Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo

XXII
De la Conciergerie.
Me voici transféré, comme dit le procès-verbal. Mais le voyage vaut la peine d’être conté.
Sept heures et demie sonnaient lorsque l’huissier s’est présenté de nouveau au seuil de mon cachot. – Monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends. – Hélas ! lui et d’autres !
Je me suis levé, j’ai fait un pas ; il m’a semblé que je n’en pourrais faire un second, tant ma tête était lourde et mes jambes faibles. Cependant je me suis remis et j’ai continué d’une allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon, j’y ai promené un dernier coup d’œil. – Je l’aimais, mon cachot. – Puis, je l’ai laissé vide et ouvert ; ce qui donne à un cachot un air singulier.
Au reste, il ne le sera pas longtemps. Ce soir on y attend quelqu’un, disaient les porte-clefs, un condamné que la cour d’assises est en train de faire à l’heure qu’il est.
Au détour du corridor l’aumônier nous a rejoints. Il venait de déjeuner.
Au sortir de la geôle, le directeur m’a pris affectueusement la main, et a renforcé mon escorte de quatre vétérans.
Devant la porte de l’infirmerie, un vieillard moribond m’a crié : Au revoir !
Nous sommes arrivés dans la cour. J’ai respiré ; cela m’a fait du bien.
Nous n’avons pas marché longtemps à l’air. Une voiture attelée de chevaux de poste stationnait dans la première cour ; c’est la même voiture qui m’avait amené ; une espèce de cabriolet oblong, divisé en deux sections par une grille transversale de fil de fer si épaisse qu’on la dirait tricotée. Les deux sections ont chacune une porte, l’une devant, l’autre derrière la carriole. Le tout si sale, si noir si poudreux, que le corbillard des pauvres est un carrosse du sacre en comparaison.
Avant de m’ensevelir dans cette tombe à deux roues, j’ai jeté un regard dans la cour, un de ces regards désespérés devant lesquels il semble que les murs devraient crouler. La cour, espèce de petite place plantée d’arbres, était plus encombrée encore de spectateurs que pour les galériens. Déjà la foule !
Comme le jour du départ de la chaîne, il tombait une pluie de la saison, une pluie fine et glacée qui tombe encore à l’heure où j’écris, qui tombera sans doute toute la journée, qui durera plus que moi.
Les chemins étaient effondrés, la cour pleine de fange et d’eau. J’ai eu plaisir à voir cette foule dans cette boue.
Nous sommes montés, l’huissier et un gendarme, dans le compartiment de devant ; le prêtre, moi et un gendarme dans l’autre. Quatre gendarmes à cheval autour de la voiture. Ainsi, sans le postillon, huit hommes pour un homme.
Pendant que je montais, il y avait une vieille aux yeux gris qui disait : – J’aime encore mieux cela que la chaîne.
Je conçois. C’est un spectacle qu’on embrasse plus aisément d’un coup d’œil, c’est plus tôt vu. C’est tout aussi beau et plus commode. Rien ne vous distrait. Il n’y a qu’un homme, et sur cet homme seul autant de misère que sur tous les forçats à la fois. Seulement cela est moins éparpillé ; c’est une liqueur concentrée, bien plus savoureuse.
La voiture s’est ébranlée. Elle a fait un bruit sourd en passant sous la voûte de la grande porte, puis a débouché dans l’avenue, et les lourds battants de Bicêtre se sont refermés derrière elle. Je me sentais emporté avec stupeur, comme un homme tombé en léthargie qui ne peut ni remuer ni crier et qui entend qu’on l’enterre. J’écoutais vaguement les paquets de sonnettes pendus au cou des chevaux de poste sonner en cadence et comme par hoquets, les roues ferrées bruire sur le pavé ou cogner la caisse en changeant d’ornière, le galop sonore des gendarmes autour de la carriole, le fouet claquant du postillon. Tout cela me semblait comme un tourbillon qui m’emportait.
À travers le grillage d’un judas percé en face de moi, mes yeux s’étaient fixés machinalement sur l’inscription gravée en grosses lettres au-dessus de la grande porte de Bicêtre : HOSPICE DE LA VIEILLESSE.

– Tiens, me disais-je, il paraît qu’il y a des gens qui vieillissent, là.
Et, comme on fait entre la veille et le sommeil, je retournais cette idée en tous sens dans mon esprit engourdi de douleur. Tout à coup la carriole, en passant de l’avenue dans la grande route, a changé le point de vue de la lucarne. Les tours de Notre-Dame sont venues s’y encadrer, bleues et à demi effacées dans la brume de Paris. Sur-le-champ le point de vue de mon esprit a changé aussi. J’étais devenu machine comme la voiture. À l’idée de Bicêtre a succédé l’idée des tours de Notre- Dame. – Ceux qui seront sur la tour où est le drapeau verront bien, me suis-je dit en souriant stupidement.
Je crois que c’est à ce moment-là que le prêtre s’est remis à me parler. Je l’ai laissé dire patiemment. J’avais déjà dans l’oreille le bruit des roues, le galop des chevaux, le fouet du postillon. C’était un bruit de plus.
J’écoutais en silence cette chute de paroles monotones qui assoupissaient ma pensée comme le murmure d’une fontaine, et qui passaient devant moi, toujours diverses et toujours les mêmes, comme les ormeaux tordus de la grande route, lorsque la voix brève et saccadée de l’huissier, placé sur le devant, est venue subitement me secouer.
– Eh bien ! monsieur l’abbé, disait-il avec un accent presque gai, qu’est-ce que vous savez de nouveau ?
C’est vers le prêtre qu’il se retournait en parlant ainsi. L’aumônier, qui me parlait sans relâche, et que la voiture assourdissait, n’a pas répondu.
– Hé ! hé ! a repris l’huissier en haussant la voix pour avoir le dessus sur le bruit des roues ; infernale voiture !
Infernale ! En effet. Il a continué :
– Sans doute, c’est le cahot ; on ne s’entend pas. Qu’est-ce que je voulais donc dire ? Faites-moi le plaisir de m’apprendre ce que je voulais dire, monsieur l’abbé ! – Ah ! savez-vous la grande nouvelle de Paris, aujourd’hui ?
J’ai tressailli, comme s’il parlait de moi.
– Non, a dit le prêtre, qui avait enfin entendu, je n’ai pas eu le temps de lire les journaux ce matin. Je verrai cela ce soir. Quand je suis occupé comme cela toute la journée, je recommande au portier de me garder mes journaux, et je les lis en rentrant.
– Bah ! a repris l’huissier, il est impossible que vous ne sachiez pas cela. La nouvelle de Paris ! la nouvelle de ce matin !
J’ai pris la parole.
– Je crois la savoir. L’huissier m’a regardé.
– Vous ! vraiment ! En ce cas, qu’en dites-vous ?
– Vous êtes curieux ! lui ai-je dit.
– Pourquoi, monsieur ? a répliqué l’huissier. Chacun a son opinion politique. Je vous estime trop pour croire que vous n’avez pas la vôtre. Quant à moi, je suis tout à fait d’avis du rétablissement de la garde nationale. J’étais sergent de ma compagnie, et, ma foi, c’était fort agréable.
Je l’ai interrompu.
– Je ne croyais pas que ce fût de cela qu’il s’agissait.
– Et de quoi donc ? Vous disiez savoir la nouvelle…
– Je parlais d’une autre, dont Paris s’occupe aussi aujourd’hui.
L’imbécile n’a pas compris ; sa curiosité s’est éveillée.
– Une autre nouvelle ? Où diable avez-vous pu apprendre des nouvelles ? Laquelle, de grâce, mon cher monsieur ? Savez-vous ce que c’est, monsieur l’abbé ? êtes-vous plus au courant que moi ? Mettez-moi au fait, je vous prie. De quoi s’agit-il ? – Voyez-vous, j’aime les nouvelles. Je les conte à monsieur le président, et cela l’amuse.
Et mille billevesées. Il se tournait tour à tour vers le prêtre et vers moi, et je ne répondais qu’en haussant les épaules.
– Eh bien ! m’a-t-il dit, à quoi pensez-vous donc ?
– Je pense, ai-je répondu, que je ne penserai plus ce soir.
– Ah ! c’est cela ! a-t-il répliqué. Allons, vous êtes trop triste ! M. Castaing causait.
Puis, après un silence :
– J’ai conduit M. Papavoine ; il avait sa casquette de loutre et fumait son cigare. Quant aux jeunes gens de La Rochelle, ils ne parlaient qu’entre eux. Mais ils parlaient.
Il a fait encore une pause, et a poursuivi :
– Des fous ! des enthousiastes ! Ils avaient l’air de mépriser tout le monde. Pour ce qui est de vous, je vous trouve vraiment bien pensif, jeune homme.
– Jeune homme ! lui ai-je dit, je suis plus vieux que vous ; chaque quart d’heure qui s’écoule me vieillit d’une année.
Il s’est retourné, m’a regardé quelques minutes avec un étonnement inepte, puis s’est mis à ricaner lourdement.
– Allons, vous voulez rire, plus vieux que moi ! je serais votre grand‘père.
– Je ne veux pas rire, lui ai-je répondu gravement. Il a ouvert sa tabatière.
– Tenez, cher monsieur, ne vous fâchez pas ; une prise de tabac, et ne me gardez pas rancune.
– N’ayez pas peur ; je n’aurai pas longtemps à vous la garder.
En ce moment sa tabatière, qu’il me tendait, a rencontré le grillage qui nous séparait. Un cahot a fait qu’elle l’a heurté assez violemment et est tombée tout ouverte sous les pieds du gendarme.
– Maudit grillage ! s’est écrié l’huissier. Il s’est tourné vers moi.
– Eh bien ! ne suis-je pas malheureux ? tout mon tabac est perdu !
– Je perds plus que vous, ai-je répondu en souriant.
Il a essayé de ramasser son tabac, en grommelant entre ses dents :
– Plus que moi ! cela est facile à dire. Pas de tabac jusqu’à Paris ! c’est terrible !
L’aumônier alors lui a adressé quelques paroles de consolation, et je ne sais si j’étais préoccupé, mais il m’a semblé que c’était la suite de l’exhortation dont j’avais eu le commencement. Peu à peu la conversation s’est engagée entre le prêtre et l’huissier ; je les ai laissés parler de leur côté, et je me suis mis à penser du mien.
En abordant la barrière, j’étais toujours préoccupé sans doute, mais Paris m’a paru faire un plus grand bruit qu’à l’ordinaire.
La voiture s’est arrêtée un moment devant l’octroi. Les douaniers de ville l’ont inspectée. Si c’eût été un mouton ou un bœuf qu’on eût mené à la boucherie, il aurait fallu leur jeter une bourse d’argent ; mais une tête humaine ne paie pas de droit. Nous avons passé.
Le boulevard franchi, la carriole s’est enfoncée au grand trot dans ces vieilles rues tortueuses du faubourg Saint-Marceau et de la Cité, qui serpentent et s’entrecoupent comme les mille chemins d’une fourmilière. Sur le pavé de ces rues étroites le roulement de la voiture est devenu si bruyant et si rapide, que je n’entendais plus rien du bruit extérieur. Quand je jetais les yeux par la petite lucarne carrée, il me semblait que le flot des passants s’arrêtait pour regarder la voiture, et que des bandes d’enfants couraient sur sa trace. Il m’a semblé aussi voir de temps en temps dans les carrefours ça et là un homme ou une vieille en haillons, quelquefois les deux ensemble, tenant en main une liasse de feuilles imprimées que les passants se disputaient, en ouvrant la bouche comme pour un grand cri.
Huit heures et demie sonnaient à l’horloge du Palais au moment où nous sommes arrivés dans la cour de la Conciergerie. La vue de ce grand escalier, de cette noire chapelle, de ces guichets sinistres, m’a glacé. Quand la voiture s’est arrêtée, j’ai cru que les battements de mon cœur allaient s’arrêter aussi.
J’ai recueilli mes forces ; la porte s’est ouverte avec la rapidité de l’éclair ; j’ai sauté à bas du cachot roulant, et je me suis enfoncé à grands pas sous la voûte entre deux haies de soldats. Il s’était déjà formé une foule sur mon passage.

XXIII
Tant que j’ai marché dans les galeries publiques du Palais de Justice, je me suis senti presque libre et à l’aise ; mais toute ma résolution m’a abandonné quand on a ouvert devant moi des portes basses, des escaliers secrets, des couloirs intérieurs, de longs corridors étouffés et sourds, où il n’entre que ceux qui condamnent ou ceux qui sont condamnés.
L’huissier m’accompagnait toujours. Le prêtre m’avait quitté pour revenir dans deux heures ; il avait ses affaires.
On m’a conduit au cabinet du directeur, entre les mains duquel l’huissier m’a remis. C’était un échange. Le directeur l’a prié d’attendre un instant, lui annonçant qu’il allait avoir du gibier à lui remettre, afin qu’il le conduisît sur-le-champ à Bicêtre par le retour de la carriole. Sans doute le condamné d’aujourd’hui, celui qui doit coucher ce soir sur la botte de paille que je n’ai pas eu le temps d’user.
– C’est bon, a dit l’huissier au directeur, je vais attendre un moment ; nous ferons les deux procès- verbaux à la fois, cela s’arrange bien.
En attendant, on m’a déposé dans un petit cabinet attenant à celui du directeur. Là on m’a laissé seul, bien verrouillé.
Je ne sais à quoi je pensais, ni depuis combien de temps j’étais là, quand un brusque et violent éclat de rire à mon oreille m’a réveillé de ma rêverie.
J’ai levé les yeux en tressaillant. Je n’étais plus seul dans la cellule. Un homme s’y trouvait avec moi, un homme d’environ cinquante-cinq ans, de moyenne taille ; ridé, voûté, grisonnant ; à membres trapus ; avec un regard louche dans des yeux gris, un rire amer sur le visage ; sale, en guenilles, demi-nu, repoussant à voir.
Il paraît que la porte s’était ouverte, l’avait vomi, puis s’était refermée sans que je m’en fusse aperçu. Si la mort pouvait venir ainsi !
Nous nous sommes regardés quelques secondes fixement, l’homme et moi ; lui, prolongeant son rire qui ressemblait à un râle ; moi, demi-étonné, demi-effrayé.
– Qui êtes-vous ? lui ai-je dit enfin.
– Drôle de demande ! a-t-il répondu. Un friauche.
– Un friauche ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Cette question a redoublé sa gaieté.
– Cela veut dire, s’est-il écrié au milieu d’un éclat de rire, que le taule jouera au panier avec ma sorbonne dans six semaines, comme il va faire avec ta tronche dans six heures. – Ha ! ha ! il paraît que tu comprends maintenant.
En effet, j’étais pâle, et mes cheveux se dressaient. C’était l’autre condamné, le condamné du jour, celui qu’on attendait à Bicêtre, mon héritier.
Il a continué :
– Que veux-tu ? voilà mon histoire à moi. Je suis fils d’un bon peigre ; c’est dommage que Charlot{7} ait pris la peine un jour de lui attacher sa cravate. C’était quand régnait la potence, par la grâce de Dieu. À six ans, je n’avais plus ni père ni mère ; l’été, je faisais la roue dans la poussière au bord des routes, pour qu’on me jetât un sou par la portière des chaises de poste ; l’hiver, j’allais pieds nus dans la boue en soufflant dans mes doigts tout rouges ; on voyait mes cuisses à travers mon pantalon. À neuf ans, j’ai commencé à me servir de mes louches{8}, de temps en temps je vidais une fouillouse{9}, je filais une pelure{10} ; à dix ans, j’étais un marlou{11}. Puis j’ai fait des connaissances ; à dix-sept, j’étais un grinche{12}. Je forçais une boutanche, je faussais une tournante{13}. On m’a pris. J’avais l’âge, on m’a envoyé ramer dans la petite marine{14}. Le bagne, c’est dur ; coucher sur une planche, boire de l’eau claire, manger du pain noir, traîner un imbécile de boulet qui ne sert à rien ; des coups de bâton et des coups de soleil. Avec cela on est tondu, et moi qui avais de beaux cheveux châtains !… N’importe ! j’ai fait mon temps. Quinze ans, cela s’arrache ! J’avais trente- deux ans. Un beau matin on me donna une feuille de route et soixante-six francs que je m’étais amassés dans mes quinze ans de galères, en travaillant seize heures par jour, trente jours par mois, et douze mois par année. C’est égal, je voulais être honnête homme avec mes soixante-six francs, et j’avais de plus beaux sentiments sous mes guenilles qu’il n’y en a sous une serpillière de ratichon{15}. Mais que les diables soient avec le passeport ! Il était jaune, et on avait écrit dessus forçat libéré. Il fallait montrer cela partout où je passais et le présenter tous les huit jours au maire du village où l’on me forçait de tapiquer{16}. La belle recommandation ! un galérien ! Je faisais peur, et les petits enfants se sauvaient, et l’on fermait les portes. Personne ne voulait me donner d’ouvrage. Je mangeai mes soixante-six francs. Et puis il fallut vivre. Je montrai mes bras bons au travail, on ferma les portes. J’offris ma journée pour quinze sous, pour dix sous, pour cinq sous. Point. Que faire ? Un jour, j’avais faim, je donnai un coup de coude dans le carreau d’un boulanger ; j’empoignai un pain, et le boulanger m’empoigna ; je ne mangeai pas le pain, et j’eus les galères à perpétuité, avec trois lettres de feu sur l’épaule. – Je te montrerai, si tu veux. – On appelle cette justice-là la récidive. Me voilà donc cheval de retour{17}. On me remit à Toulon ; cette fois avec les bonnets verts{18}. Il fallait m’évader. Pour cela, je n’avais que trois murs à percer, deux chaînes à couper, et j’avais un clou. Je m’évadai. On tira le canon d’alerte ; car, nous autres, nous sommes comme les cardinaux de Rome, habillés de rouge, et on tire le canon quand nous partons. Leur poudre alla aux moineaux. Cette fois, pas de passeport jaune, mais pas d’argent non plus. Je rencontrai des camarades qui avaient aussi fait leur temps ou cassé leur ficelle. Leur coire{19} me proposa d’être des leurs ; on faisait la grande soûlasse sur le trimar{20}. J’acceptai, et je me mis à tuer pour vivre. C’était tantôt une diligence, tantôt une chaise de poste, tantôt un marchand de bœufs à cheval. On prenait l’argent, on laissait aller au hasard la bête ou la voiture, et l’on enterrait l’homme sous un arbre, en ayant soin que les pieds ne sortissent pas ; et puis on dansait sur la fosse, pour que la terre ne parût pas fraîchement remuée. J’ai vieilli comme cela, gîtant dans les broussailles, dormant aux belles étoiles, traqué de bois en bois, mais du moins libre et à moi. Tout a une fin, et autant celle-là qu’une autre. Les marchands de lacets{21}, une belle nuit, nous ont pris au collet. Mes fanandels{22} se sont sauvés ; mais moi, le plus vieux, je suis resté sous la griffe de ces chats à chapeaux galonnés. On m’a amené ici. J’avais déjà passé par tous les échelons de l’échelle, excepté un. Avoir volé un mouchoir ou tué un homme, c’était tout un pour moi désormais ; il y avait encore une récidive à m’appliquer. Je n’avais plus qu’à passer par le faucheur{23}. Mon affaire a été courte. Ma foi, je commençais à vieillir et à n’être plus bon à rien. Mon père a épousé la veuve{24}, moi je me retire à l’abbaye de Mont’-à-Regret{25}. – Voilà, camarade.
J’étais resté stupide en l’écoutant. Il s’est remis à rire plus haut encore qu’en commençant, et a voulu me prendre la main. J’ai reculé avec horreur.
– L’ami, m’a-t-il dit, tu n’as pas l’air brave. Ne va pas faire le singe devant la carline{26}. Vois-tu, il y a un mauvais moment à passer sur la placarde{27} ; mais cela est sitôt fait ! Je voudrais être là pour te montrer la culbute. Mille dieux ! j’ai envie de ne pas me pourvoir, si l’on veut me faucher aujourd’hui avec toi. Le même prêtre nous servira à tous deux ; ça m’est égal d’avoir tes restes. Tu vois que je suis un bon garçon. Hein ! dis, veux- tu ? d’amitié !
Il a encore fait un pas pour s’approcher de moi.
– Monsieur, lui ai-je répondu en le repoussant, je vous remercie.
Nouveaux éclats de rire à ma réponse.
– Ah ! ah ! monsieur, vousailles{28} êtes un marquis ! c’est un marquis !
Je l’ai interrompu :
– Mon ami, j’ai besoin de me recueillir, laissez-moi.
La gravité de ma parole l’a rendu pensif tout à coup. Il a remué sa tête grise et presque chauve ; puis, creusant avec ses ongles sa poitrine velue, qui s’offrait nue sous sa chemise ouverte :
– Je comprends, a-t-il murmuré entre ses dents ; au fait, le sanglier{29} !…
Puis, après quelques minutes de silence :
– Tenez, m’a-t-il dit presque timidement, vous êtes un marquis, c’est fort bien ; mais vous avez là une belle redingote qui ne vous servira plus à grand’chose ! le taule la prendra. Donnez-la-moi, je la vendrai pour avoir du tabac.
J’ai ôté ma redingote et je la lui ai donnée. Il s’est mis à battre des mains avec une joie d’enfant. Puis, voyant que j’étais en chemise et que je grelottais :

– Vous avez froid, monsieur, mettez ceci ; il pleut, et vous seriez mouillé ; et puis il faut être décemment sur la charrette.
En parlant ainsi, il ôtait sa grosse veste de laine grise et la passait dans mes bras. Je le laissais faire.
Alors j’ai été m’appuyer contre le mur, et je ne saurais dire quel effet me faisait cet homme. Il s’était mis à examiner la redingote que je lui avais donnée, et poussait à chaque instant des cris de joie.
– Les poches sont toutes neuves ! le collet n’est pas usé ! J’en aurai au moins quinze francs. Quel bonheur ! du tabac pour mes six semaines !
La porte s’est rouverte. On venait nous chercher tous deux ; moi, pour me conduire à la chambre où les condamnés attendent l’heure ; lui, pour le mener à Bicêtre. Il s’est placé en riant au milieu du piquet qui devait l’emmener, et il disait aux gendarmes :
– Ah ça ! ne vous trompez pas ; nous avons changé de pelure, monsieur et moi ; mais ne me prenez pas à sa place. Diable ! cela ne m’arrangerait pas, maintenant que j’ai de quoi avoir du tabac !

Ce vieux scélérat, il m’a pris ma redingote, car je ne la lui ai pas donnée, et puis il m’a laissé cette guenille, sa veste infâme. De qui vais-je avoir l’air ?
Je ne lui ai pas laissé prendre ma redingote par insouciance ou par charité. Non ; mais parce qu’il était plus fort que moi. Si j’avais refusé, il m’aurait battu avec ses gros poings.
Ah bien oui, charité ! j’étais plein de mauvais sentiments. J’aurais voulu pouvoir l’étrangler de mes mains, le vieux voleur ! pouvoir le piler sous mes pieds !
Je me sens le cœur plein de rage et d’amertume. Je crois que la poche au fiel a crevé. La mort rend méchant. Ils m’ont amené dans une cellule où il n’y a que les quatre murs, avec beaucoup de barreaux à la fenêtre et beaucoup de verrous à la porte, cela va sans dire.
J’ai demandé une table, une chaise, et ce qu’il faut pour écrire. On m’a apporté tout cela.
Puis j’ai demandé un lit. Le guichetier m’a regardé de ce regard étonné qui semble dire : – À quoi bon ?
Cependant ils ont dressé un lit de sangle dans le coin. Mais en même temps un gendarme est venu s’installer dans ce qu’ils appellent ma chambre. Est-ce qu’ils ont peur que je ne m’étrangle avec le matelas ?

Il est dix heures.
Ô ma pauvre petite fille ! encore six heures, et je serai mort ! Je serai quelque chose d’immonde qui traînera sur la table froide des amphithéâtres ; une tête qu’on moulera d’un côté, un tronc qu’on disséquera de l’autre ; puis de ce qui restera, on en mettra plein une bière, et le tout ira à Clamart.
Voilà ce qu’ils vont faire de ton père, ces hommes dont aucun ne me hait, qui tous me plaignent et tous pourraient me sauver. Ils vont me tuer. Comprends-tu cela, Marie ? Me tuer de sang-froid, en cérémonie, pour le bien de la chose ! Ah ! grand Dieu !
Pauvre petite ! ton père, qui t’aimait tant, ton père qui baisait ton petit cou blanc et parfumé, qui passait la main sans cesse dans les boucles de tes cheveux comme sur de la soie, qui prenait ton joli visage rond dans sa main, qui te faisait sauter sur ses genoux, et le soir joignait tes deux petites mains pour prier Dieu !
Qui est-ce qui te fera tout cela maintenant ? Qui est-ce qui t’aimera ? Tous les enfants de ton âge auront des pères, excepté toi. Comment te déshabitueras-tu, mon enfant, du Jour de l’An, des étrennes, des beaux joujoux, des bonbons et des baisers ? – Comment te déshabitueras-tu, malheureuse orpheline, de boire et de manger ?
Oh ! si ces jurés l’avaient vue, au moins, ma jolie petite Marie, ils auraient compris qu’il ne faut pas tuer le père d’un enfant de trois ans.
Et quand elle sera grande, si elle va jusque-là, que deviendra-t-elle ? Son père sera un des souvenirs du peuple de Paris. Elle rougira de moi et de mon nom ; elle sera méprisée, repoussée, vile à cause de moi, de moi qui l’aime de toutes les tendresses de mon cœur. Ô ma petite Marie bien-aimée ! Est-il bien vrai que tu auras honte et horreur de moi ?
Misérable ! quel crime j’ai commis, et quel crime je fais commettre à la société !
Oh ! est-il bien vrai que je vais mourir avant la fin du jour ? Est-il bien vrai que c’est moi ? Ce bruit sourd de cris que j’entends au dehors, ce flot de peuple joyeux qui déjà se hâte sur les quais, ces gendarmes qui s’apprêtent dans leurs casernes, ce prêtre en robe noire, cet autre homme aux mains rouges, c’est pour moi ! c’est moi qui vais mourir ! moi, le même qui est ici, qui vit, qui se meut, qui respire, qui est assis à cette table, laquelle ressemble à une autre table, et pourrait aussi bien être ailleurs ; moi, enfin, ce moi que je touche et que je sens, et dont le vêtement fait les plis que voilà !

Encore si je savais comment cela est fait et de quelle façon on meurt là-dessus ! mais, c’est horrible, je ne le sais pas.
Le nom de la chose est effroyable, et je ne comprends point comment j’ai pu jusqu’à présent l’écrire et le prononcer.
La combinaison de ces dix lettres, leur aspect, leur physionomie est bien faite pour réveiller une idée épouvantable, et le médecin de malheur qui a inventé la chose avait un nom prédestiné.
L’image que j’y attache, à ce mot hideux, est vague, indéterminée, et d’autant plus sinistre. Chaque syllabe est comme une pièce de la machine. J’en construis et j’en démolis sans cesse dans mon esprit la monstrueuse charpente.
Je n’ose faire une question là-dessus, mais il est affreux de ne savoir ce que c’est, ni comment s’y prendre. Il paraît qu’il y a une bascule et qu’on vous couche sur le ventre… – Ah ! mes cheveux blanchiront avant que ma tête ne tombe !

Je l’ai cependant entrevue une fois.
Je passais sur la place de Grève, en voiture, un jour, vers onze heures du matin. Tout à coup la voiture s’arrêta.
Il y avait foule sur la place. Je mis la tête à la portière. Une populace encombrait la Grève et le quai, et des femmes, des hommes, des enfants étaient debout sur le parapet. Au-dessus des têtes, on voyait une espèce d’estrade en bois rouge que trois hommes échafaudaient.
Un condamné devait être exécuté le jour même, et l’on bâtissait la machine.
Je détournai la tête avant d’avoir vu. À côté de la voiture, il y avait une femme qui disait à un enfant :
– Tiens, regarde ! le couteau coule mal, ils vont graisser la rainure avec un bout de chandelle.
C’est probablement là qu’ils en sont aujourd’hui. Onze heures viennent de sonner. Ils graissent sans doute la rainure.
Ah ! cette fois, malheureux, je ne détournerai pas la tête.

Ô ma grâce ! ma grâce ! on me fera peut-être grâce. Le roi ne m’en veut pas. Qu’on aille chercher mon avocat ! vite l’avocat ! Je veux bien des galères. Cinq ans de galères, et que tout soit dit – ou vingt ans – ou à perpétuité avec le fer rouge. Mais grâce de la vie !
Un forçat, cela marche encore, cela va et vient, cela voit le soleil.

Le prêtre est revenu.
Il a des cheveux blancs, l’air très doux, une bonne et respectable figure ; c’est en effet un homme excellent et charitable. Ce matin, je l’ai vu vider sa bourse dans les mains des prisonniers. D’où vient que sa voix n’a rien qui émeuve et qui soit ému ? D’où vient qu’il ne m’a rien dit encore qui m’ait pris par l’intelligence ou par le cœur ?
Ce matin, j’étais égaré. J’ai à peine entendu ce qu’il m’a dit. Cependant ses paroles m’ont semblé inutiles, et je suis resté indifférent ; elles ont glissé comme cette pluie froide sur cette vitre glacée.
Cependant, quand il est rentré tout à l’heure près de moi, sa vue m’a fait du bien. C’est parmi tous ces hommes le seul qui soit encore homme pour moi, me suis-je dit. Et il m’a pris une ardente soif de bonnes et consolantes paroles.
Nous nous sommes assis, lui sur la chaise, moi sur le lit. Il m’a dit : – Mon fils… Ce mot m’a ouvert le cœur. Il a continué :
– Mon fils, croyez-vous en Dieu ?
– Oui, mon père, lui ai-je répondu.

– Croyez-vous en la sainte église catholique, apostolique et romaine ?
– Volontiers, lui ai-je dit.
– Mon fils, a-t-il repris, vous avez l’air de douter.
Alors il s’est mis à parler. Il a parlé longtemps ; il a dit beaucoup de paroles ; puis, quand il a cru avoir fini, il s’est levé et m’a regardé pour la première fois depuis le commencement de son discours, en m’interrogeant :
– Eh bien ?
Je proteste que je l’avais écouté avec avidité d’abord, puis avec attention, puis avec dévouement. Je me suis levé aussi.
– Monsieur, lui ai-je répondu, laissez-moi seul, je vous prie.
Il m’a demandé :
– Quand reviendrai-je ?
– Je vous le ferai savoir.
Alors il est sorti sans rien dire, mais en hochant la tête, comme se disant à lui-même :
– Un impie !
Non, si bas que je sois tombé, je ne suis pas un impie, et Dieu m’est témoin que je crois en lui. Mais que m’a-t-il dit, ce vieillard ? rien de senti, rien d’attendri, rien de pleuré, rien d’arraché de l’âme, rien qui vînt de son cœur pour aller au mien, rien qui fût de lui à moi. Au contraire, je ne sais quoi de vague, d’inaccentué, d’applicable à tout et à tous ; emphatique où il eût été besoin de profondeur, plat où il eût fallu être simple ; une espèce de sermon sentimental et d’élégie théologique. Çà et là, une citation latine en latin. Saint Augustin, Saint Grégoire, que sais- je ? Et puis, il avait l’air de réciter une leçon déjà vingt fois récitée, de repasser un thème, oblitéré dans sa mémoire à force d’être su. Pas un regard dans l’œil, pas un accent dans la voix, pas un geste dans les mains.
Et comment en serait-il autrement ? Ce prêtre est l’aumônier en titre de la prison. Son état est de consoler et d’exhorter, et il vit de cela. Les forçats, les patients sont du ressort de son éloquence. Il les confesse et les assiste, parce qu’il a sa place à faire. Il a vieilli à mener des hommes mourir. Depuis longtemps il est habitué à ce qui fait frissonner les autres ; ses cheveux, bien poudrés à blanc, ne se dressent plus ; le bagne et l’échafaud sont de tous les jours pour lui. Il est blasé. Probablement il a son cahier ; telle page les galériens, telle page les condamnés à mort. On l’avertit la veille qu’il y aura quelqu’un à consoler le lendemain à telle heure ; il demande ce que c’est, galérien ou supplicié, et relit la page ; et puis il vient. De cette façon, il advient que ceux qui vont à Toulon et ceux qui vont à la Grève sont un lieu commun pour lui, et qu’il est un lieu commun pour eux.
Oh ! qu’on m’aille donc, au lieu de cela, chercher quelque jeune vicaire, quelque vieux curé, au hasard, dans la première paroisse venue ; qu’on le prenne au coin de son feu, lisant son livre et ne s’attendant à rien, et qu’on lui dise :

– Il y a un homme qui va mourir, et il faut que ce soit vous qui le consoliez. Il faut que vous soyez là quand on lui liera les mains, là quand on lui coupera les cheveux ; que vous montiez dans sa charrette avec votre crucifix pour lui cacher le bourreau ; que vous soyez cahoté avec lui par le pavé jusqu’à la Grève ; que vous traversiez avec lui l’horrible foule buveuse de sang ; que vous l’embrassiez au pied de l’échafaud, et que vous restiez jusqu’à ce que la tête soit ici et le corps là.
Alors, qu’on me l’amène, tout palpitant, tout frissonnant de la tête aux pieds ; qu’on me jette entre ses bras, à ses genoux ; et il pleurera, et nous pleurerons, et il sera éloquent, et je serai consolé, et mon cœur se dégonflera dans le sien, et il prendra mon âme, et je prendrai son Dieu.
Mais, ce bon vieillard, qu’est-il pour moi ? que suis-je pour lui ? Un individu de l’espèce malheureuse, une ombre comme il en a déjà tant vu, une unité à ajouter au chiffre des exécutions.
J’ai peut-être tort de le repousser ainsi ; c’est lui qui est bon et moi qui suis mauvais. Hélas ! ce n’est pas ma faute. C’est mon souffle de condamné qui gâte et flétrit tout.
On vient de m’apporter de la nourriture ; ils ont cru que je devais avoir besoin. Une table délicate et recherchée, un poulet, il me semble, et autre chose encore. Eh bien ! j’ai essayé de manger ; mais, à la première bouchée, tout est tombé de ma bouche, tant cela m’a paru amer et fétide !

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