se disait-il, ça va passer. »
Et il se donna jusqu’à une heure.
Il faisait des efforts inouïs pour se prouver, pour se démontrerla nécessité du suicide. Que deviendrait-il, s’il ne se tuaitpas ? Comment vivrait-il ? Lui faudrait-il donc serésigner à travailler !
Pouvait-il, d’ailleurs, reparaître, alors que, par la bouche desa maîtresse, il avait annoncé son suicide à tout Paris ?Quelles huées, s’il se montrait, quels quolibets !
Il eut un mouvement de fureur qu’il prit pour un éclair decourage et il sauta sur ses pistolets. Le froid de l’acier sur sapeau lui causa une sensation telle, qu’il faillit s’évanouir,lâchant son arme qui retomba sur le lit.
– Je ne peux pas, répétait-il dans son angoisse, je ne peuxpas.
La douleur physique lui faisait horreur. Tout son être serévoltait à cette idée d’une balle brutale qui déchirerait sa peau,labourerait ses chairs, broyant les muscles, brisant les os. Iltomberait sanglant, mutilé, et les débris de sa cervelleéclabousseraient les murs.
Ah ! que n’avait-il cherché une mort plus douce ! Quen’avait-il choisi le poison, ou le charbon encore ; lecharbon, comme le petit cuisinier de chez Vachette. Mais leridicule d’outre-tombe ne l’épouvantait plus.
Il n’avait peur que d’une chose, de n’avoir pas le courage de setuer. Toujours de demi-heure en demi-heure il se remettait. Ce futune nuit horrible, une agonie comme doit l’être celle des condamnésà mort dans leur cachot. Il pleura de douleur et de rage, il setordit les mains, il cria grâce, il pria.
Enfin, au matin, brisé, anéanti, il s’endormit sur sonfauteuil.
Trois ou quatre coups frappés à la porte le tirèrent d’unsommeil peuplé de fantômes. Il alla ouvrir. C’était le garçon quivenait prendre ses ordres et qui resta pétrifié sur le seuil, à lavue de cet homme aux vêtements en désordre, la cravate dénouée,livide, les yeux gonflés, les cheveux collés aux tempes par lasueur.
– Je n’ai besoin de rien, répondit Hector, je descends.
Il descendit. Il lui restait assez d’argent pour payer sadépense, bien juste, car il ne put donner au garçon que six sous depourboire.
C’est sans but, sans idée, qu’il quitta cet hôtel où il avaittant souffert. Plus que jamais il était décidé à mourir, seulementil souhaitait quelques jours de répit, une semaine, pour seremettre, pour se reconnaître. Mais comment vivre unesemaine ? Il n’avait plus un centime sur lui.
Une idée de salut lui vint : le mont-de-piété.
Il ne connaissait cette providence à douze pour cent que de nom,précisément assez pour savoir que, sur ses bijoux, on luiavancerait une certaine somme. Mais où prendre un bureaud’engagement ? N’osant s’en faire indiquer un, il cherchait auhasard, à travers le Quartier Latin qu’il connaissait à peine. Ilavait relevé la tête, il marchait d’un pas plus ferme, il cherchaitquelque chose, il avait un but.
Rue de Condé, au-dessus d’une grande maison noire, il vit uneenseigne : Mont-de-piété. Il entra.
La salle était petite, humide, malpropre et pleine de monde. Ilest vrai que si l’endroit était lugubre les emprunteurs semblaientporter gaiement leur misère.
C’étaient des étudiants et des femmes du quartier des écoles,qui causaient et riaient en attendant leur tour.
Le comte de Trémorel s’avançait, tenant à la main sa montre, sachaîne et un fort beau brillant qu’il avait retiré de son doigt. Latimidité de la misère le prenait, il ne savait à qui s’adresser.Une jeune femme eut pitié de son embarras.
– Tenez, lui dit-elle, mettez vos objets là, sur ce bout deplanchette, devant ce grillage garni de rideaux verts.
Au bout d’un moment, une voix qui paraissait venir d’une piècevoisine, cria :
– Douze cents francs, la montre et la bague.
L’énormité de la somme produisit une telle sensation que toutesles conversations s’arrêtèrent. Tous les yeux cherchaient lemillionnaire qui allait empocher tant de louis. Le millionnaire nerépondit pas.
Heureusement la même femme qui avait déjà conseillé Hector luipoussa le bras.
– C’est pour vous, les douze cents francs, lui dit-elle,répondez si vous acceptez, ou non.
– J’accepte ! cria Hector.
Une joie profonde, immense, lui faisait oublier jusqu’à sestoitures de la nuit. Douze cents francs ! Que de joursreprésentait cette somme. N’avait-il pas entendu dire qu’il y a desemployés qui ne gagnent guère que cela par an.
Les autres emprunteurs se moquaient de lui. Ils semblaient làcomme chez eux. Ils avaient certaines façons de répondre : Oui, quifaisaient beaucoup rire. Quelques-uns causaient familièrement avecles employés ou faisaient des remarques.
Hector attendait depuis bien longtemps, lorsqu’un des employésqui écrivaient derrière un autre grillage, cria :
– À qui les douze cents francs ?…
Le comte s’avança, il comprenait le mécanisme.
– À moi, répondit-il.
– Votre nom ?
Hector hésita. Prononcer son noble nom tout haut, en pareillieu, jamais. Il dit un nom en l’air :
– Durand.
– Où sont vos papiers ?
– Quels papiers ?
– Un passeport, une quittance de loyer, un permis de chasse.
– Je n’ai rien de tout cela.
– Allez le chercher, ou amenez deux témoins patentés.
– Mais, monsieur…
– Il n’y a pas de monsieur ! À un autre…
Si étourdi du contretemps que fût Hector, le ton de l’employél’indigna.
– Alors, dit-il, rendez-moi mes bijoux.
L’employé le regarda d’un air goguenard.
– Impossible. Tout nantissement enregistré ne peut être renduque sur justification de possession légitime.
Et sans vouloir rien entendre, il continua sa besogne.
– Un châle français, trente-cinq francs, à qui ?
C’est au milieu des quolibets qu’Hector sortit dumont-de-piété.
Jamais le comte de Trémorel n’avait autant souffert et même iln’avait pas idée d’angoisses pareilles. Après cette lueur d’espoir,brusquement éteinte, les ténèbres lui semblaient plus profondes etplus inexorables. Il restait plus nu, plus dépouillé que lenaufragé auquel la mer a arraché ses dernières épaves, lemont-de-piété lui avait pris ses dernières ressources.
Toute la poésie fanfaronne dont il se plaisait autrefois à parerson suicide, s’évanouissait, laissant voir la réalité la plustriste, la plus ignoble.
Il allait finir, non plus comme le beau joueur quivolontairement quitte le tapis vert où il laisse sa fortune, maiscomme le Grec qui, surpris et chassé, sait que toutes les porteslui seront fermées. Sa mort n’avait rien de volontaire, il nepouvait ni hésiter, ni choisir son heure, il allait se tuer fautede pouvoir vivre un seul jour de plus. Et jamais l’existence ne luiavait paru chose si bonne.
Jamais il ne s’était senti cette exubérance de force et dejeunesse.
Il découvrait tout à coup autour de lui, comme en un paysinexploré, une foule de jouissances plus enviables les unes que lesautres, et qu’il n’avait pas goûtées. Lui qui se vantait d’avoirtordu la vie pour en exprimer le plaisir, il n’avait pas vécu. Ilavait eu tout ce qui se vend et s’achète, rien de ce qui se donneou se conquiert, il n’avait rien eu.
Déjà il n’en était plus à se reprocher les dix mille francsofferts à Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux centsfrancs partagés aux domestiques, le pourboire abandonné la veilleau garçon du restaurant ; moins encore, les vingt sous jetéssur l’éventaire de la marchande de violettes.
Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé flétri. Àquoi lui servait-il ? Tandis que ces vingt sous !… Il nepensait plus aux millions dissipés, il ne pouvait chasser la penséede ce misérable franc.
C’est que le viveur, l’heureux du monde, l’homme qui la veilleavait son hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, lecrédit qui résulte d’une colossale fortune dissipée, le comte deTrémorel avait envie de fumer et il n’avait pas de quoi acheter uncigare ; il avait faim et il n’avait pas de quoi payer unrepas dans la plus infime des gargotes.
Certes, s’il l’eût voulu, il eût pu se procurer bien de l’argentencore, et bien facilement. Il lui suffisait de rentrertranquillement chez lui, de tenir tête aux huissiers, de sedébattre au milieu de la ruine.
Mais quoi ! il affronterait donc son monde, il confesseraitdonc ses terreurs invincibles au dernier moment il subirait desregards plus cruels qu’une balle de pistolet. On n’a pas le droitde tromper ainsi son public ; quand on a annoncé son suicide :on se tue. Ainsi Hector allait mourir parce qu’il avait parlé,parce que le journal avait annoncé l’événement. Cela, au moins ilse l’avouait, et tout en marchant, il s’adressait les reproches lesplus amers.
Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel,une fois, dans les bois de Viroflay ; il s’était dit qu’il setuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, duPoint-du-Jour.
Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment desgroupes de femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils serendaient, ceux-là, à quelque partie de campagne, et ils étaientdéjà loin, qu’on entendait encore leurs éclats de rire.
Dans les guinguettes, au bord de l’eau, sous les tonnelles dontles chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquantleurs verres.
Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaietésemblait à Hector insulter sa misère présente. N’y avait-il doncque lui de malheureux au monde ! Il avait soif, cependant, unesoif intense, insupportable.
Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route etdescendant la berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bordde la Seine. Il se baissa, puisa de l’eau dans le creux de sa main,et but.
Une lassitude invincible l’accablait. Il y avait là de l’herbe,il s’assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoirvenait, et la mort maintenant lui apparaissait comme unrefuge ; il songeait presque avec joie que sa pensée allaitêtre anéantie et qu’il ne souffrirait plus.
Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtresouvertes d’un des restaurants de Sèvres.
On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s’eninquiétait pas, il ne s’inquiétait plus de rien.
« Autant ici qu’ailleurs ! » se dit-il. Déjà il armait sonpistolet lorsqu’il s’entendit appeler :
– Hector ! Hector !…
D’un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criaitainsi son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui,les bras tendus.
C’était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bienpris, avec une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeuxnoirs, où éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommessympathiques à première vue, qu’on aime quand on les connaît depuishuit jours.
Hector le reconnut. C’était son plus ancien ami, un camarade decollège ; ils avaient été aussi liés que possible autrefois,mais le comte, ne le trouvant pas assez fort pour lui, avait cessépeu à peu de le voir et il l’avait perdu de vue depuis deuxans.
– Sauvresy ! fit-il, stupéfait.
– Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé etfort rouge ; voici bien deux minutes que je suis tesmouvements, que faisais-tu là ?
– Mais… rien, répondit Hector, embarrassé.
– Insensé ! reprit Sauvresy, c’est donc vrai ce qu’on m’adit chez toi, ce matin, car je suis allé chez toi…
– Et que t’a-t-on dit ?
– Qu’on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veillequitté ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler lacervelle. Déjà un journal a annoncé ta mort avec force détails.
Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impressionterrible.
– Tu vois donc bien, répondit-il d’un ton tragique, qu’il fautque je me tue !
– Pourquoi ? pour éviter à ce journal le désagrément d’unerectification ?
– On dira que j’ai reculé…
– Très joli ! Alors, selon toi, on est forcé de faire unefolie par cette raison qu’on a dit qu’on la ferait ! C’estabsurde. Pourquoi veux-tu te tuer ?
Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité devivre.
– Je suis ruiné, répondit-il tristement.
– Alors c’est pour cela que… Tiens, mon ami, laisse-moi te ledire, tu es fou ! Ruiné !… c’est un malheur, mais quandon a notre âge, on refait sa fortune. Sans compter que tu n’es passi ruiné que tu le dis, puisque j’ai, moi, cent mille livres derentes.
– Cent mille livres…
– Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportentpas quatre pour cent.
Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-êtreest-ce un mouvement irraisonné d’envie qui lui fit dire :
– Eh bien ! moi qui ai eu plus que cela, je n’ai pasdéjeuné ce matin.
– Malheureux ! et tu ne me dis rien ! Mais c’est vrai,tu es dans un état à faire pitié ; viens du moins, viensvite !
Et il l’entraînait vers le restaurant.
Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de luisauver la vie. Il avait la conscience d’avoir été surpris dans unesituation affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûlerla cervelle, si on l’appelle, presse la détente et ne cache pas sonarme. Entre tous ses amis un seul l’aimait assez pour ne pas voirle ridicule, un seul était assez généreux pour ne pas le railleroutrageusement, celui-là était Sauvresy.
Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hectorn’eut pas la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure desensibilité folle, d’expansion abandonnée qui suit le salut, aprèsun péril immense. Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dittout à Sauvresy, absolument tout, ses forfanteries d’autrefois, sesterreurs au dernier moment, son agonie de l’hôtel, ses rages, sesregrets, ses angoisses au mont-de-piété…
– Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, monfrère !…
Ils restèrent là à causer plus de deux heures.
– Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veuxdisparaître quelques jours ; je comprends cela. Mais tu vas cesoir même adresser quatre lignes aux journaux. Demain, je vaisprendre tes affaires en main, je m’y connais, sans savoir où tu enes, je me charge de te sauver encore une jolie aisance, nous avonsde l’argent, tes créanciers seront coulants.
– Mais que deviendrais-je ? demanda Hector qu’effrayait laseule pensée de l’isolement.
– Comment ! Mais je t’emmène, parbleu ! chez moi, auValfeuillu. Ne sais-tu donc pas que je suis marié ? Ah !mon ami, il n’est pas d’homme plus heureux que moi. J’ai épousé,par amour, la plus belle et la meilleure des femmes. Tu seras unfrère pour nous… Mais viens, ma voiture est là, devant lagrille.
Le père Plantat s’arrêta.
Ses auditeurs, depuis qu’il parlait, ne s’étaient permis ni ungeste ni un mot.
Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.
Il se demandait d’où pouvaient venir ces détails précis jusqu’àla minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie deTrémorel ?
Et son regard se coulant jusqu’au dossier, il distinguait fortbien que tous les feuillets n’étaient pas de la même écriture.
Mais déjà le vieux juge de paix poursuivait :
Devenue Mme Sauvresy, grâce à un coup inespéré du sort, BertheLechaillu n’aimait pas son mari.
Cette fille d’un pauvre maître d’école de campagne, dont lesplus folles visées d’ambition ne dépassaient pas, jadis, une placede sous-maîtresse dans un des pensionnats de Versailles, n’étaitpas satisfaite de sa situation.
Reine absolue du plus beau domaine du pays, entourée de toutesles satisfactions du luxe, disposant à son gré d’une fortuneconsidérable, aimée, adorée, elle se trouvait à plaindre.
Cette vie si bien ordonnée, si constamment heureuse, sansinquiétudes, sans secousses, lui paraissait d’une écœuranteinsipidité. N’était-ce pas toujours les mêmes plaisirs fades,revenant dans un certain ordre monotone selon les saisons ! Onrecevait ou on allait dans le monde, on montait à cheval, onchassait, on se promenait en voiture. Et ce serait toujoursainsi !
Ah ! ce n’était pas là une vie telle qu’elle l’avait rêvée.Elle était née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elleavait soif d’émotions et de sensations inconnues, souhaitantl’incertitude de l’avenir, l’imprévu, les transitions, despassions, des aventures, bien d’autres choses encore.
Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sasecrète aversion allait grandissant à mesure qu’elle devenait plussûre de son empire sur lui.
Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamaiset elle prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de sesmanières. Elle l’examinait, et elle ne lui voyait aucun relief oùaccrocher une admiration. S’il parlait, elle ne l’écoutait pas,ayant depuis longtemps décidé dans sa sagesse qu’il ne pouvait riendire que d’ennuyeux ou de banal. Elle lui en voulait de ce qu’iln’avait pas eu une de ces jeunesses orageuses qui épouvantent lesfamilles. Elle lui reprochait de n’avoir pas vécu.
Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Ilétait allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie deson ami Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus lesyeux et revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissancessi laborieuses. L’expérience lui coûtait cent mille francs, et ilne regrettait pas, disait-il, d’avoir, à ce prix, étudié ce qu’estau juste la « vie de plaisir ».
Berthe était excédée encore de l’adoration perpétuelle et sansbornes de Sauvresy. Elle n’avait qu’à souhaiter, pour être àl’instant obéie, et cette soumission aveugle à toutes ses volontéslui paraissait de la servilité chez un homme. Un homme, sedisait-elle, est né pour commander et non pour obéir, pour être lemaître et non l’esclave.
Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu’onguette à la fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chaudsencore de l’orgie, ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on seplaint, frappent. Des tyrans, mais des hommes.
Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit àavoir les fantaisies les plus absurdes, les caprices les plusextravagants. C’était une épreuve.
Elle voulait voir jusqu’où irait la complaisance inaltérable deson mari ; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa,furieuse de n’avoir rencontré ni une résistance ni uneobjection.
Être sûre de son mari, mais sûre absolument ; savoir qu’onemplit assez son cœur pour qu’il n’y ait aucune place pour uneautre ; n’avoir rien à redouter, pas même un entraînement ouun caprice d’un jour, lui paraissait désolant, intolérable. À quoibon être belle alors, spirituelle, jeune, coquette à faire tournertoutes les têtes !
Peut-être l’aversion de Berthe datait-elle de plus loin.
Elle se connaissait et s’avouait que, pour peu que Sauvresyl’eût voulu, elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Iln’avait qu’à vouloir, l’honnête homme, l’imbécile !… Elles’ennuyait tant chez son père, égratignant jusqu’au sang toutes sesvanités aux épines de la misère, que sur la promesse d’un belappartement et d’une voiture à Paris, elle serait partie sansseulement tourner la tête pour envoyer un dernier adieu au toitpaternel.
Une voiture !… elle aurait décampé pour bien moins.L’occasion seule avait manqué à ses instincts. Et elle méprisaitson mari de ce qu’il ne l’avait pas assez méprisée !
Sans cesse, cependant, on lui répétait qu’elle était la plusheureuse des femmes. Heureuse ! Et il y avait des jours oùelle pleurait en songeant à son mariage.
Heureuse ! Mais il y avait des instants où elle se sentaitune envie folle de fuir, de partir en quête d’émotions,d’aventures, de plaisirs, de tout ce qu’elle désirait, de tout cequ’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais. L’effroi de lamisère – elle le connaissait – le retenait. Il venait un peu, ceteffroi, d’une très sage précaution de son père, mort depuis peu,dont elle portait le deuil avec ostentation, qu’elle pleurait àchaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.
Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat,reconnaître à sa future un apport de cinq cent mille francs. Lebonhomme Lechaillu s’était formellement opposé à cet acte demunificence.
– Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous luireconnaîtrez quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pasun sou avec ; sinon… pas de mariage.
Et comme Sauvresy insistait.
– Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, jel’espère, une bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune estla sienne Si, au contraire, elle venait à se mal conduire, quarantemille francs seraient encore trop. Après ça, si vous craignez demourir le premier, vous êtes libre de faire un testament.
Force fut d’obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maîtred’école, connaissait-il sa fille.
Il était seul, en ce cas, à l’avoir devinée, car jamais unehypocrisie plus consommée ne fut mise au service d’une perversitési profonde qu’elle peut sembler exagérée, d’une dépravationinconcevable chez une femme jeune et ayant peu vu le monde.
Si elle se jugeait au fond du cœur la plus infortunée descréatures, il n’en parut jamais rien, ce fut un secret biengardé.
Tous ses actes furent si bien marqués au coin d’une politiquesavante que son admirable comédie fit illusion, même à l’œilperçant de la jalousie.
Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l’amourqu’elle ne ressentait pas, les apparences d’une passion à la foisbrûlante et discrète, que trahissaient certains regards jetés à ladérobée – et surpris – un mot, sa contenance dans un salon quand ilentrait.
Si bien que tout le monde disait :
– La belle Berthe est folle de son mari.
C’était la conviction de Sauvresy, et il était le premier àdire, sans cacher la joie qu’il en éprouvait :
– Ma femme m’adore.
Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu,lorsque Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, lepistolet à la main, son ami Trémorel.
Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresymanqua le dîner après avoir promis d’arriver à l’heure, et se fitattendre.
Si incompréhensible était l’inexactitude, que Berthe eût dû êtreinquiète. Elle n’était qu’indignée de ce qu’elle appelait un manqueabsolu d’égards.
Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait aucoupable, lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon deValfeuillu s’ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai,souriant.
– Berthe, dit-il, je t’amène un revenant.
C’est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sansperdre l’alinéa du journal qu’elle lisait. Sauvresy continuait:
– Un revenant que tu connais, dont je t’ai parlé bien souvent,que tu aimeras puisque je l’aime, et qu’il est mon plus vieuxcamarade, mon meilleur ami.
Et s’effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant :
– Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comteHector de Trémorel.
Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d’une émotioninexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la premièrefois de sa vie elle était confuse, intimidée, et n’osait lever sesgrands yeux d’un bleu clair à reflets couleur d’acier.
– Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez… du moment où monmari… soyez le bienvenu.
Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon,elle le connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avaitappris, elle l’avait vu dans les journaux, tous ses amis deschâteaux voisins l’avaient prononcé.
Dans son esprit, d’après ce qu’elle avait lu ou entendu dire,celui qui le portait devait être un personnage immense, presquesurnaturel. C’était, lui avait-on dit, un héros d’un autre âge, unfou, un viveur à outrance.
C’était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, quele bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passionsexorbitantes font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ceshommes qui dominent les autres, qu’on redoute, qui tuent pour unregard de travers, qui sèment l’or d’une main prodigue, dont lasanté de fer résiste à d’effroyables excès, qui conduisent de lamême cravache leurs maîtresses et leurs chevaux, les plus belles etles plus extravagantes créatures de Paris, les plus nobles bêtes del’Angleterre.
Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché àimaginer ce que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elleparait des qualités qu’elle lui supposait, les héros au brasdesquels elle s’enfuyait, bien loin de son mari, au pays desaventures. Et voilà que tout à coup il lui apparaissait.
– Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.
Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à cecontact, il lui sembla qu’elle recevait la secousse d’une batterieélectrique. Sauvresy s’était jeté sur un fauteuil.
– Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisépar la vie qu’il mène ; on le serait à moins. On lui a ordonnédu repos, et ce repos il vient le chercher ici, près de nous.
– Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieurle comte ne s’ennuie un peu ici ?
– Lui, pourquoi ?
– Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvrescampagnards…
Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui luipesait, pour forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Touten parlant elle l’observait et étudiait l’effet qu’elle luiproduisait. D’ordinaire, sa rayonnante beauté frappait ceux qui lavoyaient pour la première fois, d’un visible étonnement.
Lui restait impassible.
Ah ! qu’elle reconnaissait bien à cette froide, à cettesuperbe indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a toutessayé, tout éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu’il ne l’admiraitpas, elle l’admirait davantage.
« Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy,qu’un rien étonne, qui s’ébahit de tout, dont la physionomie trahittoutes les impressions, dont l’œil annonce tout ce qu’il va direbien avant qu’il ouvre la bouche ! »
Berthe se trompait, Hector n’était ni si froid ni si impassiblequ’elle le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Sesnerfs bandés outre mesure pendant vingt-quatre heures sedétendaient, et c’est à peine s’il pouvait se soutenir. Bientôt ildemanda la permission de se retirer.
Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe lescirconstances déplorables – ce fut son mot – qui amenaient le comteau Valfeuillu. Ami sincère, il évitait tous les détails capables dedonner un ridicule à son ami.
– C’est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau estmalade, mais nous le soignerons, nous le guérirons.
Jamais Berthe n’avait écouté son mari avec cette attention. Ellesemblait l’approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui,comme miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme : Gaspiller safortune et se tuer après.
– Ah ! soupira-t-elle, ce n’est pas Sauvresy qui en feraitautant.
Non, Sauvresy n’était pas homme à se conduire comme le comte deTrémorel.
Dès le lendemain de l’arrivée du comte au Valfeuillu, il annonçason intention de s’occuper sans retard des affaires de son ami.
C’était à l’issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée ensalon qui suit la salle de billard.
Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un litexcellent, sans inquiétudes pressantes pour le moment, le désordrede ses vêtements réparé, Hector n’avait plus rien du naufragé de laveille. Il était de ces natures sur lesquelles les événements n’ontpas de prise, que vingt-quatre heures consolent des pirescatastrophes, qui oublient les plus sévères leçons de la vie.Chassé par Sauvresy, il n’eût su où aller, et cependant il avaitrepris déjà l’insouciance hautaine du viveur millionnaire, habituéà plier à son gré les hommes et les circonstances. Il étaitredevenu impassible, froidement railleur, comme si des annéess’étaient écoulées depuis sa nuit d’hôtel garni, comme si lesdésastres de sa fortune eussent été réparés.
Et Berthe s’étonnait de ce calme après de si surprenants revers,prenant pour de la force d’âme ce qui n’était chez Trémorel quepuérile imprévoyance.
– Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d’affaires,donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quelest, ou était, comme tu voudras, le chiffre de tafortune ?
– Je l’ignore absolument.
Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille depapier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peusurpris.
– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Quedois-tu ?
Hector eut un geste superlativement dédaigneux.
– Je n’en sais, ma foi ! rien, répondit-il.
– Quoi ! pas même vaguement ?
– Oh ! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six centmille francs à la maison Clair ; à Dervoy, cinq cent millefrancs ; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…
– Et ensuite ?
– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.
– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tuinscrivais le chiffre de tes emprunts successifs ?
– Non.
– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription,les grosses de tes diverses obligations ?
– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mespaperasses.
Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De tellesfaçons d’agir lui semblaient monstrueuses ; il ne pouvait passupposer qu’Hector posait. Il posait cependant, et cetteaffectation d’ignorance était une suprême fatuité de viveur et debon ton. Se ruiner sans savoir comme est très noble, trèsdistingué, très ancien régime.
– Mais malheureux, s’écria Sauvresy, comment m’y prendre pournettoyer ta position.
– Eh ! ne la nettoie pas ; fais comme moi, laisse agirmes créanciers, ils sauront bien se débrouiller, soistranquille ; laisse-les mettre mes biens en vente…
– Jamais ! si on arrive à une vente aux enchères, tu esabsolument ruiné.
– Bast ! un peu plus ou un peu moins !
Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelleinsouciance, quel mépris admirable de l’argent, quel noble dédaindes détails mesquins et petits qui agitent le vulgaire !
Sauvresy serait-il capable d’un pareil détachement ?
Certes, elle ne pouvait l’accuser d’avarice, il devenait pourelle, prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé,il courait au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin,il avait pour le gain l’âpreté d’un fils de paysan, et, en dépit desa haute fortune, il gardait quelque chose de la vénérationpaternelle pour l’argent.
Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il necraignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, mêmeen plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pourattraper quelques centaines d’écus.
Il se serait ruiné pour elle, si elle l’eût voulu, elle en étaitconvaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre,comme le plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.
Sauvresy réfléchissait.
– Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doiventconnaître exactement ta situation ; qui sait s’ils nes’entendent pas ? La façon dont ils t’ont refusé cent millefrancs avec le plus touchant ensemble me le ferait supposer. Jevais aller les trouver…
– La maison Clair, où j’ai contracté mes premiers emprunts doitêtre mieux renseignée.
– Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étaisraisonnable, sais-tu ce que tu ferais !
– Parle.
– Tu m’accompagnerais à Paris, et, à nous deux…
Hector, à cette proposition, s’était dressé tout pâle, l’œilétincelant.
– Jamais, interrompit-il violemment, jamais !…
Ses « très chers » du club l’épouvantaient encore. Quoi !déchu, tombé, ridiculisé par son suicide manqué, il oseraitreparaître sur le théâtre de sa gloire !
Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave cœurl’aimant assez pour ne pas s’arrêter à la fausseté de sa situation,pour ne pas le juger un lâche de ce qu’il avait reculé, mais lesautres !…
– Ne me reparle plus de Paris, ajouta-t-il d’un ton plus calme,de ma vie, je le jure, je n’y remettrai les pieds.
– Soit, tant mieux, reste avec nous, ce n’est pas moi qui m’enplaindrai, ni ma femme non plus, et un beau jour nous te trouveronsune héritière dans les environs.
Elle fit, de la tête, sans lever les yeux, un signeaffirmatif.
– Allons, reprit Sauvresy, il est temps que je parte si je veuxne pas manquer le chemin de fer.
– Mais je t’accompagne à la gare, fit vivement Trémorel.
Ce n’était pas de sa part une prévenance purement amicale. Ilvoulait prier son ami de s’informer des objets restés aumont-de-piété de la rue de Condé, et aussi lui demander de passerchez miss Fancy.
De la fenêtre de sa chambre, Berthe suivait les deux amis qui,bras dessus bras dessous, remontaient la route d’Orcival. « Quelledifférence, pensait-elle, entre ces deux hommes ! Mon maridisait, tout à l’heure, qu’il voulait être l’intendant de sonami ; il n’a que trop l’air, en effet, de son intendant. »
Quelle démarche vraiment noble a le comte, quelle aisancegracieuse, quelle distinction suprême ! Et cependant, monmari, j’en suis sûre, le méprise, parce qu’il s’est ruiné à fairedes folies. Ah que n’est-il, lui-même, capable d’en faire. Ilaffectait, j’ai cru m’en apercevoir, certains airs de protection.Pauvre garçon !
Mais est-ce que tout chez M. de Trémorel n’annonce pas unesupériorité innée ou acquise, tout, jusqu’à son prénom :Hector ! Comme il sonne, ce nom ! Et elle prenait plaisirà le répéter avec des intonations différentes : Hector !Hector ! Mon mari, lui, s’appelle Clément !…
M. de Trémorel revenait seul du chemin de fer, gai comme unconvalescent à ses premières sorties.
Dès que Berthe l’aperçut, elle quitta vivement la fenêtre. Ellevoulait rester seule, réfléchir à cet événement qui, tout à coup,tombait dans sa vie, analyser ses sensations, écouter sespressentiments, étudier ses impressions pour s’en rendre maîtresse,enfin, arrêter, si elle pouvait, un plan de conduite. Elle nereparut que pour se mettre à table, quand son mari, qu’on avaitattendu, revint sur les onze heures du soir.
Sauvresy mourait de faim et de soif, il paraissait brisé defatigue, mais son excellente figure rayonnait.
– Victoire ! ami Hector, disait-il, tout en avalant sonpotage trop chaud, nous te tirerons des mains des Philistins.Dame ! les plus brillantes plumes de tes ailes y resteront,mais on te sauvera assez de duvet pour te faire un bon nid.
Berthe eut pour son mari un regard reconnaissant.
– Et comment cela ? demanda-t-elle.
– C’est bien simple. Du premier coup j’ai deviné le jeu descréanciers de notre ami. Ils comptaient obtenir la mise en vente deses propriétés, ils les achetaient en bloc, à vil prix, commetoujours en ces occasions, les revendaient ensuite fort bien endétail et partageaient le bénéfice.
– Et tu empêcheras cela ? fit Trémorel d’un airincrédule.
– Parfaitement. Ah ! j’ai dérangé le plan de ces messieurs.J’ai réussi, ce qui est une chance, mais j’ai du bonheur, moi, àles tous réunir le soir même. Vous allez, leur ai-je dit, nouslaisser vendre volontairement de gré à gré, sinon, je me mets de lapartie et brouille les cartes. Ils me regardaient d’un airgoguenard. Mais mon notaire, que j’avais amené, ayant ajouté : «Monsieur est M. Sauvresy, et s’il veut deux millions, demain leCrédit foncier les lui avancera. » Nos hommes ont ouvert de grandsyeux et ont consenti à tout ce que je voulais.
Quoi qu’il en eût dit, Hector connaissait assez ses affairespour savoir qu’avec cette transaction on lui sauverait une fortune,petite, en comparaison de celle qu’il possédait, mais enfin unefortune.
Cette certitude le ravit, et dans un mouvement de reconnaissancevraie, serrant entre ses mains les mains de Sauvresy :
– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, c’est l’honneur après la vie,que tu me donnes, comment m’acquitter jamais !…
– En ne faisant plus que des folies raisonnables. Tiens, commemoi, ajouta-t-il, en se penchant vers sa femme et enl’embrassant.
– Et plus rien à redouter !
– Rien ! C’est que j’aurais, morbleu ! emprunté lesdeux millions, oui, et ils l’ont bien vu. Mais ce n’est pas tout.Les poursuites sont arrêtées. Je suis allé à ton hôtel, et j’aipris sur moi de renvoyer tous tes domestiques, à l’exception de tonvalet de chambre et d’un palefrenier. Si tu veux m’en croire, nousenverrons dès demain tous tes chevaux au Tattersal où ils sevendront très bien. Quant au cheval que tu as l’habitude de monter,il sera ici demain.
Ces détails choquaient Berthe. Elle trouvait que son mariexagérait l’obligeance, descendant jusqu’à la servilité.
« Décidément, pensait-elle, il était né pour être intendant. »Sauvresy poursuivait :
– Enfin, sais-tu ce que j’ai fait ? Songeant que tu esarrivé ici comme un petit Saint-Jean, j’ai donné l’ordre de remplirtrois ou quatre malles de tes effets, on les a portées au chemin defer, et en arrivant j’ai envoyé un domestique les chercher.
Hector, lui aussi, commençait à trouver l’obligeance de Sauvresyexcessive, et qu’il le traitait par trop en enfant ne sachant rienprévoir. Cette circonstance de son dénuement racontée devant unefemme, le blessait. Il oubliait que le matin même, il avait trouvétout simple de faire demander du linge à son ami.
Il cherchait une de ces plaisanteries fines, qui sauvent unesituation, lorsqu’il se fit un grand bruit dans le vestibule. Sansdoute les malles arrivaient. Berthe sortit pour donner desordres.
– Vite, pendant que nous sommes seuls, dit Sauvresy, voici tesbijoux. Ah ! j’ai eu du mal à les avoir. Ils sont méfiants aumont-de-piété. Je pense bien qu’ils ont commencé par me prendrepour l’associé d’une bande de filous.
– Tu n’as pas dit mon nom, au moins !
– Ça a été inutile. Mon notaire, par bonheur, était avec moi.Non, on ne saura jamais tout ce qu’un notaire peut rendre deservices. Ne penses-tu pas que la société est injuste envers lesnotaires ?
Trémorel pensait que son ami parlait bien lestement de chosessérieuses, tristes même, et cette légèreté de ton lecontrariait.
– Pour finir, poursuivait Sauvresy, j’ai rendu visite à missFancy. Elle était au lit depuis la veille, on l’y avait portéeaprès ton départ, et depuis la veille, m’a dit sa femme de chambre,elle ne cessait de sangloter à fendre l’âme.
– Elle n’avait reçu personne ?
– Personne absolument. Elle te croyait bien mort, et quand jelui ai affirmé que tu étais chez moi, très vivant et très bienportant, j’ai cru qu’elle deviendrait folle de joie. Sais-tuqu’elle est vraiment jolie ?
– Oui… elle n’est pas mal.
– Puis c’est, je crois, une bonne personne. Elle m’a dit deschoses extrêmement touchantes. Je parierais presque, mon cher ami,qu’elle ne tient pas seulement à ton argent, et qu’elle a pour toiune sincère affection.
Hector eut un beau sourire de fatuité. Affection !… le motétait pâle.
– Bref, ajouta Sauvresy, elle voulait à toute force me suivre,pour te voir, pour te parler. J’ai dû, pour obtenir qu’elle melaissât me retirer, lui jurer, avec d’épouvantables serments,qu’elle te verrait demain, non à Paris puisque tu m’as déclaré quetu n’y voulais plus y remettre les pieds, mais à Corbeil.
– Ah ! comme cela…
– Donc, demain à midi, elle sera à la gare. Nous partirons d’iciensemble ; pendant que je prendrai le train de Paris, tumonteras, toi, dans celui de Corbeil. Arrange-toi de façon à fairesemblant de manger et tu pourras, là-bas, offrir à déjeuner à missFancy à l’hôtel de la Belle-Image.
– Il n’y a pas d’inconvénients ?
– Pas le moindre. La Belle-Image est une grande aubergeque sa position à l’entrée de la ville, à cinq cents mètres duchemin de fer, met absolument à l’abri des curieux et desindiscrets. On peut, d’ici, s’y rendre sans être vu de personne, ensuivant le bord de l’eau et en prenant la rue qui tourne le moulinDarblay.
Hector préparait une objection, Sauvresy, d’un geste lui fermala bouche.
– Voici ma femme, dit-il, plus un mot.
En montant se coucher, ce soir-là, le comte de Trémorel étaitdéjà beaucoup moins enthousiasmé du dévouement de son ami Sauvresy.Il n’est pas de diamant où on ne trouve une tache en l’examinant àla loupe.
« Le voici, se disait-il, prêt à abuser de son rôle de sauveur.Il se pose en mentor et fait des phrases. Les gens ne sauraient-ilsdonc vous obliger sans vous le faire sentir. Ne semblerait-il pasque par cette raison qu’il m’a empêché de me brûler la cervelle, jedeviens quelque chose lui appartenant ? Pour un peu plus ilallait ce soir me reprocher les magnificences de Fancy ! Oùs’arrêtera son zèle ? »
Ce qui n’empêcha pas que le lendemain, au déjeuner, il prétextaun malaise pour ne pas manger et qu’il fit remarquer à Sauvresyqu’il allait manquer le train.
Comme la veille, Berthe accoudée à sa fenêtre, les regardaits’éloigner.
Si grand était son trouble depuis quarante-huit heures qu’ellene se reconnaissait plus elle-même. Déjà elle en était à n’oserplus ni réfléchir ni descendre au fond de son cœur. Quellepuissance mystérieuse possédait-il donc, cet homme, pour être entréainsi violemment dans sa vie ! Elle souhaitait qu’ils’éloignât pour ne plus revenir jamais, et en même temps elles’avouait qu’en partant il emporterait sa pensée tout entière. Etelle se débattait sous le charme, ne sachant si elle devait seréjouir ou s’affliger des inexprimables émotions qui l’agitaient,s’irritant de subir une domination plus forte que sa volonté.
Elle avait décidé que, ce jour-là, elle descendrait au salon. Ilne manquerait pas – ne fût-ce que par politesse – d’y descendre, etalors elle pensait que le voyant de plus près, le faisant causer,le connaissant mieux, son prestige s’évanouirait.
Sans doute il allait revenir, et elle guettait son retour, prêteà descendre dès qu’elle le verrait au détour du chemind’Orcival.
Elle l’attendait avec des frémissements fébriles, anxieuse commeon l’est au moment d’une lutte, sentant bien que ce premier tête àtête, en l’absence de son mari, serait décisif.
Mais le temps passait. Il y avait plus de deux heures qu’ilétait sorti avec Sauvresy et il ne reparaissait pas. Où pouvait-ilêtre ?
En ce moment même, Hector arpentait la salle d’attente du cheminde fer de Corbeil, attendant miss Fancy.
Enfin, il se fit, dans la gare, un grand remue-ménage. Lesemployés couraient, les hommes d’équipe traversaient la voie,roulant des brouettes, les portes s’ouvraient et se refermaientbruyamment. Le train arrivait.
Bientôt miss Fancy parut.
Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l’avaient pas empêchée desonger à sa toilette, et jamais elle n’avait été plus tapageusementélégante et jolie. Elle portait une robe vert d’eau avec une traîned’un demi-mètre, un manteau de velours qui n’en finissait plus etun de ces chapeaux nommés « chapeaux à accidents » parce qu’ilsfont cabrer les chevaux de fiacre sur le boulevard.
Dès qu’elle aperçut Hector, resté debout près de la porte desortie, elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui setrouvaient sur son passage et courut se pendre à son cou, riant etpleurant tout à la fois. Elle parlait très haut, avec des gestesque sa toilette faisait paraître plus désordonnés, et tout le mondepouvait l’entendre.
– Tu ne t’es donc pas tué, disait-elle, comme j’ai souffert,mais quel bonheur aujourd’hui !
Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer lesbruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement,enchanté et irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeuxfixés sur lui, en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu dela foule.
C’est qu’aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là,béants, regardant, attendant. On les regardait, on les entourait,on faisait cercle, on était sur eux.
– Allons, viens ! fit Hector à bout de patience.
Et il l’entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve etimprudente de désœuvrés pour qui tout est une distraction.
Mais ils n’y échappèrent pas. On les suivit de loin. Mêmequelques habitants de Corbeil, montés sur l’impériale de l’omnibusqui fait le service entre la gare et le chemin de fer, prièrent leconducteur d’aller au pas afin de ne pas perdre de vue cessinguliers étrangers. Et ce n’est que lorsqu’ils eurent disparusous le porche de l’hôtel que la voiture prit le trot.
Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L’entréetrop triomphale de Jenny fit sensation. On s’inquiéta, on alla auxrenseignements ; l’hôtesse fut adroitement questionnée, etbientôt on sut que ce monsieur qui allait attendre à la gare desdames si excentriques, était un intime ami du propriétaire duValfeuillu.
Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu’ils étaient le sujetde toutes les conversations.
Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de laBelle-Image, qui est une pièce immense, à deux lits, avecune seule fenêtre donnant sur la place, décorée de tableaux bienvernis et bien encadrés, représentant des messieurs à cheval.
Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petitroman assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre àredoubler l’admiration de sa maîtresse.
Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d’avenir quiétaient, il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables.Résolue à rester, quand même et plus que jamais, fidèle à sonHector ruiné, elle allait donner congé de son appartement de sixmille francs, vendre son mobilier et entreprendre un commercehonnête.
Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, trèshabile ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que des’associer avec une camarade qui apporterait l’argent, pendantqu’elle apporterait son savoir-faire. Elles achèteraient un fondsde modiste dans le quartier Bréda, et entre leurs mains il nepouvait manquer de prospérer et de donner de beaux bénéfices.
Jenny parlait d’un petit air entendu, épuisant son répertoire determes techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce luisemblaient du dernier comique, mais il était très sensible à cetteabnégation d’une femme jeune et jolie, consentant à travailler, àfaire quelque chose, et cela pour lui plaire.
Malheureusement, il fallait se séparer.
Fancy était venue à Corbeil avec l’intention d’y passer, unesemaine ; mais le comte lui déclara que c’était absolumentimpossible. Elle pleura d’abord beaucoup, se fâcha, puis finalementse consola à l’idée de revenir le mardi suivant.
– Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir,pense à moi !
Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta :
– Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le cheminde fer des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que safemme est peut-être la plus belle femme de France. Est-cevrai ?
– Je n’en sais ma foi rien ! J’ai oublié de laregarder.
Hector ne mentait pas. Sans qu’il parût, il était encore sousl’empire des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cetétourdissement qui suit les grandes crises morales aussi bien queles chocs violents sur la tête, et qui empêche l’attention des’arrêter aux choses extérieures.
Mais ces mots : « la plus belle femme de France », éveillèrentson attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand ilrentra au Valfeuillu, son ami n’était pas encore de retour, et MmeSauvresy était seule, lisant, dans le salon très vivementéclairé.
Assis en face d’elle, mais un peu de côté, Hector pouvaitl’observer à son aise, tout en égrenant quelques phrasesbanales.
Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sabeauté trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il luicherchait des imperfections, et, n’en trouvant pas, il s’effrayaitpresque de cette belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs,dont le regard vous arrivait comme une pointe d’épée. Peut-être soninstinct seul lui faisait-il redouter à lui, l’homme faible,vacillant, irrésolu, une nature énergique, déterminée, d’une audaceimplacable.
Peu à peu, cependant, il s’habitua à passer avec Berthe unegrande partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour saliquidation, vendant, négociant, usant ses journées à débattre desintérêts, à discuter avec des avoués et des agents d’affaires.
Il s’était vite aperçu du plaisir qu’elle prenait à l’entendre,et, par cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle etbien au-dessus de son mari.
Il n’avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds,inépuisable pour des années, d’anecdotes et d’aventures. Il avaitvu tant de choses, il s’était frotté à tant de gens, qu’il étaitintéressant à feuilleter comme une chronique. Il avait encore unecertaine verve mousseuse qui ne manquait pas de brillant, et uncynisme poli qui, au premier abord, surprenait.
Moins subjuguée, Berthe l’eût jugé à sa valeur, mais elle avaitperdu son libre arbitre.
Elle l’écoutait, plongée dans une sorte d’extase idiote, commeon écoute un voyageur revenu de ces pays étranges dont on nerevient pas, qui a visité des peuples dont on ignore mêmel’existence, vécu au milieu des mœurs et de civilisationsincompréhensibles pour nous.
Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, etle comte de Trémorel ne s’ennuyait pas au Valfeuillu autant qu’ill’aurait supposé.
Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-êtrematériel qui mène droit à l’abrutissement. À sa fièvre des premiersjours avait succédé un engourdissement physique et moral, exempt desensations désagréables, s’il manquait de piquant.
Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Lereste du temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguaitdans le parc, se balançait sur un fauteuil américain ou montait àcheval. Il alla même jusqu’à pêcher à la ligne, au bout du jardin,sous les saules. Il engraissait.
Ses meilleures journées étaient celles qu’il passait à Corbeil,en compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose deson passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelquequerelle à lui faire. D’ailleurs, elle lui rapportait des boufféesd’air de Paris, dans les plis de sa robe, et, à ses bottines, de laboue des boulevards.
Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amourpour Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaqueentrevue.
Peut-être ne s’expliquait-elle pas parfaitement tous sessentiments. Les affaires de la pauvre fille tournaient assez mal.Elle avait acheté son fonds bien trop cher et son associée, au boutd’un mois avait décampé, lui emportant trois mille francs. Ellen’entendait rien au commerce qu’elle avait entrepris et on lavolait sans pudeur de tous les côtés.
Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptaitbien lui demander de lui venir en aide. C’était bien le moins qu’ilpût faire, après l’immense sacrifice, auquel elle s’était résignéepour lui.
Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s’étonnèrentun peu de la continuelle présence de ce grand jeune homme quitraînait comme un boulet son désœuvrement, puis ils s’accoutumèrentà lui.
Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique,ainsi qu’il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs etpour lequel la vie a menti à ses promesses. Il paraissaitinoffensif, on l’adopta. On disait :
– Le comte de Trémorel est d’une simplicité charmante.
Mais il avait, à certains moments, lorsqu’il était seul, desretours soudains et terribles. « Cette vie ne peut durer »,pensait-il ; et des rages puériles le transportaient, s’ilvenait à comparer le passé au présent.
Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer detous ces gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité,qui l’entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy ?
Mais où fuir, où se réfugier ? La tentation de reparaître àParis ne lui venait pas. Et d’ailleurs, qu’y ferait-il ? Sonhôtel avait été vendu à un ancien marchand de cuirs vernis. Iln’avait d’argent que celui qu’il empruntait à Sauvresy.
Et c’était, ce Sauvresy, dans la pensée d’Hector, un amiterrible, envahissant, implacable, dur comme le chirurgien quis’inquiète peu de faire crier, sous le bistouri, le malade qu’ildoit sauver. Il ne comprenait, dans les situations désespérées, niles demi-partis, ni les transactions.
– Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer toutle superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il estmort ; enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situationliquidée, nous verrons.
Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciersnaissaient sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n’enétait close. Il en venait même de l’étranger, de l’Angleterre.Plusieurs avaient certainement été payés, mais on ne pouvait leurprésenter de reçus, et ils se fâchaient. Quelques-uns, dont lesprétentions par trop exorbitantes furent repoussées, déclarèrentqu’ils plaideraient, espérant qu’on reculerait devant lescandale.
Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tousles deux ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieursvoyages lors de la vente des propriétés de la Bourgogne et del’Orléanais.
Après l’avoir d’abord pris en guignon, le comte de Trémorel ledétestait nettement. Il le haïssait. L’air constamment heureux deSauvresy faisait son désespoir. La jalousie le poignait. Une seulepensée, une pensée détestable le consolait un peu.
« Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de cequ’il est un imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la véritéest qu’elle ne peut le souffrir. »
Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector sonaversion pour son mari.
Elle n’en était plus à étudier les mouvements de son cœur, elleaimait Trémorel et elle se l’avouait. À ses yeux prévenus, ilréalisait absolument l’idéal de ses rêves enfiévrés.
Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucunamour pour elle. Sa beauté n’était donc pas irrésistible, commeelle l’avait souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé,galant même, mais rien de plus.
« S’il m’aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme ill’est avec les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me ledirait. »
Et elle se prenait à détester cette femme – cette rivale – qu’ilallait retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu laconnaître, la voir. Qui pouvait-elle être ? Était-elle bienbelle ?
Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy.Adroitement interrogé, il avait répondu très vaguement, n’étant pasfâché de laisser l’imagination de Berthe s’égarer en suppositionsqui ne pouvaient être que très flatteuses pour lui.
Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister auxobsessions de sa curiosité. Elle prit la plus simple de sestoilettes noires, jeta sur son chapeau un voile très épais, etcourut à la gare de Corbeil à l’heure où elle supposait quel’inconnue devait repartir.
Elle s’était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaientdeux camions. Elle n’attendit pas longtemps.
Bientôt, à l’extrémité de l’avenue, qu’elle pouvait surveillerde sa place, elle vit s’avancer le comte de Trémorel et samaîtresse. Ils se donnaient le bras et avaient l’air des plusheureux amoureux de la terre. Ils passèrent à trois pas d’elle, etcomme ils marchaient fort lentement, elle put examiner miss Fancy àson aise. Elle la trouva jolie et sans la moindre distinction.
Ayant vu ce qu’elle voulait voir, rassurée par cette certitude,prouvant son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien,n’était pas à craindre, Berthe ne songea plus qu’à se retirer bienvite.
Mais elle prit mal son temps ! Au moment où elle dépassaitles voitures qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils secroisèrent à la grille et leurs yeux se rencontrèrent.
La reconnut-il ? Son visage exprima la plus vive surprise,cependant il ne salua point.
« Oui, il m’a reconnue », pensait Berthe en regagnant leValfeuillu par le chemin du bord de l’eau.
Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandaitsi elle devait s’affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu’enrésulterait-il ?
À dix minutes de distance, Hector la suivait le long de cetteroute qui côtoie la Seine.
Il était, lui aussi, singulièrement étonné. Depuis longtempsdéjà sa vanité, toujours en éveil, l’avait prévenu de ce qui sepassait dans l’esprit de Berthe, mais bien que la modestie ne fûtpas son défaut, il était loin de croire à un sentiment assez vifpour déterminer une pareille démarche.
– Elle m’aime, se répétait-il tout en marchant, ellem’aime !
Il ne savait encore à quoi se résoudre. Fuirait-il ?Resterait-il le même avec elle, feignant de ne pas l’avoiraperçue ? Cependant, il n’y avait guère à hésiter. Il devaitfuir vite, le soir même, sans hésiter, sans détourner latête ; fuir comme si la maison eût été sur le point des’écrouler sur sa tête. Ce fut sa première pensée. Elle futpromptement étouffée sous l’explosion des passions basses et vilesqui fermentaient en lui.
Ah ! Sauvresy lui avait tendu la main quand il senoyait ! Sauvresy le recueillait après l’avoir sauvé, il luiouvrait son cœur, sa maison et sa bourse, en ce moment même, ils’épuisait en efforts pour lui reconstituer une fortune. Les hommesde la trempe du comte de Trémorel ne peuvent recevoir que comme desoutrages tant et de si grands services.
Est-ce que son séjour au Valfeuillu n’était pas une souffrancecontinuelle ? Est-ce que du matin au soir son amour-propren’était pas à la torture ? Il pouvait compter les jours parhumiliations. Quoi ! il lui fallait subir, sinon reconnaître,la supériorité d’un homme qu’il avait traité eninférieur !
« D’ailleurs, pensait-il, jugeant sur le sien le cœur de sonami, n’est-ce pas uniquement par orgueil, par ostentation, qu’il seconduit si bien en apparence avec moi ? Que suis-je à sonchâteau sinon le vivant témoignage de sa munificence, de sagénérosité et de son dévouement ? Il semble ne plus vivre quepour moi : Trémorel par ci, Trémorel par là ! Il triomphe dema défaite, il se pare de ma ruine, il s’en fait une gloire et untitre à l’admiration publique. »
Décidément, il ne pouvait pardonner à son ami d’être si riche,si heureux, si estimé, d’avoir su régler sa vie, tandis que lui, àtrente ans, il avait gaspillé la sienne.
Et il ne saisirait pas l’occasion qui se présentait de se vengerde tant de bienfaits qui l’accablaient ? Oh !si !
« En définitive, se disait-il, essayant d’imposer silence auxsourds murmures de sa conscience, suis-je allé la chercher, safemme ? Elle vient à moi de son plein gré, d’elle-même, sansla moindre tentative de séduction ; la repousser serait uneduperie. »
L’envie a d’irrésistibles arguments. La détermination d’Hectorétait irrévocable lorsqu’il entra au Valfeuillu.
Il ne partit pas.
Et il n’avait cependant ni l’excuse de la passion, ni l’excusede l’entraînement, il n’aimait pas, il n’aima jamais la femme deson ami, et son infamie fut réfléchie, raisonnée, froidementpréméditée. Mais entre elle et lui, une chaîne se riva, plus solideque les liens fragiles de l’adultère : leur haine commune pourSauvresy.
Ils lui devaient trop, l’un et l’autre. Sa main les avaitretenus au bord du cloaque où ils allaient rouler. Car Hector ne seserait pas brûlé la cervelle, car Berthe n’aurait pas trouvé demari. Fatalement ils en seraient arrivés, lui, à traîner encompagnie de chevaliers d’industrie un grand nom déshonoré ;elle, à étaler sur les chaises du boulevard une beauté flétrie.
Les heures de leurs premiers rendez-vous se consumèrent enparoles de colère, bien plutôt qu’en propos d’amour. Ils sentaienttrop profondément, trop cruellement l’ignominie de leur conduite,pour ne pas chercher à se rassurer contre leurs remords.
Ils s’efforçaient de se prouver mutuellement que Sauvresy étaitridicule et odieux. Comme s’ils eussent été absous par sesridicules – en admettant qu’il en eût.
Si, en effet, notre monde est horrible à ce point que laconfiance y soit une sottise, il fut un sot, cet homme de cœurqu’on trompait sous ses yeux, dans sa maison. Il fut un sot, car ilavait foi en sa femme et en son ami.
Il ne se doutait de rien, et tous les jours il se félicitaitd’avoir réussi à retenir Trémorel, à le fixer. À tout venant, ilrépétait sa fameuse phrase :
– Je suis trop heureux !
Berthe, il est vrai, dépensait pour entretenir ses riantesillusions des trésors de duplicité.
Elle, si souvent capricieuse autrefois, nerveuse, volontaire,elle devint peu à peu soumise jusqu’à l’abnégation et d’uneangélique douceur.
De son mari dépendait l’avenir de sa liaison, et rien ne luicoûtait pour empêcher le plus léger soupçon d’effleurer sa naïvesécurité. Elle payait l’horrible tribut des femmes adultères,réduites par la peur, par leurs anxiétés de tous les instants, auxfeintes les plus honteuses et les plus déshonorantes de lapassion.
Telle fut d’ailleurs leur prudence que, chose rare, personne,dans leur entourage, ne se douta jamais de rien.
Et cependant, Berthe n’était pas heureuse.
Cet amour ne lui donnait rien des joies célestes qu’elle enavait attendues. Elle espérait être emportée dans les nuages, etelle restait à terre, se heurtant à toutes les misérablesvulgarités d’une vie de transes et de mensonges.
Peut-être s’aperçut-elle, que pour Hector elle était surtout unevengeance, qu’en elle il aimait surtout la femme enlevée à un amilâchement envié.
Et pour comble, elle était jalouse !
Après plusieurs mois, elle n’avait pu obtenir de Trémorel qu’ilrompît avec miss Fancy. Toutes les fois qu’elle se résignait àaborder cette question si humiliante pour elle, il avait la mêmeréponse, prudente et sensée peut-être, mais à coup sûr injurieuseet irritante :
– Songez, je vous prie, Berthe, répondait-il, que miss Fancy estnotre sécurité.
Le fait est, cependant, qu’il songeait aux moyens de sedébarrasser de Jenny. L’entreprise présentait des difficultés.Tombée dans une misère relative, la pauvre fille devenait plustenace que le lierre et désespérément se cramponnait à Hector.
Elle lui faisait souvent des scènes, prétendant qu’il n’étaitplus le même, qu’il changeait ; et elle était triste, ellepleurait, elle avait les yeux rouges.
Un soir, dans un accès de colère, après avoir attendu en vainson amant une partie de la journée, elle lui avait fait des menacessingulières.
– Tu as une autre maîtresse, lui avait-elle dit, je le sais,j’en ai la preuve. Prends garde ! Si jamais tu me quittais,c’est sur elle que tomberait ma colère, et crois que je neménagerais rien.
Le comte de Trémorel eut le tort de n’attacher aucune importanceaux propos de miss Fancy. Cependant ils hâtèrent la séparation.
« Elle devient insupportable, pensait-il, et si un jour je nevenais pas, elle serait capable de me relancer jusqu’au Valfeuilluet d’y faire un scandale affreux. »
C’est pourquoi, les plaintes et les larmes de Berthe aidant, ils’arma de courage et partit pour Corbeil, résolu à rompre à toutprix. Il prit, pour annoncer ses intentions, toutes les précautionsimaginables, cherchant de bonnes raisons, des prétextesplausibles.
– Il faut être sage, vois-tu, Jenny, disait-il, et pour un tempscesser de nous voir. Je suis ruiné, tu le sais, un mariage seulpeut me sauver.
Hector s’était préparé à une explosion terrible de fureur, à descris perçants à des attaques de nerfs, à des évanouissements. Rien.À sa grande stupéfaction, miss Fancy ne répondit pas un seulmot.
Seulement, elle devint plus blanche que sa collerette, seslèvres d’ordinaire si rouges blêmirent, ses grands yeuxs’injectèrent, non de sang, mais de bile.
– Ainsi, fit-elle, les dents serrées par sa colère contenue,ainsi tu te maries !
– Il le faut bien, hélas ! répondit-il, avec un soupirhypocrite, songe que dans ces derniers temps je n’ai pu t’êtreutile qu’en empruntant de l’argent à mon ami ; sa bourse nesera pas éternellement à ma disposition.
Miss Fancy prit les mains d’Hector et l’attira au jour, près dela fenêtre. Là, le fixant, comme si l’obstination de son regard eûtpu faire tressaillir la vérité en lui, elle lui dit lentement, enscandant ses mots :
– C’est bien vrai, n’est-ce pas, si tu m’abandonnes, c’est pourte marier ?
Hector dégagea une de ses mains pour l’appuyer sur son cœur.
– Je te le jure sur mon honneur, affirma-t-il.
– Alors, je dois te croire.
Jenny était revenue au milieu de la chambre. Debout, devant laglace, elle remettait son chapeau, disposant gracieusement lesbrides, tranquillement, comme si rien ne s’était passé.
Quand elle fut prête à sortir, elle revint à Trémorel :
– Une dernière fois, demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçaitde rendre ferme et que démentaient ses yeux brillants d’une larmeprès de rouler, une dernière fois, Hector, c’est bienfini ?
– Il le faut.
Fancy eut un geste que Trémorel ne vit pas, sa figure prit uneexpression méchante, ses lèvres s’entrouvrirent pour quelqueréponse ironique, mais elle se ravisa presque aussitôt.
– Je pars, Hector, dit-elle, après un moment de réflexion. Sic’est vraiment pour te marier que tu me quittes, jamais tun’entendras parler de moi.
– Eh ! mon enfant, j’espère bien que je resterai tonami.
– Bien ! bien ! Si au contraire, comme je le crois,c’est pour une autre maîtresse que tu m’abandonnes, rappelle-toi ceque je te dis. Tu es un homme mort, et elle est une femmeperdue.
Elle ouvrait la porte, il voulut lui prendre la main, elle lerepoussa.
– Adieu !
Hector courut à la fenêtre pour s’assurer de son départ. Oui,elle se résignait, elle remontait l’avenue qui conduit à lagare.
« Allons, se dit-il, ç’a été dur, mais moins que je ne croyais.Vraiment, Jenny était une bonne fille. »
Lorsqu’il parlait à miss Fancy d’un mariage conclu, le comte deTrémorel ne mentait qu’à demi. Il était, en effet, question pourlui d’un mariage, et si les choses n’étaient pas aussi avancéesqu’il lui plaisait de le dire, au moins les préliminairesfaisaient-ils prévoir une prompte et favorable issue.
L’idée venait de Sauvresy, plus que jamais désireux de compléterson œuvre de sauvetage et de restauration.
Un soir, il y avait de cela un peu plus d’un mois, il avait,après le dîner, entraîné Trémorel dans son cabinet.
– Accorde-moi, lui avait-il dit, un quart d’heure d’attention,et, surtout, ne me réponds pas à l’étourdie ; les propositionsque je vais te faire méritent les plus sérieuses réflexions.
– Va ! je sais être sérieux quand il le faut.
– Commençons donc par la liquidation. Elle n’est pas terminéeencore, mais elle est assez avancée pour qu’on puisse prédire lesrésultats. J’ai, dès aujourd’hui, la certitude qu’il te restera detrois à quatre cent mille francs.
Jamais, en ses rêves les plus optimistes, Hector n’avait oséespérer un tel succès.
– Mais je vais être riche, s’écria-t-il joyeusement.
– Riche, non, mais bien au-dessus du besoin. Et maintenant ilest, je crois, un moyen de reconquérir la position que tu asperdue.
– Un moyen ! Lequel ! bon Dieu !
Sauvresy fut un moment à répondre, il cherchait les yeux de sonami pour se rendre bien compte de l’impression que sa propositionallait produire.
– Il faut te marier, dit-il enfin.
L’ouverture parut surprendre Trémorel, mais nondésagréablement.
– Me marier ! répondit-il, le conseil est plus aisé àdonner qu’à suivre.
– Pardon, tu devrais savoir que je ne parle jamais à la légère.Que dirais-tu d’une jeune fille appartenant à une famillehonorable, jeune, jolie, bien élevée, si charmante qu’après mafemme je n’en connais pas de plus charmante, et qui t’apporteraitun million de dot ?
– Ah ! mon ami, je dirais que je l’adore. Et tu connais cetange ?
– Oui, et toi aussi, car l’ange est Mlle Laurence Courtois.
À ce nom, la figure radieuse d’Hector s’assombrit, et il eut ungeste de découragement.
– Jamais ! répondit-il, jamais M. Courtois, cet anciennégociant, positif comme un chiffre, ce fils de ses œuvres, pourparler comme lui, ne consentira à donner sa fille à un homme assezfou pour avoir gaspillé sa fortune.
Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.
– Voilà bien, répliqua-t-il, l’homme qui a des yeux pour ne pasvoir. Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est toutbonnement le plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu’ilest. Donner sa fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du ducde Samblemeuse, l’allié des Commarin-d’Arlange, lui semblerait unespéculation superbe, alors même que tu n’aurais pas le sou. Que neferait-il pas pour se procurer cette rare et délicate jouissance depouvoir dire à pleine bouche : « Monsieur le comte mongendre ! » ou « Ma fille, madame la comtesse Hector ! Ettu n’es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs derentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes,valent bien un million.
Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que toutà coup de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Ilallait donc pouvoir se dérober à l’humiliante tutelle de sonami ! Il serait libre ; riche, il aurait une femmesupérieure – à son avis – à Berthe ; son train de maisonécraserait celui de Sauvresy.
Car l’image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu’ainsiil échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière,mais envahissante, dont les exigences et la domination commençaientà lui peser.
– Je t’affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j’aitoujours considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plushonorables, et Mlle Laurence me paraît une de ces personnesaccomplies qu’on serait encore heureux d’épouser sans dot.
– Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à cemariage, une condition que je te crois, d’ailleurs, fort capable deremplir. Avant tout, il faut plaire à Laurence. Son père l’adore,et il ne la donnerait pas, j’en suis sûr, à un homme qu’ellen’aurait pas choisi.
– Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant,elle m’aimera.
Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pourrencontrer M. Courtois, qui l’emmena visiter des poulains qu’ilvenait d’acheter et qui finit par l’inviter à dîner.
Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes sesséductions, superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais sibrillantes, si habiles, qu’elles devaient surprendre, éblouir etcharmer une jeune fille.
Bientôt, dans la maison du maire d’Orcival, on ne jura plus quepar ce cher comte de Trémorel.
Il n’y avait rien encore d’officiel, il n’y avait eu ni uneouverture, ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M.Courtois comptait bien qu’Hector, un de ces jours, lui demanderaitla main de sa fille, et il se réjouissait d’autant plus de répondre: oui, qu’il pensait bien que Laurence ne dirait pas : non.
Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu’un danger sigrand menaçait, ce qu’elle appelait « son bonheur », en étaitencore à s’inquiéter de miss Jenny Fancy.
C’est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquellele prudent Hector n’avait pas quitté une table de whist, queSauvresy se décida à parler à sa femme de ce mariage dont il seproposait de lui faire une agréable surprise.
Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, quesentant qu’elle allait se trahir, elle n’eut que le temps de sejeter dans son cabinet de toilette.
Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre àcoucher, Sauvresy continuait à exposer les avantages considérablesde ce mariage, haussant la voix pour que sa femme l’entendît de lapièce voisine.
– Vois-tu, d’ici, disait-il, notre ami à la tête de soixantemille livres de rentes ? Nous lui dénicherons quelquepropriété à notre porte, et nous le verrons tous les jours, ainsique sa femme. Ce sera pour nous une société très agréable etprécieuse pour nos soirées d’automne. Hector est en somme un braveet digne garçon, et Laurence, tu me l’as dit cent fois, estcharmante.
Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu,qu’elle n’y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de sespensées.
– Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tun’approuves pas mon projet ? Je pensais que tu seraisenchantée.
Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, sonmari viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, ildevinerait tout ! Elle fit donc un effort, et d’une voixétranglée, sans attacher aucun sens aux mots qu’elle prononçait,elle répondit :
– Oui ! oui ! c’est une idée excellente.
– Comme tu dis cela ! fit Sauvresy ; verrais-tu desobjections ?
Justement, elle en cherchait, des objections, et n’en apercevaitpas de raisonnables qu’elle pût mettre en avant.
– Je tremble un peu pour l’avenir de Laurence, dit-elleenfin.
– Bah ! et pourquoi ?
– Je ne parle que d’après toi. M. de Trémorel a été, m’as-tudit, un libertin, un joueur, un prodigue…
– Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passéesgarantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu’iln’oubliera jamais. D’ailleurs, il aimera sa femme.
– Qu’en sais-tu ?
– Dame ! il l’aime déjà.
– Qui te l’a dit ?
– Lui-même.
Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d’Hector quitournait, assurait-il, à la bergerade.
– Croirais-tu, disait-il en riant, qu’il en est à trouver cebrave Courtois amusant et spirituel ! Ah ! les amoureuxchaussent de singulières lunettes ! Il passe avec lui tous lesjours deux ou trois heures à la mairie. Mais que diable, fais-tudans ce cabinet ? m’entends-tu ?
Au prix d’efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer sontrouble affreux ; elle reparut la physionomie presquesouriante.
Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par lespires angoisses qu’une femme puisse endurer.
Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, lavérité !
Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi ? Ellen’en savait rien. N’importe. Et elle sentait son aversion pour luiredoubler jusqu’au dégoût. Car elle excusait son amant, elle lepardonnait, et c’est à son mari seul qu’elle s’en prenait. Quiavait eu l’idée de ce mariage ? Lui. Qui avait éveillé lesespérances d’Hector, qui les encourageait ? Lui, toujourslui.
Ah ! tant qu’il était resté inoffensif, elle avait pu luipardonner de l’avoir épousée ; elle se contraignait à lesubir, elle se résignait à feindre un amour bien loin de son cœur.Mais voici qu’il devenait nuisible.
Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît uneliaison qui était sa vie à elle. Après l’avoir traîné comme unboulet, allait-elle le trouver en travers de son bonheur !
Elle ne ferma pas l’œil. Elle eut une de ces nuits horriblespendant lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n’est qu’après ledéjeuner, le lendemain, qu’elle put se trouver seule avec Hector,dans la salle de billard.
– Est-ce vrai ? demanda-t-elle.
L’expression de son visage était si atroce qu’il eut peur. Ilbalbutia :
– Vrai… quoi ?
– Votre mariage.
Il se tut d’abord, se demandant s’il devait accepterl’explication ou l’esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux deBerthe, il répondit :
– Oui !
Cette réponse la foudroya. Jusqu’alors elle avait eu une lueurd’espoir. Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à larassurer, à la tromper. Il est des circonstances où le mensonge estun suprême hommage. Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie,les expressions manquant à ses sensations.
Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de saconduite.
Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu ! Avec sesgoûts et ses habitudes, que ferait-il de quinze mille livres derentes ? À trente ans, il est temps ou jamais de songer àl’avenir. M. Courtois donnait un million à sa fille, et, à sa mort,on recueillerait une somme plus considérable encore. Fallait-illaisser échapper cette occasion unique. Certes, il se souciait fortpeu de Laurence, la dot seule le décidait.
Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurantque ce mariage n’était qu’une affaire, un marché, qu’il échangeaitsimplement son nom et son titre contre de l’argent.
Berthe l’arrêta d’un regard écrasant de mépris.
– Épargnez-vous d’autres lâchetés, dit-elle, vous aimezLaurence.
Il voulut protester ; il se révoltait.
– Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait desreproches, moi je vous déclare simplement que le mariage ne se ferapas ; je ne le veux pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement,ne me forcez pas à agir.
Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hectorfurieux.
« Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pasautrement à un manant qu’elle aurait élevé jusqu’à elle. Ah !elle ne veut pas que j’épouse Laurence !… »
Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétanteslui venaient. S’il s’obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe nemettrait-elle pas ses menaces à exécution ? Si,évidemment ; c’était, il ne le sentait que trop, une de cesfemmes qui ne reculent jamais, que rien ne touche, que nulleconsidération humaine n’est capable d’arrêter.
Quant à ce qu’elle ferait, il le devinait, ou plutôt il lesavait d’après ce qu’elle lui avait dit une fois, dans une grandequerelle, à propos de miss Fancy :
– J’irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par lahonte que par toutes les formules de l’église et de la mairie.
Voilà certainement le moyen qu’elle comptait employer pourrompre ce mariage qui lui semblait odieux.
Et à l’idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorelfrissonnait.
« Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout ?Il tâchera de me tuer roide, c’est ainsi que j’agirais à sa place.Supposons qu’il me manque. Me voilà obligé de me battre en duelavec lui, et forcé, si je m’en tire, de quitter le pays. Et quoiqu’il arrive, mon mariage est irrévocablement rompu et Berthe meretombe sur les bras pour l’éternité. »
En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horriblesituation qu’il s’était faite.
« Il faut attendre », s’était-il dit.
Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car ilaimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, sedébattant entre les instances de Sauvresy et les menaces deBerthe.
Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont lavolonté le faisait plier comme l’osier ! Rien ne pouvaitébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idéefixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny.Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit :
– Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.
Elle lui répondit ironiquement :
– Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.
Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant lagrille un mendiant qui lui faisait des signes.
Il s’approcha :
– Que demandez-vous, mon brave homme ?
Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer quepersonne ne l’épiait.
– Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voixbasse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bienrecommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priantde le lire sans être vu.
Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy unbillet soigneusement cacheté.
– Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil,on connaît ça.
Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet etlisait :
« Monsieur,
Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bienmalheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, àl’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute lajournée.
Votre humble servante, Jenny Fancy. »
Il y avait encore en post-scriptum :
« De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de madémarche à M. le comte de Trémorel. »
« Eh ! eh ! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dansle ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour lemariage. »
– Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait uneréponse.
– Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarantesous, dites que j’irai.
Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait unbrouillard si épais qu’on ne distinguait pas les objets à dix pasdevant soi. Cependant, à l’issue du déjeuner, Sauvresy prit sonfusil et siffla ses chiens.
– Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.
– Singulière idée ! remarqua Hector, une fois sous bois, tune verras seulement pas le bout du canon de ton fusil.
– Que m’importe, pourvu que j’aperçoive quelques faisans.
Ce n’était qu’un prétexte, car en sortant du Valfeuillu,Sauvresy prit à droite la route de Corbeil, et une demi-heure plustard, fidèle à sa promesse, il entrait à l’hôtel de laBelle-Image.
Miss Fancy l’attendait dans cette grande chambre à deux litsqu’on lui réservait toujours depuis qu’elle était une des bonnesclientes de l’hôtel. Ses yeux étaient rouges de larmes récentes,elle était fort pâle et son teint marbré annonçait bien qu’elle nes’était pas couchée.
Sur la table, près de la cheminée où brûlait un grand feu, setrouvait encore son déjeuner auquel elle n’avait pas touché.
Lorsque Sauvresy entra, elle se leva pour aller à sa rencontre,lui tendant amicalement la main :
– Merci, lui disait-elle, merci d’être venu. Ah ! vous êtesbon, vous.
Jenny n’était qu’une fille et Sauvresy détestait lesfilles ; pourtant sa douleur était si évidente et semblait siprofonde qu’il fut sincèrement ému.
– Vous souffrez, madame ? demanda-t-il.
– Oh ! oui, monsieur, oui, cruellement.
Les larmes l’étouffaient, elle cachait sa figure sous sonmouchoir.
« J’avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié soncongé. À moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, touten rendant un raccommodement impossible. »
Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, etdoucement, bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.
– Du courage, lui disait-il, du courage.
Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleurdonnait une ravissante expression.
– Vous savez donc ? interrogea-t-elle.
– Je ne sais rien, car sur votre, prière je n’ai rien demandé àTrémorel, mais je devine.
– Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, ilme chasse.
Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venud’être à la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.
Il traîna une chaise près de miss Fancy et s’assit.
– Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vousrésigner. Hélas ! votre liaison a le tort de toutes lesliaisons semblables, que le caprice noue, que la nécessité rompt.On n’est pas éternellement jeune. Une heure sonne, dans la vie, oùbon gré mal gré il faut écouter la voix impérieuse de la raison.Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien, mais il comprend lanécessité d’assurer son avenir, d’asseoir son existence sur lesbases plus solides de la famille, il sent le besoin d’unintérieur…
Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, etses larmes s’étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait.Elle s’était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venaitpar la chambre incapable de rester en place.
– Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu’Hectors’inquiète de l’avenir ? On voit bien que vous ne savez riende son caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille !Il n’a jamais pensé et ne pensera jamais qu’à lui. Est-ce que, s’ilavait eu du cœur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l’afait. N’avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et lemien. J’avais honte, moi qui vous parle, de lui demander del’argent, sachant que ce qu’il me donnait, venait de vous.
– Mais il est mon ami, ma chère enfant.
– Agiriez-vous comme lui ?
Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par lalogique de cette fille du peuple, jugeant son amant comme on jugedans le peuple, brutalement, sans souci des conventions imaginéesdans la bonne compagnie.
– Ah ! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s’exaltant àmesure que se présentaient ses souvenirs, il ne m’a trompée qu’unefois, le matin où il est venu m’annoncer qu’il allait se détruire.J’ai été assez bête pour le croire mort et pleurer. Lui, setuer ! Allons donc, il a bien trop peur de se faire mal, ilest bien trop lâche. Oui, je l’aime, oui, c’est plus fort que moi,mais je ne l’estime pas. C’est notre sort, à nous autres, de nepouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.
On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elleparlait à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la tableun coup de poing qui secouait les bouteilles et les verres.
Et Sauvresy s’inquiétait un peu de ce que penseraient les gensde l’hôtel qui le connaissaient, qui l’avaient vu entrer. Ilcommençait à regretter d’être venu, et faisait tous ses effortspour calmer miss Fancy.
– Mais Hector ne vous abandonne pas, répétait-il, Hector vousassurera une petite position.
– Eh ! je me moque bien de sa position ! Est-ce quej’ai besoin de lui ? Tant que j’aurai dix doigts et de bonsyeux, je ne serai pas à la merci d’un homme. Il m’a fait changer denom, il a voulu m’habituer aux grandeurs ; la belleaffaire ! Il n’y a plus aujourd’hui ni miss Fancy ni opulence,mais il y a encore Pélagie qui se charge de gagner ses cinquantesous par jour sans se gêner.
– Non, essayait Sauvresy, vous n’aurez plus besoin…
– De quoi ? De travailler. Mais cela me plaît, à moi, je nesuis pas une fainéante. Tiens ! je reprendrai mon existenced’autrefois. Pensez-vous que j’étais bien malheureuse ? Jedéjeunais d’un sou de pain et d’un sou de frites et je n’en étaispas moins fraîche. Le dimanche, on me conduisait dîner au Turc,pour trente sous. C’est là, qu’on s’amuse ! J’y ai plus ri enune seule soirée que depuis des années que je connais Trémorel.
Elle ne pleurait plus, elle n’était plus en colère, elle riait.Elle pensait aux cornets de frites et aux dîners du Turc.
Sauvresy était stupéfait. Il n’avait pas idée de cette natureparisienne, détestable et excellente, mobile à l’excès, nerveuse,toute de transition, qui pleure et rit, caresse et frappe dans lamême minute, qu’une fugitive idée qui passe entraîne à cent lieuesdes sensations présentes.
– Donc, conclut Jenny devenue plus calme, je me moque d’Hector –elle venait de dire précisément le contraire et l’oubliait –, je mesoucie de lui comme de l’an huit, mais je ne souffrirai pas qu’ilm’abandonne ainsi. Non, il ne sera pas dit qu’il m’aura quittéepour une autre maîtresse, je ne le veux pas.
Miss Fancy était de ces femmes qui ne raisonnent pas, quisentent, avec lesquelles discuter est folie, car toujours en dépitdes plus victorieux arguments leur idée fixe se représente, commeun bouchon qui, enfoncé dans une bouteille, revient toujours, quoiqu’on fasse, aussitôt qu’on verse.
Tout en se demandant pourquoi elle l’avait fait venir, Sauvresyse disait que le rôle qu’il s’était proposé tout d’abord seraitdifficile à remplir. Mais il était patient.
– Je vois, ma chère enfant, recommença-t-il, que vous ne m’avezni compris ni même écouté. Je vous l’ai dit, Hector a un mariage envue.
– Lui ! répondit Fancy, avec un de ces gestes ironiques duboulevard, qui sont l’argot du geste, lui se marier !
Elle réfléchit un moment et ajouta :
– Si c’était vrai, pourtant ?…
– Je vous l’affirme, prononça Sauvresy.
– Non, s’écria Jenny, non, mille fois non, ce n’est paspossible. Il a une maîtresse, je le sais, j’en suis sûre, j’ai despreuves.
Un sourire de Sauvresy triompha d’une hésitation qui l’avaitarrêtée.
– Qu’est-ce donc alors, reprit-elle avec violence, que cettelettre que j’ai trouvée dans sa poche, il y a plus de sixmois ? Elle n’est pas signée, c’est vrai, mais elle ne peutvenir que d’une femme.
– Une lettre ?
– Oui, et qui ne laisse pas de doutes. Vous vous demandezcomment je ne lui en ai pas parlé ? Ah voilà je n’ai pas osé.Je l’aime, j’ai été lâche. Je me suis dit : si je parle, et quevraiment il aime l’autre, c’est fini, je le perds. Entre le partageet l’abandon, j’ai choisi un partage ignoble. Et je me suis tue, jeme résignais à l’humiliation, je me cachais pour pleurer, jel’embrassais d’un air riant pendant que sur son front je cherchaisla place des baisers de l’autre. Je me disais : il me reviendra.Pauvre folle ! Et je ne le disputerais pas à cette femme quim’a tant fait souffrir.
– Eh ! mon enfant, que voulez-vous faire ?
– Moi ? Je n’en sais rien ; tout. Je n’ai rien dit decette lettre, mais je l’ai gardée : c’est mon arme à moi. Je m’enservirai. Quand je le voudrai bien, je saurai de qui elle est, etalors…
– Vous forcerez Trémorel, si bien disposé pour vous, à user demoyens violents.
– Lui ! Que peut-il contre moi ? Je m’attacherai àlui, je le suivrai comme son ombre, j’irai partout crier le nom del’autre. Il me fera jeter à Saint-Lazare ? On en sort.J’inventerai contre lui les plus horribles calomnies, on ne mecroira pas sur le moment ; il en restera toujours quelquechose plus tard. Je n’ai rien à craindre, moi, je n’ai ni parents,ni amis, ni personne au monde qui se soucie de moi. Voilà ce quec’est que de prendre ses maîtresses dans la rue. Je suis tombée sibas que je le défie de me pousser plus bas encore. Ainsi, tenez,monsieur, vous êtes son ami, croyez-moi, conseillez-lui de merevenir.
Sauvresy ne laissait pas que d’être effrayé, il sentait vivementtout ce que les menaces de Jenny avaient de réel. Il est despersécutions contre lesquelles la loi est absolument désarmée. Etquand même ! À frapper dans la boue on s’éclabousse toujoursplus ou moins.
Mais il dissimula la frayeur sous l’air le plus paternel qu’ilput prendre.
– Écoutez, ma chère enfant, reprit-il, si je vous donne maparole, vous m’entendez bien ? ma parole d’honneur de vousdire la vérité, me croirez-vous ?
Elle hésita une seconde, et dit :
– Oui ! vous avez de l’honneur, vous ; je vouscroirai.
– Alors, je vous jure que Trémorel espère épouser une jeunefille, immensément riche, dont la dot assure son avenir.
– Il vous le dit, il vous le fait croire.
– Dans quel but ? Je vous affirme que depuis qu’il est auValfeuillu. Il n’a eu, il ne peut avoir eu d’autre maîtresse quevous. Il vit dans ma maison, comme mon frère, entre ma femme etmoi, et je pourrais dire l’emploi de toutes les heures de sesjournées aussi bien que des miennes.
Miss Fancy ouvrait la bouche pour répondre, mais une de cesréflexions soudaines qui changent les déterminations les mieuxarrêtées glaça la parole sur ses lèvres. Elle se tut et devint fortrouge, regardant Sauvresy avec une expression indéfinissable.
Lui, ne l’observait pas. Il était agité d’un de ces mouvementsde curiosité puérile, sans but précis, qu’on ne s’explique pas etqui n’en sont pas moins pressants. Cette preuve dont parlait Jennyl’intriguait.
– Cependant, dit-il, si vous vouliez me montrer cette fameuselettre…
Elle ressentit à ces mots comme une commotion électrique.
– À vous, fit-elle frissonnante, à vous, monsieur !Jamais.
On dort. Le tonnerre gronde, l’orage éclate sans que le sommeilsoit troublé ; puis tout à coup, à un certain moment,l’imperceptible vibration de l’aile de l’insecte qui passe,éveille.
Le frisson de Fancy fut pour Sauvresy cette vibration à peinesaisissable. L’éclair sinistre du doute illumina son âme. C’enétait fait de sa sécurité, de son bonheur, de son repos, de savie.
Il se redressa, l’œil étincelant, les lèvres tremblantes.
– Donnez-moi cette lettre, dit-il d’un ton impérieux.
Jenny eut une telle frayeur qu’elle recula de trois pas. Elledissimulait tant bien que mal ses impressions, même elle essayaitde sourire, de tourner la chose en plaisanterie.
– Pas aujourd’hui, répondit-elle, une autre fois, vous êtes tropcurieux.
Mais la colère de Sauvresy grandissait, terrible, effrayante, ilétait devenu pourpre comme s’il eût été sur le point d’être frappéd’un coup de sang, et il répétait d’une voix à peine distincte.
– Cette lettre, je veux cette lettre.
– Impossible, bégayait Fancy, impossible.
Et se raccrochant à une inspiration suprême, elle ajouta :
– D’ailleurs, je ne l’ai pas ici.
– Où est-elle ?
– Chez moi, à Paris.
– Partons alors, venez.
Elle se sentait prise. Et elle ne trouvait, elle si fine, ellesi rouée, comme elle se plaisait à le dire, ni une ruse, ni unexpédient. Il lui était bien facile, cependant, de suivre Sauvresy,d’endormir ses soupçons à force de gaieté, puis, une fois dans lesrues de Paris, de le perdre, de s’esquiver.
Non, elle ne songeait pas à cela, elle ne songeait qu’à fuirvite, sur-le-champ. Elle crut qu’elle aurait le temps de gagner laporte, de l’ouvrir, de se jeter dans les escaliers… elle seprécipita. D’un bond, Sauvresy fut sur elle, refermant la portedéjà entrouverte, d’un coup de pied qui ébranla les cloisons.
– Misérable femme ! disait-il, d’une voix rauque et sourde,misérable créature, tu veux donc que je t’écrase !
D’un mouvement terrible, la repoussant, il la lança dans unfauteuil. Puis donnant un double tour à la porte il mit la clé danssa poche.
– Maintenant, reprit-il, revenant à Fancy, la lettre.
De sa vie, la pauvre fille n’avait éprouvé une terreur pareille.La colère de cet homme l’épouvantait, elle comprenait qu’il étaithors de lui, qu’elle était entre ses mains, à sa merci, qu’ellepouvait être brisée, et cependant elle se débattait encore.
– Vous m’avez fait mal, murmurait-elle, essayant la puissance deses larmes, bien mal, je ne vous ai cependant rien fait.
Il lui reprit les poignets, et se penchant sur elle jusqu’àeffleurer son visage :
– Une dernière fois, dit-il, cette lettre, donne-la moi ou je laprends de force.
Résister plus longtemps était folie. Par bonheur, elle n’eut pasl’idée de crier, on serait venu et peut-être en était-ce faitd’elle.
– Lâchez-moi, répondit-elle, vous allez l’avoir.
Il la lâcha, restant debout, devant elle, pendant qu’ellefouillait dans toutes ses poches. Ses cheveux, dans la lutte,s’étaient dénoués, sa collerette était déchirée, elle était livide,ses dents claquaient, mais ses yeux brillaient d’une audace etd’une résolution viriles.
Tout en paraissant chercher, elle murmurait :
– Attendez… la voilà… Non. C’est singulier, je suis pourtantsûre de l’avoir, je la tenais il n’y a qu’un instant…
Et tout à coup, d’un geste plus prompt que l’éclair, elle portaà sa bouche la lettre qu’elle avait roulée en boule, essayant del’avaler.
Elle ne le put, Sauvresy lui serrait la gorge à l’étrangler.Elle râla, puis poussa un cri étouffé :
– Ah !…
Enfin ! il était le maître de cette lettre.
Il fut plus d’une minute à l’ouvrir, tant ses mainstremblaient ; pourtant il l’ouvrit.
Ah ! ses soupçons étaient justes, il ne s’était pastrompé.
C’était bien l’écriture de Berthe.
Il eut une sensation horrible, indescriptible, un vertige, puisune épouvantable commotion, la sensation d’un homme qui, d’unehauteur vertigineuse, serait précipité à terre, et se rendraitcompte de la chute et du choc. Il n’y voyait plus clair ; ilavait comme un nuage rouge devant les yeux ; ses jambes sedérobaient sous lui, il chancelait, et ses mains battaient l’aircherchant un point d’appui.
Un peu revenue à elle, Jenny l’épiait du coin de l’œil, ellepensa qu’il allait tomber et s’élança pour le soutenir. Mais lecontact de cette femme lui fit horreur, il la repoussa.
Qu’était-il arrivé ? Il n’eût su le dire. Ah ! ilvoulait lire cette lettre et il ne pouvait pas. Alors, ils’approcha de la table, se versa et but coup sur coup deux grandsverres d’eau. L’impression du froid le ranimait, le sang qui tout àcoup avait afflué à la tête reprenait son cours, il y voyait.
C’était un billet de cinq lignes, il lut :
« N’allez pas demain à Petit-Bourg, ou plutôt revenez-en avantdéjeuner. Il vient de me dire à l’instant qu’il lui faut aller àMelun et qu’il rentrera tard. Toute une journée ! »
Il… c’était lui. Cette autre maîtresse d’Hector, c’était safemme, c’était Berthe.
Pour le moment, il ne voyait rien au-delà. Toute pensée en luiétait anéantie. Ses tempes battaient follement, il entendait dansses oreilles un bourdonnement insupportable, il lui semblait quel’univers s’abîmait avec lui.
Il s’était laissé tomber sur une chaise. De pourpre qu’il était,il était devenu livide ; le long de ses joues, de grosseslarmes roulaient qui le brûlaient.
En voyant cette douleur immense, ce désespoir silencieux, envoyant cet homme de cœur foudroyé, Jenny comprit l’infamie de saconduite. N’était-elle pas la cause de tout ? Le nom de lamaîtresse d’Hector, elle l’avait deviné. En demandant une entrevueà Sauvresy, elle se proposait bien de lui tout dire, se vengeantainsi à la fois et d’Hector et de l’autre. Puis, à la vue de cethomme d’honneur refusant de comprendre ses allusions, n’ayant pasl’ombre d’un soupçon, elle avait été saisie de pitié. Elle s’étaitdit que le plus cruellement puni, ce serait lui, et alors elleavait reculé, mais trop tard, mais maladroitement, et il lui avaitarraché son secret.
Elle s’était approchée de Sauvresy et cherchait à lui prendreles mains, il la repoussa encore.
– Laisse-moi, disait-il.
– Monsieur, pardon, je suis une malheureuse, je me faishorreur.
Il se redressa tout d’une pièce, revenant peu à peu au sentimentde l’affreuse réalité.
– Que me voulez-vous ?
– Cette lettre, j’avais deviné…
Il eut un éclat de rire navrant, sinistre, l’éclat de rire d’unfou.
– Dieu me pardonne ! ma chère, fit-il, vous avez osésoupçonner ma femme !
Et pendant que Fancy balbutiait des excuses inintelligibles, ilsortit son portefeuille et en retira tout ce qu’il contenait, septou huit billets de cent francs, qu’il posa sur la table.
– Prenez toujours ceci de la part d’Hector, dit-il, on ne vouslaissera manquer de rien, mais croyez-moi, laissez-le semarier.
Puis, toujours de ce même mouvement automatique qui terrifiaitmiss Fancy, il prit son fusil qu’il avait posé dans un coin, ouvritla porte et sortit.
Ses chiens, restés dehors, se précipitèrent sur lui pour lecaresser, il les repoussa à coups de pied.
Où allait-il ? qu’allait-il faire ?
Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine,pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Ilallait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse,au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout enmarchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et desexclamations bizarres lui échappaient.
Les paysans des environs qu’il rencontrait, et qui tous leconnaissaient, se retournaient ébahis après l’avoir salué, et lesuivant des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n’étaitpas devenu fou.
Il n’était pas fou, malheureusement. Foudroyé par unecatastrophe inouïe, qui l’atteignait en plein bonheur, son cerveauavait été pour un moment frappé de paralysie. Mais il recueillaitune à une ses idées éparses, et avec la faculté de penser, lafaculté de souffrir lui revenait.
Il en est des crises morales comme des crises physiques.Aussitôt après un choc terrible qui fracture le crâne ou qui briseun membre, on ressent une douleur épouvantable, il est vrai, maisvague, mais indéterminée et que suit un engourdissement plus oumoins prolongé. C’est plus tard qu’on éprouve véritablement le mal: il va grandissant, redoublant d’intensité de minute en minute,poignant, intolérable, jusqu’au moment où il arrive à sonapogée.
Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureuxaugmentait sa mortelle angoisse.
Quoi ! c’était Berthe et Hector qui le trompaient, qui ledéshonoraient. Elle, une femme aimée jusqu’à l’idolâtrie ;lui, son meilleur, son plus ancien ami. Une malheureuse qu’il avaitarrachée à la misère, qui lui devait tout ; un gentilhommeruiné qu’il avait ramassé le pistolet sur la tempe et qu’il avaitrecueilli ensuite.
Et c’est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamiesans nom. S’était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il étéassez misérablement pris pour dupe !
L’affreuse découverte empoisonnait non seulement l’avenir, maisencore le passé.
Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces annéesécoulées près de Berthe, que la veille encore il appelait sesseules années de bonheur. Le souvenir de ses félicités d’autrefoisemplissait son âme de dégoût, de même que la pensée de certainsaliments soulève l’estomac.
Mais comment cela s’était-il fait ? Quand ? Comment nes’était-il aperçu de rien ?
Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dûl’éclairer s’il n’eût été frappé d’aveuglement. Il se rappelaitmaintenant certains regards de Berthe, certaines inflexions de voixqui étaient un aveu.
Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec MlleCourtois, s’était-on assez moqué de sa crédulité ! Ainsis’expliquaient, croyait-il, les hésitations d’Hector, sesenthousiasmes soudains, ses revirements.
Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c’était un bandeauplus épais appliqué sur ses yeux.
Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs sigrands qu’il faut plus que l’évidence pour qu’on y croieabsolument.
– Ce n’est pas possible, murmurait-il, ce n’est paspossible !
Assis sur un tronc d’arbre renversé, au milieu de la forêt deMauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures,cette lettre fatale.
– Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.
Et il relisait encore :
« N’allez pas demain à Petit-Bourg… »
Eh bien, n’avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu’àdire maintes et maintes fois au comte de Trémorel :
– Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie àBerthe.
Cette phrase n’avait donc aucune signification positive. Maispourquoi avoir ajouté :
« … Ou plutôt revenez-en avant déjeuner. »
Voilà qui décelait la crainte, c’est-à-dire la faute. Partir,revenir aussitôt, c’était prendre une précaution, aller au-devantd’un soupçon.
Puis, pourquoi « Il », et non pas Clément ?L’expression de ce mot est saisissante. « Il », c’estl’être cher, l’adoré, ou le maître que l’on exècre. Pas de milieu :c’est le mari ou l’amant. « Il » n’est jamais unindifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant delui, dit : « Il. »
Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes ? Unsoir, sans doute, après qu’ils s’étaient retirés dans la chambreconjugale. Il lui avait dit : « Je vais demain à Melun » etaussitôt elle avait à la hâte griffonné ce billet et l’avait envoyéplié dans un livre à son amant.
– Son amant !
Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l’apprendre, commepour se bien convaincre de l’horrible réalité. Il disait :
– Ma femme, ma Berthe, a un amant !…
L’édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tousles orages de la vie s’écroulait, et il restait là, éperdu, aumilieu des décombres.
Plus de bonheur, de joies, d’espérances, rien. Sur Berthe seulereposaient tous ses projets d’avenir, son nom était mêlé à tous sesrêves, ou plutôt elle était à la fois l’avenir et le rêve.
Il l’avait tant aimée, qu’elle était devenue quelque chose delui, et qu’il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, ilne voyait aucun but vers lequel se diriger, il n’avait plus deraison de vivre.
Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu’il eutl’idée d’en finir. Il avait son fusil, des balles, on attribueraitsa mort à un accident de chasse, et tout serait dit.
Oui, mais eux !
Ah ! sans doute, continuant leur comédie infâme, ilsferaient semblant de le pleurer, tandis qu’en réalité leur cœurdéborderait de joie. Plus de mari, plus de contrainte, de ruses, defrayeurs. Son testament assurant toute sa fortune à Berthe, ilsseraient riches. Ils vendraient tout, et ils s’en iraient gaiements’aimer en liberté, bien loin, en Italie, à Venise, à Florence.
Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, ilresterait pour eux le souvenir d’un être ridicule, qu’on trompe,qu’on bafoue et qu’on méprise.
– Jamais ! s’écria-t-il, ivre de fureur, jamais ! Jeveux me tuer, mais il faut auparavant que je me venge.
Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtimentassez cruel, assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier leseffroyables tortures qu’il endurait ?
Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudraitattendre, et il se jura qu’il attendrait. Il se jura qu’il sauraitfeindre une inaltérable sécurité, qu’il saurait se résigner à toutvoir, à tout entendre.
« Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur. »
C’est qu’une duplicité savante était indispensable. Berthe étaitla finesse même et elle était femme, au premier soupçon que sonmari se doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector,maintenant, ne possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatrecent mille francs ?
Cette idée qu’ils pourraient échapper à sa vengeance lui renditavec son énergie toute la lucidité de son esprit.
Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie quitombait à torrents, à l’état de ses vêtements. « Bast !pensa-t-il, j’arrangerai une histoire selon ce qu’on me dira. »
Il n’était guère qu’à une lieue de chez lui, mais il lui fallut,à lui, excellent marcheur, plus d’une heure et demie pour fairecette lieue. Il était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusquedans la moelle des os.
Mais lorsqu’il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendreson visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécuritéparfaite.
On l’avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit deses serments, de s’asseoir à table entre cet homme et cette femme,ses deux plus cruels ennemis. Il déclara qu’ayant pris froid il nese sentait pas bien et allait se mettre au lit.
Vainement Berthe insista pour qu’il avalât au moins un bol debouillon bien chaud avec un verre de bordeaux.
– Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.
Lorsque Sauvresy se fut retiré :
– Avez-vous remarqué, Hector ? demanda Berthe.
– Quoi ?
– Mon mari a quelque chose d’extraordinaire.
– C’est fort possible, après être resté toute la journée sous lapluie.
– Non. Son œil avait une expression que je ne lui connaispas.
– Il m’a semblé à moi fort gai, comme toujours.
– Hector !… mon mari a un soupçon.
– Lui ! Ah ! le pauvre cher ami, il a bien tropconfiance en nous, pour songer à être jaloux.
– Vous vous trompez, Hector, il ne m’a pas embrassée enrentrant, et c’est la première fois depuis notre mariage.
Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l’avaitfort bien sentie ; mais embrasser Berthe en ce moment étaitau-dessus de ses forces.
Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu’il ne l’avait ditet qu’il ne l’avait cru surtout.
Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après ledîner, ils le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, lefront brûlant, la gorge sèche, les yeux brillant d’un éclatinquiétant. Bientôt une fièvre terrible le prit, accompagné d’unaffreux délire.
On envoya chercher un médecin qui tout d’abord déclara qu’il nepouvait répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.
De ce moment le comte de Trémorel et Mme Sauvresy firent preuvedu plus admirable dévouement. Pensaient-ils ainsi racheter quelquechose de leur crime ? C’est douteux. Ils cherchaient, plusvraisemblablement, à en imposer à l’opinion publique, tout le mondes’intéressant à l’état de Sauvresy. Toujours est-il qu’ils ne lequittèrent pas une minute, passant les nuits à tour de rôle à sonchevet. Et certes, le veiller était pénible. Le délire, un délirefurieux, ne le quittait pas. À deux ou trois reprises, il fallutemployer la force pour le maintenir dans son lit, il voulait sejeter par la fenêtre.
Le troisième jour, il eut une fantaisie singulière. Il nevoulait pas absolument rester dans sa chambre. Il criait comme unfou :
– Emportez-moi d’ici, emportez-moi d’ici.
Sur les conseils du médecin, on se rendit à ses désirs et on luidressa un lit dans le petit salon au rez-de-chaussée qui donne surle jardin.
Mais la fièvre ne lui arracha pas un mot ayant trait à sessoupçons. Peut-être, ainsi que l’a indiqué Bichat, une fermevolonté peut-elle régler jusqu’au délire.
Enfin, le neuvième jour, dans l’après-midi, la fièvre céda. Sarespiration haletante devint plus calme, il s’endormit. Il avaittoute sa raison lorsqu’il se réveilla.
Ce fut un moment affreux. Il lui fallait pour ainsi direrapprendre son malheur. Il crut d’abord que c’était le souvenird’un cauchemar odieux, qui lui revenait. Mais non. Il n’avait pasrêvé. Il se rappelait l’hôtel de la Belle-Image, missFancy, les bois de Mauprévoir et la lettre. Qu’était-elle devenue,cette lettre ?
Puis, comme il avait la certitude vague d’une maladie grave,d’accès de délire, il se demandait, s’il n’avait pas parlé. Cetteinquiétude l’empêcha de faire le plus léger mouvement, et c’estavec des précautions infinies, doucement, qu’il se risqua à ouvrirles yeux.
Il était onze heures du soir, tous les domestiques étaientcouchés. Seuls, Hector et Berthe veillaient. Il lisait un journal,elle travaillait à un ouvrage de crochet.
À leur calme physionomie, Sauvresy comprit qu’il n’avait riendit. Mais pourquoi était-il dans cette pièce ?
Il fit un léger mouvement, et aussitôt Berthe se leva et vint àlui.
– Comment te trouves-tu, mon bon Clément ? demanda-t-elleen l’embrassant tendrement sur le front.
– Je ne souffre pas.
– Vois, pourtant, les suites d’une imprudence.
– Depuis combien de jours suis-je malade ?
– Depuis huit jours.
– Pourquoi m’a-t-on porté ici ?
– C’est toi qui l’as voulu.
Trémorel à son tour s’était approché.
– Et bien voulu même, affirma-t-il, tu refusais de resterlà-haut, tu t’y démenais comme un diable dans un bénitier.
– Ah !
– Mais ne te fatigue pas, reprit Hector, rendors-toi et demaintu seras guéri. Et bonne nuit, je vais me coucher bien vite pourvenir relever ta femme demain à quatre heures.
Il se retira, et Berthe, après avoir donné à boire à son mari,regagna sa place.
– Quel ami incomparable que M. de Trémorel murmurait-elle.
Sauvresy ne répondit pas à cette exclamation si affreusementironique. Il avait refermé les yeux. Il faisait semblant de dormiret songeait à la lettre. Qu’en avait-il fait ? Il se rappelaitfort bien l’avoir pliée soigneusement et serrée dans la poche ducôté de son gilet. Il lui fallait cette lettre. Tombée aux mains desa femme elle compromettait sa vengeance, et elle pouvait y tomberd’un moment à l’autre. C’était miracle que son valet de chambre nel’eût pas posée sur la cheminée comme il faisait de tous les objetsqu’il trouvait dans ses poches. Il songeait aux moyens de laravoir, à la possibilité de monter à sa chambre où devait setrouver son gilet, lorsque doucement Berthe se leva. Elle vint aulit et murmura bien bas :
– Clément ! Clément !
Il n’ouvrit pas les yeux, et persuadée qu’il dormait, légère,sur la pointe des pieds, retenant son souffle, elle sortit.
– Oh ! la misérable ! fit Sauvresy, elle va rejoindreson amant.
En même temps, avec l’idée de se venger, la nécessité de rentreren possession de la lettre se présentait à son esprit, pluspoignante, plus impérieuse.
« Je puis, pensait-il, gagner ma chambre sans être vu par lejardin et l’escalier de service. Elle me croit endormi, je seraisrevenu et couché avant son retour. »
Aussitôt, sans se demander s’il n’était pas trop faible pourrisquer le trajet, sans s’inquiéter du danger qu’il courait às’exposer au froid, il se jeta à bas de son lit, passa une robe dechambre déposée sur une chaise, et, les pieds nus dans sespantoufles, il se dirigea vers la porte. Il se disait :
« Si on vient, si on me rencontre, je mettrai tout sur le comptedu délire. »
La lampe du vestibule était éteinte, il eut quelque peine àouvrir la porte. Il y réussit cependant et descendit dans lejardin.
Le froid était intense et il était tombé de la neige. Le ventagitait lugubrement les branches des arbres durcies par la gelée.La façade de la maison était sombre. Une seule fenêtre étaitéclairée, celle du comte de Trémorel, et elle l’était vivement, parune lampe sans abat-jour et par un grand feu clair.
Sur les rideaux de fine mousseline, se dessinait très nettement,avec les contours les plus précis, l’ombre d’un homme, l’ombred’Hector. Il était debout devant la croisée, le front appuyé contreune vitre.
Instinctivement Sauvresy s’arrêta pour regarder cet ami, quidans sa maison était comme chez lui, et qui en échange de la plusfraternelle des hospitalités, apportait le déshonneur, ledésespoir, la mort.
Quelles réflexions le clouaient à cette fenêtre, le regard perdudans les ténèbres ? Songeait-il à l’infamie de saconduite ? Mais il eut un mouvement brusque, il se retournacomme s’il eût été surpris par quelque bruit insolite.Qu’était-ce ? Sauvresy ne le sut que trop. Une seconde ombrese dessina sur le léger rideau, l’ombre d’une femme, l’ombre deBerthe.
Et lui qui s’efforçait de douter quand même ! Des preuvesnouvelles lui arrivaient sans qu’il les eut cherchées.
Quelle raison l’amenait, dans cette chambre, à cetteheure ? Elle parlait avec une certaine animation.
Il lui semblait entendre cette voix pleine et sonore, tantôttimbrée comme le métal, tantôt molle et caressante, et qui faisaitvibrer en lui toutes les cordes de la passion. Il revoyait ces yeuxsi beaux qui avaient régné despotiquement sur son cœur et dont ilpensait connaître si bien toutes les expressions.
Mais que faisait-elle ?
Sans doute elle était venue demander quelque chose à Hector, ille lui refusait, et voici qu’elle le priait. Oui, elle le priait,et Sauvresy le devinait bien aux gestes de Berthe, qui nettement sereproduisaient sur la mousseline, comme le spectre noir des ombreschinoises sur le papier huilé. Il connaissait si bien ce gesteravissant de supplication qui lui était familier, quand elledésirait obtenir quelque chose ! Elle levait ses deux mainsjointes à la hauteur de son front, inclinait la tête, fermant àdemi les yeux pour en redoubler l’éclat. Quelle langueurvoluptueuse avait sa voix quand elle disait :
– Dis, mon bon Clément, tu veux bien, n’est-ce pas ? tuveux bien !…
Et c’est pour un autre homme qu’elle avait ce geste charmant, ceregard, ces intonations.
Sauvresy fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pastomber.
Évidemment Hector lui refusait ce qu’elle souhaitait. Elleagitait maintenant l’index relevé de la main droite, avec desmouvements mutins, hochant la tête d’un air de bouderie. Elledevait lui dire :
– Tu ne veux pas, tu vois, tu ne veux pas…
Cependant, elle revenait à la prière.
« Ah ! pensait Sauvresy, il sait résister à une prière desa bouche ; je n’ai jamais eu ce courage, moi. Il peut gardersa raison, son sang-froid, sa volonté, quand elle le regarde. Je nelui ai jamais dit non, moi, ou plutôt je n’ai jamais attenduqu’elle me demandât rien. J’ai passé ma vie à épier ses moindresfantaisies pour les prévenir. Peut-être est-ce là ce qui m’aperdu ? »
Hector s’obstinait et Berthe peu à peu s’animait, elle devaitêtre en colère. Elle reculait, étendant le bras, le buste enarrière ; elle le menaçait.
Enfin, il était vaincu. De la tête, il fit : « Oui. »
Alors elle se précipita, elle se jeta sur lui, les bras ouvertset les deux ombres se confondirent en une longue étreinte.
Sauvresy ne put retenir un cri terrible qui se perdit au milieudes mugissements du vent. Il avait demandé une certitude ; ill’avait. La vérité éclatait, indiscutable, évidente. Il n’avaitplus à rien chercher, maintenant, rien, que le moyen de punirsûrement, terriblement.
Berthe et Hector causaient amicalement, elle appuyée contre sapoitrine, lui baissant la tête par moments pour embrasser ses beauxcheveux.
Sauvresy comprit qu’elle allait descendre, qu’il ne pouvaitsonger à aller chercher la lettre et en toute hâte il rentra,oubliant, tant il redoutait d’être surpris, de remettre les verrousà la porte du jardin.
Ce n’est qu’une fois arrivé dans sa chambre qu’il s’aperçutqu’il était resté dans la neige ; même il gardait quelquesgros flocons à ses sandales et elles étaient toutes mouillées.Vivement il les lança sous le lit tout au fond, et se recoucha,faisant semblant de dormir.
Il était temps : Berthe rentrait. Elle s’approcha de son mari,et croyant qu’il ne s’était pas réveillé, elle revint prendre sabroderie près du feu.
Elle n’avait pas fait dix points que Trémorel reparut. Iln’avait pas pensé à monter son journal et revenait le chercher. Ilsemblait inquiet.
– Êtes-vous sortie, ce soir, madame ? lui demanda-t-il, decette voix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambredes malades.
– Non.
– Tous les domestiques sont bien couchés ?
– Je le suppose, du moins. Mais pourquoi cesquestions ?
– C’est que depuis que je suis monté, c’est-à-dire depuis moinsd’une demi-heure, quelqu’un est allé dans le jardin et estrentré.
Berthe le regarda d’un air singulièrement inquiet.
– Êtes-vous sûr de ce que vous dites ?
– Parfaitement. Il y a de la neige, et la personne qui estsortie en a rapporté à ses chaussures. Cette neige, tombée sur lesdalles du vestibule, a fondu…
Mme Sauvresy prit brusquement la lampe, interrompant Hector.
– Venez, dit-elle.
Trémorel ne s’était pas trompé. On voyait çà et là de petitesflaques d’eau, très apparentes sur les carreaux noirs.
– Peut-être cette eau est-elle là depuis assez longtemps,hasarda Berthe.
– Non. Il n’y avait rien tout à l’heure, j’en mettrais ma mainau feu, et d’ailleurs, voyez, là, tenez il y a encore un peu deneige qui n’a pas fondu.
– C’est sans doute un domestique ?
Hector était aller examiner la porte.
– Je ne le crois pas, répondit-il, un domestique aurait remisles verrous et, vous le voyez, ils sont tirés. C’est cependant moiqui, ce soir, ai fermé la porte, et je me rappelle parfaitement lesavoir poussés.
– C’est extraordinaire.
– Et de plus, remarquez-le, les traces d’eau ne vont pas plusloin que la porte du salon.
Ils restèrent silencieux, palpitants, échangeant des regardspleins d’anxiété. La même pensée terrifiante leur venait à tousdeux.
– Si c’était lui ?
Mais pourquoi serait-il allé au jardin ? Ce ne pouvait êtrepour les épier. Ils ne songeaient pas à la fenêtre.
– Ce ne peut être Clément, dit enfin Berthe, il dormait lorsqueje suis sortie, et il dort encore maintenant du sommeil le pluscalme et le plus profond.
Penché sur son lit, Sauvresy écoutait ceux qui étaient devenusses ennemis les plus abhorrés. Il maudissait son imprudence,comprenait bien qu’il n’était pas fait pour les machinationsperfides.
« Pourvu, pensait-il qu’ils n’aient pas l’idée de visiter marobe de chambre et de chercher mes sandales. »
Heureusement cette idée si simple ne leur vint pas, et ils seséparèrent après avoir tout fait pour se rassurer mutuellement.Mais chacun, au fond de son âme, emportait un doute poignant.
Cette nuit-là même, Sauvresy eut une crise affreuse. Après cettelueur de raison, le délire, cet hôte terrible, emplit de nouveauson cerveau de ses fantômes.
Le docteur R…, le lendemain matin, le déclara plus en danger quejamais ; à ce point, qu’il expédia une dépêche à Paris pourprévenir de son absence, et annonça qu’il allait rester deux outrois jours au Valfeuillu.
Le mal redoublait de violence, mais sa marche devenait de plusen plus certaine. Les symptômes les plus contradictoires seproduisaient. C’était chaque jour un phénomène nouveau,déconcertant toutes les prévisions des médecins. C’est qu’aussitôtque Sauvresy avait une heure de rémission, il revoyait l’abominablescène de la fenêtre, et le mieux s’envolait.
Il ne s’était d’ailleurs pas trompé. Berthe avait, ce soir-là,une grâce à demander à Hector.
Le maire d’Orcival devait, le surlendemain, se rendre àFontainebleau avec toute sa famille, et il avait proposé au comtede Trémorel de l’accompagner. Hector avait accepté l’offre avecempressement, on devait atteler à une grande voiture de chassequatre chevaux qu’il conduirait à grandes guides, M. Courtois ayant– et avec raison – la plus grande confiance en son habileté.
Or, Berthe qui ne pouvait tolérer cette idée, qu’il passeraittoute une journée avec Laurence, venait le conjurer de se dégager.Il ne manquait pas, elle le lui prouvait, de prétextes excellents.Était-il convenable qu’il s’en allât en partie de plaisir pendantque l’existence de son ami était en péril !
Il ne voulait pas absolument d’abord. Mais à force de prières etsurtout de menaces, elle le décida, et elle ne descendit qu’aprèsqu’il lui eut juré qu’il écrirait, le soir même une lettred’excuses à M. Courtois. Il tint sa parole, mais il finissait parêtre excédé de cette tyrannie. Il était las d’immoler sans cesse savolonté, de sacrifier sa liberté à ce point qu’il ne pouvait rienprojeter, rien dire, rien promettre, avant d’avoir consulté l’œilclair de cette femme jalouse qui ne permettait pas qu’il s’écartâtdu cercle de ses jupons.
De plus en plus, la chaîne devenait lourde et le meurtrissait,et il commençait à comprendre qu’elle ne se délierait pas seule, àla longue, mais que tôt ou tard il lui faudrait la briser.
Il n’avait jamais aimé Berthe, ni Fancy, ni personneprobablement, et il aimait la fille du maire d’Orcival.
Le million qui devait former sa couronne de mariée avaitcommencé par l’éblouir, mais peu à peu il avait subi le charmepénétrant qui s’exhalait de la personne de Laurence. Il étaitséduit, lui, le viveur blasé, par tant de grâces, tant d’innocencenaïve, par tant de candeur et de beauté. Si bien qu’il eût épouséLaurence pauvre, comme Sauvresy avait épousé Berthe.
Mais cette Berthe, il la redoutait trop pour la braver ainsitout à coup, et il se résigna à attendre encore, à ruser. Dès ledemain de la scène au sujet de Fontainebleau, il se déclarasouffrant, attribuant son malaise au manque d’exercice, et tous lesjours il monta à cheval deux ou trois heures. Il n’allait pas bienloin ; il allait jusque chez M. Courtois.
Berthe, tout d’abord, n’avait rien vu de suspect à cespromenades du comte de Trémorel. Il sortait à cheval et cela larassurait, comme certains maris qui se croient à l’abri de toutmalheur parce que leur femme ne se promène qu’en voiture.
Mais après quelques jours, l’examinant mieux, elle crutdécouvrir en lui une certaine satisfaction intime qu’il s’efforçaitde voiler sous une contenance fatiguée. Il avait beau faire, il sedégageait de toute sa personne comme un rayonnement de bonheur.
Elle eut des doutes, et ils grandirent à chaque sortie nouvelle.Les plus tristes conjectures l’agitaient tant qu’Hector étaitabsent. Où allait-il ? Probablement rendre visite à cetteLaurence qu’elle redoutait et détestait.
Ses pressentiments de maîtresse jalouse ne la trompaient pas,elle le vit bien.
Un soir, Hector reparut, portant à sa boutonnière une branche debruyère que Laurence elle-même y avait passée et qu’il avait oubliéde retirer.
Berthe prit doucement cette fleur, l’examina, la flaira, et secontraignant à sourire alors qu’elle endurait les plus cruelsdéchirements de la jalousie :
– Voici, dit-elle, une charmante variété de bruyère.
– C’est ce qu’il m’a semblé, répondit Hector d’un ton dégagé,bien que je ne m’y connaisse pas.
– Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander qui vous l’adonnée ?
– Aucune. C’est un cadeau de notre cher juge de paix, le pèrePlantat.
Tout Orcival savait parfaitement que, de sa vie, le juge depaix, ce vieil horticulteur maniaque, n’avait donné une fleur à quique ce fût, sauf à Mlle Courtois. La défaite était malheureuse, etBerthe ne pouvait en être dupe.
– Vous m’aviez promis, Hector, commença-t-elle de cesser de voirMlle Courtois, de renoncer à ce mariage.
Il essaya de répondre.
– Laissez-moi parler, fit-elle, vous vous expliquerez après.Vous avez manqué à votre parole, vous vous êtes joué de maconfiance, je suis folle de m’en étonner. Seulement, aujourd’hui,après mûres réflexions, je viens vous dire que vous n’épouserez pasMlle Courtois.
Aussitôt, sans attendre sa réplique, elle entama l’éternellelitanie des femmes séduites ou qui prétendent l’avoir été. Pourquoiétait-il venu ? Elle était heureuse dans son ménage, avant dele connaître. Elle n’aimait pas Sauvresy, il est vrai, mais ellel’estimait, il était bon pour elle. Ignorant les félicités divinesde la passion vraie, elle ne les désirait pas. Mais il s’étaitmontré et elle n’avait pas su résister à la fascination. Pourquoiavait-il abusé de ce qu’irrésistiblement elle se sentit entraînéevers lui. Et maintenant, après l’avoir perdue, il prétendait seretirer, en épouser une autre, lui laissant pour souvenir de sonpassage, la honte et le remords d’une faute abominable.
Trémorel l’écoutait, abasourdi de son audace. C’était à n’y pascroire ! quoi ! elle osait prétendre que c’était lui quiavait abusé de son inexpérience, quand, au contraire, laconnaissant mieux, il avait été parfois épouvanté de sa perversité.Telle était la profondeur de la corruption qu’il découvrait enelle, qu’il se demandait s’il était son premier amant ou levingtième.
Mais elle l’avait si bien poussé à bout, elle lui avait sirudement fait sentir son implacable volonté, qu’il était décidé àtout plutôt que de subir davantage ce despotisme. Il s’était promisqu’à la première occasion il résisterait. Il résista.
– Eh bien, oui, déclara-t-il nettement, je vous trompais, jen’ai pas d’avenir, ce mariage m’en assure un, je me marie.
Et il reprit tous ses raisonnements passés jurant que moins quejamais il aimait Laurence, mais que de plus en plus il convoitaitl’argent.
– La preuve, continuait-il, c’est que si demain vous me trouviezune femme ayant douze cent mille francs au lieu d’un million, jel’épouserais préférablement à Mlle Courtois.
Jamais elle ne lui aurait cru tant de courage. Il y avait silongtemps qu’elle le pétrissait comme la cire molle, que cetterésistance inattendue la déconcerta. Elle était indignée, mais enmême temps elle éprouvait cette satisfaction malsaine qui délectecertaines femmes lorsqu’elles rencontrent un maître qui les bat, etson amour pour Trémorel, qui allait faiblissant, reprenait unenouvelle énergie. Puis il avait trouvé cette fois des accents pourla convaincre. Elle le méprisait assez pour le supposer trèscapable de se marier uniquement pour de l’argent.
Quand il eut terminé :
– C’est donc bien vrai, lui dit-elle, vous ne tenez qu’aumillion ?
– Je vous l’ai juré cent fois.
– Vous n’aimez vraiment pas Laurence ?
– Berthe, ma bien-aimée, je n’ai jamais aimé, je n’aimeraijamais que vous.
Il pensait qu’ainsi, berçant Berthe de paroles d’amour, ilparviendrait à l’endormir jusqu’au jour de son mariage. Et une foismarié, il se souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Quelui importait Sauvresy ! La vie de l’homme fort n’est qu’unesuite d’amitiés brisées. Qu’est-ce, en somme, qu’un ami ? Unêtre qui peut et doit vous servir. L’habileté consiste précisémentà rompre avec les gens, le jour où ils cessent de vous êtreutiles.
De son côté, Berthe réfléchissait.
– Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là,froidement, me résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce,laissez-moi quelques jours encore pour m’habituer au coup terrible.Attendez… vous me devez bien cela, laissez Clément se rétablir.
Il n’en revenait pas de la voir si facile et si douce.
Qui se serait attendu à de telles concessions si aisémentobtenues. L’idée d’un piège ne lui venait pas.
Dans son ravissement, il eut un transport d’enthousiasme qui eûtpu éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main etl’embrassa avec transport en disant :
– Ah ! vous êtes bonne, et vous m’aimez vraiment.
Le comte de Trémorel ne supposait pas que le répit demandé parBerthe dût être de longue durée. Depuis une semaine, Sauvresysemblait aller mieux. Il se levait maintenant, il commençait àaller et venir dans la maison, et même il recevait sans trop defatigue la visite de ses nombreux amis du voisinage.
Mais, hélas ! le maître du Valfeuillu n’était plus quel’ombre de lui-même. Jamais, à le voir plus blême que la cire,exsangue, chancelant, la joue creuse, l’œil brillant d’un feusombre, on n’aurait reconnu ce robuste jeune homme aux lèvresrouges, au visage épanoui, qui, le long du restaurant de Sèvres,avait arrêté la main de Trémorel.
Il avait tant souffert ! Vingt fois la maladie avait faillile terrasser, vingt fois l’énergie de son indomptable volonté avaitrepris le dessus. Il ne voulait pas, non il ne voulait pas mouriravant de s’être vengé de ces infâmes qui lui avaient pris sonbonheur et sa vie.
Mais quel châtiment leur infliger. Il cherchait, et c’était làl’idée fixe qui, brûlant son cerveau, allumait la flamme de sonregard.
Dans les circonstances ordinaires de la vie, trois partis seprésentent pour servir la colère et la haine du mari trompé. Il ale droit, presque le devoir, de livrer sa femme et son complice auxtribunaux. La loi est pour lui. Il peut épier adroitement lescoupables, les surprendre et les tuer. Il y a un article du codequi ne l’absout pas, mais qui l’excuse. Enfin,rien ne l’empêche d’affecter une philosophique indifférence, derire le premier et le plus haut de son malheur, de chasser purementet simplement sa femme et de la laisser manquer de tout.
Mais quelles pauvres, quelles misérables vengeances !
Livrer sa femme aux tribunaux ? n’est-ce pas, de gaieté decœur, courir au-devant de l’opprobre, offrir son nom, son honneur,sa vie, à la risée publique ?
N’est-ce pas se mettre à la merci d’un avocat qui vous traînedans la boue. On ne défend pas la femme adultère, on attaque sonmari, c’est plus commode. Et quelle satisfactionobtiendrait-il ? Berthe et Trémorel seraient condamnés à un ande prison, à dix huit mois, à deux ans au plus.
Tuer les coupables lui semblait plus simple ; etencore ! Il entrerait, déchargerait sur eux un revolver, ilsn’auraient pas le temps de se reconnaître, leur agonie ne dureraitpas une minute ; et après ? Il lui faudrait se constituerprisonnier, subir un jugement, se défendre, invoquer l’indulgencedu législateur, risquer une condamnation.
Quant à chasser sa femme, c’était la livrer bénévolement àHector. Il devait supposer qu’ils s’adoraient, et il les voyait,quittant le Valfeuillu la main dans la main, heureux, riant, semoquant de lui, pauvre niais !
À cette pensée, il était pris d’accès de rage froide, tant ilest vrai que les pointes aiguës de l’amour-propre ajoutent unedouleur aux plus douloureuses blessures.
Aucune de ces vengeances vulgaires ne pouvait le satisfaire. Ilvoulait quelque chose d’inouï, de bizarre, d’excessif, commel’offense, comme ses tortures.
Et il se reprenait à songer à toutes les histoires sinistresqu’il avait lues, cherchant un supplice applicable auxcirconstances présentes. Il avait le droit d’être difficile, ilétait déterminé à attendre et, d’avance, il avait fait le sacrificede sa vie.
Une seule chose pouvait renverser ses projets, la lettrearrachée à Jenny Fancy. Qu’était-elle devenue ? L’avait-ildonc perdue dans les bois de Mauprévoir ? Il l’avait cherchéepartout et ne l’avait pas retrouvée.
Il s’accoutumait, d’ailleurs, à feindre, trouvant comme unejouissance cruelle dans la contrainte qu’il s’imposait. Il avait suse composer une contenance qui ne laissait rien deviner des penséesqui le hantaient. C’est sans frissonnements apparents qu’ilsubissait les flétrissantes caresses de cette femme jadis tantaimée ; jamais il n’avait tendu à son ami Hector une main pluslargement ouverte.
Le soir, lorsqu’ils se trouvaient tous trois réunis sous lalampe, il prenait sur lui d’être gai. Il bâtissait mille riantschâteaux en Espagne, pour plus tard, quand on lui permettrait desortir, quand il irait tout à fait bien.
Le comte de Trémorel se réjouissait.
– Voici Clément sur pied pour tout de bon cette fois, dit-il unsoir à Berthe.
Elle ne comprenait que trop le sens de cette phrase.
– Vous songez donc toujours à Mlle Courtois ?demanda-t-elle.
– Ne m’avez-vous pas permis d’espérer ?
– Je vous ai prié d’attendre Hector, et vous avez bien fait dene pas vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pasun, mais trois millions de dot.
Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu’àLaurence, et voici qu’un nouvel obstacle se dessinait !
– Et quelle est cette femme ?
Elle se pencha à son oreille, et d’une voix frémissante :
– Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peutmourir, je puis être veuve demain.
Hector fut comme pétrifié.
– Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci ! àmerveille.
Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calmeeffrayant, dit :
– Qu’en savez-vous ?
Trémorel ne voulut pas, n’osa pas demander la signification deces paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient lesexplications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu’il enest temps encore, se laissent niaisement acculer par lescirconstances. Êtres mous et veules qui, avec une lâchepréméditation, se bandent les yeux pour ne pas voir le danger quiles menace, et qui, à une situation nette et définie qu’ils n’ontpas le courage d’envisager, préfèrent les langueurs du doute et lestransactions de l’incertitude.
D’ailleurs, bien que redoutant Berthe et la détestant un peu, iléprouvait, à mesurer ses angoisses, une puérile satisfaction. Àvoir l’acharnement et la persistance qu’elle déployait pour ledéfendre, pour le conserver, il concevait de sa valeur et de sonmérite une estime plus grande.
« Pauvre femme, pensait-il, voici que dans sa douleur de meperdre, de me voir à une autre, elle est venue à souhaiter la mortde son mari. »
Et telle était son absence de sens moral, qu’il ne comprenaitpas tout ce qu’il y avait de vil, de répugnant d’odieux, dans lesidées qu’il supposait à Mme Sauvresy et dans ses propresréflexions.
Cependant, les alternatives de mieux et de plus mal de Sauvresydonnaient tort à l’assurance du comte de Trémorel. Ce jour-là même,et lorsqu’on croyait bien qu’enfin la convalescence de Sauvresyallait désormais marcher rapidement, il fut obligé de se remettreau lit.
Cette rechute se déclara après un verre de quinquina qu’il avaitl’habitude, depuis une semaine, de prendre avant son repas dusoir.
Seulement, cette fois, les symptômes changèrent du tout au tout,comme si, à la maladie qui avait failli l’emporter, succédait uneautre maladie différente.
Il se plaignait de picotements à la peau, de vertiges, decommotions convulsives qui contractaient et tordaient tous sesmembres, particulièrement ses bras. D’intolérables névralgiesfaciales lui arrachaient des cris par moments. Un affreux goût depoivre, persistant, tenace, que rien ne pouvait atténuer, luifaisait sans cesse ouvrir et fermer la bouche. Il ressentait uneagitation inquiète qui se traduisait par des insomnies dont lamorphine à hautes doses ne triomphait pas. Enfin, il éprouvait unaffaissement mortel et un froid de plus en plus intense, venant nonde l’extérieur mais de l’intérieur, comme si la température ducorps eût graduellement diminué.
Quant au délire, il avait complètement disparu, et le maladeconservait la parfaite lucidité de son intelligence.
Au milieu de telles épreuves, Sauvresy montrait la plusindomptable vaillance, réagissant tant qu’il pouvait contre ladouleur.
Jamais il n’avait paru attacher une importance si grande àl’administration de son immense fortune. Perpétuellement il étaiten conférence avec des gens d’affaires. Il mandait à tout proposdes notaires et des avocats et s’enfermait avec eux des journéesentières.
Puis, sous prétexte qu’il lui fallait des distractions, ilrecevait tous les gens d’Orcival qui le venaient voir, et quand parhasard il n’avait pas de visiteur, vite il envoyait chercherquelqu’un, assurant que seul il ne pouvait s’empêcher de songer àson mal, souffrant par là même bien davantage.
De ce qu’il faisait, de ce qu’il tramait, pas un mot, et Berthe,réduite aux conjectures, était dévorée d’anxiété.
Souvent, lorsqu’un homme d’affaires était resté avec son mariplusieurs heures, elle le guettait à sa sortie, et se faisant aussiaimable, aussi séduisante que possible, elle mettait en œuvre toutesa finesse pour obtenir quelque renseignement qui l’éclairât.
Mais nul de ceux auxquels elle s’adressait ne pouvait ou nevoulait rassurer sa curiosité. Ils n’avaient tous que des réponsesvagues, soit que Sauvresy leur eût recommandé la discrétion, soitqu’ils n’eussent rien à dire.
Personne, d’ailleurs, n’entendit Sauvresy se plaindre. Sesconversations roulaient d’habitude sur Berthe et sur Hector. Ilvoulait que tout le monde sût bien leur dévouement. Il ne lesappelait que ses « anges gardiens », bénissant le ciel de lui avoirdonné une telle femme et un tel ami.
Avec tout cela, si grave était son état que l’optimisme deTrémorel commençait à désespérer. Ses alarmes étaient vives. Quellesituation lui ferait la mort probable de son ami ? Berthe,veuve, deviendrait implacable, elle serait libre de tout oser, etque n’oserait-elle pas ?
Il se promit qu’à la première occasion il s’efforcerait dedémêler les sentiments exacts de Mme Sauvresy. Elle vint d’ellemême au-devant de ses intentions.
C’était dans l’après-midi, le père Plantat était près du malade,ils avaient la certitude de n’être ni écoutés, ni interrompus.
– Il me faut un conseil, Hector, commença Berthe, et seul vouspouvez me le donner. Comment savoir, si, dans ces derniers jours,Clément n’a pas changé ses dispositions à mon égard ?
– Ses dispositions ?
– Oui. Je vous ai dit que par un testament dont j’ai la copie,Sauvresy me lègue toute sa fortune. Je tremble qu’il ne l’aitrévoqué.
– Quelle idée !
– Ah ! j’ai des raisons pour craindre. Est-ce que laprésence au Valfeuillu de tous ces gens de loi ne trahit pasquelque machination perfide ? Savez-vous que d’un trait deplume cet homme peut me ruiner. Savez-vous qu’il peut m’enlever sesmillions et me réduire aux cinquante mille francs de madot !
– Mais il ne le fera pas, répondit-il, cherchant sottement à larassurer, il vous aime…
– Qui vous le garantit ? interrompit-elle brusquement. Jevous ai annoncé trois millions, c’est trois millions qu’il me faut,non pour moi, Hector, mais pour vous ; je les veux, je lesaurai. Mais comment savoir, comment savoir ?…
L’indignation de Trémorel était grande. Voilà donc où l’avaientconduit ses atermoiements, l’étalage de ses convoitises d’argent.Elle se croyait le droit, maintenant, de disposer de lui sans sesoucier de sa volonté, l’achetant en quelque sorte. Et ne pouvoir,n’oser rien dire !
– Il faut patienter, conseilla-t-il, attendre…
– Attendre quoi ? reprit-elle avec violence, qu’il soitmort ?
– Ne parlez pas ainsi, fit-il.
– Pourquoi donc ?
Berthe se rapprocha de lui, et d’une voix sourde, sifflante:
– Il n’a plus huit jours à vivre, dit-elle, et tenez…
Elle sortit de sa poche et lui montra un petit flacon de verrebleu bouché à l’émeri.
– … Voici qui m’assure que je ne me trompe pas.
Hector devint livide et ne put retenir un cri d’horreur. Ilcomprenait tout, maintenant, il s’expliquait l’inexplicablefacilité de Berthe, son affectation à ne plus parler de Laurence,ses propos bizarres, son assurance.
– Du poison, balbutiait-il, confondu de tant de perversité, dupoison !
– Oui, du poison.
– Vous ne vous en êtes pas servie ?
Elle arrêta sur lui son regard insupportable de fixité, ceregard qui brisait sa volonté, sous lequel d’ordinaire il sedébattait en vain, et d’une voix calme, appuyant sur chaque mot,elle répondit :
– Je m’en suis servie.
Certes, le comte de Trémorel était un homme dangereux, sanspréjugés, sans scrupules, ne reculant devant aucune infamie quandil s’agissait de l’assouvissement de ses passions, capable detout ; mais ce crime horrible réveilla en lui tout ce qui luirestait encore d’énergie honnête.
– Eh bien ! s’écria-t-il révolté, vous ne vous en servirezplus.
Il se dirigeait déjà vers la porte, frémissant, éperdu ;elle l’arrêta.
– Avant d’agir, fit-elle froidement, réfléchissez. Vous êtes monamant, j’en fournirai la preuve ; à qui ferez-vous entendrequ’étant mon amant vous n’êtes pas mon complice ?
Il sentit toute la portée de cette terrifiante menace dans labouche de Berthe.
– Allez, poursuivit-elle d’un ton ironique parlez, demandez àfaire des révélations. Quoi qu’il arrive, dans le bonheur ou dansl’infamie, nous ne serons plus séparés, nos destinées serontpareilles.
Hector s’était laissé tomber pesamment sur un fauteuil, plusassommé que s’il eût reçu un coup de massue.
Il prenait entre ses mains crispées son front qui lui semblaitprès d’éclater. Il se voyait, il se sentait enfermé dans un cercleinfernal sans issue.
– Mais je suis perdu, balbutia-t-il sans savoir ce qu’il disait,je suis perdu !…
Il était à faire pitié, sa figure était affreusement décomposée,de grosses gouttes de sueur perlaient à la racine de chacun de sescheveux, ses yeux avaient l’égarement de la folie.
Berthe lui secoua rudement le bras, sa misérable lâchetél’indignait.
– Vous avez peur, lui disait-elle, vous tremblez !Perdu ! Vous ne prononceriez pas ce mot, si vous m’aimiezautant que je vous aime. Serez-vous perdu parce que je serai votrefemme, parce qu’enfin nous nous aimerons librement, à la face detoute la terre. Perdu ! Mais vous n’avez donc pas idée de ceque j’ai enduré ? Vous ne savez donc pas que je suis lasse desouffrir, lasse de craindre, lasse de feindre !
– Un si grand crime !
Elle eut un éclat de rire qui le fit frissonner.
– Il fallait, reprit-elle avec un regard écrasant de mépris,faire vos réflexions le jour où vous m’avez prise à Sauvresy, lejour où vous avez volé la femme de cet ami qui vous avait sauvé lavie. Pensez-vous que ce crime soit moins grand, moinsaffreux ? Vous saviez, comme moi, tout ce qu’il y avait pourmoi d’amour au fond du cœur de mon mari, vous saviez qu’entremourir et me perdre de cette façon, s’il lui eût fallu choisir, iln’eût pas hésité.
– Mais il ne sait rien, balbutiait Hector, il ne se doute derien.
– Vous vous trompez, Sauvresy sait tout.
– C’est impossible.
– Tout, vous dis-je, et cela depuis le jour où il est revenu sitard de la chasse. Vous souvient-il qu’observant son regard, jevous ai dit : « Hector, mon mari, se doute de quelque chose !» Vous avez haussé les épaules. Vous rappelez-vous les pas dans levestibule, le soir où j’étais allée vous rejoindre dans votrechambre ? Il nous avait épiés. Enfin, voulez-vous une preuveplus forte, plus décisive ? Examinez cette lettre que j’airetrouvée froissée, mouillée, dans la poche d’un de sesvêtements.
En parlant ainsi, elle mettait sous ses yeux la lettre arrachéeà miss Jenny Fancy, et il la reconnaissait bien.
– C’est une fatalité, répétait-il, visiblement accablé,vaincu ; mais nous pouvons rompre. Berthe, je puism’éloigner.
– Il est trop tard. Croyez-moi, Hector, c’est notre vieaujourd’hui que nous défendons. Ah ! vous ne connaissez pasClément. Vous ne vous doutez pas de ce que peut être la fureur d’unhomme comme lui lorsqu’il s’aperçoit qu’on s’est odieusement jouéde sa confiance, qu’on l’a trahi indignement. S’il ne m’a rien dit,s’il ne nous a rien laissé voir de son implacable ressentiment,c’est qu’il médite quelque affreux projet de vengeance.
Tout ce que disait Berthe n’était que trop probable, et Hectorle comprenait bien.
– Que faire ? demanda-t-il, sans idée, presque sans voix,que faire ?
– Savoir quelles dispositions il peut avoir prises ?
– Mais comment ?
– Je l’ignore encore. J’étais venue vous demander conseil et jevous trouve plus lâche qu’une femme. Laissez-moi donc agir, ne vousoccupez plus de rien, puisque je prends tout sur moi.
Il voulut essayez une objection.
– Assez, dit-elle, il ne faut pas qu’il puisse nous ruiner, jeverrai, je réfléchirai…
On l’appelait en bas. Elle descendit, laissant Hector perdu dansses mortelles angoisses.
Le soir, après bien des heures, pendant que Berthe paraissaitheureuse et souriante, sa figure à lui portait si bien la trace deses poignantes émotions que Sauvresy lui demanda affectueusements’il ne se trouvait pas indisposé.
– Tu t’épuises à me veiller, mon bon Hector, disait-il, commentreconnaître jamais ton paternel dévouement ?
Trémorel n’avait pas la force de répondre.
« Et cet homme-là saurait tout ! pensait-il. Quelle force,quelle courage ! Quel sort nous réserve-t-il donc ? »
Cependant, le spectacle auquel il assistait lui faisaithorreur.
Toutes les fois que Berthe donnait à boire à son mari, elleretirait de ses cheveux une grande épingle noire, la plongeait dansla bouteille de verre bleu et en détachait ainsi quelques grainsblanchâtres qu’elle faisait dissoudre dans les potions ordonnéespar le médecin.
On devrait supposer que, dominé par des circonstances atroces,harcelé de terreurs croissantes, le comte de Trémorel avait renoncécomplètement à la fille de M. Courtois. On se tromperait. Autant etplus que jamais, il songeait à Laurence. Les menaces de Berthe, lesobstacles devenus infranchissables, les angoisses, le crime nefaisaient qu’augmenter les violences, non de son amour, mais de sapassion pour elle, et attisaient la flamme de ses convoitises poursa personne.
Une lueur, petite, chétive, tremblante, qui éclairait lesténèbres de son désespoir, le consolait, le ranimait, lui rendaitle présent plus facile à supporter.
Il se disait que Berthe ne pouvait songer à l’épouser aulendemain de la mort de son mari. Des mois se passeraient, uneannée, et après il saurait encore gagner du temps. Enfin, un jour,il signifierait ses volontés.
Qu’aurait-elle à dire ? Parlerait-elle du crime ?Voudrait-elle le compromettre comme complice ? Qui lacroirait ? Comment arriverait-elle à prouver, que lui, aimantet épousant une autre femme, avait intérêt à la mort deSauvresy ? On ne tue pas un homme, son ami, pour son plaisir.Provoquerait-elle une exhumation ?
Elle se trouvait actuellement, supposait-il, dans une de cescrises qui ne souffrent ni le libre arbitre, ni l’exercice de laraison.
Plus tard, elle réfléchirait, et alors elle serait arrêtée parla seule probabilité de dangers dont la certitude, en ce moment, nel’effrayait aucunement.
Il ne voulait d’elle pour femme à aucun prix, jamais.
Il l’eût détestée riche à millions, il la haïssait pauvre,ruinée, réduite à ses propres moyens. Et elle pouvait être ruinée,elle devait l’être, si on admettait que Sauvresy fût instruit detout.
Attendre ne l’inquiétait pas. Il se savait assez aimé deLaurence pour être sûr qu’elle l’attendrait un an, trois ans s’ille fallait.
Déjà, il exerçait sur elle un empire d’autant plus absoluqu’elle ne cherchait ni à combattre, ni à repousser cette penséed’Hector qui doucement l’envahissait, pénétrait tout son être,remplissait son cœur et son intelligence.
Hector, en y appliquant tout l’effort de sa réflexion, se disaitque peut-être, dans l’intérêt de sa passion, autant valait queBerthe agît comme elle le faisait.
Il s’efforçait de dompter les révoltes de sa conscience, en seprouvant qu’en somme il n’était pas coupable.
De qui venait l’idée ? D’elle. Qui l’exécutait ? Elleseule. On ne pouvait lui reprocher qu’une complicité morale etinvolontaire, forcée, imposée en quelque sorte par le soin de sadéfense légitime.
Parfois, pourtant, d’amères répugnances lui montaient à lagorge. Il eût compris un meurtre soudain, violent, rapide. Il sefût expliqué le coup de couteau ou le coup de poignard. Mais cettemort lente, versée goutte à goutte, édulcorée de tendresses, voiléesous des baisers, lui paraissait particulièrement hideuse.
Il avait peur et horreur de Berthe, comme d’un reptile, commed’un monstre. Si parfois ils se trouvaient seuls et qu’ellel’embrassât, il frissonnait de la tête aux pieds. Elle était sicalme, si avenante, si naturelle ; sa voix avait si bien lesmêmes inflexions molles et caressantes, qu’il n’en revenait pas.C’était sans s’interrompre de causer qu’elle glissait son épingle àcheveux dans le flacon bleu, et il ne surprenait en elle, lui quil’étudiait, ni un tressaillement, ni un frémissement, ni même unbattement de paupières. Il fallait qu’elle fût de bronze.
Cependant il trouvait qu’elle ne prenait pas assez deprécautions, elle pouvait être découverte, surprise. Il lui dit sesfrayeurs, et combien elle le faisait frémir à tout moment.
– Ayez donc confiance en moi, répondit-elle ; je veuxréussir, je suis prudente.
– On peut avoir des soupçons ?
– Qui ?
– Eh ! le sais-je ? tout le monde, les domestiques, lemédecin.
– Il n’y a nul danger ? Et quand même !…
– On chercherait, Berthe, y songez-vous ? On descendraitaux plus minutieuses investigations.
Elle eut un sourire où éclatait la plus magnifiquecertitude.
– On peut chercher, reprit-elle, examiner, expérimenter, on neretrouvera rien. Vous imagineriez-vous que j’emploie niaisementl’arsenic ?
– De grâce, taisez-vous !…
– J’ai su me procurer un de ces poisons inconnus encore, quidéfient toutes les analyses ; un de ces poisons dont bien desmédecins, à cette heure, et je parle des vrais, des savants, nesauraient seulement pas dire les symptômes.
– Mais où avez-vous pris… Il s’arrêta net devant ce mot :poison ; il n’osait le prononcer.
– Qui vous a donné cela ? reprit-il.
– Que vous importe ! J’ai su prendre de telles précautionsque celui qui me l’a donné court les mêmes dangers que moi, et ille sait. Donc, rien à craindre de ce côté. Je l’ai payé assez cherpour qu’il n’ait jamais l’ombre d’un regret.
Une objection abominable lui vint sur les lèvres. Il avait enviede dire : « C’est bien lent ! » Il n’eut pas ce courage, maiselle lut sa pensée dans ses yeux.
– C’est bien lent parce que cela me convient ainsi, dit-elle.Avant tout, il faut que je sache à quoi m’en tenir au sujet dutestament, et j’y travaille.
Elle ne s’occupait que de cela, en effet, et pendant les longuesheures qu’elle passait près du lit de Sauvresy, peu à peu, avec desnuances insaisissables à force de délicatesse, avec les plusinfinies précautions, elle amenait la pensée défiante du malade àses dispositions dernières.
Si bien que lui-même il aborda ce sujet d’un si poignant intérêtpour Berthe.
Il ne comprenait pas, disait-il, qu’on n’eût pas toujours sesaffaires en ordre, et ses volontés suprêmes écrites, en cas demalheur. Qu’importe qu’on soit bien portant ou malade ?
Aux premiers mots, Berthe essaya de l’arrêter. De telles idéeslui faisaient, gémissait-elle, trop de peine.
Même, elle pleurait des larmes très réelles, qui glissaient,brillantes comme des diamants, le long de ses joues et la rendaientplus belle et plus irrésistible, des larmes vraies, qui mouillaientson mouchoir de fine batiste.
– Folle, lui disait Sauvresy, chère folle, crois-tu donc quecela fait mourir ?
– Non, mais je ne veux pas.
– Laisse donc. Avons-nous été moins heureux parce que lelendemain de mon mariage j’ai fait un testament qui te donne toutema fortune ? Et, tiens, tu dois en avoir une copie ; situ étais complaisante, tu irais me la chercher.
Elle devint toute rouge, puis fort pâle. Pourquoi demandait-ilcette copie ? Voulait-il la déchirer ? Une rapideréflexion la rassura. On ne déchire pas une pièce que d’un mot surune autre feuille de papier on peut anéantir.
Cependant, elle se défendit un peu.
– J’ignore où est cette copie.
– Je le sais, moi. Elle est dans le tiroir à gauche de l’armoireà glace : Va, tu me feras bien plaisir.
Et pendant qu’elle était sortie :
– Pauvre femme, dit Sauvresy à Hector, pauvre Berthe adorée, sije mourais, elle ne me survivrait pas.
Trémorel ne trouvait rien à répondre, son anxiété étaitinexprimable et visible.
« Et cet homme-là se douterait de quelque chose !pensait-il, non, ce n’est pas possible. »
Berthe rentrait.
– J’ai trouvé, disait-elle.
– Donne.
Il prit cette copie de son testament, et la lut avec unesatisfaction évidente, hochant la tête à certains passages où ilrappelait son amour pour sa femme.
Quand il eut fini sa lecture :
– Maintenant, demanda-t-il, donnez-moi une plume avec del’encre.
Hector et Berthe lui firent remarquer qu’écrire allait lefatiguer, mais il fallut le contenter. Placés au pied du lit, horsde la vue de Sauvresy, les deux coupables échangeaient les regardsles plus inquiets. Que pouvait-il écrire ainsi ? Mais ilvenait de terminer.
– Prends, dit-il à Trémorel, lis tout haut ce que je viensd’ajouter.
Hector se rendit au désir de son ami, bien que sentant quel’émotion devait faire chevroter sa voix, et il lut :
« Aujourd’hui (le jour et la date), sain d’esprit, bien quesouffrant, je déclare n’avoir pas une ligne à changer à cetestament. Jamais je n’ai plus aimé ma femme, jamais je n’ai tantdésiré la faire héritière, si je viens à mourir avant elle, de toutce que je possède.
Clément Sauvresy. »
Si forte était Berthe, si parfaitement et toujours maîtresse deses impressions, qu’elle parvint à refouler la satisfaction immensequi l’inondait. Tous ses vœux étaient comblés, et pourtant elleparvint à voiler de tristesse l’éclat de ses beaux yeux.
– À quoi bon ! fit-elle avec un soupir.
Elle disait cela, mais une demi-heure plus tard, seule avecTrémorel, elle se livrait à tous les enfantillages de la joie laplus folle.
– Plus rien à craindre, disait-elle, plus rien. À nousmaintenant la liberté, la fortune, l’ivresse de notre amour, leplaisir, la vie, toute la vie ! Trois millions, Hector, nousavons trois millions au moins ! Je le tiens donc, cetestament ! Désormais il n’entrera plus un homme d’affairesici. C’est maintenant que je vais me hâter.
Incontestablement, le comte était content de la savoir libre,parce qu’on se défait bien plus facilement d’une veuve millionnaireque d’une pauvre femme sans le sou. L’action de Sauvresy calmaitbien des anxiétés aiguës.
Cependant, cette expansion de gaieté pareille à un éclat derire, cette inaltérable sécurité lui semblèrent monstrueuses. Ileût souhaité plus de solennité dans le crime, quelque chose degrave et de recueilli. Il jugea qu’il devait au moins calmer cedélire.
– Vous penserez plus d’une fois à Sauvresy, fit-il d’une voixsombre.
Elle fit une roulade : prrr, et vivement répondit :
– À lui ? quand et pourquoi faire ? Ah ! sonsouvenir ne sera pas lourd. J’espère bien que nous ne cesserons pasd’habiter le Valfeuillu qui me plaît, seulement nous aurons unhôtel à Paris, le vôtre que nous rachèterons. Quel bonheur, monHector, quelle félicité !
La seule perspective de ce bonheur entrevu l’épouvantait aupoint de lui inspirer un bon mouvement. Il espéra toucherBerthe.
– Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez àce terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vousabusiez, que Sauvresy ne se doute de rien, qu’il vous aimetoujours.
L’expression de la physionomie de la jeune femme changeabrusquement, elle restait pensive.
– Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je metrompe. Il se peut qu’il n’ait que des doutes, il se peut que, mêmeayant découvert quelque chose, il espère me ramener à force debonté. C’est que voyez-vous…
Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l’effrayer.
Il ne l’était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporterla vue de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, ilpartit pour Melun sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse,et, sur un mot d’elle, lâchement il revint. Sauvresy le redemandaità grands cris.
Elle lui avait écrit une lettre d’une inconcevable imprudencequi lui fit dresser les cheveux sur la tête.
Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c’est ellequi lui en adressa.
– Pourquoi cette fuite ?
– Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, jemeurs.
– Quel lâche vous faites ! dit-elle.
Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, enmontrant de l’autre main la porte de la pièce voisine.
– Chut !… il y a là trois médecins en consultation depuisune heure, et je n’ai pu réussir à surprendre une seule de leursparoles. Qui sait ce qu’ils disent ? Je ne serai tranquillequ’après leur départ.
Les transes de Berthe n’étaient pas sans quelque fondement. Lorsde la dernière rechute de Sauvresy, quand il s’était plaint denévralgies très douloureuses à la face, et d’un odieux goût depoivre, le docteur R… avait laissé échapper un singulier mouvementde lèvres.
Ce n’était rien, ce mouvement, mais Berthe l’avait surpris, elleavait cru y deviner l’involontaire traduction d’un soupçon rapide,et il était resté présent à son esprit comme un avertissement etune menace.
Le soupçon, cependant, s’il y en eût jamais un, dut s’évanouirbien vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaientcomplètement changé et le lendemain le malade éprouvait tout autrechose. Même, cette variété d’indices, cette inconsistance dessymptômes n’avait pas dû peu contribuer à égarer les conjecturesdes médecins.
Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus,affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait desaccidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.
Évidemment il allait s’affaiblissant d’heure en heure, ils’éteignait et tout le monde s’en apercevait.
C’est en cet état de choses que le docteur R… avait demandé uneconsultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le cœur serré, enattendait les résultats.
Enfin, la porte du petit salon s’ouvrit et la placide figure deshommes de l’art dut rassurer l’empoisonneuse.
Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Toutavait été tenté, épuisé, on n’avait négligé aucune des ressourceshumaines ; on ne pouvait plus rien attendre que de l’énergiqueconstitution du malade.
Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes,Berthe, en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l’imageparfaite de la Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins enfurent remués.
– N’y a-t-il donc plus d’espoir, Ô mon Dieu !s’écria-t-elle d’une voix déchirante.
C’est à peine si le docteur R… osa essayer de la rassurer unpeu. Il lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banalesqui signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme lelieu commun ; des consolations qu’on sait inutiles.
– Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades del’âge de Sauvresy, la nature, lorsqu’on s’y attend le moins, faitsouvent des miracles.
Mais ayant pris Hector à part, le docteur l’engagea à préparerau coup terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, siintéressante et qui aimait tant son mari.
– Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresypuisse vivre plus de deux jours.
L’oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de laFaculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecinsconsultants la trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.
– C’est maintenant, disait-elle, que l’avenir vraiment nousappartient. Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notrehorizon et il s’est dissipé. À moi de réaliser la prédiction dudocteur R…
Ils dînèrent tous deux comme d’ordinaire dans la salle à manger,pendant qu’une des femmes de chambre restait près du malade.
Berthe était d’une gaieté expansive qu’elle avait peine àdissimuler. La certitude du succès et de l’impunité, l’assurance detoucher au but la faisaient se départir de sa dissimulation sihabile. Malgré la présence des domestiques, elle parlait vivement àmots couverts de sa délivrance prochaine. Ce mot : délivrance, futprononcé.
Elle fut ce soir-là l’imprudence même. Un doute, chez un seuldes domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et ellepouvait être compromise, perdue.
À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur satête, lui donnait des coups de pied sous la table en roulant degros yeux pour la faire taire ; en vain. C’est qu’il est deces heures où l’armure de l’hypocrisie devient si lourde à porter,qu’on est forcé coûte que coûte de la déposer, ne fût-ce qu’uninstant, pour se délasser, pour se détirer. Heureusement on apportale café et les gens se retirèrent.
Pendant qu’Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement,poursuivait son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout letemps de son deuil, et Hector, pour garder les apparences, loueraitdans les environs quelque jolie petite maison où elle irait lesurprendre, le matin.
L’ennui, c’est qu’il lui faudrait faire semblant de pleurerSauvresy mort, comme elle avait fait semblant de l’aimer vivant.Elle n’en aurait donc jamais fini avec cet homme ! Enfin unjour viendrait où, sans scandaliser les imbéciles, elle pourraitquitter les vêtements noirs. Quelle fête ! Puis ils semarieraient. Où ? À Paris ou à Orcival.
Puis, elle s’inquiétait du délai après lequel une veuve a ledroit de choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet,et elle disait qu’elle avait envie d’en finir le soir même, que ceserait un jour de gagné. Hector dut lui prouver longuementqu’attendre était indispensable ; on courait à brusquer desdangers réels.
Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre,pour en finir avec ses terreurs, pour secouer l’obsessionépouvantable de Berthe.
L’heure s’avançait, Hector et Berthe durent passer dans lachambre de Sauvresy. Il dormait. Ils s’installèrent sans bruitchacun d’un côté du feu comme tous les soirs, la femme de chambrese retira.
Afin que la lumière de la lampe ne gênât pas le malade, on avaitdisposé les rideaux de la tête du lit de telle façon que, couché,il ne pouvait voir la cheminée. Pour l’apercevoir, il lui fallaitse hausser sur ses oreillers et se pencher en s’appuyant sur lebras droit.
Mais il dormait, d’un sommeil pénible, fiévreux, agité defrissons convulsifs. Sa respiration pressée et sifflante soulevaitla couverture à intervalles égaux.
Berthe et Trémorel n’échangeaient plus une parole. Le silencemorne, sinistre, n’était troublé que par le tic-tac de la pendule,ou par le froissement des feuillets du livre que lisait Hector.
Dix heures sonnèrent.
Peu après, Sauvresy fit un mouvement, il se retournait, ils’éveillait. Légère et attentive comme une épouse dévouée, d’unsaut, Berthe, fut près du lit. Son mari avait les yeux ouverts.
– Te sens-tu un peu mieux, mon bon Clément ?demanda-t-elle.
– Ni mieux, ni plus mal.
– Souhaites-tu quelque chose ?
– J’ai soif.
Hector, qui avait levé les yeux aux premières paroles de sonami, se replongea dans sa lecture.
Debout devant la cheminée, Berthe préparait avec des soinsminutieux la dernière potion prescrite par le docteur R… et quinécessitait certaines précautions.
La potion prête, elle sortit de sa poche la fiole de cristalbleu et y trempa, comme tous les soirs, une de ses épingles àcheveux. Elle n’eut pas le temps de la retirer, on la touchaitlégèrement à l’épaule.
Un frisson la secoua jusqu’aux talons ; brusquement elle seretourna et poussa un cri terrible, un cri d’épouvante et d’horreur:
– Oh !…
Cette main qui l’avait touchée, c’était celle de son mari. Oui,pendant qu’elle était devant la cheminée, dosant le poison,Sauvresy bien doucement s’était soulevé ; puis doucement, ilavait écarté le rideau, et c’était son bras décharné quis’allongeait vers elle, c’étaient ses yeux effrayants de haine etde colère qui flamboyaient devant les siens.
Au cri de Berthe, un autre cri sourd, un râle plutôt, avaitrépondu.
Trémorel avait tout vu, tout compris, il était anéanti.
« Tout est découvert ! » Ces trois mots éclataient dansleur intelligence comme des obus. Partout autour d’eux, ilséblouissaient, écrits en lettres de feu. Il y eut un momentd’indicible stupeur, une minute de silence si profond qu’onentendit battre les tempes d’Hector.
Sauvresy était rentré sous ses couvertures. Il riait d’un rireéclatant et lugubre, comme le serait le ricanement d’un squelettedont les mâchoires et les dents s’entrechoqueraient.
Mais Berthe n’était pas de ces créatures qu’un seul coup, siterrible qu’il soit, peut abattre. Elle tremblait plus que lafeuille, ses jambes fléchissaient, mais déjà sa pensée s’égarait ensubterfuges possibles. Qu’avait vu Sauvresy, avait-il même vuquelque chose ? Que savait-il ? Et quand il aurait vu leflacon de verre bleu, ces choses-là s’expliquent. Ce pouvait être,ce devait être par un simple effet du hasard que son mari l’avaittouchée à l’épaule juste au moment du crime.
Toutes ces pensées ensemble traversèrent son esprit en uneseconde, rapides comme l’éclair rayant les ténèbres. Et alors, elleosa, elle eut la force d’oser s’approcher du lit, et de dire avecun sourire affreusement contraint, mais enfin avec un sourire :
– Quelle peur tu viens de me faire !
Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle,et simplement répondit.
– Je le comprends !
Plus d’incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vitque trop clairement qu’il savait. Mais quoi ? maisjusqu’où ? Elle parvint à prendre sur elle de continuer :
– Souffrirais-tu davantage ?
– Non.
– Alors, pourquoi t’es-tu levé !
– Pourquoi ?…
Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force donton ne l’eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:
– Je me suis levé pour vous dire que c’est assez de torturescomme cela, que j’en suis arrivé aux limites de l’énergie humaine,que je ne saurais endurer un jour de plus ce supplice inouï de mevoir, de me sentir mesurer la mort lentement, goutte à goutte, parles mains de ma femme et de mon meilleur ami.
Il s’arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.
– Je voulais vous dire encore : Assez de ménagements cruels,assez de raffinements, je souffre. Ah ! ne voyez-vous pas queje souffre horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi,mais tuez-moi d’un coup, empoisonneurs !
Sur ce dernier mot : empoisonneurs, le comte de Trémorel sedressa comme s’il eût été mû par un ressort, tout d’une pièce, lesyeux hagards, les bras étendus en avant.
Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sousles oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canonvers Hector, en criant :
– N’approche pas.
Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et,puisque le poison était découvert, l’étrangler, l’étouffer.
Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba commeune masse.
Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s’efforçant desecouer les torpeurs de l’épouvante qui l’envahissait.
– Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c’est encore cetteaffreuse fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Ledélire…
– Ai-je vraiment le délire ? interrompit-il d’un airsurpris.
– Hélas ! oui, mon bien-aimé, c’est lui qui te hante, quipeuple d’horribles visions ta pauvre tête malade.
Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait decette audace qui croissait avec les circonstances…
– Quoi ! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis,moi ta…
L’implacable regard de son mari la força, oui, la força des’arrêter, les paroles expirèrent sur ses lèvres.
– Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sontinutiles. Non, je n’ai pas rêvé, non, je n’ai pas eu le délire. Lepoison n’est que trop réel et je pourrais te le nommer sans leretirer de ta poche.
Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mariétendue pour lui arracher le flacon de cristal.
– Je l’ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avezchoisi un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il estvrai, mais dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il dujour où je me suis plaint d’une saveur poivrée ? Le lendemainj’étais fixé, et j’ai failli ne pas l’être seul. Le docteur R… a euun doute.
Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresyl’interrompit.
– On s’exerce au poison, poursuivait-il, d’un ton d’effrayanteironie, avant de s’en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre,vous ne savez donc rien de ses effets ? Maladroits !Comment ! votre poison donne d’intolérables névralgies, desinsomnies dont rien ne triomphe, et vous me regardez sottement,sans surprise, dormir des nuits entières. Comment ! je meplains d’un feu intérieur dévorant, pendant que votre poisoncharrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et vousne vous en étonnez pas ! Vous voyez disparaître et changertous les symptômes, et vous n’êtes pas éclairés. Vous êtes doncfous. Savez-vous ce qu’il m’a fallu faire pour écarter les soupçonsdu docteur R… J’ai dû taire les souffrances réelles de votrepoison, et me plaindre de maux imaginaires, ridicules, absurdes.J’accusais précisément le contraire de ce que j’éprouvais. Vousétiez perdus, je vous ai sauvés.
Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthechancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle.Entendait-elle bien ? Était-ce bien vrai que son mari s’étaitaperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avaitmême trompé et dérouté le médecin ? Pourquoi ? dans quelbut ?
Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt ilreprit :
– Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrificede ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus merelever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous metrompiez.
C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poisonqu’on lui versait ; mais sur ces mots : « Vous me trompiez »,sa voix s’altéra et trembla.
– Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Jedoutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bienfallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’unde ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, jevous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et deliberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’estalors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vousavez chargé le poison de vous débarrasser de moi.
Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert,elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, quirestait anéanti dans un fauteuil.
– C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il estinnocent.
Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.
– Ah ! vraiment, reprit-il, mon ami Hector estinnocent ! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer – non lavie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il medoit – m’a pris ma femme ? Misérable ! Je lui tends lamain quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pourprix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer… non cetadultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie dupéril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la viecommune…
Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais – jete l’avais dit cent fois – que ma femme était tout pour moi,ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur,l’espérance, la vie, enfin ? Tu savais que, pour moi, laperdre, c’était mourir.
Si encore tu l’avais aimée ! Mais non, ce n’est pas elleque tu aimais. C’est moi que tu haïssais. L’envie te dévorait, etvraiment tu ne pouvais pas me dire en face : « Tu es trop heureux,rends-m’en raison ! » Alors, lâchement, dans l’ombre, tu m’asdéshonoré. Berthe n’était que l’instrument de tes rancunes. Etaujourd’hui, elle te pèse, tu la méprises et tu la crains. Mon amiHector, tu as été chez moi le vil laquais qui pense venger sabassesse en souillant de sa salive les mets qu’il porte à la tabledu maître !
Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Lesparoles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscienceplus cruelles que des soufflets sur sa joue.
– Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’aspréféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, jele reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moije t’aimais tant !…
Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ouplutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eut battu à la placedu mien.
En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices,tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que jen’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire :merci ! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien desannées après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête,de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeild’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blondsépandus sur la batiste des oreillers. Berthe !…
Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de cesjouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui nereviendraient plus.
Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.
Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tantaimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffaitdans sa gorge ; il s’arrêta.
Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait,essayant de pénétrer le sens de cette scène.
– Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeuxlimpides éclairent une âme de boue ! Ah ! qui n’eût ététrompé comme moi ! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tut’endormais bercée entre mes bras ? Quelles chimères caressaitta folie ?
Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tessonges. Tu admirais les rides précoces du viveur comme le sceaufatal qui marque le front de l’archange déchu. Tu as pris pour deslambeaux de pourpre les guenilles pailletées de son passé qu’ilsecouait sous tes yeux.
Ton amour, sans souci du mien, s’est élancé au-devant de lui quine songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essencemême. Et moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige desAlpes. En toi il n’y a même pas eu de lutte. Tu ne t’es pasabandonnée, tu t’es offerte. Nul trouble ne m’a révélé ta premièrefaute. Tu m’apportais sans rougir ton front mal essuyé des baisersde ton amant.
La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilaitet devenait plus faible.
– Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l’as briséinsoucieusement comme l’enfant brise le jouet dont il ignore lavaleur. Qu’attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eul’affreux courage de me tuer le baiser aux lèvres, doucement,lentement, heure par heure ? Tu as cru l’aimer, mais le dégoûtà la longue doit t’être venu. Regarde-le et juge-nous. Vois quelest l’homme, de moi étendu sur ce lit où je vais rendre le derniersoupir dans quelques heures, et de lui qui agonise de peur dans soncoin. Du crime, tu as l’énergie, et il n’en a que la bassesse.Ah ! si je m’appelais Hector de Trémorel et qu’un homme eûtosé parler comme je viens de le faire, cet homme n’existerait plus,eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.
Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, derépondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait quedes sons rauques et inarticulés.
Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissaitavec rage son erreur.
Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime : ses yeuxavaient des profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis quel’autre ; l’autre !… à le considérer seulement elle sesentait prise de nausées.
Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elleavait couru, amour, passion, poésie, elle les avait eues entre lesmains, elle les avait tenues, et elle n’avait pas su s’enapercevoir. Mais où en voulait venir Sauvresy, quelle idéepoursuivait-il ? Il continuait péniblement :
– Ainsi donc, voici notre situation : vous m’avez tué, vousallez être libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez…
Il dut s’interrompre, il étouffait. Il essaya de se hausser surses oreillers, de s’asseoir sur son lit, il était trop faible.Alors, il s’adressa à sa femme.
– Berthe, dit-il, aide-moi à me soulever.
Elle se pencha sur le lit, s’appuyant au dossier, et prenant sonmari sous les bras, elle parvint à le placer comme il le désirait.Dans cette nouvelle position, il parut plus à l’aise, et à deux outrois reprises, il respira longuement.
– Maintenant, fit-il, je voudrais boire. Le médecin m’a permisun peu de vin vieux, si fantaisie m’en prenait ; donne-moitrois doigts de vin vieux.
Elle se hâta de lui en apporter un verre, il le vida et le luirendit.
– Il n’y avait pas de poison dedans ? demanda-t-il. Cettequestion effrayante, le sourire qui l’accompagnait brisèrentl’endurcissement de Berthe.
Depuis un moment, avec son dégoût pour Trémorel, les remords enelle s’étaient éveillés et déjà elle se faisait horreur.
– Du poison ! répondit-elle avec violence,jamais !
– Il va pourtant falloir m’en donner tout à l’heure, pourm’aider à mourir.
– Toi ! mourir, Clément ! non, je veux que tu vives,pour que je puisse racheter le passé. Je suis une infâme, j’aicommis un crime abominable, mais tu es bon. Tu vivras ; je nete demande pas d’être ta femme, mais ta servante, je t’aimerai, jem’humilierai, je te servirai à genoux, je servirai tes maîtressessi tu en as, et je ferai tant qu’un jour, après dix ans, aprèsvingt ans d’expiation, tu me pardonneras.
C’est à peine si, dans son trouble mortel, Hector avait pusuivre cette scène. Mais aux gestes de Berthe, à son accent, à sesdernières paroles surtout, il eut comme une lueur d’espoir, il crutque peut-être tout allait être fini, oublié, que Sauvresy allaitpardonner. Se soulevant à demi, il balbutia :
– Oui, grâce, grâce !
Les yeux de Sauvresy lançaient des éclairs, la colère donnait àsa voix des vibrations puissantes.
– Grâce ! s’écria-t-il, pardon !… Avez-vous eu pitiéde moi pendant une année que vous vous êtes joués de mon bonheur,depuis quinze jours que vous mêlez du poison à toutes mestisanes ! Grâce ? Mais vous êtes fous ? Pourquoidonc pensez-vous que je me suis tu en découvrant votre infamie, queje me suis laissé tranquillement empoisonner, que j’ai pris soin dedérouter les médecins ? Espérez-vous que j’ai agi ainsiuniquement pour préparer une scène d’adieux déchirants et vousdonner à la fin ma bénédiction ? Ah ! connaissez-moimieux !
Berthe sanglotait. Elle essaya de prendre la main de son mari,il la repoussa durement.
– Assez de mensonges, dit-il, assez de perfidies ! Je voushais !… Vous ne sentez donc pas qu’il n’y a plus que la hainede vivante en moi !
L’expression de Sauvresy était atroce en ce moment.
– Voici bientôt deux mois, reprit-il, que je sais la vérité.Tout se brisa en moi, l’âme et le corps. Ah ! il m’en a coûtéde me taire, j’ai failli en mourir. Mais une pensée me soutenait :je voulais me venger. Aux heures de répit, je ne songeais qu’àcela. Je cherchais un châtiment proportionné à l’offense. Je n’entrouvais pas, non, je ne pouvais en trouver, lorsque vous avez prisle parti de m’empoisonner. Le jour où j’ai deviné le poison, j’aieu un tressaillement de joie, je tenais ma vengeance.
Une terreur toujours croissante envahissait Berthe et lastupéfiait autant que Trémorel.
– Pourquoi voulez-vous ma mort ? continuait Sauvresy, pourêtre libres, pour vous marier ? Eh bien ! c’est là ce queje veux aussi. Le comte de Trémorel sera le second mari de Mmeveuve Sauvresy.
– Jamais ! s’écria Berthe, non jamais !
– Jamais ! répéta Hector comme un écho.
– Cela sera pourtant, puisque moi je le veux. Oh ! mesprécautions sont bien prises, allez, et vous ne sauriez m’échapper.Écoutez-moi donc : Dès que j’ai été certain du poison, j’aicommencé par écrire notre histoire très détaillée à tous les trois,j’ai de plus, tenu jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire,un journal fort exact de mon empoisonnement ; enfin, j’airecueilli du poison que vous me donniez…
Berthe eut un geste que Sauvresy prit pour une dénégation, caril insista :
– Certainement, j’en ai recueilli, et je puis même vous direcomment. Toutes les fois que Berthe me donnait une potion suspecte,j’en gardais une gorgée dans ma bouche, et fort soigneusement jecrachais cette gorgée dans une bouteille cachée sous montraversin.
Ah ! vous vous demandez comment j’ai pu faire toutes ceschoses sans que vous vous en soyez doutés, sans qu’aucun domestiques’en soit aperçu ? Sachez donc que la haine est plus forteencore que l’amour, et que jamais l’adultère n’aura les perfidiesde la vengeance. Soyez sûrs que je n’ai rien laissé au hasard, rienoublié.
Hector et Berthe regardaient Sauvresy avec cette attention fixe,voisine de l’hébétement. Ils s’efforçaient de comprendre, ils necomprenaient pas encore.
– Finissons-en, reprit le mourant, mes forces s’épuisent. Donc,ce matin même, cette bouteille contenant un litre environ depotion, notre biographie et la relation de mon empoisonnement ontété remises aux mains d’un homme sûr et dévoué que vousn’arriveriez pas à corrompre si vous le connaissiez. Rassurez-vous,il ignore la nature du dépôt. Le jour où vous vous marierez, cetami vous rendra le tout. Si au contraire, d’aujourd’hui en un an,vous n’êtes pas mariés, il a ordre de remettre le dépôt confié àson honneur entre les mains du procureur impérial.
Un double cri d’horreur et d’angoisse apprit à Sauvresy qu’ilavait bien choisi sa vengeance.
– Et songez-y bien, ajouta-t-il, le paquet remis à la justice,c’est le bagne, pour vous, sinon l’échafaud.
Sauvresy avait abusé de ses forces. Il retomba sur son lithaletant, la bouche entrouverte, les yeux éteints ; les traitssi décomposés qu’on eût pu croire qu’il allait expirer.
Mais ni Berthe ni Trémorel ne songeaient à le secourir. Ilsrestaient là, en face l’un de l’autre, la pupille dilatée, hébétés,comme si leurs pensées se fussent rencontrées dans les tourments decet avenir que leur imposait l’implacable ressentiment de l’hommequ’ils avaient outragé. Ils étaient, maintenant, indissolublementunis, confondus dans une destinée pareille, sans que rien pût lesséparer, que la mort. Une chaîne les liait plus étroite et plusdure que celle des forçats, chaîne d’infamies et de crimes, dont lepremier anneau était un baiser et le dernier un empoisonnement.
Désormais Sauvresy pouvait mourir, sa vengeance planait sur leurtête, faisant ombre à leur soleil. Libres en apparence, ils iraientdans la vie écrasés par le fardeau du passé, plus esclaves que lesNoirs des marais empestés de l’Amérique du Sud.
Séparés par la haine et le mépris, ils se voyaient rivés par laterreur commune du châtiment, condamnés à un embrassementéternel.
Mais ce serait méconnaître Berthe que de croire qu’elle envoulut à son mari. C’est en ce moment qu’il l’écrasait du talonqu’elle l’admirait.
Agonisant, si faible qu’un enfant eût eu raison aisément de sondernier souffle, il prenait pour elle des proportionssupra-humaines.
Elle n’avait idée ni de tant de constance ni de tant de courages’alliant à tant de dissimulation et de génie. Comme il les avaitdevinés ! Comme il avait su se jouer d’eux ! Pour être leplus fort, le maître, il n’avait eu qu’à vouloir. Jusqu’à uncertain point elle jouissait de l’étrange atrocité de cette scène,trop excessive pour être de celles qui entrent dans les prévisionshumaines. Elle ressentait quelque chose comme un âpre orgueil à s’ytrouver mêlée, à y jouer un rôle. En même temps elle étaittransportée de rage et de regrets en songeant que cet homme ellel’avait eu à elle, en son pouvoir, qu’il avait été à ses genoux.Elle était bien près de l’aimer. Entre tous les hommes, maîtressede ses destinées, c’est lui qu’elle eût choisi. Et il allait luiéchapper.
Cependant, il faut bien le dire : le caractère de Berthe n’estpas une exception.
On rencontre assez souvent des caractères pareils, seulement lesien fut poussé à l’extrême. L’imagination est, selon lescirconstances, le foyer qui vivifie la maison ou l’incendie qui ladévore. L’imagination de Berthe, faute d’aliments pour sa flamme,mit le feu à tous ses mauvais instincts.
Les femmes douées de cette effroyable énergie ne sont médiocresni pour le crime ni pour la vertu, ce sont des héroïnes sublimes oudes monstres. Elles peuvent être des anges de dévouement, desSophie Gleire, des Jane Lebon, alors elles partagent le martyre dequelque obscur inventeur ou donnent leur vie pour une idée.D’autres fois, elles épouvantent la société par leur cynisme, ellesempoisonnent leur mari en écrivant des lettres en beau style etfinissent dans les maisons centrales.
Et à tout prendre, mieux vaut une nature passionnée comme cellede Berthe, qu’un tempérament flasque et mou comme celui deTrémorel.
La passion, au moins, va de son mouvement propre, terrible commecelui du boulet, mais de son mouvement. La faiblesse est comme unemasse de plomb suspendue au bout d’une corde, et qui va heurtant etblessant de droite et de gauche, selon la direction que lui imprimele premier venu. Trémorel, pendant que les sentiments les plusviolents bouillonnaient dans l’âme de Berthe, Trémorel commençait àrevenir à lui. Comme toujours, la crise passée, il se relevait,pareil à ces roseaux que le vent couche dans la vase et qui seredressent plus boueux après chaque bourrasque.
La certitude que Laurence désormais était perdue pour luicommençait à entrer dans son entendement, et son désespoir étaitsans bornes.
Le silence dura ainsi un bon quart d’heure au moins.
Enfin, Sauvresy triompha du spasme qui l’avait abattu. Ilrespirait, il parlait.
– Je n’ai pas tout dit encore… commença-t-il.
Sa voix était faible comme un murmure, et cependant elleretentit comme un mugissement formidable aux oreilles desempoisonneurs.
– … Vous allez voir si j’ai tout calculé, tout prévu. Moi mort,l’idée vous viendrait peut-être de fuir, de passer à l’étranger.C’est ce que je ne permettrai pas. Vous devez rester à Orcival, auValfeuillu. Un ami – non celui qui a reçu le dépôt, un autre – estchargé, sans en savoir la raison, de vous surveiller. Si l’un devous, retenez bien mes paroles, disparaissait huit jours, leneuvième l’homme du dépôt recevrait une lettre qui le détermineraità aller prévenir immédiatement le procureur impérial.
Oui, il avait tout prévu, et Trémorel à qui cette idée de fuiteétait venue déjà, fut accablé.
– Je me suis arrangé d’ailleurs, continuait Sauvresy, pour quecette tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, ilest vrai, toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse enusufruit seulement. La nue propriété ne lui appartiendra que lelendemain de votre mariage.
Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal.Il crut qu’elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajoutéquelques lignes.
– Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains,lui dit-il, c’est une copie inutile, et si j’y ai ajouté quelquesmots sans valeur, c’est que je redoutais vos convoitises et qu’ilme fallait endormir vos défiances. Mon testament, le vrai – et ilinsista sur ce mot : vrai –, celui qui est déposé chez le notaired’Orcival et qui vous sera communiqué, porte une date postérieurede deux jours. Je puis vous donner lecture du brouillon.
Il tira d’un portefeuille, caché comme le revolver sous sonchevet, une feuille de papier et lut :
« Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas et que je sais êtreincurable, j’exprime ici, librement et dans la plénitudes de mesfacultés, mes volontés dernières.
Mon vœu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe,épouse, aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher amile comte Hector de Trémorel. Ayant été à même d’apprécier lagrandeur d’âme, et la noblesse de sentiment de ma femme et de monami, je sais qu’ils sont dignes l’un de l’autre et que, l’un parl’autre, ils seront heureux. Je meurs plus tranquille, sachant queje laisse à ma Berthe un protecteur dont j’ai éprouvé… »
Il fut impossible à Berthe d’en entendre davantage.
– Grâce ! s’écria-t-elle, assez !
– Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pourvous montrer que si, d’un côté, j’ai tout disposé pour assurerl’exécution de mes volontés, de l’autre j’ai tout fait pour vousconserver la considération du monde. Oui, je veux que vous soyezestimés et honorés, c’est sur vous seuls que je compte pour mavengeance. J’ai noué autour de vous un réseau que vous ne sauriezbriser. Vous triomphez. La pierre de ma tombe sera bien comme vousl’espériez, l’autel de vos fiançailles ; sinon, le bagne.
Sous tant d’humiliations, sous tant de coups de fouet lecinglant en plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à lafin.
– Tu n’as oublié qu’une chose, ami Sauvresy, s’écria-t-il, onpeut mourir.
– Pardon, reprit froidement le malade, j’ai prévu le cas etj’allais vous en avertir. Si l’un de vous mourait brusquement avantle mariage, le procureur impérial serait prévenu.
– Tu te méprends ; j’ai voulu dire : on peut se tuer.
Sauvresy toisa Hector d’un regard outrageant.
– Toi, te tuer ! fit-il, allons donc ! Jenny Fancy,qui te méprise presque autant que moi, m’a éclairé sur la portée detes menaces de suicide. Te tuer !… Tiens, voici mon revolver,brûle-toi la cervelle, et je pardonne à ma femme.
Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l’arme que luitendait son ami.
– Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu aspeur…
Et s’adressant à Berthe :
– Voilà ton amant, dit-il.
Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs yrestent naturels dans l’exception. Ainsi, Berthe, Hector etSauvresy acceptaient, sans s’en rendre compte, les conditionsanormales dans lesquelles ils se trouvaient placés, et ilsparlaient presque simplement, comme s’il se fût agi de choses de lavie ordinaire et non de faits monstrueux.
Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirerde lui.
– Il ne reste qu’un acte à jouer, fit-il ; Hector, vaappeler les domestiques, qu’on fasse lever ceux qui sont couchés,je veux les voir avant de mourir.
Trémorel hésitait.
– Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup depistolet pour attirer ici toute la maison !
Hector sortit.
Berthe était seule avec son mari ; seule !
Elle eut l’espoir que peut-être elle parviendrait à le fairerevenir sur ses résolutions, qu’elle obtiendrait son pardon. Ellese rappelait le temps où elle était toute puissante, le temps oùson regard fondait les résolutions de cet homme qui l’adorait.
Elle s’agenouilla devant le lit.
Jamais elle n’avait été si belle, si séduisante, siirrésistible. Les poignantes émotions de la soirée avaient faitmonter toute son âme à son front, ses beaux yeux noyés de larmessuppliaient, sa gorge haletait, sa bouche s’entrouvrait comme pourdes baisers, cette passion pour Sauvresy née dans la fièvreéclatait en délire.
– Clément, balbutiait-elle, d’une voix pleine de caresses,énervante, lascive, mon mari, Clément !…
Il abaissa sur elle un regard de haine.
– Que veux-tu ?
Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait,elle se troublait… elle aimait.
– Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi…
– Quoi, que veux-tu dire ? parle.
– C’est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.
Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy.Elle, se tuer ! Mais alors, c’en était fait de savengeance ; sa mort, à lui, ne serait plus qu’un suicideabsurde, ridicule, grotesque. Et il savait que le courage nemanquerait pas à Berthe au dernier moment.
Elle attendait, il réfléchissait.
– Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice àton amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dansun an, il aura oublié jusqu’au souvenir de notre nom.
D’un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorelmarié, heureux !…
Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira lepâle visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvaits’endormir en paix dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savaitquels ennemis il laissait en présence.
Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.
Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longuesannées déjà, et ils l’aimaient, c’était un bon maître. En le voyantsur son lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l’empreintede la mort, ils étaient émus, ils pleuraient.
Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mità leur parler d’une voix à peine distincte, et entrecoupée dehoquets sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier deleur attachement à sa personne, et à leur apprendre que par sesdernières dispositions il leur laissait à chacun une petitefortune.
Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait :
– Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j’ai étél’objet de la part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée.Vous avez vu leur dévouement. Hélas ! je sais quels serontleurs regrets ! Mais s’ils veulent adoucir mes derniersinstants et me faire une mort heureuse, ils se rendront à la prièreque je ne cesse de leur adresser, ils me jureront de s’épouseraprès ma mort. Oh ! mes amis bien aimés, cela vous semblecruel en ce moment ; mais ne savez-vous pas que toute douleurhumaine s’émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien desfélicités pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux vœux d’unmourant.
Il fallait se rendre. Ils s’approchèrent du lit et Sauvresy mitla main de Berthe dans celle d’Hector :
– Vous jurez de m’obéir ? demanda-t-il.
Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près des’évanouir. Cependant ils répondirent, et on put les entendre :
– Nous le jurons.
Les domestiques s’étaient retirés, navrés de cette scènedéchirante, et Berthe murmurait :
– Oh ! c’est infâme, c’est horrible !
– Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tescaresses, Berthe, que tes poignées de main, Hector… non plushorrible que vos projets, que vos convoitises… que vosespérances…
Sa voix s’éteignait dans un râle.
Bientôt son agonie commença. D’horribles convulsions tordaientses membres, comme des sarments, dans son lit ; deux ou troisfois il cria :
– J’ai froid, j’ai froid !
Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait leréchauffer.
Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une finsi prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils sedisaient : – Il va passer, ce pauvre monsieur ; pauvremadame !
Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur ledos, respirant si faiblement que par deux fois on crut que toutétait fini.
Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup secolorèrent, un frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et,l’œil dilaté, le bras roidi dans la direction de la fenêtre, ils’écria :
– Là, derrière le rideau, je les vois.
Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.
Clément Sauvresy était mort.
Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevéla lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l’agent dela Sûreté et le médecin, subissaient encore l’impression de cerécit désolant.
Il est vrai que le père Plantat avait une façon de diresingulière et bien propre à frapper ceux qui l’écoutaient.
Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été enjeu, comme s’il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuseaffaire, et que ses intérêts s’y fussent trouvés engagés.
M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.
– Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.
L’envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cetteexclamation.
Ce qui le frappait, dans cette affaire, c’était la conceptionextraordinaire de Sauvresy. Ce qu’il admirait, c’était « son bienjouer » dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.
– Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capablesd’une si effroyable fermeté. Se laisser empoisonner toutdoucettement par sa femme, brrr… cela donne froid rien que d’ypenser.
– Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.
– Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se vengeret plus terriblement encore qu’il ne le supposait et que vous nesauriez l’imaginer.
Depuis un moment l’agent de la Sûreté s’était levé. Pendant plusde trois heures, cloué sur son fauteuil par l’intérêt du récit, ilétait resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.
– Monsieur le juge de paix m’excusera, dit-il, pour ma part, jeme fais très bien une idée de l’infernale existence qui a commencépour les empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime.Quels caractères ! Et vous nous les avez, monsieur, esquissésde main de maître. On les connaît après votre analyse comme si onles eût étudiés à la loupe pendant dix ans.
Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même tempsl’effet de son compliment sur la physionomie du père Plantat.
« Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails ? sedemandait-il. Est-ce lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n’estpas lui, qui ce peut-il être ? Comment, possédant de telsrenseignements, n’a-t-il rien dit ? »
M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M.Lecoq.
– Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n’était pas refroidique déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces demort.
– Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresyavait prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant duflacon de verre bleu.
– Ah ! il était fort, fit Lecoq, d’un ton convaincu, trèsfort.
– Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner àHector de ne pas avoir pris le revolver qu’on lui tendait, et de nepas s’être fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévucela. Berthe s’imaginait que son amant mort, son mari aurait toutoublié, et on ne peut dire si elle se trompait.
– Et le public n’a jamais rien su de l’horrible guerreintérieure ?
– Le public n’a jamais rien soupçonné.
– C’est merveilleux !
– Dites, monsieur Lecoq, que c’est à peine croyable. Jamaisdissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusementsoutenue. Interrogez le premier venu des habitants d’Orcival, ilvous répondra comme ce brave Courtois, ce matin, au juged’instruction, que le comte et la comtesse étaient des épouxmodèles et qu’ils s’adoraient. Eh ! tenez, j’y ai été prismoi-même, moi qui savais ce qui s’était passé, qui m’en doutais,veux-je dire.
Si prompt qu’eût été le père Plantat à se reprendre,l’inadvertance n’échappa pas à M. Lecoq.
« N’est-ce vraiment qu’une inadvertance, qu’un lapsus ? »se demandait-il.
Mais le vieux juge de paix poursuivait :
– De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait lesplaindre ; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivrépar la haine, n’ayant qu’une idée fixe, la vengeance, n’avaitlui-même commis une imprudence que je regarde presque comme uncrime.
– Un crime ! exclama le docteur stupéfait, un crime,Sauvresy !
M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh ! bien bas :
– Laurence.
Si bas qu’il eût parlé, le père Plantat l’entendit.
– Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d’un ton sévère, oui,Laurence. Sauvresy a commis une détestable action le jour où il asongé à faire de cette malheureuse enfant la complice, je veux direl’instrument de ses colères. C’est lui qui l’a jetée sans pitiéentre deux êtres exécrables sans se demander si elle n’y serait pasbrisée. C’est avec le nom de Laurence qu’il a décidé Berthe àvivre. Et cependant il savait la passion de Trémorel, il savaitl’amour de cette malheureuse jeune fille, et il connaissait son amicapable de tout. Lui qui a si bien prévu tout ce qui pouvait servirsa vengeance, il n’a pas daigné prévoir que Laurence pouvait êtreséduite et déshonorée, et il l’a laissée désarmée devant laséduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.
L’agent de la Sûreté réfléchissait.
– Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puism’expliquer. Comment ces complices qui s’exécraient, que la volontéimplacable de leur victime enchaînait l’un à l’autre contre tousleurs instincts, ne se sont-ils pas séparés d’un commun accord lelendemain de leur mariage, le lendemain du jour où ils sont rentrésen possession du titre qui établissait leur crime ?
Le vieux juge de paix hocha la tête.
– Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vousbien faire comprendre l’épouvantable caractère de Berthe. Hectoreût accepté avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pasy consentir. Ah ! Sauvresy la connaissait bien. Elle sentaitsa vie perdue, d’horribles regrets la déchiraient, il lui fallaitune victime, une créature à qui faire expier ses erreurs et sescrimes, à elle. Cette victime fut Hector. Acharnée à sa proie, ellene l’eût lâchée pour rien au monde.
– Ah ! ma foi ! remarqua le docteur Gendron, votreTrémorel est aussi trop pusillanime. Qu’avait-il tant à redouter,une fois le manuscrit de Sauvresy anéanti ?
– Qui vous dit qu’il l’ait été, interrompit le vieux juge depaix.
Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long enlarge dans la bibliothèque et vint s’asseoir en face du pèrePlantat.
– Les preuves ont-elles ou n’ont-elles pas été anéanties,fit-il, pour moi, pour l’instruction, tout est là.
Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondredirectement.
– Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi parSauvresy.
– Ah ! s’écria l’agent de la Sûreté en se frappant le frontcomme s’il eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire,c’était vous, monsieur le juge de paix.
Et en lui-même il ajouta : « Maintenant, mon bonhomme, jecommence à comprendre d’où viennent tes informations. »
– Oui ; c’était moi, reprit le père Plantat. Le jour dumariage de Mme veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant auxdernières volontés de mon ami mourant, je me suis rendu auValfeuillu, et j’ai fait demander M. et Mme de Trémorel.
Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurentimmédiatement dans le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvreClément a été assassiné. Ils étaient fort pâles l’un et l’autre etaffreusement troublés. Certainement ils devinaient l’objet de mavisite, ils l’avaient deviné en m’entendant nommer puisqu’ils merecevaient.
Après les avoir salués l’un et l’autre, je m’adressai à Berthe,ainsi que le prescrivaient les minutieuses instructions quim’avaient été données par écrit, et où éclate l’infernaleprévoyance de Sauvresy.
« Madame, lui dis-je, j’ai été chargé par feu votre premier maride vous remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu’ilm’avait confié. »
Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit,d’un air fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôtsortit.
À l’instant la contenance du comte changea. Il me parut trèsinquiet, très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyaisbien qu’il brûlait de s’élancer sur les pas de sa femme et qu’iln’osait pas. J’allais me retirer, mais il n’y tenait, plus. «Pardon ! me dit-il brusquement, vous permettez, n’est-cepas ? Je suis à vous dans l’instant. » Et il sortit encourant.
Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plustard, ils étaient fort rouges l’un et l’autre ; leurs yeuxavaient un éclat extraordinaire et leur voix frémissait encorependant qu’ils me reconduisaient avec des formules polies. Ilsvenaient certainement d’avoir une altercation de la dernièreviolence.
– Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée,la chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quandson nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu: « Cherche. »
– Sauvresy m’avait bien recommandé de ne remettre le paquetqu’entre ses mains à elle.
– Oh ! il s’entendait à monter une vengeance. Il donnait àsa veuve, pour tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terribletoujours prête à frapper. C’est là cette cravache magique qu’elleemployait si, par hasard, il se révoltait. Ah ! c’était unmisérable, cet homme, mais elle a dû le faire terriblementsouffrir…
– Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu’au jour où il l’atuée.
L’agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers labibliothèque.
– Reste maintenant, disait-il, la question du poison, questionsimple à résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celuiqui l’a vendu.
– D’ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison,j’en fais mon affaire. C’est dans mon laboratoire que ce gredin deRobelot l’a volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison,alors même que les symptômes, si bien décrits par le père Plantat,ne m’eussent pas appris son nom. Je m’occupais d’un travail surl’aconit lors de la mort de M. Sauvresy, c’est avec de l’aconitinequ’il a été empoisonné.
– Ah ! fit M. Lecoq surpris, de l’aconitine ; c’est lapremière fois que je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C’estdonc une nouveauté ?
– Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C’est de l’aconitque Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Romeet la Grèce l’employaient concurremment avec la ciguë comme agentd’exécutions judiciaires.
– Et je ne le connaissais pas ! J’ai, il est vrai, si peude temps pour travailler. Après cela, il était peut-être perdu, cepoison de Médée, comme celui des Borgia ; il se perd tant dechoses !
– Non, il n’est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne leconnaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole,sur les condamnés à mort, au XVIe siècle ; par les travaux deHers, qui en 1833 isola le principe actif, l’alcaloïde, et enfinpar quelques essais de Bouchardat qui prétend…
Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons,il est difficile de l’arrêter. Mais, d’un autre côté, M. Lecoq neperd jamais son but de vue.
– Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-ondes traces d’aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deuxans. Car enfin, M. Domini va vouloir l’exhumation.
– Les réactifs de l’aconitine, monsieur, ne sont pas assezconnus pour en permettre l’isolement dans les produitscadavériques. Bouchardat a bien proposé l’iodure de potassiumioduré qui donnerait un précipité orange, mais cette expérience nem’a pas réussi.
– Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.
Le docteur eut un sourire de triomphe.
– Rassurez-vous, dit-il, le procédé n’existait pas, je l’aiinventé.
– Ah ! s’écria le père Plantat, votre papiersensibilisé.
– Précisément.
– Et vous retrouveriez de l’aconitine dans le corps deSauvresy.
– Je retrouverais, monsieur l’agent, un milligramme d’aconitinedans un tombereau de fumier.
M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert lacertitude de mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peulourde.
– Eh bien ! s’écria-t-il voici qui est terminé, notreinstruction est complète. Les antécédents des victimes exposés parmonsieur le juge de paix nous donnent la clé de tous les événementsqui suivent la mort de ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprendla haine de ces époux si bien unis en apparence. Ainsi, ons’explique que le comte Hector ait fait sa maîtresse et non safemme d’une jeune fille charmante, qui avait un million de dot. Iln’y a plus rien de surprenant, à ce que M. de Trémorel se soitrésigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité pour serefaire un état civil. S’il a tué sa femme, c’est qu’il y a étécontraint par la logique des événements. Elle vivante, il nepouvait pas fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivreau Valfeuillu. Enfin, ce papier qu’il cherchait avec tantd’acharnement, lorsque chaque minute pouvait lui coûter la vie,c’était sa condamnation, la preuve de son premier crime, lemanuscrit de Sauvresy.
M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et commes’il eût eu quelques motifs personnels d’animosité contre le comtede Trémorel. Il est ainsi fait, et l’avoue volontiers en riant, ilne peut s’empêcher d’en vouloir aux criminels qu’il est chargé depoursuivre. Entre eux et lui, c’est un compte à régler. De là,l’ardeur désintéressée de ses recherches. Peut-être est-ce chez luisimple affaire d’instinct, pareil à celui qui pousse le chien dechasse sur la trace du gibier.
– Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c’est MlleCourtois qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte deTrémorel. Sa passion pour elle, irritée par les obstacles, devaittoucher au délire. En apprenant la grossesse de sa maîtresse – carelle est réellement enceinte, je le parierais – ce misérable,perdant la tête, a oublié toute prudence et toute mesure. Il devaitêtre si las d’un supplice qui, pour lui, recommençait tous lesmatins ! Il s’est vu perdu, il a vu sa terrible femme selivrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté, il a prisles devants et s’est décidé au meurtre. Cet événement a été le coupde fouet qui fait franchir le fossé.
Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l’agentde la Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.
– Quoi ! s’écria-t-il stupéfait, vous croyez à lacomplicité de Mlle Laurence.
L’homme de la préfecture eut un geste d’énergiqueprotestation.
– Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, leciel me préserve d’une pareille idée. Mademoiselle Courtois aignoré et ignore le crime. Mais elle savait que Trémorelabandonnerait sa femme pour elle. Cette fuite avait été discutéeentre eux, convenue, arrêtée ; ils s’étaient donné rendez-vouspour un certain jour, à un endroit déterminé.
– Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre !
Depuis qu’il était question de Laurence, le père Plantatdissimulait mal ses angoisses et ses émotions.
– Cette lettre, s’écria-t-il, qui plonge toute une famille dansla plus affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois,n’est qu’une scène de la comédie infâme imaginée par le comte.
– Oh ! fit le docteur révolté, est-ce possible ?
– Je suis absolument de l’avis de monsieur le juge de paix,affirma l’agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire,nous avons eu en même temps le même soupçon. J’ai lu et relu lalettre de Mlle Laurence, et je parierais qu’elle n’est pas d’elle.Le comte de Trémorel lui a imposé un brouillon qu’elle a copié. Nenous abusons pas, messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie,composée à loisir. Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là lesexpressions d’une malheureuse jeune fille de vingt ans qui va setuer pour échapper au déshonneur.
– Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblementébranlé ; mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorela réussi à décider Mlle Courtois à cet abominableexpédient ?
– Comment ! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec enpareille matière, ayant eu rarement l’occasion d’étudier sur le vifles sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose mesemble fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouveMlle Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte serapublique, doit être prête à tout, décidée à tout, même àmourir.
Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu’ilavait eue avec Laurence lui revenait à l’esprit. Elle lui avaitdemandé – il se le rappelait – des renseignements sur certainesplantes vénéneuses qu’il cultivait, s’inquiétant beaucoup desmoyens qu’on emploie pour en extraire les sucs mortels.
– Oui, dit-il, elle a songé à mourir.
– Eh bien ! reprit l’agent de la Sûreté, c’est à moment oùces pensées funèbres hantaient l’esprit de la pauvre enfant, que lecomte de Trémorel a pu facilement achever son œuvre de perdition.Elle lui disait sans doute qu’elle préférait la mort à la honte, illui a prouvé qu’étant enceinte, elle n’avait pas le droit de setuer. Il lui a dit qu’il était bien malheureux, que n’étant paslibre, il ne pouvait réparer l’horrible faute, mais il lui a offerten même temps de lui sacrifier se vie.
Que devait-elle faire pour tout sauver ? Abandonner safamille, faire croire à son suicide, pendant que lui, de son côté,déserterait sa maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû sedéfendre, résister. Mais ne devait-il pas tout obtenir d’elle, luiarracher les plus invraisemblables consentements – en lui parlantde cet enfant qu’elle sentait tressaillir dans son sein, qu’ilsélèveraient entre eux, qui ainsi aurait un père !
Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté àla poste la lettre infâme préparée par son amant.
Le docteur était convaincu.
– Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séductionqu’il a dû employer.
– Mais quel maladroit, reprit l’agent de la Sûreté, quel niais,qui n’a pas pensé qu’infailliblement on remarquerait cette bizarrecoïncidence entre la disparition de son cadavre et le suicide deMlle Laurence. Les cadavres ne se perdent pas comme cela, quediable ! Mais non, monsieur s’est dit : On me croira bel etbien assassiné tout comme ma femme, et la justice ayant soncoupable, c’est-à-dire Guespin, n’en demandera pas davantage.
Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.
– Ah ! s’écria-t-il, ne savoir où le misérable se cachepour lui arracher Laurence.
L’agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et leserra énergiquement.
– Rassurez-vous, monsieur, dit-il d’un ton froid, nous leretrouverons, ou je perdrai mon nom de Lecoq ; et, pour êtrefranc, je dois vous avouer que la tâche ne me paraît pas biendifficile.
Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirentM. Lecoq. L’heure s’avançait, et depuis bien longtemps déjà, lamaison était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit,dévorée d’inquiétude, malade et pleurant presque de curiositédéçue, était venue coller son oreille à la serrure. Vainement,hélas !
– Que peuvent-ils machiner là-dedans ? disait-elle à Louis,son tranquille commensal. Voici douze heures qu’ils sont enferméssans boire ni manger ; cela a-t-il du bon sens ! Enfin,je vais toujours préparer à déjeuner.
Ce n’était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait àfrapper.
C’était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à sonmaître de dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin.Le gazon avait été abîmé, piétiné, saccagé.
Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés parles malfaiteurs sur la pelouse, et qu’il avait ramassés. Ces objetsM. Lecoq les reconnut du premier coup d’œil.
– Ciel ! s’écria-t-il, je m’oubliais. Je suis là qui causetranquillement à visage découvert, comme si nous n’étions pas enplein jour, comme si quelque indiscret ne pouvait pas entrer d’unmoment à l’autre !
Et s’adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeunehomme brun qu’il n’y avait pas vu entrer la veille :
– Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires detoilette qui m’appartiennent.
Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison étaitallé donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de laveille. Si bien que le père Plantat, en rentrant, n’en pouvaitcroire ses yeux ; il voyait là, près de la cheminée, sonLecoq, à l’air bénin, de l’instruction. C’étaient bien les mêmescheveux plats, ces favoris d’un blond fauve, ce sourireidiot ; il jouait avec sa même bonbonnière à portrait.
Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir seshôtes. Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu.Les convives sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendaità Corbeil, et, sans doute, il commençait à s’impatienter de leurretard.
Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille defruits, lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.
– Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.
Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maîtreRobelot, l’agent de la Sûreté s’y opposa.
– C’est un gaillard dangereux, dit-il, j’y vais moi-même.
Il sortit, et dix secondes ne s’étaient pas écoulées que sa voixse fit entendre :
– Messieurs, criait-il, messieurs ! ! !
Le docteur et le juge de paix accoururent.
En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé durebouteux. Le misérable s’était suicidé.
Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’espritsingulière et un rare courage, pour se donner la mort dans cecabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attentiondes hôtes de la bibliothèque.
Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi lesvieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument deson suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et seservant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’étaitétranglé.
Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que lacroyance populaire attribue aux individus qui périssent par lastrangulation. Il avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, labouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandesdouleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’unecongestion cérébrale.
– Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, ditle docteur Gendron ?
Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouillaprès du cadavre.
Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M.Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà queson principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de sesjours, lui échappait.
Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, commesi cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parléencore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait,d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M.Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Cecadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite desaveux.
Le docteur venait de se relever ; il reconnaissaitl’inutilité de ses soins.
Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indiquel’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès,pratiqué l’ouverture de la jugulaire.
– C’est bien fini, dit-il ; la pression a portéparticulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde :l’asphyxie a dû être complète en très peu d’instants.
Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapisde la bibliothèque.
– Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le pèrePlantat ; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés surtous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiersimportants.
Et se retournant vers son domestique :
– Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard etdeux hommes de bonne volonté.
La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire ; ilpromit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour allers’informer de l’état de M. Courtois.
Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pasd’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancardle corps de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.
C’est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer quedemeurait le rebouteux d’Orcival. Il occupait seule une petitemaison composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique,et était encombrée de paquets de plantes, d’herbes sèches, degraines et de cent autres articles de son commerce d’herboristerie.Il couchait dans la pièce du fond, mieux meublée que ne le sontd’ordinaire les chambres à coucher de campagne.
Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.
Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux nes’était trouvé le tambour de ville, qui est en même temps fossoyeurd’Orcival. Cet homme, expert en tout ce qui concerne lesfunérailles, donna toutes les indications pour la dernièretoilette. Lui-même, d’une main habile et prompte, disposait lesmatelas selon le rite, pliant les draps et les bordant ainsi qu’ona coutume de le faire. Pendant ce temps, le père Plantat visitaittous les meubles dont on avait pris les clés dans les poches dusuicidé.
Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ansplus tôt, vivait au jour le jour et ne possédait pas un souvaillant, devaient être contre lui un témoignage accablant etajouter une preuve aux preuves, moralement indiscutables, mais nonévidentes pourtant de sa complicité. Mais le vieux juge de paixavait beau chercher, il ne rencontrait rien qu’il ne connûtdéjà.
C’étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs deFrapesle et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaientjointes deux obligations, une de cent cinquante francs et l’autrede huit cent vingt francs, souscrites au profit du sieur Robelotpar deux habitants de la commune.
Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.
– Pas de valeurs, fit-il à l’oreille de M. Lecoq, comprenez-vouscela ?
– Très bien, répondit l’agent de la Sûreté. C’était un ruségaillard, ce Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite,assez patient pour paraître mettre des années à s’enrichir. Vousn’apercevrez, monsieur, dans son secrétaire que les valeurs qu’ilcroyait pouvoir avouer sans danger. Pour combien y en a-t-illà ?
Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes etrépondit :
– Pour quatorze mille cinq cents francs.
– Mme Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirementl’homme de la préfecture. N’ayant que quatorze mille francs, iln’aurait pas été assez fou pour les placer en terres. Il faut qu’ilait un magot caché quelque part.
– Sans doute, je suis de cet avis, mais où ?
– Ah ! je cherche.
Il cherchait en effet, sans en avoir l’air, il rôdait toutautour de la chambre, dérangeant les meubles, faisant à certainsendroits sonner le carreau du talon de ses bottes, auscultant lemur par places. Enfin, il revint à la cheminée, devant laquelleplusieurs fois déjà il s’était arrêté.
– Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voicibien des cendres dans ce foyer.
– On ne les retire pas toujours à la fin de l’hiver, objecta lejuge de paix.
– C’est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-ellespas bien propres et bien nettes ? Je ne leur vois pas cettelégère couche de poussière et de suie qui devrait les recouvriralors que depuis plusieurs mois on n’a pas allumé de feu.
Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirerles porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit :
– Tâchez donc de me procurer une pioche.
Tous les hommes se précipitèrent ; il revint près du jugede paix.
– Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ontété remuées récemment, et si elles ont été remuées…
Il s’était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis ànu la pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, ille promena facilement dans les jointures de la pierre.
– Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome deciment, et la pierre est mobile : le magot doit être là.
On lui apporta une pioche, il ne donna qu’un coup. La pierre dufoyer bascula, laissant béant un trou assez profond.
– Ah ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, je savaisbien.
Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. Oncompta, il s’y trouvait dix neuf mille cinq cents francs.
La physionomie du vieux juge de paix portait en ce momentl’empreinte d’une douleur profonde.
« Hélas ! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie demon pauvre Sauvresy. »
En même temps que l’or, l’agent de la Sûreté avait retiré de lacachette un petit papier couvert de chiffres. C’était comme legrand-livre du rebouteux. D’un côté, à gauche, il avait porté lasomme de quarante mille francs. De l’autre côté, à droite, il avaitinscrit diverses sommes, dont le total s’élevait à vingt et unmille cinq cents francs. Ces différentes sommes se rapportaient auprix de ses acquisitions. C’était par trop clair. Mme Sauvresyavait payé quarante mille francs à Robelot son flacon de cristalbleu.
Le père Plantat et l’agent de la Sûreté n’avaient plus rien àapprendre chez le rebouteux.
Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette etapposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde dedeux des hommes présents.
Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.
Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge depaix ? Un instant il avait pensé que c’était simplement unecopie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, cene pouvait être cela ; Sauvresy n’avait pas pu décrire lesdernières scènes si terribles de son agonie.
Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de lapréfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvaitd’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une foisencore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Leprenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, ill’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plusinnocent :
– Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nousn’allons pas retourner chez vous ?
– À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez lemaire, doit nous rejoindre ici ?
– C’est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossierque vous nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieurle juge d’instruction.
L’agent de la Sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondirà cette proposition, ses prévisions furent trompées.
Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixementdans les yeux :
– Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suisassez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonnepartie.
M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.
– Croyez, monsieur… balbutia-t-il.
– Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriezpeut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements.Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir,en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pourvous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juged’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucuncaractère d’authenticité ?
Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouterune phrase à sa pensée, et ajouta :
– J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime troppour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunementde documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudratout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vosassertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérabletrouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vouscroire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver lepoison qui a tué Sauvresy…
Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.
– Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vousavez su pénétrer.
La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est quetrouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, ilétait, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, maisil lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux jugede paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion.Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant saperspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et laserrant d’une façon significative :
– Comptez sur moi, monsieur, dit-il.
En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.
– Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, ils’en tirera.
– Le ciel soit loué ! répondit le vieux juge de paix, maispuisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nousattendait ce matin, doit être fou d’impatience.
Lorsqu’il parlait de l’impatience du juge d’instruction, le pèrePlantat était certes bien au-dessous de la réalité. M. Domini étaitfurieux, ne comprenant rien à l’absence si prolongée de sescollaborateurs de la veille, du juge de paix, du médecin et del’agent de la Sûreté.
Dès le grand matin, il était venu s’installer dans son cabinet,au palais de justice, drapé de sa robe de juge, et il comptait lesminutes.
C’est que les réflexions de la nuit loin d’ébranler et detroubler ses convictions n’avaient fait que les affirmer. À mesurequ’il s’éloignait de l’heure du crime, il le trouvait plus simple,plus naturel, plus aisé à expliquer.
Mais la conviction où il était que son avis n’était pas celuides autres agents de l’enquête le taquinait, quoi qu’il pût sedire, et lui faisait attendre leur rapport dans un étatd’irritation nerveuse dont son greffier ne s’apercevait que trop.Même, dans la crainte de n’être pas là au moment de l’arrivée de M.Lecoq, redoutant de rester une minute de plus dans l’incertitude,il s’était fait apporter à déjeuner dans son cabinet.
Précaution inutile. L’aiguille tournait autour du joli cadran àdessins bleus qui orne le palais, et personne n’arrivait.
Il avait bien, pour tuer le temps, interrogé Guespin et LaRipaille ; ces nouveaux interrogatoires ne lui avaient rienappris. L’un des prévenus jurait ses grands dieux qu’il ne savaitrien de plus que ce qu’il avait dit, l’autre se renfermait dans unsilence farouche, on ne peut plus irritant, se bornant à répéter :– Je sais que je suis perdu, faites de moi ce que vous voudrez.
M. Domini allait faire monter un gendarme à cheval et l’envoyerà Orcival s’enquérir des causes de cette inexplicable lenteur,lorsque enfin l’huissier de service lui annonça ceux qu’ilattendait.
Vite, il donna l’ordre de les faire entrer, et si violente étaitsa curiosité, que lui-même, en dépit de ce qu’il appelait sadignité, se leva pour aller au-devant d’eux.
– Comme vous êtes en retard ! disait-il.
– Et cependant, fit le juge de paix, nous n’avons pas perdu uneminute, et nous ne nous sommes pas couchés.
– Il y a donc du nouveau ? demanda-t-il. A-t-on retrouvé lecadavre du comte de Trémorel ?
– Il y a du nouveau, monsieur, répondit M. Lecoq, et beaucoup.Mais on n’a pas retrouvé le cadavre du comte, et même j’oseaffirmer qu’on ne le retrouvera pas ; par une raison biensimple, c’est qu’il n’a pas été tué ; c’est qu’il n’est pasune des victimes comme on a pu le supposer un instant, c’est qu’ilest l’assassin.
À cette déclaration, fort nettement articulée par l’homme de lapolice, le juge d’instruction bondit dans son fauteuil.
– Mais c’est de la folie ! s’écria-t-il.
M. Lecoq ne s’est jamais permis un sourire en présence d’unmagistrat.
– Je ne pense pas, répondit-il froidement. Je suis même persuadéque si monsieur le juge d’instruction veut bien me prêter unedemi-heure d’attention, j’aurai l’honneur de l’amener à partagermes convictions.
Un imperceptible haussement d’épaules de M. Domini n’échappa pasà l’homme de la rue de Jérusalem, aussi crut-il devoirinsister.
– Bien plus, je suis certain que monsieur le juge ne me laisserapas sortir de son cabinet, sans m’avoir remis un mandat d’amenerdécerné contre le comte Hector de Trémorel que présentement ilcroit mort.
– Soit, fit M. Domini, parlez.
Rapidement alors M. Lecoq se mit à exposer les faits recueillistant par lui que par le juge de paix depuis le commencement del’instruction. Il les exposait, non comme il les avait appris oudeviné, mais dans leur ordre chronologique et de telle sorte, quechaque incident nouveau qu’il abordait, découlait naturellement duprécédent.
Plus que jamais, il était rentré dans son personnage de mercierbénin, s’exprimant d’une petite voix flûtée, outrant les formulesobséquieuses : « J’aurai l’honneur » ou « Si monsieur le jugedaigne me permettre » Il avait ressorti la bonbonnière à portraitet, comme la veille au Valfeuillu, aux passages palpitants oudécisifs, il avalait un morceau de réglisse.
Et à mesure qu’avançait son récit, la surprise de M. Dominidevenait plus manifeste. Par moments il laissait échapper uneexclamation.
– Est-ce possible ! C’est à n’y pas croire.
M. Lecoq avait terminé. Il goba tranquillement un carré deguimauve, et ajouta :
– Que pense maintenant monsieur le juge d’instruction ?
M. Domini, il faut l’avouer, était médiocrement satisfait. Cen’est jamais sans une secrète contrariété qu’on voit un inférieurdésarticuler d’un doigt brutal un système qu’on a pris la peine decombiner et d’agencer. Mais si entier qu’il soit dans ses opinions,si peu disposé qu’il s’avoue à entrer dans le sentiment d’autrui,il lui fallait bien cette fois s’incliner devant l’évidence quiéclatait à aveugler.
– Je suis convaincu, répondit-il, qu’un crime a été commis surla personne de M. Clément Sauvresy avec l’assistance chèrementpayée de ce Robelot. C’est si vrai que dès demain M. le docteurGendron recevra une réquisition d’avoir à procéder sans délai àl’exhumation et à l’autopsie du cadavre.
– Et je retrouverai le poison, affirma le docteur, vous pouvezen être sûr.
– Fort bien, reprit M. Domini. Mais de ce que M. de Trémorel aempoisonné son ami pour épouser sa veuve, s’ensuit-ilnécessairement, rigoureusement, qu’il a hier assassiné sa femme etensuite pris la fuite ? Je ne le crois pas.
Le père Plantat, n’osant rien dire, tant il craignait des’emporter, trépignait de colère. M. Domini s’égarait.
– Pardon, monsieur, objecta doucement M. Lecoq, il me semblaitque le suicide de Mlle Courtois – suicide supposé, tout porte à lecroire – prouvait au moins quelque chose.
– C’est un fait à éclaircir. La coïncidence que vous invoquezpeut n’être qu’un pur effet du hasard.
– Mais, monsieur, insista l’agent de la Sûreté, visiblementagacé, je suis sûr que M. de Trémorel s’est rasé, j’en ai lapreuve ; nous n’avons pas retrouvé les bottes qu’au dire deson domestique il avait chaussées le matin…
– Doucement, monsieur, interrompit le juge, plus doucement, jevous en prie. Je ne prétends pas que vous ayez absolument tort, ils’en faut, seulement je vous présente mes objections. Admettons,j’y consens, que M. de Trémorel ait tué sa femme. Il vit, il est enfuite, soit. Cela prouve-t-il l’innocence de Guespin et qu’il n’aitpris aucune part au meurtre ?
C’était là, évidemment, le côté faible du plan de M. Lecoq.Mais, convaincu, sûr de la culpabilité d’Hector, il s’était assezpeu inquiété du pauvre jardinier, se disant que son innocenceéclaterait forcément d’elle-même quand on mettrait la main sur lecoupable.
Il allait cependant répliquer, lorsque dans le corridor onentendit un bruit de pas puis des voix qui chuchotaient.
– Tenez, fit M. Domini, nous allons sans doute apprendre surGuespin des détails d’un haut intérêt.
– Attendriez-vous quelque nouveau témoin ? demanda le pèrePlantat.
– Non, mais j’attends un employé de notre police de Corbeilauquel j’ai confié une commission importante.
– Au sujet de Guespin ?
– Précisément. Ce matin, de fort bonne heure, une ouvrière de laville à laquelle Guespin faisait la cour, m’a apporté unephotographie de lui très ressemblante, à ce qu’elle m’a affirmé. Ceportrait, je l’ai remis à mon agent, avec l’adresse des Forgesde Vulcain, trouvée hier en possession du prévenu, lechargeant de savoir si Guespin n’aurait pas été vu dans ce magasin,et s’il n’y aurait pas, acheté quelque chose dans la soiréed’avant-hier.
S’il est un chasseur jaloux, n’aimant pas à voir suivre sur sesbrisées, c’est à coup sûr M. Lecoq. La démarche du juged’instruction le froissa si fort qu’il ne put dissimuler uneaffreuse grimace.
– Je suis vraiment désolé, dit-il d’un ton sec, d’inspirer àmonsieur le juge si peu de confiance qu’il croie devoir m’adjoindredes aides.
Cette susceptibilité amusa beaucoup M. Domini.
– Eh ! monsieur l’agent, fit-il, vous ne pouvez êtrepartout à la fois. Je vous crois fort habile, mais je ne vous avaispas sous la main et j’étais pressé.
– Une fausse démarche est souvent irréparable.
– Rassurez-vous, j’ai envoyé un homme intelligent.
La porte du cabinet s’ouvrit au même moment, et l’émissaireannoncé par le juge d’instruction parut sur le seuil.
C’était un vigoureux homme d’une quarantaine d’années, àtournure soldatesque plutôt que militaire, portant moustache rudetaillée en brosse, aux yeux luisants ombragés de sourcils touffusse rejoignant en bouquet formidable au-dessus du nez. Il avaitl’air futé plutôt que fin, et sournois encore plus que rusé, sibien que son seul aspect devait éveiller toutes sortes de défianceset mettre instinctivement en garde.
– Bonne nouvelle ! dit-il d’une grosse voix enrouée etbrisée par l’alcool, je n’ai pas fait le voyage de Paris pour leroi de Prusse, nous sommes en plein sur la piste de ce gredin deGuespin.
M. Domini l’interrompit d’un geste bienveillant, presqueamical.
– Voyons, Goulard, disait-il – il s’appelle Goulard – procédonspar ordre, s’il se peut, et méthodiquement. Vous vous êtestransporté, conformément à mes ordres au magasin des Forges deVulcain ?
– Immédiatement au sortir du wagon, oui, monsieur le juge.
– Parfait. Y avait-on vu le prévenu ?
– Oui, monsieur, le mercredi 8 juillet, dans la soirée.
– À quelle heure ?
– Sur les dix heures, peu d’instant avant la fermeture dumagasin, ce qui fait qu’il a été bien plus remarqué et bien mieuxobservé.
Le juge de paix remuait les lèvres, sans doute pour présenterune objection, un geste de M. Lecoq qui le regardait, l’index posésur la bouche, l’arrêta.
– Et qui a reconnu la photographie ? poursuivait M.Domini.
– Trois commis, monsieur, ni plus ni moins. Il faut vous direque les manières de Guespin ont tout d’abord éveillé leurattention. Il avait l’air extraordinaire, m’ont-ils dit, à ce pointqu’ils ont pensé avoir affaire à un homme ivre ou pour le moinsgris. Puis, ce qui fixe leurs souvenirs, c’est qu’il a beaucoupparlé, il posait, il a été jusqu’à leur promettre sa protection,disant que si on lui garantissait une remise, il ferait acheterquantité d’outils de jardinage par une maison dont il avait toutela confiance, la maison du Gentil Jardinier.
M. Domini suspendit l’interrogatoire pour consulter le dossierdéjà volumineux placé devant lui, sur son bureau. C’était bien, eneffet – à en croire les témoins – par cette maison du GentilJardinier, que Guespin avait été placé chez le comte deTrémorel.
Le juge d’instruction en fit la remarque à haute voix, et ajouta:
– L’identité, à tout le moins, ne saurait être contestée. Il estacquis à l’accusation que Guespin était, le mercredi soir, auxForges de Vulcain.
– Tant mieux pour lui, ne put s’empêcher de murmurer M.Lecoq.
Le magistrat entendit fort bien l’exclamation, mais malgréqu’elle lui parût singulière, il ne la releva pas et continua àquestionner son homme de confiance.
– Cela étant, reprit-il, on a dû pouvoir vous dire de quelsobjets le prévenu était venu faire l’acquisition ?
– Les commis se le rappelaient, en effet, on ne peut mieux. Il aacheté d’abord un marteau, un ciseau à froid, et une lime.
– Je savais bien ! exclama le juge d’instruction. Etaprès ?
– Ensuite, monsieur…
Ici, l’homme aux moustaches en brosse jaloux de frapperl’imagination de ses auditeurs, crut devoir rouler des yeuxterribles et prendre une voix sinistre :
– … Ensuite, il a acheté un couteau poignard.
Le juge d’instruction ne se sentait pas d’aise, il battait M.Lecoq sur son terrain, il triomphait.
– Eh bien ! demanda-t-il de son ton le plus ironique àl’agent de la Sûreté, que pensez-vous maintenant de votreclient ? Que dites-vous de cet honnête et digne garçon qui, lesoir même du crime, renonce à une noce où il se serait amusé, pours’en aller acheter un marteau, un ciseau, un poignard, tous lesinstruments, en un mot, indispensables pour l’effraction et lemeurtre.
Le docteur Gendron paraissait quelque peu déconcerté de cesincidents qui tout à coup se produisaient, mais un fin sourireerrait sur les lèvres du père Plantat.
Pour M. Lecoq, il avait la mine impayable d’un homme supérieurscarifié d’objections qu’il sait devoir d’un mot réduire à néant,résigné à voir gaspiller en partages oiseux, un temps qu’ilmettrait utilement à profit.
– Je pense, monsieur, répondit-il bien humblement, que lesassassins du Valfeuillu n’ont employé ni marteau, ni ciseau, nilime, qu’ils n’avaient pas apporté d’outils du dehors, puisqu’ilsse sont servis d’une hache.
– Ils n’avaient pas de poignard non plus ? demanda le juge,de plus en plus goguenard, à mesure qu’il se sentait plus sûrd’être sur la bonne voie.
– Ceci, dit l’agent de la Sûreté, c’est une autre question, jel’avoue, mais qui n’est pas difficile à résoudre.
Il commençait à perdre patience. Il se retourna vers l’agent deCorbeil et assez brusquement lui demanda :
– C’est tout ce que vous savez ?
L’homme aux gros sourcils toisa d’un air dédaigneux ce petitbourgeois bénin, à tournure mesquine qui se permettait del’interroger ainsi. Il hésitait si bien à l’honorer d’une réponseque M. Lecoq dut répéter sa question, brutalement, cette fois.
– Oui, c’est tout, dit-il enfin, et je trouve que c’estsuffisant puisque c’est l’avis de monsieur le juge d’instruction,le seul qui ait des ordres à me donner et à l’approbation de qui jetienne.
M. Lecoq haussait tant qu’il pouvait les épaules en examinant lemessager de M. Domini.
– Voyons, fit-il, avez-vous seulement demandé quelle estexactement la forme du poignard acheté par Guespin. Est-il grand,petit, large, étroit, est-il à lame fixe ?…
– Ma foi ! non, à quoi bon ?
– Simplement, mon brave, pour rapprocher cette arme desblessures de la victime, pour voir si sa garde correspond à cellequi a laissé une empreinte nette et visible entre les épaules de lavictime.
– C’est un oubli, mais il est aisé de le réparer.
M. Lecoq n’eut pas eu, pour surexciter sa perspicacité, lesaiguillons de sa vanité blessée, qu’il eût fait des prodiges pourrépondre aux regards que lui adressait le père Plantat.
– On comprend une inadvertance, fit-il, mais du moins vous alleznous dire en quelle monnaie Guespin a soldé ses achats ?
Il semblait si embarrassé de son personnage, le pauvre détectivede Corbeil, si humilié, si vexé, que le juge d’instruction crutdevoir venir à son secours.
– La nature de la monnaie importe assez peu, ce me semble,objecta-t-il.
– Je prie monsieur le juge de m’excuser, si je ne suis pas deson avis, répondit M. Lecoq. Cette circonstance peut être des plusgraves. Quelle est en l’état de l’instruction la charge la plusgrave relevée contre Guespin ? C’est l’argent trouvé dans sapoche. Or, supposons un moment, que hier soir à dix heures, il achangé à Paris un billet de mille francs. Ce billet serait-il leproduit du crime du Valfeuillu ? Non, puisqu’à cette heure-làle crime n’était pas commis. D’où viendrait-il ? C’est ce queje n’ai pas à rechercher encore. Mais si mon hypothèse est exacte,la justice sera bien forcée de convenir que les quelques centsfrancs dont était nanti le prévenu, peuvent et doivent être lereste du billet.
– Ce n’est toujours qu’une hypothèse, fit M. Domini d’un ton demauvaise humeur de plus en plus accentuée.
– Il est vrai, mais qui peut se changer en certitude. Il mereste encore à demander à monsieur – il désignait l’homme auxmoustaches – comment Guespin a emporté les objets achetés. Lesa-t-il simplement glissés dans sa poche, ou en a-t-il fait faire unpaquet et comment était ce paquet.
L’agent de la Sûreté parlait d’un ton tranchant, dur, glacial,empreint d’une amère raillerie, si bien que le pauvre diable avaitperdu toute l’assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s’enfaut, ses moustaches.
– Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m’avait pas dit, jecroyais…
M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel àtémoin. Au fond, il était ravi de cette occasion superbe qui seprésentait de se venger des dédains de M. Domini. Au juged’instruction, il ne pouvait, il n’osait, il ne voulait rien dire,mais il avait le droit de bafouer le malencontreux agent, de passersur lui sa colère.
– Ah ça ! mon garçon, lui dit-il, qu’êtes vous donc alléfaire à Paris ? Montrer la photographie de Guespin et conterle crime d’Orcival à ces messieurs des Forges deVulcain ? Ils ont dû être bien sensibles à votreattention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge depaix, en aurait bien fait autant.
Ah ! par exemple, à ce coup de boutoir, l’homme aux duresmoustaches fut sur le point de se fâcher, il fronça ses épaissourcils, et de sa plus grosse voix :
– Ça, monsieur, commença-t-il…
– Ta, ta, ta ! interrompit l’agent de la Sûreté le tutoyantcette fois, laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui teparle, je suis M. Lecoq.
L’effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard,employé quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantesde la rue de Jérusalem. Il tomba au port d’armes, et son attitude,aussitôt, devint respectueuse, comme celle du modeste fantassinqui, sous la redingote d’un épicier, trouverait son général.
Être traité de « mon garçon », tutoyé, brutalisé même par cetillustre, loin de l’offenser, le flattait presque. Il est de cessouples échines qui volent au-devant de certains gourdins.
D’un air ébahi et plein d’admiration, il murmurait :
– Quoi ! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareilhomme !
– Oui, c’est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t’en veuxpas ; tu ne sais pas ton métier, mais tu m’as rendu service,tu as eu le bon esprit de m’apporter une preuve concluante del’innocence de mon client.
Ce n’est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cettescène. Son homme passait à l’ennemi, reconnaissant sans contesteune supériorité fixée et classée. L’assurance de M. Lecoq enparlant de l’innocence d’un prévenu, dont la culpabilité luisemblait indiscutable, acheva de l’exaspérer.
– Et quelle est cette fameuse preuve, s’il vous plaît ?demanda-t-il.
– Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoqs’amusant à outrer son air niais à mesure que ses déductionsrétrécissaient le champ des probabilités. Sans doute, il voussouvient que, lors de notre enquête au château du Valfeuillu, noustrouvâmes les aiguilles de la pendule de la chambre à coucherarrêtée sur trois heures vingt minutes. Me défiant d’un coup depouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous ? la sonnerie decette pendule en mouvement. Qu’advint-il ? Elle sonna onzecoups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait étécommis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin étaitdans les magasins des Forges de Vulcain, il ne pouvaitêtre au Valfeuillu avant minuit. Donc, ce n’est pas lui qui a faitle coup.
Et sur cette conclusion l’agent de la Sûreté sortant sabonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse adressant au juged’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait : «Tirez-vous de là. »
C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusementjustes, le système entier du juge d’instruction quis’écroulait.
Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsitrompé ; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de lavérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles,renoncer à une conviction affermie par de mûres réflexions.
– Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable,il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.
– Complice ! non, monsieur le juge, mais victime. Ah !le Trémorel est un grand misérable ! Comprenez-vous maintenantpourquoi il avait avancé les aiguilles ? Moi, d’abord, je nevoyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but estclair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusementinquiété et compromis que le crime eût été commis bien aprèsminuit, il fallait…
Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante,l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venaitde traverser son cerveau.
Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé àchercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas dece mouvement.
– Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination deGuespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sanuit ?
M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteurGendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardenteattention, épiant les plus légères contractions des muscles de sonvisage virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans douteil venait de trouver une solution au problème qui lui était posé.Et quel problème ! qui mettait en question la liberté d’unhomme, la vie d’un innocent.
– Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, jem’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de lasurprise si, à cette heure, il se décidait à parler.
M. Domini se méprit au sens de cette explication ; même ily crut découvrir une intention soigneusement voilée depersiflage.
– Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douzeheures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système dedéfense ?
L’agent de la Sûreté hocha la tête d’un air de doute.
– C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenus’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.
– S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.
– Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il necherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous direque je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme danslequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute luttelui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus ilse débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet quil’enveloppe.
– C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.
– Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comteHector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble astérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donnerle change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent,assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assezdégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à lajustice son compte de prévenus, un par crime ; il n’ignore pasque la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied,l’œil et l’oreille au guet ; il nous a jeté Guespin comme lechasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui lepoursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas latête à un innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps.Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, lerusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr.Ainsi se proposait de faire Trémorel.
De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste étaitdésormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure,le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulardbuvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègues’exprimer avec cette verve, cette autorité ; il n’avait pasidée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eûtrejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait surtous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cetteidée qu’il était soldat dans une armée commandée par de telsgénéraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de sonsupérieur.
Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjugueret de convaincre le juge d’instruction.
– Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance deGuespin.
– Eh ! monsieur, qu’importe et que prouve lacontenance ? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étionsarrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notretenue ?
M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corpsdes plus significatifs : la supposition lui semblait des plusmalséantes.
– Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avecl’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvredomestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent : «Allons, mon compte est bon. »
Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du litle vicomte de Commarin[2] , accuséd’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria : « Je suis perdu. »Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un etl’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant laterreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œilles charges qui allaient les accabler, avaient eu un momentd’affreux découragement.
– Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M.Domini.
M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure quedes exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.
– Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent depolice, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sonttrompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que debaser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui lepremier a parlé du « cri de l’innocence » était un sot, tout commecelui qui prétend montrer la « pâle stupeur » du coupable. Ni lecrime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenanceparticulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’estrefusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours ; levingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaireSylvain…
De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juged’instruction interrompit l’agent de la Sûreté.
Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions ;magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux dernierssacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se faitentendre.
Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit desa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairersur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouerlui-même vaincu.
– Vous semblez plaider, monsieur ? dit-il à l’agent de laSûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pasbesoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Lesmêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un etl’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherchela vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre queténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.
Et avec une condescendance un peu raide, véritable acted’héroïsme, mais que gâtait une pointe fine d’ironie, il ajouta:
– Selon vous, monsieur, que devrais-je faire ?
Le juge fut du moins récompensé de l’effort qu’il faisait par unregard approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.
Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bienquantité de raisons de poids à offrir ; ce n’était pas là, ille sentait, ce qu’il fallait. Il devait présenter des faits, là,sur-le-champ ; faire jaillir de la situation une de cespreuves qu’on touche du doigt. Comment y parvenir ? Et sonesprit, si fertile en expédients, se bandait outre mesure.
– Eh bien ? insista M. Domini.
– Ah ! s’écria l’agent de la Sûreté, que ne puis-je posermoi-même trois questions à ce malheureux Guespin.
Le juge d’instruction fronça le sourcil ; la propositionlui semblait vive. Il est dit formellement que l’interrogatoire del’inculpé doit être fait secrètement et par le juge seul assisté deson greffier. D’un autre côté, il est décidé qu’après avoir étéinterrogé une première fois, l’inculpé peut être confronté avec destémoins. Puis il y a des exceptions en faveur des agents de laforce publique.
M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant unprécédent.
– Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu’à quel point lesrèglements m’autorisent à vous accorder ce que vous me demandez.Cependant, comme en conscience, je suis persuadé que l’intérêt dela vérité domine toutes les ordonnances, je vais prendre sur moi devous laisser interroger votre client.
Il sonna, un huissier parut.
– A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison ?
– Pas encore, monsieur.
– Tant mieux ! Dites qu’on me l’amène.
M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n’avait pas osé compterà ce point sur son éloquence, il n’espérait pas surtout un succèssi prompt et si surprenant, étant donné le caractère de M.Domini.
– Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son œilterne s’était rallumé et qu’il oubliait le portrait de labonbonnière, il parlera, j’ai, pour lui délier la langue, troismoyens, dont un au moins réussira. Mais avant qu’il arrive, degrâce, monsieur le juge de paix, un renseignement ? Savez-voussi, après la mort de Sauvresy, Trémorel a revu son anciennemaîtresse ?
– Jenny Fancy ? demanda le père Plantat un peu surpris.
– Oui, miss Fancy.
– Certainement, il l’a revue.
– Plusieurs fois ?
– Assez souvent. À la suite de la scène de laBelle-Image, la malheureuse s’est jetée dans la plusaffreuse débauche. Avait-elle des remords de la délation,comprenait-elle qu’elle avait tué Sauvresy, eut-elle un soupçon ducrime, je l’ignore. Toujours est-il qu’à partir de ce moment elles’est mise à boire avec fureur, s’enfonçant plus profondément dansla boue de semaine en semaine…
– Et le comte pouvait consentir à la revoir ?
– Il y était bien obligé. Elle le harcelait, il avait peurd’elle. Dès qu’elle n’avait plus d’argent, elle lui en envoyaitdemander par des commissionnaires à figure patibulaire, et il endonnait. Une fois il refusa, le soir même elle arriva elle-même,ivre, et il eut toutes les peines du monde à la renvoyer. En somme,elle savait qu’il avait été l’amant de Mme Sauvresy, elle lemenaçait, c’était un chantage organisé. Je tiens de lui l’histoirede tous les soucis qu’elle lui donnait, il me disait qu’il ne sedébarrasserait d’elle qu’en la faisant enfermer, mais le moyen luirépugnait.
– La dernière entrevue date-t-elle de loin ?
– Ma foi ! répondit le docteur Gendron, étant enconsultation à Melun, il n’y a pas trois semaines, j’ai aperçu à lafenêtre d’un hôtel le comte et sa péronnelle, même à ma vue ils’est retiré vivement.
– Alors, murmura l’agent de la Sûreté, plus de doute…
Il se tut. Guespin entrait entre deux gendarmes.
En vingt-quatre heures, le malheureux jardinier du Valfeuilluavait vieilli de vingt ans. Il avait les yeux hagards, et seslèvres crispées étaient bordées d’écume. Par moments la contractionde sa gorge trahissait la difficulté qu’il éprouvait à avaler sasalive.
– Voyons, lui demanda le juge d’instruction, êtes-vous revenu àdes sentiments meilleurs ?
Le prévenu ne répondit pas.
– Êtes-vous décidé à parler ?
Une convulsion de rage secoua Guespin de la tête aux pieds, sesyeux lancèrent des flammes.
– Parler, fit-il d’une voix rauque, parler ! Pourquoifaire ?
Et après un de ces gestes désespérés de l’homme qui s’abandonne,qui renonce à toute lutte comme à toute espérance, il s’écria :
– Que vous ai-je fait, mon Dieu ! pour me torturerainsi ? Que voulez-vous que je vous dise ? Que c’est moiqui ai fait le coup ? Est-ce là ce que vous voulez ?Alors, oui, c’est moi ! Vous voilà contents. Coupez-moimaintenant la tête, mais faites vite, je ne veux pas souffrir.
Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi,il avouait !…
M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il restaimpassible, et cependant cet aveu le surprenait au-delà de touteexpression.
Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolumentdécontenancé. Il s’approcha de Guespin, et lui tapant sur l’épaule:
– Allons, mon camarade, lui dit-il d’un ton paternel, ce que tunous racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juged’instruction a quelque motif secret de t’en vouloir ? Non,n’est-ce pas ? Supposes-tu que j’ai intérêt à ta mort ?Pas davantage. Un crime a été commis, nous cherchons le coupable.Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui ne l’est pas.Qu’as-tu fait de mercredi à jeudi matin ?
Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide.Entêtement de l’idiot et de la bête brute.
– J’ai dit ce que j’avais à dire, fit-il.
Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu’il était, ilse fit sévère, se reculant comme pour mieux juger de l’effet qu’ilallait produire sur Guespin…
– Tu n’as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Etquand même tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne saitpas tout. Ton maître t’a chargé d’une commission, n’est-ce pas,mercredi soir. Que t’a-t-il donné ? Un billet de millefrancs ?
Le prévenu regardait M. Lecoq d’un air absolument stupide.
– Non, balbutia-t-il, c’était un billet de cinq centsfrancs.
Comme tous les grands artistes, au moment de leur scènecapitale, l’agent de la Sûreté était vraiment ému. Son surprenantgénie d’investigation venait de lui inspirer cette combinaisonhardie qui, si elle réussissait, lui assurait le gain de lapartie.
– Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.
– Je ne le sais pas, monsieur.
– Tu n’es donc qu’un sot ? Elle est petite, n’est-cepas ! assez jolie, brune et pâle, avec des yeux trèsgrands.
– Vous la connaissez donc ? fit Guespin d’une voixtremblante d’émotion.
– Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le diredans tes prières, elle s’appelle Jenny Fancy.
Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que cesoit, n’abusent jamais mesquinement de leur supériorité ;l’intime satisfaction qu’ils éprouvent à la voir reconnue leur estune suffisante récompense.
M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que sesauditeurs s’émerveillaient de sa perspicacité. C’est qu’en effetune série de rapides calculs lui avait révélé, non seulement lapensée de Trémorel, mais encore les moyens qu’il avait dû employerpour arriver à ses fins.
Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense.Il se demandait, et on suivait sur son front l’effort de saréflexion, comment cet homme avait pu être informé d’actions qu’ilavait tout lieu de croire secrètes.
Mais déjà l’agent de la Sûreté était revenu à son prévenu.
– Puisque je t’ai appris le nom de la femme brune, luidemanda-t-il, explique-moi donc comment et pourquoi le comte deTrémorel t’a remis un billet de cinq cents francs.
– C’est au moment où j’allais partir, monsieur le comte n’avaitpas de monnaie, il ne voulait pas m’envoyer changer à Orcival, jedevais rapporter le reste.
– Et pourquoi n’as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, auxBatignolles ?
Pas de réponse.
– Quelle commission devais-tu faire pour le comte ?
Guespin hésita. Ses yeux allaient de l’un à l’autre desauditeurs ; du juge d’instruction au père Plantat, du docteurà l’agent de Corbeil, et sur tous les visages il lui semblaitdécouvrir une expression d’ironie.
Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu’onlui avait tendu un piège et qu’il y était tombé. Il crut que sesréponses venaient d’empirer sa situation. Aussitôt, un affreuxdésespoir s’empara de lui.
– Ah ! s’écria-t-il, s’adressant à M. Lecoq, vous m’aveztrompé, vous ne saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoirle vrai. J’ai été assez simple pour vous répondre et vous allezretourner toutes mes paroles contre moi.
– Quoi ? vas-tu déraisonner de nouveau ?
– Non, mais j’y vois clair et vous ne me reprendrez plus.Maintenant, monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.
L’agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec unentêtement idiot :
– Je suis d’ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous aidit que des mensonges.
Ce revirement subit du prévenu n’étonna personne. S’il est desprévenus qui, une fois enfermés dans un système de défense, n’ensortent pas plus qu’une tortue de sa carapace, il en est d’autresqui, à chaque nouvel interrogatoire, varient, niant aujourd’hui cequ’hier ils affirmaient, inventant le lendemain quelque épisodeabsurde qu’ils démentiront encore.
C’est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encoreGuespin de son mutisme ; vainement que M. Domini, à son tour,essaya de lui tirer quelques paroles. À toutes les questions ilavait pris le parti de répondre :
– Je ne sais pas.
L’agent de la Sûreté s’impatienta à la fin.
– Tiens, dit-il au prévenu, je t’avais pris pour un garçond’esprit et tu n’es qu’un sot. Tu crois que nous ne savonsrien ? Écoute-moi : Le soir de la noce de Mme Denis, au momentoù tu te disposais à partir avec tes camarades, lorsque tu venaisd’emprunter vingt francs au valet de chambre, ton maître t’aappelé. Après t’avoir recommandé un secret absolu, secret que tu asgardé, c’est une justice à te rendre, il t’a prié de quitter lesautres domestiques à la gare et d’aller jusqu’aux Forges deVulcain lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid etun poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C’estalors que ton maître t’a donné ce fameux billet de cinq centsfrancs, en disant que tu lui rendrais le reste à ton retour lelendemain. Est-ce cela ?
Oui, c’était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu.Cependant il répondit encore :
– Je ne me rappelle pas.
– Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui estarrivé ensuite. Tu as bu, tu t’es soûlé, si bien que tu as dissipéen partie le reste du billet qui t’avait été confié. De là, testerreurs quand on t’a mis la main dessus, hier matin, avant qu’ont’ait dit un mot. Tu as cru qu’on t’arrêtait pour détournement.Puis, quand tu as su que le comte avait été assassiné dans la nuit,te rappelant que la veille tu avais acheté toutes sortesd’instruments de vol et de meurtre, songeant que tu ne sais nil’adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet,convaincu qu’on ne te croirait pas si tu expliquais l’origine del’argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens deprouver ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en tetaisant.
Il est certain que la physionomie du prévenu changeait à vued’œil. Ses nerfs se détendaient ; ses lèvres tout à l’heurecrispées se desserraient. Son esprit s’ouvrait à l’espérance. Maisil résista.
– Faites de moi ce que vous voudrez, dit-il.
– Eh ! que veux-tu que nous fassions d’un idiot commetoi ? s’écria M. Lecoq décidément en colère. Je commence àcroire que tu es un mauvais gars. Un bon sujet comprendrait quenous voulons le tirer d’un mauvais pas et il nous dirait la vérité.C’est volontairement que tu vas prolonger ta prévention. Tuapprendras ainsi que la plus grande finesse est encore de dire cequi est. Une dernière fois, veux-tu répondre ?
De la tête Guespin fit signe que non.
– Retourne donc en prison et au secret, puisque tu t’y plais,conclut l’agent de la Sûreté.
Et ayant cherché de l’œil l’approbation du juge d’instruction:
– Gendarmes, dit-il remmenez le prévenu.
Les derniers doutes du juge d’instruction s’étaient dissipéscomme le brouillard au soleil. Pour tout dire, il ressentait unecertaine peine d’avoir si mal traité l’agent de la Sûreté. Au moinsessaya-t-il de réparer autant qu’il était en lui sa duretépassée.
– Vous êtes un homme habile, monsieur, dit-il à M. Lecoq. Sansparler de votre perspicacité si surprenante qu’elle pourrait passerpour un don de seconde vue, votre interrogatoire de tout à l’heureest un chef-d’œuvre en son genre. Recevez donc mes félicitations,sans préjudice de la récompense que je me propose de demander pourvous à vos chefs.
L’agent de la Sûreté, à ces compliments, baissait les yeux avecdes airs de vierge. Il regardait tendrement la vilaine femme de labonbonnière, et sans doute, il lui disait :
« Enfin, mignonne, nous l’emportons, cet austère magistrat quidéteste si fort l’institution dont nous sommes le plus belornement, fait amende honorable ; il reconnaît et loue nosutiles services. »
Et tout haut il répondit :
– Je n’accepte, monsieur, que la moitié de vos éloges,permettez-moi d’offrir l’autre à monsieur le juge de paix.
Le père Plantat voulut protester.
– Oh ! fit-il, pour quelques renseignements ! Sans moivous arriviez quand même à la vérité.
Le juge d’instruction s’était levé. Noblement, mais non sans uncertain effort, il tendit la main à M. Lecoq qui la serrarespectueusement.
– Vous m’épargnez, monsieur, lui dit-il, de grands remords.Certes, l’innocence de Guespin aurait été tôt ou tardreconnue ; mais l’idée d’avoir retenu un innocent en prison,de l’avoir harcelé de mes interrogatoires, aurait longtempstourmenté ma conscience et troublé mon sommeil.
– Dieu sait cependant que ce pauvre Guespin n’est guèreintéressant, répondit l’agent de la Sûreté. Je lui en voudraiscruellement si je n’étais certain qu’il est plus d’à moitiéfou.
M. Domini eut un tressaillement.
– Je vais faire lever son secret aujourd’hui même, dit-il, àl’instant.
– Ce sera certes un acte de charité, fit M. Lecoq, mais la pestesoit de l’entêté. Il lui était si facile de simplifier matâche ! J’ai bien pu, en effet, le hasard m’aidant,reconstituer les faits principaux, trouver l’idée de la commission,soupçonner l’intervention d’une femme ; je ne saurais, n’étantpas sorcier, deviner les détails. Comment miss Fancy est-elle mêléeà cette affaire ? Est-elle complice ? n’a-t-elle fait quejouer un rôle dont elle ignorait l’intention ? Où s’est-ellerencontrée avec Guespin, où l’a-t-elle entraîné ? Il estévident que c’est elle qui a grisé le pauvre diable pour l’empêcherd’aller aux Batignolles. Il faut que Trémorel lui ait conté quelquefable. Laquelle ?
– Je crois, moi interrompit le juge de paix, que Trémorel nes’est pas, pour si peu, mis en frais d’imagination. Il aura chargéGuespin et Fancy d’une commission sans leur donner la moindreexplication.
M. Lecoq réfléchit une minute.
– Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallaitcependant que Fancy eut des ordres particuliers pour empêcherGuespin d’avoir un alibi à fournir.
– Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.
– J’y compte bien, monsieur, et j’espère bien qu’avantquarante-huit heures, je l’aurai retrouvée et expédiée à Corbeilsous bonne escorte.
Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeauqu’il avait, en entrant, déposés dans un coin.
– Avant de me retirer… dit-il au juge d’instruction.
– Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandatd’arrêt du comte Hector de Trémorel.
– En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur lejuge pense comme moi qu’il est vivant.
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit àlibeller cet acte terrible qui s’appelle un mandat d’arrêt.
DE PAR LA LOI,
Nous,
Juge d’instruction près le tribunal de première instance del’arrondissement, etc. Vu les articles 91 et 94 du Coded’instruction criminelle,
Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publiqued’arrêter en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel,etc., etc.
Lorsqu’il eut terminé :
– Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, etpuissiez-vous réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.
– Oh ! il le retrouvera, s’écria l’agent de Corbeil.
– Je l’espère, du moins. Quant à dire comment je m’y prendrai,je n’en sais rien encore, j’arrêterai mon plan de bataille cettenuit.
L’agent de la Sûreté prit alors congé de M. Domini et se retirasuivi du père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pours’entendre avec lui au sujet de l’exhumation de Sauvresy.
M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu’il se sentittirer par la manche. Il se retourna, c’était l’agent de Corbeil quivenait lui demander sa protection, le conjurant de le prendre aveclui, persuadé qu’après avoir servi sous un si grand capitaine, ilserait lui aussi très fort. M. Lecoq eut bien du mal à s’endébarrasser.
Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge depaix.
– Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-ilagréable de partager encore mon modeste dîner et d’accepter macordiale hospitalité ?
– Ce m’est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, réponditM. Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.
– C’est que, reprit le vieux juge de paix – et il hésitait –c’est que j’aurais vivement désiré vous parler, vousentretenir…
– Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas ?
– Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider…
M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.
– Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, etcependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieilami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vousêtre agréable ou utile, je le ferai.
– Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.
– Eh bien ! demain matin, à neuf heures, chez moi, rueMontmartre, n°…
– Merci ! merci mille fois, j’y serai.
Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle-Image,ils se séparèrent.
Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendaitencore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le pèrePlantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure dela maison qui porte le n°…
– M. Lecoq ? demanda-t-il à une vieille femme occupée àpréparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaientautour d’elle.
La portière le toisa d’un air à la fois surpris etgoguenard.
C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoupplus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avouéde petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoupde visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément lesvieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon desonnette.
– M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, laporte faisant face à l’escalier.
Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier,étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par sesrecoins noirs et sa rampe gluante.
Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allaittenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle étaitpraticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et leconcours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé dedévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsidire. Le cœur lui battait.
La porte « en face », au troisième étage, ne ressemble pas àtoutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sansmoulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plusni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas estpratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels onpasserait à peine le doigt.
On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en étaitégayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rueSaint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cettegravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cettelégende : Toujours vigilant.
Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes ? Neserait-ce pas plutôt un de ses hommes ?
Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on levoit.
Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitationsrappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le pèrePlantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de lasonnette.
Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvritet, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachued’une robuste virago.
– Vous demandez ? interrogea cette femme, d’une belle voixde basse.
– M. Lecoq.
– Que lui voulez-vous ?
– Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.
– Votre nom, votre profession ?
– M. Plantat, juge de paix à Orcival.
– C’est bien, attendez.
Le judas se referma et le vieux juge attendit.
– Peste ! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’ilparaît chez ce digne M. Lecoq.
À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la portes’ouvrit, non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et deserrures.
Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salleà manger n’ayant pour tout meubles qu’une table et six chaises,l’introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitiécabinet de toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deuxfenêtres prenant jour sur la cour, garnies de forts barreaux trèsrapprochés.
– Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, fit ladomestique, Monsieur ne tardera pas à venir ; il donne desinstructions à un de ses hommes.
Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège ; il aimaitbien mieux examiner le curieux endroit où il se trouvait.
Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau oùpendaient les plus étranges et les plus disparates défroques. Làétaient accrochés des costumes appartenant à toutes les classes dela société, depuis l’habit à large revers, dernière mode, ornéd’une rosette rouge, jusqu’à la blouse de laine noire du tyran debarrière. Sur une planche, au-dessus du portemanteau, s’étalaientsur des têtes de bois une douzaine de perruques de toutes nuances.À terre, étaient des chaussures assorties aux divers costumes.Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de cannes assezcomplet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.
Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette demarbre blanc encombrée de pinceaux d’essences et de petits potsrenfermant des opiats et des couleurs : toilette à faire pâlird’envie une dame du Lac. L’autre pan de mur était garni par unebibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Les livres dephysique et de chimie dominaient. Enfin le milieu de la pièce étaitpris par un vaste bureau sur lequel s’empilaient, depuis des mois,sans doute, des journaux et des papiers de toute nature.
Mais le meuble, c’est-à-dire l’ustensile le plus apparent et leplus singulier de cette pièce était une large pelote de veloursnoir en forme de losanges suspendue à côté de la glace.
À cette pelote, quantité d’épingles à tête fort brillanteétaient piquées, de façon à figurer des lettres dont l’assemblageformait ces deux noms : HECTOR-FANCY.
Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir duvelours tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards detoutes les parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M.Lecoq. Cette pelote était chargée de lui rappeler à toute heure dujour les prévenus qu’il poursuivait. Bien des noms sans douteavaient tour à tour brillé sur ce velours, car il était fortéraillé.
Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte ;le père Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour sesfrais d’indiscrétion, elle était chiffrée.
Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection,lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner.
Il se trouvait en face d’un homme de son âge, à peu près, àfigure respectable, aux manières distinguées, un peu chauve,portant lunettes à branches d’or et vêtu d’une robe de chambre delégère flanelle claire.
Le père Plantat s’inclina.
– J’attends ici M. Lecoq… commença-t-il.
L’homme aux lunettes d’or éclata de rire, joyeusement,franchement, frappant les mains l’une contre l’autre.
– Quoi ! cher monsieur, disait-il, vous ne me reconnaissezpas ? Mais regardez-moi donc, c’est moi, c’est bien moi, M.Lecoq.
Et pour convaincre le juge de paix, il ôta ses lunettes.
À la rigueur, ce pouvait être l’œil de M. Lecoq, ce pouvait êtreaussi sa voix. Le père Plantat était abasourdi.
– Je ne vous aurais pas reconnu, dit-il.
– C’est vrai je suis un peu changé, tenue de bureau.Hélas ! que voulez-vous, le métier !…
Et avançant un fauteuil à son visiteur :
– J’ai mille excuses à vous demander, poursuivit-il, pour lesformalités de l’entrée de ma maison. C’est une nécessité qui nem’amuse guère. Je vous ai dit à quels périls je suis exposé ;ces dangers me poursuivent jusque dans mon domicile officiel.Tenez, la semaine dernière, un facteur du chemin de fer se présenteporteur d’un paquet à mon adresse. Janouille – c’est ma bonne – àlaquelle dix ans de Fontevrault ont cependant donné un fier nez, nese doute de rien et le fait entrer. Il me présente le paquet,j’allonge la main pour le prendre, pif ! paf ! deux coupsde pistolet éclatent. Le paquet était un revolver enveloppé detoile cirée, le facteur était un évadé de Cayenne serré par moil’an passé. Ah ! je dois une fière chandelle à mon patron pourcette affaire-là.
Il contait cette affreuse aventure d’un ton dégagé, comme lachose la plus naturelle du monde.
– Mais en attendant qu’un mauvais coup réussisse, reprit-il, selaisser mourir de faim serait niais.
Il sonna, la virago parut aussitôt.
– Janouille, lui dit-il, à déjeuner, vite deux couverts et dubon vin surtout.
Le juge de paix avait bien du mal à se remettre.
– Vous regardez ma Janouille, poursuivait M. Lecoq. Une perle,cher monsieur, qui me soigne comme son enfant et qui pour moipasserait dans le feu. Et forte, avec cela. J’ai eu bien du mal,l’autre matin, à l’empêcher d’étrangler le faux facteur. Il fautdire que j’ai pris la peine de la trier, pour mon service, entretrois ou quatre mille réclusionnaires. Elle avait été condamnéepour infanticide et incendie. C’est à cette heure la plus honnêtedes créatures. Je parierais que depuis trois ans qu’elle est à monservice, elle n’a pas seulement eu la pensée de me voler uncentime.
Mais le père Plantat n’écoutait que d’une oreille distraite, ilcherchait le moyen de couper court aux louanges de Janouille, trèsjustes peut-être, mais déplacées à son avis, et de ramenerl’entretien aux faits de la veille.
– Je vous dérange peut-être un peu matin, M. Lecoq ?commença-t-il.
– Moi ! vous n’avez donc pas vu mon enseigne ?…Toujours vigilant ! Tel que vous me voyez, j’ai déjà fait dixcourses ce matin et taillé de la besogne à trois de mes hommes.Ah ! nous n’avons guère de morte saison nous autres !Même je suis allé jusqu’aux Forges de Vulcain chercher desnouvelles de ce pauvre Guespin.
– Et que vous a-t-on appris ?
– Que j’avais deviné juste. C’est mercredi soir, à dix heuresmoins le quart, qu’il a changé un billet de cinq cents francs.
– C’est-à-dire que le voilà sauvé ?
– Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous auronsretrouvé miss Jenny Fancy.
Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement decontrariété.
– Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile ?
– Bast ! pourquoi cela ? Elle est sur ma pelote, nousl’aurons, à moins de jouer de malheur, avant la fin de lajournée.
– Le croyez-vous, vraiment ?
– À tout autre qu’à vous, monsieur, je répondrais : J’en suissûr. Songez donc que cette créature a été la maîtresse du comte deTrémorel, un homme en vue, un prince de la mode. Quand une filleretombe au ruisseau, après avoir, comme on dit, ébloui pendant sixmois tout Paris de son luxe, elle ne disparaît pas tout à faitcomme une pierre dans la vase. Quand elle n’a plus un ami, il restedes créanciers qui la suivent, qui l’observent, guettant le jour oùde nouveau la fortune lui sourira. Elle ne s’inquiète pas d’eux,elle croit qu’ils l’oublient : erreur ! Il est telle marchandeà la toilette que je connais, dont la cervelle est tout ensemble leVapereau[3] et le Bottin[4] du mondegalant. Elle m’a souvent rendu des services, la digne femme. Nousirons, si vous le voulez bien, la trouver après déjeuner et en deuxheures elle nous aura l’adresse de cette miss Fancy. Ah ! sij’étais aussi sûr de pincer Trémorel.
Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, laconversation prenait la direction qu’il désirait.
– Vous pensez donc à lui ? demanda-t-il.
– Si j’y pense, s’écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir surson fauteuil, mais voyez donc ma pelote ! Je ne penseabsolument, exactement qu’à ce misérable depuis hier. Il est causeque je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il me le faut, je le veux,je l’aurai.
– Je n’en doute pas, fit le juge de paix, mais quand ?
– Ah ! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans unmois, cela dépend de la justesse de mes calculs, de l’exactitude demon plan.
– Quoi ! votre plan est fait ?
– Et arrêté, oui, monsieur.
Le père Plantat était devenu l’attention même.
– Je pars, reprit l’agent de la Sûreté, de ce principe qu’il estimpossible à un homme accompagné d’une femme de se dérober auxinvestigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle estjolie et elle est enceinte ; trois impossibilités de plus.
Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.
Est-ce un homme d’une perspicacité supérieure ? Non,puisque nous avons éventé ses ruses. Est-ce un imbécile ? Non,puisque ses manœuvres ont failli prendre des gens qui ne sont pasdes sots. C’est donc un esprit moyen auquel son éducation, seslectures, ses relations, les conversations quotidiennes ont procuréune somme de connaissances dont il tirera parti.
Voilà pour l’esprit. Nous connaissons le caractère : mou,faible, vacillant, n’agissant qu’à la dernière extrémité. Nousl’avons vu ayant en horreur les déterminations définitives,cherchant toujours des biais, des transactions. Il est porté à sefaire des illusions, à tenir ses désirs pour événements accomplis,enfin il est lâche.
Et quelle situation est la sienne ? Il a tué sa femme, ilespère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il aen poche une somme qui approche et peut-être même dépasse unmillion.
Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’espritd’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnantsur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle outelle circonstance ?
Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.
M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsiqu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose etdéveloppe ses théories policières.
– Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pourarriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont lesantécédents, le caractère et l’esprit me sont connus ? Pourcommencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir lasienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’êtrel’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.
Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ceque je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisteraistous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pourdeviner le comte Hector de Trémorel.
Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un hommeassez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuiteempoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel alongtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique desévénements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait.Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces,qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de sesoustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont étécombinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessitéimmédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.
Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: « Voici Berthe assassinée ; grâce à mes mesures on me croittué aussi ; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elleannonce son suicide ; j’ai de l’argent, que faut-ilfaire ? »
Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.
– Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.
– Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmesde fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à sonimagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt.A-t-il songé à s’expatrier ? C’est plus que probable.Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’està l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste.Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit ;rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur lescartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.
Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contréedont ils ne parlent pas la langue ? Aussitôt, ils sontsignalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne fontpas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leursmouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.
Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-onfranchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocatspillent leurs clients ? Il faut s’embarquer, et du jour où ona mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérercomme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au portd’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.
Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du paysoù on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert surles étrangers.
À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours unFrançais, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglaispour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexionsde Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de centaventures surprenantes racontées par les journaux et trèscertainement il a renoncé à l’étranger.
– C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis.C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.
– Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit.Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ceune province ? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nosplus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas deBordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânentsur le pas de leur magasin, se disent : « Eh ! connaissez-vousce monsieur-là ? »
Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu :Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il fautrisquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin defer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’estvrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon onse ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on restesous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien quenous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussiLyon et Marseille.
– Impossible, en effet, de se cacher en province !
– Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loinde toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste etd’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent estfort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécutionnécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer,surveillé comme il l’était par sa femme.
Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécitsingulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, lesgrandes villes, la campagne ; reste Paris. C’est à Paris,monsieur, que nous devons chercher Trémorel.
M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’unprofesseur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, deboutdevant le tableau noir, la craie à la main, démontrevictorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles,indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.
Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas lesécoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante del’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuisvingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnementsde M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations ets’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’onraisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits dela police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir duprodige.
Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigationsrestreint lui paraissait encore l’immensité.
– Paris est grand, observa-t-il.
L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.
– Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entierest sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sousle microscope du naturaliste.
Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore àParis des malfaiteurs de profession ?
Ah ! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous nesommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne àn’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tousles moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquinssont habiles, mais croyez que notre habileté est mille foissupérieure.
– Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormaishors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.
– Qu’importe ? le mandat me donne-t-il le droit de fouillersur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’estréfugié ! Non. Que je me présente chez un des anciens amis ducomte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur,la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore leshonnêtes gens.
Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, ils’emporte et en arrive à des propositions étranges. Sonressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscienced’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte deréprobation qui l’exaspère.
Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusquemouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.
– Diable ! fit-il, j’oubliais Hector.
Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faireautrement, le débordement d’indignation de l’homme de lapréfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteurde Laurence.
– Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devonschercher Trémorel.
– Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoqd’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’estici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maisonvoisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculsde probabilités.
Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimulerune semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maisonmeublée. Il sait que les garnis – l’hôtel Meurice aussibien que l’auberge de la Limace – sont l’objet d’unesurveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture.Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer unappartement dans quelque maison à sa convenance.
– Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ouquatre voyages à Paris.
– Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom unappartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il estbien chez lui.
À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie dupère Plantat exprima un découragement affreux.
– Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vousêtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pournous ? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous lelivre ? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons deParis !
Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or,et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bonsigne, sentit renaître toutes ses espérances.
– C’est que j’ai beau me creuser la tête…
– Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué unappartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.
– Évidemment.
– Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parcequ’il aime le luxe et qu’il a de l’argent ; ensuite parcequ’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la richemaison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ilsont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.
– Hélas ! que nous importe !
– Peste ! cher monsieur, cela nous importe fort comme vousl’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles,Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps nid’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Doncil est allé simplement trouver un tapissier.
– Quelque tapissier à la mode…
– Non, il aurait risqué d’être reconnu et il est clair qu’ils’est présenté sous un faux nom, sous celui qu’il a donné àl’appartement. Il a choisi quelque tapissier habile et modeste, ila commandé, s’est assuré que tout serait livré à une époque fixe eta payé.
Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, ilcommençait à comprendre.
– Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir dece riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’ille revoyait, il le reconnaîtrait.
– Quelle idée ! s’écria le père Plantat hors de lui, vite,bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, desphotographies, envoyons un homme à Orcival.
M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaquefois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.
– Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait lenécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma pochetrois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nomet l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait troislistes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une listeet une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant : «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur ? » Si l’und’eux répond : « Oui », nous tenons l’homme.
– Et nous le tenons ! s’écria le père Plantat, pâled’émotion.
– Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector aiteu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En cecas nous sommes distancés. Mais non ! il n’aura pas eu cetteprudence…
M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille,entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:
– Monsieur est servi !…
C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienneréclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premièresbouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur luide se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autrechose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et ilressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécutiond’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.
En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur commetous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer sonhôte ; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis,présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était alléprendre l’air de Bruxelles.
Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondantque par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurementcombattait le puéril amour-propre qui le retenait au derniermoment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitationsqu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit : « J’entrerai et jem’expliquerai. » Mais voilà qu’il était pris de ces pudeursirréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser sesfaiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à sonfront.
Redoutait-il donc le ridicule ? Non. Sa passion d’ailleursétait bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et querisquait-il ? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osaitplus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées ?N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, etplus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissaitainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.
– Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nomméGoulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir ?
– Oui, et fais-le entrer ici.
On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte,et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.
L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits,passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Ilétait respectueux et raide, comme il convient à un ancien militairequi a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.
– Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M.Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse ?
– Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cetteréception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteurGendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paixd’Orcival.
– En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendronde me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, etne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de luidemander de me l’adresser chez vous.
M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre quevenait de lui remettre Goulard.
– Oh ! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucuneindiscrétion…
– Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans moncabinet.
Et appelant Janouille :
– Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangéce matin ?
– J’ai tué le ver, monsieur, simplement.
– Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois unebouteille à ma santé.
Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat :
– Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit ledocteur.
Il brisa le cachet et lut :
– « Mon cher Plantat, Vous m’avez demandé une dépêche, autantvous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vousfais porter chez notre sorcier…
– Oh ! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est tropbon, trop indulgent, en vérité !
N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit :
– « … Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumationdu corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne jedéplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne etexcellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de meréjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerted’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mespapiers sensibilisés…
– Maudits savants ! s’écria le père Plantat indigné, ilssont tous les mêmes.
– Pourquoi ? Je m’explique très bien le sentimentinvolontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque jerencontre un beau crime ?
Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit lalecture de la lettre :
– « L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante quel’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plusopiniâtrement aux investigations et à l’analyse.
« Vous savez comment je procède ? Après avoir fait chaufferfortement dans deux fois leur poids d’alcool les matièressuspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bordspeu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suisparvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sacouleur ? Il n’y a pas de poison. En change-t-il ? Lepoison est constant.
« Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne noustrompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenircomplètement brun.
« D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instructionet aux experts qui m’étaient adjoints.
« Ah ! mon ami, quel succès ! Aux premières gouttesd’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé.C’est vous dire que votre récit était de la dernièreexactitude.
« Les matières soumises à mon examen étaient littéralementsaturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant àloisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.
« Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de monexpérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et decontre-expertise tels, que je confondrai certainement tous leschimistes qu’on m’opposera.
« Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à lalégitime satisfaction que j’éprouve… »
La patience du père Plantat était à bout.
– C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’estincroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoirequ’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre deSauvresy ? Que dis-je ? Ce cadavre n’est plus pour luique la « matière suspecte ». Et déjà il se voit à la Cour d’assisesdiscutant les mérites de son papier sensibilisé.
– Il est de fait qu’il a raison de compter sur descontradicteurs.
– Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse duplus beau sang-froid ; il continue son abominable cuisine, ilfait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments !…
M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix.Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avanceil se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant ladispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de provinceet des chimistes de Paris.
– Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin deTrémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy,ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.
Ce seul mot : procès, mit brusquement fin aux longuesirrésolutions du père Plantat.
– Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y aitde procès.
L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, simaître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.
« Eh ! eh ! pensa-t-il, je vais tout savoir. »
Puis, à haute voix, il ajouta :
– Comment, pas de procès ?
Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, untremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et commebrisée par des sanglots.
– Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats.Oui, toute ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu’ellene vaille plus grand-chose. Mais comment soustraire ce misérableTrémorel à un jugement ? Quel subterfuge imaginer ? Seul,M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémitéaffreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, metendre la main. S’il existe un moyen au monde vous le trouverez,vous me sauverez…
– Mais, monsieur… commença l’agent de la Sûreté.
– De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais êtrefranc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vousallez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute maconduite en un mot depuis hier.
– Je vous écoute, monsieur.
– C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sortd’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a prisma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances ence monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que lenaufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Jen’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venirm’installer à Orcival.
À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, etjamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces,d’innocence et de beauté.
Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sansdoute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, jene voyais pas clair en moi.
Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je meplaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, etc’est comme un père qu’elle me traitait. Ah ! qui dira lesheures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïvesconfidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, pillerles roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étaisheureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu.Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me lareprésenter mariée à un honnête homme la rendant heureuse, et jerestais l’ami de la femme après avoir été le confident de la jeunefille. Si je m’occupais de ma fortune, qui est considérable, c’estque je pensais à ses enfants, c’est pour eux que je thésaurisais.Pauvre, pauvre Laurence.
M. Lecoq paraissait mal à l’aise sur son fauteuil, il s’agitaitbeaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, aurisque d’effacer sa peinture. La vérité est qu’il était bien plusému qu’il ne le voulait laisser paraître.
– Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parladu mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là jemesurai la profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleursatroces qu’il est impossible de décrire. Ce fut comme un incendiequi a longtemps couvé et qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre,éclate et dévore tout. Être vieux et aimer une enfant ! J’aicru que je deviendrais fou. J’essayais de me raisonner, de merailler, à quoi bon ! Que peuvent contre la passion, la raisonou les sarcasmes. « Vieux céladon ridicule, me disais-je, nerougis-tu pas, veux-tu bien te taire ! » Je me taisais et jesouffrais. Pour comble, Laurence m’avait choisi pourconfident ; quelle torture ! Elle venait me voir pour meparler d’Hector. En lui, elle admirait tout et il lui paraissaitsupérieur aux autres hommes, à ce point que nul ne pouvait même luiêtre comparé. Elle s’extasiait sur sa hardiesse à cheval, elletrouvait ses moindres propos sublimes. J’étais fou, c’est vrai,mais elle était folle.
– Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ceTrémorel ?
– Hélas ! je l’ignorais encore. Que m’importait à moi, cethomme qui vivait au Valfeuillu ! Mais du jour où j’ai su qu’ilallait me ravir mon plus précieux trésor, qu’on allait lui donnerma Laurence, j’ai voulu l’étudier. J’aurais trouvé une sorte deconsolation à le savoir digne d’elle. Je me suis donc attaché àlui, M. Lecoq, comme vous vous attachez au prévenu que vouspoursuivez. Que de voyages à Paris, à cette époque où je voulaispénétrer sa vie ! Je faisais votre métier ; j’allaisquestionnant tous ceux qui l’avaient connu, et mieux j’apprenais àle connaître, plus j’apprenais à le mépriser. C’est ainsi que j’aidécouvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j’ai deviné sesrelations avec Berthe.
– Pourquoi n’avoir rien dit ?
– L’honneur me commandait le silence. Avais-je le droit dedéshonorer un ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, auprofit d’un amour grotesque et sans espoir. Je me suis tu, mebornant à parler de Fancy à Courtois qui ne faisait que rire de cequ’il appelait une amourette. Pour dix paroles hasardées contreHector, Laurence avait presque cessé de venir me visiter.
– Ah ! s’écria l’agent de la Sûreté, je n’aurais eu,monsieur, ni votre patience ni votre générosité.
– C’est que vous n’avez pas mon âge, monsieur ! Ah !je le haïssais cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes sidifférentes éprises de lui jusqu’à en perdre la tête, je me disais: « Qu’a-t-il donc pour être ainsi aimé ? »
– Oui ! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète,les femmes se trompent souvent, elles ne jugent pas les hommescomme nous les jugeons.
– Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de foisj’ai songé à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à letuer. Mais Laurence n’aurait pas voulu me revoir. Pourtant,j’aurais parlé peut-être, si Sauvresy n’était tombé malade etn’était mort. Je savais qu’il avait fait jurer à sa femme et à sonami de s’épouser, je savais qu’une raison terrible les forçait àtenir leur serment, je crus Laurence sauvée. Hélas ! elleétait perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long de lamaison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin enfranchissant le mur. Cet homme c’était Trémorel, je le reconnusparfaitement. J’eus un mouvement de rage terrible, je me jurai quej’allais l’attendre et l’assassiner ; et j’attendis. Il neressortit pas cette nuit-là.
Le père Plantat avait caché son visage entre ses mains. Son cœurse brisait au souvenir de cette nuit d’angoisses, passée toutentière à attendre un homme pour le tuer.
M. Lecoq, lui, frémissait d’indignation.
– Mais ce Trémorel, s’écria-t-il, est le dernier des misérables.En vain on chercherait une excuse à ses infamies et à ses crimes.Et vous voudriez, monsieur, l’arracher à la Cour d’assises, lesoustraire au bagne ou à l’échafaud qui l’attendent !
Le vieux juge de paix fut un moment sans répondre.
Ainsi qu’il arrive dans les grandes crises, entre toutes lesidées qui se pressaient tumultueuses dans son esprit, il ne savaitlaquelle présenter la première. Les mots lui semblaient impuissantsà exprimer ses sensations. Il aurait voulu, en une seule phrase,traduire tout ce qu’il ressentait comme il le ressentait.
– Que me fait Trémorel ? dit-il enfin, est-ce que je mesoucie de lui ! Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il réussisse àfuir ou qu’il finisse un matin sur la place de la Roquette, quem’importe !
– Alors pourquoi cette horreur du procès ?
– C’est que…
– Êtes-vous l’ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu’ilva couvrir de boue et vouer à l’infamie ?
– Non, mais je m’inquiète de Laurence, monsieur, sa chère penséene me quitte pas.
– Mais elle n’est pas complice, mais elle ignore tout, tout nousle dit et nous l’affirme, elle ignore que son amant a assassiné safemme.
– En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente,Laurence n’est que la victime d’un odieux scélérat. Il n’en est pasmoins vrai qu’elle sera plus cruellement punie que lui. QueTrémorel soit envoyé devant la Cour d’assises, elle comparaîtra àses côtés, comme témoin, sinon comme accusée. Et qui sait si onn’ira pas jusqu’à suspecter sa bonne foi ? On se demandera sivraiment elle n’a pas eu connaissance du projet de meurtre, si ellene l’a pas encouragé. Berthe était sa rivale, elle devait la haïr.Juge d’instruction, je n’hésiterais pas, je comprendrais Laurencedans mon accusation.
– Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusementqu’elle ignorait tout, qu’elle a été abominablement trompée.
– Soit ! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à toutjamais ! Ne lui faudra-t-il pas, quand même, paraître àl’audience, répondre aux questions du président, raconter au publicsa honte et ses malheurs ? Ne faudra-t-il pas qu’elle dise où,quand et comment elle a failli, qu’elle répète les paroles de sonséducteur, qu’elle énumère les rendez-vous ? Comprenez-vousqu’elle se soit résignée à annoncer son suicide, au risque de fairemourir de douleur toute sa famille ? Non, n’est-ce pas ?Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pului faire accepter cette idée horrible qui, certes, n’est pasd’elle. Enfin, pis que tout cela, elle sera forcée de confesser sonamour pour Trémorel.
– Non, répondit l’agent de la Sûreté, n’exagérons rien. Voussavez comme moi que la justice a des ménagements infinis pour lesinnocents dont le nom se trouve compromis dans des affaires de cegenre.
– Des ménagements ? Eh ! la justice en pourrait-ellegarder, quand elle le voudrait, avec cette absurde publicité qu’ondonne maintenant aux débats ! Vous toucherez le cœur desmagistrats, je le veux bien ; attendrirez-vous cinquantejournalistes qui, depuis que le crime du Valfeuillu est connu,taillent leurs plumes et préparent leur papier ? Est-ce queles journaux ne sont pas là, toujours à l’affût de ce qui peutpiquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vousque, pour nous plaire, ils vont laisser dans l’ombre ces scandaleuxdébats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation ducoupable donneront un attrait immense ? Est-ce qu’il ne réunitpas, ce procès, toutes les conditions qui assurent le succès desdrames judiciaires ? Oh ! rien n’y manque, ni l’adultère,ni le poison, ni la vengeance, ni le meurtre. Laurence yreprésentera l’élément romanesque et sentimental. Elle deviendra,elle, ma fille, une héroïne de Cour d’assises. C’est elle quiintéressera, comme disent les lecteurs de la Gazette desTribunaux. Les sténographes diront si elle a rougi et combienelle a versé de larmes. C’est à qui s’efforcera de détailler auplus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien.Les journaux la rendront plus publique que la fille des rues,chaque lecteur aura quelque chose d’elle. Est-ce assezodieux ? Et après l’horreur, l’ironie. Les photographesassiégeront sa porte, et si elle refuse de poser, on vendra commesien le portrait de quelque gourgandine. Elle voudra se cacher,mais où ? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre àl’abri de l’âpre curiosité ? Elle sera célèbre. Leslimonadiers ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise àleur comptoir, et les Anglais spleeniques lui feront offrir leurmain par M. de Foy. Quelle honte et quelle misère ! Pourqu’elle fût sauvée, M. Lecoq, il faudrait qu’on ne prononçât passon nom. Je vous le demande : est-ce possible ? Répondez.
Le vieux juge de paix s’exprimait avec une violence extrême,mais simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujoursemphatique quoi qu’on prétende. La colère allumait dans ses yeuxdes paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, ilaimait et il défendait la femme aimée.
Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista :
– Répondez.
– Qui sait ? fit M. Lecoq.
– Pourquoi chercher à m’abuser ? reprit le père Plantat.N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de lajustice ? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Etje l’aime ! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voirl’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’aiaimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-êtrece misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe ? Tenez,je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimaissans espoir, tandis que maintenant…
Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait lesyeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cetespoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisserentrevoir.
– Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton pluscalme ; consentirez-vous à m’assister. Ah ! si vousvouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vousdonnant la moitié de ma fortune, et je suis riche…
M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.
– Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Jepuis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que jeplains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le luivendre.
– Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulaispas…
– Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendezpas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de cesprofessions fatales où l’homme et la probité semblent compter pourrien. Pourquoi m’offrir de l’argent ? Quelle raison avez-vousde me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances.Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idéede ce qu’est un homme dans ma position ! Si je voulais êtreriche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le seraisdans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mesmains l’honneur et la vie de cinquante personnes ? Croyez-vousque je dis tout ce que je sais ? J’ai là – et il se frappaitle front – vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais,cent mille francs pièce, et ce serait donné.
Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentaitune certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu àrepousser des offres semblables.
– Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établidepuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté esthonnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plushonnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il adix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de sonhonnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain,ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million aumoins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré ? J’ai maconscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne medéplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que jesais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’aisurpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et quecependant demain, le premier venu, – un banquier véreux, unnégociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalierd’industrie, un notaire qui joue à la Bourse – se trouve forcé deremonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme dela police, fi donc ! « Console-toi, va, me disait Tabaret, monmaître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme dela crainte. »
Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux jugedélicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre unesi prodigieuse maladresse ? Il venait de blesser et de blessercruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avaittout à attendre.
– Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensanteque vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de cesphrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sansréflexion et qui n’ont aucune importance.
M. Lecoq se calmait.
– Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous mepardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’estpénible et revenons au comte de Trémorel.
Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de sesprojets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie,le toucha singulièrement.
– Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.
– Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, quevous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, estcontre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. deTrémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice ; vous mepriez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.
– C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.
– Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mondevoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieillemère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils.J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour laseconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquerune tentative que ma conscience me reprochera peut-être : je merends à vos instances.
– Oh ! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que dereconnaissance !
Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, ilréfléchissait.
– Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il.Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminelcomme Trémorel, je n’en ai qu’un seul ;réussira-t-il ?
– Oui, oui, si vous le voulez.
M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge depaix.
– Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suisqu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autrehomme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autrecoupable, je vous dirais : Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avouefranchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie deMlle Courtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit ?
– Elle est l’énergie même.
– Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cetteaffaire ? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciationde Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, etque Trémorel n’a pu découvrir ?
– On ne la retrouvera pas, répondit vivement le pèrePlantat.
– Croyez-vous ?
– J’en suis sûr.
M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards quifont monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et ditsimplement :
– Ah !
Et il pensait :
« Enfin ! je vais donc savoir d’où vient le dossier quinous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écrituresdifférentes. »
Après un moment d’hésitation.
– J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, ditle père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vousconnais, je sais que, quoi qu’il arrive…
– Je me tairai, vous avez ma parole.
– Eh bien ! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence,j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’aibrisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.
– Et vous ne vous en êtes pas servi !
– J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je ledroit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissémourir pour se venger ?
– Mais vous l’avez rendue à Mme de Trémorel cettedénonciation.
– C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sortqui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elleest venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait prissoin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si ellevenait à mourir de mort violente.
– Comment donc, monsieur le juge de paix, n’avez-vous pasparlé ? Pourquoi m’avoir laissé chercher, hésiter,tâtonner…
– J’aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c’était creuserentre elle et moi un abîme.
L’agent de la Sûreté s’inclina.
« Diable ! pensait-il, il est fin, le juge de paixd’Orcival, aussi fin que moi. Eh bien ! je l’aime, et je vaislui donner un coup d’épaule auquel il ne s’attend pas. »
Le père Plantat brûlait d’interroger M. Lecoq, de savoir de luiquel était ce moyen unique d’un succès relativement sûr qu’il avaittrouvé d’empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n’osait.
L’agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regardperdu dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement iltraçait sur une feuille de papier blanc des dessins fantastiques.Tout à coup il parut sortir de sa rêverie. Il venait de résoudreune dernière difficulté ; son plan désormais était entier,complet. Il regarda la pendule.
– Deux heures ! s’écria-t-il, et c’est entre trois etquatre heures que j’ai donné rendez-vous à Mme Charman pour JennyFancy.
– Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.
– Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nousoccuper de Trémorel, prenons nos mesures pour en finiraujourd’hui.
– Quoi ! vous espérez dès aujourd’hui mener à bonnefin…
– Certainement. C’est dans notre métier surtout que la rapiditéest indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper uneheure perdue. Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector envitesse et de le surprendre ; demain il serait trop tard. Ounous l’aurons dans vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nosbatteries. Chacun de mes trois hommes a une voiture attelée d’unbon cheval ; en une heure, ils doivent avoir terminé leurtournée chez les tapissiers. Si j’ai raisonné juste, d’ici à uneheure, deux heures au plus, nous aurons l’adresse et alors nousagirons.
Tout en parlant, il retirait d’un carton une feuille de papiertimbrée à ses armes – un coq chantant avec la devise : Toujoursvigilant – et rapidement il traçait quelques lignes :
– Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j’écris à un demes lieutenants :
« Monsieur Job,
Réunissez à l’instant même six ou huit de nos hommes, et allez àleur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin quifait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine. »
– Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous ?
– C’est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter lescourses inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez MmeCharman et tout près de la retraite de Trémorel, car le misérable aloué son appartement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.
Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.
– Qui vous fait supposer cela ? demanda-t-il.
L’agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblénaïve.
– Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur ? répondit-il,que l’enveloppe de la lettre adressée par Mlle Courtois à safamille pour annoncer son suicide, portait le timbre de Paris,bureau de la rue Saint-Lazare ? Or, écoutez bien ceci : Enquittant la maison de sa tante, Mlle Laurence a dû se rendredirectement à l’appartement loué et meublé par Trémorel, dont illui avait donné l’adresse et où il lui avait promis de la rejoindrele jeudi matin. C’est de cet appartement qu’elle a écrit.Pouvons-nous admettre qu’il lui soit venu à l’idée de faire jetersa lettre dans un autre quartier que le sien ? C’est d’autantmoins probable qu’elle ignore quelles raisons terribles a son amantde craindre des recherches et des poursuites. Hector a-t-il étéassez prudent assez prévoyant pour lui indiquer cette ruse ?Non, car s’il n’était pas un sot, il lui aurait recommandé dedéposer cette lettre ailleurs qu’à Paris. Donc, il est impossibleque cette lettre n’ait pas été portée à un bureau voisin del’appartement.
Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s’étonnaitde ne les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clairdans une affaire où on est puissamment intéressé, la passionbrouille les yeux comme la chaleur d’un appartement les lunettes.Avec son sang-froid il avait perdu en partie sa perspicacité. Etson trouble était immense ; il lui semblait que M. Lecoqprenait de singuliers moyens pour tenir sa promesse.
– Il me semble, monsieur, ne put-il s’empêcher de remarquer, quesi vous désirez soustraire Hector à la Cour d’assises, les hommesque vous réunissez vous embarrasseront bien plus qu’ils ne vousseront utiles.
Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M.Lecoq crut démêler un certain doute qui le choqua.
– Vous défieriez-vous de moi, monsieur ? demanda-t-il.
Le père Plantat voulut protester.
– Croyez, monsieur…
– Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous meconnaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand jel’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts poursauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vousai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendreles mesures que je crois opportunes.
Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé dujuge de paix, il sonna pour appeler Janouille.
– Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit defaire porter de suite à Job.
– Je vais la porter moi-même.
– Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sansbouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée cematin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapportchez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin,en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreusecompagnie.
Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe dechambre, endossait une longue redingote noire et assujettissaitsolidement sa perruque.
– Monsieur rentrera-t-il ce soir ? demanda Janouille.
– Je ne sais.
– Et si on vient de là-bas ?
« Là-bas », pour un homme du métier, c’est toujours la maison,la préfecture de police.
– Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire deCorbeil.
M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure,la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’unecinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en luiexhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.
– Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.
Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeunerattendait au port d’armes le passage de son grand homme.
– Eh bien ! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu ditdeux mots à mon vin ? comment le trouves-tu ?
– Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait,c’est-à-dire un vrai nectar.
– T’a-t-il, ragaillardi, au moins ?
– Oh ! oui, monsieur.
– Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras lagarde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer.J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduirasà M. Domini. Et ouvre l’œil ; c’est une fine mouche, fortcapable de t’enjôler en route et de te glisser entre lesdoigts.
Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricadasolidement.
Avez-vous besoin d’argent ?
Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, unecalèche à huit ressorts ou une paire de bottines ? Vousfaudrait-il un cachemire de l’Inde, un service de porcelaine ou unbon tableau pas cher ? Est-ce un mobilier que vous souhaitez,de noyer ou de palissandre, ou des diamants, ou des draps, ou desdentelles, ou une maison de campagne, ou votre provision de boispour l’hiver ?
Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, aupremier au-dessus de l’entresol, car elle tient tout cela et mêmed’autres articles encore qu’il est défendu de considérer commemarchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter,ne fût-ce qu’un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune,jolie et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vousobliger à raison de deux cents pour cent d’intérêt.
À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n’a pourtant pasencore fait fortune. C’est qu’elle est forcément très aventureuse,qu’il y a d’énormes pertes, s’il y a de prodigieux profits, et quesouvent ce qui est venu par la flûte s’en va par le tambour. Puis,ainsi qu’elle se plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c’estvrai, au moins, qu’elle est honnête : elle vendrait sa dernièrechemise brodée plutôt que de laisser protester sa signature.
Personne, d’ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cettehorrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée debagues et de chaînes d’or, qui est le type de la marchande à latoilette.
Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d’une certainedistinction et porte invariablement, été comme hiver, une robe desoie noire. Elle possède un mari, assure-t-on, mais personne jamaisne l’a vu, ce qui n’empêche pas que sa conduite est, au dire de sonportier, au-dessus du soupçon.
Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman,elle a eu plus d’une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de luiet le craint comme le feu.
Aussi accueillit-elle l’agent de la Sûreté et son compagnon –qu’elle prit pour un collègue, bien entendu – un peu comme unsurnuméraire accueillerait son directeur venant le visiter.
Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourutau-devant d’eux jusque dans son antichambre, gracieuse,respectueuse, le sourire aux lèvres. Elle disputa à sa bonnel’honneur de les faire passer dans son salon, elle leur avança lesmeilleurs fauteuils et même leur offrit quelquesrafraîchissements.
– Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçumon petit mot.
– Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j’étais mêmeencore au lit.
– Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vousinquiéter de ma commission ?
– Ciel ! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quandvous savez que j’aimerais à passer dans le feu pour vous ! Jem’en suis occupée à l’instant même, je me suis levée toutexprès.
– Alors vous avez découvert l’adresse de Pélagie Taponnet, diteJenny Fancy.
Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de sesrévérences.
– Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j’étaisfemme à me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire quej’ai eu un mal infini à me procurer cette adresse, que j’ai courutout Paris, que j’ai dépensé dix francs de voitures, jementirais.
– Au fait, au fait, insista M. Lecoq.
– La vérité est que j’ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancyavant-hier.
– Vous plaisantez.
– Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vousdire que c’est une bien brave et bien honnête personne.
– Vraiment !
– C’est comme cela. Imaginez-vous qu’elle me devait quatre centquatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, commebien vous pensez, j’avais mis un P sur cette créance et je n’ysongeais plus guère. Mais voilà qu’avant-hier, ma Fancy m’arrivetoute pimpante, qui me dit : « J’ai fait un héritage, Mme Charman,j’ai de l’argent et je vous en apporte. » Et elle ne plaisantaitpas, elle avait plein son porte-monnaie de billets de banque, etj’ai été payée intégralement.
Et comme l’agent de la Sûreté se taisait, elle ajouta avec uneconviction profonde et attendrie :
– Bonne fille, va ! Digne créature !…
À cette déclaration de la marchande, M. Lecoq et le père Plantatavaient échangé un coup d’œil. La même idée leur venait à tous deuxen même temps.
Cet héritage annoncé par miss Fancy, tous ces billets de banque,ne pouvaient être que le prix d’un grand service rendu par elle àTrémorel. Cependant l’agent de la Sûreté voulut avoir desrenseignements plus positifs.
– Dans quelle position était cette fille avant cettesuccession ? demanda-t-il.
– Ah ! monsieur, dans une position affreuse, allez. Depuisque son comte l’a quittée et qu’elle a mangé son saint-frusquindans les modes, elle a été toujours en dégringolant. Une personneque j’ai vue si comme il faut, autrefois. Après cela, vous savez,quand une femme a des peines de cœur ! Tout ce qu’ellepossédait elle l’a mis au clou ou vendu loque à loque. Dans cesderniers temps elle fréquentait la plus mauvaise société, ellebuvait de l’absinthe, m’a-t-on dit, et même elle n’avait plus rienà se mettre sur le dos. Quand elle recevait de l’argent de soncomte, car il lui envoyait encore, elle le dépensait en partiesavec des femmes de rien du tout, au lieu de s’acheter de latoilette.
– Et où demeure-t-elle ?
– Tout près d’ici, dans une maison meublée de la rueVintimille.
– Cela étant, fit sévèrement M. Lecoq, je m’étonne qu’elle nesoit pas ici.
– Ce n’est pas ma faute, allez, cher monsieur, si je sais ou estle nid, j’ignore où est l’oiseau. Elle était dénichée, ce matin,lorsque ma première demoiselle est allée chez elle.
– Diable ! mais alors… c’est fort contrariant, il faudraitme la faire chercher bien vite.
– Soyez sans inquiétude. Fancy doit rentrer avant quatre heureset ma première l’attend chez son concierge avec ordre de mel’amener dès qu’elle rentrera, sans même la laisser monter à sachambre.
– Attendons-la donc.
Il y avait un quart d’heure environ, que M. Lecoq et le pèrePlantat attendaient, lorsque tout à coup Mme Charman, qui al’oreille très fine, se dressa.
– Je reconnais, dit-elle, le pas de ma première demoiselle dansl’escalier.
– Écoutez, dit M. Lecoq, puisqu’il en est ainsi, arrangez-vousde façon à ce que Fancy croie que c’est vous qui l’avez envoyéechercher ; mon ami et moi aurons l’air de nous trouver ici parle plus grand des hasards.
Mme Charman répondit par un geste d’assentiment :
– Compris ! fit-elle.
Déjà elle faisait un pas vers la porte, l’agent de la Sûreté laretint par le bras.
– Encore un mot, ajouta-t-il, dès que vous verrez laconversation engagée entre cette fille et moi, ayez doncl’obligeance d’aller surveiller vos ouvrières dans votre atelier.Ce que j’ai à dire ne vous intéressant pas du tout.
– C’est entendu, monsieur.
– Mais vous savez, pas de tricherie ; je connais, pourl’avoir utilisé, le petit cabinet de votre chambre à coucher, d’oùon ne perd pas un traître mot de ce qui se dit ici.
La première demoiselle ouvrit la porte du salon, il y eut ungrand frou-frou de robe de soie glissant le long de l’huisserie, etmiss Jenny Fancy parut dans sa gloire.
Hélas ! ce n’était plus cette fraîche et jolie Fancy quiavait aimé Hector, cette provocante Parisienne aux grands yeux,tour à tour langoureux ou enflammés, au fin minois, à la mineéveillée. Une seule année l’avait flétrie, comme un été trop chaudfane les roses, et avait sans retour détruit sa fragile beauté,beauté de Paris, beauté du diable. Elle n’avait pas vingt ans et ilfallait l’œil d’un connaisseur pour reconnaître qu’elle avait étécharmante, autrefois, quand elle était jeune.
Car elle était vieille comme le vice, ses traits fatigués et sesjoues flasques disaient les désordres de sa vie, ses yeux cerclésde bistre avaient perdu leurs grands cils et déjà rougissaient etclignotaient ; sa bouche avait une lamentable expressiond’hébétude, et l’absinthe et les refrains obscènes avaient briséles notes si claires de sa voix.
Elle était en grande toilette, avec une robe neuve, éclatante ettachée, une immense cloche de dentelle et un chapeauinvraisemblable. Pourtant elle avait l’air misérable. Enfin, elleétait outrageusement « maquillée », toute barbouillée de rouge, deblanc et de bleu, de carmin et de crème de perles.
Elle paraissait fort en colère.
– Voilà une idée ! s’écria-t-elle dès le seuil sans songerà saluer personne, cela a-t-il le sens commun de m’envoyer chercherainsi, presque de force, par une demoiselle qui est de la dernièreinsolence ?
Mais Mme Charman s’était élancée vers son ancienne cliente,l’avait embrassée bon gré mal gré, et la pressait sur son cœur.
– Comment, chère petite, disait-elle, vous vous fâchez lorsqueje comptais que vous alliez être ravie et me remercier biengentiment.
– Moi ! pourquoi ?…
– Parce que, belle mignonne, j’ai voulu vous réserver une bonnesurprise. Ah ! je ne suis pas ingrate, moi. Vous êtes venuehier régler votre petit compte, je veux aujourd’hui même vous enrécompenser. Allons, vite, souriez, vous allez profiter d’uneoccasion magnifique, j’ai en ce moment du velours en grandelargeur…
– C’était bien la peine de me déranger !…
– Tout soie, ma chère à trente francs le mètre. Hein !est-ce assez inouï, assez invraisemblable, assez…
– Eh ! je me soucie bien de votre occasion ! Duvelours au mois de juillet, vous moquez-vous de moi ?
– Laissez-moi vous le montrer.
– Jamais. On m’attend pour aller dîner à Asnières.
Elle allait se retirer en dépit des efforts très sincères de MmeCharman, qui se proposait peut-être de faire d’une pierre deuxcoups, M. Lecoq jugea qu’il était temps d’intervenir.
– Mais je ne me trompe pas, s’écria-t-il avec des mines de vieuxroquentin émoustillé, c’est bien miss Jenny Fancy que j’ai lebonheur de revoir.
Elle le toisa d’un air moitié fâché, moitié surpris, en disant:
– Oui, c’est moi ! Après ?
– Quoi ! vous êtes oublieuse à ce point ! Vous ne mereconnaissez pas ?
– Non, pas du tout.
– J’étais cependant un de vos admirateurs, ma belle enfant, etj’ai eu le plaisir de déjeuner chez vous quand vous demeuriez prèsde la Madeleine ; c’était du temps du comte.
Il retira ses lunettes, comme pour en essuyer les verres, maisen réalité pour lancer un regard furibond à Mme Charman qui,n’osant résister, battit discrètement en retraite.
– J’étais assez bien avec Trémorel autrefois, reprit M. Lecoq.Et à ce propos, y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de sesnouvelles ?
– Je l’ai vu il y a huit jours.
– Tiens, tiens, tiens ! Alors vous connaissez son horribleaffaire.
– Non. Qu’y a-t-il donc ?
– Vrai, vous ne savez pas ? Vous ne lisez donc pas lesjournaux ? Mais c’est une abominable histoire, ma chèreenfant, et on ne parle que de cela dans Paris depuis quarante-huitheures.
– Dites vite.
– Vous savez qu’après son plongeon il a épousé la veuve d’un deses amis. On le croyait fort heureux en ménage. Pas du tout, il aassassiné sa femme à coups de couteau.
Miss Fancy pâlit sous sa couche épaisse de peinture.
– Est-ce possible balbutia-t-elle.
Elle disait : « Est-ce possible ! » mais si elle était trèsémue, à coup sûr elle n’était pas extrêmement surprise, M. Lecoq leremarqua fort bien.
– C’est si possible, répondit-il, qu’à cette heure il est enprison, qu’il passera en Cour d’assises et que très certainement ilsera condamné.
Le père Plantat observait curieusement Jenny. Il s’attendait àune explosion de désespoir, à des cris, à des pleurs, à une légèreattaque de nerfs pour le moins. Erreur.
Fancy en était venue à détester Trémorel. Parfois, elle, siimpatiente de mépris jadis, elle sentait le poids de ses hontes, etc’est Hector que, bien injustement, elle accusait de son ignominieprésente. Elle le haïssait bassement, comme haïssent les filles,lui souriant quand elle le voyait, tirant de lui le plus d’argentpossible, et lui souhaitant toutes sortes de malheurs.
Loin de fondre en larmes, Jenny Fancy eut un éclat de rirestupide.
– C’est bien fait pour Trémorel, dit-elle ; pourquoim’a-t-il quittée ; c’est bien fait pour elle aussi…
– Comment pour elle aussi ?
– Bien sûr ! Pourquoi trompait-elle son mari, un charmantgarçon ? C’est elle qui m’a enlevé Hector. Une femme mariée etriche ! Hector n’est qu’un misérable, je l’ai toujoursdit.
– Franchement, c’était aussi mon avis. Quand un homme,voyez-vous, se conduit comme Trémorel s’est conduit avec vous, ilest jugé.
– N’est-ce pas ?
– Parbleu ! Aussi ne suis-je pas surpris de sa conduite.Car, sachez-le, avoir assassiné sa femme est le moindre de sescrimes. Ne voilà-t-il pas qu’il essaye de rejeter son meurtre surun autre.
– Cela ne m’étonne pas.
– Il accuse un pauvre diable, innocent, dit-on, comme vous etmoi, et qui cependant sera peut-être condamné à mort faute depouvoir dire où il a passé la soirée et la nuit de mercredi àjeudi.
M. Lecoq avait prononcé cette phrase d’un ton léger, mais avecune lenteur calculée, afin de bien juger de l’impression qu’elleproduirait sur Fancy. L’effet fut si terrible qu’elle chancela.
– Savez-vous quel est cet homme demanda-t-elle d’une voixtremblante.
– Les journaux disent que c’est un pauvre garçon qui étaitjardinier chez lui.
– Un petit, n’est-ce pas ? maigre, très brun avec descheveux noirs et plats ?
– Précisément.
– Et qui s’appelle…, attendez donc… qui s’appelle… Guespin.
– Ah ça, vous le connaissez donc ?
Miss Fancy hésitait. Elle était fort tremblante, on voyaitqu’elle regrettait de s’être tant avancée.
– Bah ! fit-elle enfin, je ne vois pas pourquoi je nedirais pas ce que je sais. Je suis une honnête fille moi, siTrémorel est un coquin, et je ne veux pas qu’on coupe le cou d’unpauvre diable qui est innocent.
– Vous savez donc quelque chose ?
– Dites donc que je sais tout, et c’est bien simple, allez. Il ya de cela une huitaine de jours, mon Hector, qui soi-disant nevoulait plus me revoir, m’écrit pour me donner un rendez-vous àMelun. J’y vais, je le trouve et nous déjeunons ensemble. Alorsvoilà qu’il me raconte qu’il est bien ennuyé, que sa cuisinière semarie, mais qu’un de ses domestiques est si amoureux d’elle, qu’ilest capable d’aller faire du scandale à la noce, de troubler le balet même de tenter un mauvais coup.
– Ah ! il vous a parlé de la noce !
– Attendez donc. Mon Hector semblait très embarrassé ne sachantcomment éviter le bruit qu’il prévoyait. C’est alors que je luiconseillai d’éloigner ce domestique pour ce jour-là. Il réfléchitun moment et me dit que j’avais une bonne idée.
« J’ai trouvé un moyen, ajouta-t-il ; le soir de la noce,je ne préviendrai ce drôle de rien, mais je le chargerai d’unecommission pour toi en lui laissant supposer qu’il s’agit d’uneaffaire que je veux cacher à ma femme. Toi, tu te déguiseras enfemme de chambre et tu iras l’attendre dans un café de la place duChâtelet, entre neuf heures et demie et dix heures et demie dusoir. Pour qu’il te reconnaisse, tu te placeras à la table la plusproche de l’entrée à droite, et tu auras à côté de toi un grosbouquet, il te remettra un paquet, et alors tu l’inviteras àprendre quelque chose, tu le griseras, s’il se peut, et tu lepromèneras à travers Paris jusqu’au lendemain. »
Miss Fancy s’exprimait difficilement, hésitant, triant ses mots,cherchant, on le voyait, à se rappeler les termes mêmes deTrémorel.
– Et vous, interrompit M. Lecoq, vous, une femme spirituelle,vous avez cru à cette histoire de domestique jaloux ?
– Pas précisément, mais je m’imaginais qu’il y avait quelquemaîtresse sous jeu, et je n’étais pas fâchée de l’aider à tromperla femme que je déteste et qui m’a fait du tort.
– Ainsi vous avez obéi.
– De point en point, et tout est arrivé comme Hector l’avaitprévu. À dix heures précises mon domestique arrive, il me prendpour une bonne et me remet le paquet. Naturellement, je lui offreun bock, il accepte et m’en propose un autre que j’accepteégalement. Il est très comme il faut, ce jardinier, aimable etpoli ; je vous assure que j’ai passé une excellente soiréeavec lui. Il sait un tas d’histoires toutes plus drôles les unesque les autres…
– Passons, passons… Qu’avez-vous fait ensuite ?
– Après la bière nous avons bu des petits verres – il avait sespoches pleines d’argent, ce jardinier – et après les petits verres,encore de la bière, puis du punch, puis du vin chaud. À onze heuresil était déjà très gris et parlait de me mener aux Batignollesdanser un quadrille. Moi je refuse et je lui dis qu’étant galant ilne peut se dispenser de venir me reconduire chez ma maîtresse quidemeure au haut des Champs-Élysées. Nous voilà donc sortis du caféet allant de marchands de vins en marchands de vins tout le long dela rue de Rivoli. Bref, sur les deux heures du matin, ce pauvrediable était tellement ivre qu’il est tombé comme une masse sur unbanc près de l’Arc-de-Triomphe, qu’il s’y est endormi et que je l’yai laissé.
– Et vous, qu’êtes-vous devenue ?
– Moi, je suis rentrée chez moi.
– Qu’est devenu le paquet ?
– Ma foi ! je devais le jeter à la Seine, mais je l’aioublié ; vous comprenez, j’avais bu presque autant que lejardinier, surtout au commencement… si bien que je l’ai rapportéchez moi où il est encore.
– Mais vous l’avez ouvert ?
– Comme bien vous pensez.
– Que contient-il ?
– Un marteau, deux autres outils et encore un grand couteau.
L’innocence de Guespin était désormais évidente, toutes lesprévisions de l’agent de la Sûreté se réalisaient.
– Allons, fit le père Plantat, voilà notre client tiréd’affaire, reste à savoir…
Mais M. Lecoq l’interrompit. Il savait désormais tout ce qu’ildésirait, Jenny n’avait plus rien à lui apprendre, il changea deton subitement, quittant la voix de miel du galantin pour la voixsèche et brutale de l’homme de la préfecture.
– Ma belle enfant, dit-il à miss Fancy, vous venez en effet desauver un innocent, mais ce que vous venez de me conter, il fautaller le répéter au juge d’instruction de Corbeil. Seulement commevous pourriez vous égarer en route, je vais vous donner unguide.
Il alla à la fenêtre, l’ouvrit, et apercevant, sur le trottoiren face, l’agent de M. Domini, se souciant peu de compromettre MmeCharman, il cria à pleine voix :
– Goulard, eh ! Goulard, monte un peu ici.
Revenant alors à miss Fancy si troublée, si épouvantée, qu’ellen’osait ni questionner ni se mettre en colère :
– Dites-moi, lui demanda-t-il, combien Trémorel vous a payé leservice que vous lui avez rendu ?
– Dix mille francs, monsieur, mais ils sont bien à moi, je vousjure, il me les promettait depuis longtemps pour me remettre àflot, il me les devait…
– C’est bon, c’est bon ! on ne vous les enlèvera pas.
Et lui montrant Goulard qui entrait :
– Vous allez, lui dit-il, conduire ce monsieur chez vous ensortant d’ici. Vous prendrez le paquet que vous a remis Guespin etvous partirez de suite pour Corbeil. Surtout, ajouta-t-il d’unevoix terrible, pas d’enfantillage, ou gare à moi.
Au bruit qui se faisait dans le salon, Mme Charman arriva jute àtemps pour voir sortir Fancy escortée de Goulard.
– Qu’y a-t-il, grand Dieu ! demanda-t-elle tout éplorée, àM. Lecoq.
– Rien, chère dame, rien qui vous regarde du moins. Et sur ce,au revoir et merci, nous sommes fort pressés.
Quand M. Lecoq est pressé, il marche vite. Il courait presque,en descendant la rue de Notre-Dame-de-Lorette, qui est la rue deParis qu’on pave le plus souvent, si bien que le père Plantat avaittoutes les peines du monde à le suivre.
Tout en hâtant le pas, préoccupé des mesures qu’il avait àprendre pour assurer le succès de ses desseins, il poursuivait unmonologue dont le juge de paix, de-ci et de-là, saisissait quelquesbribes.
– Tout va bien, murmurait-il, et nous réussirons. Il est rarequ’une campagne commençant si bien ne se termine pas heureusement.Si Job est chez le marchand de vins, si un de mes hommes a réussidans sa tournée, le crime du Valfeuillu est réglé, toisé, arrangédans la soirée, et dans huit jours personne n’en parlera plus.
Arrivé au bas de la rue, en face de l’église, l’agent de laSûreté s’arrêta court.
– J’ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il au juge de paixd’Orcival, de vous traîner ainsi à ma suite et de vous condamner àfaire mon métier, mais outre que votre assistance pouvait m’êtrefort utile chez Mme Charman, elle me devient absolumentindispensable maintenant que nous allons nous occuper sérieusementde Trémorel.
Aussitôt, ils traversèrent le carrefour et entrèrent chez lemarchand de vins établi au coin de la rue des Martyrs.
Debout derrière son comptoir d’étain, occupé à verser dans deslitres le contenu d’un énorme broc, le patron ne sembla pasmédiocrement étonné de voir s’aventurer dans sa boutique deuxhommes qui paraissaient appartenir à la classe élevée de lasociété. Mais M. Lecoq, comme Alcibiade, est partout chez lui etparle la langue technique de tous les milieux où il pénètre.
– N’avez-vous pas chez vous, demanda-t-il au marchand de vins,une société de huit ou dix hommes qui en attendent d’autres.
– Oui, monsieur, ces messieurs sont arrivés il y a une heureenviron.
– Ils sont dans le grand cabinet du fond ? n’est-cepas ?
– Précisément, monsieur, répondit le débitant devenu subitementobséquieux.
Il ne savait pas précisément quel personnage l’interrogeait,mais il avait flairé quelque agent supérieur de la préfecture depolice.
Dès lors, il ne fut point surpris de voir que ce monsieur sidistingué connaissait, comme lui-même, les êtres de sa maison etouvrait sans hésitation la porte du cabinet indiqué. Dans cecompartiment du fond, séparé des autres par une simple cloison deverre dépoli, dix hommes à tournures variées buvaient en maniantdes cartes.
À l’entrée de M. Lecoq et du père Plantat, ils se levèrentrespectueusement et ceux qui avaient conservé leur coiffure,chapeau ou casquette, la retirèrent.
– Bien, M. Job, dit l’agent de la Sûreté à celui qui paraissaitle chef de la troupe, vous êtes exact, je suis content. Vos sixhommes me suffiront amplement, puisque je vois là mes troiscommissionnaires de ce matin.
M. Job s’inclina, heureux d’avoir satisfait un maître qui n’estpas prodigue de témoignages d’approbation.
– Vous allez m’attendre ici encore une minute, reprit M. Lecoq,mes instructions dépendront du rapport que je vais entendre.
S’adressant alors à ses envoyés :
– Lequel de vous, demanda-t-il, a réussi ?
– Moi, monsieur, répondit un grand garçon à face blême, àpetites moustaches chétives, un vrai Parisien.
– Encore toi, Pâlot, décidément, mon garçon, tu as de la chance.Suis-moi dans le cabinet à côté, mais auparavant dis au patron denous donner une bouteille et de veiller à ce que personne ne viennenous déranger.
Bientôt les ordres furent exécutés, et après avoir fait asseoirle père Plantat, M. Lecoq poussa lui-même le léger verrou ducabinet.
– Parle, maintenant, dit-il à son homme, et sois bref.
– Donc, monsieur, j’avais en vain montré ma photographie à unedouzaine de négociants, lorsque rue des Saints-Pères un des bonstapissiers du faubourg Saint-Germain, nommé Rech, l’a reconnue.
– Rapporte-moi ce qu’il t’a dit, mot pour mot, s’il se peut.
– « Ce portrait, m’a-t-il dit, est celui d’un de mes clients. Ceclient s’est présenté chez moi, il y a un mois environ, pouracheter un mobilier complet – salon, salle à manger, chambre àcoucher, et le reste – destiné à un petit hôtel qu’il venait delouer. Il n’a rien marchandé, ne mettant au marché qu’unecondition, c’est que tout serait prêt, livré, en place, les rideauxet les tapis posés, à trois semaines de là, c’est-à-dire, il y a eulundi dernier huit jours. »
– À combien montaient les acquisitions ?
– À dix-huit mille francs qui ont été payés moitié d’avance,moitié le jour de la livraison.
– Qui a remis les fonds, la seconde fois ?
– Un domestique.
– Quel nom a donné ce monsieur au tapissier ?
– Il a dit s’appeler M. James Wilson, mais M. Rech m’a dit qu’iln’avait pas l’air d’un Anglais.
– Où demeure-t-il ?
– Les meubles ont été portés dans un petit hôtel, rueSaint-Lazare, n°…, près de la gare du Havre.
La figure de M. Lecoq, assez soucieuse jusqu’alors, exprima lajoie la plus vive. Il éprouvait l’orgueil si légitime et si natureldu capitaine qui voit réussir les combinaisons qui doivent perdrel’ennemi. Il se permit de taper familièrement sur l’épaule du vieuxjuge de paix en prononçant ce seul mot :
– Pincé !…
Mais le Pâlot secoua la tête.
– Ce n’est pas sûr, dit-il.
– Pourquoi ?
– Vous le pensez bien, monsieur, l’adresse m’étant connue, ayantdu temps devant moi, je suis allé reconnaître la place,c’est-à-dire le petit hôtel.
– Et alors ?
– Le locataire s’appelle bien Wilson, mais ce n’est pas l’hommeau portrait, j’en suis sûr.
Le juge de paix eut un geste de désappointement, mais M. Lecoqne se décourageait pas si vite.
– Comment as-tu des détails ? demanda-t-il à son agent.
– J’ai fait parler un domestique.
– Malheureux ! s’écria le père Plantat, vous avez peut-êtreéveillé les soupçons !
– Pour cela, non, répondit M. Lecoq, j’en répondrais ;Pâlot est mon élève. Explique-toi, mon garçon.
– Pour lors, monsieur, l’hôtel reconnu, habitation cossue, mafoi ! Je me suis dit : « Voici bien la cage, sachons sil’oiseau est dedans. » Mais comment faire ? Par bonheur, etpar le plus grand des hasards, j’avais sur moi un louis ; sanshésiter, je le glisse dans le canal qui conduit au ruisseau de larue, les eaux ménagères de l’hôtel.
– Puis tu sonnes ?
– Comme de juste. Le portier – car il y a un portier – vientm’ouvrir, et moi de mon air le plus vexé je lui raconte qu’entirant mon mouchoir de poche, j’ai laissé tomber vingt francs et jele prie de me prêter un instrument quelconque pour essayer de lesrattraper. Il me prête un morceau de fer, il en prend un de soncôté, et en moins de rien nous retrouvons la pièce. Aussitôt, je memets à sauter, comme si j’étais le plus heureux des hommes et je leprie de se laisser offrir un verre de n’importe quoi, en manière deremerciement.
– Pas mal !
– Oh ! M. Lecoq, ce truc est de vous, mais vous allez voirle reste, qui est de moi. Mon portier accepte, et nous voilà lesmeilleurs amis du monde, buvant un verre de bitter dans un débitqui est en face de l’hôtel. Nous causions gaiement, quand tout àcoup je me baisse comme si je venais d’apercevoir, à terre, quelquechose de surprenant, et je ramasse quoi ? la photographie quej’avais laissée tomber et que j’avais un peu abîmée avec mon pied.« Tiens ! dis-je, un portrait ! » Mon nouvel ami leprend, le regarde et n’a pas l’air de le reconnaître. Alors, pourêtre plus sûr, j’insiste et je dis : « Il est très bien cemonsieur, votre maître doit être dans ce genre, car tous les hommesbien se ressemblent. » Mais il répond que non, que l’homme duportrait a toute sa barbe, tandis que son maître est rasé comme unabbé. « D’ailleurs, ajoute-t-il, mon maître est Américain, il nousdonne les ordres en français, c’est vrai, mais Madame et luicausent toujours en anglais. »
À mesure que parlait le Pâlot, l’œil de M. Lecoq redevenaitbrillant.
– Trémorel parle anglais, n’est-ce pas ? demanda-t-il aupère Plantat.
– Très passablement, et Laurence aussi. Cela étant, notre pisteest bien la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe lesoir du crime. Nous pouvons marcher…
Cependant le Pâlot, qui s’attendait à des éloges, paraissaitquelque peu décontenancé.
– Mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, je trouve tonenquête très jolie, une bonne gratification te le prouvera.Ignorant ce que nous savons, tes déductions étaient justes. Maisrevenons à l’hôtel, tu dois avoir le plan durez-de-chaussée ?
– Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n’étaitpas muet, m’a donné quantité de renseignements sur ses maîtresqu’il ne sert pourtant que depuis deux jours. La dame estaffreusement triste et ne fait que pleurer.
– Nous le savons. Le plan, le plan…
– En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour lepassage des voitures. De l’autre côté de la voûte est une assezgrande cour, l’écurie et la remise, sont au fond de la cour. Àgauche de la voûte est le logement du portier. À droite est uneporte vitrée donnant sur un escalier de six marches, qui conduit àun vestibule sur lequel ouvrent le salon, la salle à manger et deuxautres petites pièces. Au premier se trouvent les chambres deMonsieur et Madame, un cabinet de travail, un…
– Assez ! interrompit M. Lecoq, mon siège est fait.
Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartimentet passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet.Comme la première fois, tous les agents se levèrent.
– M. Job, dit alors l’agent de la Sûreté à son lieutenant,écoutez bien l’ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ceque vous devez ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous lamain, vous irez tous vous installer chez le premier marchand devins qu’on trouve à droite, en remontant la rue d’Amsterdam. Dînez,vous avez le temps, mais sobrement, vous entendez.
Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu’il plaça sur latable en disant :
– Voilà pour le dîner.
Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre detrès près. Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître parlui-même l’hôtel habité par Trémorel. D’un coup d’œil il jugea queles dispositions intérieures étaient bien telles que le disaitPâlot.
– C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons laposition pour nous. Nos chances sont à cette heure dequatre-vingt-dix sur cent.
– Qu’allez-vous faire ? demanda le vieux juge de paix quel’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.
– Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue.Ainsi, ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heuresà nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans cequartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allonsdîner.
Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna versle restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la mainsur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlotaussitôt s’approcha.
– Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une têteque ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger unebouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans cerestaurant.
Ainsi que l’avait affirmé M. Lecoq, on dîne très bien aurestaurant du Havre. Le malheur est que le père Plantat ne put enjuger. Plus que le matin encore, il avait le cœur serré, et avalerune seule bouchée lui eût été impossible. Si seulement il eût connuquelque chose des projets de son guide ! Mais l’agent de laSûreté était resté impénétrable, se contentant de répondre à toutesles questions :
– Laissez-moi faire, fiez-vous à moi.
Certes, la confiance de M. Plantat était grande, mais plus ilréfléchissait, plus cette tentative de soustraire Trémorel à laCour d’assises lui paraissait périlleuse, hérissée d’insurmontablesdifficultés, presque insensée. Les doutes les plus poignantsassiégeaient son esprit et le torturaient. C’était sa vie, ensomme, qui se jouait, car il s’était juré qu’il ne survivrait pas àla perte de Laurence, réduite à confesser, en plein tribunal, etson déshonneur et son amour pour Hector.
M. Lecoq essaya bien de presser son convive, il voulait ledécider à prendre au moins un potage et un verre de vieuxbordeaux ; bientôt il reconnut l’inutilité de ses efforts etprit le parti de dîner comme s’il eût été seul. Il était fortsoucieux, mais jamais l’incertitude du résultat poursuivi ne lui afait perdre une bouchée. Il mangea longuement et bien, et vidalestement sa bouteille de Léoville. Cependant, la nuit était venue,et déjà les garçons commençaient à allumer les lustres. Peu à peula salle s’était vidée, et le père Plantat et M. Lecoq setrouvaient presque seuls.
– Ne serait-il pas enfin temps d’agir ? demanda timidementle vieux juge de paix.
L’agent de la Sûreté tira sa montre :
– Nous avons encore près d’une heure à nous, répondit-il,pourtant je vais tout préparer.
Il appela le garçon et demanda, en même temps qu’une tasse decafé, ce qu’il faut pour écrire.
– Voyez-vous, monsieur, poursuivait-il, pendant qu’ons’empressait de le servir, l’important pour nous est d’arriverjusqu’à Mlle Laurence à l’insu de Trémorel. Il nous faut dixminutes d’entretien avec elle et chez elle. Telle estl’indispensable condition de notre succès.
Le vieux juge de paix s’attendait probablement à quelque coup dethéâtre immédiat et décisif, car cette déclaration de M. Lecoqsembla le consterner.
– S’il en est ainsi, fit-il avec un geste désolé, autantrenoncer à notre projet.
– Pourquoi ?
– Parce que bien évidemment Trémorel ne doit pas laisserLaurence seule une minute.
– Aussi ai-je songé à l’attirer dehors.
– Et c’est vous, monsieur, si perspicace d’ordinaire qui pouvezsupposer qu’il s’aventurera dans les rues ! Vous ne vousrendez donc pas compte de sa situation en ce moment. Songez qu’ildoit être en proie à des terreurs sans bornes. Nous savons, nous,qu’on ne retrouvera pas la dénonciation de Sauvresy, mais ill’ignore, lui. Il se dit que peut-être ce manuscrit a été retrouvé,qu’on a eu des soupçons et que déjà sans doute il est recherché,poursuivi, traqué par la police.
M. Lecoq eut un sourire triomphant.
– Je me suis dit tout cela, répondit-il, et bien d’autres chosesencore. Ah ! trouver un moyen de débusquer Trémorel n’étaitpas aisé. Je l’ai cherché longtemps, mais enfin je l’ai trouvé,juste comme nous entrions ici. Dans une heure, le comte de Trémorelsera au faubourg Saint-Germain. Il va m’en coûter un faux c’estvrai, mais vous m’accorderez bien des circonstances atténuantes.D’ailleurs, qui veut la fin, veut les moyens.
Il prit la plume et, sans quitter son cigare, rapidement, ilécrivit :
« Monsieur Wilson,
Quatre des billets de mille francs que vous m’avez donnés enpaiement sont faux ; je viens de le reconnaître en lesremettant à mon banquier. Si avant dix heures vous n’êtes pas chezmoi pour vous expliquer à ce sujet, j’aurai le regret de faireparvenir ce soir même une plainte à monsieur le procureurimpérial.
Rech. »
– Tenez, monsieur, fit M. Lecoq en passant sa lettre au pèrePlantat, comprenez-vous !
D’un coup d’œil le vieux juge de paix eut lu, et il ne putretenir une exclamation de joie qui fit retourner tous lesgarçons.
– Oui, dit-il, oui, en effet, il sera pris au reçu de cettelettre, d’une épouvante qui triomphera de toutes ses terreurs. Ilse dira que parmi les billets remis en paiement il a pu s’englisser de faux sans qu’il s’en soit aperçu, il se dira qu’uneplainte déposée au Parquet provoquera une enquête, qu’il lui faudraprouver qu’il est bien M. Wilson et qu’alors il est perdu.
– Ainsi vous croyez qu’il sortira ?
– J’en suis sûr, à moins qu’il ne soit devenu fou.
– Nous réussirons donc, je vous le répète, car je viens desurmonter le seul obstacle sérieux.
Il s’interrompit brusquement. La porte du restaurant s’étaitentrouverte et par l’entrebâillement un homme avait passé la têteet l’avait retirée aussitôt.
– Voici mon homme, fit M. Lecoq, en appelant le garçon poursolder l’addition, sortons, il doit nous attendre dans lepassage.
Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme lesouvriers tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le longdes boutiques. Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches etles sourcils du plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnutpas le Pâlot. M. Lecoq qui a l’œil plus exercé, le reconnut bien,lui, et même il parut assez mécontent.
– Mauvais, grommela-t-il, lorsque l’ouvrier tapissier le salua,pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu’il suffise, pour sedéguiser, de changer la couleur de sa barbe ? Regarde-toi unpeu dans cette glace et dis-moi si l’expression de ta figure n’estpas absolument celle de tantôt ? Ton œil et ton sourire nesont-ils pas les mêmes ? Puis, vois, ta casquette est bientrop de côté, ce n’est pas naturel, et ta main ne s’enfonce pasassez crânement dans ta poche.
– Je tâcherai, monsieur, de faire mieux une autre fois, réponditmodestement le Pâlot.
– Je l’espère bien, mais enfin, pour ce soir, le concierge detantôt ne te reconnaîtra pas, et c’est tout ce qu’il faut.
– Et maintenant que dois-je faire ?
– Voici tes instructions, dit Lecoq répondant au Pâlot, etsurtout ne va pas te tromper. D’abord, tu vas retenir une voitureayant un bon cheval. Tu iras ensuite chez le marchand de vinschercher un de nos hommes qui t’accompagnera jusqu’à l’hôtel de M.Wilson. Arrivé là, tu sonneras, tu entreras seul et tu remettras auconcierge la lettre que voici en disant qu’elle est de la plushaute importance et très pressée. Ta commission faite, tu temettras, ainsi que ton agent, en embuscade devant l’hôtel. Si M.Wilson sort, et il sortira, ou je ne suis plus Lecoq, ton compagnonviendra immédiatement me prévenir. Quant à toi, tu t’attacheras àM. Wilson et tu ne le perdras pas de vue. Il prendra certainementune voiture, tu le suivras avec la tienne, en ayant la précautionde monter sur le siège à côté du cocher. Et ouvre l’œil, c’est ungaillard fort capable de s’esquiver pendant la course par une desportières et de te laisser courir après une voiture vide.
– C’est bien, du moment que je suis prévenu…
– Silence donc, quand je parle. Il ira probablement chez letapissier de la rue des Saints-Pères, cependant je puis me tromper.Il se peut qu’il se fasse conduire à une gare de chemin de ferquelconque, et qu’il prenne le premier train venu. En ce cas tumonteras dans le même wagon que lui et tu le suivras partout où ilira ; en ayant soin toutefois de m’expédier une dépêche dèsque tu le pourras.
– Oui, monsieur, très bien ; seulement si je dois prendreun train…
– Quoi ? Tu n’as pas d’argent ?
– Précisément.
– Alors – M. Lecoq sortit son portefeuille – prends ce billet decinq cents francs, c’est plus qu’il n’en faut pour entreprendre letour du monde. Tout est-il bien entendu ?
– Pardon… si M. Wilson revient purement et simplement à sonhôtel, que devrai-je faire ?
– Laisse-moi donc finir. S’il rentre, tu reviendras avec lui et,au moment où sa voiture s’arrêtera devant l’hôtel, tu donneras deuxvigoureux coups de sifflet. Puis tu m’attendras dans la rue, enayant soin de garder ta voiture que tu prêteras à Monsieur, s’il ena besoin.
– Compris ! fit le Pâlot, qui s’éloigna en courant.
Restés seuls, le père Plantat et l’agent de la Sûretécommencèrent à arpenter lentement la galerie. Ils étaient graves,silencieux comme on l’est toujours au moment décisif d’unepartie ; on ne parle pas autour des tables de jeu.
Tout à coup, M. Lecoq tressaillit, il venait d’apercevoir sonagent à l’extrémité de la galerie. Si vive était son impatiencequ’il courut à lui :
– Eh bien ?
– Monsieur, le gibier est lancé et Pâlot le file.
– À pied ou en voiture ?
– En voiture.
– Il suffit. Rejoins tes camarades et dis-leur de se tenirprêts.
Tout marchait au gré des désirs de M. Lecoq, et il se retournaittriomphant vers le vieux juge de paix, lorsqu’il fut frappé del’altération de ses traits.
– Vous trouveriez-vous indisposé, monsieur ! demanda-t-il,tout inquiet.
– Non, mais j’ai cinquante-cinq ans, M. Lecoq, et à cet âge ilest des émotions qui tuent. Tenez, au moment de voir mes vœux seréaliser, je tremble, je sens qu’une déception serait ma mort. J’aipeur, oui, j’ai peur… Ah ! que ne puis-je me dispenser de voussuivre !
– Mais votre présence est indispensable, monsieur, sans vous,sans votre aide, je ne puis rien.
– À quoi vous serai-je bon ?
– À sauver Mlle Laurence, monsieur.
Ce nom, ainsi prononcé, rendit au juge de paix d’Orcival unepartie de son énergie.
– S’il en est ainsi !… fit-il.
Déjà il s’avançait résolument vers la rue, M. Lecoq leretint.
– Pas encore, disait-il, pas encore ; le gain de labataille, monsieur, dépend de la précision de nos mouvements. Uneseule faute et toutes mes combinaisons échouent misérablement et jesuis forcé d’arrêter et de livrer à la justice le prévenu. Il nousfaut dix minutes d’entretien avec Mlle Laurence, mais non beaucoupplus, et il est absolument nécessaire que cet entretien soitbrusquement interrompu par le retour de Trémorel. Établissons doncnos calculs. Il faut à ce gredin trente minutes pour aller rue desSaints-Pères où il ne trouvera personne ; autant pourrevenir ; mettons quinze minutes perdues ; en tout uneheure et quart. C’est encore quarante minutes de patience.
Le père Plantat ne répondit pas, mais Lecoq comprit qu’il luiserait impossible de rester si longtemps debout, après les fatiguesde la journée, ému comme il l’était et n’ayant rien pris depuis laveille. Il l’entraîna donc dans un café voisin et le força detremper un biscuit dans un verre de vin. Puis, sentant bien quetoute conversation serait importune à cet homme si malheureux, ilprit un journal du soir et bientôt parut absorbé par les nouvellesd’Allemagne.
La tête renversée sur le dossier de la banquette de velours,l’œil perdu dans le vide, le vieux juge de paix repassait dans sonesprit les événements de ces quatre années qui venaient des’écouler. Il lui semblait que c’était hier que Laurence, encoreenfant, venait courir sur la pelouse de son jardin et ravager sesrosiers. Comme elle était jolie, déjà, et quelle divine expressionavaient ses grands yeux ! Puis, du soir au matin, pour ainsidire, comme une rose que fait épanouir une nuit de juin, la jolieenfant était devenue la radieuse jeune fille. Mais timide etréservée avec tous, elle ne l’était pas avec lui. N’avait-il pasété son vieil ami, le confident de ses petits chagrins et de sesinnocentes espérances. Combien elle était candide et pure ;quelle divine ignorance du mal !…
Neuf heures sonnèrent, M. Lecoq déposa son journal sur latable.
– Partons, dit-il.
Le père Plantat le suivait d’un pas plus assuré, et bientôt,accompagnés des hommes de M. Job, ils arrivèrent devant l’hôteloccupé par M. Wilson.
– Vous autres, dit M. Lecoq à ses agents, vous attendrez pourentrer que j’appelle, je vais laisser la porte entrouverte.
Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvrit et le pèrePlantat et l’agent de la Sûreté s’engagèrent sous la voûte. Leconcierge était sur le seuil de sa loge.
– M. Wilson ? demanda M. Lecoq.
– Il est absent.
– Je parlerai à madame, alors.
– Elle est absente aussi.
– Très bien ! seulement, comme il faut absolument que jeparle à Mme Wilson, je vais monter.
Le concierge s’apprêtait à une vive résistance, mais M. Lecoqayant appelé ses hommes, il comprit à qui il avait affaire et,plein de prudence, il se tut.
L’agent de la Sûreté posta alors six de ses hommes dans la cour,dans une position telle qu’on pût aisément les apercevoir desfenêtres du premier étage, et ordonna aux autres d’aller se placersur le trottoir en face, leur recommandant d’observer trèsostensiblement la maison.
Ces mesures prises, il revint au concierge.
– Toi, mon brave, commanda-t-il, attention. Quand ton maître quiest sorti, va rentrer, garde-toi bien de lui dire que la maison estcernée et que nous sommes là-haut ; un seul mot tecompromettrait terriblement…
Si menaçant étaient l’air et le ton de M. Lecoq, que le portierfrémit, il se vit au fond des plus humides cachots.
– Je suis aveugle, répondit-il, je suis muet.
– Combien y a-t-il de domestiques dans l’hôtel ?
– Trois, mais ils sont sortis.
L’agent de la Sûreté prit alors le bras du père Plantat et letenant fortement :
– Vous le voyez, monsieur, dit-il, tout est pour nous. Venez, etau nom de Mlle Laurence, du courage !
Toutes les prévisions de M. Lecoq se réalisaient. Laurencen’était pas morte, sa lettre à sa famille n’était qu’une odieusetromperie. C’était bien elle, qui sous le nom de Mme Wilsonhabitait l’hôtel où venaient de pénétrer le père Plantat et l’agentde la Sûreté.
Comment la belle et noble jeune fille tant aimée du juged’Orcival en était-elle venue à ces extrémités affreuses ?C’est que la logique de la vie, hélas ! enchaîne fatalementles unes aux autres toutes nos déterminations. C’est que souventune action indifférente, peu répréhensible en elle-même, peut êtrele point de départ d’un crime. Chacune de nos résolutions nouvellesdépend de celles qui l’ont précédées et en est la conséquencemathématique, en quelque sorte, comme le total d’une addition estle produit des chiffres posés.
Malheur à celui qui, pris au bord de l’abîme d’un premiervertige, ne fuit pas au plus vite sans détourner la tête ;c’en est fait de lui. Bientôt, cédant à une attractionirrésistible, il s’approche bravant le péril, son pied glisse, ilest perdu. Vainement revenu au sentiment de la réalité il fera,pour se retenir, d’incroyables efforts, il n’y parviendrapas ; à peine réussira-t-il à retarder sa chute définitive.Quoi qu’il fasse et qu’il tente, il roulera plus bas, toujours plusbas, jusqu’à ce qu’il arrive au fond, tout au fond du gouffre.
Ainsi Trémorel n’avait rien de l’implacable caractère desassassins, il n’était que faible et lâche ; et cependant ilavait commis d’abominables crimes. Tous ses forfaits remontaient aupremier sentiment d’envie qu’il avait ressenti contre Sauvresy etqu’il n’avait pas pris la peine de vaincre. Dieu a dit à la mer :Tu n’iras pas plus loin ; mais il n’est pas d’homme qui,brisant la digue de ses passions, sache où elles s’arrêteront.
Ainsi, le jour où Laurence, la pauvre enfant, éprise deTrémorel, s’était laissé serrer la main en se cachant de sa mère,elle était une fille perdue. Le serrement de main l’avait amenée àfeindre le suicide pour fuir avec son amant ; il pouvait aussibien la conduire à l’infanticide.
Restée seule après le départ d’Hector attiré au faubourgSaint-Germain par la lettre de M. Lecoq, la malheureuse Laurences’efforçait de remonter le cours des événements depuis une année,Combien ils avaient été imprévus et rapides ! Il lui semblaitqu’emportée dans un tourbillon, elle n’avait pas eu une secondepour se recueillir, pour ressaisir son libre arbitre. Elle sedemandait si elle n’était pas le jouet d’un cauchemar hideux et sielle n’allait pas se réveiller tout à l’heure, à Orcival, dans sablanche chambre de jeune fille.
Était-ce bien elle, qui était là dans une maison inconnue, mortepour tous, laissant une mémoire flétrie, réduite à vivre sous unnom d’emprunt, sans famille désormais, sans amis, sans personne aumonde sur qui appuyer sa faiblesse, à la merci d’un homme fugitifcomme elle, libre de briser demain les liens fragiles de lafantaisie qui le retenaient aujourd’hui.
Était-ce bien elle, enfin, qui sentait un enfant tressaillirdans son sein, qui allait être mère et qui se trouvait réduite àcet excès de misère de rougir de cette maternité qui est l’orgueildes jeunes femmes.
Mille souvenirs de son existence passée revenaient à sa mémoire,et cruels comme des remords avivaient son désespoir. Son cœur sefondait en songeant à ses amitiés d’autrefois, à sa mère, à sasœur, aux fiertés de son innocence, aux joies pures du foyerpaternel.
À demi renversée sur un divan du cabinet d’Hector, elle pleuraità chaudes larmes, librement. Elle pleurait sa vie brisée à vingtans, sa jeunesse perdue, ses radieuses espérances évanouies,l’estime du monde, sa propre estime à elle-même, qu’elle neretrouverait jamais.
Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit avec bruit.
Laurence crut que c’était Hector qui rentrait, et brusquementelle se leva, passant son mouchoir sur ses yeux pour essayer decacher ses larmes.
Sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas – M. Lecoq –s’inclinait respectueusement.
Elle eut peur. Tant de fois depuis deux jours Trémorel lui avaitrépété : « On nous poursuit, cachons-nous bien » qu’alors mêmequ’il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à redouter, elletremblait sans savoir pourquoi.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton hautain, qui vousa permis de pénétrer jusqu’ici, que voulez-vous ?
M. Lecoq est un de ces hommes qui ne laissent rien au hasard del’inspiration, qui prévoient tout, qui règlent les actions de lavie comme les scènes du théâtre. Il s’attendait à cette colèrelégitime, à ces questions, et il avait ménagé son effet.
Pour toute réponse, il fit un pas de côté, démasquant ainsi lepère Plantat placé derrière lui.
En reconnaissant son vieil ami, Laurence éprouva un si rudechoc, qu’en dépit de sa vaillance elle faillit se trouver mal.
– Vous, balbutia-t-elle, vous.
Le vieux juge de paix était, s’il se peut, plus ému qu’elleencore. Était-ce vraiment sa Laurence, qui était là devantlui ? Le chagrin avait si bien fait son œuvre qu’elle semblaitvieille ; ayant cessé de se serrer à risquer d’en mourir, sagrossesse était très apparente.
– Pourquoi m’avoir cherchée ? reprit elle. Pourquoi ajouterune douleur à ma vie ? Ah ! je l’avais bien dit à Hector,qu’on n’ajouterait pas foi à la lettre qu’il me dictait. Il est deces malheurs contre lesquels la mort seule est un refuge.
Le père Plantat allait répondre, mais M. Lecoq s’était promis demener l’entretien.
– Ce n’est pas vous, madame, que nous cherchons, dit-il, maisbien M. de Trémorel.
– Hector ! et pourquoi, s’il vous plaît ?
Au moment de frapper cette malheureuse enfant, coupableseulement d’avoir cru aux serments d’un misérable, M. Lecoq hésita.Et cependant il est de ceux qui pensent que la vérité brutale estmoins affreuse que des ménagements cruels.
– M. de Trémorel, répondit-il, a commis un grand crime.
– Lui !… vous mentez, monsieur.
L’agent de la Sûreté secoua tristement la tête.
– Je dis vrai, malheureusement, insista-t-il. M. de Trémorel aassassiné sa femme dans la nuit de mercredi à jeudi ; je suisagent de police, et j’ai ordre de l’arrêter.
Il supposait que cette terrible accusation allait foudroyerLaurence et la renverser. Il se trompait. Elle était foudroyée,mais elle restait debout. Le crime lui faisait horreur, mais il nelui paraissait pas absolument invraisemblable, ayant compris lahaine que Berthe inspirait à Hector.
– Eh bien ! soit, s’écria-t-elle, sublime d’énergie et dedésespoir, soit, je suis sa complice, arrêtez-moi.
Ce cri, qui paraissait arraché à la passion la plus folle,atterra le père Plantat, mais ne surprit pas M. Lecoq.
– Non, madame, reprit-il, non, vous n’êtes pas la complice decet homme. D’ailleurs le meurtre de sa femme est le moindre de sesforfaits. Savez-vous pourquoi il ne vous a pas épousée ? C’estque de concert avec Mme Berthe, qui était sa maîtresse, il aempoisonné Sauvresy, son sauveur, son meilleur ami. Nous en avonsla preuve.
C’était plus que n’en pouvait supporter l’infortunée Laurence,elle chancela et tomba mourante sur le canapé.
Mais elle ne doutait pas. Cette terrible révélation déchirait levoile qui, jusqu’alors, avait pour elle recouvert le passé. Oui,l’empoisonnement de Sauvresy lui expliquait toute la conduited’Hector, sa position, ses craintes, ses promesses, ses mensonges,sa haine, son abandon, son mariage, sa fuite, tout enfin.
Pourtant, elle essayait encore, non de le défendre, mais deprendre la moitié de ses crimes.
– Je le savais, balbutia-t-elle, d’une voix brisée par lessanglots, je savais tout.
Le vieux juge de paix était au désespoir.
– Comme vous l’aimez, pauvre enfant, s’écria-t-il, comme vousl’aimez !
Cette douloureuse exclamation rendit à Laurence toute sonénergie, elle fit un effort et se redressa l’œil brillantd’indignation :
– Moi l’aimer, s’écria-t-elle, moi !… Ah ! tenez, àvous, mon seul ami je puis expliquer ma conduite, car vous êtesdigne de me comprendre. Oui, je l’ai aimé ; c’est vrai, aiméjusqu’à l’oubli du devoir, jusqu’à l’abandon de moi-même. Mais unjour il s’est montré à moi tel qu’il est, je l’ai jugé, et monamour n’a pas résisté au mépris. J’ignorais l’assassinat terriblede Sauvresy, mais Hector m’avait avoué que son honneur et sa vieétaient entre les mains de Berthe…, et qu’elle l’aimait. Je l’ailaissé libre de m’abandonner, de se marier, sacrifiant ainsi plusque ma vie à ce que je croyais son bonheur, et cependant je n’avaisplus d’illusions. En fuyant avec lui, je me sacrifiais encore.Quand j’ai vu que cacher ma honte devenait impossible, j’ai voulumourir. Si je vis, si j’ai écrit à ma malheureuse mère une lettreinfâme, si en un mot, j’ai cédé aux prières d’Hector, c’est qu’ilme priait au nom de mon enfant… de notre enfant.
M. Lecoq qui sentait que le temps pressait essaya uneobservation, Laurence ne l’écouta pas.
– Mais qu’importe ! poursuivait-elle. Je l’ai aimé, je l’aisuivi, je suis à lui. La constance, voilà la seule excuse d’unefaute comme la mienne. Je ferai mon devoir. Je ne saurais êtreinnocente quand mon amant a commis un crime, je veux la moitié duchâtiment.
Elle parlait avec une animation si extraordinaire que l’agent dela Sûreté désespérait de la calmer, lorsque deux coups de sifflet,donnés dans la rue, arrivèrent jusqu’à lui. Trémorel rentrait, iln’y avait plus à hésiter, il saisit presque brutalement le bras deLaurence.
– Tout cela, madame, fit-il d’un ton dur, vous le direz auxjuges, mes ordres ne concernent que le sieur Trémorel. Voici, ausurplus, le mandat d’amener…
Il sortit à ces mots le mandat décerné par M. Domini et le posasur la table.
À force de volonté, Laurence était redevenue presque calme :
– Vous m’accorderez bien, demanda-t-elle, cinq minutesd’entretien avec M. le comte de Trémorel.
M. Lecoq eut un tressaillement de joie. Cette demande, ill’avait prévue, il l’attendait.
– Cinq minutes, soit, répondit-il. Mais renoncez, madame, àl’espoir de faire évader le prévenu, la maison est cernée ;regardez dans la cour et dans la rue, vous verrez mes hommes enembuscade. D’ailleurs, je vais rester là, dans la piècevoisine.
On entendit le pas du comte dans l’escalier.
– Voici Hector, fit Laurence, vite, bien vite, cachez-vous.
Et comme ils disparaissaient elle ajouta, mais non si bas quel’agent de la Sûreté ne l’entendit :
– Soyez tranquilles, nous ne nous évaderons pas.
Elle laissa retomber la portière ; il était temps, Hectorentrait. Il était plus pâle que la mort, ses yeux avaient uneaffreuse expression d’égarement.
– Nous sommes perdus, dit-il, on nous poursuit. Vois, cettelettre que je viens de recevoir, ce n’est pas l’homme dont elleporte la signature qui l’a écrite, il me l’a dit. Viens, partons,quittons cet hôtel…
Laurence l’écrasa d’un regard plein de haine et de mépris, etdit :
– Il est trop tard.
Sa contenance, sa voix étaient si extraordinaires que Trémorel,malgré son trouble, en fut frappé et demanda :
– Qu’y a-t-il ?
– On sait tout, on sait que vous avez assassiné votre femme.
– C’est faux.
Elle haussa les épaules.
– Eh bien ! oui, c’est vrai, oui, c’est que je t’aimaistant !…
– Vraiment ! Est-ce aussi par amour pour moi que vous avezempoisonné Sauvresy ?
Il comprit, qu’en effet, il était découvert, qu’on l’avaitattiré dans un piège, qu’on était venu, en son absence, informerLaurence de tout. Il n’essaya pas de nier.
– Que faire ? s’écria-t-il, que faire ?
Laurence l’attira vers elle, et, d’une voix frémissante, ellemurmura :
– Sauvez le nom de Trémorel, il y a des armes ici.
Il recula, comme s’il eût vu la mort elle-même.
– Non, fit-il, non, je peux encore fuir, me cacher, je parsseul, tu viendras me rejoindre.
– Je vous l’ai déjà dit, il est trop tard, la police a cerné lamaison. Et vous le savez, c’est le bagne ou l’échafaud.
– On peut se sauver par la cour.
– Elle est gardée, voyez.
Il courut à la fenêtre, aperçut les hommes de M. Lecoq et revinthideux de terreur, à moitié fou.
– On peut toujours essayer, disait-il, en se déguisant…
– Insensé ! Il y a là, tenez, un agent de police, et c’estlui qui a laissé sur le coin de cette table ce mandat d’arrêt.
Il vit qu’il était perdu sans ressources.
– Faut-il donc mourir ! murmura-t-il.
– Oui, il le faut, mais, auparavant, écrivez une déclaration devos crimes, on peut soupçonner des innocents…
Machinalement il s’assit, prit la plume que lui tendaitLaurence, et écrivit :
« Près de paraître devant Dieu, je déclare que seul et sanscomplices j’ai empoisonné Sauvresy et tué la comtesse de Trémorelma femme. »
Quand il eut signé et daté, Laurence ouvrit un des tiroirs dubureau où se trouvaient des pistolets. Hector en saisit un, elles’empara de l’autre.
Mais comme à l’hôtel autrefois, comme dans la chambre deSauvresy mourant, Trémorel, au moment d’appuyer l’arme sur sonfront, sentit le cœur lui manquer. Il était livide, ses dentsclaquaient, il tremblait au point qu’il faillit laisser échapper lepistolet.
– Laurence, balbutia-t-il, ma bien-aimée, que vas-tudevenir ?…
– Moi ! j’ai juré que partout et toujours je vous suivrais.Comprenez-vous ?
– Ah ! c’est horrible, dit-il encore. Ce n’est pas moi quiai empoisonné Sauvresy, c’est elle, il y a des preuves ;peut-être qu’avec un bon avocat…
M. Lecoq ne perdait ni un mot, ni un geste de cette scènepoignante. Volontairement ou involontairement, qui sait ? ilpoussa la porte qui fît du bruit.
Laurence crut que cette porte s’ouvrait, que l’agent revenait,qu’Hector allait tomber vivant aux mains de la police…
– Misérable lâche ! s’écria-t-elle en l’ajustant, tire ousinon…
Il hésitait, le bruit se renouvela, elle fit feu. Trémorel tombamort.
D’un geste rapide, Laurence ramassa l’autre pistolet et déjàelle le tournait contre elle, quand M. Lecoq bondit jusqu’à elle etlui arracha l’arme des mains.
– Malheureuse ! s’écria-t-il, que voulez-vous ?
– Mourir. Est-ce que je puis vivre, maintenant ?
– Oui, vous pouvez vivre, répondit l’agent de la Sûreté, et jedirai plus, vous devez vivre.
– Je suis une fille perdue…
– Non. Vous êtes une pauvre enfant séduite par un misérable.Vous êtes bien coupable, dites-vous, soit, vivez pour expier. Lesgrandes douleurs comme la vôtre ont leur mission en ce monde,mission de dévouement et de charité. Vivez, et le bien que vousferez vous rattachera à la vie. Vous avez cédé aux trompeusespromesses d’un scélérat, souvenez-vous, quand vous serez riche,qu’il y a de pauvres filles honnêtes, forcées de se vendre pour unmorceau de pain. Allez à ces malheureuses, arrachez-les à ladébauche, et leur honneur sera le vôtre.
M. Lecoq observait Laurence tout en parlant, et il s’aperçutqu’il la touchait. Pourtant ses yeux restaient secs et avaient unéclat inquiétant.
– D’ailleurs, reprit-il, votre vie n’est pas à vous, vous êtesmère.
– Eh ! répondit-elle, c’est pour mon enfant qu’il faut queje meure maintenant, si je ne veux pas mourir de honte quand il medemandera qui est son père…
– Vous lui répondrez, madame, en lui montrant un honnête homme,en lui montrant un vieil ami, M. Plantat, qui est prêt à lui donnerson nom.
Le vieux juge de paix était mourant ; pourtant, il eutencore la force de dire :
– Laurence, ma fille bien-aimée, je vous en conjure,acceptez…
Ces simples mots, prononcés avec une douceur infinie,attendrirent enfin la malheureuse jeune fille et la décidèrent.Elle fondit en larmes, elle était sauvée.
M. Lecoq aussitôt, s’empressa de jeter sur les épaules deLaurence un châle qu’il avait aperçu sur un meuble, et passant lebras de la jeune fille sous celui du père Plantat :
– Partez, dit-il au vieux juge de paix, emmenez-la ; meshommes ont ordre de vous laisser passer, et Pâlot vous cédera savoiture.
– Mais où aller ?
– À Orcival, M. Courtois est informé par une lettre de moi quesa fille est vivante, et il l’attend. Allez ! allez !
Resté seul, ayant entendu le roulement de la voiture quiemmenait Laurence et le père Plantat, l’agent de la Sûreté vint seplacer devant le cadavre de Trémorel.
« Voilà, se disait-il, un misérable que j’ai tué au lieu del’arrêter et de le livrer à la justice. En avais-je le droit ?Non, mais ma conscience ne me reproche rien, c’est donc que j’aibien agi. »
Et courant à l’escalier, il appela ses hommes.
Le lendemain même de la mort de Trémorel, La Ripaille et Guespinétaient remis en liberté, et recevaient, l’un quatre mille francspour s’acheter un bateau et des filets à mailles réglementaires,l’autre dix mille francs, avec promesse de pareille somme au boutd’un an, s’il allait s’établir dans son pays.
Quinze jours plus tard, à la grande surprise des badaudsd’Orcival, qui n’ont jamais su le fin mot de l’histoire, le pèrePlantat épousait Mlle Laurence Courtois et, le soir même, lesnouveaux époux partaient pour l’Italie en annonçant qu’ils yresteraient au moins un an.
Quant au père Courtois, il vient de mettre en vente son beaudomaine d’Orcival, il se propose de s’établir dans le midi, et esten quête d’une commune ayant besoin d’un bon maire.
Comme tout le monde, M. Lecoq aurait oublié cette affaire duValfeuillu restée fort obscure dans le public, n’était que l’autrematin un notaire est venu de sa personne lui apporter une lettrebien gracieuse de Laurence et un gros cahier de papier timbré.
Ces paperasses n’étaient autres que les titres de propriété dela jolie habitation du père Plantat à Orcival, « telle qu’elle sepoursuit et comporte, avec meubles meublants, écurie, remise,jardin, dépendances diverses », et quelques arpents de prés auxenvirons.
– Ô prodige ! s’écria M. Lecoq, je n’ai pas obligé desingrats ! Pour la rareté du fait, je consens à devenirpropriétaire.
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