Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo

XXXIV
Une heure vient de sonner. Je ne sais laquelle : j’entends mal le marteau de l’horloge. Il me semble que j’ai un bruit d’orgue dans les oreilles ; ce sont mes dernières pensées qui bourdonnent.
À ce moment suprême où je me recueille dans mes souvenirs, j’y retrouve mon crime avec horreur ; mais je voudrais me repentir davantage encore. J’avais plus de remords avant ma condamnation ; depuis, il semble qu’il n’y ait plus de place que pour les pensées de mort. Pourtant, je voudrais bien me repentir beaucoup.
Quand j’ai rêvé une minute à ce qu’il y a de passé dans ma vie, et que j’en reviens au coup de hache qui doit la terminer tout à l’heure, je frissonne comme d’une chose nouvelle. Ma belle enfance ! ma belle jeunesse ! étoffe dorée dont l’extrémité est sanglante. Entre alors et à présent il y a une rivière de sang ; le sang de l’autre et le mien.
Si on lit un jour mon histoire, après tant d’années d’innocence et de bonheur, on ne voudra pas croire à cette année exécrable, qui s’ouvre par un crime et se clôt par un supplice ; elle aura l’air dépareillée.
Et pourtant, misérables lois et misérables hommes, je n’étais pas un méchant !
Oh ! mourir dans quelques heures, et penser qu’il y a un an, à pareil jour, j’étais libre et pur, que je faisais mes promenades d’automne, que j’errais sous les arbres, et que je marchais dans les feuilles !

En ce moment même, il y a tout auprès de moi, dans ces maisons qui font cercle autour du Palais et de la Grève, et partout dans Paris, des hommes qui vont et viennent, causent et rient, lisent le journal, pensent à leurs affaires ; des marchands qui vendent ; des jeunes filles qui préparent leurs robes de bal pour ce soir ; des mères qui jouent avec leurs enfants !

Je me souviens qu’un jour, étant enfant, j’allai voir le bourdon de Notre-Dame.
J’étais déjà étourdi d’avoir monté le sombre escalier en colimaçon, d’avoir parcouru la frêle galerie qui lie les deux tours, d’avoir eu Paris sous les pieds, quand j’entrai dans la cage de pierre et de charpente où pend le bourdon avec son battant, qui pèse un millier.
J’avançai en tremblant sur les planches mal jointes, regardant à distance cette cloche si fameuse parmi les enfants et le peuple de Paris, et ne remarquant pas sans effroi que les auvents couverts d’ardoises qui entourent le clocher de leurs plans inclinés étaient au niveau de mes pieds. Dans les intervalles, je voyais, en quelque sorte à vol d’oiseau, la place du Parvis-Notre-Dame, et les passants comme des fourmis.
Tout à coup l’énorme cloche tinta ; une vibration profonde remua l’air, fit osciller la lourde tour. Le plancher sautait sur les poutres. Le bruit faillit me renverser ; je chancelai, prêt à tomber, prêt à glisser sur les auvents d’ardoises en pente. De terreur, je me couchai sur les planches, les serrant étroitement de mes deux bras, sans parole, sans haleine, avec ce formidable tintement dans les oreilles, et, sous les yeux, ce précipice, cette place profonde où se croisaient tant de passants paisibles et enviés.
Eh bien ! il me semble que je suis encore dans la tour du bourdon. C’est tout ensemble un étourdissement et un éblouissement. Il y a comme un bruit de cloche qui ébranle les cavités de mon cerveau, et autour de moi je n’aperçois plus cette vie plane et tranquille que j’ai quittée, et où les autres hommes cheminent encore, que de loin et à travers les crevasses d’un abîme.

L’Hôtel de Ville est un édifice sinistre.
Avec son toit aigu et roide, son clocheton bizarre, son grand cadran blanc, ses étages à petites colonnes, ses mille croisées, ses escaliers usés par les pas, ses deux arches à droite et à gauche, il est là, de plain-pied avec la Grève ; sombre, lugubre, la face toute rongée de vieillesse, et si noir qu’il est noir au soleil.
Les jours d’exécution, il vomit des gendarmes de toutes ses portes, et regarde le condamné avec toutes ses fenêtres.
Et le soir, son cadran, qui a marqué l’heure, reste lumineux sur sa façade ténébreuse.

Il est une heure et quart.
Voici ce que j’éprouve maintenant :
Une violente douleur de tête. Les reins froids, le front brûlant. Chaque fois que je me lève ou que je me penche, il me semble qu’il y a un liquide qui flotte dans mon cerveau, et qui fait battre ma cervelle contre les parois du crâne.
J’ai des tressaillements convulsifs, et de temps en temps la plume tombe de mes mains comme par une secousse galvanique.
Les yeux me cuisent comme si j’étais dans la fumée. J’ai mal dans les coudes.
Encore deux heures et quarante-cinq minutes, et je serai guéri.

Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée.
Eh ! qu’est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour ? Qu’est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentement et si vite ? Qu’est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l’échafaud ?
Apparemment ce n’est pas là souffrir.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée ?
Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs ? Qui le leur a dit ? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier et qu’elle ait crié au peuple : Cela ne fait pas de mal !
Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire : C’est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne.
Est-ce Robespierre ? Est-ce Louis XVI ?…
Non, rien ! moins qu’une minute, moins qu’une seconde, et la chose est faite. – Se sont-ils jamais mis, seulement en pensée, à la place de celui qui est là, au moment où le lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs, brise les vertèbres… Mais quoi ! une demi-seconde ! la douleur est escamotée… Horreur !

XL
Il est singulier que je pense sans cesse au roi. J’ai beau faire, beau secouer la tête, j’ai une voix dans l’oreille qui me dit toujours :
– Il y a dans cette même ville, à cette même heure, et pas bien loin d’ici, dans un autre palais, un homme qui a aussi des gardes à toutes ses portes, un homme unique comme toi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut que tu es bas. Sa vie entière, minute par minute, n’est que gloire, grandeur, délices, enivrement. Tout est autour de lui amour, respect, vénération. Les voix les plus hautes deviennent basses en lui parlant et les fronts les plus fiers ploient. Il n’a que de la soie et de l’or sous les yeux. À cette heure, il tient quelque conseil de ministres où tous sont de son avis, ou bien songe à la chasse de demain, au bal de ce soir, sûr que la fête viendra à l’heure, et laissant à d’autres le travail de ses plaisirs. Eh bien ! cet homme est de chair et d’os comme toi ! – Et pour qu’à l’instant même l’horrible échafaud s’écroulât, pour que tout te fût rendu, vie, liberté, fortune, famille, il suffirait qu’il écrivît avec cette plume les sept lettres de son nom au bas d’un morceau de papier, ou même que son carrosse rencontrât ta charrette ! – Et il est bon, et il ne demanderait pas mieux peut-être, et il n’en sera rien !

XLI
Eh bien donc ! ayons courage avec la mort, prenons cette horrible idée à deux mains, et considérons-la en face. Demandons-lui compte de ce qu’elle est, sachons ce qu’elle nous veut, retournons-la en tous sens, épelons l’énigme, et regardons d’avance dans le tombeau.
Il me semble que, dès que mes yeux seront fermés, je verrai une grande clarté et des abîmes de lumière où mon esprit roulera sans fin. Il me semble que le ciel sera lumineux de sa propre essence, que les astres y feront des taches obscures, et qu’au lieu d’être comme pour les yeux vivants des paillettes d’or sur du velours noir, ils sembleront des points noirs sur du drap d’or.
Ou bien, misérable que je suis, ce sera peut-être un gouffre hideux, profond, dont les parois seront tapissées de ténèbres, et où je tomberai sans cesse en voyant des formes remuer dans l’ombre.
Ou bien, en m’éveillant après le coup, je me trouverai peut-être sur quelque surface plane et humide, rampant dans l’obscurité et tournant sur moi-même comme une tête qui roule. Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera, et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes. Il y aura par places des mares et des ruisseaux d’un liquide inconnu et tiède ; tout sera noir. Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront qu’un ciel d’ombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin dans le fond de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. Ils verront aussi voltiger dans la nuit de petites étincelles rouges, qui, en s’approchant, deviendront des oiseaux de feu. Et ce sera ainsi toute l’éternité.
Il se peut bien aussi qu’à certaines dates les morts de la Grève se rassemblent par de noires nuits d’hiver sur la place qui est à eux. Ce sera une foule pâle et sanglante, et je n’y manquerai pas. Il n’y aura pas de lune, et l’on parlera à voix basse. L’Hôtel de Ville sera là, avec sa façade vermoulue, son toit déchiqueté, et son cadran qui aura été sans pitié pour tous. Il y aura sur la place une guillotine de l’enfer où un démon exécutera un bourreau ; ce sera à quatre heures du matin. À notre tour nous ferons foule autour.
Il est probable que cela est ainsi. Mais si ces morts-là reviennent, sous quelle forme reviennent-ils ? Que gardent-ils de leur corps incomplet et mutilé ? Que choisissent-ils ? Est-ce la tête ou le tronc qui est spectre ?
Hélas ! qu’est-ce que la mort fait avec notre âme ? quelle nature lui laisse-t-elle ? qu’a-t-elle à lui prendre ou à lui donner ? où la met-elle ? lui prête-t-elle quelquefois des yeux de chair pour regarder sur la terre et pleurer ?
Ah ! un prêtre ! un prêtre qui sache cela ! Je veux un prêtre, et un crucifix à baiser !
Mon Dieu, toujours le même !

XLII
Je l’ai prié de me laisser dormir, et je me suis jeté sur le lit.
En effet, j’avais un flot de sang dans la tête, qui m’a fait dormir. C’est mon dernier sommeil, de cette espèce.
J’ai fait un rêve.
J’ai rêvé que c’était la nuit. Il me semblait que j’étais dans mon cabinet avec deux ou trois de mes amis, je ne sais plus lesquels.
Ma femme était couchée dans la chambre à coucher, à côté, et dormait avec son enfant.
Nous parlions à voix basse, mes amis et moi, et ce que nous disions nous effrayait.
Tout à coup il me sembla entendre un bruit quelque part dans les autres pièces de l’appartement ; un bruit faible, étrange, indéterminé.
Mes amis avaient entendu comme moi. Nous écoutâmes ; c’était comme une serrure qu’on ouvre sourdement, comme un verrou qu’on scie à petit bruit.
Il y avait quelque chose qui nous glaçait ; nous avions peur. Nous pensâmes que peut-être c’étaient des voleurs qui s’étaient introduits chez moi, à cette heure si avancée de la nuit.
Nous résolûmes d’aller voir. Je me levai, je pris la bougie. Mes amis me suivaient, un à un.
Nous traversâmes la chambre à coucher, à côté. Ma femme dormait avec son enfant.
Puis nous arrivâmes dans le salon. Rien. Les portraits étaient immobiles dans leurs cadres d’or sur la tenture rouge. Il me sembla que la porte du salon à la salle à manger n’était point à sa place ordinaire.
Nous entrâmes dans la salle à manger ; nous en fîmes le tour. Je marchais le premier. La porte sur l’escalier était bien fermée, les fenêtres aussi. Arrivé près du poêle, je vis que l’armoire au linge était ouverte, et que la porte de cette armoire était tirée sur l’angle du mur, comme pour le cacher.
Cela me surprit. Nous pensâmes qu’il y avait quelqu’un derrière la porte.
Je portai la main à cette porte pour refermer l’armoire ; elle résista. Étonné, je tirai plus fort, elle céda brusquement, et nous découvrîmes une petite vieille, les mains pendantes, les yeux fermés, immobile, debout, et comme collée dans l’angle du mur.
Cela avait quelque chose de hideux, et mes cheveux se dressent d’y penser.
Je demandai à la vieille :
– Que faites-vous là ? Elle ne répondit pas.

Je lui demandai :
– Qui êtes-vous ?
Elle ne répondit pas, ne bougea pas, et resta les yeux fermés.
Mes amis dirent :
– C’est sans doute la complice de ceux qui sont entrés avec de mauvaises pensées ; ils se sont échappés en nous entendant venir ; elle n’aura pu fuir, et s’est cachée là.
Je l’ai interrogée de nouveau ; elle est demeurée sans voix, sans mouvement, sans regard.
Un de nous l’a poussée à terre, elle est tombée.
Elle est tombée tout d’une pièce, comme un morceau de bois, comme une chose morte.
Nous l’avons remuée du pied, puis deux de nous l’ont relevée et de nouveau appuyée au mur. Elle n’a donné aucun signe de vie. On lui a crié dans l’oreille, elle est restée muette comme si elle était sourde.
Cependant, nous perdions patience, et il y avait de la colère dans notre terreur. Un de nous m’a dit :
– Mettez-lui la bougie sous le menton.
Je lui ai mis la mèche enflammée sous le menton. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne, affreux, et qui ne regardait pas.
J’ai ôté la flamme et j’ai dit :
– Ah ! enfin ! répondras-tu, vieille sorcière ? Qui es- tu ?

L’œil s’est refermé comme de lui-même.
– Pour le coup, c’est trop fort, ont dit les autres.
Encore la bougie ! encore ! il faudra bien qu’elle parle. J’ai replacé la lumière sous le menton de la vieille.
Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a regardés tous les uns après les autres, puis, se baissant brusquement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au même moment j’ai senti trois dents aiguës s’imprimer sur ma main dans les ténèbres.
Je me suis réveillé, frissonnant et baigné d’une sueur froide.
Le bon aumônier était assis au pied de mon lit, et lisait des prières.
– Ai-je dormi longtemps ? lui ai-je demandé.
– Mon fils, m’a-t-il dit, vous avez dormi une heure. On vous a amené votre enfant. Elle est là dans la pièce voisine qui vous attend. Je n’ai pas voulu qu’on vous éveillât.
– Oh ! ai-je crié. Ma fille ! qu’on m’amène ma fille !

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