de Pierre Ponson du Terrail
Partie 1
LE FILS DE MILADY
Chapitre 1
Par une de ces splendides journées de février dont Paris a le secret, la foule des équipages et des cavaliers était grande vers deux heures de l’après-midi, au bois de Boulogne.
C’est l’endroit où ce monde de sportsmen et de gens à chevaux se reconnaît et s’observe, se salue ou échange un simple regard.
Le gandin ralentit son trotteur pour jeter une œillade à mademoiselle Cerisette qui sort pour la première fois en demi-daumont, le banquier surveille Coralie à qui il donne cinq mille francs par mois et qu’il soupçonne de ne venir aussi assidûment au Bois, chaque jour, que pour y rencontrer le petit vicomte R… qui croque son dernier oncle et monte son dernier cheval.
Enfin mademoiselle de Saint-Euverte qui s’appelait autrefois Joséphine, à qui la fuite de monsieur D… a fait des loisirs, cherche à les utiliser et couche en joue un Américain du Sud.
C’est, en un mot, le monde le plus élégant, le plus mêlé qu’on puisse voir.
Et ce monde-là, le jour dont nous parlons,paraissait fort ému, fort agité et semblait s’entretenir pargroupes, et d’une voiture à l’autre, d’un événementconsidérable.
L’Europe entière était en paix, cependant,aucune révolution n’avait eu lieu et on ne parlait même pas dequelque désastre financier important.
Non, c’était plus et moins que tout cela.
On venait de voir Aspasie.
Aspasie s’était montrée dans son coupé bienattelé de ses deux admirables trotteurs irlandais dont le princerusse K… avait offert cent mille francs, et qu’elle avait refusé devendre.
Qu’est-ce que Aspasie ?
Pour dire la vraie vérité, Aspasie s’appelaitpeut-être Caroline.
Mais Caroline est un nom de bourgeois etAspasie avait pour métier de ruiner des fils de croisés et desbarons autrichiens.
Aspasie était une femme de trente-deux ans,blonde et presque rousse, possédant un esprit d’enfer, renomméejadis pour son insensibilité, et que la mort du petit ducnapolitain Galipieri, qui s’était battu pour elle, avait mise à lamode sept ou huit ans auparavant.
Aspasie avait eu un salon, un vrai salon. Elleavait possédé les plus beaux diamants, les plus beaux chevaux, leplus coquet petit hôtel des Champs-Élysées.
Elle avait reçu des artistes, des gens delettres, des sénateurs et des princes.
Pendant sept ou huit ans on avait vanté sonesprit mordant, sa beauté originale, son manque de cœur absolu etcompté les désespoirs qu’elle avait semés sur son chemin.
Puis, un matin ou un soir on ne savait pas aujuste, Aspasie avait disparu.
Elle avait tout vendu, chevaux, hôtel,mobilier, dentelles et diamants.
Le petit X…, qui avait fait à la Bourse unefortune scandaleuse et la croquait à ses pieds, avait failli sebrûler la cervelle de désespoir.
Personne n’avait su ce qu’était devenueAspasie.
Le bruit avait couru cependant, que ce bloc deglace avait fondu au soleil, que ce cœur de bronze s’était ému, quecette femme qui faisait litière de l’honneur des familles ets’était constituée le minotaure de l’adolescence dorée, s’étaitprise à aimer…
Qu’elle aimait follement, avec passion, avecfurie, comme une tigresse et non comme une femme.
Il y avait un an de cela, et pendant un an onn’avait vu Aspasie nulle part, ni aux premières représentations, niaux courses, ni au Bois.
Cependant quelques jeunes gens affirmaientqu’elle n’avait pas quitté Paris.
Qu’elle vivait enfermée dans une petite maisonde la place Vintimille, quartier tranquille et retiré entretous ; ne sortait que le soir, dans une voiture sans luxe,avec un de ces voiles masques récemment inventés et qui dépistentsi bien les curieux.
Si on ne la voyait pas autour du lac, du moinson prétendait l’avoir rencontrée en compagnie d’un jeune hommeirréprochable de manières et de tenue, dans les allées désertes dubois de Vincennes.
Les dames du monde dans lequel vivaitautrefois Aspasie étaient divisées d’opinion.
Les unes, les plus damnées, celles qui avaientsi bien accroché leur cœur un peu partout qu’il n’était plus qu’uneloque, disaient avec un sentiment d’envie :
– Elle est bien heureuse !
Les autres, les jeunes, les effrontées et lesnaïves murmuraient avec dédain :
– On n’aurait jamais cru cela !…c’est une femme à la mer !
Puis tout le monde ayant dit son mot, lesilence s’était fait.
Au bout d’un an, on se souvenait à peined’Aspasie, lorsque tout à coup, Aspasie avait reparu.
On l’avait vue, on la voyait…
Car elle était là, à deux heures del’après-midi, par ce temps printanier, dans ce même coupé brun surles panneaux duquel on avait fait peindre, en guise d’armoiries,une salamandre en camaïeu.
Elle était là, promenant sur la foule sonregard calme et fier.
Deux jeunes gens qui trottaient côte à côtedans l’allée des cavaliers s’arrêtèrent stupéfaits.
– Ce n’est pas possible, dit l’und’eux.
– Je crois rêver, murmura l’autre.
– C’est pourtant bien Aspasie.
– Parbleu !
– D’où sort-elle ?
– Je l’ai crue morte !
– Moi aussi.
Et comme ils échangeaient toutes cesexclamations, échangées déjà par mille autres personnes, Aspasieles aperçut et leur fit un salut amical du bout de ses doigtsmignons merveilleusement gantés.
Le salut était une invitation que tous deuxcomprirent parfaitement.
Ils s’approchèrent.
– Bonjour, dit Aspasie en se penchant àla portière du coupé.
– Voyons, chère, dit l’un d’eux, est-cevous ? est-ce votre ombre ?
– C’est moi.
– Vivante !
– Mais sans doute…
Et elle leur montra ses dents éblouissantes enun sourire.
– D’où venez-vous ?
– Dieu seul le sait !
Elle eut dans l’œil un éclair.
– Aspasie, dit le premier des jeunesgens, savez-vous tout ce qu’on a dit de vous, en votreabsence ?
– Non, mais peu m’importe.
– On a prétendu que votre cœur avaitparlé.
– C’est vrai, dit-elle simplement.
– Vous avez aimé ?
– Avec frénésie.
– Et… vous aimez… toujours ?
– Je hais !
Elle prononça ces mots d’une voix sourde.
Les deux jeunes gens se regardèrent.
Aspasie avait une flamme sombre dans sesgrands yeux bleus.
– Baron, dit-elle, s’adressant aupremier, m’aimez-vous toujours ?
– Sans doute, répondit-il d’un tonléger.
– Et vous, marquis ?
Elle s’adressait au second, qui était un toutjeune homme.
– Ordonnez, répliqua ce dernier,j’obéirai.
– Venez me voir tous les deux, cesoir.
– Hein ! tous les deux, fit le baronun peu ébahi.
– Vrai.
– C’est bizarre !…
– Non. Vous verrez… je suis rentrée chezmoi, avenue de Marignan… On dîne à sept heures… venez.
Et elle leur donna la main.
– Mais pourquoi tous deux ? fit àson tour le marquis d’un ton boudeur.
– Je cherche un vengeur ! réponditAspasie, d’un ton qui les fit frissonner.
Dix heures venaient de sonner à la pendulerocaille du boudoir d’Aspasie.
Et ils étaient là, tous les deux, le cigareaux lèvres, digérant un dîner délicat, et prêts à entendre laconfession de la pécheresse, ce marquis de vingt ans et ce baron detrente.
Deux fils de famille qui menaient la haute viepar tous les bouts et abusaient de tout, en attendant de ne pluspouvoir jouir de rien.
Le premier s’appelait Albert deRouquerolles ; il était marquis authentique, avait hérité dequatre-vingt mille livres de rente en terre et vendait une ou deuxfermes chaque mois.
Le second portait un nom célèbre dans lafinance, il s’appelait le baron de Walleinstein.
Il était riche encore et devenait économe surle tard.
Comme ils se rendaient, quelques heuresauparavant, chez Aspasie, il avait dit à son ami Albert deRouquerolles avec un abandon charmant :
– Il appert pour moi de ce qu’elle nous adit, que cette chère Aspasie est libre. Nous tirera-t-elle ausort ? je ne sais. Mais comme tu es mon ami, je souhaite quetu ne sois point l’élu de son caprice.
– Pourquoi donc ? demanda lemarquis.
– Parce qu’elle te ruinera en deuxans.
– Et toi ?
– Oh ! moi, j’ai passé l’âge… Elleaura beau croquer, elle n’entamera rien…
– Bah ! fit le marquis d’un air dedoute.
Et ils étaient rentrés chez Aspasie qui avaitracheté son hôtel et l’avait meublé de nouveau.
Ils avaient dîné tête à tête avec elle, etmaintenant ils attendaient qu’elle se prononçât.
– Chère, disait le marquis, en amourtoutes les armes sont loyales, même la trahison.
– Voilà un joli paradoxe, mon bon,répliqua Aspasie qui s’était pelotonnée comme une jolie chatte danssa bergère et faisait danser au bout de son pied d’enfant une mulede soie cramoisie.
– Je m’explique, reprit le marquis. Monami Walleinstein est devenu mon rival, par le seul fait de votreinvitation.
– Bon !
– Or, comme il m’a fait ses confidences,je vais le trahir.
– C’est admirable, dit Aspasie.
– À ton aise ! dit le baron avecflegme.
– Voyons la trahison ? reprit lapécheresse.
– Marquis, m’a-t-il dit tout à l’heure,laisse-moi Aspasie. Elle te ruinerait… tandis que moi… je suis unvieux renard… j’ai de l’expérience…
Aspasie haussa les épaules et interrompit lemarquis d’un geste.
– Mes chers bons, dit-elle, j’ai centvingt mille livres de rente.
– Qu’est-ce que cela prouve ? ditfroidement le baron.
– Tout et rien, répondit Aspasie. Rien,si nous partons de ce principe que l’eau doit aller toujours à larivière.
Tout, si je ne suis plus l’Aspasie d’autrefoiset si je mets mon amour à un autre prix.
– J’avoue que je ne comprends plus, ditle baron.
– Je jette ma langue au chat, murmura lemarquis.
– Ne vous ai-je pas dit tantôt que jecherchais un vengeur ?
– Ah ! c’est juste !
Aspasie cessa de sourire, fronça ses sourcilsolympiens, et sa voix harmonieuse eut tout à coup un accent rude etsauvage.
– Écoutez-moi, dit-elle. J’ai aimé unefois en ma vie, moi qu’on accusait de n’avoir pas de cœur. J’aiaimé avec passion, avec fureur. J’ai fui le monde, je me suiscloîtrée, jalouse de mon bonheur, ivre de ma félicité.
Si l’homme que j’aimais l’avait voulu, je meserais tuée en souriant.
Lui, rien que lui, toujourslui !
Eh bien ! cet homme m’a trahie, cet hommea cessé de m’aimer… cet homme en aime une autre…
– Il est fou ! dit le baron. Il n’ya qu’une vraie femme à Paris, et cette femme, c’est toi.
– Je l’ai cru longtemps, dit modestementAspasie. Il paraît que je me trompais, puisqu’il y a une femmeoutre moi dont il est éperdument épris et qu’il va épouser.
– Il se marie !
– Oui.
– Alors, dit le baron avec un sourire,pardonnez-lui. Il est fou.
– Lui pardonner ! dit Aspasie,jamais.
– Eh bien !… alors…
– Mais vous ne comprenez donc pointencore ?
– Ma foi non.
– Comment ! reprit Aspasie avec unaccent de haine si profonde que les deux jeunes gens se regardèrentenfin avec gravité, comment ! vous ne devinez pas que celui devous deux qui viendra ici demain soir en me disant : je l’aitué ! deviendra chez moi le seigneur et maître ?
– Ah çà ! ma chère, dit le baron,qui était un homme de grand sang-froid, dans quel roman as-tu luque de notre temps, en l’an de grâce 186., on avait de ces mœursespagnoles ?
– Mille pardons, dit Aspasie, avecdédain, je vois que je me suis trompée.
– Mais non, dit le marquis.
L’adolescent levait sur Aspasie le regardenthousiaste de ses vingt ans.
Et puis il avait quelques gouttes de sangbatailleur dans les veines.
Un Rouquerolles s’était battu treize fois enduel sous Louis XIII, le même jour, et le lendemain del’exécution de Montmorency-Boutteville.
Un autre, sous la Restauration, – son oncle,croyons-nous, – avait fait des hécatombes de colonels de la gardemis en demi-solde.
Ce Rouquerolles-là, donc, cet adolescent quise ruinait grand train, sentit un flot de sang monter de son cœur àson cerveau, et il dit à Aspasie :
– Walleinstein est un gros Allemandpanaché de juif. Il est noble de par les écus de ses aïeux lesbanquiers. C’est un garçon positif qui ne comprend rien auxsentiments chevaleresques.
– Mon bon, répondit Walleinstein, j’aitrente et un ans, je suis à mon aise, j’aime le bon vin, les bellesfilles et les bons cigares ; mais j’estime que pour satisfairede semblables appétits il est de première nécessité d’avoir un bonestomac et une santé parfaite.
Ensuite, je tiens à mon physique. Ce n’est pasprécisément celui d’un Adonis, mais tel qu’il est, il a son petitsuccès.
Or, une balle qui me crèverait un œil, ou uncoup d’épée qui me percerait un poumon, dérangerait tous mes planset détruirait l’harmonie de mon existence.
En ce moment, Aspasie, que j’ai connue unefille de sens et d’esprit, aurait bien plus besoin d’uneconsultation du docteur Blanche que d’un amoureux ; si le goûtte prend de te faire tuer pour elle, ne te gêne pas.
Si tu as le bonheur de tuer ce monsieur enquestion, gêne-toi moins encore. Je suis un homme calme comme tudis et je sais attendre.
Aspasie redeviendra raisonnable un jour oul’autre, et elle sait bien que je ne laisse pas protester ma paroleplus que mes lettres de change.
Sur ces mots, le baron Walleinstein se leva,mit son paletot, enroula un foulard autour de son cou, alluma unnouveau cigare et tendit la main à Aspasie :
– Adieu, chère, dit-il.
– Au revoir, juif immonde ! dit-elleen riant.
Et elle demeura tête à tête avec lemarquis.
– Mon cher, dit-elle alors, savez-vousque la besogne est rude ?…
– Tant mieux !
– Cet homme que j’ai aimé, cet homme queje hais et dont j’ai juré la mort…
– Eh bien ?
– Il est le meilleur élève deGâtechair.
– Que m’importe !
– Il tire le pistoletmerveilleusement.
– Je vous aime… murmura le marquis en semettant aux genoux d’Aspasie.
Son nom ?
– Je vous l’enverrai.
– Pourquoi ne point me le dire tout desuite ?
– C’est une idée à moi… Où irez-vous enme quittant ?
– Je ne sais pas.
– Êtes-vous toujours du Club desAsperges ?
– Toujours.
– Allez-y et attendez…
Et Aspasie congédia le marquis.
Celui-ci s’en alla en soupirant.
Quelques heures avaient suffi pour le rendreamoureux fou !
– Mon ami, disait Lucien à son ami Paulde Vergis, aussi loin que peuvent remonter mes souvenirs, je mevois, à l’âge de quatre ou cinq ans, dans un grand château forttriste et dans un pays que j’ai vainement cherché, devenu homme,durant les quatre années que j’ai passées à voyager.
Cependant, il me semble que ce devait être enAngleterre ou en Écosse.
Je me souviens de ma mère.
Elle était si jeune et si belle qu’on eût ditma sœur aînée.
Comment en ai-je été séparé ? Est-ce deson plein gré ?
Voilà ce que je ne sais pas, ce que je nesaurai probablement jamais.
Je crois me souvenir encore que ma mèrepleurait quelquefois en me prenant dans ses bras.
Pourquoi ?
Encore un mystère dont je n’aurai jamais laclé.
– Mais enfin, mon bon Lucien, dit Paul deVergis, tu dois te souvenir de ce qui s’est passé lorsque tu as étéséparé de ta mère ?
– Non, car après m’être endormi dans sesbras, je me suis réveillé sur les genoux d’une vieille femme, dansune chaise de poste qui courait un train d’enfer.
À partir de ce moment, ma vie a été un romanvéritable, mon cher Paul.
– Comment cela ?
– Les enfants ont bientôt séché leurslarmes. Après avoir redemandé ma mère pendant quelques heures,quelques jours même, je cessai de pleurer.
La vieille dame m’accablait de caresses et mecomblait de friandises.
Ici il se fait une lacune dans messouvenirs.
Je me revois, quelques années après, dans unpensionnat de jeunes gens, confié à un vieux brave homme deprofesseur qui m’aimait comme son fils.
Je suis resté chez lui jusqu’à l’âge de seizeans.
Mes questions réitérées sur ma mère, sur mafamille, demeurèrent longtemps sans réponse.
Enfin, un jour, M. Berthoud, c’était lenom du brave homme, me dit :
– Mon cher enfant, je ne sais absolumentrien de ce que vous me demandez.
Vous m’avez été confié par un homme encorejeune qui avait un accent allemand assez prononcé. Il m’a payé uneannée de pension d’avance, en me disant que je ne devais rienépargner pour votre éducation.
L’année suivante, j’ai reçu par la poste cinqmille francs et un billet sans signature.
Ces cinq mille francs, disait le billet,étaient destinés à payer votre seconde année.
À mesure que vous grandissiez, la pension,régulièrement payée par la même voie, devenait plus forte.
C’est ainsi que vous avez appris l’escrime,l’équitation, les langues vivantes, la musique et le dessin.
Maintenant, il y a trois mois, j’ai reçu unelettre de la même écriture que celle qui accompagnait chaque annéel’envoi de votre pension.
Dans cette lettre, on m’annonce que vosprotecteurs mystérieux vont prendre une autre détermination à votreégard.
Quelle est-elle ?
Je l’ignore.
Il disait vrai, le pauvre vieux brave homme,ainsi que j’ai pu m’en convaincre par la stupéfaction qui sepeignit sur son visage quelques jours après, lorsqu’il eut ouvertdevant moi la lettre attendue.
Cette lettre était conçue en cestermes :
« Lucien a terminé ses études. D’aprèsles renseignements recueillis, son éducation est accomplie, etc’est un jeune homme raisonnable.
« M. Berthoud est prié de lui rendrela liberté.
« Ci-joint le premier trimestre de lapension qui lui sera servie. »
À la lettre était jointe une traite de millelivres sterling sur la maison de banque Davis-Humphry et C°.
J’avais cent mille livres de rente et madix-septième année n’était pas encore accomplie.
– Et tu n’es pas devenu fou ?demanda M. Paul de Vergis.
– Mon Dieu ! non. Or, écoute encore.Mon pauvre vieux professeur avait une fille de quatorze ans, qu’ilidolâtrait et dont je commençais à être amoureux.
Marie Berthoud était déjà jolie comme un cœuret bonne et charmante !
Je sautai au cou du vieux brave homme et jelui dis :
– J’aime Marie, je l’épouserai et vousvivrez avec nous, et vous partagerez ma fortune.
Mais l’honnête homme me répondit ensouriant :
– On ne se marie pas à seize ans, monfils ; d’ailleurs Marie est encore une enfant. Entre dans lavie, achève de t’instruire, apprends à connaître les hommes…peut-être nous oublieras-tu bientôt, au milieu du tourbillon où tafortune va te jeter, peut-être te souviendras-tu de nousquelquefois.
– Oh ! murmurai-je en l’embrassantencore.
Je priai, je suppliai, je pleurai, l’intègreprofesseur se montra inflexible.
Cependant, comme je paraissais en proie à unvéritable désespoir, il consentit à me faire une promesse.
– Attendons six ans, me dit-il ;dans six ans, tu auras vingt-trois ans, et Marie en aura vingt. Situ l’aimes toujours, nous verrons.
– Tu devines le reste, n’est-ce pas, moncher Paul ? poursuivit Lucien.
Je voyageai deux années, en compagnie d’unjeune professeur.
Au retour je montai ma maison, je me fisrecevoir au Club des Viveurs sous le nom de Lucien deHaas, un nom hollandais qui me dispensait d’avouer que j’ignoraismon vrai nom, et que j’étais sans doute un pauvre bâtard.
Le correspondant mystérieux du vieux Berthouds’adressait maintenant directement à moi, et il avait triplé mapension.
Ce n’était plus mille livres sterling que jerecevais chaque trimestre, mais trois mille.
Mon bonheur eût été complet si, à mon retourd’Égypte, le dernier pays que j’avais visité, j’eusse retrouvé monvieux professeur et sa jolie fille.
Mais le pensionnat avait été vendu, puisdémoli pour laisser passer la rue Lafayette.
Toutes mes recherches furentinfructueuses.
Un ancien camarade de pension que jerencontrai m’affirma que le vieux Berthoud était mort et que safille était mariée à un professeur dans un lycée de province.
Le voyage et le temps effacent bien des choseset atténuent la violence de bien des sentiments.
J’aimais encore un peu Marie, mais la penséequ’elle n’était plus libre m’aida à me consoler.
Je me lançai dans le tourbillon.
J’ai fait des folies, j’ai eu des chevaux desang, des maîtresses de prix, j’ai joué des sommesconsidérables.
Enfin, il y a un an, je me suis embarqué dansune liaison à demi romanesque que j’ai prise un moment pour del’amour.
– Il y a un an ? dit Paul deVergis.
– À peu près.
– C’est donc pour cela que tu as disparuun beau matin ?
– Oui, mon ami.
– Que ton existence est devenuemystérieuse et qu’on ne t’a plus vu nulle part ?
– C’est pour cela.
– Eh bien ! tu esheureux ?…
– Oh ! oui, mais pas de cetteliaison.
– Je ne te comprends plus.
– D’abord, j’ai rompu…
– Ah !
– Mais j’ai fait convenablement leschoses, en gentilhomme que je dois être, en gentleman que je suis àcoup sûr.
– Tu as fait des rentes ?
– J’ai envoyé cent mille francs sousenveloppe, avec une lettre d’adieu.
– C’est parfait, mais pourquoi cetterupture ?
– Tu ne devines pas ?
– Non.
– Mais parce que j’ai retrouvé MarieBerthoud.
Mon premier, mon seul amour.
– Veuve ?
– Pas du tout, elle n’a jamais étémariée, son père n’est pas mort, Marie a vingt et un ans, elle estbelle comme les anges, elle m’aime, et nous nous marions dans huitjours à l’église Saint-Eugène, sa paroisse. Comprends-tu ?
– Mais comment l’as-turetrouvée ?
– Oh ! c’est toute une histoire, etsi tu veux la savoir, prends un cigare sur la cheminée etécoute : l’histoire est longue.
– Voyons ? dit M. Paul deVergis en se renversant dans son fauteuil.
Avant de transcrire le récit de Lucien, ditLucien de Haas, qu’il nous soit permis d’esquisser son portrait enquelques lignes et de dire deux mots de sa vie.
Lucien avait vingt-quatre ans.
C’était un grand jeune homme au teint mat etblanc, aux cheveux noirs et aux yeux bleus.
Un sourire mélancolique aux lèvres, une taillesvelte et bien prise, un pied mignon, une main aristocratiquefaisaient de lui un véritable héros de roman.
Lucien avait bien dit à M. Paul deVergis, un jeune officier avec lequel il s’était lié depuisquelques années, son enfance, son éducation, ses folies de jeunesseet son amour pour la fille du pauvre professeur.
Mais il ne lui avait point dit qu’il étaitgénéreux et serviable au possible, qu’il faisait beaucoup de bien,et avait sauvé l’honneur à un de ses amis en lui ouvrant sa bourseet l’y laissant puiser à pleines mains.
Ce qu’il n’avait point dit encore, c’est que,dans le monde, il avait eu des succès fous et qu’il aurait puépouser une des plus riches héritières de Paris, s’il l’avaitvoulu.
Ce qu’il taisait enfin, c’est qu’il étaitd’une bravoure chevaleresque, et qu’en Allemagne, un jour où deuxofficiers autrichiens s’étaient permis des propos inconvenants àl’endroit de la France, il avait provoqué tout le régiment ets’était battu avec six le même jour.
Mais Lucien était un homme doux et modeste, etil parlait généralement peu de lui.
– Mon cher ami, dit-il alors, quandM. de Vergis eut allumé son cigare et pris l’attituded’un auditeur attentif, pour arriver à la rencontre que j’ai faitede Marie Berthoud, il faut bien que je te parle quelque peu d’abordde cette liaison que je viens de rompre.
– Voyons ? ditM. de Vergis.
– Tu as entendu parlerd’Aspasie ?…
– Aspasie !
– Oui.
– Comment, c’est elle ?
– Oui, dit Lucien en souriant.
– Le Minotaure, comme onl’appelait ?
– Justement.
– Alors c’est toi qui ?…
– C’est moi qui l’ai enlevée, un soir, àce monde bruyant dont elle était tour à tour l’admiration etl’effroi. Ou plutôt, non, c’est elle qui m’a enlevé…
– Ah ! ah ! fit l’officier enriant.
– Cette femme qui se vantait de n’avoirjamais aimé et qui comptait avec complaisance ceux de sesadorateurs qui s’étaient brûlé la cervelle de désespoir, se prittout à coup pour moi d’une belle passion…
– J’ignorais que ce fût pour toi, observaM. de Vergis ; mais tout Paris a su comme moiqu’Aspasie était devenue folle d’amour.
– Nous avons vécu un an, reprit Lucien,sans nous quitter une heure ; puis la lassitude est venue. Cesamours fiévreux, impossibles, que le souvenir d’un passé multipleassombrit à toute heure, finissent par être un accouplementmonstrueux et infernal.
Un matin, je me suis éveillé non seulementn’aimant plus Aspasie, mais l’ayant en horreur.
Je crois qu’elle aussi, dans cette retraitevolontaire à laquelle elle s’était condamnée, regrettait le passéet cette vie bruyante et vide qu’elle avait menée si longtemps.
Un matin donc, je m’échappai de cette maisonde la place de Vintimille, où nous vivions cachés tous deux.
J’avais besoin d’air, je voulais êtreseul.
Le temps était beau, les pavés secs. Jemarchais tout droit devant moi.
Je descendis ainsi toute la rue de Clichy,puis celle de la Chaussée-d’Antin.
Je traversai les boulevards et suivis la ruede la Paix jusqu’aux Tuileries.
Quelques enfants jouaient déjà sous les arbresveufs de leurs feuilles.
Ça et là l’éternel troupier marivaudait avecla bonne d’enfants.
Auprès de la terrasse des Feuillants quelquesvieillards se chauffaient au soleil.
Tout à coup, j’eus un éblouissement, mesjambes fléchirent, je m’arrêtai, tant mon émotion était grande.
Un vieillard marchait péniblement en s’aidantd’une canne et s’appuyant sur le bras d’une jeune femme.
Le vieillard était mis avec décence, mais sonhabit noir montrait la corde et son chapeau rougissait légèrementsur les bords.
Une robe de laine, un pauvre petit châle biensimple, un chapeau de velours épinglé noir sans aucune fleur étaittout l’accoutrement de la jeune femme.
Mais je les avais reconnus.
C’était le vieux Berthoud !
C’était Marie !
Et je m’élançai vers eux, et j’étreignis levieillard dans mes bras en lui disant :
– Mais vous ne savez donc pas que je vousai pleuré comme mort !
Il avait été aussi ému que moi, et il futcontraint de s’asseoir.
– Je ne suis pas mort, me dit-il, maisj’ai été bien malade à la suite de tous mes malheurs.
Je regardai Marie.
Marie baissait les yeux.
Alors, ils me racontèrent simplement touteleur vie depuis cinq années.
M. Berthoud avait perdu dans la faillited’une maison de banque tout son petit avoir. Il avait vu ses élèvess’en aller un à un, et il s’était trouvé contraint de vendre.
Pendant un an ou deux encore, il avait donnédes leçons comme répétiteur.
Puis, atteint d’une ophthalmie, il avait étécondamné à un repos forcé.
Ils habitaient à deux pas, rue de laSourdière, une ruelle sans air et sans soleil, dans une vieillemaison, deux pauvres mansardes.
De quoi vivaient-ils ?
Les yeux rougis et le doigt piqué de Marie sechargèrent de me répondre.
La pauvre enfant tirait l’aiguille quinzeheures par jour pour gagner vingt-cinq sous.
– Mais votre mari, vous a doncabandonnée, m’écriai-je.
– Mon mari ! dit-elle en jetant uncri, mais je n’en ai pas ! je n’ai jamais quitté mon père.
Je la pris dans mes bras, je lui mis un baiserau front et répondis :
– Tu te trompes, tu en as un, et ce maric’est moi.
Puis, m’agenouillant devant mon vieuxmaître :
– Mon père, lui dis-je, avez-vous doncoublié votre promesse ?
– Je devine le reste, interrompit Paul deVergis. Tu te maries…
– Dans huit jours.
– Veux-tu que je sois tontémoin ?
– C’était pour te le demander, que j’aipris le prétexte de te retenir pour déjeuner ce matin.
– Avec qui le serai-je ?
– Ah ! voilà, dit Paul, je ne saispas ou plutôt, je n’ose pas… croire…
– Encore un mystère !
– Hélas ! dit Lucien avec un souriremélancolique toujours.
– Qu’est-ce encore, voyons ?
– Figure-toi que j’imagine avoirdécouvert un de mes protecteurs inconnus.
– Ah ! ah !
– C’est un Allemand, – et je te l’ai dit,ce fut un Allemand qui me conduisit dans la pension Berthoud. Onl’appelle le major Hoff.
Depuis quand est-il à Paris ? Je ne saispas !
Mais il y a bien trois ou quatre ans que je lerencontre sur mon chemin.
Quelquefois, il me regarde avec des yeuxattendris, et une voix secrète me dit que je ne lui suis pointétranger.
– Ne lui as-tu donc jamaisparlé ?
– Si, mais il m’a répondusèchement ; durement même et avec une brusquerie qui m’a paruforcée.
– D’où tu as conclu que le major Hoff etl’Allemand pourraient bien n’être qu’une seule et mêmepersonne ?
– Justement.
– Et tu voudrais qu’il te servît detémoin.
– Oui.
– Où le rencontre-t-on ?
– Il est du Club des Asperges .Mais il y a si longtemps que je n’y suis allé.
– Eh bien ! nous irons ce soir, situ veux. Je tiens à le voir, ce major allemand.
– Soit, répondit Lucien. À ce soir.
Comme le jeune officier, M. Paul deVergis, se levait, prenait son chapeau et s’apprêtait à quitter sonami, un violent coup de sonnette se fit entendre dansl’antichambre.
Lucien regarda la pendule qui marquait midimoins un quart.
– Je ne reçois pourtant jamais de visiteaussi matin, murmura-t-il.
Et comme il faisait cette réflexion, la portedu fumoir s’ouvrit.
Le nouveau venu auquel la porte, en s’ouvrant,livra passage, était un homme d’environ soixante ans.
Sa mise décente et modeste annonçait unemployé. Il portait sous le bras un portefeuille et un petitcoffre.
– M. Lucien de Haas ? dit-il,en regardant les deux jeunes gens.
– C’est moi, répondit Lucien.
– Monsieur, reprit le vieillard, je suisl’un des caissiers de la maison Davis-Humphry et C°.
– Oh ! fit Lucien un peu étonné, caril avait touché, il n’y avait pas huit jours, le trimestre de sapension.
– Je suis chargé de vous remettre centmille francs et ce coffret, dit le caissier.
Et il posa le coffre et le portefeuille sur unguéridon.
Le coffre était recouvert d’une gaine dechagrin.
Dans le portefeuille se trouvait une lettrecachetée, que Lucien s’empressa d’ouvrir.
La lettre renfermait la clé du coffre.
En outre, il s’y trouvait une demi-feuille dece papier de fabrique anglaise qui exhale un parfum pénétrant. Elleétait couverte de trois lignes d’une écriture fine, allongée,trahissant une main de femme.
« Mon fils,
« Offrez de ma part, avec mes souhaitsardents pour votre bonheur, cette parure à votre fiancée.
« Votre mère. »
C’était tout.
Lucien passa la main sur son front.
– Et pas de nom ! murmura-t-il.
Puis en soupirant, il ouvrit le coffret, etson ami, M. Paul de Vergis, et lui, reculèrent éblouis, enapercevant une rivière de diamants d’une valeur telle qu’uneprincesse seule en pouvait rêver une semblable.
Cela valait un million au moins.
Mais Lucien continua à soupirer et une larmebrilla dans ses yeux.
– Ma mère vit donc encore, dit-il… elleexiste !… et elle se dérobe à ma tendresse !… ô monDieu ! qu’ai-je donc fait pour mériter un pareilsort ?
Puis, il eut un moment d’exaltation et saisitla main du caissier qui faisait mine de se retirerdiscrètement.
– Monsieur, lui dit-il, un mot, je vousprie.
Le caissier s’arrêta étonné.
– Vous pouvez parler devant monsieur,continua Lucien. C’est mon ami, et je n’ai pas de secrets pourlui.
– Mais, monsieur, balbutia le caissier,que voulez-vous que je vous dise ?
– Depuis combien de temps êtes-vous dansla maison de banque Davis ?
– Depuis quarante ans, monsieur.
– Ah ! murmura Lucien avec un soupirde soulagement, alors vous savez tout.
– Mais quoi donc, monsieur ?
– Vous me direz tout ! continuaLucien avec exaltation.
– Encore une fois, monsieur, dit lecaissier, je ne vous comprends pas.
– Écoutez. Vous allez me comprendre. Tousles trois mois, vous avez à mon crédit une somme importante.
– Oui, monsieur.
– D’où vient cette somme ?
– Elle est versée à notre succursale deLondres.
– Par qui ?
– Je ne sais pas.
– Mais à Londres, on doit le savoir.
– J’en doute, dit le caissier.
– Vos patrons le savent à coup sûr…
– Monsieur, répondit le caissier, il estune seule chose que je puis vous dire, car elle me revientaujourd’hui en mémoire.
– Parlez, dit avidement Lucien.
– J’étais, il y a vingt ans, employé dansla maison de Londres.
Un homme que je reconnaîtrais, j’en suis sûr,si jamais je le retrouvais, se présenta et versa une sommeconsidérable dont il fit deux parts.
L’une était destinée à un enfant du nom deLucien qu’on élevait en France, l’autre devait être touchée àLondres même par un homme qui portait un nom indien,Ali-Remjeh.
En effet, celui-ci se présenta lelendemain.
L’année suivante le même personnage apportaune somme identique ; le même Indien se présenta lelendemain.
– Et l’année d’après, demanda Lucien dontla voix tremblait d’émotion.
– L’année d’après, je n’étais plus àLondres. Mes chefs m’avaient donné l’emploi que j’occupe dans lamaison de Paris.
– Et c’est là tout ce que voussavez ?
– Tout absolument. Je vous le jure.
Lucien demeura pensif et triste un moment.
– Monsieur, dit-il enfin, si je vousmontrais un jour l’homme que je soupçonne être celui qui venaitverser les fonds qui m’étaient destinés et que vous lereconnaissiez, hésiteriez-vous à me dire : « C’estlui ? »
– Je n’ai fait aucun serment qui me lie àce sujet, monsieur, répliqua le caissier.
– Ainsi je pourrais compter survous ?
– Sans doute.
– Ah ! murmura Lucien, si c’était lemajor Hoff, il faudrait bien qu’il me dise où est mamère !
Le caissier partit, non sans avoir laissé sonnom et l’adresse de son domicile particulier à Lucien.
Puis les deux jeunes gens causèrent quelquesminutes encore et se séparèrent en se donnant rendez-vous pour lesoir, au Club des Asperges .
**
*
Le rendez-vous était pour dix heures etdemie.
Mais Lucien n’arriva qu’à minuit.
La cause de ce retard était bien naturelle, dureste.
Il avait dîné et passé la soirée avec le vieuxBerthoud et sa fille, et les deux amoureux s’étaient oubliés àfaire des rêves de bonheur.
Lucien entra dans le fumoir.
Il était membre du Club desAsperges depuis trois années.
On le savait riche, il était jeune etcharmant.
C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’il eûtbeaucoup d’amis.
Cependant lorsqu’il entra, s’il eût été moinspréoccupé de son bonheur et en même temps du major Hoff, qu’ilchercha des yeux, il eût remarqué que son arrivée était accueillied’une façon singulière.
Son ami M. Paul de Vergis lui tendit lamain avec une certaine expression de tristesse.
Personne ne se dérangea pour lui.
Toute l’attention paraissait concentrée sur unmembre du club, le jeune marquis de Rouquerolles, qui péroraitbruyamment et tenait des discours étranges.
Un peu étonné, Lucien prêta l’oreille auxparoles de M. de Rouquerolles.
Celui-ci disait :
– Vraiment, messieurs, ces choses-làn’arrivent qu’à Paris. Un beau jour, un homme se produit dans lemonde. Ses mains ruissellent d’un or mystérieux, il s’est fabriquéun nom, n’en ayant jamais eu, il a l’aplomb des aventuriers et lesmanières aisées que donnent certaines fréquentations.
Il monte ses écuries, il fait courir, on lereçoit, on l’accueille et l’on devient son ami sans plus defaçons.
Lucien avait tressailli à ces dernièresparoles.
– Maintenant, mes bons amis, poursuivitle marquis de Rouquerolles, si un beau matin on vient vousdire : ce monsieur est un filou, ou un escroc… ou le filsd’une courtisane célèbre… l’or qu’il dépense est l’or de sa honte…que répondrez-vous ?
– Tu vas bien loin, Rouquerolles, dit unjeune homme.
– Tant pis ! répondit le marquisépris des charmes d’Aspasie, le rôle d’exécuteur est quelquefoistrès honorable.
Lucien était un peu pâle.
Cependant il demeura calme et dit avec douceuren regardant le marquis :
– Qui donc voulez-vous exécuter,Rouquerolles ?
– Un homme qui porte un nomd’emprunt.
– Il y en a beaucoup comme cela dans lemonde.
– Un homme qui ne saurait indiquer lasource de sa fortune.
Lucien eut un léger frémissement. Mais il secontint encore.
– Un homme enfin, acheva le marquis, queje suppose être le fils d’une courtisane, et s’il ne me prouve pasle contraire…
Lucien se leva à ces derniers mots. Mais il neprononça pas un mot et attendit.
Seulement, son attitude était effrayante, ettous ceux qui l’entouraient et avaient entendu les dernièresparoles de Rouquerolles, comprirent qu’un drame terrible allait sejouer.
Pendant quelques secondes, on eût entenduvoler une mouche dans le salon.
Un silence de mort s’était fait.
M. de Rouquerolles le rompit lepremier.
– Je n’accuse pas, dit-il, sans donner àceux que j’accuse le droit de se défendre.
– Qui donc accusez-vous ? demandaLucien.
– Vous, dit froidement le marquis.
Ce fut l’étincelle qui met le feu à la mine etamène aussitôt l’explosion.
– Marquis, dit Lucien, il me faut toutvotre sang, et je vous tuerai demain.
– C’est votre droit, répondit lemarquis.
– Mais, reprit Lucien, auparavant, jeveux que vous posiez nettement votre accusation.
– Vous y tenez ? fitM. de Rouquerolles avec une raillerie écrasante.
– Oui.
– Vous vous appelez non Lucien de Haas,mais Lucien tout court.
– Après ?
– Vous n’avez pas d’autre nom.
– Après ?
– Vous êtes bâtard…
– Vous n’en savez rien, ni moi nonplus.
– Vous êtes le fils de quelque femmeperdue…
– Assez ! s’écria Lucien.
Et il bondit vers le marquis et le frappa auvisage.
Puis se tournant vers les assistantsdouloureusement émus :
– Messieurs, dit-il, cet homme qui, hierencore, se disait mon ami, à qui je n’ai fait aucun mal, vient decommenter lâchement le secret de ma naissance.
Un pareil outrage ne se lave qu’avec du sang.C’est affaire à moi et non à d’autres.
Mais j’ai vécu parmi vous, et depuis que vousme connaissez, quelqu’un peut-il me reprocher une action quelconquequi ne soit pas celle d’un galant homme ? Non, n’est-cepas ?
– Assurément non, murmurèrent plusieursvoix.
– Je te tiens pour le plus loyal et lemeilleur des hommes, dit Paul de Vergis. On t’a insulté, je seraiton témoin. Quel est mon second, messieurs ?
Mais alors, il se passa une chose inouïe.
Personne ne répondit :Moi ! Personne ne s’offrit pour assister Lucien surle terrain.
Et le malheureux jeune homme jeta un cri etappuya ses deux mains convulsives sur sa poitrine, comme s’il eûtété frappé à mort.
– Ma mère ! murmura-t-il, mamère ! vous que je ne connais pas, mais que je revois belle,souriante et majestueuse comme une fille de roi, dans mes souvenirsd’enfant, ma mère ! il ne se présentera donc personne pourvoir votre fils vous venger ?
Et comme il disait cela, un nouveau personnageentra dans le fumoir.
C’était un homme de trente-huit à quaranteans, d’une beauté pâle et triste, portant des moustaches, et ayantune redingote à brandebourgs boutonnée militairement.
– Bon ! murmura quelqu’un, en voicibien d’une autre. Les morts reviennent.
– Et les vivants arrivent de voyage,répondit l’homme aux brandebourgs.
Ce personnage, sur qui venait de se concentrerl’attention générale, avait été, sept ou huit mois auparavant, lehéros et la victime momentanée d’une singulière méprise.
On le nommait le major Avatar.
Officier russe, longtemps prisonnier deSchamyl au Caucase, le major avait été présenté au Clubdes Asperges par le marquis de B…
Pendant plusieurs semaines, l’hôte forcé del’émir de Circassie avait été le lion de Paris.
On avait écouté et redit avec enthousiasme lesrécits de sa captivité, on s’était raconté ses aventuresromanesques.
Puis, un matin, le major Avatar avait étéarrêté et le bruit s’était répandu que l’officier russe n’étaitautre qu’un forçat célèbre du nom de Rocambole, évadé quelques moisauparavant du bagne de Toulon.
Paris avait été en grand émoi pendantplusieurs jours. Puis la lumière s’était faite.
Une grande dame, une femme célèbre jadis sousle nom de Baccarat, avait déclaré que le major Avatar neressemblait nullement à Rocambole.
La parole de la comtesse Artoff n’était miseen doute par personne.
Le major Avatar s’était trouvé réhabilité, etplus que jamais le Club des Asperges s’était montréfier de le posséder dans son sein.
C’était donc le major Avatar qui arrivait.
– Messieurs, dit-il froidement, que sepasse-t-il donc parmi vous ? Il me semble que l’on est un peuagité ici.
– Major, dit M. Paul de Vergis, jevais vous mettre au courant d’un seul mot. Mon ami M. Luciende Haas a donné un soufflet au marquis de Rouquerolles.
– Bien.
– Je suis l’un des témoins de Lucien.
– Et vous en cherchez unsecond ?
– Justement.
– Ne cherchez plus, dit le major Avatar.J’accepte la mission.
Lucien s’avança vers lui les mainstendues.
– Monsieur, criaM. de Rouquerolles, dans ma famille on n’a jamais dormisur un soufflet en guise d’oreiller. Il fait un beau clair de luneau Bois. Qu’en pensez-vous ?
– Je suis à vos ordres, dit Lucien.
– À l’épée, jusqu’à ce que mort s’ensuive, poursuivit M. de Rouquerolles.
– Je l’entends bien ainsi, réponditLucien.
**
*
Dix minutes après M. de Rouquerolleset deux de ses amis montaient en voiture.
Lucien, M. de Vergis et le majorAvatar les imitaient et les deux adversaires roulaient vers le Boisavec leurs témoins respectifs.
– Mais quel a donc été le point de départde la querelle ? demanda le major Avatar, c’est-à-direRocambole, car c’était bien lui.
– Le marquis a insulté ma mère, réponditLucien.
Rocambole avait ce tact exquis que donnel’habitude de la haute vie.
En demander plus long eût été une insulte.
– C’est bien, dit-il, je vouscomprends.
M. de Vergis demeurait rue duColysée.
On passa chez lui pour y prendre desépées.
À deux heures du matin on arrivait au Bois,par la grande grille de l’avenue de l’Impératrice, la seule qui neferme pas la nuit.
À pareille heure, le Bois est désert, lesgardiens sont couchés, et pour peu qu’il fasse un beau clair delune, l’esplanade qui s’étend au nord du premier lac est l’endroitle plus commode pour un duel.
Ce fut là que les fiacres s’arrêtèrent.
L’irritation des deux adversaires était tellequ’il ne fallait pas songer à prolonger les préliminaires.
On tira les épées au sort.
Le sort fut favorable àM. de Rouquerolles.
C’est-à-dire qu’il devait se battre avec sesépées.
Le froid était si piquant qu’il fut convenuqu’on se battrait en redingote.
– Allez, messieurs, dit le majorAvatar.
Lucien et M. de Rouquerolless’attaquèrent avec fureur.
Tous deux étaient braves, tous deux tiraientmerveilleusement bien.
Pendant deux minutes, on n’entendit que lecliquetis du fer froissant le fer ; puis, tout à coup, Lucienadressa la parole au marquis :
– Monsieur, lui dit-il, dans quelquessecondes l’un de nous sera mort ; me refuserez-vous, à cemoment suprême, de me dire quel mobile a pu vous déterminerainsi ?
– Aspasie m’a promis de m’aimer, si jevous tuais, répondit le marquis.
Et il se fendit, et son épée disparut dans lapoitrine de Lucien.
Mais Lucien ne tomba point ; Lucien nelaissa point échapper son épée, et commeM. de Rouquerolles se mettait vivement en garde, Lucienmurmura :
– Aspasie n’aura pas à tenir sa promesse,à moins qu’elle ne vous pleure.
Il se fendit à son tour, et le marquis jeta uncri et tomba roide mort.
Alors Lucien s’affaissa lentement sur lui-mêmeen vomissant une gorgée de sang.
Avant d’aller plus loin et pour la pluscomplète intelligence de notre récit, disons tout de suite commentle major Avatar s’était trouvé, à point nommé, au Clubdes Asperges pour servir de témoin à M. Lucien deHaas.
Pour cela il faut nous reporter au moment où,se disant médecin, Rocambole était entré dans le château deRochebrune, sur les pas de Jacquot.
Jacquot s’était empressé de conduire Rocamboleauprès du vieux Bob mourant.
On avait couché l’intendant tout vêtu sur lemême lit qu’avait occupé milady pendant la nuit.
Son habit rouge, le masque de cire et leschaînes qui gisaient à terre, objet de l’étonnement de Jacquot, deMarianne la cuisinière et du valet de chambre Saturnin, lesquels nepouvaient comprendre pourquoi Bob s’était habillé ainsi, donnèrentau contraire à Rocambole, qui avait le récit de Vanda présent àl’esprit, le mot de l’énigme.
Bob était le spectre qui était apparu à Vandacroyant avoir affaire à milady.
La blessure de Bob s’expliquait tout aussinaturellement.
Milady avait découvert qu’elle étaitmystifiée, et la balle qui avait frappé le prétendu spectre avaitété dirigée par elle ou par le mystérieux compagnon que Jacquotavait vu partir avec elle le matin.
Dès lors Rocambole se dit :
– Cet homme qui jouait un pareil rôle etordonnait, au nom de la tombe, de restituer la fortune volée, estdemeuré fidèle aux héritiers spoliés, c’est-à-dire à Gipsy.
Cet homme me dira tout et je pourrai continuerson œuvre.
Rocambole avait observé tout cela en un clind’œil, et avant même que Bob eût tourné vers lui son œilmourant.
Il ne mentait d’ailleurs qu’à moitié en sedisant médecin, car il avait hérité d’une partie des connaissanceschirurgicales de sir Williams, son premier maître, et il savait, aubesoin, débrider une plaie et pratiquer une amputation.
Il examina le blessé, sonda le trou de laballe et demeura impassible.
– Est-ce qu’il mourra, monsieur ?demanda Jacquot.
– Je ne sais pas, répondit brusquementRocambole, mais il faut me donner les objets nécessaires à unpremier pansement.
Après nous verrons…
Bob avait repris connaissance, les dernièresparoles de Rocambole allumèrent un éclair d’espérance dans ses yeuxvitreux.
Était-ce l’amour instinctif de la vie qui seréveillait en ce moment ?
Était-ce un désir de vengeance ?
Peut-être l’un et l’autre, car il se prit àregarder Rocambole avec cette avidité anxieuse de l’homme quiattend sa destinée d’un mot.
Rocambole se fit apporter une aiguière d’eaufroide, lava la plaie, ouvrit une petite trousse de voyage qu’ilavait toujours sur lui et pratiqua l’extraction de la balle.
Puis, il appliqua un premier pansement et ditalors à Jacquot et aux autres domestiques :
– J’ai besoin d’être seul avec lemalade.
Tous trois sortirent.
Alors Rocambole alla fermer la porte au verrouet revint s’asseoir au chevet de Bob.
Bob balbutia quelques mots à peinearticulés.
– Je crois que je vais mourir,disait-il.
– Votre blessure est grave, ditRocambole, je n’affirmerais pas qu’elle ne fût pas mortelle, maisvous avez encore une heure ou deux à vivre, bien certainement.
L’œil de Bob continuait à rayonner.
Rocambole comprit qu’il fallait aller vite enbesogne et ne pas se laisser distancer par la mort.
Ce qu’il voulait, c’étaient des révélations,et, pour les obtenir, il fallait au plus vite gagner la confiancede Bob.
Aussi lui dit-il en anglais :
– Je vous apporte des nouvelles de Gipsyla bohémienne, monsieur Bob.
À ces mots résonnant dans sa languematernelle, à ce nom, retentissant tout à coup à son oreille, Bobse dressa, par un effort suprême, sur son séant et regardaRocambole d’un air effaré.
– Gipsy… balbutia-t-il, Gipsy !
– Oui, la nièce de miss Ellen.
– Miss Ellen ! continua Bobfrissonnant, qui parle de miss Ellen ?
– Moi.
– Qui donc êtes-vous ? murmura levieil intendant.
– Un homme qui veut, comme vous, forcerles voleurs à restituer.
– Ah ! vous connaissez doncGipsy ?
– Je l’ai sauvée, il y a quinze jours,des mains des Étrangleurs.
À ce mot d’Étrangleurs, Bob devintaffreusement pâle :
– Taisez-vous !… ne me parlez pasd’eux ! fit-il avec fureur.
Puis, il eut un accès de défiancesubite :
– Oh ! je ne vous crois pas,dit-il.
– Vous ne… me croyez pas ?…
– Non.
– Pourquoi ? demanda Rocambole avecdouceur.
– Parce que c’est milady qui vous envoie.Vous voulez savoir… vous ne saurez rien…
Rocambole prit la main du vieillard :
– Vous ne voulez donc pas que je continuevotre œuvre ? lui dit-il.
Bob secoua la tête :
– Milady et ses complices tiennent lemonde, dit-il. Franz est avec elle… Franz l’assassin !…
Il eut un éclat de rire sardonique etajouta :
– Le major Hoff, comme onl’appelle !
Ce nom tomba dans l’oreille de Rocambole pourn’en plus sortir.
– Monsieur Bob, dit encore Rocambole avecdouceur, vous me croyez donc un complice de milady ?
– Oui.
– Et si je vous prouvais lecontraire ?…
Bob le regarda avec un reste de défiance.Cependant une lueur d’espoir brilla dans son œil.
– Un homme et une femme ont passé la nuitici, avant-hier.
Bob tressaillit.
– Vous savez cela ? dit-il.
– C’est la femme qui m’a tout dit… etc’est pour cela que je suis venu…
Le regard de Bob cessa d’être défiant.
Mais il se fixa sur le visage hardi et résolude Rocambole, comme s’il eût voulu contrôler l’énergie et la forced’âme qu’il annonçait.
– Pourquoi vous intéressez-vous àGipsy ? demanda-t-il.
Rocambole comprit qu’il fallait faire unmensonge.
– Parce que je l’aime, murmura-t-il.
Ce mot détourna les dernières défiances deBob.
– Je vous crois, dit-il, mais aurez-vousla force de lutter contre milady ?
– Oui.
L’accent de Rocambole était résolu. Son œilbrillait d’une énergie sombre et continue.
Bob avait foi en lui.
– Je vais mourir, murmura-t-il, et jen’aurais pas le temps de parler… mais j’ai écrit… toute l’histoirede miss Ellen…
– Où est-elle ?
– Dans une chambre… là-haut… sous ladalle du foyer…
La voix du mourant s’éteignait ; sonregard s’obscurcissait. Le délire était proche…
Rocambole courut à un cordon de sonnette qu’ilsecoua violemment.
Jacquot parut.
– Tu vas me conduire dans la chambre oùcouchait M. Bob, dit Rocambole au petit groom.
Bob rouvrit les yeux et son regard se fixantsur Jacquot confirma l’ordre que Rocambole donnait.
– Venez, monsieur le médecin, réponditJacquot.
Rocambole le suivit.
Rocambole suivit donc Jacquot et arriva audeuxième étage du château.
La chambre que l’intendant Bob avait occupéedurant six ans était une sorte de capharnaüm dans lequel personnene pénétrait d’ordinaire et où régnait un désordreindescriptible.
Mais les indications qu’il avait données àRocambole étaient trop précises pour que celui-ci s’amusât àfouiller les meubles et les placards.
Il alla droit à la cheminée et se baissa pourexaminer la plaque de marbre.
À première vue, elle était parfaitementscellée et encastrée dans le parquet.
Néanmoins, après un minutieux examen,Rocambole trouva une fente dans l’un des angles, assez large pourlaisser passer une lame de couteau.
Jacquot se tenait derrière Rocambole, immobileet se demandant ce que celui-ci allait faire.
Mais Rocambole commença par se tourner verslui et le fixer avec ce regard d’autorité sous le poids duquel toutle monde se courbait.
– Comment te nomme-t-on ?dit-il.
– Jacquot, pour vous servir,monsieur.
– Es-tu de ce pays-ci ?
– Oh ! non, monsieur, je suis deCompiègne.
– Depuis combien de temps sers-tu danscette maison ?
– Environ deux ans, monsieur.
– Tu vas te trouver sans place…
– Oh ! monsieur, fit Jacquot d’unton pleureur, c’est-y Dieu possible, ce que vousdites-là ?…
– C’est la vérité, dit froidementRocambole. Bob va mourir, et milady ne reviendra jamais auchâteau.
– Vous croyez, monsieur ?
– J’en suis sûr.
– Qu’est-ce que vous me dites donc là,monsieur ? Je serais donc sans place ?
– Non, dit Rocambole, car j’ai besoind’un domestique et je te prends à mon service.
Jacquot fit un bond de joie.
– Je t’emmènerai à Paris, poursuivitRocambole.
– Ah ! monsieur…
– Mais à une condition.
– Oh ! tout ce que vous voudrez…D’ailleurs, je sais bien mon service.
– Ce n’est pas pour cela que je teprends.
– Pourquoi donc ? demandaJacquot.
– Pour que, si nous rencontrons milady,tu me la désignes du doigt et me dises : c’est elle.
– C’est bien facile, dit naïvementJacquot.
– Maintenant, as-tu un couteau ?
Le petit groom tira de sa poche un fort beleustache à manche de corne et le tendit à Rocambole.
Celui-ci le prit et ajouta :
– A-t-on prévenu la justice ?
– Pour dire la vérité vraie, monsieur,personne n’y a encore songé.
– Eh bien ! descends aux cuisines etdis que le médecin craindrait que son malade ne mourût, si onallait chercher les gendarmes et le juge de paix trop vite.
– Oh ! monsieur, répondit Jacquot,il n’y a pas de danger qu’ils arrivent sitôt que ça : lechef-lieu de canton est à trois lieues d’ici et la commune la plusproche à deux lieues.
– N’importe, va toujours…
Jacquot s’en alla, laissant Rocambole seuldans la chambre de Bob.
Alors Rocambole s’agenouilla devant la plaquede marbre, ouvrit le couteau et en introduisit la pointe dans lafente qu’il avait remarquée.
Puis il exerça une pesée, maisinutilement.
Il pensa alors que la fente devait cacher unressort, et il se mit à promener la pointe du couteau dans toute salongueur.
En effet, il rencontra peu à peu un obstacle,quelque chose comme une vis creuse, et il appuya fortement.
Soudain la plaque de marbre bascula ets’ouvrit absolument comme le couvercle d’une boîte à surprise.
Alors Rocambole vit une petite cachette d’unpied de profondeur et dans cette cachette une boîte en fer dont ils’empara.
À son peu de pesanteur, il comprit qu’elle nerenfermait guère que le manuscrit dont lui avait parlé Bob.
Elle était fermée, et il paraissait difficiled’en forcer la serrure.
Rocambole ne perdit point de temps.
Il mit la boîte en fer dans la poche de sonvaste paletot d’hiver, referma la plaque de marbre dont le ressortjoua de nouveau, et redescendit au premier étage.
Bob agonisait.
Cependant, en voyant rentrer Rocambole, il eutun éclair de raison et le délire l’abandonna un moment.
Rocambole lui montra la boîte.
Un rayon de joie brilla dans l’œil dumourant.
Puis, il eut la force de porter la main à soncou. Après quoi il retomba sur son oreiller, poussa un profondsoupir et mourut.
Mais Rocambole avait compris.
Bob portait au cou un petit cordon de soieauquel était suspendue une clé.
C’était la clé de la boîte de fer, etRocambole la détacha. Puis il abaissa la paupière du mort etsonna.
Les domestiques arrivèrent et un regard jetésur le lit leur fit comprendre que l’éternité venait de s’ouvrirpour le vieil intendant.
**
*
Rocambole avait un passe-port parfaitement enrègle, au nom du major Avatar.
Au lieu de quitter le château, immédiatementaprès la mort de Bob, il attendit, au contraire, l’arrivée de lajustice, qui, vers le soir, se transporta au château.
Sa déposition fut d’une netteté parfaite.
Il était descendu à la station voisine poursatisfaire sa curiosité d’archéologue, car on lui avait signalé lemanoir de Rochebrune comme un spécimen assez pur de l’architectureféodale.
Il s’était donc dirigé vers Rochebrune, et ilavait trouvé à la porte un rassemblement de passants et dedomestiques en grand émoi.
Comme il était un peu médecin, il avait crudevoir donner des soins au malade.
Malheureusement, la blessure était mortelle etla science impuissante.
Le major Avatar fut complimenté par le juge depaix qui se livra à une enquête.
Procès-verbal fut dressé de la fuite demilady, sur laquelle planaient les suppositions les plus graves,car Bob n’avait fait aucune révélation avant de mourir.
Enfin, on apposa les scellés sur toutes leschambres du château, et on déclara au major Avatar qu’il étaitlibre de se retirer.
Rocambole quitta donc le château, vers huitheures du soir, en compagnie de Jacquot.
Le train de Paris passait à dix heures.
Jacquot fut installé dans un wagonordinaire.
Rocambole prit un coupé pour lui seul.
Alors seulement, quand la locomotive eutrepris sa course bruyante, Rocambole ouvrit la boîte de fer.
La boîte renfermait un petit cahier jauni,couvert d’une écriture serrée, mais très lisible.
Il était écrit en anglais.
Sous le cahier, il y avait un médaillon.
Ce médaillon renfermait un portrait de femme,ou plutôt de jeune fille, d’une incomparable beauté.
Dans un angle, on avait écrit en caractèresmicroscopiques :
Miss Ellen Perkins, à seize ans.
Rocambole examina longtemps cette miniature,puis il déplia le cahier et lut :
HISTOIRE D’UNE PARRICIDE
Le manuscrit de Bob était ainsiconçu :
Le Christmas de l’année 183… fut remarquable,même à Londres, par le brouillard intense et rougeâtre qui régnapendant deux jours, enveloppant les édifices, noyant les maisons,interceptant la circulation des voitures et forçant les policemen àéchanger leur bâton contre une torche, qui fut, du reste,insuffisante à guider les passants attardés.
Dès cinq heures, la veille, tous lescomptoirs, tous les magasins avaient été fermés dans la cité.
Les commis s’étaient retirés en souhaitantjoyeux Noël à leurs patrons, et les patrons s’étaient dirigés versleur demeure où le pudding et les gâteaux étaient prêts.
La Noël est, de toutes les fêtes, celle queles Anglais accueillent avec le plus d’empressement. C’est la fêtede famille par excellence.
On ne va pas, durant le Christmas, chercherdes plaisirs et des jouissances au dehors. Les théâtres fontrelâche, les rues sont désertes. Chacun reste chez soi.
Personne donc ne s’aperçut tout d’abord de cebrouillard, sans précédent peut-être, qui s’appesantissait surLondres avec une instantanéité prodigieuse.
Vers neuf heures du soir, les cabs cessèrentde rouler : les passants, désespérant de pouvoir continuerleur chemin, se réfugièrent dans les public-houses encore ouvertset attendirent que le brouillard se dissipât un peu.
Mais le brouillard, au lieu de diminuer,allait s’épaississant toujours.
Seule, une jeune fille, bravant cet océan debrume, allait toujours droit devant elle, marchant d’un pas rapide,les mains en avant pour se garantir de quelque choc inattendu.
Un moment, cependant, elle s’arrêta devant laporte entr’ouverte d’un public-house et entra.
Les établissements de ce genre ne sontfréquentés que par le bas peuple.
Rarement un homme comme il faut ose s’yrisquer.
Une lady, ou simplement la femme d’unbourgeois, n’en franchirait pas le seuil pour une couronne, fût-cecelle d’un empire.
Pourtant la jeune fille entra.
– Monsieur, dit-elle au tavernier,pourriez-vous me dire où je suis ?
– Vous êtes dans Charing-Cross, luirépondit cet homme, qui se prit à l’examiner avec une attention unpeu étonnée.
En effet, la jeune fille, dont la beauté fièreet hardie révélait du reste une patricienne, était vêtue comme lesont les jeunes miss qu’on rencontre dans le parc de Saint-James, àCovent-Garden ou à Drury-Lane.
– Merci, dit-elle. Je trouverai bien monchemin.
Et elle fit un pas pour sortir.
Mais, en ce moment, un homme qui était assisdans le fond de la salle se leva, vint à elle et lui dit :
– Miss, le brouillard n’a point desecrets pour moi. Où que soit votre demeure, je me fais fort devous y conduire.
La jeune fille regarda cet homme.
Il y a des sympathies instantanées, desattractions dont il est impossible de se rendre compte.
Quand elle eut regardé cet homme, la jeuneAnglaise tressaillit.
Peut-être cet homme qui lui était inconnuavait-il obéi à un sentiment de même nature en quittant la table etvenant faire ses offres de service.
C’était un homme d’environ trente ans, auvisage bruni, aux yeux noirs et fascinateurs, aux dents aiguës etblanches comme celles des carnassiers.
Sa taille était à peine au-dessus de lamoyenne.
Son costume, des plus simples, était celuid’un patron de barque ou d’un chef de timonerie, et se composaitd’une vareuse et d’un petit chapeau ciré.
La patricienne, cependant, baissa les yeuxsous son regard et elle balbutia quelques mots de refus.
Mais cet homme lui prit le bras et lui ditavec un ton d’autorité subite.
– Allons ! venez… je vais vousconduire…
Et il l’entraîna hors du public-house.
Chose bizarre ! la jeune fille s’étaitprise à trembler et pourtant elle ne chercha point à se dégager del’étreinte de cet homme.
Elle était déjà au milieu du brouillard ;déjà la lueur du public-house s’effaçait, que la jeune fillen’avait pas encore songé à jeter un cri.
– Où demeurez-vous ? reprit-il.
– Dans Piccadilly.
– Venez…
– Mais, monsieur…
– Miss, dit cet homme étrange, vouspouvez vous fier à moi. Je suis un ami…
Sa voix était devenue harmonieuse et doucecomme un chant, et la jeune fille tressaillit de plus belle.
– Un ami sûr et fidèle, acheva cethomme.
– Comment seriez-vous mon ami, monsieur,dit-elle en tremblant de plus en plus. Vous ne me connaissezpas !
– C’est possible, mais quand je vous aivue entrer dans le public-house, il s’est passé en moi quelquechose d’indéfinissable et j’ai compris que sur un mot de vous jeserai votre esclave à toujours.
– Monsieur…
L’homme à la vareuse osa lui serrer la mainsous son bras.
– Je vous répète, dit-il, que je suisvotre ami.
La jeune fille poussa un soupir etmurmura :
– Aussi vrai que je m’appelle miss Ellen,je n’ai pas d’amis. Je suis une pauvre déshéritée.
– Une déshéritée, vous ?
– Oui, dit-elle, touchée de l’accent dedouloureuse surprise avec lequel il avait fait cette question.
– Vous, reprit-il, si jeune, la filled’un pair peut-être… vous… déshéritée ?
– Moi, dit-elle.
Cet homme bizarre s’arrêta tout àcoup :
– Vous vous nommez miss Ellen ?dit-il.
– Oui.
– Dites-moi franchement pour qui vous meprenez, moi.
– Je ne sais pas, balbutia-t-elle.
– Me croiriez-vous un obscurmatelot ?
Et sa main fine et petite caressa la main demiss Ellen, comme pour lui prouver qu’il n’avait jamais eu deprofession ouvrière.
Elle tressaillait plus fort.
– Je vous dirai plus tard qui je suis,fit-il, mais je peux beaucoup…
– Je vous crois, dit-elle avecconviction.
– Vous êtes déshéritée,dites-vous ?
– Oui.
– Pourquoi ?
– Parce que je suis la cadette, que mamère a été légère, que mon père ne m’aime pas et qu’il a en vertudes lois qui régissent la noblesse anglaise, assuré son immensefortune à mon cousin qui est fiancé à ma sœur.
– Ah ! vraiment ? fitl’inconnu, qui eut dans la voix comme un rugissement étouffé.
– C’est la vérité, murmura missEllen.
– Et vous subissez cette positionhumiliante ?
– Il faut bien accepter ce qu’on ne peutempêcher.
– Et s’il vous arrivait un ami duciel ?…
– Du ciel ou de l’enfer, murmura missEllen, qui sentait s’éveiller en elle une haine subite et dont lesinstincts se révoltèrent.
L’inconnu lui prit la main :
– Regardez-moi bien, dit-il.
Ils étaient alors sous un bec de gaz, quiperçait assez vigoureusement le brouillard pour éclairer le visagedu conducteur de miss Ellen.
– Miss Ellen, dit encore cet hommeétrange, je vous aime…
– Oh ! fit-elle d’une voixétouffée…
– Je vous aime… et je vous veux riche… etje veux abaisser ceux qui vous ont foulée aux pieds… Quel est lenom de votre père, miss Ellen ?
– Le commodore Perkins.
– C’est bien, dit l’inconnu, vousentendrez parler de moi…
Nous voici dans Piccadilly : appelez cepoliceman dont vous apercevez la torche dans le brouillard, il vousremettra dans votre chemin.
Au revoir, miss Ellen… au revoir… je vousaime.
Et il osa la prendre par la taille et luimettre aux lèvres un baiser brûlant.
Miss Ellen jeta un cri…
Mais déjà l’homme avait disparu dans la brumeépaisse que la lumière du gaz était impuissante à dissiper.
Quelles furent les suites de cetterencontre ? continuait le manuscrit de Bob.
Ce fut et ce sera toujours sans doute unmystère.
Mais à quelques mois de là, on eût retrouvémiss Ellen dans un vieil hôtel de Glasgow, en Écosse, auprès de sonpère, le commodore Perkins.
Le commodore était presque un vieillard.
Il s’était marié aux environs de lacinquantaine, avec une jeune femme qui était morte presquesubitement en donnant le jour à sa seconde fille, c’est-à-dire àmiss Ellen.
L’aînée se nommait miss Anna.
Le vieil officier l’adorait. Il aimait peumiss Ellen. Il éprouvait même pour elle une sorte d’aversion.
Quelques personnes, mal intentionnées sansdoute, avaient prétendu que miss Ellen était un enfant de l’amouret que le commodore était étranger à sa naissance.
Donc, quelques mois après cette étrangerencontre qu’elle avait faite dans les rues de Londres, la veilledu Christmas, nous eussions retrouvé miss Ellen à Glasgow.
Le commodore était Écossais d’origine.
Tant qu’il avait été en activité de service,il avait habité, durant ses congés, un hôtel dans Piccadilly, àLondres.
Mais, depuis cinq mois qu’il était à laretraite, il était venu à Glasgow habiter la vieille maisonpaternelle.
L’époque du mariage de miss Annaapprochait.
Son cousin, lord Evandah, en était fort épris,et il avait tant tourmenté le vieux commodore que celui-ci, bienque miss Anna n’eût que dix-sept ans, avait consenti à abréger letemps fixé d’une année.
Miss Anna était partie pour Londres avec sonfiancé et sa dame de compagnie pour faire les emplettes de sacorbeille de mariage.
Miss Ellen était demeurée seule auprès de sonpère.
Miss Ellen était bien changée.
Ses fraîches couleurs avaient fait place à unepâleur morbide, ses yeux étaient cernés ; elle marchait avecpeine, se plaignait de vives souffrances, et en avait pris prétextepour ne plus s’habiller.
Sans cesse enveloppée dans une ample robe dechambre, elle passait ses journées couchée sur une bergère, dans lagrande salle de cette vaste et triste demeure où le commodores’était confiné.
Du reste, le commodore Perkins s’occupait fortpeu de miss Ellen, lui demandait à peine de ses nouvelles une foischaque jour, et ne songeait qu’à l’arrivée du courrier de Londresqui lui apportait chaque jour une lettre de sa chère miss Anna.
Le domestique du commodore était peunombreux.
Il se composait d’un intendant nommé Bob et desa femme, d’un valet de chambre appelé Franz, qui était d’origineallemande, et de quelques serviteurs subalternes qui ne quittaientpoint les cuisines et n’arrivaient jamais jusqu’aux maîtres.
Franz paraissait fort dévoué à miss Ellen.
Cependant il n’était au service du commodoreque depuis quelques mois.
Son arrivée avait même suivi de peu de joursla rencontre que miss Ellen avait faite de l’inconnu dans lepublic-house.
Franz partait chaque jour, à la même heure, etse rendait à la poste-restante d’où il rapportait souvent unelettre qu’il remettait en cachette à miss Ellen.
Quelquefois, en lisant ces lettres, miss Ellenpleurait abondamment.
Un soir, le commodore s’était assoupi dans ungrand fauteuil au coin de la cheminée.
Miss Ellen souffrait plus que de coutume.
Elle voulut quitter sa bergère, mais sesforces la trahirent et elle ne put que jeter un cri.
À ce cri, le commodore s’éveilla.
– Qu’avez-vous donc, ma chère ?dit-il d’un ton de mauvaise humeur.
– Rien… balbutia-t-elle. Une douleur aucœur… peut-être… et un nouveau cri lui échappa.
Le commodore tira un cordon de sonnette.
Franz entra.
Il échangea avec sa jeune maîtresse un coupd’œil rapide, et sans doute qu’elle comprit l’éloquence de sonregard, car elle eut l’héroïsme d’étouffer un cri et de ramener surson visage un calme menteur.
– Votre sœur se marie dans un mois, ditbrusquement le commodore. Tâchez de ne pas être malade, à cetteépoque.
– Je tâcherai, murmura miss Ellen.
Mais elle jeta, à la dérobée, un regard dehaine à son père.
Celui-ci se leva, prit sa canne et son chapeauet dit encore d’un ton dur :
– Il est tard… je vous engage à rentrerdans votre chambre et à passer une bonne nuit.
Miss Ellen ne répondit pas.
Le commodore sortit du salon et regagna sonappartement.
Mais à peine eut-il laissé sa fille seule quecelle-ci se mit à pousser des cris.
Franz revint.
– Mettez votre mouchoir dans votrebouche, lui dit-il, et mordez-le… ou nous sommes perdus…
Ces paroles firent éprouver à miss Ellen unetelle épouvante qu’elle cessa de crier, regarda Franz d’un œilhébété et lui dit :
– Crois-tu donc que l’heureapproche ?
Franz fit un signe affirmatif.
– Mon Dieu ! murmura-t-elle affolée…et lui… qui ne vient pas !…
– Il sera ici avant trois jours.
Et Franz prit miss Ellen dans ses bras.
Elle poussa un nouveau cri. Mais ce fut ledernier. Elle avait mis son mouchoir dans sa bouche et le mordaitavec fureur.
Franz l’emporta comme il eût fait d’unenfant.
– Votre chambre est trop près de celle devotre père, dit-il. Je vais vous transporter au second étage.
**
*
Le commodore Perkins avait, comme on a pu levoir, une haine instinctive pour miss Ellen.
Cependant à de certaines heures, quandl’expression de cette haine était allée trop loin, il se calmait etavait honte de sa conduite.
Ce soir-là, quand il se fut mis au lit, il sesouvint d’avoir rudoyé la jeune fille et il en eut des remords.
Au bout d’une heure qu’il eut éteint labougie, il n’avait point encore fermé l’œil.
Tout à coup il lui sembla que des plaintesétouffées arrivaient jusqu’à lui.
Le commodore se dressa sur son séant.
Les plaintes étaient plus distinctes.
Il se leva, passa sa robe de chambre, allumaun flambeau et se dirigea vers la chambre de miss Ellen.
La chambre était vide.
Les plaintes paraissaient venir de l’étagesupérieur.
Le commodore, la sueur au front, gagnal’escalier, arriva dans un corridor et toujours guidé par ces crisétouffés qui venaient mourir à son oreille, il s’approcha d’uneporte qui était entr’ouverte et par laquelle s’échappait un filetde lumière.
Puis il poussa cette porte…
Alors il eut sous les yeux un étrangespectacle.
Miss Ellen se tordait sur un lit sans autreassistance que Franz, dans les suprêmes douleurs de lamaternité.
Et le commodore jeta un cri terrible et tombaà la renverse en murmurant :
– Misérable !
**
*
Comme Rocambole arrivait à cet endroit durécit de Bob, le train entrait dans la gare de Paris. Il étaitminuit.
Rocambole remit à plus tard la suite de salecture et fourra le manuscrit dans sa poche.
Puis, en sortant de la gare, il monta dans unevoiture de place et se fit conduire rue Saint-Lazare.
C’était là qu’il avait loué, au nom du majorAvatar, un petit appartement.
Jacquot avait grimpé à côté du cocher.
Rocambole arriva chez lui.
Mais il ne se mit point au lit, il ne continuapoint la lecture du manuscrit qu’il serra précieusement dans letiroir d’un secrétaire.
Tout au contraire, il se débarrassa de seshabits de voyage et fit une toilette de ville en sedisant :
– Je crois bien que Bob, en mourant, adésigné Franz sous le nom du major Hoff.
Or, le major Hoff est du Club desAsperges dont je fais partie.
Allons-y !
On sait ce qui s’était passé.
Rocambole, redevenu le major Avatar, étaitentré au Club des Asperges , cherchant des yeux cemystérieux personnage qu’on appelait le major Hoff et qu’il sesouvenait avoir vu.
Mais le major n’y était pas.
En revanche, Rocambole avait assisté auxdernières phases de la querelle de Lucien avec le marquis deRouquerolles, consenti à servir de témoin au premier, et il étaitparti pour le bois de Boulogne.
Le marquis, nous l’avons dit, était tombéraide mort, l’épée de Lucien avait rencontré le cœur.
Mais Lucien s’était affaissé sur lui-même, envomissant une gorgée de sang.
Lucien paraissait dans un état désespéré.
Tandis que les témoins du marquis cherchaienten vain à rappeler ce dernier à la vie, Rocambole etM. de Vergis avaient pris Lucien dans leurs bras etl’avaient transporté dans le fiacre qui les avait amenés.
– Au pas ! dit Rocambole aucocher.
Puis se tournant versM. de Vergis.
– Nous allons chez lui, n’est-cepas ?
– Non, dit le jeune officier, chez moi,rue du Colysée…, c’est plus près.
Lucien respirait encore, et il n’avait pointperdu connaissance.
– Je crois que je suis frappé à mort,dit-il.
– Monsieur, lui répondit Rocambole avecémotion, on meurt tout de suite d’un coup d’épée… ou on n’en meurtpas… ne parlez point… et espérez…
M. de Vergis pleurait et tenait lesmains de son malheureux ami.
Le trajet fut long, car il était nécessaire,ainsi que l’avait recommandé Rocambole, d’aller au pas.
Il parut plus long encore à ce dernier.
Rocambole était sous le poids d’une émotionsubite, inattendue et presque inexplicable.
Ce jeune homme à qui il avait servi de témoin,par pure complaisance, qui lui était inconnu deux heuresauparavant, ce jeune homme qui peut-être allait mourir avant lelever du soleil, lui inspirait une vive sympathie.
Pourquoi ?
Le cœur humain est plein de ces mystères.
On arriva rue du Colysée.
M. de Vergis habitait un charmantpetit entresol dans un vieil hôtel, entre cour et jardin.
Son valet de chambre qui, sur son ordre, avaitattendu descendit en toute hâte apportant un fauteuil.
On y plaça le blessé.
Puis Rocambole et M. de Vergis leportèrent, montant lentement l’escalier, et s’arrêtant chaque foisque le sang s’échappait de la bouche de Lucien.
Enfin on arriva dans l’appartement et Lucienfut placé sur le lit de son ami.
M. de Vergis dit au valet :
– Prends le fiacre qui est resté à laporte et cours chercher le docteur P… qui demeure au coin de la rued’Angoulême.
Rocambole déshabilla le blessé.
Il était un peu chirurgien, comme on sait, etil avait vu et reçu tant de coups d’épée en sa vie, qu’il s’yconnaissait.
Avant l’arrivée du médecin qui se fit un peuattendre, du reste, Rocambole avait examiné la blessure et reconnuqu’elle n’était pas mortelle.
L’épée avait glissé sur une côte, opérant unelarge déchirure et provoquant une hémorragie violente, mais aucunorgane essentiel ne se trouvait lésé.
M. de Vergis attendait avec uneanxiété mortelle que Rocambole se prononçât.
Par contre, le blessé était calme.
– Monsieur, lui dit Rocambole, ou je metrompe fort, ou je puis vous prédire que vous serez sur pied avantun mois.
– Merci, dit Lucien, sur les lèvres dequi glissa un sourire de gratitude.
Le médecin arriva et confirma de tous pointsle diagnostic de Rocambole.
Ce dernier ne voulut point se retirer.
Nous l’avons dit, Lucien lui inspirait unesympathie mystérieuse.
Il s’arrangea dans un fauteuil pour passer lereste de la nuit au chevet du blessé.
Le médecin avait pareillement interdit aublessé de prononcer un mot.
Quant à M. de Vergis, il était tropl’ami de Lucien pour donner au major Avatar le moindrerenseignement sur les causes du duel.
Les bruits qui avaient couru sur la naissancede Lucien ne s’étaient déjà que trop propagés.
Le jeune officier se borna donc à dire àRocambole que son malheureux ami était sur le point de se marier,et qu’il ne savait comment annoncer cette fatale nouvelle à safiancée.
Le blessé s’était assoupi, après avoir euquelques minutes de fièvre.
– Savez-vous où demeure la jeune fillequ’il doit épouser ? demanda Rocambole.
– Oui.
– Eh bien ! vous me le direz, je mecharge de tout.
Le reste de la nuit s’écoula, le jour vint, etavec les premiers rayons de soleil, le blessé s’éveilla.
Rocambole était toujours à son chevet, leregardant et paraissant abîmé en une sorte de contemplation.
Lucien avait la pâleur morte d’une femme.
– À qui donc ressemble-t-il ?murmurait à part lui Rocambole. Je suis pourtant bien certain del’avoir vu hier pour la première fois… mais il a, avec quelqu’unque j’ai connu… homme ou femme… une ressemblance singulière.
Lucien, d’un sourire, le remercia de sasollicitude.
– Monsieur, lui dit Rocambole, vous avezpassé une bonne nuit, et je vous le répète, votre état n’inspireaucune inquiétude grave ; je puis donc me retirer, je viendraiprendre de vos nouvelles ce soir.
Et Rocambole s’en alla.
M. de Vergis l’accompagna jusquedans l’antichambre et lui donna l’adresse de Marie Berthoud.
La jeune fille et son père demeuraienttoujours rue de la Sourdière.
Seulement, lorsque Lucien les avait retrouvés,il avait voulu qu’ils descendissent au premier étage, où il leuravait meublé un appartement convenable.
– Puisque je me suis embarqué dans cetteaventure, murmura Rocambole, allons jusqu’au bout. Après, nous nousoccuperons des affaires de Gipsy et de miss Cécilia.
Et, au lieu de rentrer chez lui, il s’en allaà pied par les boulevards et la rue de Rivoli, fumant un cigare, etrespirant le grand air du matin.
Et, tout en marchant, Rocambole se répétaitcette question singulière :
– Mais à qui donc ressemble ce jeunehomme ?
Il arriva rue d’Alger, prit la rueSaint-Honoré qui n’était encore envahie que par les balayeurs, leshôtes ordinaires du matin, et il s’apprêtait à entrer rue de laSourdière, lorsque tout à coup il s’arrêta et éprouva même unesubite émotion.
Un homme entrait, comme lui, dans la rue de laSourdière, marchant avec lenteur et paraissant chercher unnuméro.
Cet homme, Rocambole le reconnutsur-le-champ.
C’était bien le personnage qu’au Club des Asperges on désignait sous le nom du majorHoff.
Rocambole l’avait vu autrefois, avant la fintragique du vicomte Karl de Morlux.
Que venait faire cet homme dans la rue de laSourdière à cette heure matinale ?
Il passa sans voir Rocambole, tant ilparaissait préoccupé.
Du reste, il portait à la main un petitpaquet, assez semblable à une boîte enveloppée dans du papier.
Rocambole le vit s’arrêter à la porte de lamaison du numéro 17.
C’était précisément la maison habitée par lafiancée de Lucien de Haas.
Il hésita un moment, puis s’engouffra dansl’allée humide et sombre de la maison.
Alors Rocambole traversa la rue et passarapidement devant la porte.
Le major Hoff causait avec la concierge et luidisait :
– N’est-ce pas ici que demeureMlle Marie Berthoud ?
– Oui, monsieur.
– Avec son père ?
– Précisément.
– Voilà pour elle, dit le major.
Et il posa le paquet sur la table de sa loge,tandis que Rocambole passait rapidement devant la porte.
– Que peut avoir de commun le major Hoffavec Mlle Marie Berthoud, la fiancée de Lucien deHaas ?
Telle était la question que se posaitRocambole, qui s’était effacé dans l’ombre d’une allée voisine.
Le major Hoff, qui, si on en croyait lemanuscrit de Bob, n’était autre que Franz qui avait jadis aidé à ladélivrance de miss Ellen, à Glasgow, – le major Hoff, disons-nous,ne s’arrêta que quelques minutes dans la loge de la concierge.
Cependant il eut le temps de lui adressercette question que Rocambole entendit parfaitement.
– À quelle heure sort mademoiselleBerthoud ?
– Monsieur, répondit la concierge, depuisque Mademoiselle a une bonne et qu’elle est pour se marier, elle nesort plus le matin, comme elle faisait autrefois pour chercher del’ouvrage ou en rapporter à son magasin.
– Ah ! fit le major. Mais neva-t-elle pas tous les jours se promener aux Tuileries avec sonpère ?
– Quand il fait beau, oui, monsieur.
– C’est bien, voilà pour vous…
Et le major jeta un louis sur la table.
La concierge salua jusqu’à terre.
– Il est inutile, n’est-ce pas, ajouta lemajor, de vous prier de ne point parler de tout cela àMlle Berthoud ?
La concierge fit un signe d’intelligence et lemajor sortit.
Il passa près de Rocambole sans le voir.
Rocambole avait entendu les quelques motséchangés entre la concierge et le major.
– Je trouveraiMlle Berthoud dans une heure aussi bien qu’àprésent, se dit-il, le plus important est de suivre le major.
Et il le suivit en effet.
Le major prit la rue Saint-Hyacinthe, celle duMarché-Saint-Honoré où se trouve une station de voitures et montadans un fiacre en disant au cocher :
– Au Grand-Hôtel !
C’était tout ce que voulait savoirRocambole.
Si le major, ce qui était probable, n’habitaitpas au Grand-Hôtel, du moins il allait y voir quelqu’un.
Or, ce quelqu’un pourrait bien êtremilady.
En effet puisque, selon toute apparence lachâtelaine de Rochebrune avait eu Franz pour complice dans lemeurtre de l’intendant Bob, – selon toute apparence aussi, puisqueFranz était à Paris, milady s’y trouvait.
Rocambole se faisait toutes ces réflexions etles résolvait une à une, tout en prenant, à pied, la rueNeuve-des-Capucines qui, on le sait, aboutit au boulevard non loindu Grand-Hôtel.
Seulement, il en revenait toujours à celle-làdont il ne trouvait pas la solution immédiate :
– Que pouvait avoir de commun le majorHoff avec Mlle Marie Berthoud ?
Et, tout à coup, Rocambole tressaillit et unegrande lumière se fit dans son esprit.
Si l’on en croyait le manuscrit de Bob, missEllen, c’est-à-dire milady avait eu un enfant.
Cet enfant n’était-il pas M. Lucien deHaas ?
Rocambole sentit quelques gouttes de sueurperler à son front.
Il songeait à Lucien si brave, si bon, sisympathique et qui était peut-être le fils de ce monstre qui avaitassassiné son père et sa sœur et dépouillé la malheureuseGipsy.
Et, malgré lui, un rapprochement se fit dansson esprit :
Il compara milady à l’infâme vicomte Karl deMorlux, Lucien à ce brave et loyal Agénor qui était devenul’heureux époux d’Antoinette.
Et Rocambole qui avait songé un moment àpénétrer dans le Grand-Hôtel, à suivre si obstinément le major Hoffet à chercher milady, Rocambole rebroussa chemin, ou plutôt iltraversa le boulevard et prit la rue Caumartin pour se rendre chezlui, rue Saint-Lazare.
Il voulait éclaircir un dernier doute ;il voulait avoir le cœur net de cette vague ressemblance que Lucienlui paraissait avoir avec quelqu’un qu’il avait déjà vu.
Le major Avatar s’était, nous l’avons dit,installé à son retour de Londres, dans un petit appartement de larue Saint-Lazare.
Il avait pris un valet de chambre.
Ce valet de chambre, un vieillard, n’étaitautre que Milon.
Milon avait revêtu une belle livrée en drapbleu, toute chamarrée d’or, et il avait une mine superbe dans sonantichambre.
Le petit Jacquot l’admirait naïvement ets’étonnait cependant que son nouveau maître l’eût pris à sonservice puisqu’il n’avait pas de chevaux.
– Il faut prendre patience, mon garçon,M. le major est en train de monter ses écuries.
Rocambole, en entrant chez lui, trouva doncMilon qui l’attendait.
Milon lui dit :
– Vanda est venue.
– Ah ! fit Rocambole. Quanddonc ?
– Il y a dix minutes. Elle ne reviendrapas aujourd’hui, mais elle pense pouvoir s’échapper vers minuit,heure où sir James Nively doit être présenté dans un club. Elle m’aremis ce billet pour vous.
Rocambole ouvrit le billet et lut :
« Mon maître adoré,
« La passion de sir James prend desproportions qui commencent à m’inquiéter, cependant il ne sort pasencore des bornes du respect. Il est toujours mystérieux etpersiste à ne pas savoir ce que c’est que Gipsy, mais il faudrabien qu’il parle.
« Hier soir, il a reçu une lettre portantdes timbres bizarres, et qu’on lui renvoyait de Londres.
« C’est, sans doute, un ordre venu del’Inde.
« Il s’est empressé d’enfermer cettelettre dans son portefeuille qu’il a toujours sur lui.
« Et toi, maître, que sais-tu ?
« À ce soir, minuit.
« Ton esclave,
« VANDA. »
Rocambole brûla ce billet en entrant dans soncabinet.
Puis il ouvrit le tiroir de son secrétairedans lequel il avait mis, en arrivant, la boîte de fer quirenfermait le manuscrit et le portrait.
Il s’empara du portrait, le regarda et étouffaun cri.
Miss Ellen à quatorze ans avait uneressemblance frappante avec Lucien.
Lucien, pour qui Rocambole avait éprouvé unede ces sympathies irrésistibles qui sont un des grands secrets dela nature.
Lucien, qui certainement était le fils demilady.
Et Rocambole comprit pourquoi le major Hoffs’était informé des habitudes de Mlle MarieBerthoud et avait voulu savoir si elle allait toujours se promeneraux Tuileries avec son vieux père.
Milady, qui, sans doute, avait fait élever sonfils loin d’elle, voulait voir sa fiancée…
Rocambole sonna Milon…
– Tu vas me faire habiller ce jeunegarçon que j’ai ramené. Tu le conduiras dans une maison deconfection, et tu le déguiseras autant que possible en étudiant ouen collégien.
– Bien, fit Milon qui avait prisl’habitude de ne jamais discuter les ordres de Rocambole, quelqueétranges qu’ils fussent. Et puis ?
– Et puis, tu le ramèneras ici, où ilattendra que j’aie besoin de lui.
Milon sortit.
Rocambole replaça le médaillon dans la boîtede fer, tira de celle-ci le manuscrit de Bob et reprit la sombrehistoire de miss Ellen à l’endroit où il l’avait laissée.
Bob continuait ainsi son récit :
« Huit jours plus tard, le commodorePerkins entra dans la chambre de sa fille.
Le vieillard avait le front sévère et chargéde nuages ; cependant, à son geste et à sa démarche, il étaitfacile de voir qu’il s’était juré d’être calme et de ne pointsortir des bornes d’une froide modération.
C’était la première fois qu’il mettait le pieddans la chambre de sa fille depuis sa délivrance.
Miss Ellen se dressa avec peine sur son séanten le voyant entrer.
– Miss Ellen, dit le vieillard, je neviens vous faire aucun reproche. Votre conduite ne me touche qu’enceci : que vous portez mon nom et que je ne veux pas que cenom soit déshonoré.
Miss Ellen ne répondit pas.
– Vous avez commis une faute. Quel estvotre complice, je ne veux pas le savoir. Encore moins, je songe àune réparation. Il n’est jamais entré dans mes idées que vous vousmarierez.
Par conséquent, je viens vous donner àchoisir :
Ou entrer dans un couvent,
Ou partir sous la conduite de Bob, monintendant, qui vous conduira en France.
Dans le premier cas, je me chargerai de votreenfant et le ferai élever modestement, comme il convient à l’enfantqui n’aura jamais de nom.
Dans le second cas, vous changerez de nom. Jeme suis procuré des actes authentiques, vous désignant sous le nomd’Ellen Percy, orpheline.
Bob vous conduira en France, dans le pays quevous aurez choisi pour votre résidence, et vous y remettra centmille francs.
Avec cette somme vous élèverez votre enfant àvotre guise.
Miss Ellen tendit vers son père ses mainssuppliantes.
Mais son père la repoussa.
Puis il dit encore :
– Le médecin qui vous soigne, et qui m’ajuré le secret sur la tête de sa femme et de ses enfants, m’affirmeque dans quatre ou cinq jours vous pourrez vous mettre enroute.
Je vous en donne huit, mais pas une heure deplus, car votre sœur arrivera avec son fiancé, et je ne veux pasque ma maison soit souillée plus longtemps par votre présence.
– Mon père ! dit encore miss Ellen,qui essaya de fléchir le vieillard.
– Je ne suis pas votre père ! dit lecommodore.
Ces mots produisirent sur miss Ellen unerévolution complète.
Elle se dressa haletante, l’œil en feu ;elle enveloppa le vieillard d’un regard de haine :
– Ah ! dit-elle, n’insultez pas mamère ! je vous le défends !
Et elle retomba sans force, les lèvresfrangées d’écume, sur son oreiller.
Le vieillard sortit en ricanant.
Alors miss Ellen se prit à fondre enlarmes.
Franz entra.
L’enfant vagissait dans un berceau auprès dulit de sa jeune mère.
Franz prit l’enfant et le lui tendit.
Miss Ellen prit son fils dans ses bras et l’yserra avec fureur.
– Oh ! murmura-t-elle, je hais cethomme qui me renie pour sa fille, de toutes les forces de mon âme.Je hais cette sœur à qui on me sacrifie… Je hais…
– Ne haïssez plus personne, missEllen ! dit alors une voix grave et douce sur le seuil.
Miss Ellen tourna la tête et jeta un cri.
Un cri de joie, un cri de lionne qui retrouveau désert le lion dont elle a reçu les caresses et qu’elle croyaittombé sous la balle des chasseurs.
Un homme venait d’entrer, et Franz s’étaitempressé de fermer la porte au verrou.
Cet homme qui apparaissait tout à coup à missEllen comme un sauveur, comme une providence, c’était celui qu’elleavait rencontré par une soirée de brouillard la veille duChristmas.
Miss Ellen lui tendit les bras et l’enlaçaavec transport.
Puis cet homme se dégagea, prit l’enfant et lecouvrit de caresses en l’appelant :
« Mon fils ! »
Et miss Ellen ne pleurait plus. Miss Ellensouriait… et elle contemplait avec orgueil cet homme à qui elledevait les joies et les tourments de la maternité.
– Ah ! disait-elle, tu viens mechercher, n’est-ce pas ? tu viens m’arracher aux brutalités decet homme qui me renie pour sa fille ?
– Je viens te venger, répondit-il.
Elle se redressa écumante, l’œil plein dehaine :
– Oui… dit-elle, oui…venge-moi !
Cet homme fit un signe à Franz et Franzsortit.
Comme l’Allemand franchissait le seuil de lachambre, il lui dit :
– Prends bien garde que le commodore nerevienne… et s’il revenait…
– Oh ! dit Franz avec un sourire, etdans les mains duquel on vit briller un poignard, ne craignez rien…il n’arriverait pas vivant !
Franz sorti, l’inconnu ferma la porte.
– Ah ! dit-il en s’asseyant sur lebord du lit de miss Ellen et lui prenant la main, tu veux que je tevenge ?
– Oui.
– Tu hais le commodore ?
– Comme on hait l’homme qui a insultévotre mère.
– Et ta sœur miss Anna ?
– Comme on abhorre ceux qui vousdépouillent.
Cet homme fronça le sourcil.
Il était beau, en ce moment, d’une beautésauvage et cruelle.
– Mais tu ne sais donc pas qui jesuis ? dit-il.
– Je sais que tu es beau, je sais que tues fort, je sais que je frissonne sous ton regard et que je palpiteau son de ta voix, je sais que je t’aime comme une esclave et queje vivrais heureuse, enchaînée à tes pieds, répondit-elle avecenthousiasme.
– Miss Ellen, dit-il encore, je ne suispas Anglais.
– Que m’importe ! je hais ce pays oùles lois permettent à un père de dépouiller sa fille.
– Je ne suis pas chrétien.
– Que m’importe encore ! blasphémamiss Ellen.
– As-tu entendu parler de cette sectemystérieuse qui règne dans l’ombre aux Indes, sous le nomd’Étrangleurs ? poursuivit l’inconnu.
– Oui, dit miss Ellen.
– Cette secte, véritable gouvernement desténèbres, dicte les lois à la compagnie des Indes, condamne sansappel et sème l’épouvante, la désolation et la mort autourd’elle.
– Je le sais, dit miss Ellen.
– Elle redresse quand elle veut, destorts et des injustices, poursuivit-il.
Elle fait riche l’enfant spolié, elle tue lespoliateur.
– Mais, en fais-tu donc partie ?demanda miss Ellen le regardant.
– Je suis son chef suprême,répondit-il.
– Oh ! s’écria la jeune mère avecune sombre admiration, il n’en pouvait être autrement. Un hommecomme toi ne saurait obéir, il est fait pour commander.
Et lui jetant ses deux bras autour ducou :
– Parle, dit-elle, ordonne, maître, jet’obéirai.
– Prends garde, fit-il encore, prendsgarde, miss Ellen ; si tu m’acceptes pour vengeur, il faudram’obéir… m’obéir jusqu’au bout.
– Va, dit-elle en le regardant avecfierté, va… je n’ai pas peur… tu es mon seigneur et maître… et jesuis prête à obéir.
– Qu’il soit fait comme tu le veux,dit-il, je me nomme Ali-Remjeh.
**
*
Que se passa-t-il alors entre Ali-Remjeh, lechef des Étrangleurs, et miss Ellen, la fille maudite ?
Sans doute, Bob ne le sut jamais au juste, caril avait espacé son manuscrit de plusieurs lignes de points.
Rocambole demeura un moment pensif.
Puis il tourna le feuillet et continua.
Vingt-quatre heures après, disait encore lemanuscrit, le commodore Perkins lisait avec ravissement une lettredans laquelle sa bien-aimée fille Anna lui annonçait son prochainretour, et il exprimait à Bob le désir que miss Ellen partît auplus vite, ne s’apercevant pas du regard de haine dontl’enveloppait son fidèle serviteur.
– Bob, dit encore le vieillard, je n’aipas vu ta femme aujourd’hui.
Bob tressaillit et son regard lança desflammes.
– Mylord, dit-il, ma femme est partie cematin pour un petit voyage. Elle est allée recueillir la successiond’un vieil oncle qu’elle avait à Édimbourg et qui vient demourir.
– Mais elle reviendra bientôt, n’est-cepas ? demanda le commodore d’une voix affectueuse.
Cette question fut dans l’esprit de Bob lacondamnation du commodore Perkins.
La nuit était venue depuis longtemps et lesalon était plongé dans une demi-obscurité.
Le feu seul flambait dans la cheminée, et onn’avait point allumé les lampes placées sur la cheminée.
– Mylord, dit Bob, un étranger s’estprésenté tout à l’heure et demande à être introduit près de VotreSeigneurie.
– Un étranger ? fit le commodoresurpris.
– Il arrive de Londres et se dit porteurde nouvelles de miss Anna.
– Qu’il entre ! qu’il entre !dit le vieillard avec empressement.
Bob alla ouvrir la porte et l’étrangerentra.
Le commodore vit alors un homme de trente-deuxà trente-six ans, dont le regard clair et brillant le fittressaillir.
Le commodore avait longtemps servi dans lesmers indiennes et il reconnaissait, à première vue, en dépit de lacouleur blanche, un homme de sang anglo-indien.
Or, le commodore avait conservé tous lespréjugés des vieux Anglais, et il ne faisait pas plus de cas d’unAnglo-Indien que d’un mulâtre.
L’étranger introduit, Bob était sortidiscrètement.
– Mylord, dit l’étranger en regardantfixement le commodore, j’ai à entretenir Votre Seigneurie un peulonguement.
– Vous venez de la part de mafille ! dit le commodore.
– Oui et non… dit l’étranger.
– Ah ! fit le commodore dont l’œilexprima une certaine inquiétude.
– Mylord, reprit l’inconnu, VotreSeigneurie a longtemps commandé aux Indes ?
– Sans doute.
– Alors elle doit avoir quelque respectpour les serviteurs de la déesse Kâli ?
À ces mots, le commodore se leva vivement deson siège et fit un pas en arrière.
– Autrement dit les Étrangleurs, ajoutaAli-Remjeh, car c’était lui.
Le commodore fixa sur lui un regard demépris.
– Je sais, dit-il, que ces hommes sontdes misérables.
– Soit, dit Ali-Remjeh, mais lorsqu’ilsont reçu un ordre, ils l’exécutent.
– Ah ! dit le vieillard toujoursdédaigneux.
– Vous savez encore, poursuivitAli-Remjeh, que la déesse Kâli a des caprices, entre autres celuide vouloir qu’on lui consacre chaque année un certain nombre dejeunes filles anglaises ?
Le commodore frissonna.
– Ces jeunes filles, continua Ali-Remjeh,une fois marquées d’un signe indélébile, doivent demeurer vierges,et le mariage leur est à tout jamais interdit.
– Mais pourquoi donc venez-vous me diretout cela, vous ? fit le commodore, qui fut pris d’un subiteffroi en songeant à sa fille miss Anna.
– Parce que, dit Ali-Remjeh, la déesseKâli a songé à vous.
– À moi ?
Et les cheveux du commodore sehérissèrent.
– Vous avez deux filles, miss Anna etmiss Ellen ?
Le commodore eut un moment d’espoir.
– Et… dit-il, vous avez songé… à… missEllen ?
– Non, à miss Anna.
Le commodore jeta un cri.
Un cri de fureur, d’indignation et d’épouvantetout à la fois.
– Sortez, misérable, sortez !dit-il.
Ali-Remjeh ne bougea pas.
– Je vous apprends, dit-il, la volonté dela déesse, à qui il plaît que miss Anna demeure vierge et que missEllen se marie et apporte en dot à son époux son immensefortune.
– Jamais ! jamais ! s’écria levieillard.
Et son vieux courage se réveilla, il eut unmoment d’énergie et de jeunesse, et courut à un cordon de sonnettequ’il secoua violemment en appelant :
– Bob ! Bob ! à moi !Bob !
Et tandis que la sonnette retentissait, ilregardait Ali-Remjeh d’un œil de défi en lui disant :
– Un homme comme moi, le commodorePerkins, n’a jamais tremblé devant une horde d’assassins. Arrière,hors d’ici, misérable !
La porte s’ouvrit.
Mais ce ne fut point Bob qui entra. Ce futFranz.
Franz tenait à la main une espèce de lassoqu’il développa subitement sur un signe d’Ali-Remjeh.
Le lasso siffla, fendit l’air, vint s’enroulerautour du cou du commodore, le secoua violemment et l’abattit surle parquet.
Alors, Ali-Remjeh se jeta sur lui et lui mitun genou sur la poitrine et un poignard sur la gorge.
– Si tu cries, dit-il, je tetue !
Le commodore était vieux, et comme tous lesvieillards, il tenait à la vie.
Il eut peur et n’appela plus au secours.
– Un verre d’eau ! demandaAli-Remjeh à Franz.
L’Allemand s’approcha d’une console et y pritune carafe et un gobelet qu’il emplit et apporta àl’Anglo-Indien.
Celui-ci tout en maintenant le commodoreimmobile sous lui, tira de sa poche un petit flacon qu’il débouchaet versa quelques gouttes de son contenu, une liqueur bleuâtre,dans le verre d’eau.
Alors, jetant son poignard, il prit levieillard à la gorge et le serra si fort que le malheureux ouvritun moment la bouche, et Franz, qui s’était emparé du gobelet, yversa le breuvage tout entier.
Ce fut instantané, foudroyant.
Le vieillard fit un soubresaut si violentqu’il renversa Ali-Remjeh.
Puis il retomba immobile et comme mort…
Il venait d’être frappé d’une paralysieabsolue, grâce à quelqu’un de ces poisons végétaux si terribles queconnaissent seuls les Indiens.
Alors, Franz le prit à bras le corps et leporta dans son fauteuil où il l’étendit dans l’attitude d’un hommefrappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Pendant ce temps,Ali-Remjeh, s’emparant d’une clé que le vieillard portait à soncou, ouvrait un coffre-fort dans lequel il avait renfermé sespapiers les plus précieux ; et, après quelques minutes derecherches, il trouvait un large pli cacheté et scellé aux armes ducommodore.
C’était le testament par lequel le vieillardspoliait miss Ellen et laissait toute sa fortune à miss Anna.
Ali-Remjeh l’ouvrit, le lut et dit enriant :
– En l’absence du testament, il faudrapartager. Mais nous verrons à ce que la part de miss Anna nousrevienne un jour.
Et il approcha le testament de la bougie qu’ilavait allumée et le brûla.
**
*
Le lendemain matin, miss Ellen expédiait à sasœur, miss Anna, la dépêche télégraphique suivante :
« Folle de douleur – notre père trouvémort dans son fauteuil – arrive au plus vite pour lesfunérailles.
« Ta sœur,
« ELLEN. »
– Je commence à comprendre, murmuraRocambole, et il poursuivit sa lecture :
Miss Anna et son fiancé arrivèrent au bout detrois jours.
Miss Ellen vêtue de noir les reçut au seuil dela chambre mortuaire.
Elle manifestait une grande douleur.
Miss Anna et son fiancé trouvèrent lecommodore étendu sans vie sur un lit de parade.
Tous les médecins de Glasgow avaient été d’unavis conforme.
Le commodore avait succombé à une attaqued’apoplexie foudroyante.
Miss Anna voulait faire embaumer sonpère ; mais miss Ellen s’y opposa en disant que le commodoreavait souvent manifesté le désir que son corps fût laissé en reposaprès sa mort.
Les funérailles furent commandées avec grandepompe.
Ce fut le fiancé de miss Anna qui yprésida.
Par ses soins les dépouilles du défunt furentplacées dans un triple cercueil de chêne, de plomb et d’argentmassif.
Puis le cercueil fut recouvert d’un drap noirsemé de larmes d’argent et sur lequel on plaça l’écusson, lesinsignes et les décorations du commodore.
Puis encore on plaça le cercueil dans unechambre convertie en chapelle ardente.
Alors seulement le fiancé de miss Anna crutpouvoir prendre quelque repos.
Miss Anna pleurait son père et miss Ellensanglotait.
On eût dit que la douleur de la déshéritéeétait plus grande que celle de la fille qui s’attendait àrecueillir la succession tout entière.
La nuit qui devait précéder les funéraillesétait venue.
Un ministre presbytérien priait auprès ducercueil dans la chapelle ardente et le dernier coup de minuitvenait de sonner à la plus proche église.
Le ministre était pourtant un homme sobre etpieux ; il avait passé bien des nuits auprès des morts, etjamais ses paupières ne s’étaient alourdies.
Cependant, tout à coup, le livre qu’il avait àla main lui échappa, ses yeux se fermèrent et il s’endormit.
Alors deux hommes entrèrent, apportant surleurs épaules un objet assez lourd qu’il était facile dereconnaître pour une figure de cire.
Cette figure dont les traits imitaient à s’yméprendre les traits du défunt, était revêtue d’un habit rougecomme celui du commodore.
Placée à côté du vrai corps, sur le même litde parade, elle eût fait illusion.
Les deux hommes qui l’avaient apportée laplacèrent dans un coin, puis poussèrent du pied le ministre qui nes’éveilla point.
Et s’étant enfermés dans la chapelle ardente,ils se mirent en devoir de débarrasser le cercueil du drapmortuaire et de le dévisser.
Quand les trois couvercles eurent étésuccessivement enlevés, ils prirent à bras le corps le vraicommodore, le retirèrent du cercueil et mirent à sa place la figurede cire.
Ces deux hommes étaient Bob et Franz.
Al-Remjeh avait disparu.
Franz, qui avait un moment tenu le commodoredans ses bras, dit à Bob :
– Il n’est que temps. Le cœur commence àbattre, il va revenir à lui et il eût fait un joli vacarme dans lecercueil.
– Il pourra faire du bruit tout à sonaise là où nous le transporterons, répondit Bob en ricanant.
La maison de Glasgow habitée par le commodoreet ses filles était de construction féodale.
Les Perkins d’un autre âge l’avaient faitconstruire à une époque où toute habitation noble devait avoir saprison et ses oubliettes.
Miss Ellen et Franz, ou plutôt Ali-Remjeh,avaient découvert au fond des caves un souterrain dans lequel ondescendait par cent marches de pierre.
Au fond de ce souterrain était un cachot desix pieds carrés.
Ce fut là que Franz et Bob transportèrent lecommodore encore en léthargie, mais prêt à revenir à lui.
Et quand ses yeux se rouvrirent, quand il eutrecouvré l’usage de ses sens, le malheureux vieillard se vit danscet affreux réduit.
Il avait des chaînes aux pieds et aux mains etil était attaché par la ceinture à un énorme anneau fixé dans lemur.
D’abord le vieillard se crut le jouet dequelque horrible rêve.
Mais le poids de ses chaînes l’eut bien viterappelé au sentiment de la réalité.
Alors il se mit à crier.
Ses cris demeurèrent sans écho. Les murs deson cachot étaient trop épais pour les laisser passer audehors.
Il hurla. Ses hurlements s’éteignirent.
Enfin, au bout de quelques heures, un hommeentra, apportant une cruche d’eau et du pain.
Cet homme c’était Franz.
Franz posa ces tristes aliments auprès duprisonnier et lui dit :
– De la part de ta fille bien-aimée, missEllen.
Et pendant six années le vieillard vécut là,dans ce cachot, sans autre geôlier que Franz qui lui apprenaitsuccessivement, avec une joie féroce, les bonheurs de miss Ellen etles infortunes de miss Anna.
Enfin, un soir, Franz eut pitié de lui etl’étrangla.
**
*
Maintenant qu’étaient devenues miss Ellen etmiss Anna ?
Cette dernière savait que son père avait faitun testament en sa faveur.
Mais on eut beau chercher le testament, on nele trouva point.
Et miss Ellen hérita de la moitié del’héritage de son père qui laissait une fortune immense.
Six mois après les funérailles de la figure decire, qu’on avait mise à découvert, au cimetière, l’espace dequelques secondes, pour obéir à l’usage et que tous les assistantsavaient prise pour le vrai corps du commodore, – six mois après cesfunérailles, miss Anna épousa son fiancé.
Mais, chose étrange, le lendemain même de sesnoces, en s’éveillant, le jeune époux jeta un cri de surprise etd’effroi.
La poitrine nue de miss Anna endormie étaittatouée de signes mystérieux et bizarres.
Les Étrangleurs l’avaient marquée pendant sonsommeil.
Le soir, le mari de miss Anna étant sortipendant quelques heures dans les rues de Glasgow, fut étranglé dansun carrefour, et si lestement qu’il n’eut même pas le temps decrier.
Miss Anna était veuve après vingt-quatreheures de mariage.
Les terribles stigmates qu’elle avait sur lapoitrine n’étaient plus un mystère pour elle.
Les Étrangleurs qui avaient tué son mari, lacondamnaient à ne jamais devenir mère.
Et cependant, au bout de quelques mois, ellesentit ses entrailles s’agiter.
Miss Anna était grosse d’un enfant qu’elle mitau monde dans l’ombre et que, pour le soustraire au sort quil’attendait, elle fit élever par un bohémien du nom de Faro.
Longtemps, elle parvint à défier la vigilancedes Étrangleurs.
Puis un jour, dans une fête publique, elle setrahit en s’évanouissant dans sa voiture, tandis qu’une petitebohémienne dansait.
Quelques jours après, miss Anna fut étranglée,pendant qu’elle pressait sa fille dans ses bras.
Son immense fortune revint alors à miss Ellenqui, du reste, n’habitait plus l’Angleterre depuis le jour où Franzavait étranglé le vieux commodore.
**
*
Là finissait le manuscrit de Bob, laissantcomme on voit quelques points obscurs, tels que le motif qui avaitdéterminé milady à faire élever son fils loin d’elle.
Mais Rocambole comptait sur sa sagacitéordinaire pour les éclaircir.
Midi sonnait comme il achevait sa lecture.
Un rayon de soleil s’ébattait sur le parquetet sur les murs de son cabinet.
– Par un temps pareil, murmura Rocambole,Marie Berthoud accompagnera bien certainement son vieux père auxTuileries…
Et milady pourrait bien avoir envie de voir àla dérobée sa future belle-fille.
Sur ces mots, Rocambole sonna Milon.
La rue de la Sourdière est rarement visitéepar le soleil.
Cependant vers midi, par les belles journées,quand tout Paris est inondé de lumière, un rayon du roi des astresse glisse parfois jusqu’à elle en ricochant sur les toitsvoisins.
De toutes les rues de Paris c’est peut-être laplus triste car la tristesse gît surtout dans le contraste.
Au milieu d’un quartier animé, bruyant, la ruede la Sourdière a l’air d’une voie de nécropole.
Il n’y passe pas dix voitures par jour.
Les piétons y sont tout aussi rares.
Un côté de la rue a des fenêtres grillées aurez-de-chaussée.
Le trottoir est absent presque partout.
Quelques misérables boutiques s’espacent çà etlà.
On y voit une ou deux maisons d’aspect honnêteet mélancolique comme des maisons d’une ville de province.
Or, c’était dans une de ces maisonsqu’habitait Mlle Marie Berthoud, la fiancée deLucien.
Elle vivait là, depuis plusieurs années, avecson vieux père, heureuse peut-être de ce silence et de cetisolement qui régnaient autour d’elle, lorsqu’elle avait retrouvél’ami de son enfance.
Les déshérités de ce monde aiment à vivre dansle recueillement.
Moins il leur vient du bruit du dehors, etmoins ils s’aperçoivent de leur infortune.
Lorsque Lucien les avait retrouvés, quand ilétait monté à ce cinquième étage où le père et la fille occupaientdeux pièces mansardées avec un carreau rouge pour parquet, son cœurs’était serré et des larmes lui étaient venues aux yeux.
– Vous ne resterez pas ici pluslongtemps, s’était-il écrié. Je vais vous chercher un joliappartement où vous demeurerez jusqu’à ce que nous soyonsmariés.
Mais Marie résista.
Elle tenait à son quartier, à cette chère rueoù elle avait passé de longues veilles et où, depuis plusieursannées, été comme hiver, on avait pu voir la lueur de la lampelaborieuse, bien après minuit, à travers les rideaux blancs de safenêtre.
Pour tout concilier, Lucien avait louél’appartement du premier étage qui venait d’être remis à neuf etétait assez grand.
Puis il l’avait meublé convenablement et lejour où le vieux professeur, tout ému, y fut installé, Lucien luidit : « Mon père, dans un mois je serai l’époux de Marie,et nous aurons un charmant petit hôtel à Neuilly ou à Auteuil, vousdemeurerez avec nous, et nous laisserons cette affreuse rue,n’est-ce pas ? »
C’est donc dans cet appartement du premierétage que nous allons pénétrer.
Il était midi.
Marie et son père avaient achevé leurdéjeuner.
Le vieillard s’était assis auprès de lafenêtre qui était ouverte, et il humait ce rayon de soleil uniquedont nous avons parlé et qui faisait, par les beaux jours, sonapparition vers midi.
Marie, dans la chambre voisine, achevait satoilette, une toilette bien simple et qui n’était certes pas celled’une jeune fille qui allait devenir la femme d’un homme aussiriche que Lucien.
Lucien était parti la veille au soir en disantà Marie :
– Demain, j’irai me promener auxTuileries à l’heure où vous y allez habituellement.
Si, par impossible, le temps était mauvais,s’il pleuvait, j’irais directement chez vous vers deux heures.
Mais comme le temps était beau, comme la jeunefille ignorait l’affreux événement de la nuit et que Rocambole quis’était chargé de le lui apprendre, avait ajourné ce péniblemessage, Marie faisait sa toilette avec empressement et songeaitqu’elle verrait Lucien deux heures plus tôt.
Marie était une grande et belle jeune fille,aux cheveux châtain clair, aux yeux bleus, au sourire mélancoliquesans tristesse.
Elle avait une main charmante, un petit pied,une taille bien prise.
Les privations et le travail de la jeunessen’avaient point altéré son caractère enjoué, mais elle avait perdula fraîcheur de son teint, devenu de cette pâleur mate etdistinguée dont s’enorgueillissent les Parisiennes de race.
Tandis qu’elle achevait sa toilette, lasonnette se fit entendre.
La femme de ménage alla ouvrir et la conciergeentra.
Elle tenait à la main cette petite caisse quele major Hoff avait placée le matin sur la table de la loge.
Marie accourut.
– Qui donc vous a remis cela ?demanda-t-elle.
– Un commissionnaire, qui s’en est alléen disant que sa course était payée.
Et la concierge, qui voulait honnêtementgagner les quarante francs du major Hoff, s’en alla sans donnerplus ample explication.
La veille, Lucien n’avait point apporté lesdiamants envoyés par cette mère mystérieuse qui veillait sur lui deloin et paraissait vouloir demeurer inconnue.
Il n’avait même pas parlé à sa fiancée de ceroyal cadeau et sa raison en était qu’il avait l’espoir deretrouver le major Hoff, de lui arracher son secret, de parvenirjusqu’à sa mère et de dire ensuite à Marie :
– Viens, allons nous jeter dans sesbras !
Marie ignorait donc que Lucien fût ou se crûtsur les traces de sa mère et, par conséquent, elle n’avait pointencore reçu les diamants qui lui étaient destinés.
Aussi fut-elle fort surprise de recevoir cetteboîte enveloppée dans du papier de soie.
Elle crut, cependant, que c’était un envoi deLucien.
Le coffret était en bois de sandal.
La clé du fermoir se trouvait attachée à unefaveur rose qui faisait le tour de la boîte.
Marie, toute tremblante d’émotion, prit cetteclé, la mit dans la serrure et ouvrit.
La boîte était pleine de dentelles d’un grandprix, mais dont la couleur un peu jaunie annonçaitl’ancienneté.
C’était, évidemment, ce qu’on appelle desdentelles de famille.
Une lettre qui portait pour inscription« À mademoiselle Marie Berthoud » était placéeen évidence dans un coin de la boîte.
L’écriture de cette adresse n’était pas cellede Lucien. Marie se prit à trembler plus fort :
– Père ! père ! appela-t-elle,viens donc voir !
Et tandis que le vieux professeur accourait,elle brisa d’une main fiévreuse le cachet de cire parfumée de lalettre. Elle était ainsi conçue :
« Ma fille,
« Permettez-moi de donner ce nom à cellequi va devenir l’ange tutélaire de mon fils bien-aimé.
« Je suis à Paris depuis quelques heuresseulement. Il y a trois jours encore, je n’espérais pas yvenir.
« Un homme dont je suis sûr s’étaitchargé pour mon fils d’une parure en diamants qui vous étaitdestinée.
« Mon fils vous l’a-t-il déjà offerte oula réserve-t-il pour sa corbeille de mariage ?
« Je l’ignore.
« Laissez-moi aujourd’hui, mon enfant,vous envoyer mes dentelles de jeune fille que je voudrais voir àvotre robe de mariée.
« Hélas ! je ne sais encore s’il mesera permis de lui ouvrir les bras, et cependant j’en ai le douxespoir.
« Mais, en attendant que cette espérancese réalise, je voudrais voir celle que mon fils a choisie.
« Mes informations m’apprennent que vousallez chaque jour vous promener aux Tuileries avec votre excellentpère.
« N’y manquez pas une seule fois, machère enfant ; peut-être aujourd’hui, peut-être demain, assisesur une chaise, un masque d’indifférence cruelle sur le visage,comprimant les battements de son cœur, la mère de votre Lucien vousverra passer. »
La lettre était signée :
ELLEN.
Marie, chancelante, tendit la lettre à sonpère et murmura :
– Ô mon Dieu ! pourvu que Lucien nemeure pas de joie !…
Puis elle sauta au cou du vieillard :
– Viens, père, dit-elle, viens, je suisprête !
Et le vieillard et la jeune fille sortirent,appuyés au bras l’un de l’autre.
Quand ils tournèrent l’angle de la rue de laSourdière, ils passèrent auprès d’un fiacre qui stationnait devantl’église Saint-Roch et n’y prirent garde.
Les stores en étaient baissés.
Mais, au moment où ils entraient dans la ruedu Dauphin pour gagner la grille des Tuileries, un des stores sesouleva un peu.
Quelques minutes après que Marie Berthoud etson père eurent tourné l’angle de la rue du Dauphin, la portière dece fiacre mystérieux qui stationnait stores baissés devant l’égliseSaint-Roch s’ouvrit, et deux hommes ou plutôt un homme et un toutjeune homme en descendirent.
Ce dernier était revêtu d’un uniforme decollégien, portait un petit képi galonné et par-dessus l’uniformeun caban à capuchon.
Il eût été bien difficile de reconnaître enlui Jacquot, le petit groom du château de Rochebrune.
D’autant plus difficile, même, que le col ducaban boutonné sous le menton ne laissait voir que le haut duvisage.
Le personnage qui l’accompagnait, on l’adeviné déjà, n’était autre que Rocambole.
Mais Rocambole si bien métamorphosé que sesdisciples eux-mêmes ne l’eussent point reconnu.
Il s’était affublé d’une ample redingotenoisette, à collet comme les carricks d’autrefois, d’une perruqueet d’une barbe blonde assez épaisses et assez touffues pour cacherentièrement sa chevelure noire et les fines moustaches du majorAvatar.
Une paire de lunettes vertes, une lorgnette decourses portée en bandoulière, et un de ces parapluies énormesrouge et bleu qu’on ne trouve plus que de l’autre côté de laManche, complétaient ce déguisement.
On eût juré que Rocambole était un braveAnglais de la Cité, ambitionnant à peine le titre de gentleman, etqui venait à Paris pour la première fois.
Ils descendirent donc tous deux du fiacre auxstores baissés.
Mais Rocambole, au lieu de payer le cocher,lui dit avec cet accent britannique qu’il possédait si naturelquand il le voulait :
– Vôs attendre moâ et bonpourboire !
Puis il prit Jacquot par le bras et ils sedirigèrent vers cette grille des Tuileries que Marie Berthoud etson père venaient de franchir.
Rocambole regardait par-dessus ses lunettes etson œil perçant eut bientôt découvert Marie Berthoud et son pèrequi se promenaient dans la grande allée des Tuileries.
– Restons ici, dit-il à Jacquot.
Et ils s’accoudèrent à la balustrade de laterrasse des Feuillants.
Rocambole surveillait attentivement les deuxgrilles, celle de la rue de Castiglione et celle qui s’ouvrepresque en face de la rue du 29 Juillet.
Le temps était superbe et l’air presqueprintanier.
Le beau monde affluait aux Tuileries.
Rocambole se disait :
– Si milady vient avec le major Hoff, jen’aurai pas besoin de Jacquot. Mais il est possible qu’elle vienneseule ; et alors comment la reconnaître ?
Rocambole ne se trompait pas.
Tout à coup Jacquot lui poussa le bras endisant :
– La voilà !
En effet, une femme vêtue de noir, mais d’uneélégance exquise, et dont la démarche trahissait une origine toutepatricienne, entra par la grille de la rue du 29 Juillet.
Toute son attention était si bien concentréesur le jardin qu’elle passa auprès de Rocambole et de Jacquot sansmême s’apercevoir qu’elle était le but de leurs regards.
Rocambole ne put réprimer un gested’admiration.
Milady avait bien quarante ans, mais elleétait si belle, en sa pâleur nerveuse, elle avait l’œil sibrillant, les lèvres si rouges, la taille si svelte et si souplequ’on eût hésité à affirmer qu’elle avait dépassé la trentaine.
Plus que jamais elle ressemblait à Lucien.
– Oui, pensa Rocambole, c’est bienelle.
Milady était seule, elle était venue sans lemajor Hoff.
Un moment, elle s’arrêta sur la terrasse desFeuillants et parut hésiter.
Mais bientôt son regard se fixa sur deuxpromeneurs.
C’étaient Marie et son père.
Puisque milady venait aux Tuileries pour voirMarie Berthoud, c’est que la jeune fille lui était inconnue.
Mais il est facile de comprendre qu’une jeunefille sur le bras de laquelle s’appuie un vieillard est aisée àreconnaître.
Aussi, milady n’eût-elle pas hésité à se dire« c’est elle ! » alors même qu’elle n’eût paséprouvé un battement de cœur.
Rocambole devina son agitation, d’autant mieuxqu’avant de descendre de la terrasse dans le jardin, miladyrabattit son voile sur son visage.
Ce voile était assez épais pour dissimuler sestraits et cacher au besoin cette émotion qu’elle venaitd’éprouver.
Marie Berthoud, après une promenade dequelques minutes, ramena son père vers le premier rang de chaisesexposées au soleil, auprès de la grande allée.
Puis elle jeta un regard timide autourd’elle.
Milady, elle aussi, était allée s’asseoir àpeu de distance ; seulement elle s’était placée auprès d’unarbre qui la masquait presque tout entière.
Elle pouvait écouter la conversation de MarieBerthoud et la voir tout à son aise.
Marie, au contraire, ne la voyait pas.
Quand elles furent ainsi placées, Rocambolereprit le bras de Jacquot et lui dit :
– Allons-nous-en !
Ils regagnèrent la rue du Dauphin etretrouvèrent le fiacre devant Saint-Roch.
– Où faut-il conduire mylord ?demanda le cocher.
– Moâ le dire à vô tout de suite !répondit Rocambole.
Et il remonta dans le fiacre.
Alors une nouvelle métamorphose s’opéra, àl’abri des stores parfaitement baissés.
La perruque et la barbe blonde tombèrent, etl’ample redingote noisette, en s’ouvrant, laissa voir la redingotemagyare du major Avatar.
Rocambole baissa la glace de devant du store,passa le bras et tendit un louis au cocher en lui disant :
– Rue Saint-Lazare.
Puis s’adressant à Jacquot :
– Tu vas rentrer et m’attendre.
En même temps, il ouvrit la portière et sautasi lestement sur le pavé que le cocher n’eut pas le temps de levoir.
En quelques enjambées, le major Avatar futdans le jardin des Tuileries et s’approcha de Marie Berthoud.
La jeune fille avait concentré ses regards surla grille par laquelle Lucien entrait ordinairement.
Lucien était en retard. Marie étaitinquiète.
Elle se leva étonnée en voyant le majors’approcher d’elle, son chapeau à la main.
– N’est-ce pas à Mademoiselle Berthoudque j’ai l’honneur de parler ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit la jeune filleen tremblant.
– Je suis un ami de Lucien…
Marie tressaillit.
– Il va venir, dit-elle… et… si vous avezà le voir ?…
– Il ne viendra pas, mademoiselle,répondit Rocambole. C’est lui qui m’envoie.
– Il ne viendra pas ! dit Marieeffrayée. Mon Dieu !
– Un petit accident… une égratignure… àla suite d’une querelle cette nuit… au club…
Marie jeta un cri.
– Blessé, dit-elle, mortpeut-être !
– Non, mais blessé…
Marie jeta un nouveau cri.
Et, à ce cri, un autre cri répondit.
La femme vêtue de noir et cachée derrièrel’arbre, milady, venait de s’évanouir !
Revenons à Vanda, que nous avons à peineentrevue depuis son retour à Paris.
Comme on le sait, le baronnet sir JamesNively, ce chef mystérieux des Étrangleurs qui un jour avait reprisle pouvoir des mains inhabiles de sir George Stowe, – sir JamesNively, disons-nous, s’était violemment épris d’elle en lavoyant.
Vanda avait joué à merveille son rôle de femmetrahie et ne vivait plus que pour la vengeance.
Sir Nively, qui avait d’excellentes raisonspour venir à Paris, car, à tout prix, il voulait retrouver Gipsy,enlevée par Rocambole, avait donc accueilli avec empressement cedépart de Londres.
On sait comment, arrêtés dans leur route, ilsavaient passé une nuit au château de Rochebrune.
Mais Vanda seule avait soulevé un coin duvoile mystérieux qui pesait sur le vieux manoir.
Sir Nively avait passé toute une nuit àRochebrune sans se douter qu’il était sous le toit de la femme queles Étrangleurs servaient avec un zèle fanatique.
Arrivé à Paris, sir James était d’aborddescendu à l’hôtel du Louvre.
Mais si splendide que soit cet établissement,il lui paraissait indigne de la femme qu’il aimait déjà avec cesombre enthousiasme particulier aux hommes de l’Extrême-Orient.
Dès le lendemain, sir James Nively, quipossédait des ressources mystérieuses incalculables sans doute,avait acheté un petit hôtel entre cour et jardin, tout meublé.
Il y avait conduit Vanda.
Puis, se mettant à ses genoux :
– Voilà votre palais, ô ma fée !
Et Vanda, armant ses lèvres de son sourire leplus fascinateur, lui avait répondu :
– Vous m’aimez donc bien ?
– Mon rêve est d’être votre esclave,répondit-il.
– Soit, répondit-elle. Mais écoutez mesconditions.
Il demeura à genoux :
– Parlez, dit-il.
– Je ne vous aimerai que le jour où jeserai vengée.
Elle lui tendit la main.
– Ce jour-là, dit-elle, c’est moi quiserai votre esclave. Mais, d’ici-là, considérez-moi comme une sœur,et rien de plus.
– Je vous le jure, répondit l’amoureuxbaronnet.
Vanda était donc à Paris depuis troisjours.
Si le baronnet restait dans les limites lesplus strictes du programme indiqué par elle, il se montraitnéanmoins jaloux déjà comme un amant heureux.
Elle n’avait pu s’échapper qu’une fois, etc’était le jour de son arrivée où nous l’avons vue venir rueSerpente, dans cette vieille maison dont la mère de Noël étaitconcierge.
Pendant les deux jours qui suivirent, sirJames Nively ne la quitta pas.
Vanda lui dit le matin du deuxièmejour :
– Mais, mon ami, vous m’avez promis de mevenger et vous savez que c’est à ce prix que je mets mon amour. Sivous passez votre temps à mes genoux comment retrouverons-nous cemisérable qui a enlevé Gipsy ?
Sir James eut un sourire mystérieux :
– Mon amie, dit-il, je dispose de forcesoccultes qui travaillent sans relâche, tandis que moi j’ai l’air desommeiller.
Il y a des hommes qui m’obéissent etmourraient sur un signe de moi, qui se feront les instrumentsdociles de ma volonté et de votre vengeance.
– Mais quand ? demanda Vanda, quiparut accueillir cette révélation avec un profond étonnement.
– Dans deux ou trois jours, je lesattends.
– C’est bien long ! soupiraVanda.
Tandis qu’elle paraissait tout entièreabsorbée par ses projets de vengeance, un valet entra apportant unelettre sur un plateau.
Sir James tressaillit à la vue des timbresbizarres qui couvraient l’enveloppe.
Il lui échappa même un geste de surprise, maisce fut tout.
Il ouvrit la lettre, la lut et la mit dans sapoche sans faire part à Vanda de ce qu’elle contenait.
Seulement, au bout de quelques minutes, il ditnégligemment :
– Il faut que je sorte. Je vais chez mesbanquiers MM. Davis-Humphry et C°. Vanda n’avait vuqu’une chose, c’est que la lettre était écrite en langueindoue.
Or, cette lettre que sir JamesNively, venait de recevoir et qui était datée de Calcutta étaitainsi conçue :
« Ali-Remjeh permet à missEllen de se faire connaître à son fils. Sir James Nively,l’exécuteur en Europe des volontés suprêmes du grand chef, estchargé de le lui annoncer. »
À peine sir James était-il parti queVanda se jetait dans une voiture de place et se faisait conduirerue Saint-Lazare, où elle espérait trouverRocambole.
Mais Rocambole, comme on le sait,n’y était pas, et Vanda avait écrit ce billet que Milon lui remitet dans lequel elle lui annonçait sa visite probable pourminuit.
Elle était de retour dans le petithôtel acheté par sir James avant que celui-ci ne fûtrentré.
Sir James n’avait jamais corresponduavec milady que par la maison de banque anglo-françaiseDavis-Humphry et C°. La succursale française de cettemaison avait, nous l’avons déjà dit, ses bureaux rue de laVictoire.
Sir James s’y rendit et laissa unmot ainsi conçu :
« Le mandataire d’Ali-Remjehdésire voir le major Hoff.
« Réponse et indication derendez-vous avenue Gabriel, aux Champs-Élysées.
« Sir JAMES NIVELY, esquire. »
Moins d’une heure après, sir Jamesreçut cette réponse :
« Le major Hoff attendra entreonze heures et minuit sir James Nively, boulevard des Capucines, auClub des Asperges . »
Or, cette lettre arriva dix minutesavant le retour de sir James.
Un domestique non initié encore auxhabitudes mystérieuses de sir James apporta cette lettre à Vanda,qui rentrait à l’instant même.
Vanda jeta la lettre sur un guéridonen disant :
– C’est pourmonsieur.
Mais à peine le domestique fut-ilparti, qu’elle reprit la lettre, s’empara d’un couteau à fruits quise trouvait sur le guéridon et en exposa la lame à la flamme de lacheminée.
Puis quand cette lame fut chaude,elle la passa entre le cachet de cire rouge et l’enveloppe et lecachet se détacha sans se briser.
Alors Vanda ouvrit la lettre quiétait écrite en anglais, la lut, la replaça dans son enveloppe, etpar le même procédé recacheta cette dernière.
Quelques minutes après, sir Jamesentra et trouva la réponse du major Hoff.
Le soir, à onze heures moins unquart, sir James sortit de nouveau, annonçant à Vanda qu’il nerentrerait que fort tard dans la nuit.
Vanda courut chez Rocambole quil’attendait.
Elle avait si bien retenu le contenude la lettre du major Hoff qu’elle put le répéter mot àmot.
– C’est bien, dit Rocambole.Maintenant, je crois que nous les avons tous sous la main et nousallons dresser un plan de campagne.
Vanda s’assit auprès de lui etattendit que Rocambole s’expliquât.
Tandis que Rocambole exposait des plans àVanda, une scène toute différente avait lieu dans un endroit deParis bien éloigné de la rue Saint-Lazare, situé à l’extrémiténord-est de l’ancien faubourg de la Villette et qui porte le nom deCarrières d’Amérique.
Quand la grande ville commence à s’apaiser,que les voitures suspendues roulent seules sur le boulevard, queles magasins se ferment et que le Paris des travailleurs songe aurepos, les Carrières d’Amérique, vrais repaires desauvages à la porte de la civilisation, se peuplent peu à peu deleurs hôtes accoutumés.
Là le voleur qui fuit la police, le repris dejustice en rupture de ban, le vagabond sans feu ni lieu, lacourtisane des rues qui n’a pas de chez elle, trouvent unrefuge pour la nuit.
L’été, le fond des puits est frais.
L’hiver, le dessus des fours à plâtre répandune douce chaleur.
On trouve l’un et l’autre aux Carrièresd’Amérique.
Ce soir-là, – minuit approchait, – la réunionétait nombreuse et choisie sur le four du milieu, celui qui avaitreçu la dénomination pompeuse d’Eldorado.
Il y a trois fours célèbres aux Carrièresd’Amérique.
Le premier s’appelle l’Hôtel desPetits-Oignons.
Le second a été baptisé l’Auberge desInnocents.
Le troisième est l’Eldorado.
L’Hôtel des Petits-Oignons estfréquenté par les vagabonds qui n’ont pas encore leurs diplômes demalfaiteurs.
Quelques filles douteuses qui abordent lacarrière du vice d’un pas mal affermi encore s’y risquentquelquefois.
Les voleurs y sont rares.
L’Auberge des Innocents est uneatroce antithèse.
On n’y reçoit que les gens qui ont subi aumoins trois condamnations.
Un homme qui n’a fait que six mois de prisonen est exclu.
Le vice a ses aristocraties, tout aussi bienque la vertu.
L’Eldorado justifie son nom badin,c’est le rendez-vous des loustics, des libres penseurs, deschanteurs ambulants et des danseuses de carrefours.
On y parle des nouveautés de toutes sortes quise révèlent chaque jour dans Paris.
Les chiffonniers y sont très bien vus. On yapplaudit les saltimbanques. Le titi y raconte la dernière féeriede Bobinot.
Le monsieur qui a mis sa jolie figure enloterie daigne s’y montrer quelquefois.
À l’Hôtel des Petits-Oignons, levoleur dort un œil ouvert, l’oreille tendue aux bruits lointains,prêt à détaler si une ronde de police vient à passer.
À l’Auberge des Innocents, on cause àvoix basse et on se raconte de sinistres histoires, quand on nemédite pas quelque crime.
À l’Eldorado, on fait salon.
C’est l’hôtel Rambouillet de la guenille,l’Académie de la hotte et du crochet, la cour du Belair de la fange.
On y passe les nuits comme à la maisond’Or.
On y boit du vin bleu et de l’eau-de-vie degrain avec autant d’entrain que du vin de Champagne ; on ytourne le madrigal entre deux chiques à l’adresse d’une Chloris decarrefour échappée de Saint-Lazare.
Or, donc, cette nuit-là, l’Eldoradoétait en grande liesse.
Un chiffonnier, qui avait autrefois rédigé leMoniteur des loques, journal satirique et littéraire, selivrait à une critique acerbe du dernier drame de l’Ambigu.
Mademoiselle Nora Pitanchel, ex-figurante duthéâtre de Montrouge, faisait un cours de vertu à l’usage de toutle monde, et racontait l’histoire d’une demi-douzaine de princesrusses qui étaient morts d’amour pour elle.
Un sceptique, le vieux marchand de coco que lepercement du boulevard du Prince-Eugène avait ruiné et réduit auvagabondage, interrompit une des histoires de Nora Pitanchel parcette question à brûle-pourpoint :
– Tu crois donc à l’amour, toi ?
– Mais pas à la gloire, réponditNora.
Une jeune fille, une nouvelle venue, encorejolie, encore un peu timide, leva la tête à ces mots etdit :
– Je sais bien des gens qui aiment pourle plaisir d’aimer.
– Oh ! c’te farce ! fit lemarchand de coco. Où as-tu pêché ça, Zélie ?
– Si je vous racontais mon histoire avecGustave, répondit Zélie, vous ne la croiriez pas ; pourtantnous nous aimions bien, allez ! mais Gustave estbloqué et vous ne pourriez pas y aller voir.
– Alors, qu’est-ce que tu nouschantes ?
– Mais vous pouvez aller dans la maisondont on m’a mise à la porte ce matin, parce que je devais un moisde loyer de mon cabinet, à preuve qu’on m’a gardé mes nippes.
– Eh bien ! qu’est-ce qu’on y voitdans cette maison ? demanda Nora Pitanchel.
– On y voit un garçon de dix-huit ans quiest amoureux d’une belle fille comme les amours et qui est folle.Oh ! mais, folle !…
Elle ne veut souffrir personne auprès d’elle,si ce n’est lui… Et puis elle pleure, et elle rit… et tout çapresque à la fois…
– Et c’est pour ça que l’autrel’aime ?
– Je ne sais pas ; mais ce que jepuis vous dire, voyez-vous, c’est qu’il n’y a pas de mère quiprenne soin de son marmot comme lui de la jeune fille.
Il couche au pied de son lit, il se lève dixfois dans une nuit pour voir si elle dort.
L’autre jour, elle était plus malade qu’àl’ordinaire, il pleurait que ça nous fendait l’âme.
– Si j’ai jamais un amoureux comme ça,dit Nora, je le ferai empailler de peur qu’on ne me le vole.
– Et comment s’appelle-t-il, cet amoureuxchef d’emploi ? demanda le marchand de coco qui avaitfréquenté jadis les petits théâtres.
– Oh ! il a un drôle de nom, et jecrois bien qu’il a été une jolie pratique dans son temps. Je croismême en avoir entendu parler autrefois par Gustave qui connaissaittout le monde. Il s’appelle Marmouset.
Le four de l’Eldorado n’est pas àplus de vingt pas de l’Auberge des Innocents.
Quand le vent y est, les dormeurs sinistres dece repaire entendent distinctement toutes les joyeuses foliesdébitées à l’Eldorado.
À ce nom de Marmouset, un homme se dressa, àl’Auberge des Innocents, et s’approcha del’Eldorado :
– Faites-moi donc un peu de place, lesenfants.
– Tiens ! dit Nora, c’est vous,Pâtissier ?
– Oui, répondit l’ancien chef desravageurs, et comme on parle de mon enfant chéri, Marmouset, jevoudrais avoir de ses nouvelles.
La jeune fille qui répondait au nom de Zélieet qui sans doute voyait pour la première fois ce bandit sinistrequi portait le nom de Pâtissier, éprouva un mouvement decrainte.
Le Pâtissier laissa peser sur elle ce regardqui avait jadis un pouvoir de fascination sur les ravageurs, avantque ceux-ci ne se donnassent à Rocambole.
Zélie se sentit frissonner.
– Voyons, ma petite, dit le Pâtissier, tuconnais donc Marmouset ?
– Oui.
– Il y a bien longtemps que je ne l’aivu, tu devrais bien me donner son adresse.
– Non, répondit Zélie.
– Et pourquoi ça ? fit le Pâtissierd’un ton de menace.
– Parce que vous n’êtes pas franc.
– Hein ?
– Vous n’aimez pas tant ce jeune hommeque vous le dites, répondit Zélie.
– Quelle bêtise !
– Vos yeux pleins de haine démentent vosparoles, poursuivit la jeune fille.
Le marchand de coco se pencha à l’oreille deZélie :
– Tu as tort, ma petite, dit-il toutbas ; il ne faut pas se brouiller avec un homme comme lePâtissier.
Mais Zélie était courageuse, une fois lepremier moment de crainte passé.
– Vous ne le saurez pas,répéta-t-elle.
– Ah ! je ne le sauraipas !
Et le Pâtissier ferma les poings aveccolère.
– Battez-moi si vous voulez, repritZélie, vous n’en aurez pas l’étrenne ; on m’en aflanqué bien d’autres, mais je ne ferai pas arriver dupoivre à un garçon qui est si dévoué que ça à une femme.
Le Pâtissier fit un pas et leva la main pourfrapper Zélie.
Le vieux marchand de cocos’interposa :
– Voyons, mes enfants, dit-il, je connaispeut-être un moyen de tout arranger. Un homme ne bat pas une femmequand il peut faire autrement.
– Je bats qui je veux, dit lePâtissier.
Et il fit un pas encore vers Zélie, qui avaitmis ses deux poings sur les hanches et l’attendait de piedferme.
– Mais écoutez donc mon idée, fit levieillard.
– Eh bien ! dit le Pâtissiers’arrêtant, dégoise-la vite, alors.
– Voici la chose. Zélie ne veut pasparler, reprit le marchand.
– Non, je ne parlerai pas ! ditZélie.
– Mais elle en a déjà trop dit.
– Comment cela ? demanda lePâtissier.
– N’a-t-elle pas dit que ce garçon quevous appelez Marmouset demeurait dans la maison d’où on l’arenvoyée, elle, Zélie ?
– Oui.
– Mais personne ne sait où je demeurais,dit Zélie d’un air de triomphe.
– Tu te trompes, répondit une voix defemme. Je te connais, moi.
Et une créature ignoble de laideur, couvertede haillons infects et la tête couronnée de rares cheveuxgrisonnants, qui jusque là était demeurée couchée sur le four, sedressa sur un coude et ajouta :
– Aussi vrai qu’on m’appelle la Mèreau petit bonheur et que je vendais des plaisirs à deux liardsdans le faubourg du Temple et le carré Saint-Martin, je te connais.Tu t’appelles Zélie ; Suivez-moi, jeunehomme, c’est un nom que les commis du Pauvre Diablet’ont donné.
– Qu’est-ce que ça prouve ? fitZélie.
– Tu demeurais rue du Vert-Bois, dans lamaison d’un marchand de vins, vers le milieu, à gauche. La porteaprès le bureau de tabac.
– Ce n’est pas vrai, dit Zélie, d’un tonmal assuré.
– Bon ! fit le Pâtissier, je suisfixé maintenant. Petite, tu l’as échappée belle. Bonsoir, lacompagnie.
Et le Pâtissier remonta se coucher sur le fourde l’Auberge des Innocents.
**
*
– Qu’est-ce que tu as donc été faire àl’Eldorado ? demanda un homme couché auprès duPâtissier.
– Prendre l’adresse de Marmouset.
– Qu’est-ce que c’est que ça,Marmouset ?
– Ah ! c’est juste, dit le Pâtissieravec amertume, tu ne me connais que depuis ma débine, toi, et tu nepeux pas savoir ce que c’est que Marmouset.
– Il est vrai, dit l’interlocuteur duPâtissier, que je ne te connais pas depuis longtemps, mais à lafaçon dont les camarades te saluent on voit que tu as dû être uncrâne.
– Oui, soupira le Pâtissier, mais c’estfini… vingt fois j’ai voulu reconstruire une bande, depuis sixmois, pas mèche !
Les uns me disent : « Il n’y a plusrien à faire dans le ravage. »
Les autres haussent les épaules etajoutent :
« Quelle confiance veux-tu que nous ayonsdans un homme qui s’est fait enfoncer parRocambole ? »
Le nom que venait de prononcer le Pâtissiern’était sans doute pas un mystère pour celui qui lui parlait à voixbasse, car il murmura :
– Rocambole en enfoncerait biend’autres.
– Il m’a tout pris, continua le Pâtissieravec un accent de haine violente, mes hommes, mon industrie, etjusqu’à la Camarde qui était folle de moi, et qui m’a refusé centsous, il y a huit jours.
Si on ne faisait pas un coup de temps entemps, on mourrait de faim.
– Tu ne m’as toujours pas dit ce quec’est que Marmouset.
– Un garçon que j’avais formé et quiétait plein d’intelligence. Rocambole me l’a pris.
– Et tu voudrais le ravoir ?
– Non, mais en retrouvant Marmouset, jeretrouverai peut-être Rocambole.
– Est-ce que tu voudrais qu’il te prennedans sa bande ?
– Lui ! fit le Pâtissier avec unaccent de haine sauvage.
– Alors ?…
– Mais je veux le retrouver pour mevenger.
– Camarade, dit l’interlocuteur del’ancien chef de bande, je ne connais pas Rocambole autrement quepar ce que j’en ai entendu dire ; mais je vais te donner unbon conseil.
– Parle.
– Ne te frotte pas à lui. Tu serasroulé.
– Moi tout seul, peut-être, dit lePâtissier, mais j’ai des amis… on verra…
Et il ne voulut pas s’expliquer davantage.
Quelques minutes après, il dormait, ou plutôtil feignait de dormir.
Mais de temps à autre, il ouvrait les yeux etsurveillait du regard l’Eldorado.
Le four à plâtre des fantaisistes commençait àse ralentir de sa bruyante gaîté.
On n’entendait plus la voix cassante etdominatrice de Nora Pitanchel. Le marchand de coco s’était endormi,et Zélie ne bougeait pas plus qu’une morte.
Alors le Pâtissier se leva, mit ses nippes aubout d’un bâton, et bien qu’il fût à peine deux heures du matin, ils’apprêta à quitter l’Auberge des Innocents.
– Où vas-tu ? lui demanda celui àqui il avait déjà fait quelques confidences.
– Je vais tâcher de tailler une bonnecroupière à ce gueux de Rocambole, répondit le Pâtissier.
– T’as tort, faut pas t’y frotter.
– Qui vivra verra, répondit lePâtissier.
Et il s’en alla.
Le Pâtissier descendit dans Paris.
Lorsqu’il fut à l’ancienne barrière de laVillette, au lieu de suivre le faubourg Saint-Martin, il prit larue Lafayette.
Cette voie nouvelle, une des plus larges deParis, ne conduisant à aucune halle, est forcément la plustranquille à deux heures du matin.
Le Pâtissier ne rencontra pas dix passantsattardés de l’extrémité nord-est de la rue à la placeSaint-Vincent-de-Paul qu’elle traverse.
Cependant un homme assez bien couvert quirentrait chez lui eut la complaisance de lui tendre son cigare pourallumer sa pipe.
Le Pâtissier, qui était en loques et portaitun chapeau sans bords, eut une tentation :
Sauter à la gorge du monsieur et ledévaliser.
Mais il songea à Rocambole, c’est-à-dire à savengeance et la tentation s’évanouit.
Arrivé au faubourg Poissonnière, il quitta larue Lafayette pour prendre la rue Bellefond.
La maison où Antoinette Miller avait été laprisonnière de Timoléon et dans laquelle, sans l’intervention deVanda, elle eût certainement péri, existait toujours.
En passant rue Lafayette, on pouvait voirencore le pavillon situé à l’extrémité du jardin et qui paraissaitsuspendu dans les airs.
Le Pâtissier s’arrêta à la porte de la maison,mit deux doigts sur sa bouche et siffla d’une façonparticulière.
La porte ne s’ouvrit point, mais un volet demansarde s’entrebâilla peu après.
Le Pâtissier siffla une seconde fois.
Le volet s’ouvrit tout grand.
Puis une voix dit :
– Je descends.
En effet, quelques minutes plus tard, la portes’ouvrit et un homme sortit.
Cet homme, qui s’en était revenu rueBellefond, comme le gibier chassé finit par revenir à son lancer,n’était autre que Timoléon.
Mais Timoléon méconnaissable, courbé, vieillide vingt années en quelques mois ; Timoléon, l’implacableennemi de Rocambole et que Rocambole n’aurait peut-être pas reconnuen dépit de son œil de lynx.
Timoléon avait vieilli de trente ans.
Il était revenu à Paris malgré la défenseformelle de Rocambole.
Naturellement il était allé demander asile àces portiers, ses complices d’autrefois, qui faisaient la sourdeoreille quand il y avait du bruit dans le pavillon mystérieux.
Timoléon revenait pour se venger.
Cet homme, qui n’avait aimé que sa fille, quin’avait eu qu’une passion, l’argent, cet homme n’avait plus defille, cet homme n’avait plus ni argent, ni pain.
Mais il avait au cœur une haine infernalequ’il voulait assouvir à tout prix.
Et l’objet de cette haine c’étaitRocambole.
Le jour de son arrivée, comme il se promenaitsur un boulevard extérieur, cherchant un marchand de vins chezlequel il pût dîner pour quelques sous, il rencontra lePâtissier.
Autrefois, on s’en souvient, Timoléon avaitservi la police.
Tous les voleurs un peu âgés lui étaientconnus.
Il avait employé souvent le Pâtissier.
Celui-ci ne le reconnaissait pas.
– Je suis Timoléon, lui dit-il.
– Pas possible ! s’écria l’ancienchef de bande.
Timoléon eut un sourire triste :
– Je suis un peu dégommé, dit-il ;que veux-tu ? on a des hauts et des bas. Et toi, comment va leravage ?
– Je suis ruiné, enfoncé, geignit lePâtissier. J’ai eu des malheurs comme personne. Voulez-vous boireun coup, patron ? Entrons-là, chez le mannezingue, je vousconterai ça.
Timoléon avait suivi le Pâtissier, et lePâtissier lui avait raconté la désertion complète de la bande, quis’était rangée sous la bannière de Rocambole.
Quand le Pâtissier eut achevé son récit,Timoléon lui dit :
– Tu hais donc bien Rocambole ?
– Oh ! si je le hais !
– Si jamais je pouvais t’aider à tevenger…
– Vous feriez cela, vous !
– Peut-être… Dis-moi où on pourrait tetrouver.
– Je couche aux Carrièresd’Amérique.
– C’est bien, j’irai t’y voir un jour oul’autre.
Et ils se quittèrent.
Deux jours après, Timoléon avait retrouvé lestraces de Rocambole et il savait qu’il était à Londres.
Timoléon partit pour Londres, le soir même,employant à ce voyage ses dernières ressources.
Huit jours plus tard, il était de retour et semettait en quête du Pâtissier.
Quand il eut retrouvé celui-ci, il luidit :
– Veux-tu toujours te venger deRocambole ?
– Si je le veux !
– Eh bien ! il n’est plus àLondres…
– Ah !
– Il est à Paris.
– Où donc ça ?
– Je ne sais pas, mais il te sera facilede le savoir. Quand tu le sauras, à quelque heure de jour ou denuit que ce soit, viens me trouver rue Bellefond.
Donc, cette nuit-là, en voyant arriver lePâtissier, Timoléon éprouva un mouvement de joie sauvage. Si lePâtissier revenait, c’est qu’il avait trouvé Rocambole.
– Eh bien ! dit-il, oùest-il ?
– Lui, je ne sais pas encore, mais jesais où est Marmouset.
Et le Pâtissier rapporta fidèlement, mot pourmot, ce qui s’était passé aux Carrières d’Amérique.
– Ah ! fit Timoléon, il est avec unefemme ?
– Oui, une jeune fille.
– Qui est folle ?
– Zélie le disait.
– Et qui ne parle qu’anglais ?
– Ça, dit le Pâtissier, je ne saispas : je ne crois pas que Zélie en ait parlé.
L’œil de Timoléon brillait d’une joieféroce.
– Pâtissier, mon ami, dit-il en posant lamain sur l’épaule du bandit, tu as peut-être fait une belledécouverte.
– Vrai ?
– Et il y a à Paris ou à Londres, je nesais pas au juste, quelqu’un qui remue des billets de mille francscomme nous avons remué des sous, qui nous fera notre fortune enéchange de la femme à Marmouset.
Allons-y !
– Où donc ? demanda lePâtissier.
– Rue du Vert-Bois, pardieu !
Et Timoléon redressa sa taille voûtée et pourun moment les ardeurs de la jeunesse lui revinrent.
Il prit le Pâtissier par le bras et l’entraînavers le faubourg Poissonnière.
– Mais, dit le Pâtissier, faut se méfier,il est fin comme une fouine, ce petit Marmouset.
– Eh bien ?
– Il me connaît et sait que je n’aime passon patron.
– Il ne te verra pas : montre-moiseulement la maison, c’est tout ce qu’il me faut.
Et Timoléon murmura :
– Ah ! Rocambole, maintenant que mapauvre enfant dort sous la terre glacée, je n’ai plus peur de toi,et j’ai fait d’avance à ma vengeance le sacrifice de mavie !
Comment et pourquoi Marmouset et Gipsyétaient-ils cachés rue du Vert-Bois ?
C’est ce que nous allons expliquer en peu demots.
En revenant à Paris, Rocambole avait fait unraisonnement fort simple et d’une rigoureuse logique, en apparencedu moins.
– Je ramène, s’était-il dit, deux êtresque je dois cacher à tout prix : sir George Stowe, dontj’aurai besoin pour lutter avec avantage contre sir James Nively etles Étrangleurs ; Gipsy, que je dois soustraire aux poursuitesde ce dernier.
S’il est un quartier où jamais on n’irachercher un Anglais, c’est à coup sûr cette nécropole où tout estvieux, triste et en dehors de tout mouvement, qu’on appelle lefaubourg Saint-Germain.
C’est donc là que je cacherai sir GeorgeStowe.
Si Vanda a bien joué son rôle, elle m’acertainement bien posé dans l’esprit de sir James Nively.
Je suis un de ces élégants fripons qui viventdans les beaux quartiers, fréquentent les clubs, arpentent leboulevard et se logent confortablement dans les quartiersneufs.
Pour sir James Nively, j’ai enlevéGipsy ; j’ai dû la meubler confortablement et la loger dans unde ces jolis quartiers neufs qui avoisinent les Champs-Élysées oule boulevard Malesherbes.
Par conséquent, si je veux bien cacher Gipsy,il faut que je la confine dans un quartier populaire, assez obscurpour qu’un homme du monde n’ose s’y risquer, assez honnête pourqu’elle ne coure aucun danger.
Or, en conséquence de ce raisonnement,Rocambole avait envoyé Noël à la découverte.
Noël avait une foule de ramifications dansParis.
Une ancienne connaissance de maison centrales’était établi fruitier dans la rue du Vert-Bois.
Devenu honnête, cet homme avaitprospéré : son commerce allait bien. Il avait loué toute lamaison qu’il habitait et la sous-louait ensuite à différentslocataires.
Ce fut chez lui que Noël trouva un petit logisde deux pièces pour Gipsy et Marmouset.
Marmouset avait ordre de ne quitter Gipsy nijour ni nuit.
En outre, la Mort-des-braves et le Chanoines’étaient installés en bas, chez le marchand de vin, y passaient lajournée à jouer aux cartes et faisaient bonne garde.
Mais point n’était besoin de donner uneconsigne à Marmouset.
Marmouset aimait Gipsy.
Il aimait la jeune fille avec toutl’entraînement de la jeunesse, avec l’ardent enthousiasme de l’êtrequi se sent fort et s’éprend de l’être faible qui a besoin deprotection.
Gipsy était folle.
Mais cette folie n’inquiétait pointRocambole.
Le mal dont on connaît la cause a toujours unremède.
Or, le mal de Gipsy – sa folie – ne provenaitpoint, comme on pourrait le croire, des terreurs et des angoissesqu’elle avait éprouvées durant cette nuit terrible où, au pouvoirdes Étrangleurs, elle avait failli être brûlée vive au pied de lamonstrueuse statue de Kâli, la farouche idole indienne.
Gipsy était folle parce qu’elle avaitardemment aimé sir Arthur Newil et que cet amour s’étaitbrusquement brisé dans son cœur, tué par le mépris.
Et Rocambole, ce grand médecin du cœur humain,avait accueilli avec joie cet amour que la folie inspirait àMarmouset, et cette tendresse subite que la jeune fille éprouvaitpour lui, – car nul autre ne pouvait l’approcher.
Marmouset seul obtenait d’elle qu’elle prîtquelque nourriture, qu’elle se couchât le soir venu, et qu’elle nesortît point.
Et il obtenait tout cela par le geste et leregard. Il ne savait pas l’anglais, la seule langue que Gipsyparlât.
Et Rocambole se disait :
– Gipsy est devenue folle paramour ; c’est l’amour qui la guérira.
Il y avait huit jours que Marmouset et Gipsydemeuraient rue du Vert-Bois.
La femme du fruitier montait faire leur ménageet préparait leur repas.
Marmouset veillait sur Gipsy comme une mèresur son enfant.
Il ne sortait jamais et il étudiait.
Ce garçon qui savait à peine lire étaitmerveilleusement doué.
Rocambole lui avait donné des livres en luidisant :
– Gipsy ne sera peut-être pas toujoursfolle : alors, tu ne seras peut-être pas fâché de pouvoircauser avec elle tout à ton aise. Pour cela, il faut apprendrel’anglais. Voilà des livres, étudie…
Et Marmouset étudiait, en se disant :
– Un jour, je pourrai donc lui direcombien je l’aime !
Quelquefois, Milon et Noël montaient dans leurlogis et venaient savoir comment allait Gipsy.
La folle souriait à Milon, mais elle regardaità peine Noël.
Milon était le seul être qu’elle connut aprèsMarmouset.
Or, le lendemain du jour où Timoléon avaitappris par le Pâtissier que Marmouset habitait avec Gipsy la rue duVert-Bois, un bonhomme vêtu d’une longue redingote noire usée, lesyeux abrités derrière des lunettes bleues et coiffé d’un chapeaugras et hors d’usage, déboucha par la rue Saint-Martin et entradans cette même rue du Vert-Bois.
Il avait sous le bras gauche une liasse depapiers, et portait de la main droite une petite plaque de tôlepeinte en rouge et sur laquelle se détachaient en lettres blancheset noires ces mots :
BUREAU DE PLACEMENT
CÉLÉRITÉ, DISCRÉTION.
Il entra dans les quatre premières maisons oùil vit des écriteaux de location à la porte et se fit montrer lesappartements vacants.
Pendant trois quarts d’heure, les paisibleshabitants de la rue du Vert-Bois virent cet homme, aller de porteen porte d’un air discret.
Le fruitier, principal locataire de la maisonoù se cachait Marmouset, et qui se trouvait alors au seuil de saboutique, disait à la marchande de tabac en riant :
– Il paraît que le négociant endomestiques est difficile à loger. Est-ce qu’il lui faut lePalais-Bourbon ?
Le bonhomme passa devant la boutique dufruitier, puis leva la tête et vit un autre écriteau.
Alors, il se risqua dans l’allée humide etnoire.
Mais le fruitier l’appela :
– Hé ! monsieur, dit-il, qu’est-ceque vous voulez ?
– Le concierge, répondit le bonhomme, enôtant son chapeau gras et montrant un crâne pelé.
– Il n’y en a pas. C’est moi qui réponds.Après qui demandez-vous ?
– Je cherche un appartement pas trop hautet pas trop cher pour mon petit commerce, répondit humblement lebonhomme.
– Payez-vous exactement ?
– Le plus que je peux. J’ai une bonneclientèle, du reste. Mais on m’a démoli ; j’habitais rueGreneta, auparavant.
– Eh bien ! entrez, dit le fruitier.Nous verrons à nous arranger.
– Combien l’appartement àlouer ?
– Quatre cent cinquante francs.
– Un peu cher, dit le bonhomme enhésitant.
Puis, avec un soupir :
– Enfin… voyons-le…
Et il entra dans la boutique du fruitier.
Le bonhomme entra donc chez le fruitier.
Celui-ci ouvrit, dans le fond de sa boutique,une porte qui donnait sur l’allée de la maison et précédant sonfutur locataire, il gravit l’escalier jusqu’à deuxième étage.
Deux portes ouvraient sur le carré.
L’une était celle de l’appartement àlouer.
Tandis que le fruitier se baissait pour mettrela clé dans la serrure, car l’escalier était sombre, le prétenduplaceur de domestiques colla rapidement son œil au trou de l’autreserrure et regarda.
Il vit une première pièce dans laquelle unjeune homme était assis devant une table, un livre à la main.
Un peu plus loin se trouvait une femme.
Le bonhomme fut fixé.
Il visita l’appartement que lui montrait lefruitier, le trouva sombre, un peu cher, discuta le prix, insistapour qu’on mit du papier neuf et finit par l’arrêter en donnantcent sous de denier à Dieu.
Un homme si méticuleux et qui marchande sibien est un homme qui paye son terme.
Le fruitier loua.
Le bonhomme annonça qu’il reviendrait lelendemain avec ses meubles et, sur-le-champ, il accrocha sonécriteau sous la porte d’entrée.
Puis il s’en alla.
Mais, une heure après il revint.
– Voulez-vous être assez aimable, dit-ilau fruitier, pour me donner la clé ? Je voudrais prendre lahauteur des croisées pour les rideaux.
C’était si simple que le fruitier n’hésitapas.
Le bonhomme monta, s’enferma dansl’appartement, puis, après avoir prêté l’oreille, il put seconvaincre que le mur qui séparait son appartement de celui danslequel il avait aperçu un jeune homme et une jeune femme était fortmince.
Le bruit des voix passait au travers.
Le bonhomme enleva délicatement un morceau depapier qui recouvrait ce mur et qui, du reste, tomba en lambeaux,tira de sa poche un vilebrequin de serrurier et se mit à creuser untrou.
Quand il sentit qu’il était tout près derencontrer le jour de l’autre côté, il s’arrêta.
– En voilà assez pour aujourd’hui,murmura-t-il.
Et il replaça le morceau de papier sur le trouet passa son pied sur le plâtre tombé sur le carreau, de façon à lenoircir et à lui donner une apparence de poussière.
Comme il s’en allait après avoir remis la cléau fruitier, une femme entrait dans la rue Vert-Bois.
Coiffée d’un petit bonnet, portant sur unevieille robe de soie un caraco rouge, peignée à la diable, portantdes bas crottés et se retroussant plus que de raison, cette femme,qui était jeune et jolie, avait tout d’abord l’apparence d’une deces beautés qui émaillent le soir le carré Saint-Martin.
Mais le bonhomme ne l’eut pas plus tôtenvisagée qu’il tressaillit.
Il avait reconnu Vanda, la compagne deRocambole.
Que signifiait ce costume ?
Était-ce un déguisement, ou bien Vandaétait-elle tombée subitement dans la misère etl’abjection ?
Elle ne fit nulle attention au bonhomme, maiscelui-ci la suivit du coin de l’œil.
Vanda entra chez le fruitier.
Des lors, pour lui, la chose était claire.
Vanda était la messagère de Rocambole.
Au lieu de continuer son chemin, le bonhommerevint alors sur ses pas, tira de sa poche une de ces tabatièresqu’on appelle des queues de rat, et la posa sur le comptoir dubureau de tabac qui se trouvait à côté de la boutique du fruitier,en disant :
– Deux sous à la fève, s’il vousplaît.
Il y avait au comptoir une vieille femme trèsbavarde et qui engageait la conversation avec quiconque l’ypoussait quelque peu.
Le bonhomme devint loquace.
Il apprit à la marchande de tabac qu’ildevenait locataire dans sa maison, qu’il tenait un bureau deplacement, que le métier, très bon autrefois, ne valait plusgrand’chose ; mais qu’enfin il fallait vivre, et qu’à sonindustrie de placeur, il joignait celle d’écrivain public.
La marchande de tabac rendit politesse pourpolitesse. Elle mit le bonhomme au courant de tous les tripotagesdu voisinage, lui apprit que le fruitier avait été au bagne, maisqu’il était devenu tout à fait brave homme, et qu’on le considéraitdans le quartier ; que depuis qu’il servait à boire, lemarchand de vins d’à côté perdait de sa clientèle ; que larue, qui n’était pas très propre, était néanmoins fort bien habitéeet qu’on y comptait jusqu’à huit métiers et un employé descontributions.
Ce double bavardage fit passer à la marchandede tabac une heure fort agréable et donna le temps au bonhommed’observer une foule de choses.
Étant sorti une minute sur le pas de la porte,il avait jeté un coup d’œil rapide dans la boutique du marchand devins.
Deux hommes, assis dans le fond de la salle,jouaient paisiblement au piquet avec leurs mains graisseuses.
Le bonhomme reconnut ces deux hommes.
L’un était le Chanoine, l’autre laMort-des-braves.
Tandis qu’ils jouaient, un troisièmeentra.
Le bonhomme reconnut Milon.
– Bon, pensa-t-il, Marmouset et la jolieAnglaise ont des gardes du corps.
En même temps Vanda sortit.
Alors le bonhomme souhaita le bonjour à lamarchande de tabac et se mit à suivre Vanda.
Celle-ci ne se retourna point. Mais quand ellefut au coin de la rue Saint-Martin, elle monta dans un fiacre quistationnait là comme par hasard.
Le bonhomme passa tout auprès du cocher commeelle disait à ce dernier :
– Rue Saint-Lazare, 28.
Le fiacre partit.
Mais en même temps que lui passait l’omnibusde la place Cadet.
Le bonhomme grimpa sur l’impériale.
Le fiacre de Vanda allait plus vite quel’omnibus.
Pendant quelques minutes le faux placeur putle suivre des yeux.
Mais il le perdit de vue au coin du faubourgSaint-Denis.
Peu lui importait, il gagna la place Cadet etmonta dans la correspondance qui longe la rue Lamartine, la rueSaint-Lazare, et va à Chaillot. Arrivé au numéro 28, le bonhommeallait descendre de l’impériale, lorsqu’il vit un petit coupé brunattelé d’un magnifique trotteur qui stationnait à la porte.
En même temps une femme sortit accompagnée parun homme qui ouvrit la portière et dit :
– Tout est bien convenu ainsi ; à cesoir.
Le bonhomme tressaillit.
La femme qui montait dans le coupé n’étaitautre que Vanda.
Mais Vanda ayant retrouvé sa mise de femmeélégante et drapée dans un cachemire long.
Quant à celui qui lui disait « à cesoir, » le bonhomme le reconnut aussi.
C’était le major Avatar qui disait aucocher :
– Aux Champs-Élysées.
Ce qui fit que Timoléon – car on avait déjàdeviné que c’était lui qui s’était déguisé en placeur et avait louél’appartement contigu à celui de Marmouset, rue du Vert-Bois –Timoléon, disons-nous, demeura sur l’impériale de l’omnibus qui,pour se rendre à Chaillot, traverse les Champs-Élysées, etmurmura :
– Je sais où trouver Gipsy, je sais oùest Rocambole. Quand je saurai où va Vanda, je pourrai allertrouver sir James Nively.
Tandis que Timoléon suivait les traces deVanda, disons ce qui s’était passé la nuit précédente entre elle etRocambole, lorsqu’après le départ de sir James, elle s’était rendueen toute hâte rue Saint-Lazare.
– Ma chère enfant, disait Rocambole, tun’as plus besoin de chercher à pénétrer le secret de sir James.
Je sais sur le bout du doigt l’histoire demiss Ellen, c’est-à-dire de milady, et l’heure des investigations afait place à l’heure d’agir.
La situation est bien simple et peut serésumer ainsi :
Miss Ellen a dépouillé sa sœur et l’enfant desa sœur.
Il faut rendre à cette dernière, c’est-à-direà Gipsy, ce que miss Ellen a volé.
Où est cette fortune ?
Ce n’est pas sir James Nively qui nous ledira, c’est milady elle-même.
D’après ce que je vois, cette fortune demeuréeintacte apporte chaque année ses immenses revenus dans la maison debanque Davis, laquelle en fait deux parts.
La première est pour milady.
C’est sur cette part de revenu que le fils demilady a vécu.
Que devient l’autre ?
Sans doute elle grossit chaque année ce trésorsur lequel les Indiens comptent pour chasser un jour lesAnglais.
Pourquoi Ali-Remjeh a-t-il abandonnémilady ?
Pourquoi cette dernière ne voit-elle,n’a-t-elle jamais vu son fils ?
Ceci est encore un mystère pour moi.
Cependant voici ce que j’ai vu.
Et Rocambole après avoir raconté à Vanda lascène des Tuileries, ajouta :
– Milady s’est évanouie en apprenant queson fils était blessé.
Tu penses bien que le coup de théâtre devaitavoir un résultat immédiat.
Milady a été reconnue par Marie Berthoud pourla mère de M. Lucien Haas.
Alors elle m’a supplié de lui venir en aide.J’ai couru chercher une voiture. Aidé de deux messieurs qui setrouvaient là, nous y avons transporté milady et nous l’avonsconduite rue de la Sourdière.
Pendant le trajet, j’avais rassuré MarieBerthoud de mon mieux sur les conséquences de la blessure deLucien.
Et Marie avait fini par partager maconviction.
Lorsqu’après avoir respiré des sels, miladyest revenue à elle, elle a manifesté un grand désespoir et versédes torrents de larmes.
Marie Berthoud la rassurait, comme je l’avaisrassurée moi-même. Puis elle lui disait :
– Nous allons partir, nous irons nousinstaller à son chevet et la vue de sa mère hâtera la guérison.
Mais à cette proposition milady a manifestéune grande terreur.
– Non, non, disait-elle, cela estimpossible… Cela ne se peut !
Et elle a fait jurer à Marie qu’ellelaisserait ignorer à Lucien leur entrevue.
Comme je m’étais donné pour un ami de Lucienet que je lui avais servi de témoin, milady a eu la même confianceen moi et m’a fait prêter le même serment.
– Mais pourquoi ne veut-elle pas voir sonfils ? interrompit Vanda.
– Ce n’est pas elle, c’est sans douteAli-Remjeh qui s’y oppose. Je l’ai deviné à la terreur subite quis’est emparée d’elle.
– Enfin, dit encore Vanda, te voilà aumieux avec milady ?
– Et avec le major Hoff, son complice.J’ai renouvelé connaissance avec lui en reconduisant milady auGrand-Hôtel.
– Eh bien ! que comptes-tufaire ?
– Milady n’a au cœur qu’une passionvraie ; son amour maternel. C’est là qu’il faut frapper.
– Comment ?
– Suppose que Marie Berthouddisparaisse.
– Bon !
– Que Lucien soit averti que c’est samère qui l’a fait enlever.
– Fort bien. Après ?
– On lui dit : Voyez-vous cettefemme qui passe ? C’est votre mère. C’est elle seule qui peutvous dire ce qu’est devenue Marie Berthoud.
– Mais milady prouvera à son fils qu’elleest innocente au sujet de Marie.
– Je le sais.
– Eh bien ?
– Alors mon rôle commencera, ditRocambole.
Puis, après un moment de silence :
– Crois-tu que, lorsque milady verra sonfils au désespoir et qu’on viendra lui dire : Quedonneriez-vous donc pour lui rendre Marie Berthoud ? elle nerépondra point : « Une fortune entière. »
– Peut-être, dit Vanda.
– Eh bien ! c’est là ce que jeveux.
– Mais comment enlever MarieBerthoud ? où la conduire ?
Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
– Ce sont là des jeux d’enfant, dit-il.Je m’en charge. Est-ce que, avec une bande comme la mienne, on neremue pas Paris tout entier ?
– Maître, dit Vanda, vas-tu me laisserlongtemps encore auprès de sir James ?
– Jusqu’à ce que milady et lesÉtrangleurs aient rendu gorge.
– Cela peut être long.
– Ce sera plus court que tu nepenses.
– Mais d’abord, dit encore Vanda, as-tusongé à une chose ?
– Laquelle ?
– C’est que Lucien et Marie sont deuxêtres honnêtes, naïfs, intéressants, et que tu vas les frapper.
Un nuage passa sur le front de Rocambole.
– Je me suis dit tout cela, répondit-il,mais il faut que les millions de la bohémienne soient restitués.Après, Gipsy donnera sans doute de quoi vivre au fils demilady.
– Mais Gipsy est folle !
– Elle guérira, répondit Rocambole avecl’accent d’une émotion profonde.
– Enfin, reprit Vanda, qu’ordonnes-tu,Maître ?
– Rien pour aujourd’hui, mais il faut queje te voie demain.
Vanda s’en était allée.
Mais, le lendemain, dès neuf heures du matin,elle revenait rue Saint-Lazare et disait :
– Alerte ! alerte ! j’ai desnouvelles d’Ali-Remjeh.
– Voyons ? fit Rocambole avec sonflegme ordinaire.
Alors Vanda raconta à Rocambole que sir JamesNively n’était rentré qu’au petit jour, la nuit précédente, non passeul, mais en compagnie de deux hommes au teint bistré, aux cheveuxnoirs et frisés, aux yeux ardents et qui paraissaient être desIndiens.
Ces hommes arrivaient de Londres.
Vanda s’était traînée nu-pieds, retenant sonhaleine, dans un corridor sur lequel ouvrait la salle où sir Jamess’était enfermé avec eux.
Comme ils causaient en langue indienne, ellen’avait pu saisir ce qu’ils disaient, mais elle avait entenduprononcer à plusieurs reprises le nom de Gipsy, et elle en avaitconclu que ces deux hommes étaient bien certainement sur les tracesde la bohémienne.
– S’ils n’y sont pas, je les y mettrai,dit Rocambole.
Vanda le regarda avec étonnement.
– Tu penses bien, reprit le Maître, queje ne vais pas laisser sir James Nively au grand air, maintenantaussi que les principaux Étrangleurs sont arrivés pour lui prêtermain-forte.
– Que comptes-tu donc faire ?
Rocambole ouvrit ce même tiroir dans lequel ilavait enfermé le curieux mémoire du pauvre Bob ; il y prit unflacon qui renfermait une petite poudre blanchâtre.
– Voici un narcotique, dit-il, que tuferas prendre à sir James ce soir même.
– Après ?
– Quand il dormira, tu placeras une lampeauprès de la fenêtre de sa chambre à coucher, ce sera pour moi unsignal.
– Et puis ?
– Et puis, le reste me regarde, maisavant de rentrer avenue de Marignan, tu vas aller rue du Vert-Bois,tu verras Milon, tu sauras si on est venu rôder autour de lamaison.
Vanda obéit, après avoir toutefois pris lecostume de femme à moitié déguenillée sous lequel Timoléon devaitla reconnaître.
Une heure après, elle était de retour.
– Milon et les autres ont fait bonnegarde, dit-elle, on n’a rien signalé d’alarmant.
– C’est bien, lui dit Rocambole, tout estconvenu ainsi.
C’étaient ces derniers mots qu’avait entendusTimoléon du haut de l’impériale de l’omnibus.
Le major Hoff, c’est-à-dire Franz, étaitauprès de milady, au Grand-Hôtel, lorsqu’un commis de la maisonDavis-Humphry et Co apporta le billet de sir JamesNively.
Milady disait à Franz :
– À la fin je me révolte contre latyrannie d’Ali-Remjeh. Comment ! j’ai un fils, le sien ;ce fils est malade, ce fils est blessé, en danger de mort peut-êtreet je ne pourrais aller le voir !
– Milady, répondit Franz, vous savez quevotre fortune tout entière est le gage de votre soumission auxvolontés d’Ali-Remjeh, prenez garde !
– Eh bien ! dit-elle avecemportement, je serai pauvre, mais je verrai mon fils.
– Mais si vous devenez pauvre, votre filsle sera.
Ces mots calmèrent subitement l’emportement demilady.
– Ô misère, murmura-t-elle ; maispourquoi cet homme qui m’a abandonnée depuis plus de quinze ansveut-il donc que je ne voie pas mon fils ?
– Je crois le savoir, dit Franz.
– Toi ?
– Oui.
Mais comme le major faisait cette réponse, onapporta le billet.
Franz l’ouvrit.
– Tenez, milady, dit-il.
Et il le mit sous les yeux de la mère deLucien.
– Qu’est-ce que sir James Nively ?demanda milady avec un certain étonnement.
– C’est l’homme qui a remplacé à Londressir George Stowe, c’est-à-dire le mandataire d’Ali-Remjeh.
– Et cet homme est à Paris ?
– Apparemment, puisqu’il me demande unrendez-vous.
Et le major Hoff écrivit la lettre que nousavons vu décacheter par Vanda.
– Tu disais donc, reprit milady, que tusavais ?…
– Ah ! madame, dit Franz avecautorité, vous me donnerez bien jusqu’à demain.
– Pourquoi ?
– Pour m’expliquer. Peut-être maconversation avec sir James Nively rendra-t-elle, du reste, notreexplication inutile.
– Que veux-tu dire ?
– Que peut-être j’obtiendrai de lui quevous puissiez voir votre fils.
Milady se résigna ; et le soir, à l’heureindiquée, le major Hoff, couvert de décorations allemandes, serendit au Club des Asperges .
On s’y entretenait du duel de la veille et dela mort du marquis.
Le major Hoff ne put prêter qu’une oreilledistraite et indifférente à la conversation, bien qu’il éprouvâtune terrible émotion.
Plusieurs de ces messieurs, les mêmes qui, laveille, étaient demeurés muets, lorsque Lucien cherchait destémoins, s’étaient empressés d’aller le voir.
Tous s’accordaient à reconnaître que lablessure était sans gravité.
En outre, une réaction s’était faite en faveurde Lucien et M. le marquis de Rouquerolles était généralementblâmé.
Le baron de C…, un diplomate allemand, allamême jusqu’à dire :
– Après ça, messieurs, quand Lucienserait – et ceci est possible – le fils de quelque altessesérénissime ou royale que sa grandeur force à rester dans l’ombre,serait-il moins bon gentilhomme ?
Cette opinion avait rallié tout le monde et oncommençait à faire un éloge exagéré de Lucien, lorsqu’un deslaquais du club apporta une carte sur un plateau endisant :
– Pour M. le major Hoff.
C’était la carte de sir James Nively.
Franz quitta le fumoir et passa dans un petitsalon que d’un commun accord les membres du club avaient convertien parloir et dans lequel on avait coutume d’introduire lesétrangers.
Sir James Nively s’y trouvait.
Franz et lui se saluèrent.
Puis ils échangèrent le signe mystérieux del’affiliation indienne.
Alors sir James dit à Franz :
– Je suis porteur des volontésd’Ali-Remjeh.
– Qu’ordonne le maître ? demandaFranz avec respect.
– Il permet à milady de voir sonfils !
Franz eut un mouvement de joie.
Sir James continua :
– Le chef suprême des Étrangleurs est àla veille de résigner ses pouvoirs. Il a vingt-cinq années dedictature et les lois qui nous régissent exigent que chaque quartde siècle voie un nouveau maître.
– Eh bien ? demanda Franz.
– C’est à propos de la fortune de missEllen que je vous dis cela.
Franz tressaillit.
– Jusqu’à présent, poursuivit sir JamesNively, la moitié des revenus de cette immense fortune a étérégulièrement versée par l’intermédiaire d’Ali-Remjeh, dans lescaisses du trésor indien. Mais, en quittant le pouvoir, Ali-Remjehveut liquider.
– Comment l’entendez-vous ? demandale major Hoff.
– Ce n’est plus les revenus, c’est lecapital, dit-il, qu’il veut donner à l’association.
– Miss Ellen fera ce que veut Ali-Remjeh,répondit le major avec soumission.
– Enfin, dit sir James, je suis chargé detransmettre à miss Ellen une autre nouvelle.
– Parlez…
– Le pacte qui lie les fils de l’Inde,les Étrangleurs, comme nous appellent les Européens ignares, veutque le chef suprême demeure célibataire, quand il a le pouvoir enmains.
Franz tressaillit de nouveau.
– Ali-Remjeh n’a cessé d’aimer milady,poursuivit sir James Nively, et il aime le fils qu’il a à peineentrevu vagissant dans son berceau.
– Eh bien ?
– Ali-Remjeh revient en Europe et ilcompte épouser milady.
– Si milady y consent…
– Ceci est son affaire et non la mienne,dit froidement sir James… Cependant je dois vous dire unechose…
– J’écoute, dit Franz.
– Même après avoir payé cette moitié defortune aux Étrangleurs, moitié qui était le prix de leur concourset de la mort du commodore Perkins, miss Ellen peut encore avoirbesoin d’eux.
– Vous croyez ?
Et Franz eut une légère inflexion d’ironiedans la voix.
– Oui, car la bohémienne est pleine devie.
– Gipsy ?
– Oui, Gipsy, qui pourrait bien réclamerquelque jour la fortune de sa mère.
– Milord, dit Franz, je ne sais ce quemilady voudra faire et ne puis vous répondre à cet égard.Seulement, je vous ferai observer que vous et les vôtres, vous êteschargés de Gipsy.
– Malheureusement, elle nous échappe.
– Que voulez-vous dire ?
– Elle a quitté l’Angleterre.
– Ah !
– Elle est à Paris…
– Seule ?
– Non, avec un homme qui l’aime et laprotège, et qui pourrait bien devenir son vengeur.
Franz eut un éblouissement.
– Il faut la retrouver, dit-il avecvivacité, il faut qu’elle disparaisse à jamais… il faut qu’ellemeure !
– C’est pour cela, dit froidement sirJames Nively, que je suis venu vous trouver.
Sir James Nively avait quitté le major Hoffvers deux heures du matin.
Mais il n’était point rentré chez lui toutd’abord, et le jour naissait, ainsi que devait l’annoncer Vanda àRocambole, quelques heures plus tard, – lorsqu’il franchit lagrille du petit hôtel de l’avenue Marignan, en compagnie de cesdeux Indiens, avec lesquels, sans doute, il avait achevé sanuit.
Sir James, en dépit du sang indien qu’il avaitdans les veines, était Anglais par tempérament.
Il avait besoin d’une nourriture substantielleet huit heures de sommeil régulier.
Après le départ des Indiens, il se mit donc aulit et dormit jusqu’à midi, ce qui permit à Vanda de sortir.
Or, comme il s’éveillait, on lui apporta lebillet suivant :
« Un homme qui a longtemps vécu à Londreset qui pourrait rendre à sir James les plus grands servicesdésirerait obtenir de lui un moment d’audience. »
Sir James n’eût peut-être pas prêté une grandeattention à cette lettre, et peut-être même, en toute autrecirconstance, n’y eût-il pas répondu, s’il n’avait eu le matin mêmeune longue conversation avec les deux Indiens entrevus parVanda.
Ces hommes, qui cependant étaient d’une grandehabileté et eussent trouvé à Londres la personne la mieux cachée,perdaient patience à Paris ; et, depuis huit jours qu’ils yétaient, ils n’avaient pas trouvé la moindre trace de Gipsy et deson prétendu ravisseur.
Il jeta le billet au feu et demanda quil’avait apporté.
– Un homme qui attend dans l’antichambre,lui fut-il répondu.
Sir James quitta son cabinet et passa dansl’antichambre.
Là, il se trouva en présence d’un individublond, au visage coloré, qui paraissait avoir cinquante ans, et quiportait un habit bleu et une ample cravate blanche dans laquelleson cou disparaissait presque tout entier.
Il s’était donné une tournure si complètementbritannique, que sir James ne douta pas un seul instant qu’il n’eûtaffaire à un bourgeois de Londres ou de Manchester.
Cet homme disait alors à sir James :
– Milord, je puis vous dire où estGipsy.
Si on eût tiré inopinément un coup de canonaux oreilles de sir James, on ne lui eût pas causé une émotion plusgrande.
Quel était cet homme qui prononçait le nom deGipsy ?
Et comment cet homme savait-il que sir Jamesavait intérêt à retrouver la bohémienne ?
L’inconnu mit un doigt sur ses lèvres.
Puis, se penchant vers sir James :
– Avez-vous dans cette maison une pièceassez reculée pour que nul ne puisse y entendre ce que nous ydirons ?
Sir James répondit :
– Je n’ai ici qu’une personne sachantl’anglais, et je suis sûr d’elle.
Un sourire glissa sur les lèvres del’inconnu.
– C’est précisément de cette personne-làqu’il faut se défier, dit-il.
Sans le regard d’autorité dont il accompagnaces paroles, cet homme eût peut-être été congédié.
Mais sir James qui se connaissait en hommes,ayant dans sa vie commandé à beaucoup, ne put s’empêcher detressaillir et dit :
– Veuillez vous expliquer, monsieur.
L’inconnu posa son chapeau sur un meuble et semit, comme on dit, à son aise.
Puis, regardant sir James avecassurance :
– Milord, lui dit-il, nous ne sommes pasà Londres, ici, et si vous avez des Étrangleurs à votre service,ils ne sont pas dans cette maison. Si vous aviez la fantaisie de mefaire violence, nul ne vous viendrait en aide, et je m’en iraislibrement. Par conséquent, ne vous étonnez point de mes manières etdites-vous bien que, si vous manquiez de patience, vous perdriez laseule occasion peut-être que vous aurez jamais eue de retrouverGipsy et de sauver sa fortune qu’elle réclamera au premierjour.
Tout cela fut articulé nettement, froidement,presque du bout des dents, et pour la première fois peut-être sirJames Nively comprit qu’il n’était pas le seul, dans le monde, àjouer le rôle de dominateur.
– Si je vous dis, continua l’inconnu, queje ne me déciderai à parler que lorsque je serai certain que nul,pas même la personne dont vous croyez être sûr, ne peut nousentendre, c’est que j’ai mes raisons pour cela.
Sir James avait fait une demi-douzaine dehaut-le-corps, tandis que cet homme parlait.
Comment cet homme avait-il pu lui parlerd’Étrangleurs, prononcer le nom de Gipsy, parler de fortune àréclamer ?
Qui donc l’avait initié à tout cela ?
Mystère !
Sir James finit donc par incliner la tête etrépondit :
– Nous sommes ici au premier étage ;la personne dont vous parlez habite le rez-de-chaussée. La maisonest neuve ; il n’y a ni trappes, ni oubliettes, ni trouspercés dans les murs, et les murs sont épais.
Qui donc pourrait nous entendre ?
– C’est égal, dit l’inconnu, vouspermettez, n’est-ce pas ?… afin que nous ne soyons pasdérangés.
Et il alla fermer la porte au verrou.
Sir James, stupéfait, le regardait faire.
L’inconnu se jeta alors sans façon dans unfauteuil et reprit :
– Milord, afin de vous éviter la peine deme l’apprendre, je vais vous dire qui vous êtes.
Vous vous appelez à Londres sir James Nively.D’abord chef occulte de la société indienne, dite des Étrangleurs,vous en êtes devenu le chef apparent, lorsque votre prédécesseursir George Stowe vous a forcé, par son incapacité, à ledéposer.
– Après ? dit froidement sirJames.
– Vous êtes venu à Paris un peu pour lesintérêts de ceux que vous représentez en Europe, et beaucoup paramour.
Une jeune fille, une bohémienne du nom deGipsy, qui pourrait être demain une des plus riches héritières del’Angleterre, a disparu.
Où est-elle allée ?
Une femme s’est chargée de vousl’apprendre.
Cette femme se nomme Vanda.
– Après ? dit encore sir James.
– Gipsy a quitté l’Angleterre avec unhomme qu’aimait cette femme, qui répond au nom de Vanda.Certainement, ils sont venus à Paris.
– Je le crois, dit sir James. Ehbien ?
– Pour les retrouver l’un et l’autre, carl’amour de Vanda est à ce prix, n’est-ce pas ?
– Oui, continuez…
– Pour les retrouver, vous avez faitvenir de Londres deux hommes qui vous obéissent, deux de cesjongleurs indiens dont l’habileté est proverbiale, dont le flairest égal à celui d’un renard et qui ont répondu du succès.
Ces hommes se trompent et vous vous trompez,sir James Nively.
De même qu’on ne chasse certaines bêtes fauvesqu’avec des chiens dressés pour cela, on ne chasse le Parisienqu’avec le Parisien.
Il y a sur le pavé de Paris deux cents voleursqui déjoueraient en un tour de main toutes vos bandes indiennes,tous vos prestidigitateurs armés de lacets.
Il y a un homme qui ne ferait qu’une bouchéede ces deux cents voleurs et qui a mis souvent sur les dents toutela police de Paris.
– Et… cet homme ? demanda sir JamesNively.
– C’est celui que vous cherchez.
L’Anglo-Indien fit un mouvement desurprise.
– Mais quel est donc cet homme ?dit-il.
– Un criminel célèbre, jadis, un hommeappelé Rocambole, qui s’est mis en tête de devenir vertueux.Voulez-vous son histoire en deux mots ?
– Parlez !
L’inconnu retraça en dix minutes lesprincipaux épisodes de l’existence si extraordinaire, si agitée deRocambole. Il décrivit sa miraculeuse évasion du bagne, et sa luttehéroïque avec Morlux, et le sauvetage merveilleux d’Antoinette etde Madeleine.
Sir James l’écoutait avec stupeur.
Quand il eut fini, l’Anglo-Indien luidit :
– Et c’est là l’homme qui a enlevéGipsy ?
– Oui.
– Il l’aime donc bien ?
Et sir James se souvint de cet enlèvementgrandiose qui avait eu pour théâtre la pagode de Hampstead.
– Non, il ne l’aime pas, dit froidementl’inconnu.
– Qui donc aime-t-il ?
– La femme qui vit sous le toit de cettemaison.
– Vanda !
– Oui.
– Mais il l’a abandonnée…
L’inconnu haussa les épaules :
– Aussi vrai, dit-il, que je me nommeTimoléon et que je change de vêtements comme de figure, vous êtesnaïf, sir James. Vanda et Rocambole se moquent de vous et n’ontjamais cessé de se voir.
– C’est impossible ?
– Ce matin encore, dit Timoléon avecconviction.
Sir James eut un de ces rires nerveux qui,chez les hommes d’Orient, mettent à nu des dents blanches etpointues comme celles des carnassiers :
– Si cela est ainsi, dit-il, ellemourra.
Timoléon, car c’était lui que nous retrouvonsainsi métamorphosé, garda un moment le silence.
Il attendait que la colère de sir James en fûtarrivée à ce degré de fureur froide et concentrée que les Russesont si bien nommée la colère blanche.
Pendant quelques minutes, sir James arpenta lachambre comme une bête féroce prisonnière arpente sa cage. Puis,tout à coup, il vint se rasseoir, calme, effrayant, en face deTimoléon.
– Monsieur, lui dit-il, je ne sais pasqui vous êtes, mais écoutez bien mes paroles : Si ce que vousavez dit est vrai, cette femme mourra… Si vous m’avez menti, jevous tuerai !…
– J’espère me bien porter longtemps,répondit Timoléon avec un sourire.
Puis après avoir regardé sir Jamesfixement :
– Vous pensez bien, monsieur, dit-il, queje ne suis pas venu ici uniquement pour vous prévenir des dangersque vous couriez.
– Eh bien ! que voulez-vous ?demanda sir James.
– Vous proposer une affaire.
– Voyons ?
– Je sais où est Gipsy.
– Vrai ?
– Je puis vous la livrer. Je puis vousdonner la preuve que Rocambole et Vanda n’ont pas cessé de s’aimer,de correspondre, de se voir et de vous jouer.
– Et vous venez me vendre vossecrets !
– L’argent n’est rien, la vengeance esttout ! répondit Timoléon.
Et il eut dans les yeux un tel éclair de haineque sir James ne douta plus un seul instant de sa sincérité.
– Vous haïssez donc Rocambole ?demanda sir James.
– Il a tué ma fille, réponditTimoléon.
Et il courba la tête avec un sentiment dedouleur si poignant, si immense, que sir James comprit.
– Ainsi, vous voulez vousvenger ?
– Milord, reprit Timoléon, je suispauvre, presque misérable. Eh bien ! je n’aurai recours àvotre bourse que pour faire face aux dépenses qu’exigeront lescirconstances et la conduite à bien de nos projets.
Le jour où je vous aurai livré Gipsy, le jouroù Rocambole montera sur l’échafaud, ce jour-là, j’irai vous tendrela main, et vous laisserez tomber dedans telle aumône ou tellerécompense que vous jugerez convenable.
Sir James avait étudié le cœur humain ;il savait que les hommes obéissent encore plus à leurs passionsqu’à leurs intérêts et que le désir de se venger est la plus tenacede toutes les passions.
– Je vous crois, dit-il simplement.
Timoléon quitta le fauteuil sur lequel ilétait assis et reprit son chapeau.
– Milord, lui dit-il, est-ce une affaireconvenue, un pacte conclu ? Acceptez-vous messervices ?
– Oui, dit sir James, mais il me faut lapreuve de la complicité de Rocambole et de Vanda.
– Je vous l’apporterai.
– Quand ?
– Ce soir.
– À quelle heure ?
– À minuit.
– C’est bien. Vanda mourra.
– Et le plus tôt sera le mieux, ditTimoléon, car c’est un rude auxiliaire de cet adversaire terriblequ’on nomme Rocambole.
Timoléon fit un pas vers la porte.
Mais avant de poser la main sur le bouton dela serrure, il se retourna.
– Encore un mot, milord, dit-il.
– J’écoute.
– Si je n’ai craint au monde qu’un homme,quand j’avais un trésor à perdre, ma fille, un homme qui a triomphéde moi, Rocambole, – aujourd’hui cet homme n’a plus qu’un autrehomme à redouter, – c’est moi.
– Eh bien ?
– Si mon nom vous échappait avant quenous nous soyions revus, tout serait perdu !
– Votre nom ? dit sir James, je l’aidéjà oublié.
– J’aime mieux cela, dit Timoléon.
Et il s’en alla.
**
*
Vanda n’avait vu entrer ni sortirTimoléon.
D’ailleurs, s’il était un homme à qui elle eûtpu penser, ce n’était pas à coup sûr sur celui-là.
Sir James Nively, après le départ de cetauxiliaire que lui envoyait le hasard, sonna son valet de chambreet lui dit :
– Prévenez madame que je suis légèrementindisposé, que je ne descendrai pas pour le dîner, mais que jeprendrai avec elle une tasse de thé vers neuf heures.
Et sir James, qui se défiait de lui-même,passa la journée dans sa chambre.
Il avait besoin de se calmer pour se retrouverface à face avec elle.
Vanda, de son côté, accueillit sans étonnementles paroles du valet de chambre.
Elle était trop préoccupée des ordres que luiavait donnés Rocambole.
Ce dernier lui avait dit : « SirJames Nively nous gêne. Il faut le supprimer. Quand il aura bu, tuplaceras une lampe auprès de la fenêtre, le reste meregarde. »
Vanda, qui ne soupçonnait point que sir Jamesne fût sur ses gardes, et bien qu’elle eût une confiance aveugledans les expédients et les ressources de Rocambole, Vanda,disons-nous, ne pouvait s’empêcher de mettre son esprit à latorture.
Comment Rocambole parviendrait-il, en pleinquartier des Champs-Élysées, à enlever sir James Nively et qu’enferait-il ?
Telle était la question qu’elle se posaitdepuis le matin sans pouvoir la résoudre.
Le soir vint, – elle dîna toute seule.
Puis, vers neuf heures, elle se retira dans sachambre, fit préparer le thé et attendit la visite de sirJames.
Sir James n’avait pas bougé de chez lui.
Un domestique entra et dit à Vanda :
– Monsieur fait demander à madame si ellevoit quelque inconvénient à ce que la cuisinière et moi noussortions ce soir ?
– Aucun, lui répondit Vanda.
Le cocher ne couchait pas à l’hôtel.
Vanda songea à congédier sa femme de chambreou à lui donner quelque course lointaine.
L’absence complète de domestiques dans l’hôtelallait évidemment servir les plans de Rocambole.
Quelques minutes après, sir James entra.
Le thé était prêt, et Vanda avait jeté dans lefond de la tasse destinée à sir James une pincée de cette poudreblanche que lui avait donnée Rocambole.
Sir James s’était bien fait des sermentsdepuis le matin.
Il s’était juré de tuer Vanda, si elle étaitcoupable et si elle avait allumé dans son cœur cet amour férocequ’il éprouvait pour elle, dans le but unique de servirRocambole.
Mais il s’était juré aussi d’être calme etd’attendre la preuve que Timoléon lui avait offerte.
Il baisa donc la main de Vanda comme decoutume et s’assit auprès d’elle.
– Voulez-vous une tasse de thé ?fit-elle.
– Oui, certes.
– Vous êtes souffrant ?
– J’ai un peu de migraine, comme vousdites, vous autres Français.
Et sir James, qui avait des tempêtes dans lecœur, versa dans la tasse que Vanda venait d’emplir la moitié d’unpetit flacon de rhum.
En même temps, il la regardait.
Jamais Vanda ne lui avait paru plus belle,jamais elle ne s’était montrée à lui dans une toilette d’intérieurplus provocante.
Sir James oublia ses serments.
Et avant de tremper ses lèvres dans lebreuvage préparé, il dit tout à coup :
– Comment va Rocambole ?
Ce fut un coup de théâtre. Vanda, malgré sonsang-froid et sa présence d’esprit ordinaires, jeta un cri et setroubla…
Sir James n’avait plus besoin de la preuveofferte par Timoléon.
Il avait lu la culpabilité de Vanda dans sonregard effaré.
Et tirant un poignard de son sein, il s’élançavers elle en disant :
– Misérable, tu m’as trahi… et tu vasmourir…
Vanda se vit perdue.
Elle n’avait pas d’arme sous la main et elleavait pour adversaire un de ces hommes aux jarrets d’acier quibondissent comme des tigres.
Mais la femme qui avait si longtemps vécu dela vie de Rocambole ne perdait jamais complètement la tête.
Un miracle seul pouvait la sauver.
Ce miracle, elle le fit sans l’intervention duciel.
Déjà sir Nively levait le bras pour frapper,et elle s’était réfugiée à l’autre bout de la chambre ; déjàla lame du poignard étincelait au feu des bougies, lorsque Vanda,par un geste rapide, dégrafa le manteau qui recouvrait sonpeignoir.
Le manteau tomba.
Le bras levé ne retomba point, la bête fauveivre de carnage s’arrêta, piquée au cœur par l’aiguillon del’amour.
Sir James recula d’un pas.
Et en reculant, il embrassa d’un regard cettebeauté hardie.
– Oh ! dit-il, en riant d’un rire detigre, avant que tu ne meures, il faut que ma vengeance soitcomplète ; il faut… Mais il n’acheva pas !
Vanda respira, elle avait pour dix secondesdétourné la foudre.
Et, à son tour, elle bondit à l’autreextrémité de la chambre et dit en ricanant :
– Que m’importe la mort ! quem’importe la honte ! pourvu que mon enfant soit sauvé.
– Ton enfant ! exclama sir Jamesinterdit.
– Hé ! oui, mon enfant !dit-elle.
Puis avec un rire de hyène, belle de désespoiret d’une ironie farouche :
– Croyez-vous pas, dit-elle, que si jen’avais un enfant que Rocambole tient en ses mains, j’aurais obéi àce forçat ?
En même temps, elle se mit à genoux, joignitles mains, passa du rire aux larmes, de la raillerie à l’accentsuppliant de la mère et dit :
– Faites de moi ce que vous voudrez,tuez-moi ensuite, j’ai mérité mon sort, et peu m’importe ;mais sauvez mon enfant, promettez-moi de l’arracher àRocambole.
Une réaction bizarre s’opérait chez sir JamesNively et son bras avait fini par retomber, toujours armé dupoignard, le long de son corps.
– Si vous refusez de m’écouter, ditencore Vanda, qui se redressa tout à coup, je vous échapperai parla mort.
En même temps, elle porta rapidement à seslèvres une bague qu’elle avait au doigt.
Sir James se laissa prendre à ce geste, ilcrut que le chaton de la bague renfermait quelque poisonfoudroyant.
Et ce n’était plus seulement la mort de Vandaqu’il voulait.
Et comme il se défiait encore de lui-même, ilalla s’asseoir à l’autre extrémité de la chambre, auprès de latable sur laquelle le thé était servi.
– Ah ! reprit-il, tu as unenfant ?
– Oui, dit Vanda.
– Et tu l’aimes ?
– Est-ce qu’une mère aime autre chose queson fils ?
– Et c’est Rocambole qui l’a en sonpouvoir ?
– Lui-même.
– Alors, c’était de peur qu’il ne tuâtcet enfant ?…
Les instincts brutaux de l’Anglo-Indiengrandissaient et se développaient par degrés.
Son œil caressait les splendides épaules deVanda, ses narines dilatées semblaient s’enivrer des voluptueuxeffluves qu’épanchait autour d’elle cette fière beauté.
Il y avait en lui, à cette heure, quelquechose de satanique et de fanatique à la fois.
Le satanisme de l’homme qui ne reculera plusdevant aucun crime.
Le fanatisme du fakir qui veut caresser sonidole avant de la briser.
– Parle, disait-il, parle… mais soisbrève… Que veux-tu que je fasse pour ton enfant ?
Vanda sentait bien qu’elle étaitcondamnée ; que cet homme, un moment hésitant, redeviendraitfurieux et sauvage tout à l’heure ; que si elle ne gagnait pasdu temps, avec l’espoir, hélas ! improbable, que Rocambolesurgirait de terre pour venir à son aide, cet homme finirait par lahacher à coups de poignard.
– Oui, reprit-elle, sauvez mon enfant…promettez-moi que vous le ferez…
– Je te le promets, dit sir James. Maisd’abord, où est-il ?
– Rocambole seul le sait.
– Et où est Rocambole ?
– Rue Saint-Lazare, 28.
– Est-ce tout ce que tu as à medemander ?
– Oui, dit-elle, essayant encore de lefasciner de son regard.
Mais sir James n’était plus homme à se laisserattendrir.
– Nous sommes seuls ici, dit-il. J’airenvoyé tous les domestiques. Il pleut au dehors, l’avenue estdéserte. On n’entendra point tes cris. Il faut m’obéir… etmourir !
Et il tenait le poignard dans sa maincrispée.
– Laissez-moi faire ma prière, dit-elleencore. Laissez-moi prier Dieu avant de me tuer !
Et de nouveau, elle se mit à genoux.
– Ah ! tu crois au ciel, toi… tucrois à une autre vie ? ricana le misérable.
Et comme s’il eût voulu éteindre lesblasphèmes qui brûlaient sa gorge, il s’empara de la tasse de théqu’il avait devant lui et la vida d’un trait, enrépétant :
– Hâte-toi ! hâte-toi !
En même temps il se leva, tenant toujours sonpoignard, et vint droit à Vanda.
Vanda jeta encore un cri.
Mais ce fut le dernier.
Au paroxysme de sa passion furieuse, sir JamesNively jeta son poignard sur la table.
Puis il enleva Vanda de ses brasnerveux :
– Je te hais et je t’aime !murmura-t-il.
Mais Vanda se débattit violemment et elleparvint à se dégager et à le repousser.
En même temps, elle sauta sur le poignardqu’il avait laissé sur la table et s’en empara.
Mais sir James riait d’un rire féroce.
– Il faut m’obéir, disait-il, il lefaut !
Elle s’était acculée dans un angle, lepoignard à la main, pelotonnée et prête à bondir.
– Si vous faites un pas, disait-elle,c’est moi qui vous tuerai !
Sir James riait et blasphémait tout à lafois.
– Bah ! disait-il, est-ce qu’unÉtrangleur craint le poignard d’une femme ?
Et, se rejetant en arrière, il tira de sapoche le terrible lasso sans lequel jamais ne marche un disciple dela déesse Kâli.
Vanda comprit que sir James allait être unefois encore vainqueur dans cette lutte désespérée qu’elle soutenaitcontre lui depuis dix minutes.
Que pouvait le poignard contre le terriblelasso ?
La corde de soie tournoyait dans l’air ensifflant.
Et, tout à coup, elle s’abattit sur Vanda.
– Au moins je mourrai sanssouillure ! pensa-t-elle, tandis que le lasso s’enroulaitcomme un reptile autour de son cou.
Une minute de plus, et c’en était fait deVanda.
Mais le lasso, qui déjà la serrait, sedistendit comme par enchantement ; la main qui en tenaitl’extrémité opposée s’ouvrit et la laissa tomber.
Vanda, qui déjà fermait les yeux ets’apprêtait à mourir en murmurant tout bas le nom de Rocambole,Vanda rouvrit les yeux et regarda.
Elle vit sir James encore debout, maisoscillant déjà comme un chêne déraciné.
Son œil était fixe, sa bouche béante, sonfront s’était couvert d’une pâleur subite.
Il balbutiait des mots sans suite ; puisce ne furent plus que des cris étouffés, des sons inarticulés etsauvages.
Et, chancelant de plus en plus, il essaya dese baisser pour ressaisir le lasso.
Mais il tomba lourdement sur le sol.
Le foudroyant narcotique mélangé à la tasse dethé venait de produire son effet.
En tombant, sir James poussa un derniercri.
Puis, ses yeux se fermèrent.
Pendant un moment encore, son corps s’agita endes convulsions suprêmes. On eût dit la lutte dernière del’agonie.
Et les convulsions cessèrent à leur tour,comme s’étaient éteints les cris…
Et sir James garda l’immobilité de lamort.
Alors un soupir de soulagement s’échappa de lapoitrine de Vanda.
On eût dit qu’on venait de lui ôter un poidsécrasant qui l’étouffait.
Pendant quelques minutes, elles fut trop émue,trop bouleversée pour pouvoir faire autre chose que contemplercelui qui avait failli la tuer, et qui était réduit àl’impuissance.
Mais enfin le souvenir de Rocambole luirevint, et avec ce souvenir le sentiment du devoir.
Vanda prit la lampe qui se trouvait sur latable, alla vers la croisée qu’elle ouvrit, et la posa surl’entablement.
Tout aussitôt une ombre s’agita dans lejardin.
Puis auprès de cette ombre une autre.
Et Vanda reconnut Rocambole et Milon.
La chambre de Vanda, nous l’avons dit déjà,était située au rez-de-chaussée.
Rocambole s’arrêta sous la croisée etdit :
– Est-ce fait ?
– Oui, répondit Vanda encore émue.
Rocambole, d’un bond, eut atteintl’entablement de la croisée, et de l’entablement il sauta dans lachambre.
Mais soudain il s’arrêta muet, stupéfait, lasueur au front.
Il venait d’apercevoir au cou de Vanda leterrible lasso des Étrangleurs.
– Ah ! lui dit Vanda, il étaittemps… J’ai failli mourir…
Et alors elle raconta d’une voix brève,haletante, saccadée, la fureur subite de sir James, ses désirsféroces, sa résolution de la tuer et comment, par un mensonge, parcette supposition d’enfant qu’elle avait accueillie comme uneinspiration, elle avait pu gagner du temps…
Comment, maîtresse d’un poignard, elle s’étaitcrue sauvée un moment.
Comment encore elle avait perdu tout espoir etfermé les yeux en sentant le lasso s’abattre sur elle.
– Une minute de plus, dit-elle, etj’étais morte !
– Eh bien ! dit Rocambolefrémissant, tu ne le craindras plus désormais.
– Est-ce qu’il est mort ? demandaVanda.
– Non, mais il est dans la situation oùjadis nous avons mis Antoinette pour la faire sortir deSaint-Lazare. En d’autres temps, je l’aurais tué. Mais je me suisjuré de ne verser le sang qu’à mon corps défendant.
– Qu’en vas-tu donc faire ?
– Je le tiendrai prisonnier dans la cavede la maison de la rue du Vert-Bois jusqu’à ce que notre but soitatteint, jusqu’à ce que les millions de Gipsy soient retrouvés.
– Et alors ?…
– Alors je l’endormirai de nouveau, nousle placerons dans une caisse, comme un ballot de marchandises etnous le renverrons à Londres où les Étrangleurs sont peut-êtreencore de mode, car à Paris ils ont fait leur temps.
Milon était demeuré dans le jardin.
Rocambole se pencha à la croisée et luidit :
– Tu n’entends aucun bruit ?
– Aucun, répondit Milon.
– La maison est déserte, les domestiquessont tous sortis, ajouta Vanda.
– La voiture est de l’autre côté dumur ? demanda encore Rocambole.
– Oui.
– Alors, charge-toi du colis.
Et Rocambole, aidé de Vanda, prit le baronnetsir James Nively aussi inerte qu’un cadavre, et ils l’apportèrentvers la croisée.
Milon s’était établi au pied de la fenêtre,arcbouté comme un hercule forain qui attend la chute d’unfardeau.
Vanda et Rocambole soulevèrent le baronnet, lepassèrent en dehors de la croisée et le laissèrent tomber dans lesbras de Milon le colosse.
Puis ce dernier chargea le corps sur sonépaule et prit la fuite à travers le jardin.
– Adieu, dit Rocambole à Vanda.
– Comment ! fit la jeune femme, tume laisses ici ?…
– Sans doute, répondit Rocambole quiavait déjà enjambé la croisée pour sauter dans le jardin.
– Mais pourquoi ? demanda Vanda.
– Parce que j’ai besoin de toi ici.
– Ah !
– Je t’ai dit l’histoire de miss Ellen etd’Ali-Remjeh, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Eh bien ! cet Ali-Remjeh, chefsuprême des Étrangleurs, qui depuis vingt ans était retourné auxIndes, s’est repris d’un bel amour pour miss Ellen, c’est-à-direpour milady.
– Vraiment ?
– Et il veut l’épouser. Mais milady n’enveut pas…
– Pourquoi ?
– Parce que depuis longtemps déjà elle acédé à l’amour de Franz qui se fait appeler le major Hoff.
– Eh bien ? demanda Vanda.
– Eh bien ! demain milady doit venirici, croyant rencontrer sir James.
– Ah !
– Elle y viendra pour essayer de fairerevenir Ali-Remjeh sur sa fantaisie amoureuse.
– Bon ! je commence àcomprendre.
– Il faut que tu sois ici pour larecevoir.
– Et toi, dit Vanda, yseras-tu ?
– Certainement. Avant huit heures dumatin. Ainsi, bonne nuit… Tu n’as plus rien à craindre, ni du lassoni du poignard de sir James Nively.
Rocambole mit un baiser au front de Vanda etsauta dans le jardin.
Celle-ci, appuyée sur la croisée ouverte, levit s’éloigner et gagner une échelle appliquée contre le mur.
Cette échelle avait déjà servi à Milon quiétait de l’autre côté du mur.
Vanda vit Rocambole gravir les échelons,s’établir à califourchon sur le mur, retirer l’échelle ensuite etdisparaître.
Alors elle referma la fenêtre etmurmura :
– Ah ! je l’ai échappé belle, cettenuit !
– Mais tu ne te sauveras pas ! ditune voix derrière elle.
Et Vanda, les cheveux hérissés, vit deuxpersonnages qui se tenaient immobiles sur le seuil de la porte quis’était ouverte sans bruit.
L’un était Timoléon.
L’autre Madeleine la Chivotte.
– C’est l’heure de la revanche !ricana Madeleine, qui se souvenait du coup de pistolet de la rue deBellefond.
– Voici ta dernière heure ! répétaTimoléon.
Vanda jeta un cri. Mais ce cri, Rocambole nepouvait l’entendre.
Il était déjà loin.
Rocambole avait suivi Milon, et Milon, grâce àsa force herculéenne, portait le baronnet sur ses épaules comme ileût fait du plus léger des fardeaux.
Un fiacre attendait de l’autre côté du mur etle cocher de ce fiacre n’était autre que Noël.
Sir James Nively était dans une léthargie sicomplète qu’un coup de canon ne l’eût pas réveillé.
Le fiacre gagna le Cours-la-Reine et suivitles quais, après avoir traversé la place de la Concorde.
Rocambole était monté à côté de Noël, et Milonse tenait dans l’intérieur de la voiture à côté de sir James qu’ilavait étendu tout de son long sur la banquette de devant.
Les quais de Paris, en hiver, sont presquedéserts vers dix heures du soir.
Rocambole avait pris ce chemin de préférenceaux boulevards qui sont très éclairés, et pour éviter la curiositéd’un agent de police quelconque, qui aurait pu jeter un regardfurtif à l’intérieur du fiacre et apercevoir un homme étendu etsans mouvement.
Arrivés à l’Hôtel de Ville, les ravisseursquittèrent les quais et prirent la rue Saint-Martin.
– Baisse les stores, dit Rocambole àMilon.
Celui-ci obéit, et Noël fouetta leschevaux.
Quelques ouvriers, quelques gamins, voyant unfiacre stores baissés, lâchèrent des lazzis et des plaisanteries demauvais goût.
Mais le fiacre continua sa route et arrivasans encombre rue du Vert-Bois, à la porte du fruitier, principallocataire de la maison.
La rue du Vert-Bois, le soir, est obscure, àpeine sillonnée par quelques rares passants, dont l’attention estordinairement concentrée par trois ou quatre belles de nuit qui sepromènent le long des maisons.
Le fruitier était prévenu sans doute.
Il se hâta d’accourir et ouvrit laportière.
Milon reprit sir James dans ses bras et, d’unbond, franchit le trottoir.
Il était dans la boutique avant que personneeût fait attention à lui.
La boutique était divisée en deuxpièces : le comptoir proprement dit, c’est-à-dire l’endroit oùl’on vendait des légumes, du laitage et des œufs ; et unepetite salle où l’on versait à boire aux consommateurs.
Milon, suivi de Rocambole, entra tout de suitedans cette deuxième pièce.
Le fruitier poussa la porte.
En même temps, sa femme, qui depuis longtempsdéjà avait posé les volets à la devanture, se hâta de poser labarre transversale qui servait de fermeture.
C’était dans la buvette, comme on nommait laseconde pièce de la boutique, que se trouvait l’entrée de lacave.
On soulevait une trappe, et un escalier depierre apparaissait alors aux regards.
Le fruitier s’arma d’une lanterne et prit untrousseau de clés.
Puis, il passa devant et s’engagea dansl’escalier.
Milon, portant le baronnet sur ses épaules, lesuivit.
Rocambole fermait la marche.
La cave de la maison était profonde, vaste, etse divisait en plusieurs caveaux.
Au bas de l’escalier commençait un corridorsur lequel s’ouvraient différents petits celliers, jadis destinésaux locataires de la maison et que le fruitier, depuis qu’il étaitprincipal locataire, avait gardés pour lui.
Il ouvrit la porte de l’un d’eux et Rocamboleet Milon se trouvèrent au seuil d’un caveau assez vaste, au milieuduquel il y avait une large dalle.
– Voilà, dit le fruitier.
En même temps, il posa sa lanterne à terre etalla prendre dans un coin du caveau un pic en fer qui s’y trouvaitcomme par hasard.
Puis il glissa la pointe du pic entre la dalleet la pierre de taille qui lui servait d’encadrement, exerça unepesée et la dalle se souleva.
Alors Rocambole aperçut un trou béant, assezsemblable à l’orifice d’un puits.
Le fruitier lui dit :
– Prenez la lanterne et regardez.
Rocambole se coucha à plat-ventre au bord dutrou, laissa pendre son bras armé de la lanterne et sonda du regardla profondeur de ce singulier puisard.
Il vit alors un trou d’une vingtaine de piedsde profondeur, dont les parois étaient en maçonnerie et quin’aboutissait à aucune ouverture.
Seulement en haut, à une dizaine de pieds dusol, à peu près, on apercevait une petite meurtrière destinée sansdoute à laisser pénétrer un peu d’air dans le réduit.
– Ah çà, dit Rocambole étonné, qu’est-ceque cela ?
– La cachette dont j’ai parlé à Noël.
– Oui, mais qui l’a creusée, et à quoiservait-elle ?
– Ma foi, répondit le fruitier, c’esttout une histoire, maître.
Quand j’ai pris la maison à bail, j’ai faitvisiter les caves par un architecte, il y avait ici un demi-pied desable, nous avons déblayé pour trouver le sol et cette dalle que jeviens de soulever nous est apparue alors.
Nous l’avons ôtée ; et l’architecte a eula fantaisie de se faire descendre dans ce trou avec une corde sousles reins.
Lorsqu’il est remonté, il m’a dit :
« Cette cachette a dû être creuséependant la première révolution et servir de refuge à des prêtres oudes émigrés.
« La preuve en est dans cette meurtrièrepar laquelle arrive un air humide et froid et qui doit communiqueravec les égouts voisins. »
– Bien, fit Rocambole d’un signe de tête,je comprends.
– C’est là que nous pouvons mettre cemonsieur, poursuivit le fruitier en montrant l’Anglais évanoui queMilon avait posé à terre comme un colis de marchandises.
Si vous voulez vous en débarrasser pourtoujours, la chose est facile. Avec un peu de plâtre nous allonsboucher la meurtrière et il périra étouffé, faute d’air.
– Non, dit Rocambole, je ne veux pas letuer.
– Alors nous laisserons la meurtrièreouverte, il aura de l’air. Pour combien de temps est-ilendormi ?
– Pour deux jours au moins.
– Faudra-t-il lui donner àmanger ?
– Certainement.
– Mais, observa Milon, quand il reviendraà lui, il se mettra à crier.
– C’est probable.
– N’entendra-t-on pas ses cris ?
– J’en réponds, dit le fruitier ; àmoins qu’on ne les entende des égouts… ce qui est à peu prèsimpossible, car les égouts de ce quartier sont trop petits pour queles égoutiers s’y promènent de gaîté de cœur.
– Et puis, dit Rocambole, dans deux joursnous pourrons peut-être lui rendre la liberté.
– Ah ! fit Milon, un peusurpris.
– Va chercher une corde, dit Rocambole aufruitier.
– Une corde ?
– Sans doute. Nous n’allons pas jeter cethomme dans le trou. Il pourrait se tuer en tombant, et je ne veuxpas de meurtre inutile.
Le fruitier remonta dans sa boutique, etrevint peu après avec une corde qu’il lia solidement sous les reinsde sir James.
Puis, aidé de Milon, et tandis que Rocamboletenait la lanterne pour les éclairer, il descendit dans le puits lebaronnet, toujours aussi inerte que s’il eût été privé de vie.
– Dans deux jours, dit alors Rocambole,nous verrons s’il a de l’appétit.
On replaça la dalle sur le puits.
Ensuite, le fruitier s’arma d’une pelle etrecouvrit la dalle d’une couche épaisse de sable.
– À présent, dit encore Rocambole,allons-nous-en !
Et se tournant vers Milon :
– Sir James ne nous gênera plusdésormais.
Ils remontèrent dans la boutique.
Le fiacre conduit par Noël attendait toujoursà la porte.
– Est-ce que je vous accompagne,maître ? demanda Milon.
– Non, pas maintenant.
– Alors, je vais rester ici ?
– Sans doute. N’as-tu pas une chambredans la maison ?
– Juste au-dessus de Marmouset.
– Eh bien ! va te coucher et demain,à neuf heures, sois exact au rendez-vous.
– À l’avenue Marignan ?
– Oui.
Rocambole passa par l’allée de la maison,regagna le fiacre et y monta.
– Mène-moi au Grand-Hôtel, dit-il àNoël.
Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêtaitsur le boulevard des Capucines.
Mais Rocambole, au lieu d’entrer dans l’hôtel,pénétra dans le café.
Un homme et une femme assis à une tableprenaient le thé et causaient avec une telle animation que ni l’unni l’autre ne fit attention à Rocambole.
D’ailleurs Rocambole, qui changeait volontiersde costume et de physionomie, s’était affublé, ce soir-là, d’uneperruque blonde et ne ressemblait plus du tout au major Avatar.
Les deux personnages qui prenaient du thén’étaient autres que milady et le major Hoff, c’est-à-dire Franz,son vieux complice.
Rocambole se plaça à une table voisine etdemanda en allemand la Gazette de Cologne.
Puis, quand le garçon la lui eut apportée, ils’enveloppa dedans de telle façon qu’il devint pour ainsi direinvisible.
Milady et le major Hoff causaient toutbas.
Mais Rocambole avait l’oreille fine et il neperdit pas un mot de leur conversation.
Milady disait :
– Comme il est beau, mon fils !
– Ah ! pensa Rocambole, il paraîtqu’elle l’a vu.
– Il est beau et distingué, poursuivitmilady, et le mélange du sang anglais et du sang indien lui sied àravir. Il est blanc comme moi, mais il a les yeux ardents et lesformes souples et nerveuses de son père.
Le major fit la grimace.
– Oh ! milady, dit-il, ne parlez pasainsi.
– Pourquoi ?
– Je suis jaloux.
Milady haussa les épaules.
– Ne vous en défendez pas, poursuivit lemajor Hoff qui eut dans les yeux un éclair de sombre colère, vousl’aimez encore !
– Qui ?
– Ali-Remjeh.
Milady eut alors un éclat de rire si franc, sinet, si railleur, que la colère de Franz tomba.
– Oh ! dit-il, c’est que je vousaime, moi, c’est que je suis jaloux.
Milady eut pour lui ce regard de la femmedéchue pour son dernier amant.
– Sois tranquille, dit-elle. J’ai aiméAli-Remjeh, tu le sais, avec frénésie, avec délire, comme latigresse des jungles de son pays aime le tigre royal. Mais, folled’amour, la tigresse n’abdique ni sa fierté, ni ses fureurs.Ali-Remjeh m’a abandonnée !
Pendant vingt années, tandis que je me tordaissous le remords, cet homme rentré dans son pays ne s’est souvenu demoi à de longs intervalles que parce que nous avions un fils.
Aujourd’hui que toutes ses ambitions sontsatisfaites, que sa vie politique est finie, qu’il est lasd’exercer ce pouvoir mystérieux dont il a tant abusé, aujourd’huique le besoin de vivre en paix, en bon gentleman qui n’a rien àfaire, s’est emparé de lui, il s’est dit : « J’ai laisséen Europe une femme et un enfant. C’est une famille. Allons laretrouver. »
– Oui, murmura Franz, il a dû se diretout cela.
– Il a eu tort, dit froidementmilady.
– Ah !
Et Franz regarda la belle Anglaise d’un airtimide.
Milady reprit :
– Je te méprise, toi, et quand je faisappel à mes souvenirs de fille de race, je ne puis oublier que tues un vil laquais.
– Madame…
– Attends donc ! je te méprise, maisle crime a établi entre nous une sorte d’égalité que je subis. Jete méprise et je t’aime…
Franz eut comme un éblouissement.
– Je te méprise et je t’aime, poursuivitmilady, parce que tu es entré si complètement dans ma vie que je nepourrais plus me passer de toi. Et puis, tu m’es dévoué comme lechien l’est à son maître, tu as fini par aimer mon fils. Je suisune parricide, le sang de mon père couvre mes mains, et ces mainstu les dévores de baisers.
– C’est vrai, dit Franz avecenthousiasme.
– Ne sois donc plus jaloux, poursuivitmilady, car je n’aime plus Ali-Remjeh.
– Oui, mais peut-être vous aime-t-ilencore ?
– Qu’importe !
– Et vous savez bien que si cet homme amis dans sa tête que vous seriez sa femme…
– Je la serai, n’est-ce pas ?
– Oui.
Milady eut un sourire de démon :
– Écoute-moi bien, mon pauvre Franz,dit-elle.
– Parlez, milady.
– Ali-Remjeh, à cette heure encore, estle chef des Étrangleurs ?
– Sans doute.
– À ce titre, il dispose d’une arméeténébreuse et dominée par le fanatisme qui exécute sesvolontés.
– Quelles qu’elles soient, dit Franz avecconviction.
– Mais il veut quitter le pouvoir…
– Il le dit, du moins.
– S’il ne le quitte pas, il restera dansl’Inde et nous n’avons plus rien à craindre.
– C’est juste.
– S’il le quitte, c’est pour venir enEurope, retrouver sa femme et son fils, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Alors Ali-Remjeh devient un homme commetous les hommes, ce me semble.
– Bon !
– Il est riche, il est heureux… il n’estplus à craindre.
– Je ne vous comprends pas, milady.
– Écoute encore. Ali-Remjeh veutm’épouser.
– Vous refusez ?
– Non, j’accepte.
Franz eut un haut-le-corps.
– J’accepte, poursuivit milady. Ilreconnaît son fils. Mon fils a un nom ; car, par sa mère quiétait Anglaise, Ali-Remjeh appartient à l’aristocratiebritannique.
– Eh bien ?
– Eh bien ! le reste te regarde, ditfroidement milady. Tu es un homme de ressources et d’esprit, Franz.Ali-Remjeh n’aura plus les Étrangleurs à ses ordres.
– Bon !
– Sa poitrine ne sera plus invulnérable.Si le poignard te répugne…
– Achevez, madame, dit Franz toutfrémissant.
– Il y a le poison, acheva milady.
Ces derniers mots furent suivis d’un moment desilence.
À de certaines heures, le silence est unacquiescement.
Rocambole, qui lisait toujours la Gazettede Cologne et ne faisait pas un mouvement, n’avait pas perduune syllabe de cette étrange conversation.
Franz reprit enfin :
– Alors, que comptez-vous faire,madame ?
– Voir le représentant d’Ali-Remjeh.
– Sir James Nively ?
– Oui.
– Que lui direz-vous ?
– Que je suis prête à recevoir Ali-Remjehà bras ouverts.
– Ah !
– Mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que, avant la conclusion dumariage, on m’aura débarrassée à tout jamais de cette petitebohémienne qui peut, un jour ou l’autre, réclamer l’héritage de masœur, c’est-à-dire de sa mère.
– Et quand verrez-vous sirJames ?
– Demain.
– Vous y conduirai-je ?
– Non, je veux y aller seule.
– C’est bien. À quelle heure ?
– Dès le matin.
Franz s’inclina. Puis, il jeta un regardfurtif autour de lui, pensant un peu tard que, peut-être, on avaitpu saisir quelques bribes de son entretien avec milady.
Mais il ne vit personne. Les tables étaientdésertes tout à l’entour de la sienne, on commençait à baisser ladevanture en fer du café, et une heure du matin sonnait.
L’homme à la Gazette de Colognelui-même, ce Germain blond sur lequel le major Hoff avait une foislevé un regard distrait, avait disparu.
**
*
Quelques heures après, c’est-à-dire vers huitheures du matin, Rocambole, redevenu le major Avatar, se présentaitavenue de Marignan, à la grille de l’hôtel que sir James avaitdonné à Vanda.
Il sonna.
Un domestique vint lui ouvrir.
– Sir Nively ? demandaRocambole.
– Son Honneur est absent, répondit levalet de chambre.
– Mais madame y est, reprit Rocambole,qui s’attendait à cette réponse.
– Non, monsieur.
– Comment ! non ?
– Madame est sortie hier soir et n’estpas rentrée.
– À quelle heure donc ?
Le valet était loquace :
– Ma foi ! dit-il, pour dire àmonsieur la vérité, ni moi ni les autres personnes de l’hôtel n’ensavent rien. On nous avait permis de sortir. Quand nous sommesrentrés, vers trois heures du matin, nous avons trouvé les portesouvertes et l’hôtel vide.
Monsieur et madame avaient disparu !
– C’est bizarre ! murmura Rocambolequi s’expliquait très bien qu’on n’eût pas trouvé le baronnet, maisqui se demandait vainement ce que pouvait être devenue Vanda.
Et il entra dans l’hôtel, la sueur au front,en proie à un pressentiment funeste…
Qu’était devenue Vanda ?
Il nous faut, pour le savoir, nous reporter aumoment où la jeune femme, appuyée à la croisée, avait vudisparaître Rocambole par-dessus le mur du jardin.
Alors, elle s’était retournée et s’étaittrouvée face à face avec Timoléon et Madeleine la Chivotte.
La Chivotte, on s’en souvient, était cettefemme perdue, voleuse et dépravée qui, après avoir abreuvéd’outrages, à Saint-Lazare, Antoinette Miller, s’était constituéesa gardienne, dans le pavillon de la rue de Bellefond, où Timoléonl’avait enfermée.
Vanda, on s’en souvient aussi, avait délivréAntoinette au moment où elle allait succomber aux brutalités d’unmisérable et périr ensuite sous le sabot de la vindicativeMadeleine.
La balle du revolver de Vanda l’avait étendueau milieu d’une mare de sang.
Mais Madeleine la Chivotte n’était pointmorte, et nous avons vu Rocambole la retrouver dans un garni, enpossession d’une petite fille volée.
Comment cette femme, qui s’était amendée enapparence, et qui paraissait convertie au bien par Rocambole, seretrouvait-elle dans le camp de ses ennemis et prête à servirTimoléon ?
C’est là un mystère que nous allons essayer depénétrer.
Avant son départ pour l’Angleterre, Rocamboleavait confié la petite fille aux épaules tatouées, l’enfant deNadeïa Komistroï, non plus seulement à la Chivotte, mais à laCamarde, la terrible hôtesse du cabaret de l’Arlequin.
Ces deux femmes, la Camarde et la Chivotte,avaient d’abord vécu en assez bonne intelligence ; puis ellesavaient eu des querelles et la Camarde, gardant l’enfant, avaitchassé Madeleine.
Celle-ci, qui n’était dévouée à Rocambole quepar terreur, avait repris alors son indépendance.
Elle s’en était retournée d’abord à Paris, etavait, pendant quelques semaines, fréquenté les cabarets et lesgarnis où se réunissaient les voleurs.
Puis, la police ayant opéré des razzias, laChivotte s’était réfugiée aux Carrières d’Amérique.
Là, elle avait retrouvé le Pâtissier.
Le Pâtissier, toujours altéré, toujours ivrede vengeance et ne rêvant qu’une chose, – l’extermination deRocambole.
Le Pâtissier et la Chivotte se connaissaientde longue main. Le premier s’étonna de retrouver celle-ci,misérable et cherchant, comme disent les voleurs, un coup àfaire.
– Tu es donc brouillée avec laCamarde ? lui demanda-t-il d’un air de compassion.
– À mort, répondit la Chivotte.
– Pourquoi ?
– Elle est folle de Rocambole et ellevous en casse la tête du matin au soir.
– Voyez-vous ça ? ricana lePâtissier.
– Avec ça, reprit la Chivotte, queRocambole se moque pas mal d’elle.
– Tu crois ?
– Il a une largue qu’iladore.
– Ah ! oui… cette belle blonde… jesais.
– Qui a failli me tuer il y a sixmois.
– Encore une histoire que je sais, dit lePâtissier. Et toi, bonne fille, tu ne lui en veux pas ?
La Chivotte eut un regard et un rireféroces :
– C’est-à-dire, fit-elle, que si jepouvais la manger toute vive…
– Tu le ferais ?
– Un peu, mon neveu.
– Mais, tu ne peux pas… Toi aussi tu aspeur de Rocambole…
Et le Pâtissier ricana de plus belle.
– Avec ça que tu n’en as pas peur,toi ? dit la Chivotte d’un ton d’ironie. Il t’a flanqué à laporte de chez la Camarde, et tu t’es en allé sans rien dire.
– Mais c’est parce que j’étaisseul !…
– Ah ! tu étais seul… etmaintenant…
– Nous sommes deux à le haïr, et si tuvoulais, ajouta le Pâtissier, nous serions trois…
La Chivotte secoua la tête :
– Il n’y avait qu’un homme, dit-elle, quipouvait lutter avec Rocambole.
– Ah !
– Et encore il a été roulé deux fois.
– Comment l’appelles-tu ?
– Timoléon.
– C’est précisément de lui que je voulaiste parler.
– Tu le connais ?
– Sans doute, et nous nous sommesassociés.
– Pour travailler ?
– Non, pour exterminer Rocambole.
Mais la Chivotte hocha de nouveau la tête d’unair de doute et de découragement :
– Tu te montes peut-être bien lecoup ! dit-elle.
– Tu crois ?
– Timoléon a une fille, et c’est par làque Rocambole le tient.
– Tu te trompes, répondit le Pâtissier.La fille de Timoléon est morte, et maintenant il ne craint plusrien et n’a plus qu’une idée, celle de se venger.
Ces mots produisirent une sensation profondesur la Chivotte :
– Si c’est comme ça, dit-elle, j’ensuis !
– Vrai ?
– Oh ! je crois bien,dit-elle ; moi aussi, je veux me venger.
Et le Pâtissier avait embauché la Chivotte,et, le soir même, elle était aux ordres de Timoléon.
Celui-ci s’était introduit dans l’hôtel, aprèsavoir grisé le valet de chambre de sir James Nively, trop tard poursauver le baronnet, mais assez tôt pour s’emparer de Vanda.
Vanda sentit ses cheveux se hérisser en setrouvant en présence de ses implacables ennemis.
De l’autre côté de la porte, à demi dansl’ombre, par-dessus l’épaule de la Chivotte, apparaissait la têtehideuse et grimaçante du Pâtissier.
– Enfin, dit Timoléon, nous tetenons !
Vanda fit un bond vers la croisée…
Mais elle avait encore au cou le terriblelasso que lui avait lancé sir James Nively, et dont l’extrémitéopposée traînait à terre.
Et comme Vanda allait franchir l’entablementet sauter dans le jardin, Timoléon mit le pied sur le bout dulasso.
Vanda fut obligée de s’arrêter, car elle sefût étranglée en essayant de vaincre cette résistance.
En même temps, la Chivotte se jeta sur lepoignard que Vanda, tandis qu’elle causait tout à l’heure avecRocambole, avait replacé sur la table.
Tout cela eut la durée d’un éclair.
Timoléon tira le lasso à lui, Vanda futobligée de suivre cette pression.
Puis, Timoléon fit un signe, et le Pâtissierferma la fenêtre et laissa retomber les rideaux ; de façon ques’il se fût trouvé quelqu’un encore dans le jardin, ce quelqu’unn’aurait pas pu voir ce qui se passait à l’intérieur de la chambrede Vanda.
– Cette fois, nous te tenons et nous tetenons bien, dit Timoléon.
Et, d’un vigoureux coup de poignet, et avecune dextérité qui eût fait honneur à un étrangleur de profession,il étendit Vanda sur le parquet.
Vanda jeta un cri étouffé. La cordemeurtrissait son cou d’albâtre et l’étranglait.
– Oh ! papa, dit la Chivotte quiavait fermé la porte, vous n’allez pas me voler ma besogne,vous ?
– Hein ! fit Timoléon.
La voleuse s’avança, menaçante :
– Ce n’est pas vous qui l’étranglerez,dit-elle, c’est moi ! Et je n’ai pas besoin de votre corde,mes mains suffisent, ajouta-t-elle avec un accent de hainesauvage.
– Arrière ! dit Timoléon.
– Par exemple ! s’écria la Chivotte,c’est mon ouvrage ça. J’ai eu la balle dans les côtes…c’est moi qui…
– Arrière ! répéta Timoléon avecautorité.
– Cependant, patron, observa le Pâtissieravec déférence, elle a raison, la petite.
– Certainement, elle a raison, ditTimoléon, mais le moment n’est pas venu.
– Qu’est-ce que vous chantez-là,papa ?
– Je dis que le moment n’est pas venu,répéta Timoléon. Quand il sera venu, on te fera signe, petite.
– Comment ! dit le Pâtissier, nousn’allons pas la tuer toute de suite ?
– Non.
– Pourquoi donc ?
– Parce que j’ai mon idée…
Et, avec le ton du commandement, Timoléonajouta :
– Allons, mes enfants, ficelez-moiproprement mademoiselle et fourrez-lui un mouchoir dans la bouche.Nous avons encore une bonne trotte à faire cette nuit.
**
*
Un quart d’heure après, garrottée etbâillonnée, Vanda était placée sous la garde de la Chivotte, dansun fiacre qui se mettait en route pour une destinationinconnue.
Nous avons dit quelques mots des Carrièresd’Amérique et c’est là que nous avons retrouvé le Pâtissier,un des hôtes habituels de l’Auberge des Innocents, le plusredoutable de ces trois asiles où les voleurs se réfugiaientpendant les nuits froides de décembre et de janvier.
Mais, à l’époque où se déroule notre histoire,les Carrières d’Amérique, situées au nord de la Villette,n’étaient déjà plus inviolables et inviolées.
La police y était venue plusieurs fois.
D’abord, elle s’était vue repoussée avecperte.
Puis elle avait été victorieuse.
L’Auberge des Innocents avait été lethéâtre de rixes sanglantes entre les voleurs et les sergents deville ou les agents de la brigade de sûreté.
Cependant, en fin de compte, comme depareilles campagnes offraient des périls sans nombre, la police neles renouvelait que rarement et les hôtes mal famés desCarrières d’Amérique y étaient revenus.
Huit nuits sur dix, même, ils voyaient arriverle jour sans avoir été inquiétés.
Les malfaiteurs ont un peu de ce génied’exploration aventureuse qui caractérise les Anglais.
Chassés peu à peu par les peuples, d’abordasservis, les Anglais découvrent de nouvelles îles, de nouveauxcontinents et y plantent leurs drapeaux.
Traqués dans un endroit, les voleurs semettent à la recherche de nouvelles retraites et ils s’y réunissentet y vivent tranquilles longtemps, avant que la police ne parvienneà les dépister de leur nouveau gîte.
Les premières carrières où se réfugièrent lesvagabonds, les repris de justice et tous ceux qui avaient de bonnesraisons pour fuir la rue de Jérusalem et ses phalanges, furentcelles de Vanves, de Montrouge et d’Issy.
La police les en chassa.
Émigrants nocturnes, ils traversèrent Paris etélirent domicile aux Carrières d’Amérique.
Aujourd’hui, les Carrières d’Amériquesont désertées pour celles de Pantin.
De tous les anciens villages élevés jadis auxportes de la capitale, Pantin est le plus fameux.
À telle enseigne que l’argot lui a fait unemprunt célèbre.
Dans les maisons centrales, dans les bagnes,où l’on parle l’idiome des voleurs, on ne dit jamais Paris, on ditPantin.
Quand vous avez gravi soit l’interminable ruede Paris-Belleville et dépassé l’église, soit les buttes Chaumont,fameuses par une défense héroïque en 1814, et aujourd’huiconverties en jardin populaire, un vallon aride, sans eau, sansverdure, au milieu duquel s’élèvent çà et là de hideusesconstructions qui suintent la misère par toutes leurs lézardes,s’allonge sous vos pieds.
À droite, les jolis coteaux deRomainville ; à gauche, dans le lointain, la plaineSaint-Denis que traversent les chemins de fer du Nord et del’Est.
Au-dessous de vous, cette vallée énorme etdésolée qui vous apparaît comme un coin de l’Arabie Pétrée aumilieu de l’Arabie Heureuse.
Cela s’est appelé Montfaucon, la voirie, laterre des suppliciés, la patrie des vidangeurs, le cimetière deschevaux morts du farcin ou de la morve.
Cela s’appelle aussi Pantin.
Dans ce vallon, qui paraît avoir été creusépar un torrent et où vous ne trouveriez pas une goutte d’eau, sedressaient jadis les potences du roi, et le vent nocturne y secoualongtemps le squelette d’Enguerrand de Marigny.
C’est là que Charles IX alla contemplerles restes de l’amiral de Coligny.
C’est là encore que pendant bien longtemps onlaissa pourrir sans sépulture les corps des suppliciés.
Aujourd’hui, ce n’est plus un charnier humain,c’est une voirie.
Quand le soleil darde ses rayons sur cetteplaine altérée sans cesse, il miroite sur de larges flaques de sanget sur des ossements blanchis.
Des nuées de rats s’y montrent en plein jour,marchant en colonnes serrées comme ces fourmis monstrueuses dunouveau monde qui ne laissent après elles que la désolation et lamort.
S’il prenait fantaisie un jour à l’édilité dedéplacer la voirie, de la transporter du nord au sud, de ce sombreval de Montfaucon aux plaines de Vanves ou de Clamart aux Lilas,Paris serait envahi, prit d’assaut, exterminé.
Pendant des mois, des années peut-être, desmilliards de rats traverseraient les rues, les boulevards,inonderaient les maisons, dévorant tout sur leur passage.
Au delà de cette vallée, le petit village dePantin aligne tristement ses maisons grises, ses jardins sansverdure, et ne paraît pas se douter des horreurs quil’entourent.
Entre la voirie et Pantin, à la place mêmepeut-être où se dressaient jadis les potences royales, quelquespierres crayeuses s’amoncellent çà et là.
Ce sont les carrières.
Elles ne sont pas toutes neuves,cependant ; il y a même plusieurs siècles qu’on les apartiellement abandonnées.
Les rats en ont pris possession.
Depuis peu, les voleurs ont essayé d’enchasser les rats.
C’était aux Carrières de Pantin queTimoléon, le Pâtissier et la Chivotte conduisaient Vandaprisonnière.
– Là, avait dit Timoléon, nous sommesencore chez nous, et la police ne nous dérangera pas.
Sur les indications du Pâtissier, qui s’étaitplacé à côté du cocher, le fiacre avait traversé lesChamps-Élysées, monté la rue Miromesnil, atteint celle du Rocher,et gagné par cette dernière artère l’ancien boulevardextérieur.
Il pleuvait ; la nuit était froide. Lapopulation de Montmartre et des Batignolles était rentrée chezelle, ou s’était réunie dans ces nombreux cabarets quel’éloignement du mur d’enceinte n’a fait que multiplier.
Le cocher était ce qu’on appelle unmarron. Homme de sac et de corde, il eût transporté,pourvu qu’on le payât bien, un cadavre dans sa voiture, sanstémoigner ni étonnement ni curiosité.
Timoléon, qui se connaissait en hommes,l’avait choisi sur sa mine et lui avait dit :
– Il y a vingt francs à gagner. Le restene te regarde pas !
– Je suis sourd quand on veut, avaitrépondu le cocher.
– Il faut être sourd et aveugle, ajoutaTimoléon.
Vanda était garrottée solidement ; deplus, elle était bâillonnée.
Néanmoins, Timoléon lui avait effleuré lagorge avec la pointe du stylet de sir James, en luidisant :
– Il n’entre pas dans mes idées de tetuer, du moins pour le moment, mais si tu voulais faire laméchante, j’aurais la douleur d’en venir à cette extrémité.
Vanda était trop l’élève de Rocambole pour nepas savoir que le sang-froid, la patience et une apparenterésignation, sont les seules armes à opposer à une forcesupérieure.
Elle se tint donc tranquille et ne fit aucunerésistance.
Le fiacre suivit les boulevards extérieursjusqu’à la Villette, et là prit à gauche et se mit à gravir la rueLafayette prolongée.
Cette rue, qui descend dans Paris en droiteligne, contourne la butte Chaumont et arrive jusqu’à un carrefourde ruelles solitaires et pour la plupart bordées de murailles quienserrent des jardins.
Le Pâtissier connaissait parfaitement la routeà suivre et l’indiquait au fur et à mesure au cocher.
Quand le fiacre fut arrivé au bout de la rueLafayette, il entra dans une de ces ruelles dont nous venons deparler.
C’était la plus directe de toutes.
Elle partait du sommet de la butte etdescendait vers Montfaucon.
Le fiacre la suivit dans toute salongueur.
– Arrête ici ! dit alors lePâtissier.
On était dans les champs et le bruit de lagrande ville qui se trouvait derrière arrivait aux voyageurs commeun lointain murmure.
Timoléon coupa les cordes qui liaient lesjambes de Vanda.
Mais il ne lui détacha point les bras et luilaissa son bâillon.
– Descends, dit-il.
En même temps, la Chivotte la prit par lebras, de peur qu’elle ne cherchât à fuir.
Timoléon donna les vingt francs au cocher enlui disant :
– Tu peux t’en aller.
Puis, s’adressant à ses compagnons :
– En route, maintenant, ajouta-t-il, ettoi, ma mignonne, songe à ce que je t’ai dit, je te plante dixpouces d’acier quelque part si tu fais mine de vouloir tesauver.
Nous l’avons dit, la nuit était noire.
Si noire que, si le Pâtissier n’eût pas connuparfaitement le chemin, les ravisseurs se fussent certainementperdus dans les champs.
Le Pâtissier avait pris un étroit sentier quidescendait de la butte dans le vallon.
Ce sentier était boueux, et Vanda, queTimoléon poussait devant lui et que la Chivotte tenait toujours parle bras, glissa plus d’une fois, en marchant derrière lePâtissier.
Mais la Chivotte la soutint.
Le silence était profond ; on n’entendaitau loin que le sifflet des locomotives se dirigeant vers Paris ous’en éloignant.
– Où peuvent-ils me conduire et oùsuis-je donc ? se demandait Vanda.
Et ces deux questions étaient insolubles pourelle.
Au bout d’un quart d’heure de marche, lePâtissier s’arrêta.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandaTimoléon.
– Je pense à une chose, répondit lePâtissier.
– Quoi donc ?
– Que si nous allons au puits ducommissaire, nous y trouverons de la compagnie plus que nousn’en désirerions peut-être.
– Nous n’allons pas au puits ducommissaire, répondit Timoléon.
– Ah ! et où allons-nous ?
– À l’hôtel du Dab de laCigogne.
– Connais pas ! dit lePâtissier.
– Il y a bien d’autres choses que tu neconnais pas, répondit Timoléon, marche toujours.
Ils arrivèrent dans le vallon.
Alors Timoléon s’arrêta à son tour.
– Est-ce que tu crois avoir découvert lescarrières de Pantin ? dit-il au Pâtissier.
– Certainement non.
– Alors, il est tout simple que tu ne lesconnaisses pas aussi bien que moi.
– Je connais le puits ducommissaire.
– Bon ! fit Timoléon avec dédain,c’est là que vont les petits voleurs, les vagabonds, les filles debas étage.
– Je connais le GrandTivoli…
– Peuh ! un puisard où la police nedaignerait pas descendre.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il ne s’y trouve que desamis dans l’enfance.
Cette expression voulait dire : desmalfaiteurs en herbe.
– Et la chapelle deSaint-Crispin, dit le Pâtissier, ainsi nommée parce qu’il yfait si chaud qu’on y est toujours beaucoup de monde, et, parconséquent, à l’étroit.
– Une pétaudière, fitdédaigneusement Timoléon. Et puis, j’aime à être chez moi.
– Bon !
– Et c’est pour cela que nous allons àl’hôtel du Dab.
– On y est donc seul ?
– Parfaitement.
– Les camarades n’y viennentpas ?
– Jamais.
– Pourquoi donc ?
– Mais parce qu’ils ne sauraient pastrouver l’entrée.
– Oh ! oh ! fit le Pâtissier,qui tombait de surprise en surprise.
– Vois-tu, poursuivit Timoléon, ce n’estpas d’hier que je suis dans le métier.
– Je le sais bien.
– J’ai été voleur, j’ai étérousse et quelquefois les deux ensemble.
Comme il pleut, qu’il fait mauvais marcher etqu’un bout de conversation aide à trouver le temps moins long, jete vas raconter comment j’ai découvert l’hôtel du Dab –c’est moi qui lui ai donne ce nom.
Vanda écoutait cet étrange dialogue et sedisait :
– Si je parviens à leur échapper, il estprobable que Rocambole fera son profit de tout cela.
Timoléon poursuivit :
– Pour lors, j’étais rousse, et on avaitconfiance en moi à la préfecture.
Un jour le chef de la Sûreté me dit :« on a arrêté un homme violemment soupçonné d’avoir volécinquante mille francs à un garçon de recettes. Nous avons levoleur, mais nous voudrions avoir les cinquante mille francs. Allezconfesser le bonhomme. »
Je me rendis en prison, le voleur ne se fitpas prier :
– Écoutez, me dit-il, si vous voulezfaciliter mon évasion, je vous dirai où est le magot et nouspartagerons.
J’accepte. Deux jours après, je me rends dansla prison.
Mon homme était dans un cabanon de Mazas.
Je lui donne une lime et une corde.
– Cette nuit, lui dis-je, tu scieras unbarreau, tu attacheras cette corde et tu fileras.
Alors il me dit : « J’ai découvertun puisard que personne ne connaît dans les Carrières dePantin. C’est là qu’est l’argent. »
Et il me donna des indications si précisesqu’un enfant en nourrice aurait trouvé son chemin.
– Alors vous trouvâtes le puisard ?dit le Pâtissier.
– Sans doute.
– Et le magot ?
– Naturellement.
– Alors le voleur eut sa part ?
– Non ! dit Timoléon en riant, caril lui arriva un accident.
– Comment ça ?
– La nuit venue il scia son barreau et ilattacha sa corde.
– Bon.
– Puis il se laissa couler tout dulong.
– Et on l’arrêta ?
– Non, mais la nuit était aussi noirequ’aujourd’hui.
Quand il fut au bout de la corde, il lâchatout, croyant qu’il était à terre.
– Et alors…
– Alors la corde se trouva trop courte detrente à quarante pieds et il se tua en tombant de cette hauteurdans le chemin de ronde.
– Patron, dit le Pâtissier, avec unaccent de naïve admiration, vous êtes un fier homme.
– Combien y a-t-il de temps qu’onfréquente les carrières ? demanda Timoléon qui était peusensible aux éloges.
– Une couple de mois.
– Eh bien ! j’en suis sûr, personnen’a trouvé l’entrée de mon puisard.
– Où est-il donc ?
– Marche toujours.
Ils cheminèrent environ dix minutes encore,puis tout à coup Timoléon dit :
– Est-ce qu’il n’y a pas un vieux murcouvert de broussailles sur la gauche ?
– Oui, à dix pas…
– C’est là.
Et Timoléon, recommandant à la Chivotte de nepas lâcher Vanda, se mit à marcher auprès du Pâtissier.
Ils atteignirent ainsi le vieux mur qui étaitle dernier débris de l’enceinte d’un jardin abandonné.
Au milieu du jardin, il y avait un puits.
Ce puits était probablement sans eau, car onl’avait couvert de vieilles planches et sur ces planches il y avaitde la terre et des pierres qui semblaient n’avoir pas été remuéesdepuis plusieurs années.
– À l’ouvrage ! dit Timoléon, dontles yeux s’étaient faits peu à peu à l’obscurité.
Il se mit à déblayer les planches de leurfardeau de terre et de pierre.
Puis, il les enleva une à une et mit àdécouvert l’orifice du puits.
– Voyons les chimiques, à présent.
Il tira de sa poche un morceau d’étoupegoudronnée et une boîte d’allumettes-bougies.
Une allumette mit le feu à l’étoupe, etl’étoupe enflammée tomba en tourbillonnant au fond du puits où ellene s’éteignit point.
Le puits était sans eau.
Il avait à peine sept ou huit pieds deprofondeur, et, se suspendant par les mains à la margelle, Timoléons’y laissa tomber le premier, en disant :
– Veillez bien sur mademoiselle.
– Soyez tranquille, répondit la Chivotte,qui se cramponnait à Vanda.
– Patron, cria le Pâtissier, c’est pireque la chapelle de Saint-Crispin, ça ; nous ne tiendronsjamais quatre là-dedans.
– Imbécile ! répondit Timoléon, tuvas voir que ce n’est que l’antichambre de l’hôtel duDab.
Nous nous logeons mieux que ça, nousautres.
Et la main de Timoléon se promena sur lesparois du puits avec une lenteur mystérieuse.
L’étoupe qui brûlait dans le fond du puitsétait, comme nous l’avons dit, enduite de résine.
C’était une manière de torche qui pouvaitdurer une heure et plus.
Le Pâtissier et la Chivotte, qui secramponnaient toujours à Vanda, suivaient avec curiosité lesmouvements de Timoléon.
Vanda elle-même, bien qu’elle sentît quequelque chose de terrible se préparait pour elle, n’avait pus’empêcher de se pencher sur le puits.
La main de Timoléon, après avoir tâtonné unmoment, rencontra sans doute ce qu’elle cherchait.
Probablement une fissure dans la maçonnerie dumur.
Car elle disparut tout entière et fut suiviede l’avant-bras.
Puis tout à coup une pierre se détacha etroula dans le fond du puits.
Puis une autre et encore une autre.
Alors Timoléon leva la tête et dit avec unaccent joyeux :
– Je savais bien que personne n’avaitdécouvert mon hôtel !
On m’a même laissé mon outillage, et il y aplus de dix ans cependant que je ne suis venu ici.
Alors, tenant l’étoupe enflammée d’une main,il retira de l’autre une bêche, une pince et une pelle en fer.
Ces trois objets lui avaient servi sans douteà rechercher le trésor du voleur – trésor que, on le pense bien, iln’avait jamais songé à restituer.
Les pierres qui venaient de tomber avaientouvert dans la muraille du puits une brèche assez large pour que lecorps d’un homme pût y passer.
– Passez-moi la demoiselle, à présent,dit le bandit en ricanant.
Le Pâtissier prit Vanda à bras le corps et lasuspendant ensuite par les cordes qui lui liaient les bras, il lalaissa tomber dans le puits.
Vanda tomba sur ses pieds et ne se fit aucunmal.
– À présent, descendez, vous autres, ditTimoléon.
La Chivotte et le Pâtissier se laissèrentcouler l’un après l’autre et se trouvèrent alors à l’entrée d’unboyau souterrain à hauteur d’homme, mais très étroit et quiparaissait s’enfoncer peu à peu dans la terre.
– Veillez bien sur mademoiselle, répétaTimoléon.
– Faut-il l’étrangler tout desuite ? demanda la Chivotte.
– Non, pas encore.
Timoléon tira de sa poche un second morceaud’étoupe pour remplacer le premier qui était presque consumé etqu’il éteignit en mettant le pied dessus.
Puis, armé de cette nouvelle torche, ils’engagea dans ce souterrain dont il venait de déblayerl’entrée.
– File donc ! dit la Chivotte enpoussant Vanda.
Vanda s’était promis de ne faire aucunerésistance.
Elle se mit donc à marcher sur les pas deTimoléon.
La Chivotte venait derrière elle, continuant àl’accabler d’injures.
Le Pâtissier fermait la marche.
Ce boyau souterrain était évidemment l’œuvredes hommes.
C’était un chemin taillé dans la pierre àplâtre qui compose presque tout le gisement des Carrières dePantin.
Les traces du pic qui avait servi à l’ouvrierétaient très apparentes çà et là.
Mais on n’avait jamais dû se servir de cetteouverture pour extraire de la pierre et il était probable qu’unéboulement s’étant produit dans quelque puisard du voisinage, cettevoie étroite n’avait été ouverte que comme moyen de sauvetage.
Timoléon chemina pendant quatre ou cinqminutes, sa torche à la main, tantôt se baissant, tantôt seredressant, suivant que la voûte était plus ou moins haute.
Puis, tout à coup, il s’arrêta et Vanda quimarchait derrière lui le vit en face d’une porte.
Une vraie porte en bois, avec des gondsenfoncés dans le roc, une serrure et un verrou.
La clé était dans la serrure et Timoléon ditencore :
– Ils n’y ont pas touché, personne n’estvenu ici depuis moi.
Il tourna la clé, poussa le verrou et la portes’ouvrit.
Une bouffée d’air nauséabond frappa Vanda auvisage. En même temps, elle se trouva au seuil d’une sorte de salleassez spacieuse, de forme ronde et qui était évidemment unecarrière à moitié comblée.
En levant la tête, on pouvait voir à unehauteur considérable des planches et des madriers en échafaudage etpar dessus lesquels l’éboulement avait dû se produire, il y avaitsans doute bien longtemps déjà.
Çà et là, dans les coins, étaient de vieillesfutailles, des morceaux de bois, des outils rouillés.
La carrière avait été abandonnée depuis ungrand nombre d’années et son entrée primitive, complètementcomblée, ne devait plus être connue de personne.
Au moment où Timoléon et ceux qui le suivaientpénétraient dans le puisard, une légion de rats s’enfuit sous leurspieds et disparut par une demi-douzaine de crevasses.
– Mademoiselle aura de la société, ricanaTimoléon.
– Ah ! papa, s’écria la Chivotte,vous êtes un fier homme, tout de même. Je devine à présent. Lalargue à Rocambole sera grignotée toute vive.
– C’est une idée qui en vaut bien uneautre, murmura Timoléon avec un rire cruel.
Vanda ne put s’empêcher de frissonner.
Timoléon avait fait un signe au Pâtissier.
Celui-ci, qui se trouvait derrière Vanda, luidonna un croc-en-jambe.
Vanda tomba.
– Reficelez-moi la petite, ordonnaTimoléon, tandis que le Pâtissier et la Chivotte se précipitaientsur elle et l’empêchaient de se redresser.
Ce fut l’affaire d’un tour de main ; lesjambes de Vanda furent attachées de nouveau solidement et elle setrouva couchée sur le dos et dans l’impossibilité de serelever.
Mais Timoléon lui ôta son bâillon,disant :
– Il faut qu’elle puisse crier à sonaise, cette chère enfant.
Vanda leva sur lui un regard écrasant demépris :
– Va, dit-elle, je n’ai pas peur.
– Si tu as faim, dit la Chivotte, tumangeras des rats, en attendant qu’ils te mangent.
– Vous êtes des misérables !répondit Vanda, mais j’ai foi en Rocambole. Il me cherchera, ilfinira par me trouver… et malheur à vous !
– En attendant, ma petite,bonsoir !
Et Timoléon entraîna ses deux complices horsdu puisard.
Vanda se trouva dans les ténèbres et entenditle verrou et la serrure de la porte grincer.
Puis les pas des trois misérabless’éloigner.
Puis plus rien !
**
*
– Papa, disait la Chivotte à Timoléon,lorsque, remontés à la surface du premier puits, ils se mirent toustrois à replacer les planches dans le même état, papa, vous avezune crâne idée, mais, c’est égal, j’aurais autant aimé l’étranglermoi-même.
– Pourquoi ?
– C’est plus sûr.
– Mais elle n’aurait pas souffert…
– Oui… mais qui sait !Rocambole…
Le Pâtissier eut un rire mystérieux.
– Je compte le prendre au piège,dit-il.
– Lui ?
– Et le piège, c’est Vanda.
Et tous trois s’en allèrent sans que lePâtissier voulût s’expliquer davantage.
Le lendemain matin, c’est-à-dire quelquesheures après la séquestration presque simultanée de Vanda et de sirJames Nively, l’une tombée au pouvoir de Timoléon, l’autre supprimépar Rocambole, le fruitier de la rue du Vert-Bois venait d’ouvrirsa boutique, lorsque deux commissionnaires passant auprès avec unecharrette à bras, vinrent s’arrêter devant la maison.
La charrette à bras était chargée d’un vieuxbureau en acajou, d’un lit en fer, d’un matelas, de couvertures etde quelques chaises de paille. En ajoutant à tout cela un casier àcartons verts et un fauteuil à dossier circulaire, on avait tout lemobilier du bonhomme qui avait, l’avant-veille, loué l’appartementdu premier pour y tenir un bureau de placement.
Derrière le mobilier cheminait lelocataire.
Il avait à la main deux chapeaux non moinsgras que celui qu’il portait sur la tête, une paire de vieillesbottes, une lampe à tringle et un mouchoir noué par les quatrecoins qui paraissait contenir du linge. Sous les deux bras, despapiers et des portefeuilles, et suspendues à son cou et flottantsur son dos, une demi-douzaine de vestes et de redingotes attachéesles unes aux autres par les manches.
Le fruitier se prit à rire en le voyant.
– Vous n’êtes plus un homme, dit-il, vousêtes un magasin.
– On fait ce qu’on peut, répondit levieillard d’une voix cassée.
Et il demanda la clé du logement, que lefruitier s’empressa de lui donner.
Les commissionnaires détachèrent les meubleset se mirent à les monter un à un, tandis que le prétendu placeurse débarrassait de sa garde-robe improvisée.
Le fruitier lui dit :
– Je vous attendais hier.
– C’est vrai, dit le bonhomme, mais pourdéménager, vous savez, il faut payer son terme. On m’a remis à hiersoir pour de l’argent qu’on me devait. Quand on est pauvre diablecomme moi, on fait ce qu’on peut.
– Vous avez raison, dit le fruitier, quecette humilité et cette franchise séduisirent et qui prit en amitiéle vieux bonhomme. Voulez-vous boire une goutte ?
– Volontiers, dit-il.
Il laissa les commissionnaires installer sonchétif mobilier, d’après les indications qu’il leur avait donnéessur la place de chaque meuble, et suivit le fruitier dans cettearrière-boutique que nous connaissons et qu’on appelait labuvette.
Mais tout en trinquant avec lui et en avalantun verre de mêlé, – on nomme ainsi un mélange de cassis etd’eau-de-vie, – il jetait un regard furtif autour de lui par-dessusses lunettes et se rendait un compte exact de l’état des lieux.
La trappe de la cave ne lui échappa point.
En hiver, dans les cafés, chez les marchandsde vin, partout où il entre beaucoup de monde, il est d’usage, parles temps boueux, de jeter un sable jaune qui ressemble par lacouleur à de la sciure de bois.
Il y en avait dans la buvette du fruitier, etil était répandu non point du matin, mais de la veille, car lafruitière n’était point levée encore et la boutique n’avait pas étébalayée.
Le bonhomme à qui rien n’échappait, remarquaune certaine quantité de traces de pas sur ce sable.
Cela n’avait rien d’extraordinaire, attenduque toute la soirée on entrait dans la buvette et que le quartierest assez populeux pour qu’une boutique bien achalandée nedésemplisse pas.
Mais la nature de ces empreintes méritaitd’être étudiée. Il y avait d’abord la trace d’un pied chaussé delisière.
Ce devait être celui du fruitier qui, dans lamaison, quittait toujours ses sabots.
Puis il y avait une large empreinte longue àproportion, marquée de clous.
Le pied qui l’avait frappée devait être celuid’une sorte de colosse ou d’hercule, marchant lourdement et pliantpeut-être sous le poids d’un fardeau.
Enfin, au milieu des autres traces, leprétendu placeur remarqua une botte mince, étroite, à talon hautbien certainement ; une botte qui devait chausser un piedélégant et qui, certes, n’appartenait pas aux visiteurs de la ruedu Vert-Bois.
Les remarques faites, le bonhomme dit aufruitier :
– C’est à mon tour de régaler, doublonsça.
Et il tira, d’un vieux gilet de tricot àmanches, une pièce de quatre sous qu’il posa sur le comptoir.
Puis, quand il eut choqué son second verreavec celui du fruitier, il se dirigea, le tenant à la main, jusquesur le pas de la porte.
Il était à peine sept heures du matin et lesbalayeurs commençaient leur office aux deux extrémités de la rue,mais n’avaient point encore atteint le milieu, c’est-à-dire ledevant de la maison du fruitier.
Ceci était facile à constater par la boue quicouvrait le trottoir et les tas d’ordures qui se trouvaient à laporte.
Sur le trottoir le bonhomme remarqual’empreinte de la botte aristocratique et celle du grand pied ausoulier à clous.
Ces deux empreintes ne suivaient point letrottoir, mais elles le traversaient.
Cependant le bonhomme eut beau les chercher aumilieu de la chaussée ; il ne les retrouva point.
En revanche une roue de voiture avait affaisséun tas d’immondices jetés au bord du trottoir et, en y regardant deplus près, on voyait distinctement que le véhicule avait dûséjourner devant la boutique, car les chevaux avaient piétiné à lamême place.
Le soulier à clous et la fine botte étaientdonc sortis de la voiture.
Le bonhomme faisait toutes ces réflexionsregardant devant lui et disant au fruitier :
– Pensez-vous que le quartier soit aussibon que la rue Greneta ?
– Ma foi ! répondit le fruitier, jene connais pas assez votre quartier pour vous répondre à coup sûr,cependant, hier j’ai déjà vu deux bonnes du quartier s’arrêterdevant votre écriteau.
– Vrai ? fit le bonhomme, qui pritun air joyeux.
Puis il posa son verre sur le comptoir,ajoutant :
– Allons voir à m’installer.
Les deux commissionnaires avaient achevé demonter le chétif mobilier et les loques du vieillard.
Il souhaita le bonjour au fruitier et gagnason nouveau domicile.
L’un des commissionnaires disait àl’autre :
– Tiens ! voilà tes trois francs. Tupeux t’en aller. Je monterai bien le lit tout seul.
Le commissionnaire empocha les trois francs etpartit, laissant son compagnon tête à tête avec le prétenduplaceur.
Alors ces derniers échangèrent un coup d’œild’intelligence.
– J’attends vos ordres, patron, ditl’homme à la veste de velours vert, qui n’était autre que lePâtissier, parfaitement déguisé et méconnaissable.
– Attends un moment, dit Timoléon, ilfaut voir d’abord si les oiseaux sont toujours en cage.
Et, après avoir fermé la porte, devantlaquelle le Pâtissier se plaça, de peur que la fantaisie deregarder par la serrure ne prît à quelque locataire montant oudescendant d’escalier, Timoléon alla soulever le morceau de papierqui recouvrait le trou qu’il avait percé l’avant-veille avec unvilebrequin.
Puis il introduisit son petit doigt dans letrou et appuya.
La mince couche de plâtre qu’il avait laisséese détacha sans bruit et un petit jet de lumière s’échappa du trou,auquel, sur-le-champ, Timoléon colla son œil.
Ce trou était pratiqué juste auprès du litoccupé par Gipsy.
Gipsy dormait encore.
À l’autre bout de la pièce, on apercevaitMarmouset, assis devant une table sur laquelle brûlait unechandelle, un livre sous les yeux et sa tête dans ses deuxmains.
Il étudiait avec ardeur la langue anglaise,afin de pouvoir bientôt converser avec sa chère Gipsy, et sonattention était si bien absorbée qu’il n’avait pas entendu le bruitdu plâtre qui tombait derrière le lit.
– Est-ce bien là Marmouset ? demandaTimoléon, qui fit un signe au Pâtissier.
Le Pâtissier s’approcha et regarda à sontour :
– Oui, dit-il, c’est bien lui.
Timoléon tira de sa poche un morceau de paintout frais, acheté à la livre.
Il prit un peu de mie, en fit une boulette,et, avec cette boulette, il boucha le trou.
– Maintenant, dit-il, que nous avonsl’oiseau sous la main, il faut tâcher de retrouver l’acquéreur.
– Qui sait ce que Rocambole en afait ? murmura le Pâtissier.
– Je crois le savoir, réponditTimoléon.
– Ah !
– Rocambole est venu ici la nuitdernière, avec Milon, et ils sont entrés dans la boutique dufruitier.
– Comment savez-vous cela ? demandavivement le Pâtissier.
Timoléon se prit à rire :
– Imbécile ! dit-il, on n’a pas étérousse et voleur sans avoir bon nez.
– Plaît-il ?
– Écoute et tu vas voir.
Le faux commissionnaire et le prétendu placeuravaient pris chacun une chaise, s’étaient assis l’un auprès del’autre et causaient à voix basse.
Timoléon disait :
– Tu te souviens qu’au moment où nousarrivions, hier soir, à l’hôtel de la rue Marignan, un fiacrestationnait auprès du jardin ?
– Oui.
– Ce fiacre était celui de Rocambole, etil a servi à faire le coup et à enlever l’Anglais. Nous n’étionspas de force à nous opposer à l’enlèvement, et nous avons bien faitde nous borner à mettre la main sur la belle Vanda.
– Ah ! par exemple, dit lePâtissier, je suis un peu de l’avis de la Chivotte, moi.
– Vraiment ? dit Timoléon.
– Il valait bien mieux s’en débarrassertout de suite.
Timoléon haussa les épaules :
– Je vous ai dit que j’avais mon idée.Par conséquent, laissez-moi tranquille.
Le Pâtissier inclina la tête en signe desoumission.
– Revenons au fiacre, dit Timoléon. C’estdans un fiacre que Rocambole a emmené l’Anglais ?
– Oui.
– Il y a en bas, à la porte, les tracesd’un fiacre.
– Bon !
– Et dans la boutique deux empreintes depas, un pied lourd, écrasé, celui de Milon sans doute, qui portaitl’Anglais sur ses épaules ; une botte fine, légère, et qui nepeut qu’appartenir à Rocambole.
– Alors ils sont venus ici ?
– J’en suis sûr.
– Le fruitier serait complice ?
– C’est un cheval de retour.
– Bon ! compris… Mais où ont-ilscaché l’Anglais ?
– Je ne sais pas ; mais je le sauraice soir. Maintenant, écoute bien.
– Voyons ?
– Tu vas rejoindre la Chivotte.
– Elle m’attend au coin du boulevard etde la rue Saint-Martin.
– La demoiselle est trop bien ficeléepour qu’il lui soit possible de bouger, continua Timoléon, faisantallusion à Vanda ; elle aura peut-être bien quelques démêlésavec les rats ; mais c’est au petit bonheur, et on ne peut pastout prévoir. Seulement, je ne veux pas qu’elle meure de faim. J’aibesoin qu’elle vive, au contraire.
– Mais…
– Pâtissier, dit froidement Timoléon, tuveux te venger de Rocambole, n’est-ce pas ?
– Si je le veux !
– Eh : bien ! faisattention à ceci : Si mes ordres ne sont pas suivis de pointen point, je ne réponds de rien. Il y a mieux : je te laisseet je fais la paix avec Rocambole.
Cette menace arracha un frisson auPâtissier.
– Suffit ! dit-il, parlez…
– Ce soir, à la brune, tu iras avec laChivotte à l’hôtel du Dab. Vous emporterez un panier deprovisions, et vous ne vous en irez pas que la demoiselle n’aitsoupé.
– Faudra-t-il lui délier lesmains ?
– Sans doute. Mais avant de vous enaller, vous les lui attacherez de nouveau.
– Bon !
– Maintenant, écoute encore. Tu temuniras d’un pistolet.
– Pour quoi faire ?
– Pour casser la tête à la Chivotte, sielle se livre envers cette femme à la moindre violence.
– On vous obéira, patron.
Timoléon parut réfléchir un moment.
– Tu vois qu’il y a ici deux fenêtres,n’est-ce pas ?
– Oui.
– Celle qui est la plus près de la rueSaint-Martin restera fermée toute la soirée. Aux environs de minuittu passeras dans la rue.
– Et je regarderai la fenêtre ?
– C’est cela. Si tu la voisentre-bâillée, tu t’approcheras de la porte, je l’aurai ouverte. Tun’auras qu’à la pousser pour entrer. Tu ôteras tes souliers et tumonteras ici sans bruit. Alors nous nous mettrons à la recherche del’Anglais.
D’ici là, je vais étudier le plan de la maisonet les habitudes des locataires.
Le faux commissionnaire s’en alla muni detoutes ces recommandations.
Timoléon acheva de ranger son petit ménage,après avoir remplacé son chapeau par une casquette à double visièreen forme d’abat-jour qui achevait de le rendre méconnaissable.
Il passa une partie de la matinée abritéderrière les persiennes de cette fenêtre qu’il avait signalée auPâtissier, espérant voir soit Rocambole, soit Milon.
Mais ni l’un ni l’autre ne parut.
Trois ou quatre bonnes sans places croyant àun bureau de placement sérieux se présentèrent successivement.
Timoléon les inscrivit gravement et leur dit àtoutes :
– Vous reviendrez demain matin.
Vers midi, il descendit chez le fruitier etacheta un morceau de fromage, une demi-chopine et deux ronds desaucisson.
Puis il remonta dans son bureau.
– Voilà un vieux brave homme, dit lefruitier à sa femme, qui ne fait pas grand bruit.
– Pourvu qu’il paye ! dit lafemme.
– On verra ça dans trois mois, réponditle fruitier.
Et il ne s’occupa plus de son nouveaulocataire.
À la brune, Timoléon sortit de nouveau.
Il trouva le fruitier dans l’allée, et le basde l’escalier encombré.
Deux garçons marchands de vin de Bercy étaienten train de descendre une futaille dans la cave, non point parcette trappe que Timoléon avait remarquée dans l’arrière-boutique,mais par l’escalier qui était à l’usage de tous les locataires.
La futaille était lourde. À un certain moment,elle entraîna celui des garçons qui se tenait en haut del’escalier, et le fruitier, posant sa chandelle sur la premièremarche, dégringola dans la cave en disant :
– Attendez ! je vais vous aider…
– Puis-je vous donner un coup demain ? demanda Timoléon.
– Ce n’est pas de refus.Éclairez-nous.
Timoléon prit la chandelle etdescendit :
– Il est plein de complaisance, ce vieuxbonhomme, pensa le fruitier.
Timoléon éclairait les garçons et le fruitieravec une patience inépuisable.
La pièce de vin arriva sans encombre au bas del’escalier et fut poussée dans un caveau que le fruitierouvrit.
– Bon ! pensa-t-il, je n’aurai pasbesoin de passer par la buvette.
Il jeta un coup d’œil à la serrure qui fermaitla porte de communication et se dit encore :
– Cela doit s’ouvrir avec une paille.
Enfin, – et il éprouva même une légèreémotion, – il remarqua dans le caveau où l’on venait de ranger lafutaille, sur le sol humide et boueux une nouvelle empreinte depas, en tout semblable à celle du matin.
La botte qu’il croyait être celle de Rocamboleavait passé par là.
– Venez donc que je vous paye unvermouth ? dit le fruitier qui voulait reconnaître lacomplaisance de son nouveau locataire.
Timoléon, remonté dans la boutique, trinquaavec les deux garçons du port de Bercy ; puis il annonça qu’ilallait dîner dans une gargotte du voisinage.
Et il sortit.
Comme il tournait l’angle de la rue duVert-Bois, il se trouva face à face avec un homme qui marchaitprécipitamment et le bouscula même en passant.
– Excusez, le vieux ! dit-il d’unevoix émue.
C’était Milon.
Milon n’avait pas reconnu Timoléon.
Mais Timoléon l’avait reconnu.
– Bon ! pensa-t-il, Rocambole et luisont à la recherche de Vanda, et il vient savoir si on ne l’auraitpas aperçue rue du Vert-Bois.
Et il continua son chemin, riant sous cape,c’est-à-dire sous sa casquette à double visière.
**
*
Le nouveau locataire du fruitier ne rentra quevers dix heures du soir, et il prit dans la boutique son chandelierde cuivre et sa clé.
Deux hommes faisaient la partie dans labuvette sur un tapis graisseux.
Timoléon, qui connaissait tous les voleurs deParis, reconnut le Chanoine et la Mort-des-braves.
– Les gardes du corps de monsieurMarmouset, se dit-il.
Et il monta après avoir souhaité le bonsoir àson propriétaire et à son épouse.
Puis, s’abritant derrière les persiennesfermées, il éteignit sa chandelle et murmura :
– Maintenant, attendons que la boutiquedu fruitier soit fermée.
Pendant la journée, sans en avoir l’air,Timoléon avait observé une foule de choses, tantôt par la croisée,tantôt par la porte demeurée entr’ouverte.
Il avait vu monter et descendre leslocataires, et il était déjà au courant de leurs habitudes.
Il savait qu’à dix heures du soir tous étaientrentrés, à l’exception d’un ouvrier tanneur qui occupait un cabinetau sixième, travaillait durant la nuit et ne reparaissait qu’aupoint du jour.
La boutique du fruitier était le seul endroitoù l’on veillait aussi tard.
Les habitués, les nouveaux surtout,prolongeaient leur partie quelquefois jusqu’à minuit.
Seulement alors, le fruitier fermait saboutique.
Mais les volets étaient assez disjoints pourlaisser passer un filet de clarté, et ce fut les yeux fixés sur cetindice révélateur que Timoléon attendit.
Les locataires rentrèrent un à un.
Timoléon les entendit monter, d’un pas lent ourapide, l’escalier.
Puis la porte de la boutique qui donnait surl’allée s’ouvrit à son tour.
Timoléon prêta l’oreille plus attentivementque jamais.
Le fruitier souhaitait le bonsoir au Chanoineet à la Mort-des-braves, qui couchaient dans la maison, à l’étageau-dessus de celui de Marmouset, sans doute pour être prêts à luivenir en aide à la première alerte.
Ils marchèrent quelque temps au-dessus de latête du faux placeur, qui voyait leur lumière se refléter sur lesmurs de la maison d’en face.
Enfin, la lumière s’éteignit et les pas ne sefirent plus entendre.
La Mort-des-braves et le Chanoine étaient aulit.
Il n’y avait qu’un homme de la bande deRocambole dont Timoléon n’eût pas de nouvelles.
Mais Milon, sans doute, avait seulement touchébarre à la rue du Vert-Bois et s’était empressé de rejoindre sonmaître.
Le silence le plus complet régnait maintenantdans la maison.
Timoléon ouvrit sans bruit les volets indiquésau Pâtissier, celui-ci ne tarda pas à paraître à l’extrémité de larue.
Le faux placeur se déchaussa alors etdescendit lestement l’escalier.
Il avait remarqué, dans la journée, que laporte de la maison ne s’ouvrait point, comme la plupart des portesde Paris, au moyen d’un cordon tiré par un concierge.
Il se trouvait au dehors une petite plaque dudiamètre d’un écu de cent sous.
Avec le doigt, l’initié à ce secret dePolichinelle faisait mouvoir un loquet et la porte s’ouvrait.
Timoléon leva donc simplement le loquet, et lePâtissier entra.
– Ôte tes souliers, lui dit Timoléon enle prenant par la main, et prends garde de te cogner enmontant.
Deux minutes après, le faux placeur et sonacolyte étaient enfermés au premier étage et causaient à voixbasse.
– Eh bien ! demanda Timoléon,avez-vous vu notre prisonnière ?
– Pardieu !
– Elle n’est pas morte ?
– Non.
– Les rats ne l’ont donc pasmangée ?
– Oh ! dit le Pâtissier, faut que cesoit une crâne femme et qu’elle ait de rudes nerfs. On dirait del’acier.
– Comment cela ?
– Vous savez que nous l’avions solidementattachée et couchée ensuite sur le dos ?
– Sans doute.
– Je ne sais pas comment elle a fait,mais elle est parvenue à se dresser sur ses pieds.
– Sans briser les cordes ?
– Non, elle était toujours attachée, maisles rats l’avaient embêtée probablement, et il y en avait même unqui l’avait mordue à la figure.
– Pauvre petite ! ricanaTimoléon.
– Elle s’est donc dressée sur ses piedset elle en a écrasé plusieurs.
– Et ils ne l’ont pas mordue !
– À part ce coup de dent à la figure,elle était saine comme l’œil.
– Avait-elle l’air biendésespéré ?
– Elle était calme comme vous et moi. LaChivotte a voulu l’agonir, mais je m’y suis opposé.
– A-t-elle mangé ?
– De bon appétit. Nous lui avons détachéles bras, et elle n’a pas cherché à nous bousculer.
Quand elle a eu fini de manger, nous l’avonsreficelée et elle n’a opposé aucune résistance !
– Fort bien. Mais, dit Timoléon, a-t-ellel’air d’espérer une délivrance ?
– Elle n’a rien dit, elle est calme.
– C’est égal, murmura Timoléon comme separlant à lui-même, il faudra se hâter.
Maintenant, mon bonhomme, à labesogne !
– Vous savez où est l’Anglais ?
– À peu près.
Timoléon qui jusqu’alors était demeuré dansl’obscurité se procura de la lumière et ouvrit le tiroir de sonbureau qu’il avait prudemment fermé à clé.
Ce tiroir était une vraie trousse deserrurier.
Il contenait un trousseau de fausses clés, unmonseigneur, des limes, un marteau.
En outre, dans un coin, il y avait un paquetde cordes roulées.
Timoléon s’empara de tout cela et en emplitses poches.
Puis il souffla la chandelle.
– Bigre ! dit le Pâtissier, vousprenez quelques précautions, papa.
Timoléon se pencha vers lui et approcha seslèvres de son oreille :
– Écoute bien ce que je vais te dire,fit-il.
– Parlez…
– Nous jouons tout simplement notre vie àl’écarté en ce moment.
– Hein ? fit le Pâtissier.
– Seulement, poursuivit Timoléon, nosadversaires ont trois points et viennent de marquer le roi. Ils’agit de piquer sur quatre.
– Excusez…
– Si tu as peur, va-t’en !Seulement, nous ne nous vengerons pas de Rocambole. Voilà tout.
– Allons-y ! dit le Pâtissier.
Et il serra dans l’ombre la main de Timoléonen signe de résolution.
Ce dernier ouvrit la porte.
Il l’ouvrit sans bruit, avec des précautionsinfinies.
Puis éprouvant le besoin de prouver ce qu’ilavait avancé, c’est-à-dire de faire comprendre au Pâtissier lagravité des circonstances :
– La maison, dit-il, est pleine de labande de Rocambole.
– Ah !
– Au-dessus de nous, il y a deux hommesqui, en te reconnaissant, te sauteraient à la gorge et terefroidiraient. Veux-tu savoir leurs noms ?
– Oui.
– Le Chanoine et la Mort-des-braves.
Le Pâtissier les connaissait et ilfrissonna.
Timoléon poursuivit :
En bas, dort le fruitier ; encore un quirevient de Toulon et un dévoué à Rocambole.
– Ils le sont tous, murmura le Pâtissieravec dépit.
– Au moindre bruit, les uns ou les autress’éveilleront, envahiront l’escalier et…
– Allons-y ! répéta le Pâtissier, jeveux me venger !
Ils descendirent.
À chaque marche, Timoléon s’arrêtait etprêtait l’oreille.
La maison était plongée dans le silence etl’obscurité.
Arrivés au bas de l’escalier, ils s’arrêtèrentde nouveau.
Timoléon promenait ses deux mains sur le muret cherchait l’entrée des caves.
La porte qui était commune à tous leslocataires ne s’ouvrait qu’à l’aide d’un loquet.
Mais Timoléon avait constaté que ce loquetcriait, tant il était rouillé.
Aussi prit-il des précautions minutieuses pourle faire mouvoir, appuyant les deux mains dessus.
Derrière lui le Pâtissier retenait sonhaleine.
Un ronflement sonore qu’ils entendirent leurdonna du courage.
C’était le fruitier qui venait de s’endormiret dont le sommeil bruyant retentissait à travers le mur durez-de-chaussée.
Si le fruitier dormait tout allait bien.
Enfin, la porte de la cave s’ouvrit.
Timoléon, qui connaissait les aîtres, prit lePâtissier par la main et le poussa dans l’escalier.
– Descends tout droit, lui dit-il.
Puis il referma la porte sur lui, la tirantavec la même lenteur.
Ni la porte, ni le loquet ne firent le moindrebruit.
Alors Timoléon descendit.
– Où es-tu ? fit-il.
– Ici, répondit le Pâtissier.
Le Pâtissier était arrivé au bas de l’escalieret foulait le sol humide et glissant du corridor des caves.
Timoléon étendit la main et le toucha.
– C’est bien, dit-il. Allumons lachimique !
Et il tira de sa poche une allumette qu’ilfrotta sur son ongle.
L’allumette prit feu et Timoléon l’approchad’une de ces bougies roulées en corde qu’on appelle rat-de-cave etqui sont à peine de la grosseur du petit doigt.
Tout en allumant son rat-de-cave, Timoléon letenait devant sa poitrine de façon à en projeter toute la lueurdevant lui et à laisser dans l’ombre le bas de l’escalier.
À défaut de sa mémoire, si elle eût eu parhasard un moment d’indécision, les pas des garçons de Bercy et dufruitier, largement imprimés sur le sol du corridor souterrain,l’eussent guidé pour trouver la porte de la cave particulière dufruitier.
Quand il fut devant cette porte, Timoléontendit son rat-de-cave au Pâtissier :
– Tiens ça, dit-il.
Puis il fouilla dans sa poche,ajoutant :
– Si nous devions filer, après avoir faitle coup, je ferais sauter la serrure ; mais comme nous devonsrester dans la maison où j’ai affaire pour deux ou troisjours encore, il s’agit de ne pas nous vendre.
Il prit son trousseau de clefs.
Puis, avec une patience d’ange, et tandis quele Pâtissier tenait son rat-de-cave auprès de la serrure, Timoléonessaya l’une après l’autre ses fausses clés.
Enfin l’une entra et tourna dans laserrure.
Le pêne glissa sans bruit, la portes’ouvrit.
Timoléon retira la clé du côté extérieur et lapassa à l’intérieur.
– On ne prend jamais trop de précautions,dit-il.
Et poussant le Pâtissier dans la cave dufruitier, il referma la porte sur lui.
La cave, comme on a pu le voir quand Rocamboleet Milon avaient descendu sir James évanoui, était divisée enplusieurs compartiments et caveaux.
Timoléon n’avait pas de souliers.
Mais il avait mis ses chaussons qui nedevaient laisser qu’une empreinte indécise.
D’ailleurs, les garçons de Bercy avaientpiétiné le sol assez pour confondre toutes les traces.
Mais Timoléon avait vu, dans la soirée,l’empreinte de la bottine auprès d’une petite porte qui était celled’un autre caveau.
C’était là que, selon lui, devait être enfermél’Anglais.
Il s’arrêta une fois encore et prêtal’oreille.
Comme il était arrivé trop tard, la veille,pour faire avorter l’enlèvement du baronnet, il y avait une choseque Timoléon ne savait pas, – c’est que sir James était sous lapuissance d’un narcotique.
Or, il croyait qu’on s’était contenté de legarrotter et de le bâillonner pour l’empêcher de crier.
Mais si serré que soit un bâillon, il laissecependant passer quelques gémissements étouffés.
C’était pour cela que Timoléon s’arrêtait etprêtait l’oreille.
Timoléon n’entendit rien.
– L’auraient-ils tué ? sedit-il.
Et il sentit quelques gouttes de sueur perlerà son front.
Le Pâtissier tenait toujours lerat-de-cave.
Timoléon reprit son trousseau de clés, etcomme il avait attaqué la première porte, il attaqua laseconde.
Celle-là encore céda.
Mais, ô surprise !
Timoléon se trouvait au seuil d’un caveaucomplètement vide.
Où donc était sir James ?
Un moment, croyant s’être trompé, Timoléonsongea à revenir sur ses pas.
Mais l’empreinte de la fameuse botte et celledu large pied ferré le frappaient, car elles se continuaient dansce second caveau.
Timoléon en fit le tour, frappant de son poingfermé sur le mur, avec l’espoir de découvrir quelque cachette,quelque cavité mystérieuse.
Partout le mur rendit un son mat et plein.
Alors Timoléon regarda à ses pieds.
Il lui sembla que le sol qu’il foulaits’affaissait légèrement et n’avait point été tassé aussi durementque celui du caveau précédent.
Quand il se fut baissé et qu’il l’eut labouréavec ses doigts, il s’aperçut que ce sol était friable et qu’ilavait été récemment remué.
Alors Timoléon fut fixé.
Il s’accroupit et se faisant une pelle de sesdeux mains, il se mit à déblayer le milieu du caveau, au grandétonnement du Pâtissier.
Bientôt les ongles glissèrent sur une surfacedure et graveleuse.
Timoléon reconnut une pierre.
En même temps, levant les yeux, il aperçutdans un coin du caveau cette pince dont le fruitier s’était servila nuit précédente.
Le reste n’était qu’un jeu.
Timoléon mit à découvert la pierre quirecouvrait l’oubliette.
Puis il s’empara du levier et l’introduisitdans la fente.
La pierre se souleva et mit le trou du puits àdécouvert.
– Ils sont rudement malins ! murmuraTimoléon, faisant allusion à Rocambole et à ses complices.
Le Pâtissier s’était agenouillé au bord dutrou et plongeait son rat-de-cave à l’intérieur du puits.
Au fond, on apercevait un corps accroupi dansune parfaite immobilité.
– Ils l’ont tué ! murmura lePâtissier.
Les cheveux de Timoléon se hérissèrent.
Mais il ne perdit pas courage :
– Bah ! qui sait ? dit-il.
Et s’emparant du paquet de cordes qu’il avaitapporté, il se mit à l’enrouler autour du corps du Pâtissier.
– Que faites-vous ? ditcelui-ci.
– Tu vas voir. Arc-boutes-toi bien surtes pieds.
En même temps, Timoléon saisit l’autre bout dela corde et se laissa glisser dans le puits.
En touchant le sol, il toucha le corps de sirJames.
Le corps ne bougea pas.
Timoléon le toucha. Ce corps était froid.
– Rocambole m’aurait-il donc volé mavengeance ? se dit-il avec un redoublement d’émotion.
Mais Timoléon ne perdait jamais la tête.
– Voyons ? se dit-il, si Rocamboleavait tué sir James, il l’aurait laissé sur place et ne se seraitpas donné tant de mal pour l’apporter ici.
En même temps, il leva les yeux.
Il vit à distance égale du fond du puits et deson orifice une espèce de lucarne.
C’était la meurtrière ouverte sur l’égout.
– Bon ! dit-il, s’il y a de l’airc’est pour qu’il vive !
Et soudain un souvenir traversa sa pensée.
Il se rappela comment autrefois, Rocamboleavait fait sortir Antoinette de Saint-Lazare, et il songea que sirJames avait sans doute, par les soins de Vanda, pris une goutte dece narcotique si puissant qu’il arrivait à la paralysie complète età la suspension de tous les organes vitaux.
Dès lors, il ne s’agissait plus pour Timoléonque de s’assurer que sa supposition était fondée.
Il se procura du feu en frottant une autreallumette, puis, la tenant d’une main, il se mit à entr’ouvrir leslèvres de sir James.
Le prétendu mort avait les gencives rouges.C’était bon signe.
– Nous examinerons cela plus en détail,là-haut ! se dit-il.
Il jeta l’allumette. Puis, prenant la cordequi lui avait servi à descendre dans le puits, il la passa sous lesaisselles du baronnet et la noua solidement.
Ensuite il dit à mi-voix au Pâtissier penchésur le puits :
– Tiens-toi bien ! je vaisremonter !
En même temps, il saisit la corde à un mètreau-dessus du corps de sir James et se hissa hors du puits.
– Il est mort, n’est-ce pas ? dit lePâtissier.
– Je ne sais pas.
– C’est facile à voir.
– Je ne sais pas, répéta Timoléon.
Puis il prit la corde à deux mains et ditencore :
– Aide-moi, nous allons le remonter.
Un homme inanimé, disent des gens du peuple,est plus lourd qu’un autre.
Cela est-il vrai ? nous n’oserionsl’affirmer.
Toujours est-il que le Pâtissier et Timoléoneurent de la peine à retirer sir James hors du puits.
Timoléon le coucha de tout son long dans lecaveau.
– Il est mort, répétait le Pâtissier.
Et se penchant sur lui, il posa sa main sur lecœur du baronnet.
Le cœur ne battait pas, la poitrine étaitaussi froide que le visage.
Timoléon se prit à soulever les quatre membresl’un après l’autre.
Ils pliaient aux jointures et n’avaient pointcette rigidité qui s’empare du corps quelques heures après letrépas.
Cependant il y avait vingt-quatre heures quesir James était dans ce cul de basse fosse.
– Non, il n’est pas mort, ditTimoléon.
– Oh ! fit le Pâtissier, il estfroid.
– Ça ne fait rien…
– Pourtant…
Timoléon le regarda d’un air de pitié…
– On voit bien, dit-il, que tu ne connaispas Rocambole !
Et le Pâtissier ne put se défendre, à cesmots, d’un léger frisson.
Rocambole jouait donc avec la mort ?
Timoléon s’aperçut de la stupéfaction et mêmede l’effroi que ses dernières paroles avaient produit sur lePâtissier.
– Ah ! dit-il, ne crois pas qu’ent’associant avec moi pour exterminer Rocambole, tu t’es embarquédans une simple partie de bézigue.
– Mais…
– Si tu as peur, il en est temps encore…Va-t-en ! ajouta Timoléon avec calme.
– Jamais ! dit le Pâtissier.
Timoléon s’était agenouillé devant sir Jameset le considérait attentivement.
– Oui, dit-il enfin, Antoinette Millerétait comme ça, quand elle est sortie de Saint-Lazare dans unebière.
– Antoinette ! fit le Pâtissierétonné.
– Oui, c’est une histoire qu’il seraittrop long de te raconter. Nous n’avons pas le temps aujourd’hui etil serait dangereux de moisir ici.
– Alors vous croyez qu’il n’est pasmort ?
– Non, dit Timoléon.
– Eh bien ! qu’allons-nous enfaire ?
– Voilà ce que je me demande, murmuraTimoléon comme se parlant à lui-même.
Mais il eut bientôt pris son parti.
– Je sais bien, dit-il, que le plus sage,en apparence, serait de le prendre sur nos épaules et de le porterhors de cette maison. Mais que dira le cocher de la voiture danslaquelle nous le mettrons ? et ne rencontrerons-nous pasquelque sergent de ville trop curieux…
D’un autre côté nous ne pouvons pas le laisserici…, et qui sait quand il reviendra à lui ?…
Bah ! quand on ne joue pas le tout pourle tout, on est perdu !…
Et après ces mots qui ne formulaient pas toutesa pensée, Timoléon prit de la même main le pic en fer et lerat-de-cave.
– Tiens-moi bien, dit-il, je retournefaire un tour dans le puits.
Il ne se soutenait à la corde que de sa maindroite.
Quand il fut en face de la meurtrière percéedans l’égout, il s’arrêta.
– Voyons, pensa-t-il, quand on joue avecRocambole, il faut écarter jusqu’à ce qu’on ait tous lesatouts.
Il est bien certain qu’on n’aurait pas laissél’Anglais dans ce puits-là sans prendre de temps en temps de sesnouvelles.
Donc on viendra, si ce n’est aujourd’hui, aumoins demain.
Donc, si on vient et qu’on ne le trouve plus,il faut qu’on sache ou que l’on croie savoir où il est passé.
Et avec le pic, il se mit à attaquer à basbruit une grosse pierre au-dessus de la meurtrière sur laquelle ilavait posé son rat-de-cave.
Comme il exerçait des pesées plutôt qu’il nefrappait, l’opération ne faisait pas de bruit.
Au bout de quelques minutes, la pierreoscilla.
Le pic, adroitement glissé entre elle et lapierre, pesa plus fort.
La pierre se détacha et tomba dansl’égout.
Timoléon entendit le clapotement de l’eau quis’ouvrait et se refermait sur elle.
Désormais la meurtrière était assez grandepour laisser passer le corps d’un homme.
Et Timoléon remonta en se disant :
– Quand Rocambole ou les siens viendront,ils penseront que l’Anglais s’est sauvé par l’égout.
Ce n’était pas le tout d’avoir crocheté lesportes, découvert le caveau, mis à nu la pierre de l’oubliette,retiré sir James du puits.
Il fallait encore mettre les choses dans lemême état, de façon à ce qu’on ne pût pas supposer que sir Jamesavait été sauvé par une autre issue que par la meurtrière donnantsur l’égout.
Timoléon se mit bravement à l’œuvre.
Il replaça la pierre sur le puits, et le picdans un coin du caveau.
Puis il repoussa le sable sur la pierre et lepiétina en tous sens, ayant bien soin de ne pas effacer deuxempreintes de botte qui se trouvaient auprès de la porte.
Quand tout cela fut fait, le Pâtissier et luiprirent sir James, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, etils le transportèrent dans le premier caveau.
Alors, Timoléon referma la porte et retira safausse clé de la serrure.
Sir James fut ensuite transporté dans lecouloir souterrain, et la deuxième porte fut refermée comme lapremière.
Le rat-de-cave était près de sa fin.
– Voici le plus dangereux, ditTimoléon.
– Quoi donc ? demanda lePâtissier.
– Si nous essayons de monter sanslumière, nous allons nous cogner et nous ferons du bruit. Onaccourra et nous sommes perdus…
D’un autre côté, on peut voir notrelumière.
– Écoutez, dit le Pâtissier, je vaisprendre le mort, car il est mort, j’en suis bien sûr, et je leporterai sur mes épaules. Il est lourd, mais ça ne fait rien.
– Soit.
Et Timoléon monta l’escalier de la cave àreculons, tandis que le Pâtissier chargeait sir James sur son dos,comme il eût fait d’un colis.
Timoléon ne poussa la porte de la cave, quidonnait sur l’allée de la maison, qu’au dernier moment.
Puis il abrita le rat-de-cave dans ses mainspour en diminuer la clarté.
On entendait toujours, du reste, lesronflements sonores du fruitier.
Néanmoins, les trois minutes qui s’écoulèrent,tandis qu’il montait à reculons l’escalier, et que le Pâtissier,chargé de sir James, le suivait, parurent trois siècles àTimoléon.
Enfin, il toucha le seuil de son logis, et lePâtissier put entrer avec son fardeau.
– Jette-le sur mon lit, dit Timoléon.
Le logis du prétendu placeur se composait detrois pièces, une grande qui était la première et dans laquelle ilavait établi son bureau, le bureau de placement proprementdit.
Une petite cuisine ; et, au bout de lacuisine, une chambre à coucher qui était plutôt un grand cabinet etdont l’unique fenêtre donnait sur la cour.
C’était là que Timoléon avait dressé sonlit.
Ce fut sur ce lit que le Pâtissier déposa sirJames.
Timoléon se livra alors à un nouvel examen ducorps.
– Non, répéta-t-il avec conviction, iln’est pas mort.
– Alors, dit le Pâtissier, il faut lefaire revenir à lui.
– C’est inutile.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il reviendra tout seul.
– Quand ?
– Dans vingt-quatre ou trente-six heures,dit Timoléon, qui cherchait à se rappeler combien d’heures avaitdormi Antoinette.
– Et d’ici là ?… fit lePâtissier.
– D’ici là nous avons autre chose àfaire.
– Ah !
– Il faut nous occuper de Rocambole.
L’œil du Pâtissier s’éclaira d’une lueurféroce.
Timoléon ouvrit alors l’habit de sir James quiétait boutonné, fouilla dans la poche et en retira un petitportefeuille.
Ce portefeuille contenait un millier d’écus enbillets de banque.
– Il est juste, dit-il, que l’Anglaispaye les frais de la guerre.
En même temps il tendit trois cents francs auPâtissier en lui disant :
– Tu vas t’en aller comme tu es venu.J’irai fermer la porte quand tu seras parti.
– Bon !
– Demain matin tu iras rue deBellefond.
– Après ?
– Tu t’adresseras au portier. En tevoyant, il saura que tu viens de ma part. Tu lui donneras cetargent et tu lui diras qu’il me faut un baril de poudre.
– Pourquoi faire ?
– Tu le sauras plus tard.
– Est-ce tout ?
– Non, tu iras chez une vieille femme quetu connais ou dois connaître, et qui demeure rue desFilles-Dieu.
– Comment l’appelez-vous ?
– Philippette.
– Je la connais.
– Tu me l’enverras… j’ai besoind’elle…
– Et quand reviendrai-je ?
– La nuit prochaine, à la même heure.
Et Timoléon jugea inutile de mettre lePâtissier plus avant dans ses confidences.
Le Pâtissier s’en alla et Timoléon demeuraseul auprès de sir James en léthargie.
Tandis que Timoléon, tout entier à cettevengeance à laquelle désormais il avait consacré sa vie,épaississait les fils de la trame ténébreuse, Vanda était toujoursdans cette carrière inexplorée qui se trouvait au milieu de laplaine de Montfaucon.
On sait comme elle y était entrée.
On se souvient que Timoléon l’avait garrottéeavant de l’abandonner.
On se rappelle, en outre, qu’il avait donnél’ordre au Pâtissier, le lendemain, de lui porter à manger.
Cet ordre avait paru inexplicable à laChivotte et au Pâtissier.
À la Chivotte surtout qui disait :
– Puisque nous devons la tuer, pourquoidonc pas tout de suite ? Est-ce que le patron veut attendreque Rocambole la délivre ?
Le Pâtissier n’avait jamais donné une solutionà la Chivotte, puisqu’il n’était pas initié aux projets deTimoléon.
Mais il avait observé la consigne que luiavait donné ce dernier, à savoir de protéger Vanda contre touteviolence de la Chivotte.
Vanda, ainsi que le Pâtissier l’avait racontéle lendemain soir à Timoléon, était parvenue, en dépit de sesliens, à se tenir debout et à préserver ainsi au moins ses épaules,son cou et son visage de la morsure des rats.
Elle avait passé vingt-quatre heuresépouvantables.
Tout autre qu’elle eût succombé ; toutautre eût poussé des cris de désespoir et appelé la mort au fond dece sépulcre où elle était ensevelie toute vivante.
Vanda ne se désespéra point.
Elle se défendit des rats comme elleput ; puis elle attendit.
Rocambole n’avait-il pas délivréAntoinette ?
N’avait-il pas sauvé Madeleine ?
N’avait-il pas arraché Gipsy aubûcher ?
Vanda se disait :
– Ils ne m’ont pas tuée, ils ne metueront pas. Sans doute ils veulent me laisser mourir de faim… maisj’endurerai la faim au moins trois ou quatre jours, peut-être plus.Et d’ici là… Ah ! d’ici là, Rocambole peut trouver ma trace,car, à cette heure, il me cherche bien certainement.
Et Vanda calculait, en effet, que Rocamboleavait dû aller à l’hôtel Marignan le matin même, et que là, ne latrouvant plus, il aurait deviné tout ou une partie de lavérité.
Avoir seulement un fil conducteur, n’était-cepoint assez pour Rocambole ?
Vanda résistait donc à l’horreur des ténèbresqui l’enveloppaient ; elle avait fini par s’habituer aucontact de ces êtres immondes et gluants qui passaient sous sespieds.
Depuis combien d’heures la malheureuseétait-elle dans cette situation ?
Il lui eût été impossible de le dire, –lorsque tout à coup, elle entendit du bruit.
Un bruit lointain qui se rapprocha peu à peuet devint plus distinct.
Vanda reconnut des pas et des voix.
Puis un filet de clarté brilla à travers lesais mal joints de la porte de son étrange cachot.
Un moment elle espéra qu’on venait ladélivrer.
Un moment elle espéra voir paraîtreRocambole.
Hélas ! son illusion fut bientôtdétruite.
La porte s’ouvrit, le Pâtissier parut.
Derrière lui marchait la Chivotte.
Cette fois, pensa Vanda, ils viennent metuer !
Elle avait les pieds et les mains liés, maisTimoléon lui avait ôté son bâillon, elle avait donc l’usage de sesdents et elle songeait à s’en faire une arme terrible et à vendresa vie le plus chèrement possible, lorsqu’elle entendit lePâtissier qui disait :
– Nous apportons le souper de madame laduchesse.
En même temps elle vit un panier aux mains dela Chivotte.
– Ah ! canaille, disait celle-ci, ilfaut que je sois malheureuse pour qu’on me force à t’apporter àmanger au lieu de me laisser t’étrangler !
Vanda répondit par un regard de dédain à cettemenace.
Le Pâtissier tira un revolver de sa poche etdit à la Chivotte :
– Tu sais l’ordre du patron, si tumanques de respect à madame, je te brûle.
– C’est bon ! on attendra… grommelala Chivotte avec un accent de fureur.
Ceci prouvait une chose à Vanda, c’est queTimoléon n’avait point encore résolu sa mort et qu’elle pouvaitmanger, sans crainte d’être empoisonnée, ce qu’on luiapportait.
Tandis que le Pâtissier lui déliait les mains,la Chivotte avait ouvert le panier et posé auprès la lanterne dontelle était munie.
La lumière avait mis les rats en fuite.
Faisant appel de nouveau à son énergie et à laforce qu’elle possédait sur elle-même, Vanda supporta les injuresde la Chivotte, et mangea, tout comme si elle se fût trouvée encoredans le petit hôtel de l’avenue Marignan.
La nourriture qu’on lui avait apportée étaitcependant des plus frugales.
Elle consistait en deux paquets de couennes delard, un morceau de fromage, du pain et un demi-litre de vin.
Tandis qu’elle mangeait, le Pâtissier et laChivotte l’accablaient d’injures.
Elle mangea sans leur répondre ; elle nedaigna pas même les regarder.
Seulement elle trouva le moyen de fairedisparaître, tandis qu’elle avait les mains libres, un des paquetsde couennes et s’assit dessus.
Son repas terminé, les deux misérables luilièrent de nouveau les mains et s’en allèrent.
Pour la seconde fois, Vanda se trouva plongéedans les ténèbres, les mains garrottées derrière le dos, les jambesétroitement attachées.
Mais, tout en paraissant manger avec uneavidité bestiale et tandis que le Pâtissier et la Chivottel’insultaient avec trop de passion pour la pouvoir observer, Vandaavait porté autour d’elle un regard investigateur.
Elle avait remarqué plusieurs anfractuositésdans les parois de la carrière.
Elle avait aperçu tout en haut une sorte detrou assez semblable au nid d’un cormoran dans une falaise.
L’espoir d’une évasion lui était venu.
Les deux misérables l’avaient laissée adosséeà une des parois de la carrière.
Mais Vanda se coucha d’elle-même.
Elle se coucha sur le dos, de façon à ce queses mains fussent, quoique liées, en contact avec le sol.
Et, à force de tâtonner, ses mains setrouvèrent à portée du paquet de couennes de lard.
Alors elle se vautra dessus, de façon àenduire de graisse la corde qui lui attachait les poignets.
Puis, avec cette souplesse féline qui luiétait particulière, elle se redressa.
La lumière disparue, les rats étaientrevenus.
Vanda les sentait grouiller autour d’elle etse disputer les miettes de pain tombées sur le sol.
Bientôt elle sentit que quelques-unsgrimpaient après elle.
Mais elle ne fit point comme auparavant, ellene se secoua point, en criant, de façon à les mettre en fuite.
Les rats grimpèrent, attirés par l’odeur dulard qu’exhalait la corde.
Cette corde serrait les poignets de Vanda,mais lui laissait l’usage de ses doigts.
Elle fut obligée de s’en servir pour étranglerdeux rats qui la mordirent.
Mais deux autres s’étaient mis à ronger lacorde et Vanda attendait avec anxiété, en supportant ce hideuxcontact, qu’elle pût profiter de leur œuvre de destruction.
Enfin, elle donna une secousse vigoureuse.
Les rats dégringolèrent.
Mais la corde à demi rongée se rompit.
Les mains de Vanda étaient libres.
Dénouer les cordes qui lui attachaient lesjambes fut pour elle l’affaire d’un moment.
Elle avait désormais l’usage de ses membres,elle pouvait se défendre contre les rats et les écraser sous sespieds. Mais c’était tout…
Vanda n’en était pas moins prisonnière etplongée dans les ténèbres.
Tout à coup, elle entendit des cris aigus.
C’étaient les rats qui s’enfuyaient commes’ils eussent été surpris par un ennemi inattendu.
En même temps Vanda leva la tête et vit dansun coin de la carrière deux points lumineux comme des charbons.
C’étaient les yeux d’un tigre ou ceux d’unsimple chat de gouttière.
Vanda ne le sut pas au juste, toutd’abord.
Mais elle comprit que le ciel lui envoyaitpeut-être un auxiliaire.
Les deux points lumineux ne demeurèrent paslongtemps immobiles.
Tout à coup ils s’agitèrent et bondirent.
On eût dit une étoile détachée de son centrede gravité et exécutant une course folle à travers l’espace.
En même temps Vanda entendit un autre criaigu.
C’était un rat retardataire qui s’était laisséprendre.
En ce moment aussi, Vanda fit un mouvement etce mouvement fut suivi d’un léger bruit.
Le chat, car c’en était un, prit la fuite.
Vanda le vit bondir, et, suivant la directionde ce regard qui brillait comme une luciole, elle comprit qu’ilgrimpait le long des parois de la carrière.
À une certaine hauteur, il s’arrêtaencore.
Vanda fit un pas en avant.
Il grimpa plus haut.
Elle en fit un autre encore et, tout à coup,les yeux enflammés disparurent.
Vanda avait fini par se familiariser avec cesténèbres opaques qui l’entouraient.
Bien après que le chat eut disparu, ellecroyait voir encore le chemin qu’il avait suivi.
Et, les mains étendues en avant, elle sedirigea vers l’endroit où il avait commencé à grimper.
La paroi de la roche était raboteuse.
À n’en plus douter, c’était l’endroit où,tandis que la lanterne du Pâtissier éclairait la carrière, elleavait remarqué des anfractuosités assez profondes pour qu’on pût yintroduire les pieds et les mains.
L’endroit encore où, tout en haut, elle avaitremarqué un trou qui pouvait laisser passer un corps humain.
Sans nul doute c’était par là que le chatavait pris la fuite.
Alors commença pour Vanda un singulier travailde patience, – le travail d’un être humain escaladant un rocher aumilieu d’une obscurité profonde.
Ses mains rencontrèrent une crevasse et s’ycramponnèrent, tandis que ses pieds en cherchaient une autre. À unmètre du sol à peu près, son pied droit trouva un trou.
Vanda y posa les deux pieds et ses mainscherchèrent une autre anfractuosité.
Peu à peu, avec une patience inouïe, tâtonnantlongtemps, risquant à chaque seconde de retomber, Vanda s’éleva àune certaine hauteur.
Le chemin suivi par le chat était toujoursprésent à son esprit et elle croyait encore voir cette tracelumineuse qu’elle avait suivie des yeux.
À mesure qu’elle montait, les anfractuositésse multipliaient et l’ascension devenait plus facile.
Tout à coup, Vanda sentit un souffle au-dessusde ses cheveux, une haleine chaude et qui paraissait s’échapperd’une poitrine vivante.
Elle leva la tête et revit les deux yeuxbrillants.
C’était le chat qui s’était familiarisé etétait revenu.
– Ah ! te voilà ? ditVanda.
Sa voix effraya le chat, qui disparut denouveau.
Vanda comprit qu’elle atteignait ce trouqu’elle avait déjà remarqué.
En effet, ayant gravi à peu près un pied deplus, elle sentit un vent frais lui caresser le visage.
En même temps, elle aperçut les deux yeux àune assez grande distance, dans une direction horizontale.
Et, montant encore, elle se trouva dans uneespèce de boyau latéral à la carrière.
Alors elle frappa dans ses mains.
Le chat prit la fuite, et, quand il eutdisparu, Vanda vit une clarté pâle à l’extrémité de ce boyau quilui avait servi de chemin.
D’où provenait cette clarté ?
Vanda eut une espérance. C’était peut-être uneissue ignorée de Timoléon.
Peut-être allait-elle recouvrer saliberté.
Et, se glissant à plat ventre dans le boyau,elle se mit à avancer, les mains toujours étendues en avant, lesyeux fixés sur une clarté blafarde qui brillait dans lelointain.
Vanda ne se trompait qu’à moitié.
La lueur blafarde était celle du jour.Seulement, comme le boyau faisait un coude, la lumière le faisaitaussi et Vanda n’en voyait que le reflet.
Quand la prisonnière fut parvenue à ce coude,une clarté plus vive frappa son visage.
Elle vit alors assez distinctement, à unedizaine de pas devant elle, un trou par lequel venait cettelumière, et qui avait dû servir d’issue au chat.
En même temps, le boyau s’élargissait peu àpeu, et Vanda n’était plus obligée de ramper.
Elle arriva jusqu’à ce trou et reconnut qu’ildonnait dans une autre carrière, à ciel ouvert sans doute, car lalumière y tombait verticalement.
Seulement, le trou était trop petit pour qu’uncorps humain, si frêle et si mince qu’il fût, pût y passer.
Vanda reconnut avec désespoir qu’il étaitl’œuvre de la nature et non celle des hommes, et qu’il étaitpratiqué non point dans cette pierre molle et crayeuse descarrières, mais dans une roche dure.
Or, Vanda n’avait ni outil, ni couteau, niaucun instrument qui lui permît d’attaquer cette roche avecsuccès.
Tout ce qu’elle put faire, ce fut de regarderpar ce trou dans la carrière dont le sol était presque de niveauavec le trou.
Elle vit alors un amas de cendres, quelquesdébris de tisons, une cruche cassée, et deux ou trois vieillesplanches dans un coin.
C’était une preuve que la carrière avait étéhabitée quelquefois.
Par qui ?
Sans doute des voleurs ou des vagabonds quivenaient la nuit y chercher un refuge.
Et Vanda se dit :
– D’un moment à l’autre, ils peuventvenir…
Alors, je m’adresserai à eux… Je leurpromettrai de l’argent, au besoin…
Et Vanda espéra…
**
*
Plusieurs heures s’écoulèrent.
Vanda attendait toujours, aspirant avec uneâpre volupté cet air plus pur qui lui venait par l’orifice.
D’ailleurs elle était débarrassée des rats etc’était beaucoup.
La lumière s’affaiblissait cependant.
Vanda comprit que le jour tirait sur sondéclin.
Puis elle disparut tout à fait. Il étaitnuit.
Un moment, Vanda pensa à rebrousser chemin età descendre de nouveau dans la carrière où on l’avait enfermée, depeur que les gens de Timoléon ou Timoléon lui-même, nerevinssent.
Mais soudain elle entendit du bruit de l’autrecôté du trou et demeura immobile.
C’était un bruit de pas qu’elle avaitperçu.
Bientôt elle vit s’agiter une forme noire etune voix rauque et avinée murmura :
– Pourvu qu’il y ait encore du feu.
Vanda devina que cet hôte inconnu, maisqu’elle attendait avec tant d’impatience, fouillait dans lescendres pour y retrouver un charbon encore allumé.
En effet, peu après, un soupir de soulagementse fit entendre, puis un souffle puissant arracha quelquesétincelles à un tison et à la lueur de ces étincelles, Vandaaperçut un visage rouge et hideux.
Quel était ce visage rougeaud et d’aspecthideux qui venait d’apparaître à Vanda ?
Avant de le dire, revenons à Timoléon, quenous avons laissé seul en face de sir James Nively, toujours enléthargie.
Timoléon avait donné deux ordres auPâtissier.
Le premier consistait à découvrir une femme dunom de Philippette, et à la lui envoyer.
Le second, à revenir la nuit suivante, à lamême heure.
La deuxième pièce dans laquelle sir Jamesétait couché se trouvait assez loin de la porte de l’appartementet, par conséquent, de l’escalier, pour que, si l’Anglais rouvraitses yeux, Timoléon eût le temps de l’empêcher de manifester tropbruyamment sa surprise, en lui expliquant où il était, avant quepersonne n’eût rien entendu dans la maison.
Mais cette situation plaçait Timoléon dansl’obligation absolue de ne plus sortir.
Car, en son absence, le baronnet revenantsubitement à lui, se trouvant seul, dans un lieu inconnu, n’auraitpas manqué de faire un tapage d’enfer, et tout se seraitdécouvert.
Timoléon, assez vivement préoccupé de cetteidée, avait négligé de dire au Pâtissier qu’il fallait, ce soir-là,à la même heure que la veille, porter à manger à Vanda.
Le faux placeur avait bien fermé sa porte auverrou, de peur de surprise, puis il s’était installé non pointdans son bureau, mais dans sa chambre, auprès du lit, l’œil fixésur le baronnet endormi, et il avait attendu Philippette.
Si l’on s’en souvient, Philippette était cettevieille mendiante qui avait, autrefois, servi de commissionnaire àM. de Morlux en se faisant arrêter et portant àSaint-Lazare le poison destiné à Antoinette.
Philippette n’avait pas de domicile ;elle couchait un peu partout, souvent au violon, mais on était sûrde la rencontrer à six heures du matin, en hiver, à quatre heuresen été, dans quelqu’un des cabarets qui avoisinent les Halles.
Le Pâtissier savait fort bien cela, et il nel’avait pas cherchée longtemps.
À dix heures du matin, Philippette arrivaitrue du Vert-Bois, avec des renseignements positifs.
Elle savait que Timoléon tenait un bureau deplacement.
Elle ne s’amusa point à demander desrenseignements en bas et monta tout droit.
Timoléon vint lui ouvrir et s’enferma avecelle.
– Que fais-tu maintenant ? luidit-il.
– Toujours la même chose, répondit-elle.Mais les temps sont durs. Il pleut des rousses ; on en trouvepartout, et à chaque minute on a peur d’être emballé. Il faut avoirbien faim et bien soif pour se risquer à grinchir.
– Où perches-tu, pour lemoment ?
– La semaine dernière encore, j’allaiscoucher au Petit Tivoli, aux Carrières d’Amérique.
– Et… maintenant ?
– Maintenant, depuis qu’on a fait unerazzia l’autre semaine, je me méfie et je vais à Pantin.
– Ah ! ah ! fit Timoléon, etdans quelle carrière ?
– Dans une où personne ne va encore.Voici trois nuits que j’y fais du feu et que personne ne me vienttenir compagnie.
– Où est-elle donc, celle-là ?
Comme on le pense bien, Timoléon était revenudans la première pièce de son logement, pour recevoir Philippetteet la vieille femme n’avait point vu sir James Nively.
Timoléon prit un morceau de craie et se mit àtracer sur le carreau une espèce de carte géographique.
C’était le plan du vallon de Montfaucon et dePantin.
– Tiens, dit-il, regarde bien.
– Allez, dit Philippette, je m’yconnais.
Timoléon marqua un point qui, selon lui,devait indiquer la place exacte de l’une des carrières.
– Est-ce là ? dit-il.
– Non.
Il traça un autre point.
– Et là ?
– Non plus. Mais c’est tout à côté.
– Alors, dit Timoléon dont le visages’épanouit tout à coup, ce doit être là…
Et il fit une nouvelle marque.
– Justement, répondit Philippette.
– Est-ce que tu n’as pas vu un trou dansla roche, tout au fond ?
– Je n’ai pas regardé.
– Mais tu y as couché trois nuits desuite pourtant ?
– Oui.
– Et tu n’as entendu aucunbruit ?
– Aucun.
– C’est drôle, dit Timoléon. J’auraisparié que tu avais entendu des cris de femme appelant ausecours.
– D’où venaient ces cris ?
– De dessous terre.
– Je n’ai rien entendu, répétaPhilippette. Après ça, la nuit, je suis un peu lasse.
– Et un peu saoûle aussi…
– Je ne dis pas non, patron.
– Ça fait que tu dors bien.
– Comme vous dites.
– Mais, dit Timoléon, si tu veux que nousfassions affaire, il ne faut pas boire.
– De longtemps ?
– Non, de deux jours.
– C’est long, soupira Philippette.
– Mais il y a une dizaine de jaunets aubout.
– C’est bon, on boira de l’eau. Qu’est-cequ’il faut faire ?
Timoléon tenait toujours son morceau de craieà la main.
– Tiens, dit-il, regarde bien.
– Bon !
– Là, il doit y avoir un mur et un jardinabandonné.
– Oui, c’est, ma foi, vrai…
– Et dans ce jardin un puits couvert deplanches.
– Je le vois d’ici.
– Entre ce puits et la carrière où tu ascouché, il y a une autre carrière qu’on a comblée par en haut, maiselle est toujours creuse en dessous.
On y arrive par le puits. Seulement, entre lepuits et la carrière il y a une porte qui ferme à clé.
Philippette écoutait avec une grandeattention ; la promesse des dix jaunets l’avait mise en bellehumeur et stimulait sa perspicacité.
– Dans cette carrière il y a unecrevasse ; cette crevasse se continue par un boyau souterrainjusqu’à la carrière où tu as couché.
En cherchant bien, tu trouveras un trou largecomme la main.
– Bon !
– Ni une femme ni un homme n’y pourraientpasser, et le rocher est assez dur pour que deux journées decarrier, avec de bons pics, ne suffisent pas à l’élargir.
Philippette écoutait toujours.
– Dans la carrière qui ferme par uneporte j’ai enfermé une femme.
– Ah !
– Cette femme doit crier, certainement,tu l’entendras.
– Et je ne dirai rien ?
– Au contraire, tu quitteras ta carrière,tu t’en iras au puits et tu descendras dedans. La porte est ferméeet ce n’est pas toi qui aurais la force de l’enfoncer.
– Alors, à quoi ça sert ce que vous mecommandez ? observa judicieusement Philippette.
– Mais tu essayeras de l’ébranler.
– Bon !
– Et la femme enfermée, qui a les bras etles jambes attachées, se réclamera de toi, elle te donnerapeut-être une commission… celle d’aller chercher quelqu’un quis’intéresse à elle et qui demeure rue Saint-Lazare.
– Et j’irai ? dit Philippette.
– Certainement.
– Mais je viendrai vous ledire ?
– Pas ici, mais demain, au coin de larue, vers sept heures du matin.
– Et puis ?
– Et puis tu iras faire tacommission.
– Voilà tout ?
– Sans doute.
– Pourtant c’est vous qui avez enfermécette femme ?
– Oui.
– Et vous voulez qu’un autre ladélivre ?
– Naturellement.
– C’est drôle fit la vieille bohémienne,je ne comprends pas.
– Tu n’as pas besoin de comprendre,répondit Timoléon.
Et il congédia Philippette.
Puis après le départ de la vieille femme, ilmurmura :
– Je pourrais bien tenir Rocambole d’icià trente-six heures.
C’était donc, on l’a deviné, le visage dePhilippette sur lequel le brasier qu’elle attisait au fond de lacarrière, reflétait sa lueur rougeâtre.
Philippette avait tenu parole à Timoléon, ellen’avait bu que de l’eau toute la journée, par conséquent, en serendant aux Carrières de Pantin, elle était maîtresse detoutes ses facultés.
Philippette avait été une fille de plaisirdans sa jeunesse ; une femme de confiance dans son âgemûr ; elle était voleuse, faute de mieux, sur ses derniersjours.
Au temps où il était une des puissancesmystérieuses de Paris, c’est-à-dire à l’époque où employé par lapolice, il avait la haute main sur les voleurs, Timoléon n’avaitjamais eu de serviteur plus dévoué que cette femme.
À la guerre acharnée que la police fait auxvoleurs, on pourrait croire qu’elle n’a pas de plus ardentsennemis.
C’est une erreur.
Les voleurs, les impures, tous ces gens sansaveu qui vivent de honte et de brigandage n’ont qu’uneambition : servir tôt ou tard la police.
Il y avait longtemps que Timoléon n’avaitemployé Philippette.
C’était une raison pour qu’elle le servît avecd’autant plus de dévouement.
Elle ne savait rien de ses malheurs ;elle ignorait que Rocambole l’eût réduit au désespoir et quel’autorité l’eût repoussé.
Avoir trouvé Timoléon dans un logement de larue du Vert-Bois transformé en bureau de placement, c’était pourelle la preuve qu’il était toujours à la recherche des voleurs quis’amendaient.
Philippette était saturée de prison ;elle y passait huit mois sur douze, car on ne se donnait plus lapeine de la juger, on la condamnait administrativement, ce quiétait plus simple, tantôt à deux mois, tantôt à trois mois,quelquefois seulement à quinze jours ou six semaines.
Or, Timoléon avait besoin d’elle et la faisaittravailler.
C’était du pain d’abord, et l’impliciteassurance qu’elle n’irait pas en prison de longtemps.
Cela ainsi posé, Philippette aurait trahi lediable plutôt que de désobéir à Timoléon.
C’était pour cela qu’elle n’avait pas bu, defaçon à être maîtresse de toutes ses facultés.
Cette femme avait été fort intelligente ;elle l’était même encore quand la boisson ne l’abrutissait pas.Aussi elle avait parfaitement compris le plan topographique exécutésur le carreau avec un morceau de craie par Timoléon.
Elle se rendait un compte exact de lasituation du trou percé dans le rocher, du boyau souterrain creusé,entre les deux carrières, soit par la nature, soit par la main deshommes, et de la possibilité, pour elle d’entendre les cris dedésespoir de la femme plongée dans ce sépulcre vivant.
En venant prendre possession de cet asileabandonné où, depuis trois jours, elle avait passé la nuit,Philippette avait passé auprès du mur en ruines, du puits couvertde planches, et du jardin abandonné.
En arrivant dans la carrière, elle s’attendaitdonc à entendre des hurlements et des cris.
Elle n’entendit rien.
D’ailleurs, la nuit était venue, l’obscuritéla plus profonde régnait dans la carrière avant qu’elle n’eût songéà déterrer quelques tisons éteints.
Vanda, immobile, de l’autre côté du trou,retenait son haleine, tandis que Philippette attisait le feu.
Cette femme ne lui était pas inconnue.
Où l’avait-elle vue ? voilà ce dont illui était difficile de se souvenir.
Les haillons qui couvraient Philippettefaisaient, du reste, mal à voir.
Après avoir un moment hésité, Vanda résolut dese confier à elle.
Elle se mit d’abord à tousser.
Au bruit, Philippette tressaillit et leva latête.
– Il y a donc quelqu’un là ?dit-elle avec un étonnement qui n’était pas exempt d’effroi.
– Oui, répondit Vanda, il y a une pauvrefemme qui meurt de faim.
Philippette prit un des tisons enflammés pours’en faire une torche et s’approcha du trou.
La torche improvisée éclaira le visage deVanda.
– Qui êtes-vous donc ? répétaPhilippette.
– Je vous l’ai dit, une femme qui estprisonnière et qui meurt de faim.
En même temps, Vanda regardait Philippette dece grand air mélancolique et dominateur qui avait, comme celui deRocambole, une certaine puissance magnétique.
Philippette était de sang-froid.
Dans ces moments-là, elle comprenait vite etbien.
Il y eut une chose qui ne fit pas l’ombre d’undoute pour elle : la femme qu’elle apercevait de l’autre côtéde la fissure du roc était celle que Timoléon avait garrottée dansla carrière et qui était parvenue à briser ses liens.
Cela était même d’autant plus admissible queVanda avait passé la main hors du trou et qu’une marque bleuâtrequi cerclait ses poignets, indiquait la trace des cordes.
Et Philippette prit un air de plus en plusétonné et naïf, et dit à Vanda :
– Mais comment donc êtes-vouslà-dedans ? Vous n’avez jamais pu passer par là ?
– Non, dit Vanda. On m’a enfermée dansune autre carrière pleine de rats. Les rats ont rongé les cordesqui m’attachaient et m’ont rendu la liberté de mes mouvements.
Alors, à force de chercher, j’ai trouvé uneouverture qui arrivait jusqu’ici. J’espérais pouvoir sortir. Mais,comme vous le dites, le trou est trop petit.
– Mais qui donc vous a enfermée, mapetite ?
– Des gens qui m’en veulent.
– Mais quel était leur plan ?
– De me laisser mourir de faim.
– Pauvre petite !
Philippette avait une croûte de pain dans sapoche ; elle la prit et la tendit à Vanda.
– Vous ne mourrez toujours pas cettenuit, dit-elle. Mais est-ce qu’il n’y a pas moyen de vousdélivrer ?
– Vous êtes vieille, dit Vanda, et vousn’en auriez jamais la force, à vous toute seule, car la carrière oùl’on m’a enfermée a une porte massive et garnie d’une grosseserrure. Mais si vous vouliez aller chercher mon homme ?
– Ah ! vous avez un homme ?
– Oui, qui est riche, et qui vous donneraassez d’or pour vous mettre à l’abri du besoin le reste de vosjours.
Philippette tressaillit.
En même temps, un souvenir traversa l’espritde Vanda.
Elle était encore couverte des vêtementsqu’elle avait lorsque Timoléon l’avait enlevée.
On ne l’avait pas fouillée et elle devaitavoir dans sa poche un petit portefeuille renfermant quelquespièces d’or.
Philippette murmurait avec un instinctcupide :
– Ah ! on me donnera beaucoupd’or ?
– Oui, répondit Vanda, qui venait deretrouver le portefeuille.
Philippette ouvrait des yeux avides.
Vanda ouvrit le portefeuille et fit luire toutà coup trois pièces d’or aux regards de la vieille femme.
Philippette étendit vivement la main.
Mais Vanda se rejeta lestement en arrière,hors de toute atteinte, en disant :
– Oh ! tout à l’heure !
Vanda était redevenue Vanda, c’est-à-dire lafemme pleine de patience, de sang-froid et de lucidité qui avaitcoutume de ne rien donner au hasard.
Elle avait lu dans les yeux de Philippette unetelle avidité qu’elle comprit qu’il serait dangereux de payer cettefemme d’avance.
– Écoutez-moi bien, dit-elle.
– Parlez, dit Philippette qui oubliait,en ce moment, les recommandations de Timoléon.
– Vous voyez que je ne suis pas unemendiante, mais que j’ai de l’or.
– Certainement, dit Philippette.
– Mon homme est riche à millions.
– Vrai de vrai ?
– Il vous donnera cinquante louis,aussitôt qu’il m’aura délivrée.
– Cinquante louis, dit Philippettesuffoquée.
– Deux cents même, ajouta Vanda.
Philippette ne songeait plus à Timoléon, uncuistre qui avait promis dix louis.
– Voyons, ma petite, dit-elle, où estvotre homme ? Car vous voulez sans doute que j’aille lechercher ?
– Oui.
– Où est-il ?
– Dans Paris, rue Saint-Lazare,n° 52.
– Comment s’appelle-t-il ?
– C’est un Russe, le major Avatar.
– Un drôle de nom ; si j’allais nepas me le rappeler ?
Vanda arracha un feuillet du carnet et dit àPhilippette :
– Reprenez votre tison etéclairez-moi.
Elle traça au crayon le nom d’Avatar et lesmots de rue Saint-Lazare, 52, sur la feuille déchirée.
Puis, au-dessous, elle écrivit enrusse :
« Suis cette femme. »
– Tenez ! dit-elle à Philippette enlui tendant le morceau de papier, allez vite !
– Mais…, observa Philippette, s’il n’yest pas ?
– Il y aura sans doute un domestique, ungrand et gros homme un peu vieux…
– Ah !
– Qui saura où il est et qui vousconduira.
– C’est bon, dit Philippette, j’yvais.
Puis, rejetant le tison et tendant de nouveaula main :
– Vous ne me donnez pas un de cesjaunets-là ?
– Non, dit Vanda.
– Pourquoi ?
– Parce que vous le dépenseriez en routechez tous les marchands de vin et que vous seriez ivre quand vousarriveriez chez mon homme.
– Ça, c’est possible ! dit naïvementPhilippette.
– Quand vous reviendrez, répondit Vanda,je vous donnerai tout ce que j’ai sur moi, en dehors de ce que vousdonnera mon homme.
– Ça va, dit Philippette qui prit sonparti.
Elle avait même, en parlant ainsi, un accentde franchise qui ne laissa pas le moindre doute à Vanda.
Puis elle s’empara du papier et ditencore :
– Je ne fais que les deux chemins.
– Quelle heure est-il, maintenant ?demanda Vanda.
– Approchant onze heures du soir.
Vanda respira.
On ne lui avait pas apporté à manger.
On ne viendrait sans doute pas maintenant.
Car si Timoléon, la Chivotte et le Pâtissiervenaient comme la veille, il était présumable que s’apercevant desa disparition, ils la chercheraient et finiraient par trouver leboyau souterrain dans lequel elle s’était réfugiée.
Et Philippette partie, Vanda se reprit àespérer et elle attendit.
**
*
Cependant, Philippette était hors de lacarrière.
Un moment grisée par la vue des pièces d’or etles mirifiques promesses de Vanda, elle ne se fut pas plutôtexposée au froid humide et vif de la nuit, que le sang-froid luirevint, en même temps que le souvenir de Timoléon.
Qu’allait-elle faire ?
Timoléon lui avait dit :
– Je t’attends demain matin, au point dujour, au coin des rues Saint-Martin et du Vert-Bois et tu auras dixlouis.
Vanda, de son côté, venait de luidire :
– Courez chez mon homme, rueSaint-Lazare, il y a deux cents louis pour vous.
C’était à ne pas hésiter, en présence d’unesemblable disproportion.
Cependant, Philippette hésita.
Timoléon représentait toujours à ses yeux lapolice.
La police toute puissante qui pouvait larenvoyer à Saint-Lazare et même confisquer les deux cents louisavant qu’elle eût le temps de les mettre à l’ombre, comme disentles voleurs.
Et Philippette, au bout d’une centaine de pas,s’arrêta tout net et prit sa tête à deux mains,murmurant :
– C’est joliment embarrassant, tout demême.
Mais, comme elle disait cela à mi-voix, uneombre noire s’agita auprès d’elle.
Philippette fit un pas en arrière.
L’ombre fit un pas en avant.
Puis une voix fit tressaillir lavieille :
– Hé ! Philippette ?
C’était la voix de Timoléon.
L’ombre noire s’approcha, éclairée par unpoint lumineux.
C’était bien Timoléon, et Timoléon quifumait.
Philippette eut peur.
– Ah ! dit-elle, vous avez donccraint que je mange le morceau ?
En argot, manger le morceau signifietrahir.
– Non, dit Timoléon, mais il m’est arrivéune chose sur laquelle je ne comptais pas et qui m’a permis desortir. Alors, je suis venu flâner par ici. Eh bien ! as-tuentendu crier ?
– J’ai entendu mieux que ça.
– Quoi donc ?
– La petite m’a parlé.
– Ah !
– Et je l’ai vue.
– C’est impossible. Tu n’as pas pu passerpar le trou.
– Non, mais elle est venue jusqu’autrou.
– Elle !
– Oui, il paraît que les rats ont rongéses cordes.
– Eh bien ? dit Timoléon qui fronçaun moment le sourcil.
– Elle m’a promis beaucoup d’argent si jela délivrais.
– Ah !
– Deux cents louis.
Timoléon changea subitement d’attitude.
– Ça va, dit-il, nous partagerons.
– Plaît-il ? réclama Philippetteétonnée.
– Je n’en avais que trente pour la faireenfermer. C’est vingt louis de bénéfice.
Philippette crut comprendre.
– Alors, dit-elle, il faut yaller ?
– Où ça ?
– Prévenir son homme, donc, rueSaint-Lazare, 52. J’ai un billet pour lui.
Et elle montrait le papier sur lequel Vandaavait tracé trois mots au crayon.
– Voyons ça ? dit Timoléon.
Il prit le papier et se fit une lanterne deson cigare qu’il aspira fortement, à un pouce au-dessus, après enavoir secoué la cendre.
Comment Timoléon, qui ne devait pas quittersir James évanoui, se trouvait-il à cette heure auprès desCarrières de Pantin ?
S’était-il défié de Philippette, ou bien unévénement inattendu était-il survenu ?
Cette dernière supposition était la plusadmissible, car Timoléon ne s’était pas aventuré à se confier àPhilippette sans connaître la vieille femme de longue date.
L’événement inattendu, c’était sir Jamesrevenant brusquement à la vie et rouvrant les yeux.
Cela s’était passé il y avait environ deuxheures.
Pendant toute la journée, Timoléon s’étaitenfermé rue du Vert-Bois, ouvrant à chaque instant les rideaux dulit pour jeter un regard furtif sur l’Anglais, qui avait toujoursl’aspect d’un cadavre.
Cependant, en faisant appel à ses souvenirs,Timoléon se disait qu’Antoinette Miller, laquelle avaitcertainement été endormie par le même procédé, ne s’était réveilléequ’au bout de trois jours.
Or, en bien calculant, Timoléon ne trouvaitencore que trente-six heures.
Mais il pouvait se faire aussi quel’organisation d’un homme étant toujours plus robuste que celled’une femme, la catalepsie durât moins longtemps chez lui.
Timoléon se disait tout cela, lorsque, tout àcoup, il entendit un léger soupir.
La chambre n’était éclairée que faiblement parune chandelle posée sur la table de nuit.
Timoléon tressaillit et se pencha sur sirJames.
Les lèvres serrées jusqu’alors de l’Anglaiss’étaient brusquement ouvertes.
Il posa la main sur le cœur.
Le cœur commençait à fournir quelquespulsations.
La vie revenait.
Timoléon n’hésita plus.
Il versa quelques gouttes de vinaigre dans lasoucoupe d’une tasse, y trempa le coin de son mouchoir et se mit endevoir de frotter les tempes de sir James, et après les tempes, leslèvres, et ensuite les paupières.
En même temps, il se débarrassait en un tourde main de sa perruque blanche, de son crâne ridé et se refaisaitla tête qu’il avait l’avant-veille, lorsqu’il s’était présenté àl’hôtel des Champs-Élysées.
Sir James rouvrit les yeux et le regarda.
Timoléon s’attendait à une scène d’étonnement,précédant la scène obligée de reconnaissance.
Il n’en fut rien.
En même temps qu’il ouvrait les yeux, sirJames souriait.
– Je sais qui vous êtes, dit-il, je vousai reconnu à la voix.
Timoléon, stupéfait, fit un pas enarrière.
Sir James poursuivit :
– À partir du moment où je suis tombé encatalepsie, un sens unique m’est resté, l’ouïe.
J’ai tout entendu.
– En vérité ! exclama Timoléon.
– Par conséquent, poursuivit sir James,je sais tout ce qui s’est passé, j’ai entendu causer Vanda etRocambole.
Puis, j’ai compris que ce dernier m’emportait,et la conversation avec Milon, dans le fiacre, est restée gravéedans ma mémoire.
Je sais encore que la rue où nous sommes estla rue du Vert-Bois ; que dans cette maison se trouvent Gipsyet un jeune homme appelé Marmouset.
Je sais, de plus, qu’on m’avait déposé dans unpuits et que c’est vous qui m’en avez tiré.
Tandis que mon corps était complètement privéde sentiment, mon âme vivait et réfléchissait.
L’étonnement de Timoléon allait croissant.
Sir James, encore engourdi, parvint cependantà se mettre sur son séant.
– Maintenant, dit-il, causons, j’aientendu une conversation avec une femme que vous appelezPhilippette, n’est-ce pas ?
– Oui.
– De cette conversation, il résulte pourmoi, continua sir James avec un sang-froid imperturbable, que Vandaest en votre pouvoir.
– C’est la vérité, dit Timoléon.
– Que comptez-vous en faire ?
– M’en servir pour attirer Rocambole dansun piège.
– Ah !
– Et, par conséquent, les faire périrtous les deux.
– Quand ?
– J’attendrai que vous soyez revenu àvous pour cela.
– Fort bien, dit sir James avec un calmeféroce. Alors, c’est que vous avez besoin de moi.
– Pas précisément.
– Ou bien désirez-vous me faire vosconditions ?
Et sir James eut un sourire.
– Mylord, répondit Timoléon, je vous aidit, il y a deux jours, que je m’estimerais assez récompensé, lejour où Rocambole serait mort. Cependant, je suis vieux etmisérable, et si vous voulez assurer du pain à ma vieillesse…
– Quelle somme voulez-vous ?
– Une centaine de mille francs.
– Vous les aurez, dit sir James. Est-cetout ?
– Vous donnerez ce que vous voudrezensuite à ceux qui m’ont servi.
– Ils fixeront eux-mêmes la somme dontils ont besoin. Est-ce tout ?
– Attendez, dit Timoléon. Puisque vousavez, me paraissant privé de vie, entendu tout ce qui se passaitautour de vous, vous devez comprendre que la maison dans laquellenous sommes est pleine de nos ennemis.
– Oui.
– Aussi est-il nécessaire de nous tenirtranquilles, et de ne pas bouger jusqu’à ce que nous soyonsdébarrassés de Rocambole.
– Naturellement, dit sir James.
– La crainte que le contraire n’arrivâtm’a fait rester auprès de vous. Mais, à présent, il est tempsd’agir.
– Je le pense aussi, dit sir James.
Un coup de sifflet se fit entendre de l’autrecôté de la rue.
– Ah ! ah ! fit Timoléon, voicile Pâtissier.
– L’homme à qui vous avez donnérendez-vous pour ce soir ?
– Oui.
– Expliquez-moi donc une chose ?demanda sir James.
– Laquelle ?
– Pourquoi lui avez-vous demandé un barilde poudre ?
– Mais, dit froidement Timoléon, pourenvoyer Rocambole et Vanda dans les airs.
Et il remit sa perruque blanche et son crânedénudé, ajoutant :
– Je crois que je ferais tout aussi biend’aller à la rencontre du Pâtissier.
– Comme il vous plaira, dit sir James.Vous êtes un trop habile homme pour qu’on ne vous laisse pas obéirà vos inspirations.
Revenons à Rocambole, qui fut fort surpris, enarrivant à l’hôtel des Champs-Élysées, de n’y plus retrouverVanda.
Que pouvait-elle être devenue ?
Les domestiques, qu’il interrogea, lui firenttous la même réponse : on leur avait donné congé, ils étaientsortis et à leur retour, ils n’avaient plus trouvé ni leur maître,ni Vanda.
Rocambole leur dit ensuite :
– Je suis l’ami intime de sir JamesNively, votre maître, et je suis tout aussi inquiet que vous de sadisparition.
Par conséquent, comme il faut le retrouver,lui et la dame qui se trouvait ici, vous allez m’obéir.
Les domestiques ne virent aucun inconvénient àcela.
Rocambole poursuivit :
– J’ai de graves soupçons, et pour menerà bien le résultat que je me propose, il est de toute utilité quedans le quartier on ne sache rien de ce qui s’est passé ici.
Les domestiques promirent tout ce quedemandait Rocambole.
Celui-ci s’installa dans l’hôtel etattendit.
Un quart d’heure après, Milon arriva.
Rocambole avait retrouvé son impassibilitéordinaire et il se borna à dire à Milon :
– Je crois que, au moment où nous nouscroyions les plus forts, nous avons été battus.
Milon ouvrit de grands yeux.
– Où est Vanda ? repritRocambole.
– Mais… elle doit être ici…
– Non. On ne l’a pas vue depuis cettenuit.
Milon eut un geste d’inquiétude.
– Inutile de te dire, reprit Rocambole,qu’elle a été enlevée.
– Enlevée !
– Oui. Par qui ? C’est ce que nouschercherons tout à l’heure. En attendant, suis-moi.
Et il entraîna Milon dans le boudoir de Vanda,– cette même pièce où sir James était tombé évanoui durant lanuit.
– Regarde, dit Rocambole. Ne vois-tu pasles traces d’une lutte ? Le parquet garde l’empreinte de piedsboueux.
– C’est vrai, dit Milon.
– On a enlevé Vanda, reprit Rocambole,ceci est certain.
À la porte extérieure se trouvent les mêmesempreintes.
Dans la rue, j’ai remarqué le train d’unevoiture à quatre roues qui devait être attelée de deux petitschevaux ; j’en conclus que cette voiture était un fiacre.
On a dû garrotter et bâillonner Vanda pourl’emporter.
Le fiacre a ensuite servi à l’enlèvement.
– Ce n’est toujours pas l’Anglais qui afait le coup ? observa Milon.
– Ça ne peut être lui, dit Rocambole,mais, il a des gens à ses ordres, et ces gens ont peut-être exécutéun plan formé à l’avance.
– Alors, dit Milon, comment se faisait-ilque l’Anglais, après avoir donné des ordres, ait voulu ne pas enattendre l’exécution en tuant Vanda ?
Cette observation était d’une logiquerigoureuse et frappa Rocambole.
– Cependant, dit-il, les gens qui ontpénétré ici pour s’emparer de Vanda devaient être de connivenceavec sir James. Car, sans cela, comment seraient-ilsentrés ?
– Mais, répondit Milon, si cela était,maître, il faudrait supposer que c’est sir James qui leur aouvert.
– Oui.
– Alors pourquoi ne sont-ils pas venus ausecours de sir James quand nous l’avons enlevé ?
– C’est juste, murmura Rocambole, quidonc soupçonner alors ?
– Cet Allemand.
– Le major Hoff ?
– Oui.
Rocambole parut réfléchir un moment.
– Si ce que tu dis là est vrai, fit-il,cet homme n’a point agi tout seul.
– C’est probable.
– Il y a une femme dans son jeu, et cettefemme, c’est justement milady.
– Naturellement, dit Milon.
– Or, milady va venir ici.
– Naturellement, répéta Milon, puisquesir James lui a donné rendez-vous.
Comme Milon parlait ainsi, la cloche de lagrille se fit entendre.
Rocambole s’approcha d’une croisée et aperçutun petit coupé brun qui stationnait devant l’hôtel.
Une femme en descendit et entra dans la courd’un pas rapide.
Bien qu’elle eût un voile épais sur le visage,Rocambole la reconnut sur-le-champ.
C’était milady.
Et il courut au vestibule et dit au valet dechambre :
– Introduis cette dame au salon etprie-la d’attendre.
Le laquais suivit les instructions à lalettre.
Milady, qui s’attendait à être reçue par sirJames Nively, le représentant du terrible Ali-Remjeh, pénétra dansle salon sans défiance.
À peine était-elle assise que Rocamboleentra.
Milady étouffa un cri de surprise en levoyant, car elle avait, sur-le-champ, reconnu en lui le personnagequi s’était dit l’ami de Lucien et avait annoncé la veille à MarieBerthoud le duel du jeune homme avec le marquis deRouquerolles.
– Comment ! dit-elle, vous ici,monsieur ?
– Oui, milady.
– Vous connaissez donc sir JamesNively ?
– C’est-à-dire qu’il m’a chargé de vousrecevoir.
– Moi ?
Et milady eut comme un geste d’effroi.
Mais elle eut bientôt repris son calme et sonimpassibilité ordinaires.
– Sans doute, monsieur, dit-elle, sirJames, forcé de sortir, vous a chargé de me prierd’attendre ?
– Pas précisément, milady.
Elle prit un air étonné.
– Je ne vous comprends pas, dit-elle.
– Milady, reprit Rocambole en laregardant fixement, sir James Nively n’est plus ici, il a dû partirce matin pour Londres.
– Alors, dit-elle, je n’ai plus qu’à meretirer.
– Pardon ! fit Rocambole, j’ai lespouvoirs de sir James et qui mieux est, ceux d’Ali-Remjeh.
À ce dernier nom, milady tressaillit et seleva vivement.
– Qu’avez-vous dit ? fit-elle avecune émotion subite.
– J’ai dit que j’avais les pouvoirsd’Ali-Remjeh.
Milady le regardait avec une sorted’étonnement.
– Cela ne doit pourtant pas vous étonner,reprit Rocambole, que le chef des Étrangleurs de l’Inde ait desreprésentants partout.
– Comment vous nommez-vous donc ?demanda-t-elle.
– Je suis le major Avatar…
Ce nom résonnait pour la première fois auxoreilles de milady et ne lui apprit rien.
Rocambole poursuivit :
– Milady, je vais en deux mots vous fairecomprendre que je suis initié à tous vos secrets.
Elle continuait à le regarder avecinquiétude.
– Ali-Remjeh est le père de votre fils,continua Rocambole.
– Après ? fit-elle.
– Vous avez trempé vos mains dans le sangde votre père.
Elle devint livide.
– Après ? dit-elle encore.
– Maintenant, poursuivit Rocambole, il ya entre Ali-Remjeh et vous une communauté de secrets telle que vousdevez lui obéir.
– Qu’ordonne-t-il ? demanda-t-elleavec soumission.
– Je vous le dirai dans trois jours.
– Ah !
– Hier on vous a permis de voir votrefils.
– Oui.
– Et vous l’avez vu ?…
– Si je l’ai vu ! s’écria-t-elleavec un subit enthousiasme.
– Dans trois jours, à pareille heure,vous me trouverez chez lui, et là, vous saurez ce que veutAli-Remjeh.
En même temps, Rocambole eut un geste quivoulait dire :
– Pour aujourd’hui, notre entrevue estterminée.
Milady se leva et fit un pas de retraite.
Le major Avatar reconduisit la mère de Lucienavec les marques du plus profond respect.
Seulement, comme ils traversaient la cour, illui dit :
– Un mot encore, milady ?
– Je vous écoute, monsieur.
– Pour Paris entier, je ne suis que lemajor Avatar, et pour votre fils, je suis l’homme qui lui a servide témoin.
– Eh bien ?
– Si vous ne voulez pas qu’il arrivemalheur à votre fils, milady, vous vous tairez sur notreentrevue.
– Oh ! dit milady, la recommandationest inutile. Mon fils ne doit pas savoir…
– Ce n’est pas seulement pour votre filsque je parle, dit Rocambole.
– Pour qui donc encore ?
– Pour Franz.
Ce nom fit monter le rouge au visage demilady.
– Vous savez encore cela ?fit-elle.
– Je sais tout, dit-il avec calme, ainsiprenez garde !
Et il lui offrit la main pour remonter envoiture.
Milady partie, Rocambole rejoignit Milon qu’ilavait laissé dans le boudoir de Vanda.
– Eh bien ? fit celui-ci avecanxiété.
– Cette femme croyait trouver ici sirJames.
– Bon !
– Et elle ne sait même pas que Vandaexiste.
– Alors ce n’est ni elle ni ses complicesqui ont fait le coup ?
– J’en suis convaincu.
Et Rocambole, rêveur, prit sa tête à deuxmains.
– Maître, dit Milon, Wasilika est morte,sir James est en notre pouvoir… Si quelqu’un a pu enleverVanda…
– Eh bien ?
– Ce ne peut être que Timoléon.
Ce mot fit tressaillir Rocambole des pieds àla tête.
– Oh ! fit-il, quel nom as-tu doncprononcé là ?
– Lui seul peut vous en vouloir…
– Soit. Mais il n’est pas en France.
– Qui sait ?
– Et alors même qu’il y serait, commentaurait-il pu retrouver la trace de Vanda ?
– Vanda ne vous a-t-elle pas dit, la nuitdernière, que sir James avait voulu la tuer ?
– Sans doute.
– Qui donc aurait pu avertir sir James dela trahison de Vanda dont, ce matin encore, il était éperdûmentamoureux ?
Un éclair terrible passa dans les yeux deRocambole.
– Ah ! dit-il, malheur à lui s’il aosé de nouveau se mêler de mes affaires !
Milon secoua la tête.
– Maître, dit-il, je crois que Timoléonne vous craint plus.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il n’a plus rien à perdre dansla dernière partie qu’il jouera avec vous.
– Que veux-tu dire ?
– Sa fille est morte.
Rocambole fit un pas en arrière.
– Es-tu sûr de cela ? dit-il, et situ en es sûr comment le sais-tu ?
– Je l’ai appris durant notre séjour àLondres.
Rocambole retomba un moment dans sarêverie.
Milon l’en arracha par ces mots :
– Si c’est lui, dit-il, nous n’avons pasun moment à perdre.
– Tu crois ?
– Peut-être a-t-il assassiné Vanda.
Quelques gouttes de sueur perlèrent au frontde Rocambole.
– Il faut la retrouver… il faut retrouverTimoléon, dit encore Milon.
– Il faut attendre ici d’abord, ditfroidement Rocambole.
– Ici !
– Sans doute il avait une clé pours’introduire dans l’hôtel, et il ignore la disparition de sirJames.
– Vous croyez ?
– Alors il reviendra, dans l’espérance dele trouver.
– Vous avez raison, dit Milon, mais si,pendant ce temps…
Et la voix de Milon tremblait.
– Tu vas rester ici, dit Rocambole.
– Et vous, maître ?
– Moi je vais tâcher de retrouver lapiste de Vanda.
**
*
La police, si clairvoyante qu’elle soit,échoue quelquefois dans ses investigations, lorsqu’elle manque depoint de départ.
Rocambole était certainement aussi habile quela plus habile police du monde ; et nous l’avons vu à l’œuvrebien souvent.
Mais, cette fois, le point de départ luimanquait.
Milon avait bien parlé de Timoléon, mais cen’était qu’une prévention et non une certitude.
Évidemment si on avait enlevé Vanda, rien neprouvait que Timoléon fût l’auteur de cet enlèvement.
Il fallait donc prendre garde de s’égarer dansdes investigations aussi longues qu’infructueuses, or, l’uniqueroute à suivre, c’était la recherche de ce fil conducteur quirépondait au nom de Vanda.
Les roues du fiacre avaient tourné surelles-mêmes devant l’hôtel.
La voiture avait dû regagner le rond-point desChamps-Élysées.
Rocambole s’adressa à un commissionnaire quistationnait au coin de l’avenue Gabrielle.
Le commissionnaire prétendit que la nuitprécédente, en effet, vers minuit et demi, comme il sortait de chezun marchand de vin, il avait vu un fiacre arrêté au milieu del’avenue Marignan ; que, peu après, ce fiacre avait passéauprès de lui et qu’il avait entendu un homme assis à côté ducocher lui dire :
– Nous allons à Romainville. Tu prendraspar les boulevards extérieurs.
Mais le commissionnaire n’avait pas songé àregarder dans l’intérieur du fiacre.
Ce renseignement était trop vague pour queRocambole pût en tirer parti.
Comme il s’éloignait, le commissionnaire lerappela et lui dit :
– Je crois bien que les lanternes étaientrouges, et que les deux chevaux étaient dépareillés. Il y en avaitun noir et un alezan.
Ces deux couleurs sont assez communes parmiles chevaux de fiacre.
Néanmoins Rocambole dit :
– On a dû prendre la voiture à l’une desstations voisines ; cherchons…
Il y a une place de voitures en haut desChamps-Élysées.
Rocambole se dirigea vers ce point.
La voiture qui se trouvait en tête étaitjustement attelée de deux chevaux en tout semblables à ceux que lecommissionnaire avait dépeints.
Rocambole remarqua qu’on avait lavé la voiturele matin, mais tellement à la hâte que le dessous de la caisseétait encore maculé par places d’une boue jaune et blanche quin’était pas la boue des rues de Paris.
Cette voiture avait dû faire une excursionnocturne dans les champs et passer, auparavant, dans un de cesruisseaux où vont se déverser les eaux noirâtres des fabriques dontla Villette, Belleville et Ménilmontant sont couverts.
Rocambole ouvrit la portière et le cocher quisommeillait sur son siège s’éveilla.
– À l’heure, dit Rocambole.
– Où allons-nous, mon bourgeois ?demanda le cocher d’un air de mauvaise humeur.
Rocambole le regarda sévèrement de cet œilinvestigateur que possèdent seuls les agents de police.
– Nous allons à la préfecture,répondit-il.
Le cocher fit un mouvement de surprisedésagréable.
– Eh bien ! dit Rocambole, est-ceque les chevaux dorment aussi ?
Le cocher prit les rênes et fit claquer sonfouet.
Le fiacre partit.
Comme il descendait les Champs-Élysées encoredéserts, Rocambole baissa la glace de devant et tira le cocher parle pan de son pardessus.
Celui-ci se retourna :
– Nous allons à la préfecture, ditRocambole, et la course pourrait bien être plus longue que tu nepenses.
– Pourquoi donc ça ? fit lecocher.
– Tu ferais peut-être mieux de meconduire tout de suite à Romainville.
À ce mot, le cocher ne put pas être maîtred’un mouvement de surprise et même d’effroi.
– Bon ! dit Rocambole, je vois quetu m’as compris. Arrête un moment !
Et comme le fiacre s’arrêtait, Rocamboleouvrit la portière, descendit et monta à côté du cocher en luidisant :
– Nous allons causer un brin, moncamarade !
Le cocher était si ému que son attitudeembarrassée avait sur-le-champ confirmé tous les soupçons deRocambole.
Celui-ci ajouta, en tirant un cigare de sapoche :
– J’aime à fumer au grand air,marche !
De tous les hommes soumis directement àl’autorité de la préfecture de police, le cocher de fiacre ou deremise est le plus tremblant, peut-être parce qu’il est le plussouvent en défaut.
Les faits-divers des grands journauxrapportent à chaque instant l’histoire d’un honnête cocher quirapporte trente mille francs trouvés dans sa voiture ; maisils ne disent pas assez combien ce serviteur du public est grossierà ses heures, insolent, narquois, brutal, quand il se croit assuréde l’impunité.
Le cocher qui renverse un piéton fouette soncheval à tour de bras et se sauve.
Le cocher mécontent d’un mince pourboireépuise le vocabulaire des injures.
Aussi cette gent mal famée a-t-elle grand’peurde la police.
Celui à côté duquel venait de monter Rocambolecrut voir en lui un haut représentant de l’autorité.
Aussi ne chercha-t-il point à s’insurgercontre la prétention de notre héros de monter à côté de lui.
Rocambole lui dit :
– Tu n’as pas besoin d’aller trop vite.Si je ne te conduis qu’à la préfecture, nous avons le temps.
Dans le cas contraire, nous rattraperons letemps perdu.
Cependant le cocher essaya de payerd’audace.
– Vous êtes un drôle de bourgeois tout demême, dit-il.
– Tu crois ?
– Dame ! Vous ne savez pas bien oùvous voulez aller.
– Cela dépend de moi.
– Faut croire, dit encore le cocher, quevous voulez prendre l’air, ce matin, et fumer votre cigare.
– D’abord.
– Et que ça vous est égal, l’endroit oùl’on va.
Mais Rocambole arrêta sur lui un regard calmeet froid :
– Mon bonhomme, dit-il, ce n’est pas lapeine de jouer au fin avec moi et tu perds ton temps. En deux mots,je vais te mettre au courant.
– Voyons ? dit le cocher defiacre.
– Si je te mène à la préfecture, tu yresteras, jusqu’à ce que ton affaire soit éclaircie.
– Mais, dit le cocher avec un mouvementd’effroi, on n’arrête pas les honnêtes gens.
– Quand ils prouvent qu’ils sonthonnêtes, non.
– Ça ne m’est pas difficile.
– C’est ce que nous allons voir, et jevais te prouver que tu pourrais te tromper. Tu as roulé cette nuit,n’est-ce pas ?
– Pardieu ! Faut-il pas que je gagnema vie ?
– Cela dépend au service dequi !
Et Rocambole, que l’attitude embarrassée ducocher confirmait de plus en plus dans ses soupçons,ajouta :
– Puisque tu ne veux pas me dire ce quetu as fait cette nuit, je te le dirai, moi.
– Ah ! fit le cocher entressaillant.
– Tu es parti de la rue Marignan…
– C’est mon quartier.
– Et tu es allé à Romainville.
La mine stupéfaite du cocher ne laissa plus undoute à Rocambole.
– Tu avais dans ta voiture, poursuivitRocambole, une femme qu’on avait attachée et qui avait un bâillondans la bouche.
Le cocher pâlit.
– Maintenant, continua Rocambole, je voisqu’au lieu de commencer par la préfecture, nous allons faire untour à Romainville.
– Mais… monsieur…
Rocambole tira sa montre :
– Je n’ai que deux heures à dépenser,dit-il, ainsi ne perdons pas de temps. Allons à Romainville, etprends bien garde de suivre un autre chemin que celui que tu aspris cette nuit.
– Monsieur, dit le cocher, je vois bienque vous êtes un rousse et qu’on ne vous monte pas lecoup.
– On essaye, fit Rocambole avec unsourire, mais on ne réussit pas toujours.
– Mais je vous jure que je ne connais pasles deux hommes et la femme qui ont emmené l’autre, dit lecocher.
– Ah ! il y avait deuxhommes ?
– Oui.
– Et une femme ?
– Vous le savez aussi bien que moi.
– Peut-être… dit Rocambole, mais je veuxvoir si tu essayes de m’enfoncer.
Le cocher tremblait et avait de la peine àtenir ses guides.
Rocambole poursuivit :
– Comment étaient les deuxhommes ?
– Il y en avait un grand et gros, avecdes cheveux presque blancs.
– Qui s’appelait Timoléon, dit Rocamboleà tout hasard.
– C’est cela, dit le cocher, l’autre luia donné ce nom.
– Et l’autre, comments’appelait-il ?
– Un drôle de nom, et la femme aussi,allez !
L’homme s’appelait le Pâtissier.
Rocambole tressaillit, mais son visage nelaissa rien percer de l’émotion qu’il éprouvait.
– Et la femme ?
– La femme s’appelait la Chivotte, dit lecocher, qui avait bonne mémoire.
Quelques gouttes de sueur perlèrent au frontde Rocambole.
Qu’était donc devenue Vanda aux mains de cestrois bandits ?
– Écoute-moi bien, reprit-il, après unsilence, et dis-toi que ton sort dépend de ta sincérité : tupeux aller au pré, rien que ça.
Le cocher étouffa un cri d’épouvante.
– Car, poursuivit Rocambole, tu t’esrendu complice cette nuit d’un enlèvement et peut-être d’unassassinat.
– Monsieur, je vous jure… que je croyais…qu’il s’agissait d’une affaire d’amour…
Rocambole regardait le cocher, et la terreurpeinte sur le visage de ce dernier lui disait qu’il étaitsincère.
– Allons à Romainville, dit-il, là… nousverrons…
Les mots d’assassinat et de complicité avaienttellement bouleversé le cocher qu’il n’eût pas même essayé de fuir,s’il en eût eu l’occasion.
Il se mit à suivre exactement le même cheminet contourna les buttes Chaumont, après avoir longé jusque-làl’ancien boulevard extérieur.
Puis il prit le chemin creux qui aboutissaitaux champs.
Mais, arrivé au bout, il dit :
– Je me suis arrêté là.
Rocambole descendit ; il put seconvaincre de la véracité du cocher.
On voyait distinctement sur la terre fangeusele train de la voiture qui avait tourné sur elle-même.
Puis quelques empreintes de pas quidescendaient dans le sentier.
Rocambole reconnut le pied mignon et finementchaussé de Vanda.
Il était sur ses traces.
Mais où conduisait ce sentier ?
Rocambole savait heureusement son Paris parcœur : il se dit aussitôt :
– S’ils ne l’ont pas assassinée, ilsl’ont séquestrée dans les Carrières de Pantin.
J’arrive trop tard, ou trop tôt.
Trop tôt, si Timoléon a déjà assouvi sur ellela haine qu’il me porte.
Trop tard s’il faut la délivrer.
En effet, ce n’était pas dans le costume qu’ilportait que Rocambole pouvait se risquer à pénétrer dans cesnouveaux repaires de vagabonds et de voleurs.
– Il faut attendre à ce soir, dit-il.
Et le cœur plein d’angoisses, mais toujoursimpassible, il remonta dans le fiacre en disant aucocher :
– Ramène-moi à Paris, là je verrai ce queje dois faire de toi.
Rocambole revint donc à Paris.
– Où faut-il vous conduire ? demandale cocher tout tremblant.
– À la préfecture, réponditRocambole.
La terreur du cocher augmentait.
– Mon garçon, lui dit Rocambole, je nedois pas te cacher que tu as été, sans le vouloir, je veux bien lecroire, le complice d’un attentat.
– A-t-on assassiné la personneenlevée ?
– C’est ce que je ne sais pasencore ; et c’est ce que je saurai bientôt.
– Mais, mon bon monsieur, dit le cocher,je vous jure que je suis innocent…
– C’est possible. Mais ton affaire n’estpas bonne. Où demeures-tu ?
– À la Chapelle, rue de la Goutte-d’Or,n° 2.
– Ton nom ?
– Ambroise Giraud.
Rocambole tira son carnet de sa poche etinscrivit ce nom et cette adresse.
Le cocher tremblait de tous ses membres.
– Conduis-moi toujours, dit Rocambole.Nous verrons…
Le cocher gagna la rue Lafayette et la suivitjusqu’au faubourg Saint-Martin ; mais lorsqu’il allaits’engager dans cette nouvelle artère qui, descendant vers lesboulevards, était la voie la plus courte pour arriver à lapréfecture de police, Rocambole lui dit :
– Ramène-moi donc avenue Marignan.
Le cocher poussa un soupir de soulagement etcontinua à suivre la rue Lafayette, descendit vers la rue Laffitte,gagna le boulevard des Capucines et, de là, les Champs-Élysées.
Rocambole réfléchissait durant le trajet.
Le cocher vint s’arrêter devant la grille dupetit hôtel où il avait stationné déjà pendant la nuit précédente,tandis que Timoléon, la Chivotte et le Pâtissier enlevaientVanda.
Rocambole lui dit :
– Attends-moi !
Et il s’élança dans l’hôtel.
Milon n’avait pas bougé. Quand Rocambole luiavait donné une consigne, l’honnête colosse n’y eût pas manqué enprésence de l’échafaud.
– Eh bien ? fit-il anxieux.
– Je suis sur ses traces, réponditRocambole.
– Ah !
Et le maître raconta comment son instinctmerveilleux lui avait fait retrouver le cocher et comment il étaitallé jusqu’à l’endroit où Timoléon et ses complices avaient forcéVanda à descendre de voiture.
– Eh bien ! dit Milon, il faut allerà Pantin.
– Sans doute.
– Et le plus tôt sera le meilleur.
– Non, dit Rocambole. Ou les misérablesont déjà assassiné Vanda, ou ils la gardent prisonnière. Dans cedernier cas, si nous voulons la délivrer, c’est en allant, la nuitprochaine, nous mêler aux voleurs et aux vagabonds, qui seréfugient dans les carrières.
– Vous avez raison, murmura Milon. Maisque c’est long d’attendre à ce soir ?
– Il le faut.
– Et que ferons-nous d’ici là ?
– Qui sait ? Timoléon viendrapeut-être se jeter sur notre passage. Il n’a pas enlevé Vanda d’icisans avoir quelque projet sur l’hôtel où nous sommes.
– C’est juste, dit Milon.
Rocambole rejoignit le cocher.
– Tu peux t’en aller, lui dit-il. Mais jete conseille de reconduire ta voiture à la compagnie, de dire quetu es malade et de rentrer chez toi.
– Pourquoi donc ? demanda naïvementle cocher.
– Parce que, d’un moment à l’autre, onpeut avoir besoin de toi, à titre de témoin, et il faut qu’on t’aitsous la main. Je pourrais te mettre en état d’arrestation, mais tuas l’air d’un honnête homme, plus bête que coupable, et j’ai pitiéde toi.
Le cocher crut Rocambole sur parole et se mità verser des larmes de reconnaissance.
Rocambole ajouta :
– Maintenant un dernier conseil, et jet’engage à en profiter.
– Oh ! monsieur, murmura le pauvrediable, de plus en plus convaincu qu’il avait affaire à un hautagent de police, parlez ! Je ferai tout ce que vousvoudrez.
– Le hasard pourrait te remettre enprésence de l’un de ces trois bandits.
Le cocher frissonna.
– La police a l’œil sur toi,souviens-t’en. Si tu venais à manger le morceau, tudeviendrais tout à fait complice.
– Ils sont gerbés d’avance,répondit le cocher, s’il n’y a que moi pour les prévenir.
Et il s’en alla, pénétré dereconnaissance.
**
*
Or, ce que nous venons de raconter se passaitprécisément le soir de ce jour où Timoléon prenait ses dispositionspour délivrer sir James Nively.
Nous l’avons vu sortir à la nuit, sousprétexte d’aller manger dans une gargote du carré Saint-Martin, etse heurter, à l’angle de la rue de ce nom, avec un homme quimarchait d’un pas rapide.
Cet homme, on s’en souvient encore, qui ne lereconnut pas, et qu’il reconnut, lui, c’était Milon.
– Bon ! s’était dit Timoléon avec unsourire, il va savoir rue du Vert-Bois si on n’a pas des nouvellesde Vanda.
Timoléon se trompait.
Milon allait rue du Vert-Bois, par ordre deRocambole, savoir si personne n’avait rôdé autour de la maison etsi rien de nouveau n’était survenu depuis la nuit précédente.
Comme Timoléon avait merveilleusement joué sonrôle de placeur, et que, de plus, il avait agi en grand mystère, lefruitier répondit à Milon que tout était dans l’ordre accoutumé, etMilon s’en alla.
Rocambole lui avait donné rendez-vous à labarrière de Belleville, dans un cabaret situé en face de l’ancienneet fameuse Courtille.
Milon n’était plus vêtu de ce confortablepaletot qui lui donnait l’air d’un domestique de confiance.
Il avait revêtu l’uniforme obligé des gens quivont la nuit chercher un refuge sur les fours à plâtre.
Pantalon sale et frangé, souliers éculés,blouse déchirée recouvrant un lambeau de paletot, linge devenunoir, cravate en corde, chapeau défoncé, rien n’y manquait.
Jamais mendiant doublé de voleur n’avait euune mise plus réussie.
Rocambole, qu’il eut rejoint en moins de vingtminutes, avait également dépouillé jusqu’à la ressemblance du majorAvatar.
Il avait une redingote graisseuse, unecasquette de velours posée sur l’oreille, un gilet à carreauxrouges, et il avait mis son pantalon dans de vieilles bottesplusieurs fois remontées.
Une large chaîne en chrysocale, veuve de toutemontre, et une pipe en fausse écume complétaient cette tenue quiétait celle d’un de ces hommes qu’on voit errer à onze heures dusoir chez les marchands de vin, ayant au bras des créatures fardéesqui n’ont conservé de la femme que le nom.
On aurait pu, à le voir ainsi, l’appeler lebeau Polydore ou le joli Dodolphe.
Le cabaret dans lequel Milon le rejoignitétait rempli d’un monde auquel ils semblaient maintenantappartenir.
Il y avait un peu de tout : quelquesouvriers honnêtes, et beaucoup de créatures perdues, de vagabonds,de voleurs à la flan et à la tire.
Tout cela riant, buvant, criant, se disputantet faisant un tapage d’enfer.
– Restons ici un moment, dit Rocamboletout bas après avoir demandé une chopine, nous aurons peut-être desnouvelles de Pantin.
En effet, comme Milon s’asseyait, la porte ducabaret s’ouvrit et une femme entra en disant :
– Merci ! j’en ai assez descarrières ! Tous ces brigands-là n’ont-ils pas manquém’assommer ?
– Tiens ! dit une des femmes quibuvaient dans le fond de la salle, c’est toi, Nora ?
– Oui, c’est moi.
– Tu as un œil au beurre noir, mapetite.
– C’est les gens de Pantin que me l’ontmis sur le plat répondit-elle.
– Écoutons, dit Rocambole qui se prit àregarder cette fille avec attention.
La femme qui venait d’entrer n’était autre quemademoiselle Nora Pitanchel, ex-figurante du théâtre de Montrouge,présentement sans engagement, mais non sans inquiétude, car lapolice recherchait depuis longtemps cette aimable artistedramatique pour différents méfaits étrangers à sa profession.
Nous l’avons vue, il y a quelques jours, auxCarrières d’Amérique, sur le four à plâtre nommépompeusement l’Eldorado, tenir le dé de laconversation, le crachoir, comme on dit dans un certainmonde qui n’a rien de commun avec le faubourg Saint-Germain, eténumérer les divers princes russes, moldaves et autrichiens quis’étaient disputé son cœur.
Mais le temps dont elle parlait était fortloin déjà si on s’en rapportait à son visage couperosé, à sestempes estampillées par la fatale patte d’oie, et à sa bouchedémeublée.
Son costume était aussi ravagé que safigure.
Nora Pitanchel portait, sur une crinolineeffondrée et dont les cerceaux affectaient des formes injurieusespour la circonférence, une vieille jupe de soie qui n’avait plus decouleur, mais qui pouvait bien avoir été bleue.
Un caraco rouge couvrait mal ses épaulesamaigries.
Enfin elle avait enfermé à la diable, dans unfilet rouge, graisseux, ses cheveux noirs qui grisonnaient à lanaissance du front.
La femme qui l’avait interpellée à son entréedans le cabaret, n’avait rien exagéré en lui disant qu’elle avaitun œil au beurre noir.
En effet, la partie gauche de son visage étaitcomme tuméfiée, et à peine l’œil apparaissait-il au milieu d’uncercle tricolore, rouge, noir et jaune.
– Tu as reçu là un fameux atout !lui dit encore son interlocutrice.
– C’est cette canaille de Léon, réponditNora Pitanchel.
– Ton ancien ?
– Justement.
– Vous avez eu des mots ?
– C’est-à-dire qu’il m’a lâchéepour une méchante chipie qu’on appelle Zélie.
– La petite Zélie de la rue duVert-Bois ?
– Elle-même.
Au mot de rue de Vert-Bois, Milon et Rocamboleécoutèrent plus attentivement encore.
– Une jolie connaissance qu’il a faitelà, je m’en vante ! dit la femme.
– C’est pourtant aux Carrièresd’Amérique que la chose m’est arrivée, dit Nora.
– Comment donc ça ?
– Un soir, il y a huit jours de ça, onjasait à l’Eldorado. Léon n’y était pas. Zélie, que sonlogeur, le fruitier de la rue du Vert-Bois, avait mise à la portefaute de braise, était venue en garni cheznous.
Personne ne la connaissait, mais àl’Eldorado tout le monde est chez soi.
Voilà que cette petite gale se mit à raconterune histoire et à parler d’un petit garçon qu’on appelleMarmouset.
Milon étouffa un cri… mais Rocambole lemasquait et personne ne prit garde à lui.
Nora continua :
– Il y avait là un ami qu’onappelle le Pâtissier.
– Un fameux ! dirent quelques-unsdes buveurs.
– Le Pâtissier voulait savoir l’adressede Marmouset, Zélie ne veut pas la lui donner. Le Pâtissier menacede la battre. Ça fait une bagarre ! Voilà-t-y pas que je meprends d’amitié pour cette petite.
– C’est toujours comme ça que çacommence, dit la femme.
Nora reprit :
– Le lendemain, Léon arrive et nousdit : mes petits agneaux, la rousse va venir ici cette nuit.Que ceux qui ne veulent pas jaser avec les curieux demainmatin ramassent leur clique et leur claque et se donnent duvent !
Nous filons, j’emmène Zélie.
Trois jours après, ils étaient ensemble etj’étais laissée comme un vieux bas.
Mais je me suis donné du mal pendant ces troisjours ; j’en ai fait des pas et des marches pour lestrouver.
– Et tu les as pincés ?
– Oui, aux Carrières de Pantin,à l’hôtel du Dab.
– Et puis ?
– Et puis, dame ! je n’ai pas été laplus forte ! Léon m’a battue, et tous ces gredins qui étaientlà se sont mis contre moi. Ah ! les brigands ! Dire qu’iln’y en a pas eu un seul pour me défendre…
Rocambole, à ces derniers mots,s’approcha.
– Hé ! dit-il, c’est que ce sonttous des feignants et des lâches !
Et il se posa devant Nora Pitanchel, de façonà faire valoir tous les avantages de sa taille et de soncostume.
Nora le regarda.
– Tu as l’air d’un bon garçon, toi ?dit-elle.
– Et je suis solide, fit Rocambole.
– Tu me plais, dit encore NoraPitanchel.
– Toi aussi.
– Veux-tu de mon cœur ?
– Je ne demande pas mieux ; mais ilfaut que j’extermine Léon auparavant.
Nora fut charmée de l’air belliqueux que pritalors Rocambole.
En même temps, il se fit un cercle autour delui et il devint le centre de tous les regards.
– D’où donc que tu viens, toi ?demanda un des buveurs.
– J’ai fait le voyage de l’Amérique pourde bon, répondit modestement Rocambole.
Ce qui voulait dire :
« Je reviens de Cayenne. »
– Et vous êtes quitte avec laCigogne ? fit Nora.
– Pour le moment, mais ça ne durera paslongtemps : pas vrai, camarade ?
Et Rocambole regarda Milon.
Le vieux colosse se leva à son tour et montracomplaisamment ses épaules herculéennes.
On battit des mains.
– Monsieur que vous voyez là, ditRocambole, vous tue un bœuf d’un coup de poing.
– Ça se pourrait bien, murmura-t-on à laronde.
– Si tu veux venir avec nous, mamignonne, reprit Rocambole en s’adressant à Nora Pitanchel, on terecevra bien aux Carrières de Pantin.
– Et tu rosseras Léon ?
– Léon et tous ceux qui voudront ledéfendre.
– Ça me va, dit Nora, tu es monhomme.
– Eh bien ! il faut battre le ferquand il est chaud.
– Tu as raison.
– Allons-y !
Et Rocambole jeta vingt sous sur la table pourpayer les deux chopines.
Nora s’était déjà pendue à son bras.
– Bonsoir la compagnie ! ditMilon.
Et tous trois sortirent aux applaudissementsde l’assemblée.
Quand ils furent dehors, Rocambole dit àNora :
– Tu es donc à sec ?
– Oui.
– Tiens ! voilà deux roues dederrière.
– Et il lui mit deux pièces de cent sousdans la main.
Nora lui sauta au cou.
– Écoute, poursuivit Rocambole,j’exterminerai tout pour te faire plaisir, mais il y a encorequelqu’un à qui j’en veux.
– Et qui donc ?
– Le Pâtissier.
– Ah ! fit Nora Pitanchel, je douteque tu le rencontres aux Carrières de Pantin.
– Pourquoi ?
– Il n’y est pas encore venu.
– Qui sait ? fit Rocambole.
Et ils se mirent en route.
Milon se disait :
– Pour que le maître emmène cettecréature et se soit fait son chevalier galant, il faut qu’il aitson idée.
Rocambole tressaillit en voyant NoraPitanchel, après avoir gravi le faubourg de Belleville tourner àgauche dans la rue des Moulins.
La rue des Moulins aboutit à la butteChaumont, et il y avait gros à parier que Nora allait prendre cechemin creux, suivi la nuit précédente par la voiture, et au boutduquel Timoléon avait fait mettre pied à terre à Vanda.
Rocambole ne se trompait pas.
Nora lui fit prendre cette route, et toustrois descendirent dans la plaine par ce sentier boueux et glissantdans lequel Vanda avait fait plusieurs faux pas.
La nuit était noire et pluvieuse, le ventviolent.
Mais Nora connaissait son vallon de Pantincomme sa poche.
Elle n’hésita pas une seconde en chemin, etconduisit Rocambole et Milon à l’hôtel du Dab.
C’était là que la rixe avait eu lieu, que Noraavait été rossée par Léon ; c’était là qu’elle espérait leretrouver et lui faire faire connaissance avec les poings vigoureuxde Rocambole et les épaules herculéennes de Milon.
Mais en entrant dans la carrière, Nora poussaun cri de désappointement.
Léon et Zélie avaient disparu.
Quand les voleurs et les vagabonds couchés surle four, virent paraître Nora flanquée de ses deux acolytes, ils semirent à rire.
– Tu as été racoler du monde, luidirent-ils, mais ça ne te servira pas à grand’chose. Léon estparti.
– Où est-il ? demanda Nora Pitanchelavec colère.
– Cherche-le, mais pas ici, il n’y estpas.
Et l’on se mit à rire de plus belle.
Rocambole se pencha à l’oreille de l’anciennefigurante et lui dit :
– Pour peu que tu y tiennes, mon ami etmoi nous allons tremper une soupe à ces messieurs ;mais je crois qu’il vaut mieux commencer par Léon.
– Tu as raison, mon homme, dit Nora. Tousces gens-là sont des lâches, qui ne valent pas le coup depoing : allons-nous-en !
– Bon voyage ! lui cria-t-on commeelle sortait de la carrière avec ses deux chevaliers.
Ils allèrent ainsi de l’hôtel du Dabà Mexico, et de Mexico à Sébastopol,c’est-à-dire à deux autres carrières qui avaient reçu ces nomspompeux.
Nulle part ils ne rencontrèrent Léon.
Rocambole observait tout, examinait tout,parlait quelquefois du Pâtissier, et comme il s’exprimait dans leplus pur argot des bagnes et des maisons centrales, personne nedoutait qu’il ne fût un ami, c’est-à-dire un voleur.
Aussi ne se cachait-on pas de lui ; et sion ne pouvait lui donner des nouvelles du Pâtissier, c’est quepersonne n’avait vu ce dernier.
La carrière où Timoléon avait conduit Vandaétait inconnue.
Milon et Rocambole passèrent tout près dufameux puits, ne se doutant point que celle qu’ils cherchaientétait à quelques centaines de pas sous terre.
La nuit s’écoula en recherchesinfructueuses.
Nora croyait poursuivre son amant infidèle etsa rivale préférée.
Rocambole, au contraire, ne pensait qu’àVanda.
Les premières lueurs de l’aube les surprirentdans la plaine de Pantin.
Cependant, cette nuit-là même, la Chivotte etle Pâtissier avaient apporté à manger à Vanda.
Mais la fatalité n’avait pas voulu qu’ilsrencontrassent Rocambole.
Ce dernier, voyant le jour, se pencha àl’oreille de Milon et lui dit :
– Il faut pourtant nous débarrasser decette femme.
– Comment ? demanda Milon.
– Nous allons voir…
Nora était harassée de fatigue.
Rocambole lui dit :
– Puisque Léon n’est pas à Pantin, c’estqu’il est resté dans Paris avec sa largue. Retournons à labarrière.
– Ça va, dit Nora Pitanchel.
– Nous le retrouverons bien sûr dansquelque bouchon de Belleville ou de la Villette.
– Allons, dit Nora qui ne tenait plus surses jambes.
On se remit en route et l’on descendit par lesButtes-Chaumont sur l’ancien boulevard extérieur.
– Si nous buvions un coup ? ditRocambole.
Et il fit entrer Nora et Milon chez unmarchand de vin qui venait d’ouvrir sa boutique.
Nora avait soif, elle avait faim.
Rocambole fit apporter du vin et du fromage,dans le cabinet unique de l’établissement.
Nora dévora et but à longs traits.
Après le vin, on passa à l’eau-de-vie.
Nora, au bout d’une heure, avait la tête silourde qu’elle s’appuya sur la table.
La fatigue acheva l’œuvre. Elles’endormit.
– Filons ! dit alors Rocambole.
Et tous deux sortirent sur la pointe du pied,laissèrent cent sous au comptoir et dirent qu’ils allaientrevenir.
**
*
Le reste de la journée fut employé parRocambole et Milon en recherches non moins infructueuses.
Après avoir repris leurs habits ordinaires,ils se rendirent aux Champs-Élysées.
Les domestiques du petit hôtel de l’avenueMarignan étaient dans la consternation.
Ils n’avaient vu revenir ni sir James Nively,ni Vanda.
Milon alla rue du Vert-Bois.
Le fruitier le prit à part et lui dit d’un airmystérieux :
– Il est venu, hier soir, une femme quis’appelle Zélie.
– Est-ce qu’elle a demandé aprèsmoi ?
– Non, dit le fruitier, mais elle voulaitvoir le petit.
– Qui ça, Marmouset ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Je l’ai flanquée à la porte. C’est unede mes anciennes locataires. Je m’en méfie !
Milon rapporta ces paroles à Rocambole quil’attendait sur le boulevard Saint-Martin.
Rocambole lui dit :
– Tu vas t’installer rue du Vert-Bois.Cette femme reviendra sans doute. Tu lui parleras et si elle aquelque nouvelle du Pâtissier à nous donner, tu me l’amèneras rueSaint-Lazare en lui promettant tout l’argent qu’elle tedemandera.
Milon, fidèle à la consigne qu’il avait reçue,s’installa dans l’arrière-boutique du fruitier et attenditZélie.
Rocambole était retourné rue Saint-Lazare.
Il comptait beaucoup sur l’intelligence etl’audace de Vanda.
Vanda était morte ou prisonnière.
Dans le second cas, si épaisses que fussentles portes de la prison, si bien surveillée qu’elle fût, elletrouverait un moyen de faire parvenir à Rocambole un mot, unbillet, un renseignement quelconque.
Rocambole en était si convaincu qu’ils’enferma rue Saint-Lazare et attendit.
La journée s’écoula.
Milon ne revint pas. C’était une preuve queZélie n’avait pas reparu rue du Vert-Bois.
Puis la nuit vint, et une partie de la soirées’écoula.
Rocambole commençait à désespérer, lorsqu’ilentendit du bruit dans l’antichambre.
Le petit groom, l’ancien serviteur de milady àRochebrune barrait le passage à une sorte de mendiante avinée quiinsistait pour entrer.
Rocambole parut.
Cette mendiante, c’était Philippette.
Elle tenait à la main le papier sur lequelVanda avait tracé en russe ces quelques mots :
« Prisonnière… au pouvoir de Timoléon…suis la femme qui te porte ce billet… promis deux centslouis. »
– Enfin ! murmura Rocambole, qui neput contenir plus longtemps cette émotion terrible qui l’étreignaitdepuis trente-six heures.
Et il s’apprêta à suivre Philippette.
Revenons à Timoléon que nous avons laissé sefaisant une lanterne de son cigare pour déchiffrer le billet deVanda.
Nous l’avons vu aller au-devant du Pâtissier,après avoir recommandé à sir James Nively de ne point bouger et dene faire aucun bruit.
Le Pâtissier l’attendait au coin de la rueSaint-Martin.
– Eh bien ? est-ce prêt ?demanda Timoléon.
– C’est prêt, fit le Pâtissier.
– Où est le baril ?
– Le baril, la mèche, tout est dans lepuits.
Timoléon tira de sa poche une grosse montred’argent.
– Il n’est que neuf heures, dit-il, nousarriverons avant que Philippette soit partie.
Et ils prirent un fiacre qui les conduisit auxbuttes Chaumont.
Des buttes, ils descendirent à pied dans laplaine.
Là, le Pâtissier demeura auprès du puits,tandis que Timoléon s’approchait sans bruit de la carrière oùdevait se trouver Philippette.
Nous avons vu comment il aborda cette dernièrelorsqu’elle sortit.
Philippette ne savait pas plus ce que voulaitfaire Timoléon qu’elle ne savait ce qu’était le major Avatar.
Timoléon savait quelques mots de russe et illui fut aisé de traduire le billet de Vanda.
Vanda disait : « Suis la femme quite porte ce billet… »
– Ça marche comme sur des roulettes,murmura Timoléon en rendant le billet à Philippette.
– Eh bien ? dit celle-ci, quefaut-il faire ?
– Pardieu ! Il faut porter le billetà son adresse.
– Et vous croyez que j’aurai les deuxcents louis ?
– Certainement, puisqu’il est convenu quenous partagerons.
– Oh ! dit Philippette, si celaarrive et que j’aie ma part, je veux me griser sans désemparer,pendant six mois de suite.
Timoléon se mit à rire.
– Mais pour que tout aille comme tu veux,dit-il, il faut que tu fasses ce que je voudrai.
– Comment donc çà ?
– Que tu écoutes bien mesrecommandations.
– Voyons ?
– Tu vas d’abord venir avec moi.
– Où çà ?
– Par ici.
Et Timoléon prit la vieille femme par le braset l’entraîna vers un petit monticule qui se trouvait à peu près àégale distance du puits et de la carrière à ciel ouvert danslaquelle Philippette avait fait du feu.
Sur ce monticule, il y avait une broussailleet cette broussaille cachait une petite excavation.
– Écoute bien ce que je vais te dire, ditalors Timoléon. La personne que tu vas amener pour délivrer cettedame aura soin de se munir d’une corde et d’un pic.
– Pour quoi faire ?
– Tu vois ce trou ?
– Oui.
– C’était la première entrée de lacarrière abandonnée dans laquelle j’ai enfermé la petite dame.
– Bon !
– Avec trois coups de pic, il aura creuséun trou, avec la corde qu’il fixera à une pierre il pourradescendre.
– Et c’est par là qu’ilremontera ?
– Naturellement, dit Timoléon, dontPhilippette ne vit pas le mauvais sourire. C’est égal, je vais tedonner un conseil.
– Lequel ?
– Tu feras bien de te faire payerd’avance.
– Pourquoi ?
– On ne sait pas ce qui peut arriver. Ilpeut se casser le cou en descendant.
Philippette regarda Timoléon. La nuit n’étaitpas claire, mais elle vit briller les yeux du misérable d’une joieinfernale.
– Ah ! je crois que je comprends,papa, dit-elle.
– À bon entendeur, salut ! ditTimoléon. Seulement, fais bien attention à lui ; c’est que situ ne joues pas serré, nous sommes flambés et tu n’auras rien.
– C’est pourtant un messière,dit Philippette faisant allusion au major Avatar.
Messière est un mot d’argot qui veutdire bourgeois.
– Oui, mais c’est un malin ; ainsi,prends garde !
– Bon, murmura Philippette, je n’ai paspassé la moitié de ma vie à Saint-Lazare pour être née d’hier… etje ne suis pas saoûle, ce soir… Je l’enfoncerai joliment, lebourgeois.
Et Philippette s’en alla pour remplir sonmessage.
Timoléon redescendit vers le puits.
Le Pâtissier l’avait découvert et il étaitcouché auprès.
– Embarque ! dit Timoléon.
Et il descendit le premier.
Puis, quand le Pâtissier l’eut rejoint, ilalluma sa mèche soufrée, disant :
– Vérifions les objets.
– Mais, dit le Pâtissier, vous allezdonner l’éveil à la jolie dame.
– Non, dit Timoléon.
– Cependant elle va voir la lumièrepasser sous la porte.
– Elle n’est plus dans la carrière.
– Hein ?
– Elle est dans le boyau qui conduit àl’autre, mais ce n’est pas par là qu’elle pourra sortir.
En même temps, Timoléon passait l’inspectiondes objets apportés par le Pâtissier au fond du puits.
Il y avait d’abord une scie à main, semblableà celles dont se servent les menuisiers pour faire un trou ronddans une planche.
– Je ne sais pas trop ce que vous voulezfaire de ça, dit le Pâtissier.
– Tu le verras plus tard.
Il y avait ensuite une longue mèche soufréepareille à celle dont se servait Timoléon, en ce moment, pour yvoir clair.
Ensuite une petite futaille qui aurait pucontenir quinze ou vingt litres de vin : c’était de poudre àcanon qu’elle était pleine.
– Voilà de quoi faire sauter la moitié dePantin, dit Timoléon.
– Et c’est pour… Rocambole ?…
– Naturellement.
Les yeux du Pâtissier brillaient d’une joieféroce.
– Maintenant, mon bonhomme, poursuivitTimoléon, nous n’avons plus qu’une chose à faire.
– Laquelle ?
– Nous croiser les bras et attendre.
– Attendre quoi ?
– Que le gibier vienne donner têtebaissée dans le panneau que nous lui avons tendu.
– Mais, dit le Pâtissier, je devine bienà peu près ce que vous voulez faire ; seulement…
– Seulement tu ne t’expliques pas lesmoyens ?
– Non.
– Eh bien ! patience et tu verrasqu’à moins d’être le diable ou le bon Dieu, il n’y a pas moyen quel’ami Rocambole en réchappe.
En même temps, Timoléon éteignit la mèchesoufrée et tous deux demeurèrent immobiles et silencieux au fond dupuits.
Philippette s’était donc présentée chez lemajor Avatar, et Rocambole s’était montré dans l’antichambre aumoment où le petit groom parlementait avec la vieille femme quiinsistait pour entrer.
D’un coup d’œil rapide, Rocambole eut toiséPhilippette.
C’était une de ces femmes qui sont descenduesau plus bas de l’échelle sociale.
Mais le papier qu’elle apportait était bien del’écriture de Vanda, et peu importait à Rocambole la messagèrequ’elle avait choisie.
D’ailleurs, il y avait une chose qui nefaisait pas doute pour Rocambole.
Vanda était au pouvoir de Timoléon.
Par conséquent, si elle était parvenue àcorrompre quelqu’un et à l’intéresser à son sort, ce quelqu’un nepouvait être qu’une de ces créatures abjectes que Timoléonemployait si volontiers.
Ainsi qu’elle l’avait dit à ce dernier,Philippette ne manquait ni d’intelligence ni d’astuce, lorsqu’ellen’était pas prise de boisson.
Si Rocambole avait pu soupçonner un piège,l’attitude que prit tout d’abord Philippette l’eût rassuré.
– Mon bon monsieur, dit-elle, en venantici je joue gros jeu, parce que les gens qui vous ont pris votrepetite dame me tueraient s’ils savaient que je mange lemorceau.
Mais votre petite dame m’a dit que vous étiezgénéreux.
– C’est-à-dire, interrompit Rocambole,qu’elle vous a promis deux cents louis.
– Vous l’avez dit.
– Rassurez-vous, la mère, vous lesaurez.
Mais Philippette se rappelait larecommandation de Timoléon.
– J’aimerais autant les avoir tout desuite, dit-elle.
– Pardon, quand nous aurons retrouvécelle que je cherche, dit Rocambole.
Philippette ne bougea pas.
Rocambole comprit qu’elle ne marcherait que sielle voyait l’argent.
– Venez par ici, dit-il.
Et il la fit entrer dans son cabinet et ouvritun tiroir de son secrétaire.
Dans ce tiroir, il y avait une poignée debillets de banque.
– Connaissez-vous ça ? dit-il en luien montrant un.
– Pardi ! j’en ai assez remué dansmon jeune temps, quand je roulais voiture, dit Philippette. Ce sontdes billets de mille francs.
Rocambole en prit quatre et les mit dans sapoche. Puis il referma le tiroir en disant à Philippette :
– Quand vous m’aurez conduit, vous lesaurez.
Il parlait avec un tel accent de franchise etde fermeté à la fois, que la complice de Timoléon comprit qu’il nela trompait pas et qu’il ne donnerait l’argent qu’après avoirretrouvé Vanda, mais que rien ne le lui ferait lâcherauparavant.
– C’est bien, dit-elle,partons !
– Où allons-nous ? demandaRocambole.
– À Pantin.
Il tressaillit au souvenir de ses recherchesinfructueuses.
– Ah ! dit Philippette, ils sontmalins, allez !
– Qui donc ?
– Ceux qui ont enfermé la petite dame.Ils l’ont mise dans une carrière qui est bouchée et que personne neconnaît plus.
Ceci confirmait tous les soupçons deRocambole.
Tandis que Philippette parlait, il avaitrevêtu rapidement une mauvaise redingote et s’était coiffé d’unecasquette, ce qui lui donnait l’air d’un ouvrier.
Puis il avait, sans que Philippette le vît,glissé deux pistolets et un poignard dans ses poches.
– À présent, dit encore Philippette, cen’est pas tout.
– Que faut-il encore ?
– Vous pensez bien que si j’avais étémoins vieille et plus robuste, en place de venir vous chercher,j’aurais délivré la petite dame, mais il y a de l’ouvrage,allez ! il faudrait avoir un bon pic et une longue corde.
– Nous prendrons tout cela en route, ditRocambole, filons !
Et il la prit par le bras et sortit avec elle,au grand étonnement du petit groom qui ne pouvait comprendrecomment un homme de la valeur et de l’éducation du major Avatarpouvait se donner une semblable compagnie.
Dans la rue, Rocambole arrêta un fiacre, y fitmonter Philippette et dit au cocher :
– Mène-nous aux buttes Chaumont, mais enpassant tu t’arrêteras rue du Vert-Bois, au numéro 19.
Philippette tressaillit.
Comment le major Avatar pouvait-il avoiraffaire précisément dans la maison où Timoléon demeurait ?
– Nous allons nous procurer un pic et descordes, dit Rocambole.
Le fiacre partit.
Un quart d’heure après, il arrivait rue duVert-Bois.
La rue était déserte, la boutique du fruitierfermée.
Mais un filet de lumière passait sous laporte.
Rocambole frappa.
Ce fut le fruitier qui vint ouvrir.
Il y avait trois personnes dansl’arrière-boutique : Milon, la Mort-des-braves et unefemme.
Milon se précipita à la rencontre deRocambole.
– Eh bien ? dit-il.
La femme se retourna et murmura :
– Le maître !
Rocambole laissa échapper un gested’étonnement ; il avait reconnu l’ancienne prisonnière deSaint-Lazare, la belle Marton, la femme au chien.
En effet, le chien, ce chien merveilleuxd’instinct, qui avait aidé à sauver Mlle AntoinetteMiller, était couché sous la table.
Il grogna un moment : mais il finit parreconnaître Rocambole et se mit à le caresser.
– Que fais-tu ici ? demandaRocambole.
Philippette était restée dans la voiture et nepouvait entendre ce qui se passait dans la boutique.
– Maître, répondit Marton, je suis venuede la part d’une femme appelée Zélie.
– Bon ! fit Rocambole.
– Prévenir ce jeune homme qui se cacheici que le Pâtissier veut lui jouer un mauvais tour.
– Je le sais, dit froidementRocambole.
– Zélie est venue déjà, mais le patronl’avait mise à la porte, alors elle m’a envoyée et bien heureux quej’ai trouvé Milon.
– Maître, dit Milon tout bas, avez-vousdes nouvelles de Vanda ?
– Oui.
Et Rocambole, qui paraissait fort calme, ditau fruitier :
– Il faut me trouver une de ces longuescordes qui te servent à descendre ton vin dans la cave.
– Bon, dit le fruitier, c’est facile.
– Puis un pic ou une bêche.
– Vous savez que j’ai un pic, je vais lechercher.
– Mais où allez-vous donc, maître ?demanda Milon.
– Délivrer Vanda.
– Alors vous venez me chercher ?
– Non, tu resteras ici.
– Pourquoi ?
– Parce que le Pâtissier et Timoléonrôdent sans doute autour de la maison et qu’il faut veiller surGipsy.
Le fruitier revint quelques minutes après.
Il portait le pic et la corde dont il avaitfait un écheveau.
– Maître, murmura Milon, n’est-ce pointassez de la Mort-des-braves et de notre ami le fruitier pour garderGipsy ?
– Non.
– Comment, vous allez toutseul ?
– Oui.
– Maître… j’ai peur…
– Imbécile ! dit Rocambole.
Et il lui montra la crosse de ses pistolets,ajoutant tout haut :
– Vous allez tous m’attendre ici.
Et il regagna la voiture dans laquelle setrouvait Philippette.
– Aux buttes Chaumont, maintenant !dit-il au cocher.
Ainsi que nous l’avons dit déjà, Philippetten’avait pas vu, sans quelque inquiétude, le major Avatar se faireconduire rue du Vert-Bois.
Il est même probable que si elle avait eu lesdeux cents louis en sa possession, elle aurait pris la fuite tandisque Rocambole entrait dans la boutique du fruitier.
Mais Rocambole ne s’était point dessaisi, etelle resta.
Ensuite une réflexion était venue à son aide,pour calmer son anxiété qui n’était point dépourvue delogique :
– Je ne sais pas pourquoi Timoléon aenfermé cette dame dans les carrières, se dit-elle ; je nesais pas davantage pourquoi il veut qu’on la délivre ;pourquoi saurais-je les raisons du messière à venir rue duVert-Bois ? Tout ce que je sais, et ça me suffit, c’est qu’ily a deux cents louis à partager ; et voilà !
Rocambole, qui ne pouvait deviner lesréflexions de la vieille fille, se mit alors à l’interroger, tandisque la voiture montait le faubourg Saint-Germain.
Philippette lui raconta fort naïvement que, setrouvant sans asile, elle était allée coucher aux Carrières dePantin ; mais que là, on l’avait chassée en disantqu’elle était trop vieille ; puis qu’à force de chercher, elleavait trouvé une carrière à ciel ouvert avec un reste de feu, toutau fond, qu’elle y était entrée, et que, tandis qu’elle essayait deranimer le feu, elle avait entendu Vanda.
Philippette décrivit de son mieux la carrièreet l’excavation trop étroite à travers laquelle Vanda avait essayévainement de passer.
Elle raconta que Vanda lui avait détaillé laplace topographique de la carrière dans laquelle on l’avaitenfermée.
Rocambole écoutait tous ces détails avecattention.
Philippette lui dit ensuite :
– À la façon dont elle m’a parlé, lapetite dame, j’ai bien compris qu’il n’y avait qu’un homme capablede faire tout ça et que cet homme était Timoléon.
– Tu le connais donc ? fitRocambole.
– J’ai travaillé pour lui dans le temps,mais c’est un pingre. On n’a pas de l’eau à boire, avec lui, etpuis je n’aime pas les rousses. Alors, la petite dame m’adit que vous me donneriez beaucoup d’argent. Dame ! j’ai faitmes conditions, comme vous voyez… avec deux cents louis, j’ai dequoi boire et manger le restant de mes jours.
Rocambole ne répondit pas.
La voiture arriva en haut des buttesChaumont.
Rocambole donna dix francs au cocher et lerenvoya.
Puis il dit à Philippette :
– Viens ! je sais le chemin.
– Encore une drôle de chose ! pensal’ivrognesse.
Ils descendirent dans la plaine par ce sentierque Rocambole avait déjà suivi une fois.
Puis ils arrivèrent à cette planche jetéecomme un pont sur le torrent sans eau.
Bien qu’il ne fît pas clair du tout, la nuitétait moins obscure que deux heures auparavant.
Cela tenait sans doute à un vent du Nord quiavait nettoyé le ciel et remis à découvert les étoiles.
Rocambole suivait Philippette qui luidisait :
– Allons vite ! la pauvre petitedame doit se désespérer.
Rocambole, regardant, n’avançait qu’avecprécaution, portant autour de lui un regard clair et froid, auquelrien n’échappait.
La plaine était déserte et rien nebougeait.
Ils passèrent auprès du puits, dans lequelTimoléon et le Pâtissier s’étaient blottis.
Un moment, ce puits fixa l’attention deRocambole, mais Philippette marchait en avant.
Et puis la nature a refusé à l’homme cettepuissance d’odorat qu’elle a accordée aux animaux.
Rocambole passa.
Quelques minutes après, il était dans lacarrière à ciel ouvert et Vanda jetait un cri de joie.
Philippette s’accroupit de nouveau sur lefoyer pour rallumer quelques tisons, sur lesquels elle jeta unepoignée de broussailles sèches.
Bientôt les broussailles flambèrent etprojetèrent autour d’elle une certaine clarté.
Il suffit d’un coup d’œil à Rocambole pour seconvaincre qu’il lui serait impossible d’élargir ce trou formé dansle rocher, et à travers lequel il apercevait Vanda.
Celle-ci lui dit :
– Ce n’est pas par là que je suis entrée,comme tu le penses bien.
Et elle raconta l’histoire du puits, etdécrivit minutieusement ce couloir souterrain que fermait une portemassive et solidement fermée.
– C’est bien, dit Rocambole, j’enfonceraila porte à coups de pic.
Mais Philippette lui dit :
– Je sais un moyen plus simple dedélivrer madame.
– Lequel ?
– Avez-vous vu, reprit la vieille ens’adressant à Vanda, une sorte d’échafaudage au-dessus de lacarrière, et qui forme comme un plafond ?
– Oui, répondit Vanda.
– Eh bien ! en deux coups de bêcheon aura raison de la première entrée de la caverne, et avec lacorde que monsieur a apportée…
– Cette femme a raison, ditRocambole.
Philippette prit un tison enflammé etdit :
– Venez, je vais vous éclairer.
Rocambole la suivit et, pendant ce temps,Vanda se mit à ramper dans son boyau souterrain, de manière àredescendre dans la carrière.
L’entrée primitive de la carrière était àégale distance, nous l’avons dit, du puits et de l’autre carrière àciel ouvert, dans laquelle Rocambole avait pénétré tout àl’heure.
Celui-ci se mit à écarter les broussailles eteut bientôt trouvé une excavation de peu de profondeur danslaquelle il descendit.
Puis, ayant frappé du pied, il sentit le solrésonner sous lui, ce qui annonçait une cavité.
Soudain il se servit de son pic et en quelquescoups il eut déplacé une grosse pierre, puis une autre et encoreune autre.
Alors un trou apparut et les pierres tombèrentavec un bruit lourd.
– Vanda ! cria Rocambole.
Une voix monta des profondeurs ténébreuses decet abîme :
– Me voilà ! disait-elle.
Rocambole décrocha sa corde et en fixa uneextrémité à un bloc de rocher qui se trouvait auprès del’excavation.
Puis, quand il fut certain qu’elle étaitsolidement attachée, il dit à Philippette :
– Fais le guet, je descends ; lapauvre femme doit être trop exténuée de fatigue et de faim pouravoir la force de monter toute seule.
Philippette eut bien envie, en ce moment, deréclamer son argent.
Mais la crainte que Rocambole ne se défiât dupiège qu’on lui avait si habilement tendu jusque-là, l’enempêcha.
Rocambole saisit la corde et descendit avecl’adresse et la légèreté d’un somnambule.
Philippette voyait la corde se tendre sous lepoids de son corps.
Tout à coup la broussaille voisine s’agita, unêtre humain s’avança en rampant jusqu’à Philippette qui recula.
C’était Timoléon.
– Vous ! dit la vieille.
– Moi, tais-toi !
Et Timoléon qui tenait une hache à la main,coupa la corde d’un seul coup.
On entendit en même temps la chute d’un corps,puis un cri de douleur remonta des profondeurs de l’abîme.
**
*
La corde à laquelle il s’était suspendu, sedétachant tout à coup, et avant qu’il n’eût touché le sol,Rocambole était tombé d’une hauteur de quinze ou vingt pieds.
Mais le sol de la carrière était humide etoffrait une espèce d’élasticité qui amortit sa chute.
Le cri qui lui échappa, et qui monta vibreraux oreilles de Timoléon, était moins un cri de douleur qu’un crid’effroi.
Si brave que soit un homme, et en fait debravoure, Rocambole avait fait ses preuves, il ne se laisse paschoir dans un abîme inconnu et au milieu d’une obscurité profondesans un premier mouvement d’épouvante.
Au cri qu’il avait poussé, un autre cri avaitrépondu, celui de Vanda.
Mais Rocambole laissa tout aussitôt échapperun juron formidable et ajouta :
– La vieille sorcière, il faut qu’elleait détaché la corde.
– Mon Dieu ! dit Vanda, n’es-tu pasblessé, au moins ?
– Je ne crois pas, mais je suis étourdiet moulu.
Et au milieu de ces ténèbres opaques,Rocambole se prit à se tâter et à se palper par tout le corps, puisfit jouer ses membres l’un après l’autre afin de s’assurer qu’iln’avait rien de fracturé.
Il tenait debout sur ses pieds et se mit àfaire quelques pas.
Déjà Vanda lui avait jeté ses deux bras autourdu cou.
– Enfin ! disait-elle, enfin !te voilà !…
– Me voilà prisonnier comme toi, ditRocambole, on m’a tendu un piège et j’y suis tombé comme unniais.
Et, acheva-t-il avec un éclat de rire, il y ades gens qui croient en moi !
Un homme aussi intelligent que Rocambole nepouvait pas se tromper une minute sur l’accident dont il venaitd’être victime.
Cet accident était préparé ; et c’étaitune trahison.
– Nous avons été roulés, murmura-t-il,maintenant, il faut voir à nous tirer d’affaire.
Et il fouilla dans ses poches et en retira uneboîte d’allumettes bougies.
Un danger qu’on peut voir est à moitiéconjuré.
Quand l’allumette eut brillé, Rocamboleexamina à sa lueur le lieu où il était.
Il vit au-dessus de lui, à trente pieds dehaut, un trou rond.
C’était le trou qu’il avait fait lui-même,comme s’il eût voulu creuser son tombeau.
La carrière affectait assez correctement laforme d’une cloche et le trou par lequel Rocambole était tombé setrouvait juste au milieu de cette espèce de coupole.
Quant à la corde, elle s’était arrondie à sespieds.
Remonter vers ce trou était impossible :un chat, mais non un homme, y serait peut-être parvenu.
Les yeux de Rocambole tombèrent sur la portequi fermait le couloir du puits.
Mais Rocambole, ce jour-là, avait fait toutesles imprudences.
Son pic était demeuré au haut de lacrevasse.
Il n’avait d’autre engin pour enfoncer cetteporte que deux ou trois pierres qui s’étaient détachées de la voûtequ’il avait effondrée.
Mais il avait sur-le-champ retrouvé sonmerveilleux sang-froid, et il dit à Vanda :
– Nous sommes ensemble, c’est beaucoup.Sortir d’ici n’est plus rien.
– Ce misérable Timoléon, murmura Vanda,il ne t’a pas attiré ici sans avoir pris toutes sesprécautions.
– Je suis armé, répondit Rocambole, nousverrons bien.
Mais, auparavant, ajouta-t-il en laissantéchapper l’allumette qui commençait à lui brûler les doigts,auparavant, il faut y voir clair.
Il reprit sa boîte d’allumettes et la donna àVanda.
– Tu m’éclaireras, dit-il.
Les allumettes qu’on appelle des bougiesbrûlent environ deux ou trois minutes.
Vanda avait parfaitement comprisRocambole.
Une seconde allumette prit feu, et Rocambole,à sa lueur, étudia de nouveau la configuration de la carrière.
Dès lors, il fut fixé.
Tous ses efforts devaient se concentrer sur laporte.
Il la tâta, comme on dit, en se ruant sur elleet en lui donnant un vigoureux coup d’épaule.
La porte ne bougea pas.
Il recommença et ne parvint qu’à semeurtrir.
Alors, à la clarté d’une troisième allumette,il s’empara de la plus grosse pierre et en fit une sorte demerlin.
Puis il se rua de nouveau sur la porte,espérant toujours l’enfoncer.
Malheureusement c’était une pierre tendre quecelle dont il se servait, une pierre à plâtre, comme on dit.
Au lieu d’entamer la porte, elle s’entamaelle-même et se fendit en trois morceaux.
Le bloc de roche était devenu poussière, et laporte résistait toujours.
Rocambole prit une seconde pierre qui,bientôt, eut le même sort.
Mais soudain Vanda lui mit la main surl’épaule :
– Tais-toi, dit-elle.
– Qu’est-ce ? fit Rocambolefrémissant.
– N’entends-tu pas ?
– Un bruit… là… derrière…
Et elle laissa tomber l’allumette d’une main,après avoir montré la porte de l’autre.
Le silence et l’obscurité se firent de nouveaudans la carrière.
Rocambole, prêtant l’oreille, entendit, eneffet, derrière la porte, un bruit sourd qui allaitgrandissant.
C’était le bruit d’une scie.
Et il mit la main sur l’un de ses pistolets,disant à Vanda :
– Place-toi derrière moi et ne bougeonspas.
La scie allait son train.
Tout à coup, derrière la porte, une lueur sefit. On avait allumé soit une lampe, soit une torche.
En même temps, la scie à main traversa laporte et se mit à travailler régulièrement, perçant un trou d’unecirconférence parfaite.
Rocambole colla ses lèvres à l’oreille deVanda.
– Qui sait ? dit-il, c’est peut-êtreMilon qui m’aura suivi malgré ma défense et qui travaille à nousdélivrer.
Vanda ne répondit rien.
À mesure que la scie marchait, la lumière quibrillait de l’autre côté de la porte grandissait.
Tout à coup le panneau scié se détacha…
C’est-à-dire qu’il se fit dans la porte unebrèche de la largeur d’une assiette, et en même temps, un flot delumière frappa Rocambole et Vanda au visage.
En même temps aussi, une voix railleuses’écria :
– Allons, Rocambole, je crois que nousallons faire notre dernière partie, et que tu as perdud’avance.
Et le trou pratiqué dans la porte encadra uneseconde le visage lumineux et grimaçant de Timoléon.
– Pas encore ! répondit Rocambole,qui allongea vivement sa main armée de l’un de ses pistolets, etfit feu !…
La carrière répercuta le coup de pistolet avecun bruit tel que l’on eût dit qu’elle s’écroulait.
En même temps, la tête de Timoléon avaitdisparu de ce judas que le misérable venait d’improviser.
La détonation roula d’échos en échos pendantdix secondes, puis s’apaisa peu à peu et le silence se fit.
La lumière qui brillait de l’autre côté de laporte s’était éteinte.
Timoléon était-il mort ?
Rocambole l’espéra un moment, toutefois il nebougea pas.
Mais son espoir fut de courte durée.
Un éclat de rire moqueur retentit de l’autrecôté de la porte et exaspéra Rocambole, qui s’arma de son secondpistolet.
Timoléon, au moment où Rocambole faisait feu,s’était baissé rapidement et la balle avait passé au-dessus de satête.
– Tu tirais mieux que cela autrefois,disait le misérable. La main te tremble, à ta dernière heure,Rocambole !
– Ma dernière heure est loinencore ! répondit Rocambole.
Et il fit feu de nouveau.
Cette fois il entendit un cri de douleur,suivi de ce mot :
– Touché !
Rocambole se rua une fois encore contre laporte, et passant ses mains à travers le judas, il se mit à lasecouer avec fureur.
Mais la porte ne bougea pas, elle était d’unesolidité à toute épreuve.
– Touché ! touché ! répétaitTimoléon, mais je serai vengé ! Rocambole… ta dernière heureest venue.
– Nous serons vengés tous deux !disait une autre voix derrière Timoléon avec l’accent d’une hainesauvage.
– Pas encore ! répondait Rocambole,secouant toujours la porte sans résultat.
Vanda, immobile derrière lui, ne comprenaitpas encore comment Timoléon exécuterait sa vengeance, mais elleprévoyait quelque chose de sinistre et d’épouvantable.
– Rocambole, hurlait Timoléon, tu necomptais plus sur moi, n’est-ce pas ? tu ne croyais pas que jereviendrais jamais ?… Ah ! ah ! ah ! tu tetrompais !
Ma fille est morte ! pouvais-je tecraindre, désormais ?
Je t’ai suivi pas à pas, dans l’ombre,t’épiant jour par jour, détruisant patiemment ton œuvre.
Tu t’intéressais à Gipsy, tu voulais tedébarrasser de sir James ?
Eh bien ! j’ai délivré sir James et sirJames tuera Gipsy.
Je veux que tu saches tout cela, avant demourir… car tu vas mourir. Ah ! ah ! ah ! tu vasmourir !
Et Timoléon se tordait en blasphémant sur lesol du couloir souterrain : mais à la vigueur de sa voix, ondevinait que s’il était grièvement blessé, du moins sa blessure lelaisserait vivre quelque temps encore.
Rocambole s’empara de la boîte d’allumettesque tenait Vanda.
Et s’étant procuré de la lumière, il passa sonbras en dehors de la porte, de façon à éclairer le couloir.
Alors un spectacle étrange s’offrit à sesyeux.
Le couloir qui avait à peine trois pieds delarge renfermait deux hommes et un objet dont Rocambole n’entrevitd’abord la forme qu’imparfaitement, car il était à demi-masqué parles deux hommes.
L’un de ceux-ci cherchait à souleverl’autre.
C’était le Pâtissier.
L’autre, Timoléon, faisait de vains effortspour se remettre sur ses pieds et retombait sur le sol en poussantdes cris de rage.
La balle de Rocambole lui avait fracassé lacuisse.
– Ah ! disait Timoléon, écumant derage, tu n’en as pas moins perdu la partie, Rocambole !
En même temps, il se traîna pour démasquerl’objet que Rocambole n’avait fait qu’entrevoir.
C’était le baril.
Rocambole, à son tour, poussa un cri defureur.
Timoléon dit encore, s’adressant cette fois auPâtissier :
– Mets le feu à la mèche, charge-moi surtes épaules et allons-nous-en !
Rocambole devina alors ce que contenait lebaril.
Le Pâtissier exécuta l’ordre qu’il avaitreçu.
Il se procura du feu au moyen d’un briquet etralluma la mèche soufrée que tout à l’heure Timoléon avaitéteinte.
Rocambole, au contraire, avait laissé tomberson allumette, et maintenant si la lumière était dans le couloirsouterrain, l’obscurité régnait dans la carrière.
– Dépêchons-nous, ricanait Timoléon,s’adressant au Pâtissier. Dépêchons-nous ! Il ne faut pasfaire attendre Rocambole.
Et il grinçait des dents comme un damné queretournerait sur son brasier la fourche de Satan.
Le Pâtissier enleva alors la bonde du baril etintroduisit par cette ouverture l’autre extrémité de la mèche.
Cette mèche avait environ cinq pieds delongueur.
Elle pouvait brûler une demi-heureenviron.
Puis la mèche ainsi fixée, le Pâtissier endressa l’autre extrémité contre la paroi du souterrain.
– Maintenant, filons ! dit Timoléon,nous n’avons plus rien à faire ici.
Adieu, Rocambole !
Le Pâtissier reprit Timoléon dans ses bras etle chargea sur son épaule, répétant :
– Bonsoir, Rocambole ! Je te prometsque ton protégé Marmouset passera un mauvais quart d’heure.
Rocambole, sinistre et calme, serrait Vandadans ses bras.
Il vit le groupe s’éloigner, et il ne poussapas un cri.
La mèche brûlait lentement.
Au bout de quelques secondes, on entendit unnouveau cri de Timoléon, suivi d’un blasphème épouvantable.
Et Rocambole et Vanda écoutèrent.
– Lâche ! lâche ! criaitTimoléon qui était arrivé dans le puits.
– Je n’ai pas de corde et je ne peux pasvous monter, répondait le Pâtissier ; ce n’est pas de ma fautesi vous êtes trop lourd et si vous avez la cuisse cassée.
– Vas-tu donc me laisser ici ?criait Timoléon.
– Il le faut bien, répondait le Pâtissierdont la voix plus lointaine annonçait à Rocambole qu’il était horsdu puits. Il le faut bien, dans un quart d’heure la carrièresautera… bonsoir.
– Lâche ! hurlait Timoléon.
Alors Rocambole, qui collait toujours sonvisage au trou pratiqué dans la porte, vit reparaître Timoléon quise traînait sur le sol du couloir comme un reptile.
Il eut un moment d’espoir et crut quel’instinct de sa propre conservation dominerait la haine sauvagequi remplissait le cœur du misérable et qu’il arracherait la mèchedu baril.
Mais cet espoir fut de courte durée.
Timoléon se coucha auprès du baril et dit avecun accent de rage suprême :
– Eh bien ! nous mourronsensemble !
La mèche brûlait toujours et Rocambole,serrant Vanda sur sa poitrine, proféra ces mots :
– Il faut mourir !…
Tandis que la mèche brûlait, tandis queRocambole, Vanda et Timoléon attendaient le moment fatal où lebaril de poudre ferait explosion, d’autres événements se passaientrue du Vert-Bois.
Comme nous l’avons vu, Rocambole n’avait pasvoulu emmener Milon, en dépit des sinistres pressentiments decelui-ci.
Milon avait ordre de veiller sur Gipsy etMarmouset.
Et cependant, si jamais Milon avait eu enviede désobéir à Rocambole, c’était assurément ce jour-là.
– Je ne sais pas, murmura-t-il tandis quele fruitier refermait sa boutique, mais j’ai idée qu’il va arrivermalheur au maître.
– Oh ! dit la belle Marton, quelleidée !
– Nous avons affaire de nouveau àTimoléon, dit Milon, et j’aimerais mieux tous les Étrangleurs de laterre contre nous.
– Bah ! fit le fruitier, lesÉtrangleurs ne sont pas dangereux. Du moins celui que nous avonsmis dans la cave, là-bas, n’a pas encore donné signe de vie.
Je suis descendu tout à l’heure pour chercherle pic, rien n’a bougé.
– Il dort sans doute encore, fitMilon.
Comme Milon disait cela, on frappa doucement àla porte de communication qui, de l’allée, ouvrait dans laboutique.
C’était, comme on dit, la porte deslocataires.
Le fruitier alla ouvrir et fit un geste desurprise en voyant entrer Marmouset.
Marmouset était pieds nus et en chemise.
Sans doute quelque événement inattendu l’avaitarraché de son lit.
De plus, il posait mystérieusement un doigtsur ses lèvres.
– Qu’est-ce qu’il y a ? dit lefruitier de plus en plus étonné.
– Il y a, dit Marmouset en entrant, quenous sommes refaits et le maître aussi.
Milon sentit quelques gouttes de sueur perlerà ses tempes.
Marmouset reprit :
– C’est dans la cave que vous avez misl’Anglais ?
– Oui.
– Et vous croyez qu’il y estencore ?
– Dame !
– Eh bien ! il n’y est plus, ditMarmouset.
– Oh ! fit le fruitier, c’estimpossible.
– Il s’est échappé…
– Mais par où ?
– Je ne sais pas.
– Échappé ! murmura Milon dont lescheveux blancs se hérissèrent.
– Heureusement, dit Marmouset, que nousallons le reprendre.
– Où est-il donc ?
– Dans la maison.
Marmouset parlait toujours à voix basse.
– Ah ! mais par exemple !dit-il, faut pas faire du bruit, et il faut ôter vos souliers.
– Pourquoi ? demanda lefruitier.
– Écoutez donc, reprit Marmouset.
Et s’adressant au fruitier :
– Vous avez un nouveau locataire depuisdeux jours ?
– Oui.
– Un vieux qui tient un bureau deplacement ?
– C’est cela.
– Eh bien ! l’Anglais est chezlui.
Cela paraissait si extraordinaire que lefruitier regarda Marmouset, comme s’il eût douté que l’enfant jouîten ce moment de sa raison.
– Écoutez, vous allez voir, repritMarmouset.
– Parle.
– Vous savez que Gipsy couche dans lapièce du fond, celle qui n’est séparée que par une cloison del’appartement du vieux ?
– Oui. Eh bien ?
– J’étais couché depuis une heure et jecommençais à m’endormir. Il m’a semblé que Gipsy se plaignait et jesuis entré dans sa chambre sur la pointe du pied.
Depuis qu’elle est folle, elle pleure souventen dormant et elle a des cauchemars.
Je me suis donc approché de son lit ;mais elle dormait et ne rêvait plus.
J’allais me retirer, lorsque tout à coup j’aivu comme un point lumineux dans le fond de l’alcôve :
C’était un petit trou dans le mur ; untrou rond et percé avec une vrille.
Le lit de Gipsy ne touche pas au mur ; unsentiment de curiosité m’a poussé à entrer dans l’alcôve.
J’ai collé mon œil à ce trou et j’ai regardé,me disant :
– Qu’est-ce que peut bien faire monvoisin, à cette heure ?
Un homme était assis devant une table, del’autre côté du trou, c’est-à-dire dans l’appartement du vieux.
Cet homme avait le visage tourné de moncôté.
– Eh bien ?
– Ce n’était pas le vieux ; c’estl’Anglais ! Si vous en doutez, venez avec moi.
Milon et le fruitier ôtèrent leurs souliers ettous deux sans lumière, ils se glissèrent dans l’allée de la maisonet montèrent l’escalier en retenant leur souffle.
Marmouset, en sortant, avait ouvert la portesans bruit et l’avait laissée entre-bâillée.
Gipsy dormait toujours.
Marmouset pénétra de nouveau dans l’alcôve etde nouveau colla son œil au trou.
Puis il prit Milon par la main et, l’attirantdoucement, il le força à prendre sa place.
Milon regarda à son tour et recula ensuited’un pas.
– C’est lui ! dit-il.
Marmouset saisit de nouveau le bras deMilon :
– Oui, dit Milon.
Mais comme s’il eût été saisi de vertige, oudu moins comme s’il avait eu peur d’être abusé par ses propresyeux, il se tourna vers le fruitier et le poussa à son tour vers letrou pratiqué dans la cloison.
Le fruitier n’avait vu sir James qu’endormi,et par conséquent, comme mort.
Maintenant sir James avait les yeux ouverts etil était dans l’attitude calme d’un homme qui se croit seul.
Néanmoins le fruitier le reconnut.
– Oui, dit-il, c’est bien lui.
– Que faut-il faire ? demandaMilon.
– C’est bien simple, réponditMarmouset.
– Ah !
– Qu’a voulu le maître en le jetant dansun cul de basse fosse ? le supprimer provisoirement, n’est-cepas ?
– Oui.
– Eh bien ! dit Marmouset,allons !
Et il se dirigea vers la porte.
– Un moment, dit le fruitier.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandaMilon.
– Je me méfie des Anglais, dit lefruitier. Ils ont toujours des revolvers dans leurs poches.
– C’est bien possible, fit Marmouset.
– Et je vas prendre mon merlin, ajouta lefruitier.
Or, le merlin est une sorte de marteau aveclequel on tue un homme d’un seul coup.
Tandis que le fruitier descendait chercher sonmerlin, Milon et Marmouset s’étaient glissés sur le carré ets’étaient placés en sentinelle à la porte du logement de Timoléon,de façon à couper toute retraite à sir James Nively qui pouvaitavoir entendu quelque bruit et être pris du désir de fuir.
Le fruitier remonta.
– Un instant, dit Marmouset, si vous m’encroyez, vous me laisserez jaser le premier avec l’Anglais.
– Comme tu voudras, dit Milon.
Marmouset frappa à la porte.
Un bruit de chaise vivement remuée apprit àl’enfant et à ses compagnons que sir James s’était levébrusquement.
Mais on ne répondit pas, et la porte nes’ouvrit point.
– Voilà un coup d’épaule à donner,souffla Marmouset à l’oreille de Milon.
Le géant ne se le fit pas répéter.
Il s’arc-bouta contre la porte, donna unesecousse et la porte s’ouvrit avec fracas.
Sir James jeta un cri de stupeur et peut-êtremême d’épouvante en voyant ces trois hommes faire irruption dans lachambre.
Il avait reconnu Marmouset et Milon.
Le fruitier, sur un signe de Marmouset, se ruasur sir James, le saisit à la gorge et leva son terrible merlin,disant :
– Si tu pousses un cri, tu esmort !
Sir James était un homme de prodigieuxsang-froid, et si désespérée que lui parût la situation, il résolutde lui tenir tête.
Il fit un signe de la main qu’il ne voulaitopposer aucune résistance.
– Lâche-le, dit Marmouset, nous allonscauser.
Milon, sur un geste de Marmouset, allaitfermer la porte, lorsque la belle Marton et son chienentrèrent.
– Je veux en être, moi aussi, ditMarton.
Sir James avait croisé ses bras sur sapoitrine et regardait tous ces gens-là avec calme.
– Que me voulez-vous ? dit-il.
– Ferme la porte, Milon, ditMarmouset.
Puis s’adressant à sir James :
– Milord, dit-il, nous n’avons pas besoinde vous demander votre nom. Vous êtes sir James Nively, le chef desÉtrangleurs de Londres, mais nous désirons savoir comment, vousayant enterré vivant, il y a quarante-huit heures, dans une cave,nous vous retrouvons ici.
– C’est fort simple, répondit sir James,mes amis m’ont délivré.
– Je le pense bien, répliqua Marmouset,seulement ils ont eu tort de vous déposer ici puisque vous voilàretombé en notre pouvoir.
– Aussi, dit froidement l’Anglais,suis-je prêt à céder à la force.
– En vérité !
– Et à retourner dans la cave.
– Oh ! non pas, fit Marmouset.
– Ou à vous suivre où il vous plaira dem’emmener, dit encore sir James.
– Ceci est une erreur, fit Marmouset.
– Je ne comprends pas.
– Un homme qui, comme vous, sort d’unecave, en état de léthargie, est trop difficile à garder. Le maîtrene nous a pas donné d’ordres précis vous concernant, puisqu’ilignore encore votre évasion, mais certainement il nousapprouvera.
En même temps, Marmouset fit un nouveau signeau fruitier :
– Tu as une bonne poigne, dit-il, passeton merlin à Milon et étrangle-moi un peu milord.
Sir James pâlit ; mais il ne prononça pasun mot.
Milon s’était emparé du merlin, et le fruitiercommençait à serrer la gorge de sir James.
– Un moment, dit Marmouset.
Le fruitier s’arrêta dans sa pression et lemerlin prêt à retomber sur la tête de sir James, demeurasuspendu.
– Milord, dit Marmouset, si vous voulezgagner une heure ou deux, et attendre, par conséquent, le retour dumaître, qui décidera de votre sort, vous ferez bien de nous fairedes révélations.
– Hein ? fit sir James toujourscalme et qui avait paru attendre la mort avec l’impassibilité desOrientaux.
– Quels sont les amis qui vous ont tiréde la cave ?
– Je ne sais pas.
– Allons donc ! comment êtes-vousici ?
– Je ne sais pas…
– Prenez garde ! dit Marmouset, nousn’avons pas le temps de flâner.
– Mais enfin, s’écria Milon dont unsoupçon traversa l’esprit, si Monsieur est ici, c’est que lelocataire de l’appartement l’a bien voulu.
Un sourire passa sur les lèvres de sirJames.
– C’est probable, dit-il.
– Comment ! exclama le fruitier, cevieux ?…
– Ce vieux, dit Milon, est évidemment uncomplice de l’Anglais, et il nous a tous roulés…
– Alors, dit Marmouset, Monsieur va nousdire son nom.
Sir James haussa les épaules.
– Je l’ignore, dit-il.
– Prenez garde ! répéta Marmouset,si vous vous obstinez je vous fais assommer à coups de marteau.
– Non, dit Milon, le maître ne l’a pasdit.
– Mais, s’écria Marmouset, le maîtrecourt peut-être un danger à cette heure.
Sir James ne répondit pas ; mais unéclair de joie sauvage brilla dans ses yeux ; et Marmousetsurprit cet éclair.
En même temps, le chien qui, depuis deuxminutes furetait dans la chambre, se mit à hurler.
Il avait trouvé sur un fauteuil la vieillehouppelande du prétendu placeur et il la mordait avecfureur :
– C’est la pelure d’un ennemi, bien sûr,bien sûr ! dit la belle Marton.
Milon eut de nouveau un éclaird’intelligence.
– Comment est-il ce vieux-là ?demanda-t-il au fruitier.
Le fruitier lui dépeignit de son mieux lebonhomme.
Un nom jaillit des lèvres de Milon :
– Timoléon ! dit-il.
En même temps un mouvement échappa à sirJames.
– Nous sommes fixés, murmura Marmouset,qui avait surpris ce mouvement.
Le chien hurlait de plus belle.
– Mes amis, dit Marmouset, je partagel’opinion de Milon. Le maître court un grand danger, et il fautsauver le maître. Le bonhomme qui a loué cette chambre n’est autreque Timoléon. Où est-il ? Il faut que monsieur nous ledise !
Sinon, monsieur va mourir.
Milon avait repris son merlin, et le fruitier,sautant à la gorge de sir James, l’avait terrassé.
– Tuez-moi ! ricana sir James ;mais vous ne saurez rien… et je mourrai vengé !
– Frappe, Milon, frappe ! ditMarmouset.
Mais la belle Marton arrêta le bras deMilon.
– C’est pas la peine, dit-elle ;nous n’avons pas besoin de monsieur pour savoir où estTimoléon.
Le chien, qui entendait retentir ce nom pourla seconde fois, aboyait avec rage.
– Et comment le retrouverons-nous ?demanda Milon ?
– Mon chien est là, dit Marton.
Et s’adressant à l’animal :
– Cherche Timoléon, dit-elle,cherche ! cherche !
Le chien s’était élancé vers la porte.
Marmouset se retourna vers Milon :
– Cette femme a raison, dit-il. Lefruitier et la Mort-des-braves vont garder l’Anglais à vue, jusqu’àce que nous revenions, toi et moi. Ils feront même bien de leficeler un peu ; et, ma foi ! s’il fait du tapage…
– Faudra-t-il jouer du merlin ? ditle fruitier.
– Oui.
– Mais nous… fit Milon ?…
– Nous, dit Marmouset, nous allons suivreMarton, c’est-à-dire son chien, et si nous retrouvons Timoléon, ilfaudra bien qu’il nous dise ce qu’il a fait du maître.
La belle Marton s’était emparée de lahouppelande et la faisait sentir au chien qui hurlait toujours avecfureur, ses yeux sanglants tournés vers la porte.
Marmouset avait reconquis cette autorité dontil jouissait au départ de Londres, de par la volonté deRocambole.
Milon, le fruitier, la Mort-des-braves et labelle Marton, qui le voyait pour la première fois, s’étaientfranchement mis sous ses ordres.
En un tour de main, sir James Nively réduit àl’impuissance fut garrotté et reporté dans la cave ; mais, aulieu de le rejeter dans le puits et de l’y laisser seul, on lecoucha sur une planche à bouteilles, et la Mort-des-braves, armé dumerlin, demeura auprès de lui.
Quand ce fut fait, Marmouset dit aufruitier.
– Rappelle-toi que tu nous réponds deGipsy.
– Sois tranquille, dit le fruitier.
– En route ! dit Marmouset qui fitsigne à la belle Marton et à Milon.
La belle Marton avait passé, en guise delaisse, un mouchoir au cou de son chien, car l’animal voulaitabsolument s’élancer dehors et elle avait toutes les peines dumonde à le retenir.
– Mais tu vas emporter tes pistolets,j’imagine, dit Milon à Marmouset.
– Ça fait du bruit, répondit le gamin,mais enfin, on ne sait pas…
Et il glissa un revolver dans la poche de sonpantalon.
Mais avec le revolver il prit un poignard,ajoutant :
– Voilà qui vaut mieux.
– J’ai envie d’aller changer le mien pourle merlin qu’a la Mort-des-braves, dit Milon.
– Non, c’est inutile, il ne faut pasperdre de temps. Partons…
– Mais où allons-nous ?
– À la recherche de Timoléon, fitMarmouset.
– Ne vaudrait-il pas mieux se mettre à larecherche du maître ? dit Milon.
– Non.
– Pourquoi ?
– De deux choses l’une, dit Marmouset. Oule maître ne court aucun danger, et il vaut mieux mettre la mainsur Timoléon que de le gêner, lui, dans ses plans : – ou lemaître est menacé réellement de ce péril que tu redoutes, et alorsTimoléon est l’auteur de ce péril.
– C’est juste, fit Milon.
– Par conséquent, en nous emparant deTimoléon nous sauvons Rocambole.
– Tu parles d’or, mon enfant. Enroute !
La belle Marton était déjà sur le seuil de laporte extérieure de la maison.
– Faut-il lâcher le chien ?demanda-t-elle.
– Sans doute, répondit Marmouset, maispourrons-nous le suivre ?
– Quand il ira trop vite, je lerappellerai, répondit-elle.
Alors commença au cœur de Paris, une de ceschasses étranges, merveilleuses, qu’on eût dite empruntée à quelquerécit de trappeur ou de pionnier du Nouveau-Monde.
On sait comment les gardes-chasse et lespiqueurs pratiquent, en forêt, la nuit, cette opération qu’onappelle faire le bois.
Quelquefois le piqueur est seul, quelquefoisaussi un valet de chiens l’accompagne.
La nuit est silencieuse, ni lumineuse, ni trèsobscure ; le vent est tombé. La grande forêt dort avec seshôtes divers, l’oiseau sur la branche, la tête sous l’aile, lechevreuil dans sa reposée.
À dix pas des deux chasseurs nocturnes, unchien, un limier, marche non moins silencieux, traînant un cordeaudont un des gardes tient l’extrémité.
Le limier quête sagement, s’arrête parfois,étouffe un coup de voix et continue.
S’il s’est arrêté longtemps, s’il a le nezbien collé à l’empreinte découverte, piquet de chevreuil ou piquetde sanglier, les piqueurs s’approchent, rompent une branche d’arbreet marquent la brisée.
Puis le limier continue sa recherche.
La chasse que Milon, Marmouset et la belleMarton venaient d’entreprendre ressemblait à celle-là.
Le caniche marchait en avant, tantôt au pas,le nez à terre, tantôt la tête au vent et au petit galop.
Un coup de voix qui lui échappait de temps àautre apprenait aux trois chasseurs qu’il était toujours sur lavoie.
Timoléon s’en était allé à pied jusqu’auboulevard ; mais dans le faubourg Saint-Martin, il avait prisune voiture.
Là il y eut, comme on dit, un défaut.
Le caniche arrivé sur le trottoir de gauche,bondit en avant, s’arrêta, revint en arrière, s’arrêta encore,jappa avec inquiétude.
– Cherche, Phanor ! cherche !disait la belle Marton.
Et elle faisait sentir au chien la houppelandede Timoléon, dont elle avait fait un paquet.
Il était minuit passé et les passantscommençaient à être rares dans le faubourg.
Néanmoins quelques-uns s’attroupèrent et l’und’eux demanda de quoi il était question.
– Nous faisons la chasse aux rats,répondit Milon.
Les passants continuèrent leur chemin.
Phanor était descendu dans le ruisseau etflairait les pavés comme il avait flairé le trottoir.
Évidemment, c’était là que Timoléon avaitcessé de toucher le sol, et par conséquent d’y laisser un fumetidentique à celui qui s’exhalait de la houppelande.
Milon et Marmouset le regardaient aller, veniret revenir au même point, avec une inquiétude croissante.
Avaient-ils donc trop présumé del’intelligence du chien ?
Marton seule ne donnait aucune marqued’anxiété et disait :
– Il a été chien de recors, il finirabien par trouver.
En effet, le caniche fit entendre tout à coupun long aboiement, s’éloigna du trottoir, et se mit à suivre unetrace mystérieuse.
Un réverbère projetait sa clarté jusque sur lemilieu de la chaussée.
Marmouset suivit le chien et dit tout àcoup :
– Bon ! il a compris, et moiaussi.
– Timoléon est monté en voiture. Venezvoir…
Et il revint vers cet endroit du trottoir oùle chien avait hésité si longtemps, et il montra à Milon les rouesimprimées dans le ruisseau, en même temps que les pieds ducheval.
– Eh bien ? fit encore Milon.
– Eh bien ! le chien va suivre lavoiture, comme il aurait suivi l’homme.
– Mais c’est impossible !
– Pourquoi ?
– Parce qu’il a passé deux cents voiturespeut-être l’une après l’autre, dans la rue.
– Bah ! fit Marmouset, quiparaissait sûr de son fait, un bon chien ne fait jamais change.L’animal chassé peut bien passer au milieu d’un troupeau d’animauxsemblables, les chiens ne s’y trompent pas.
En route !
Le chien, par ses allures, semblait donnerraison à l’opinion de Marmouset.
Il s’en allait droit son chemin, le nez auvent, la démarche égale, remontant le faubourg Saint-Martin endroite ligne.
– Oui, oui, dit Marton, nous pouvons lesuivre ; il est sur les traces de Timoléon.
– Suivons-le donc, s’écria Milon ;car il faut sauver Rocambole !
À mesure qu’on remontait le faubourgSaint-Martin, les passants devenaient plus rares et les boutiquesétaient fermées.
Seules, quelques devantures de marchands devins entr’ouvraient parfois furtivement leurs portes basses etlaissaient échapper quelques buveurs attardés.
De temps en temps, Milon secouait la tête endisant :
– Je ne crois pas que ce chien puisseréellement suivre une voiture.
– Oh ! disait la belle Marton avecconfiance, il en a fait bien d’autres !
Mais Milon changea tout à coup de langage.
Le chien venait d’arriver à la rue Lafayette,qui coupe le faubourg Saint-Martin tout en haut.
L’animal n’hésita pas.
Au lieu de continuer à suivre le faubourg, ilprit la rue Lafayette à droite.
C’était la route des buttesSaint-Chaumont.
Et Milon se souvenait que c’était déjà lechemin que le cocher de fiacre leur avait fait prendre laveille.
Le chien suivit exactement la même route,arriva dans le chemin creux et s’arrêta.
Évidemment, Timoléon avait renvoyé la voitureà cet endroit.
– Cherche ! cherche ! disaitMarton.
Et elle lui donna à flairer la hoppelande deTimoléon.
Le chien remit son nez par terre et, tout àcoup, poussa un hurlement.
– Marchons ! dit Marmouset.
– Nous sommes déjà venus ici, dit Milonqui se baissa pour examiner le sol.
– Quand ?
– La nuit dernière.
En même temps, Milon frotta une allumette surson pantalon et s’abaissa vers les empreintes qu’avaient laisséesles roues de la voiture.
Mais Marmouset s’écria :
– Ce n’est pas une voiture qui est venueici, mais deux.
– La nôtre d’hier, dit Milon.
– Non, deux ce soir.
– Eh bien ?
– Celle de Timoléon et celle dumaître.
Et Marmouset siffla le chien qui revint surses pas, en lui disant :
– Cherche ! cherche !
L’intelligent caniche se mit à flairer l’unedes empreintes et ne dit mot ; mais il donna de la voix sur laseconde.
– C’est celle de la voiture de Timoléon,dit Marmouset.
– Bon ! fit Milon qui ne comprenaitpas encore.
– Et elle a passé avant l’autre, à preuveque la seconde a tourné dessus et a effacé à demi le train.
– Qu’est-ce que cela prouve ?demanda Milon.
– Cela prouve, répondit Marmouset, dedeux choses l’une : ou Rocambole poursuit Timoléon, ouTimoléon a tendu un piège à Rocambole.
De toute façon il faut nous hâter.
Le chien, laissé libre, s’était remis à suivreTimoléon à la piste.
Milon, Marmouset et Marton se remirent enroute derrière lui.
Ils se rendirent tous trois dans cette vasteplaine de Pantin que Milon et Rocambole avaient inutilementexplorée la veille.
Le caniche filait tout droit.
Quand il eut franchi le torrent desséché enpassant sur la planche qui servait de pont, il hésita un momentencore ; puis il prit à travers champs, et se dirigea vers lepuits.
– Où diable nous mène-t-il ? ditMarmouset.
Mais le chien tourna sur lui-même, s’éloignadu puits presque aussitôt, monta vers une broussaille qui setrouvait à cent mètres, la fouilla et en sortit un peu indécisencore.
Marmouset avait armé son revolver et Milonsaisi son poignard.
Le chien redescendit vers le puits.
Tout à coup, des cris confus arrivèrent auxoreilles de Marmouset.
Ces cris semblaient partir de dessous lui.
– Couchons-nous ! dit Marmouset.
Et tous trois se jetèrent à plat ventre sur letrou.
Le chien s’était rapproché du puits.
Soudain un homme en sortit et se mit àfuir.
Le chien aboya ; mais il ne se lança pasà la poursuite de cet homme.
Tout au contraire, il se précipita de nouveauvers le puits, hurlant de plus belle.
L’homme fuyait.
Mais à cent mètres du puits, Milon se dressadevant lui et le saisit à la gorge.
– Le Pâtissier ! exclama Marmouset,qui reconnut son ancien chef.
– Laissez-moi ! laissez-moi !dit le Pâtissier, cherchant à se dégager.
Mais le vieux géant l’avait renversé sous luien disant :
– Si tu ne me dis pas où est Rocambole,tu es mort !
– Rocambole ! hurla le Pâtissier àdemi étranglé… Rocambole !… ah ! ah ! ah !
– Parle, ou je te tue ! dit Milonqui lui effleura la gorge avec son poignard.
– Je ne sais pas ! dit lePâtissier.
– Tu mens !
Le Pâtissier jeta un cri, car la pointe dustylet avait entamé sa gorge.
– Parle ! répéta Milon, où estRocambole ?
– Perdu, répondit le Pâtissier.
– Perdu !
– Et vous aussi, ricana le misérable, sivous ne me laissez pas fuir… et si vous ne fuyez pas avec moi…
Milon le regarda d’un œil hagard.
– T’expliqueras-tu ? dit-il.
– Dans cinq minutes, la poudre aura prisfeu et nous sauterons !
Ces mots produisirent sur Milon une émotiontelle qu’il cessa d’appuyer son genou sur la poitrine duPâtissier.
Celui-ci se releva, voulant se dégager et fuirde nouveau.
Mais la main de fer de Milon l’étreignit.
– Laissez-moi…, ou nous sommes tousperdus ! répétait le Pâtissier, dont les dents claquaient deterreur.
Et comme Milon ne le lâchait pas :
– Rocambole et Timoléon sont dans unecarrière, dit-il, là… sous nos pieds… Il y a un baril de poudre, lamèche brûle !…
Tout va sauter !…
Marmouset jeta un cri et s’élança vers lepuits dans lequel le chien venait de disparaître.
– Eh bien ! dit Milon ivre dedouleur, tu ne verras pas l’explosion !
Et il enfonça jusqu’au manche son poignarddans la poitrine du Pâtissier.
Le Pâtissier tomba en jetant un cri.
Un cri et un ricanement de joie féroce.
Et, se tordant sur la terre humide, ilrépéta :
– Rocambole va mourir !… je suisvengé !
Cependant la terrible mèche brûlaittoujours.
Timoléon s’était couché à côté du baril etattendait tranquillement la mort.
Rocambole, après s’être épuisé en effortsimpuissants pour ébranler et enfoncer la porte, avait senti son âmede bronze se fendre.
Il voulait bien mourir, lui, mais il voulaitsauver Vanda.
– Timoléon ? s’écria-t-il.
– Que veux-tu ? demanda le blessé entournant la tête.
– Tu veux ma mort et je te comprends, etje ne te demande pas grâce pour moi ! dit Rocambole d’une voixsuppliante ; mais laisseras-tu mourir une femme ?
Timoléon ne répondit pas.
– Écoute, poursuivit Rocambole, quisuivait d’un œil anxieux les progrès du feu sur la mèche et lavoyait se consumer lentement, si tu veux arracher cette mèche, jete jure que je vais m’enfoncer mon poignard dans la gorge jusqu’aumanche.
Timoléon se mit à rire.
– Tu as trop de chance, répondit-il, tute manquerais.
– Tu attendras que j’aie rendu le derniersoupir pour ouvrir la porte, supplia encore Rocambole.
Mais Vanda se jeta à son cou :
– Non, dit-elle, je veux mourir avectoi.
Rocambole poursuivit :
– Que tu me haïsses, moi, je lecomprends : mais souilleras-tu tes mains du sang d’unefemme ?
– As-tu eu pitié de ma fille, toi ?ricana Timoléon.
Rocambole courba la tête.
La mèche brûlait avec une effrayanterapidité.
Rocambole prit son poignard.
– Je vais me tuer, dit-il. Quand je seraimort, peut-être auras-tu pitié d’elle.
Mais Vanda lui arracha le poignard et le jetapar la lucarne de l’autre côté de la porte, répétant avecenthousiasme :
– Puisque je veux que nous mourrionsensemble !
Rocambole poussa un cri étouffé et Timoléoncontinua à attendre la mort avec sa froide impassibilité.
Mais soudain Vanda se serra contreRocambole :
– Entends-tu ? dit-elle,entends-tu ?
– Quoi donc ? dit Rocambole.
Un aboiement avait retenti au-dessus de latête de Vanda.
C’était le chien de Marton qui venait defouiller la broussaille qui se trouvait auprès de la crevassesupérieure de la carrière.
– Peut-être vient-on à notre aide,murmura Vanda.
– Qui donc viendrait ? fitRocambole.
– Je ne sais pas… mais j’espèreencore…
Un second aboiement se fit entendre !…mais plus affaibli, plus lointain.
– Fol espoir ! dit Rocambole dontles regards semblaient rivés à la terrible mèche.
Mais soudain une ombre se fit dans le couloirque la mèche éclairait.
Une masse noire tomba comme la foudre et futd’un bond sur Timoléon.
– Le chien ! le chien ! criaVanda.
Le chien avait saisi Timoléon à la gorge, etil hurlait de rage.
– Le chien de Marton ! s’écriaVanda, qui le reconnut.
– Il n’éteindra pas la mèche, murmuraRocambole.
Le chien avait enfoncé ses redoutables crocsdans les chairs de Timoléon.
La douleur rendit à cet homme résigné à mourirun peu de l’instinct de la conservation.
Il essaya de se dégager, de lutter, et sesmains crispées rencontrèrent le poignard que Vanda avait jeté àtravers la porte pour empêcher Rocambole de se tuer.
Alors commença une lutte étrange et sauvageentre le chien et l’homme.
Timoléon frappait d’une main malassurée ; le chien exaspéré par la douleur le mordait avecfureur.
L’homme poussait des cris étouffés.
Le chien hurlait.
Rocambole et Vanda assistaient haletants à ceduel bizarre et avaient presque oublié la mèche qui brûlait.
Un moment, pourtant, ils eurent un étrangeespoir.
Dans ses bonds convulsifs, le chien avaittouché la mèche et avait failli l’entraîner hors du baril.
Mais le Pâtissier l’avait si profondémentenfoncée qu’elle résista.
Timoléon ne criait plus, il hurlait, et samain avait laissé échapper le poignard.
Mais bientôt ses mouvements s’affaiblirent,puis s’éteignirent tout à coup.
Un moment encore son corps convulsé s’agitasous le chien.
Puis il garda l’immobilité de la mort.
L’animal avait triomphé de l’homme.
Le chien de la belle Marton avait étrangléTimoléon.
Et il se coucha, tout sanglant, sur le cadavrede son ennemi.
– Au moins ! murmura Rocambole, nousallons mourir vengés !
**
*
La mèche n’était plus qu’à deux pouces dubaril.
– Plus d’espoir ? murmuraRocambole.
– J’espère encore, moi, répondit Vandaavec une énergie désespérée.
Rocambole s’était mis à genoux et demandaitpardon à Dieu de ses crimes.
La mèche avançait avec une rapiditévertigineuse.
– À genoux ! cria Rocambole à Vanda,à genoux ! et prie !
– Oh ! je t’aime… et Dieu tepardonnera ! répondit-elle en l’imitant.
La mèche commençait à lécher les paroisinférieures du baril, et, dans une minute, tout seraitfini !
Mais alors, une ombre nouvelle tomba comme lafoudre des bords du puits dans le souterrain, arriva en bondissantet jeta un cri :
– Sauvés !
C’était Marmouset qui venait d’arracher lamèche, juste au moment où elle allait atteindre la bonde dubaril.
Le chien se leva en hurlant, et Rocambolesentit Vanda glisser évanouie dans ses bras.
– Dieu ne veut donc pas que jemeure ! murmura Rocambole.
**
*
Il y avait deux jours que s’étaient accomplisles derniers événements que nous venons de raconter ; il y enavait quatre que les domestiques du petit hôtel de l’avenueMarignan n’avaient plus entendu parler ni de sir James Nively, nide la femme qui passait pour être sa femme ou sa fiancée et qu’ilsappelaient madame ; ni enfin de ce personnage mystérieux qui,s’étant présenté le lendemain de cette double disparition, avaitparlé avec le ton de l’autorité se disant un ami de sir James, etenjoignant à tous la plus profonde discrétion.
Pendant les deux premiers jours, lesdomestiques s’étaient scrupuleusement conformés à la recommandationde Rocambole.
Le premier surtout, ils avaient été tenus enrespect par Milon qui avait passé toute la journée dansl’hôtel.
Si on songe que sir James n’était à Paris quedepuis quelques jours, que les gens qu’il avait pris à son servicene le connaissaient pas, que par conséquent ils ne lui étaientnullement attachés, on comprendra leur parfaite indifférence.
Cependant, le troisième jour, comme personnene revenait, pas même ce personnage dont ils avaient un moment subila mystérieuse influence, la discorde commença à se mettre parmieux.
Le cuisinier et la femme de chambre parlèrentd’aller faire une déclaration chez le commissaire de police.
Le cocher, au contraire, rappela les sévèresrecommandations de Rocambole.
Le valet de chambre dit à son tour :
– Si ce soir il n’y a rien de nouveau, jefile, et je me paye moi-même mes gages.
L’hôtel ne renfermait que des meubles.
Si Vanda avait laissé des bijoux et sir Jamesde l’or tout cela était si bien serré, que la femme de chambre quis’était permis une petite exploration domiciliaire n’avait rientrouvé.
Mais le valet de chambre avait sans doute desrenseignements plus sérieux qu’il gardait pour lui-même.
Le quatrième jour parut et on ne vit rienvenir.
Le cuisinier reparla d’aller chez lecommissaire de police.
– Et pour quoi faire ? demanda lecocher.
– Mais, dame ! fit le cuisinier,pour déclarer que nos maîtres ont disparu.
– Qu’est-ce que ça te fait ?
– Rien, mais on me doit quinze jours degages, à dix francs par jour. Je veux être payé.
– Paye-toi toi-même, dit la femme dechambre.
– Sur quoi ?
– Fais venir un brocanteur et vends-luila batterie de cuisine.
– Et puis, un matin, sir Jamesreviendra.
– C’est possible.
– Et il me dénoncera comme voleur.
– Moi, dit la femme de chambre, j’attendshuit jours encore. Après, si je n’ai revu personne, je m’arrangeraide la garde-robe de la petite dame.
Le valet de chambre haussa les épaules.
– Vous êtes tous des niais, dit-il.
– Plaît-il, monsieur Antoine ?minauda la camérière.
– Certainement.
– Comment cela, s’il vousplaît ?
– Ne sommes-nous pas bien, ici ?
– Sans doute ; mais nous n’avons pasd’argent.
– Je sais où il y en a.
– Toi ! fit le cocher.
– Sans doute, moi.
– Et tu ne nous l’as pas dit ?
– J’avais songé d’abord à garder toutpour moi. Mais si vous êtes bien gentils, si vous voulez m’écouter,nous partagerons.
– Est-ce que la somme estronde ?
– Trois rouleaux de mille francs.
– Où sont-ils ? dit la femme dechambre, j’ai fouillé partout et je n’ai rien trouvé.
– Même dans le secrétaire qui est dans lachambre de l’Anglais ?
– La clé est restée après. J’ai fouillétous les tiroirs : je n’ai rien trouvé.
– Je suis pourtant certain qu’il y atrois mille francs.
– Mais où ?
– Dans un double fond que tu n’as pas vu.Seulement, mes amis, à chacun selon ses œuvres : comme j’aidécouvert le magot, je veux la plus grosse part.
– Ça, c’est juste, dit le cuisinier.
– Je garde un rouleau de mille pour moitout seul.
– Excusez ! dit la camérière.
– C’est un peu cher, observa lecocher.
– Non, si vous réfléchissez que j’auraispu tout prendre.
– Bien ! fit le cuisinier ;mais quand nous aurons cet argent, que ferons-nous ?
– Nous filerons.
– Et si on nous pince ?
– Il n’y a pas à nous pincer, puisque nosmaîtres nous abandonnent, et ne nous donnent pas de leursnouvelles.
– Mais le vol des trois millefrancs ?
– Ce n’est pas un vol.
– Par exemple !
– C’est le prix de nos services ;nous n’avons pas forcé le secrétaire, la clé était dessus.
– Nos services seront bien payés !ricana le cocher.
– Eh bien ! quand mettons-nous lamain sur le magot ?
– Ce soir.
– Mais, dit la femme de chambre, si cemonsieur qui est un ami de l’Anglais allait revenir ?
– Et, ajouta le cuisinier, cet autregrand escogriffe qui a l’air d’un hercule et qui est resté unejournée avec nous.
– Eh bien ! ils ne nous trouverontplus, voilà tout.
Le valet de chambre comme on voit avaitréponse à tout ; mais un bruit qui se fit à l’extérieur del’hôtel vint le troubler dans ses calculs et dans sa béatitudeanticipée que lui faisait éprouver le rouleau de mille francs.
Une voiture s’était arrêtée devant la grillede l’hôtel.
Non point un fiacre, mais un élégant coupéattelé de deux chevaux bais.
Un cocher poudré était sur le siège ; ungrand laquais en bas de soie se prélassait à côté de lui.
Depuis que l’hôtel était veuf de ses maîtres,les domestiques avaient déserté l’office.
Ils passaient leur vie au salon.
La femme de chambre cessa de se regardercomplaisamment dans une glace et courut à une des fenêtres quidonnait sur l’avenue.
– Ah ! mon Dieu !s’écria-t-elle en revenant effarée.
– Quoi donc ?
– C’est Madame.
En effet, les domestiques consternés virentdescendre du coupé une femme élégamment vêtue qui posa sa main surle bouton de la sonnette avec la tranquillité et l’autorité d’unepersonne qui rentre chez elle.
C’était Vanda.
Les domestiques s’étaient réfugiés, qui àl’office et qui dans l’antichambre.
Ce fut la femme de chambre qui vint ouvrir lagrille.
Vanda entra, aussi calme, aussi indifférenteque si elle fût sortie le matin et ne demanda même pas s’il étaitvenu quelqu’un en son absence.
Que Vanda fût ou non la femme de sir JamesNively, pour les domestiques c’était madame.
Aussi, à sa vue, tous les beaux projets defuite et de vol s’évanouirent et tout rentra dans l’ordre.
Vanda, avant d’entrer, avait renvoyé cettevoiture de maître qui l’avait amenée.
Elle alla droit à sa chambre à coucher, et dità sa femme de chambre :
– Déshabillez-moi.
Une demi-heure après, Vanda en peignoird’intérieur, dans une chauffeuse, au coin du feu, prenaitl’attitude oisive et nonchalante d’une femme qui n’a autre chose àfaire qu’à attendre l’homme qu’elle aime.
Les gens de l’office, pendant ce temps, seregardaient d’un air consterné, et le cocher reprochait au valet dechambre de n’avoir pas pris les trois mille francs aussitôt qu’illes avait découverts.
Une heure après l’arrivée de Vanda, un nouveaubruit de voiture se fit entendre à la porte.
C’était le grand coupé de maître à deuxchevaux qui revenait.
Cette fois, ce fut un homme qui endescendit.
Les domestiques reconnurent cet homme quis’était dit l’ami de sir James et les avait si fort dominés de sonregard : c’est-à-dire Rocambole.
Le major Avatar était en toilette de ville, etd’une élégance parfaite.
Aussi calme que Vanda, il ne paraissait mêmepas se souvenir du danger qu’ils avaient couru tous les deux,quarante-huit heures auparavant.
Rocambole entra dans l’hôtel, comme un maître,et, cette fois, il ne demanda pas ce qu’était devenu sir James.
Il se borna à cette question :
– Madame est-elle dans sa chambre ou ausalon ?
– Dans sa chambre, répondit lacamérière.
Rocambole y alla tout droit, baisa la main deVanda et s’assit auprès d’elle.
Quelques minutes après, la camérière descenditaux cuisines et dit :
– Est-ce que vous comprenez quelque choseà tout cela, vous autres ?
– Rien du tout, dit-on d’un communaccord.
– Cependant, moi, fit le cocher, j’ai uneidée.
– Voyons !
– Madame n’était pas mariée avec sirJames.
– Bon ! c’est comme ça.
– Elle l’a flanqué à la porte.
– Bon !
– Et c’est l’autre qui prend saplace.
– C’est mon idée aussi, dit lacamérière : tout à l’heure je me suis glissée dans le cabinetde toilette et je me suis mise à écouter ce qu’ils disaient.
– Eh bien ?
– Mais je n’ai pas compris un mot.
– Ils parlaient anglais ?
– Non, allemand ou russe, je ne sais pastrop.
– Ça fait, dit le valet de chambre, quemaintenant nous ne sommes plus au service de madame ?
– Non.
– Mais au service de cet autre qui vousbrûle les yeux quand il vous regarde ?
– Oui.
– C’est drôle, tout de même.
– Non, dit le cocher, puisque madame estchez elle, à preuve que lorsque nous sommes entrés nous avons eutous affaire à elle.
– C’est juste. Après tout, pourvu qu’onnous paye.
Le valet de chambre soupira, en parlant ainsi,après les trois rouleaux de mille francs.
**
*
Or, voici quelle était la conversation deRocambole et de Vanda qui causaient en langue russe, ce qui n’avaitpas permis à la camérière de comprendre ce qu’ilsdisaient :
– Maître, disait Vanda, il s’est passétant de choses étranges depuis quatre jours, que je me demandeencore si je ne rêve pas.
– Il est certain que nous l’avons échappébelle, dit Rocambole : sans Marmouset, nous étions perdus.
– Enfin, dit Vanda, nous n’avons plusrien à craindre, ni du Pâtissier, ni de Timoléon.
– Timoléon est mort, et le Pâtissier nevaut guère mieux.
– Je crois qu’il est blessé mortellement,dit Vanda.
– C’est du moins l’avis du médecin del’hospice dans lequel il a été transporté. Dans tous les cas, s’ilsurvit, il demeurera idiot, et nous n’avons rien à craindre de sesrévélations.
Mais, acheva Rocambole, qui ne put réprimer unléger frisson, il était temps que Marmouset arrachât la mèche. Dixsecondes et nous étions morts.
– Maître, reprit Vanda, me diras-tumaintenant pourquoi tu as voulu que je revinsse ici ?
– C’est fort simple. Cette maison est àtoi. Le contrat de vente n’a-t-il pas été passé en tonnom ?
– C’est juste… mais… sir James ?
– Eh bien ! sir James habiteral’hôtel aussi.
Vanda regarda Rocambole avec étonnement.
– Comment ! dit-elle, est-ce que tune vas pas le laisser dans les caves de la rue duVert-Bois ?
– Non.
– Tu veux donc lui rendre laliberté ?
– Pas davantage.
– Alors, je ne comprends pas.
– C’est fort simple, pourtant : sirJames demeurera ici et il sera ton prisonnier.
– Sur parole ? fit Vanda d’un air dedoute.
– Non, sous la garde de Milon.
– Mais les domestiques ?…
– Ah ! les domestiques, réponditRocambole, tu vas les congédier ce soir même en leur donnant unmois de gratification.
– Tous ?
– Sans doute.
– Mais sous quel prétexte ?
– Le prétexte le plus naturel dumonde : tu n’aimes plus sir James et tu l’as congédié.
– Bon !
– Tu m’aimes et je prends la place de sirJames.
– Alors, je fais maison nette pour t’êtreagréable ?
– Justement, et nous prenons pourdomestiques tous nos gens à nous, Noël, la Mort-des-braves, Milonet le Chanoine.
La belle Marton devient ta femme dechambre ; Gipsy passe pour ta jeune sœur ; Marmouset estmon neveu. La maisonnée est complète, et les Champs-Élyséesdeviennent notre quartier général.
– Après ? fit Vanda.
– Comment ! après ? mais tusais bien que notre œuvre n’est point terminée.
– C’est juste.
– Et qu’il nous faut enfin les millionsde la bohémienne.
– Oui, mais comment lesaurons-nous ?
– Pour le moment, c’est encore monsecret, répondit Rocambole.
Qu’était devenu sir James Nively ?
Marmouset et Milon, partant sur les pas duchien, à la recherche de Timoléon et par conséquent de Rocambole,l’avaient laissé sous la garde de la Mort-des-braves et dufruitier.
Sir James était un homme de prodigieuxsang-froid.
Il eut la sagesse de ne faire aucunerésistance, et de se laisser aller avec un flegme tout britanniqueau courant des événements.
D’ailleurs, il n’avait pas d’armes, et sesdeux gardiens étaient de force à l’assommer d’un coup de poing s’ilavait essayé de leur échapper.
Il ne chercha point à briser ses liens etdemeura couché sur le parquet, avec la résignation d’un fakirindien.
La nuit s’écoula. Personne ne revint.
La Mort-des-braves et le fruitier seregardaient avec inquiétude.
Qu’était devenu le maître ?
Toute la question était là pour eux.
Enfin, vers huit heures du matin, Milonarriva, suivi de Marmouset.
À leurs visages émus mais triomphants, lefruitier et la Mort-des-braves comprirent que Rocambole étaitsauvé.
Milon voulut parler ; mais il ne leput.
Ce fut Marmouset qui se fit l’historien decette nuit d’émotions qui avait failli être la dernière nuit deRocambole.
Sir James ne perdit pas un mot de cerécit.
Timoléon était mort, le fait étaitcertain ; Rocambole était vainqueur, et, par conséquent, lui,sir James, il n’avait plus à compter que sur lui-même pourcontinuer une lutte désormais inégale.
Mais cet homme était bien trempé ; il nese décourageait jamais, et il avait une foi aveugle dansl’avenir.
Marmouset dit au fruitier :
– Le maître ne viendra pas, mais j’ai sesinstructions.
– Qu’ordonne-t-il ? demanda laMort-des-braves.
– Vous allez descendre l’Anglais dans lacave.
– Bon !
– Et vous l’y garderez à vue, jusqu’à ceque le maître ait pris un parti le concernant.
Les volontés de Rocambole furent exécutées depoint en point.
Sir James, toujours garrotté, fut transportédans le caveau du fruitier et la Mort-des-braves s’installa auprèsde lui.
On lui déliait les mains pour le fairemanger ; puis quand il avait pris son repas, on l’attachait denouveau.
À la fin de la première journée, laMort-des-braves fut remplacé par le fruitier qui passa la nuitauprès du prisonnier.
Le lendemain matin, la Mort-des-braves repritsa faction.
Trois jours s’écoulèrent.
Sir James n’était pas plus abattu que lepremier jour ; il comptait sur le hasard, en vrai fatalistequ’il était.
Enfin, le soir du troisième jour, au lieu dufruitier, ce fut Milon qui parut.
Le colosse portait sur sa tête une grandecaisse carrée qui ressemblait à ces emballages grossiers danslesquels on enferme des meubles destinés à voyager.
Il posa la caisse à terre et dit à laMort-des-braves :
– Voici le nouveau domicile de notreprisonnier.
Sir James regarda la caisse avec un étonnementqui tenait de la stupeur.
– Nous allons vous faire voyager, lui ditMilon.
– Où me conduisez-vous ?
– Le maître désire causer avec vous. Or,reprit Milon, vous conduire en fiacre est dangereux ; vouspourriez jeter des cris et attirer l’attention d’un sergent deville.
Nous allons vous faire passer à l’état decolis.
La caisse était percée sur le côté de trois ouquatre petits trous destinés à donner de l’air à l’intérieur.
Sir James s’était fait le serment de n’opposeraucune résistance.
Il se laissa bâillonner de bonne grâce etplacer dans la caisse.
On posa le couvercle dessus.
Ensuite, sir James fut secoué assez violemmentet comprit que Milon et la Mort-des-braves emportaient la caissequi, des profondeurs de la cave, remonta à la surface du sol.
Les bruits extérieurs parvenaient assezfacilement aux oreilles de sir James, grâce aux trois trous percésdans la caisse.
Il entendit le fruitier qui disait :
– Vous ne rencontrerez pas grand monde.Il est deux heures du matin et il pleut à verse.
À la porte de la maison était un camion, commeil y en a dans les grandes entreprises de roulage, et sur lequel setrouvaient déjà différentes caisses.
On plaça parmi elles celle qui renfermait sirJames et Milon monta à côté du cocher, qui n’était autre queNoël.
– En route ! dit-il alors.
Sir James fut secoué pendant le trajet àperdre la respiration.
Mais il était bâillonné et ne pouvaitcrier.
Ensuite, Noël faisait claquer son fouet avecun bruit assourdissant, qui eût couvert les plaintes de sir Jamess’il eût essayé d’en pousser.
Mais sir James était résigné.
Comme le tigre des jungles indiennes faitprisonnier durant son sommeil et qui s’est éveillé dans une cage,il attendait que l’occasion de reprendre sa liberté arrivât.
Le camion roula une heure environ.
Au bout d’une heure, il s’arrêta unmoment ; mais, se remettant en route, il réveilla les échossonores d’une voûte.
Sir James comprit qu’il entrait dans la courd’une maison et venait de passer sous une porte cochère.
Puis le camion s’arrêta de nouveau.
Alors on reprit la caisse à bras et on laporta dans l’intérieur de la maison.
Enfin sir James entendit une voix quidisait :
– Déclouez la caisse. Il doit étoufferlà-dedans.
Le couvercle sauta au troisième coup demarteau.
Sir James, couché sur le dos, ouvrit alors lesyeux et vit un plafond doré qu’il reconnut.
C’était le plafond de sa chambre à coucher dupetit hôtel de la rue Marignan.
En même temps, Milon le prit à bras-le-corpset le tira de la caisse.
Sir James se trouva alors en présence deRocambole qui lui dit :
– Je vous demande mille pardons, milord,de la façon excentrique employée pour vous faire voyager.
Et il fit un signe à Milon, qui délia lesmains et les jambes du baronnet.
Rocambole tenait à la main le même poignarddont sir James avait essayé de frapper Vanda, cinq joursauparavant.
– Vous le voyez, dit-il, vous êtes revenuchez vous.
Sir James s’inclina silencieusement.
– Et si vous le voulez bien, ajoutaRocambole, nous allons causer. Peut-être finirons-nous par nousentendre.
– Je le souhaite, dit froidement sirJames.
Et il attendit.
Sir James et Rocambole avaient échangé entreeux ce regard de deux adversaires qui vont croiser le fer etengager une lutte suprême.
– Milord, dit Rocambole, vous avez dûsouffrir beaucoup ces jours-ci et je vous en fais toutes mesexcuses, mais les gens que j’ai à mon service sont grossiers etmanquent d’éducation.
Ils ne savent pas garrotter un homme sans luimeurtrir les poignets ; ils savent moins encore engager unelutte avec lui et le terrasser sans déchirer ses vêtements.
Sir James écoutait avec un sang-froid toutbritannique.
Rocambole poursuivit :
– Comme notre conversation peut êtrelongue et que certainement vous devez avoir faim, permettez-moi devous faire servir à souper.
Il secoua un gland de sonnette et peu après laporte s’ouvrit.
Milon et Noël reparurent.
Seulement, ils avaient revêtu une belle livréerouge et or, une vraie livrée de gentleman anglais qui vient enFrance avec toute sa maison.
Ils roulaient devant eux une table touteservie.
Un pâté du Périgord, une volaille froide, duvieux vin de Médoc, une gerbe de flacons deMme Amphoux, composaient ce souper improvisé.
– Milord, dit encore Rocambole, vousdevez avoir besoin de changer de linge et de vêtements, votrecabinet de toilette est là et on n’a point touché à votregarde-robe, ne vous gênez pas…
En même temps, il s’assit au coin du feu quipétillait et flambait sous l’influence d’un temps sec et froid.
Sir James remercia d’un geste et accepta avecempressement.
Le cabinet de toilette attenant à la chambre àcoucher était une petite pièce carrée prenant jour sur le jardinpar une fenêtre.
Il se trouvait un bahut dans lequel sir Jamesse souvenait d’avoir serré, en prenant possession de l’hôtel, unepaire de ces jolis revolvers à six coups du colonel Hoff que jamaisles arquebusiers français ne parviendront à imiter. Ce souveniravait traversé l’esprit de sir James avec la rapidité del’éclair.
Mais son visage ne manifesta aucune émotion etil répondit avec son flegme habituel :
– Je vous remercie mille fois, de votrecourtoisie, monsieur, et j’accepte votre offre… car je suisvraiment mal à l’aise dans mes vêtements déchirés et mon linge quin’a pas été renouvelé depuis plusieurs jours.
– Faites, dit Rocambole d’un signe.
Sir James poussa la porte du cabinet detoilette avec une indifférence parfaite et la referma sur lui avecla même lenteur.
Il avait pris un flambeau sur la cheminée dela chambre et l’avait posé sur la large tablette de marbre quifaisait vis-à-vis au bahut.
Celui qui eût vu sir James en ce moment n’eûtpas soupçonné que l’espérance d’une évasion l’envahissait toutentier.
En effet, il revint vers la porte qu’il avaitfermée, et tenant d’une main un pot à eau dont il vida bruyammentle contenu dans la cuvette il poussa de l’autre le verrou de sûretéde la porte, qu’il fallait désormais enfoncer pour pénétrer dans lecabinet de toilette.
Cette pièce était dans l’état où sir Jamesl’avait laissée, et rien n’indiquait qu’on y eût pénétré.
Le bahut qui renfermait les revolvers étaitfermé.
Sir James avait l’habitude d’en mettre la clésous le socle d’un petit vase de Chine posé sur une étagère.
Il souleva le socle et trouva la clé.
Dès lors il pouvait compter sur sesrevolvers.
En outre, la fenêtre dont les rideaux étaienttirés donnait, nous l’avons dit, sur le jardin.
Sir James eut bientôt arrêté son pland’évasion.
Essayer de passer sur le corps de Rocamboleétait folie. Il pouvait bien le tuer d’un coup de revolver, maisMilon accourrait, et Noël ensuite ; et bien qu’il eût la viede douze hommes dans ses mains, une telle mousqueterie nemettrait-elle pas tout le quartier en émoi ?
L’évasion par la fenêtre était une chose plussimple et ses revolvers ne devaient servir qu’à protéger safuite.
Sir James ouvrit donc le bahut, y plongea lesmains, et rencontra ses revolvers qui étaient cachés sous une pilede mouchoirs.
Il les mit dans sa poche et courut à lafenêtre.
Mais là, une surprise désagréablel’attendait.
Quand il eut tiré les rideaux, il s’aperçutqu’on avait posé à la fenêtre des volets intérieurs assezsemblables à ces rideaux de tôle qui descendent le soir, devant lescafés, à l’aide d’une roue d’engrenage, et qui forment la plussolide et la plus inattaquable des fermetures.
Sir James eût en vain usé ses ongles sur cettesurface polie.
Il fallait donc, s’il voulait sortir, sortirpar la porte et s’ouvrir un passage les armes à la main.
Sir James n’hésita pas.
Il tira sa toilette, changea de linge ets’habilla avec ce rigorisme qui caractérise les Anglais de hautevie.
Les deux revolvers étaient dans sespoches.
Quand il eut fini, il fit courir le verroudans sa gâche et ouvrit la porte.
Rocambole, assis au coin du feu, fumaittranquillement une cigarette espagnole, un papelitos, comme ondit.
Milon, une serviette sous le bras, se tenaitdebout devant la table.
– Tu peux aller te coucher, lui ditRocambole. Milord et moi nous avons à causer assez longuement.
Milon fit un pas vers la porte.
– Dis à Noël d’en faire autant, ajoutaRocambole.
Sir James tressaillit d’aise.
– À table, milord, dit encore celui queMilon appelait le maître.
– Il paraît, pensa sir James ens’asseyant, que la fenêtre murée n’est pas la seule précautionqu’on ait prise.
Et il faisait cette réflexion en jouant avecun des couteaux de table.
Ils étaient ronds par le bout, à lamed’argent, tout au plus bons à couper de la croûte de pâté, et il nefallait pas que sir James songeât à s’en servir pour perforer lapoitrine de Rocambole.
– Mais, se dit-il encore, il a comptésans mes revolvers.
Et il se plaça vis-à-vis de Rocambole, mettanttoute la largeur de la table entre son adversaire et lui.
Puis, avec une urbanité parfaite :
– Je suis maintenant, monsieur, toutdisposé à vous entendre.
Rocambole avait servi à James une tranche defoie gras et il lui versa deux doigts de vin de Porto.
C’est le vin par excellence des Anglais, etc’était acte de courtoisie que d’en avoir fait venir sur latable.
– Pour bien vous faire comprendre ce queje veux, milord, dit-il alors, tandis que le baronnet mangeait avecun certain appétit, vous me permettrez, n’est-ce pas, de résumer unpeu la situation ?
– Faites, dit sir James.
– Vous étiez, à Londres, le chef desÉtrangleurs…
– Je le suis encore.
– Très certainement, mais ils neparaissent pas se soucier beaucoup de la disparition de leurchef.
Sir James se mordit les lèvres.
– J’avais arraché Gipsy à sir GeorgeStowe ; vous avez, en vertu de vos pouvoirs, destitué sirGeorge et pris sa place.
– C’est vrai.
– Sir George Stowe a quitté Londres etvous n’en avez rien su, ou plutôt vous avez été moins intelligentque lui, puisque vous avez donné tête baissée dans un piègegrossier.
Sir James ne répondit pas.
– Vous avez cru à la haine de Vanda pourmoi ; et vous vous êtes follement épris d’elle. Vous l’avezsuivie à Paris, et ici commencent vos mésaventures.
– Faites-m’en grâce, dit sèchement lebaronnet.
– Pardon, il est absolument nécessaireque je continue pour vous faire comprendre où j’en veux venir. ÀParis, le hasard vous donne un auxiliaire, vous savez ce qu’il estdevenu. Vous voilà donc seul, comme devant, attendant vosÉtrangleurs que ne viennent pas et, par conséquent, courant lerisque de demeurer mon prisonnier jusqu’à la fin de vos jours, àmoins qu’il ne me prenne fantaisie de vous faire disparaître.
– Après ? fit sir James.
– Maintenant que je vous ai bien démontrévotre impuissance…
Sir James ne sourcilla pas.
– Laissez-moi, poursuivit Rocambole vousdicter mes petites conditions. Sir George Stowe était un fanatiquequi croyait que l’âme de son père était enfermée dans le corps d’unpoisson rouge ; il servait votre prétendue déesse Kâli pour leplaisir de la servir ; vous, au contraire, sir James, vousêtes un esprit fort, un sceptique et les vues politiques dominenten vous l’instinct religieux, vous n’avez pas voulu étrangler etbrûler Gipsy la bohémienne parce qu’elle avait manqué à son vœu dechasteté, mais bien parce qu’elle avait droit à une fortuneimmense.
– Ah ! vous savez cela encore ?fit sir James.
– Cette fortune, volée par miss Ellen etson amant Ali-Remjeh, le chef suprême des thugs de l’Inde, devaitêtre partagée entre eux.
– Continuez, dit sir Jamesimpassible.
– J’ai retrouvé miss Ellen, et elle seraen mon pouvoir quand je voudrai.
– Vraiment ?
– Vous souvenez-vous de ce château dePicardie où vous avez passé une nuit avec Vanda ?
– Oui, dit sir James.
– C’était la demeure de miss Ellen. Vandaa couché dans la chambre où revenait le spectre. Le spectre n’étaitautre que Bob, l’ancien valet de chambre du commodore. Il a cruparler à miss Ellen, et il lui a reproché son crime.
Maintenant, vous comprenez comment l’histoirede miss Ellen et d’Ali-Remjeh nous est devenue familière.
– Mais, où voulez-vous en venir ?demanda sir James, qui leva son œil d’un blanc pâle surRocambole.
– À ceci : Je tiens miss Ellen parson fils.
– Ah !
– Miss Ellen rendra tout.
– Vraiment ?
– Et je désire que vous n’y fassiezaucune opposition.
Un sourire effleura les lèvres de sirJames.
– J’ai pris Gipsy sous ma protection,ainsi que Nadéïa, la fille du général Komistroï. Je veux faire unpacte avec vous.
– Voyons ?
– Les Étrangleurs renonceront à tousdroits sur ces deux femmes.
– Bon !
– En échange, vous serez libre deretourner en Angleterre et je vous jure que je ne me mêlerai plusde vos affaires.
Sir James jouait avec son couteau et traçaitsur la nappe des figures bizarres.
– Milord, dit encore Rocambole, je vousdemande pardon d’insister, mais je suis pressé.
– Ah !
– J’ai besoin de savoir avant le point dujour votre résolution.
– Vous allez la savoir tout de suite,répondit sir James. Je refuse.
– Vraiment ?
– D’abord parce que je n’ai pas le droitde désobéir à Ali-Remjeh.
– Et puis ?
– Et puis, parce que je compte biensortir d’ici.
– Dans tous les cas, ricana Rocambole, cene sera pas par les fenêtres.
Et il alla soulever les rideaux des croiséeset sir James put voir le même système de fermeture que celui qu’ilavait remarqué dans le cabinet de toilette.
– C’est fort bien, dit sir James, mais aulieu de m’en aller par la fenêtre, je trouve bien plus simple deprendre la porte.
Et, prompt comme la foudre, il tira les deuxrevolvers de sa poche.
Rocambole bondit et se trouva devant laporte.
– Place ! cria sir James,place ! ou je fais feu !
– À moi, Milon ! cria Rocambole quiparut visiblement inquiet.
– Il viendra trop tard, dit sirJames.
Et il pressa la détente.
L’amorce seule prit feu.
Mais le cylindre tourna et le chien s’abattitde nouveau.
Une nouvelle capsule s’enflamma, mais le coupne partit point.
Sir James eut un cri de rage, tandis que lecylindre tournait pour la troisième fois.
Alors Rocambole partit d’un grand éclat derire, et sir James stupéfait laissa retomber son bras armé durevolver.
– Ne vous donnez donc pas une peineinutile, dit Rocambole, vos deux revolvers ne sont qu’amorcés. On aeu soin d’enlever les balles.
En même temps, il répéta :
– Milon ! Milon !
Et Milon entra.
– Je vois, dit Rocambole froidement,qu’il faut se débarrasser de monsieur.
Cette fois, sir James comprit qu’il étaitperdu !
Revenons maintenant à ce pâle et beau jeunehomme à peine entrevu, qui ne savait rien de son originemystérieuse, un mois avant les événements que nous venons deraconter et qui s’appelait Lucien de Haas.
Lucien entrait en convalescence.
Son futur beau-père et sa fiancée, cette belleet touchante Marie Berthoud, également à peine entrevue, s’étaientinstallés à son chevet.
Enfin, un jour, le surlendemain de celui où ilavait tué le marquis de Rouquerolles et reçu lui-même un coupd’épée qui avait mis ses jours en danger, une femme s’étaitprésentée chez lui.
C’était milady.
On se rappelle que milady s’était évanouie auxTuileries, en entendant le major Avatar apprendre à la jeune filleque son fiancé s’était battu le matin.
Cet évanouissement avait trahi la mère.
Dès lors une vive affection avait uni milady àMarie Berthoud.
L’Anglaise, après avoir reçu l’autorisation desir James, au nom de Ali-Remjeh, de voir son fils, s’était jetéedans les bras de la jeune fille en lui disant :
– Mon fils est trop faible encore poursupporter une pareille reconnaissance. Il faut donc que vousm’emmeniez chez lui comme une parente.
Marie Berthoud avait consenti à cetteinnocente supercherie.
Mais la voix de la nature est si puissantequ’elle déjoue souvent les combinaisons des hommes.
À peine milady était-elle entrée dans lachambre de Lucien que celui-ci, se dressant sur son lit,s’écria :
– Vous êtes ma mère !
La joie aurait pu tuer Lucien, elle lesauva !
Trois semaines après, Lucien était sur pied,et son mariage était fixé à quinze jours de là.
Mais un nuage obscurcissait le bonheur dujeune homme et quelque peine qu’il prît pour dissimuler latristesse, elle devenait tous les jours plus apparente.
Lucien était triste, parce qu’il sentait quequelque mystère terrible pesait sur sa naissance et par conséquentsur son nom.
Milady lui avait dit :
– Lucien, je suis votre mère ; maisil m’est impossible de vous dire mon nom et par conséquent celui devotre père.
Lucien avait courbé la tête. Cependant, unjour, il fit cette question :
– Mon père est-il mort ?
– Non, dit milady.
– Il vit ? s’écria-t-il avec unmouvement de joie.
– Oui, répondit milady, mais je crainsbien que vous ne le connaissiez jamais.
Lucien avait pâli ; mais ni un murmure,ni une plainte ne lui étaient échappés.
Franz accompagnait souvent milady.
Le passé criminel de ces deux êtres les avaitliés l’un à l’autre.
Franz aimait milady avec une fureur jalouse,et milady avait fini par aimer le misérable.
Lucien surprit un jour un regard de Franz quin’était ni le regard d’un serviteur, ni celui d’un amant.
Quand il fut seul avec sa mère il luidit :
– Le major Hoff est mon père.
– Vous vous trompez, dit milady.
– Oh !
– Je vous le jure.
Lucien courba la tête ; et à partir de cejour, il ne questionna plus milady.
Il avait compris que Franz était dans lesbonnes grâces de sa mère et n’était point son père.
Sa mélancolie s’en augmenta.
Milady avait des heures de joie et des heuresde sombre tristesse.
Quelquefois on devinait qu’elle avait peurd’un avenir peut-être très prochain et qu’elle redoutait quelqueévénement terrible.
Lucien et Marie Berthoud, qui s’abandonnaientl’un à l’autre avec la candeur et la franchise de deux amis àjamais liés, s’étaient avoué tout cela.
Un jour surtout, milady avait paru plusinquiète et plus sombre que de coutume.
Quand elle s’en alla, elle annonça à son filsque peut-être elle ne pourrait revenir le lendemain.
Le lendemain, en effet, on ne la vit pas.
C’était le jour où sir James lui avait assignérendez-vous.
On sait qu’à la place de sir James, elle avaittrouvé Rocambole, qui lui avait dit :
– Revenez demain matin. Ordred’Ali-Remjeh.
Persuadée, en effet, que le major Avatar étaitle plénipotentiaire de son terrible amant, milady s’étaitreprésentée le lendemain à l’hôtel de la rue de Marignan.
On lui avait répondu que le major Avatar étaitsorti.
Elle était revenue le soir.
Ni le major, ni sir James n’avaientreparu.
Dès lors, milady avait attendu qu’on luiassignât un autre rendez-vous.
Mais ni le lendemain, ni les jours suivants,le major Avatar ne lui avait donné signe de vie.
Ce silence, au lieu de la rassurer avait, aucontraire, décuplé son inquiétude.
Cependant elle n’osait s’ouvrir à Franz.
Le major Avatar lui avait dit, on s’ensouvient :
– Toute confidence au major Hoff faitepar vous, pourrait devenir fatale à votre fils.
Elle n’osait pas davantage parler du majorAvatar à Lucien.
Et les jours s’écoulaient, et milady devenaitplus anxieuse à mesure que la santé de son fils se rétablissait etque le jour du mariage approchait.
Elle redoutait que Ali-Remjeh n’arrivât audernier moment.
Enfin, un soir, comme le vieux professeur, safille et milady étaient réunis dans la chambre de Lucien, onannonça le major Avatar.
Le major entra souriant, tendit la main àLucien et lui dit :
– Vous ayez dû me croire bien oublieux,mon cher ami. Mais, depuis que je vous ai vu, j’ai fait un voyage àLondres et j’en arrive.
– Vous êtes tout excusé, dit Lucien.
Le major et milady s’étaient salués avec unefroide réserve qui ne pouvait laisser supposer à Lucien qu’aucunerelation antérieure eût pu exister entre eux.
Rocambole passa deux heures chez Lucien.
Mais avant de se retirer, il trouve l’occasionde se pencher à l’oreille de milady et de lui dire :
– Je vous attends à la porte. Il faut queje vous parle ce soir même.
Milady fit un signe d’obéissance.
Le major Avatar se retira ; et ni MarieBerthoud, ni Lucien ne soupçonnèrent un moment que ce fût pourattendre milady dans la rue.
Le front de milady s’était chargé de nuagesaprès le départ du major Avatar.
Cependant elle eut la force de dissimuler sonanxiété et de rester jusqu’à onze heures et demie.
C’était l’heure où elle se retiraitordinairement.
– À demain, ma bonne mère, lui ditLucien.
– À demain, répéta-t-elle d’une voixétouffée.
Elle était assaillie des plus funestespressentiments.
Quand elle fut hors de la chambre de son fils,elle se retourna, comme si elle en eût franchi le seuil pour ladernière fois ; et ses yeux se mouillèrent de larmes.
Le major Avatar l’attendait, en effet, à laporte de la maison et, quand milady arriva, il avait la main poséesur le bouton de la portière.
Milady monta et Rocambole s’installa auprèsd’elle après avoir indiqué au cocher la rue de Marignan.
Milady était si émue que, d’abord, elle ne putprononcer un mot.
Rocambole lui dit :
– Ne croyez point, madame, que j’aiementi tout à l’heure. J’arrive de Londres, en effet.
– Ah ! fit milady.
Mais elle n’osa pas demander si le major avaitvu Ali-Remjeh.
La voiture, qui était un carrosse de granderemise, arriva en quelques minutes à la rue de Marignan.
– Madame, dit alors Rocambole, notreentretien sera long peut-être. Renvoyez votre cocher. Je vousreconduirai dans une voiture de place.
Cet homme exerçait sur milady une dominationau moins égale à celle qu’elle avait subie autrefois de la partd’Ali-Remjeh.
Elle n’osa résister et donna l’ordreindiqué.
Le petit hôtel était silencieux, et aucunelumière ne brillait aux croisées.
Rocambole entra à l’aide d’un passe-partout,et donnant la main à milady :
– Suivez-moi, dit-il.
Puis il referma la grille sans bruit.
Il ouvrit de même la porte de la maison etintroduisit milady dans le vestibule qui était plongé dansl’obscurité.
Mais milady n’avait plus peur des fantômes etelle le suivit bravement.
Au fond du vestibule, Rocambole se procura dela lumière, et faisant passer milady devant lui, il la conduisit aupremier étage, dans cette même chambre aux fenêtres condamnées oùnous l’avons vu se rendre maître de sir James Nively, en dépit deses revolvers.
Cette pièce, coquettement meublée, n’avaitrien d’effrayant.
Rocambole avait, lui aussi, l’air calme etfroidement poli d’un homme qui va traiter une affaired’intérêt.
L’angoisse de milady se dissipa peu à peu.
Rocambole la fit asseoir dans une bergère etdemeura debout devant elle :
– Madame, reprit-il ; j’arrive eneffet de Londres.
– L’avez-vous vu ? demanda vivementmilady.
– Qui ?
– Lui ?
Et elle souligna ce mot avec une sorte deterreur.
Rocambole ne répondit point directement àcette question :
– Ali-Remjeh, dit-il, sera à Paris avanthuit jours.
Milady devint pâle comme une morte.
– Madame, reprit Rocambole, laissez-moivous dire ce qui se passe à Londres ; c’est le seul moyen devous apprendre ce que j’attends de vous.
– Parlez, dit la mère de Lucien.
Rocambole reprit :
– Il vient de s’opérer à Londres unchangement de ministère.
Le nouveau secrétaire d’État au département dela marine et des colonies, est un homme actif, courageux et résolu.De concert avec le nouveau vice-roi des Indes, également énergique,il a juré de détruire de fond en comble cette vaste et ténébreuseassociation des Étrangleurs, qui a des ramifications et des adeptesjusqu’au sein de l’aristocratie anglaise.
Milady ne sourcilla pas :
– Ah ! ils ont juré cela ?dit-elle d’un ton railleur.
– Oui, milady. Le lord secrétaire ne sedissimule pourtant pas une chose.
– Laquelle ?
– C’est qu’il sera obligé de traduiredevant une haute-cour de justice, en même temps que de vulgairescriminels, des gens qui portent de grands noms et possèdentd’immenses fortunes.
– Après ? dit froidement milady.
– Les secrets de l’association ténébreusedont Ali-Remjeh est le chef ont été trahis.
– Par qui ?
– Par un homme qui sait l’histoired’Ali-Remjeh, celle de miss Ellen Perkins…
Milady fit un mouvement de surpriseinquiète.
– Il sait, poursuivit Rocambole toujourscalme, et comme s’il eût parlé d’un tiers, dans quel but plusieursjeunes filles de l’aristocratie anglaise ont été marquéesmystérieusement sur la poitrine ou sur les épaules de signes nonmoins mystérieux, et consacrées à la déesse Kâli.
– Vraiment ! dit Milady, cet hommesait tout cela ?
– Oui, et il l’a dit au lordsecrétaire ; et le lord secrétaire a promis que justice seraitfaite.
– C’est difficile dit milady.
– Vous croyez ?
– Sans doute, et cela pour plusieursraisons.
– Je vous écoute, à mon tour, ditRocambole.
– D’abord, reprit milady, l’associationdont vous parlez est immense.
– Oui, mais elle n’a qu’une tête,Ali-Remjeh.
– Ensuite, Ali-Remjeh n’est pas àLondres.
– Non, mais il doit venir à Paris.
– À Paris, la police anglaise estimpuissante.
– Sans doute, mais l’homme dont je vousparle s’est engagé à livrer Ali-Remjeh à l’Angleterre.
– Sans l’autorisation de laFrance ?
– Sans même que la police française sachequ’Ali-Remjeh est venu à Paris.
– Cet homme a promis plus qu’il ne pourratenir, dit froidement milady.
– Il s’est engagé, en outre, poursuivitRocambole, à livrer miss Ellen Perkins.
– Oh ! par exemple !
– Ainsi qu’une pièce importante quidémontrerait qu’elle a assassiné son père, le commodore, decomplicité avec Ali-Remjeh et un certain valet allemand du nom deFranz.
– Voilà, par exemple, dit milady, unechose que je le mets au défi de prouver.
– Vous vous trompez, milady.
– Il n’y a pas de preuve !
– Si ! il y en a une.
– Laquelle ?
– Un long mémoire écrit par Bob, votreancien intendant, et que l’homme dont je parle a en sapossession.
Milady se méprit encore :
– Eh bien ! dit-elle, je suppose quevous avez les pleins pouvoirs d’Ali-Remjeh.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour parer le coup qui nousmenace.
– Vous vous trompez, milady, car cethomme qui doit livrer Ali-Remjeh, miss Ellen, Franz et lesprincipaux chefs des Étrangleurs…
– Eh bien ?
– Cet homme, c’est moi, dit froidementRocambole.
Milady jeta un cri, et regarda Rocambole avecun sentiment d’épouvante si grand, qu’on eût dit qu’un abîmes’ouvrait subitement sous ses pas.
Milady regardait Rocambole avec une sorte destupeur.
Cet homme voulait-il l’éprouver, etn’était-il, comme elle l’avait cru d’abord, que l’émissaire deAli-Remjeh ?
Elle l’espéra, elle le pensa un moment.
Mais Rocambole ne lui laissa pas longtempscette dernière illusion.
– Madame, dit-il, vous aviez une sœur,miss Anna.
– Ah ! fit milady, vous savez aussicela ?
– Je sais que vous l’avez faitétrangler.
– Ce n’est pas moi, c’est Ali.
– Ali-Remjeh ou vous, n’est-ce pas lamême chose ?
Milady courba la tête et ne répondit pas.
Rocambole reprit :
– Miss Anna a laissé une fille,Gipsy.
– Après ? dit milady d’une voixsifflante.
– C’est à cette fille que revientl’immense fortune volée à sa mère.
Mais milady se redressa, l’œil en feu,terrible, prête à tout :
– Cette fortune est à mon fils !dit-elle.
Rocambole se mit à rire.
– En êtes-vous bien sûre ?dit-il.
– Elle est à lui, répéta milady avecemportement, car je l’ai achetée au prix d’une vie de crimes et dedésespoir.
– Je vous attendais à cet aveu,madame…
Milady regarda son étrange interlocuteur.
– Monsieur, dit-elle froidement, je nesais pas deviner les énigmes.
– Je vais m’expliquer, continuaRocambole.
– Parlez…
– Votre fils est un galant homme. Il esthonnête, il est beau, il est brave… il mérite d’être heureux…
– Ô mon fils ! murmura milady avecun sentiment de tendresse orgueilleuse.
– Par cela même, continua Rocambole, ilest incapable de toucher à une fortune souillée.
– Monsieur !
– Si on venait dire à votre fils :la brillante éducation que vous avez reçue, le luxe qui vousentoure, la corbeille de mariage de votre fiancée même, tout celavous a été donné avec l’argent du crime, que pensez-vous qu’ilrépondrait ?
Milady poussa un cri sourd, se cacha la têtedans ses mains.
– Madame, poursuivit Rocambole,écoutez-moi sérieusement, car l’heure est solennelle… C’est unmarché que je viens vous offrir, et il faudra opter surl’heure.
De nouveau, elle leva les yeux sur lui etéprouva un sentiment d’angoisse suprême.
– Je sais toute votre histoire et j’aides preuves de vos crimes. Rien ne me serait plus facile que devous livrer demain à la justice anglaise. Cependant je ne le veuxfaire qu’à la dernière extrémité.
Milady retrouva un peu de cette énergiesauvage dont jadis miss Ellen Perkins avait donné tant depreuves.
– En vérité ! dit-elle froidement.Alors pourrai-je savoir qui me vaut cette extrême bienveillance devotre part ?
– Votre fils.
Ce mot frappa juste ; et il ébranlamilady qui commençait à se cuirasser contre le danger.
– Je serais sans pitié pour vous,continua Rocambole, si vous n’étiez la mère de Lucien.
– Alors vous ne me livrerezpas ?…
Et elle jeta autour d’elle un regard rapidecomme si elle eût songé à prendre la fuite.
Rocambole ne put réprimer unsourire :
– Oh ! rassurez-vous, madame, jen’ai nullement l’intention de vous retenir prisonnière. Seulement,vous auriez tort, peut-être, de sortir d’ici avant que nous noussoyons entendus.
Milady avait reconquis son sang-froid.
– Que voulez-vous donc ?fit-elle.
– Une femme comme vous, madame, douée decette énergie indomptable, habituée à dominer les situations lesplus difficiles, à renverser tous les obstacles, serait capable detenir tête à des juges, à tout nier, en dépit des preuves les plusaccablantes et de se faire l’attitude et le front d’un martyr.
La justice des hommes pourrait vouscondamner ; mais votre fils vous absoudrait. C’est là ce queje ne veux pas.
– Continuez, dit milady avec calme.
– Je veux vous donner un juge unique,votre fils.
Milady frissonna :
– Oh ! dit-elle, vous ne ferez pascela !
– Je le ferai, si vous ne restituez cettefortune volée.
– Dépouiller mon fils !
– Il le faut.
– Jamais ! dit-elle avec force.
– Écoutez-moi avec calme, madame. Votrepère, le commodore Perkins, a laissé une fortune immense. Cettefortune destinée à votre sœur, la malheureuse miss Anna, est toutentière en vos mains.
Milady haussa les épaules :
– Ce que vous dites là est possible,dit-elle, mais il est une circonstance que vous ignorezpeut-être.
– Voyons ?
– J’ai aliéné cette fortune.
– Je le sais.
– Et je l’ai si bien cachée que ni lajustice anglaise ni vous, ni même Ali-Remjeh, qui n’a jamais touchéque sa part de revenu, ne saurait la découvrir.
– C’est précisément parce que je saiscela, dit Rocambole, que j’ai songé à employer le moyen unique quivous puisse forcer à parler.
– Mon fils ! allez-vous direencore ? fit-elle avec un geste d’impatience.
– Votre fils qui vous méprisera ets’arrachera de vos bras à jamais, quand il saura vos crimes ;votre fils, acheva Rocambole, qui ne voudra peut-être pas survivreà sa honte et cherchera un refuge dans la mort.
Milady jeta un cri.
Mais sa faiblesse et son épouvante n’eurentque la durée d’un éclair.
– Et qui donc vous dit, fit-elle, que monfils vous croira ?
Un sourire passa sur les lèvres deRocambole.
– Je m’en charge, dit-il.
Puis, comme milady demeurait impassible.
– Madame, dit-il, la nuit s’avance, et jene veux pas avoir l’air de vous avoir tendu un piège. Des genscomme nous doivent lutter face à face, corps à corps, et se servirde toutes leurs armes.
– Vous m’avez parlé des vôtres, mais jene les crains pas, dit milady, vous pouvez tout dire à mon fils, ilne vous croira pas !
– Je vous donne jusqu’à demain, ditRocambole.
– Et si demain… je refuse ?…
– Demain votre fils vous méprisera, vousmaudira…
– Soit : à demain, dit milady.
Et elle se leva.
Rocambole tira le gland d’une sonnette etMilon parut.
– Va chercher une voiture pour milady,dit le Maître.
**
*
Un quart d’heure après milady s’éloignait, larage au cœur, mais prête à la lutte et ne voulant point restituerune fortune qu’elle destinait à son fils.
Et quand elle fut partie, Vanda entra dans lachambre où se trouvait Rocambole :
– Maître, dit-elle, je ne comprends pasce que tu veux faire.
– L’heure de la violence n’est pointvenue, dit Rocambole.
– Pourquoi ?
– Parce que milady est femme à se laissertraîner à l’échafaud avant de nous dire ce qu’elle a fait desmillions de la Bohémienne ; et ce sont les millions qu’il nousfaut, acheva froidement Rocambole.
À peu près à l’heure où Rocambole conduisaitmilady au petit hôtel de la rue de Marignan, le train express deBâle arrivait à Paris.
Un homme au teint bronzé, aux cheveux noirssemés ça et là d’un filigrane d’argent, mais aux dentséblouissantes de blancheur, au regard ardent, à la tournurejuvénile, descendit d’un coupé en compagnie de deux autres hommes,bronzés comme lui et qui, quoique mis avec une certaine recherche,paraissaient néanmoins n’être que ses domestiques.
Ce personnage, qui venait de Constantinoplepar la voie de terre et qui, par conséquent, après avoir remonté leDanube jusqu’à Vienne, avait pris les chemins de fer allemands,voyageait avec un passeport turc qui le qualifiait d’effendi,c’est-à-dire de colonel, lui attribuait le nom de Rostuck pacha etdisait qu’il était accompagné de deux secrétaires ou officiersd’ordonnance.
L’un de ces derniers, qui remplissait auprèsde ce haut personnage les fonctions additionnelles d’interprète,demanda une voiture de place, y fit charger les bagages de sonmaître et indiqua au cocher, en assez bon français, le Grand-Hôtelcomme lieu de destination.
Vingt minutes après, Rostuck pacha arrivait auGrand-Hôtel et demandait un somptueux appartement, toujours parvoie d’interprète, car il ne paraissait pas savoir un mot defrançais.
Tandis qu’on transportait ses bagages, et queses deux secrétaires faisaient préparer le logis demandé, le Turc,ou plutôt celui qui se donnait comme tel, alluma un cigare et semit à se promener de long en large sur le boulevard desCapucines.
Comme il était vêtu à l’européenne et avec unedistinction parfaite, comme il se dispensait de porter cet odieuxbonnet rouge à gland de soie des Turcs vulgaires et l’avaitremplacé par un chapeau ordinaire, il n’attira l’attention depersonne, en dépit de son visage olivâtre, et les passants déjàrares le prirent pour un honnête voyageur qui jouissait de latiédeur d’une nuit presque point animée.
Un des secrétaires le rejoignit et vint luidire que son appartement était prêt.
Rostuck pacha se borna à répondre par un signequi voulait dire :
– Je prends l’air très volontiers.
Et il continua à se promener de long en large,jetant un regard distrait sur les voitures qui entraient dans lacour de l’hôtel ou en sortaient.
Mais tout à coup il tressaillit, et une sortede cri guttural lui échappa.
Une voiture venait d’entrer dans la cour.
Dans cette voiture, l’étranger avait aperçuune femme pâle et qui paraissait en proie à une sorte desurexcitation.
– Miss Ellen ! murmura-t-il enanglais.
Puis, au lieu de s’avancer, il s’effaça aucontraire dans l’ombre d’une porte cochère et attendit.
Le fiacre s’arrêta devant le péristyle etmilady, car c’était elle, descendit.
Un valet de pied s’avança avec unflambeau.
– Le major Hoff est-il rentré ?demanda milady.
– Pas encore, lui fut-il répondu.
**
*
Milady était si agitée qu’elle ne vit personneautour d’elle, pas même cet étranger aux yeux de feu, qui s’étaitarrêté sous la porte cochère et qui avait tressailli si violemmenten entendant prononcer le nom du major Hoff, que son visage brunétait devenu aussi blanc que celui d’un Européen du Nord.
Milady, conduite par le valet, monta chezelle.
En présence de Rocambole elle avait fait bonnecontenance.
Mais une fois seule, elle s’était répété lesquestions que celui-ci lui avait posées, et elle les trouvaitinsolubles.
Il était évident, en effet, que si son filssavait la vérité, il la renierait pour sa mère.
Peut-être même, – Rocambole le lui avait dit,– se tuerait-il.
Mais rendre cette fortune immense, acquise auprix de tant de crimes et qu’elle avait si bien cachée que nul nesaurait la découvrir, n’était-ce pas, pour elle, un sacrificeau-dessus de ses forces ?
Et puis, comment annoncer à ce fils, qui laconnaissait maintenant et à qui elle avait dit « tu seras leplus riche héritier de France ! » : « Tu esruiné » ?
Elle avait deviné dans le major Avatar un deces adversaires avec lesquels on ne joue qu’une partie, qu’on perdpresque toujours.
Il fallait donc parer au plus vite le coupterrible qui la menaçait, ou bien tout était perdu.
Un seul homme pouvait la servir, et cet hommec’était Franz.
Franz n’était pas rentré encore.
Le prétendu major Hoff passait très souventune partie de la nuit au Club des Asperges et nerevenait que fort tard.
Milady, bien que depuis longtemps elle fût samaîtresse, avait su entourer leur liaison de certainesapparences.
Le major avait dans l’hôtel un appartementséparé.
Milady ordonna au domestique qui l’avaitaccompagnée de ne se coucher que lorsque le major rentrerait et delui dire qu’elle l’attendait.
Le domestique parti, milady, qui avait la têteen feu, ouvrit la fenêtre et exposa son front brûlant à l’air vifde la nuit.
– Mon fils ! mon fils !répétait-elle avec une sorte de délire.
Une heure s’écoula.
Milady cherchait un moyen de fuir Rocambole,de lui arracher Lucien, d’échapper à sa poursuite, et ne letrouvait pas.
À la fin un pas d’homme se fit entendre dansle corridor, un peu assourdi par le tapis qui en couvrait lesol.
– Enfin ! murmura milady, voiciFranz…
On frappa à la porte.
– Entrez, dit-elle.
Mais soudain milady recula, comme elle avaitreculé, naguère, lorsque Rocambole s’était démasqué.
Ce n’était pourtant pas le major Avatar quientrait.
Ce n’était pas Franz non plus.
C’était le personnage mystérieux arrivé sousle nom de Rostuck pacha et qui s’avança lentement vers milady, lesbras croisés et faisant peser sur elle un regard de reproche.
– Me reconnais-tu, miss Ellen ?dit-il.
– Ali-Remjeh ! murmura-t-elle.
Et ses jambes fléchirent, et elle tombapresque sans connaissance, dans un fauteuil qui se trouvait auprèsde la cheminée.
– Oui, répondit l’Indien en tirant unpoignard, c’est moi qui viens châtier les coupables !
Et il continua à marcher lentement verselle.
Ali-Remjeh, car c’était lui, s’arrêta à deuxpas de milady frémissante et qui levait sur lui un regardéperdu.
– Miss Ellen, dit-il, brandissanttoujours son poignard, que sont devenus tes serments ? Avecqui as-tu trahi la foi que tu m’avais jurée ?
Elle ne répondit pas.
– Miss Ellen, continua Ali-Remjeh, jesais tout. Un autre possède maintenant votre cœur et vous avezcessé de m’aimer.
– Grâce ! balbutia-t-elle,grâce !
– Non, dit Ali-Remjeh, pas degrâce ! Franz et toi vous êtes condamnés à mourir, maisauparavant je veux savoir où est mon fils.
Et, comme il prononçait ce nom, sa voixirritée devint plus douce et sa fureur se calma comme parenchantement.
Milady le regardait avec épouvante ; etpourtant au travers de cette épouvante on aurait vu poindre unecertaine admiration.
Ali-Remjeh était toujours le bel Indiend’autrefois, et le soleil torride, qui avait pesé vingt années sursa tête, s’était montré impuissant à le vieillir et à creuser sonfront de rides profondes.
– Mon fils ! où est mon fils ?répéta-t-il.
Et il y avait dans sa voix un certain accentde prière, bien qu’il eût toujours le poignard levé.
Milady entrevit une chance de salut.
– Mon fils, dit-elle, je le vois tous lesjours, et il adore sa mère !
Ali-Remjeh jeta son poignard, comme s’il eûtcraint de ne pouvoir résister à sa soif de vengeance.
Milady se mit à genoux :
– Oui, dit-elle, vous avez raison… jesuis coupable… j’ai trahi mes serments… mais ce crime doit-ilm’être imputé tout entier ?
Pendant vingt années, Ali, ne m’avez-vous pasdélaissée, abandonnée, m’intimant, par la bouche de vos esclaves,les ordres les plus cruels ?
Pendant vingt années ne m’avez-vous pasinterdit de voir mon fils ?
– Je ne m’appartenais pas, ditAli-Remjeh.
– Moi, continua milady, j’étais seule… enproie à mes remords… sans un ami, sans une affection vraie autourde moi… Un homme dont vous aviez fait mon complice, un misérable,si vous le voulez, s’est pris pour moi d’un amour violent etinsensé, il m’a poursuivie, il m’a obsédée… il est devenu monmaître en me rappelant sans cesse mon crime…
Et milady se traînait aux genoux de cet hommequi avait repris tout à coup sur elle son empire sauvage et fatal,et que, huit jours auparavant, elle croyait ne plus aimer, au pointde redouter son retour.
– Oui, disait-elle en proie à une sortede délire, je t’ai trahi… je suis infâme !… je mérite la mort…tue-moi !… mais auparavant, laisse-moi revoir notrefils.
Cette corde avait déjà vibré ; milady, enla touchant une dernière fois, apaisa tout à fait Ali-Remjeh.
Il la releva, la regarda longtemps et lui ditenfin :
– Tu es toujours belle !
Milady était sauvée.
– Mais, reprit-il après un silence, jeveux tuer cet homme ! je veux le tuer, entends-tu ?
Milady courba la tête.
Elle venait d’abandonner le major Hoff.
Ali-Remjeh continua :
– Je suis libre à présent, j’ai résignéen d’autres mains le pouvoir terrible que j’ai exercé si longtempset qui m’a tenu vingt années éloigné de l’Europe.
Je ne suis pas Ali-Remjeh, le chef desÉtrangleurs ; je suis Rostuck pacha, un homme que le vice-roides Indes et tout le gouvernement britannique ne sauraientreconnaître. Tu es riche, je le suis aussi… je viens techercher…
– Mais où veux-tu me conduire ?demanda milady.
– En Amérique. Un navire qui m’appartientnous attend au Havre…
– Et notre fils ?
– Nous l’emmènerons.
– Mais c’est un grand beau jeune hommequi va se marier.
– Nous emmènerons sa fiancée.
Et tandis qu’Ali-Remjeh parlait, milady sesouvint…
Elle se rappela le major Avatar, et sesmenaces terribles, et les conditions qu’il lui avait faites uneheure auparavant.
Se redressant alors et prenant la main del’Indien, elle lui dit d’une voix brève que l’anxiété rendaitsifflante :
– Ali, tu te crois libre ?
– Je le suis.
– Tu te trompes. Dans deux jourspeut-être nous serons prisonniers tous deux.
– Prisonniers !
– Oui.
– Et de qui ?
– Du gouvernement britannique. On noustraînera devant une cour de justice, on nous condamnera, toi commele chef des Étrangleurs, moi comme parricide…
Ali-Remjeh poussa un éclat de rire.
– Bah ! dit-il, tu sais quel’Angleterre a mis ma tête à prix, et ma tête pouvait n’être passolide sur cette terre anglaise…
– Elle ne l’est pas davantage ici, ditmilady.
– J’ai un passeport turc, réponditAli-Remjeh, et l’extradition ne saurait m’atteindre.
– Tu te trompes…
Et milady qui était encore sous l’impressionde terreur que lui avait fait éprouver sa conversation avec lemajor Avatar, milady raconta à Ali-Remjeh tout ce que cet homme luiavait dit, tout ce qu’elle savait.
L’Étrangleur reparut dans cet homme qui nevoulait plus vivre que pour sa femme et pour son enfant :
– Ah ! dit-il, montrant, en un rireféroce, ses dents éblouissantes, il y a donc un homme qui oselutter contre moi ?
– Oui.
– Je le briserai.
– Ou il vous brisera, dit milady avec unaccent de terreur suprême.
Mais Ali-Remjeh avait retrouvé sonsang-froid.
– Et cet homme, dit-il, t’a donnévingt-quatre heures de réflexion ?
– Oui.
– Eh bien ! dans vingt-quatre heuresnous serons loin de Paris.
– Mais notre fils ?…
– Nous l’emmènerons avec nous, tedis-je.
Et comme Ali-Remjeh parlait ainsi, des pas sefirent entendre dans le corridor et on frappa à la porte.
Milady pâlit et se prit à trembler.
La porte s’ouvrit, le major Hoff entra.
Ali-Remjeh recula d’un pas, et miladyépouvantée cacha sa tête dans ses mains.
Franz s’arrêta interdit à la vue deAli-Remjeh.
Lui aussi avait reconnu le terribleIndien.
Celui-ci fit un bond vers la porte et laferma.
Puis il se plaça devant, de façon à barrer lepassage au prétendu major allemand.
Franz jeta un regard sur milady.
Milady baissa les yeux.
Franz comprit que l’étrange pouvoir defascination exercé jadis sur elle par Ali-Remjeh avait repris toutempire.
– Esclave, dit Ali-Remjeh, tu as osélever les yeux sur la femme que j’ai aimée, tu vas mourir.
Il ramassa le poignard qu’il avait jeté dansun coin de la chambre, tout à l’heure, attendri qu’il était par lesprières de milady.
Mais Franz était un homme hardi et il retrouvatoute son audace.
Lui aussi, il était de haute taille ; ilavait les épaules larges, le cou musculeux et une forceherculéenne.
Et, s’acculant dans un coin de la chambre ettirant un poignard à son tour :
– Ali-Remjeh, dit-il, tu te trompes, jene suis plus un esclave.
– Ah ! fit Ali-Remjeh avec dédain,qu’es-tu donc ?
– Je suis un homme que milady a élevéjusqu’à elle.
– En vérité ! ricana l’Indien.
– Et que son amour a fait son égal.
L’Indien haussa les épaules ; mais il nebougea pas.
Et, s’adressant à milady :
– Vous l’entendez, madame ?dit-il.
Milady tremblait et continuait à baisser lesyeux.
– Cet homme se vante d’être aimé de vous,miss Ellen ! poursuivit Ali-Remjeh avec un accent dedédaigneuse ironie, dites-lui donc qu’il est un vil esclave, unassassin salarié.
– Milady, disait Franz de son côté, ditesdonc à Ali-Remjeh que, depuis plus de dix années, mes lèvres sesont unies à vos lèvres, que votre cœur a battu sur mon cœur, quenous avons eu la même vie, partagé les mêmes douleurs et les mêmesjoies.
Milady gardait un silence farouche.
Franz brandissait son poignard et, s’exaltantpar degrés :
– Oui, dit-il, je le vois, cet homme tefait peur, Ellen. Il t’a menacée, au nom de son pouvoir mystérieuxet terrible. Mais je ne le crains pas, moi !
Ali-Remjeh haussait les épaules et regardaitFranz avec un dédain suprême.
– Mais dis-lui donc que tu m’aimes !s’écria Franz avec un accent de haine jalouse, et je vais luienfoncer mon poignard dans le cœur.
Ces derniers mots rompirent le charme péniblequi semblait peser sur milady et la paralyser.
Elle redressa tout à coup la tête ; sonœil étincela, sa lèvre devint hautaine ; la fille des pairsd’Écosse reparut tout entière en elle…
Et, foudroyant le major Hoff d’unregard :
– Esclave, dit-elle, tu mens comme un villaquais. Je ne t’ai jamais aimé… Je ne t’aime pas ; je teméprise !
Franz jeta un cri.
Un moment il tournoya sur lui-même comme unhomme frappé de la foudre.
Puis il jeta un cri sauvage et ses yeuxs’injectèrent de sang.
Et tandis qu’Ali-Remjeh, calme et sombre,différant sa vengeance, paraissait jouir de ce triomphe inattendu,le dédain de milady pour Franz, ce dernier ivre de rage s’élançavers elle le poignard levé :
– Tu vas mourir la première !dit-il.
Mais avant que son bras ne fût retombé,dirigeant l’arme meurtrière vers la poitrine de milady, un bruit sefit dans l’air, pareil au sifflement d’une vipère qui aurait desailes, et le terrible lasso des Étrangleurs lancé par la mainexercée et rapide d’Ali-Remjeh s’abattit autour de son cou, s’yenroula deux fois et le renversa inanimé sur le parquet.
Franz tomba comme une masse, en poussant uncri étouffé, s’agita convulsivement pendant quelquessecondes ; puis garda l’immobilité de la mort.
Alors Ali-Remjeh prit dans ses bras milady,folle de terreur, et lui dit :
– Viens ! allons chercher notre filset fuyons !
**
*
Cependant l’âme du major Hoff pensait dans soncorps immobile.
Était-il mort, vivait-il encore ?
Lui-même n’aurait pu le dire, quoique sapensée ne fût pas éteinte.
Le lasso avait peut-être amené la mort ducorps, mais l’âme qui est immortelle, n’avait point abdiqué sahaine jalouse.
Il se passa alors un phénomène impossible àexpliquer, mais qui n’est point sans exemple.
L’âme du major Hoff, comme si elle eût été lejouet d’un rêve, traversa les espaces et suivit pas à pasAli-Remjeh et milady.
Combien de temps dura ce voyage ?
Mystère !
La nuit s’écoula, le jour vint ; onpénétra dans la chambre abandonnée de milady et on trouva le majorHoff sans connaissance.
Un médecin appelé en toute hâte, déclara qu’ilavait cessé de vivre.
Mais un étranger, un Russe, qui se trouvaitpar hasard dans le Grand-Hôtel où il était venu faire une visite,prévenu, par la rumeur qui se fit, de ce mystérieux événement,entra dans la chambre qui était pleine de monde, s’approcha duprétendu mort et l’examina attentivement.
Puis, se tournant vers le médecin :
– Je crois, docteur, dit-il, que vousvous trompez. Cet homme n’est pas mort.
Le docteur fit la grimace, comme tout médecinconsciencieux qui voit son opinion combattue.
– Je vous le répète, dit le Russe, cethomme n’est pas mort.
– Vous êtes donc médecin ? fitdédaigneusement le docteur.
– Je m’appelle le major Avatar, et jesuis médecin à l’occasion.
Et Rocambole, car c’était lui, s’installa auchevet du major Hoff en disant :
– Je vais le ressusciter !
Ce soir-là, après le départ de sa mère, Luciens’était senti plus triste encore que de coutume. Ce mystère quipesait sur sa naissance, les angoisses inexplicables auxquelles samère paraissait souvent en proie, le torturaient.
Un mois auparavant, tout entier à son amourpour Marie Berthoud, Lucien envisageait l’avenir avec joie.
Maintenant qu’il connaissait sa mère, l’avenirl’épouvantait.
Bien longtemps après que la jeune fille et levieux professeur se furent retirés, Lucien cherchait en vain lesommeil.
Il avait la fièvre comme aux premiers jours desa blessure, et s’agitait vainement sur son lit.
Deux heures du matin, puis trois heuressonnèrent successivement.
Les noirs pressentiments de Lucienaugmentaient. Il lui semblait que quelque chose de terrible allaits’accomplir pour lui.
À de certains moments de la vie, l’espritsemble être doué tout à coup d’une lucidité surnaturelle et, pourainsi dire, d’une seconde vue.
Et tandis qu’il était en proie auxhallucinations les plus étranges, oubliant presque sa fiancée pourne plus songer qu’à cette mère si jeune et si belle encore, maisqui semblait porter sur son front le sceau de la fatalité et avaitdéjà souffert les tortures d’une longue vie tourmentée, un bruit sefit à son oreille.
La nuit, ceux que la fièvre agite ont unefinesse d’ouïe qui tient du prodige.
Le bruit qu’avait entendu Lucien étaitpourtant fort naturel.
C’était celui de la porte cochère de la maisonqui s’ouvrait et se refermait.
Cela n’avait donc rien que de naturel, etcependant Lucien sentit battre son cœur avec une précipitationsoudaine.
Une voix secrète lui cria :
– C’est pour toi qu’on ouvre cetteporte.
Son oreille, obéissant pour ainsi dire à sapensée, se transporta dans l’escalier.
Un pas léger vint jusqu’à lui.
Le pas d’une femme qui montait l’escalier entoute hâte.
Puis la sonnette de l’appartement tinta, commeagitée par une main fiévreuse.
Lucien bondit hors de son lit.
Depuis qu’il était entré en convalescence,depuis qu’il était devenu inutile de le veiller, Lucien couchaitseul dans son appartement, et son valet de chambre avait reprispossession de la mansarde qu’il occupait dans le haut de lamaison.
Lucien s’enveloppa tout à la hâte dans unerobe de chambre, ne prit point la peine d’allumer une bougie ets’élança vers l’antichambre. Il ouvrit la porte, et, en dépit del’obscurité et bien qu’il ne pût voir son visiteur ou sa visiteuse,il dit :
– Ma mère !
– Oui, c’est moi, mon enfant, répondit lavoix émue de milady.
Et elle entra.
Lucien la prit dans ses bras et luidit :
– Oh ! venez, je vous attendais…
– Tu m’attendais ? fit miladysurprise.
– Oui, quand la porte d’en bas s’estouverte, quelque chose m’a dit : voilà ta mère !
Et il emporta plutôt qu’il n’entraîna miladydans sa chambre.
Un reste de feu brûlait dans la cheminée,projetant une certaine clarté dans la chambre, si bien que Lucienne songea même pas à allumer un flambeau.
Milady se laissa tomber sur un siège etdit :
– Lucien, mon enfant, je viens te fairemes adieux.
– Ma mère !
– Mes adieux ! répéta-t-elle.
Lucien éperdu s’agenouilla devantelle :
– Mais où allez-vous ma mère ?
– Je pars.
– Oh ! c’est impossible !
– Et nous ne nous reverrons jamais…
Il jeta un cri, lui prit les mains et lesétreignit convulsivement dans les siennes.
– Vous voulez donc que je meure ?fit-il.
– Non, je veux que tu sois heureux.
– Heureux ! heureux sans vous ?Ah ! ma mère ! fit-il avec une explosion de douleur.
– Tu seras heureux avec ta jeune femme,poursuivit milady.
– Mère ! mère ! s’écria Lucienhors de lui, tu veux donc me tuer ?
Mais milady dont les reflets rouges du foyeréclairaient le pâle visage, regarda son fils et lui dit d’une voixémue, mais empreinte d’une résolution et d’une sérénitésubites :
– Lucien, je suis venue au milieu de lanuit parce que je voulais avoir avec toi un entretien solennel etsuprême.
Tu sais que je suis ta mère, mais tu ignoresmon nom, et je t’ai dit que tu ne connaîtrais jamais ton père.
Lucien courba la tête et ne répondit pas.
– Lucien, poursuivit milady, à l’heuresuprême de la séparation…
– Oh ! ma mère, pourquoi parlerainsi ?
– À cette heure suprême, continua-t-elle,je ne veux pas que mon fils puisse me mépriser.
– Te mépriser !
– Lucien, mon enfant bien-aimé, votrepère vit et vous aime…
– Mon père vit, mon père m’aime !s’écria Lucien avec un accent plein de délire.
– Votre père est à Paris.
Lucien jeta un cri.
– Mais, avant le point du jour, il auraquitté cette grande ville, acheva milady, et vous ne le reverrezjamais.
– Oh ! dit Lucien avec une voixaffolée, tout ce que vous dites-là est impossible, ma mère !Quoi mon père est à Paris… et je ne le verrais pas ?
Milady secoua la tête :
– Je vous le répète, dit-elle, votre pèreet moi nous aurons quitté Paris avant le point du jour.
– Oh !
Et ne pensez-vous pas qu’il faut un motif bienimpérieux pour qu’un père passe à côté de son enfant sans luiouvrir ses bras, pour qu’une mère se sépare de lui àjamais ?
Et milady fondit en larmes.
– Ma mère ! ma mère ! disaitLucien agenouillé devant elle, ma mère, dites-moi que je fais unrêve horrible !
– Moins horrible que la réalité, dit-elleen essuyant ses larmes.
Et comme il la regardait avec épouvante, elleajouta :
– Lucien, votre père est condamné àmort !
Lucien se redressa, puis il chancela etfaillit tomber à la renverse.
Mais Dieu lui donna sans doute en ce momentune force surhumaine, car il dit avec un accent de volonté et derésolutions subites :
– Ma mère, si épouvantable que puisseêtre la vérité, je veux la savoir.
– Je parlerai… murmura milady.
Milady avait le visage bouleversé et baigné delarmes.
Son fils ne pouvait pas ne point se laisserprendre à cette douleur qui paraissait immense.
– Oui, mon enfant, dit-elle, tu as raisond’exiger la vérité et tu sauras…
En même temps elle essuya ses larmes, parutfaire un violent effort sur elle-même et commença ainsi le récit dupetit roman qu’elle avait préparé :
– Mon enfant, je suis Anglaise. Ton pèreest Indien. Par mes aïeux tu descends d’une des plus grandesfamilles d’Écosse ; par ton père, tu es l’héritier d’un rajahégorgé par les Anglais.
À ces mots, Lucien respira.
– Ah ! dit-il, mon père n’est doncpas un criminel ?
– Ton père est le plus noble des hommes,continua milady. Rebelle à l’Angleterre qui voulait l’asservir, ilse battit en désespéré pour défendre le trône de ses ancêtres. Àvingt ans, il était général et tenait un moment en échec toutel’armée de la Compagnie des Indes.
Tombé percé de coups sur son dernier champ debataille, il fut relevé respirant encore ; on lui refusa lamort qu’il demandait à grands cris, et on l’emmena prisonnier àLondres.
Milady s’arrêta un moment et regarda son filsdont le visage s’était, pour ainsi dire, transfiguré.
Lucien se sentait renaître.
– Après, ma mère, après ? fit-ilavec une noble impatience.
– C’est à Londres que je l’ai connu, queje l’ai aimé, que j’ai été adorée par lui.
Et la voix de milady redevint émue.
– Mon père, poursuivit-elle, avaitlongtemps guerroyé dans l’Inde ; il méprisait cette granderace des Indiens et des Maharattes, ou plutôt, il la haïssait.
Il m’eût tuée, s’il avait su que j’avais cédéà l’amour de votre père.
– Je commence à comprendre, murmuraLucien en baissant la tête.
– Non, vous ne me comprenez pas, repritmilady. Un prêtre catholique nous unit secrètement.
Lucien eut une explosion de joie :
– Je ne suis donc pas bâtard ?s’écria-t-il.
– Non, dit milady, mais tu es le filsd’un proscrit. Ton père avait pu s’échapper. Caché à bord d’unnavire marchand, il quitta furtivement l’Angleterre, retourna dansl’Inde et, réunissant les débris de ses partisans, il recommença lalutte.
Cette lutte a duré vingt ans.
Pendant vingt ans, tantôt victorieux, tantôtvaincu, tantôt refoulant les Anglais vers le bord de la mer, tantôtobligé de se réfugier dans les montagnes, il a exaspéré laCompagnie des Indes.
– Et il a succombé ? fit tristementLucien.
– Oui. Il a dû quitter cette terre del’Inde où il n’avait plus de soldats. Sa tête est mise à prix.L’Angleterre le traque. Partout où elle le trouvera, elleparviendra à s’assurer de sa personne.
– Même en France ?
– À cette heure, dit milady, il y a desgens à Paris qui attendent son arrivée pour s’emparer de lui.
– On sait donc qu’il devaitvenir ?
– Oui, pour revoir sa femme et pour voirson fils.
– Mais alors… fit Lucien frissonnant dejoie, je le verrai !
– Non, car il est obligé de fuir cettenuit même. Au Havre seulement, à bord d’un navire qui letransportera en Amérique, il sera en sûreté.
– Ô mon père !… murmura Lucien.
– C’est pour cela, mon enfant, repritmilady, que je viens te faire mes adieux.
– Ma mère !… vous partez !…
– Je suis mon époux.
Lucien jeta un cri, puis entourant milady deses deux bras :
– Et si je partais avec vous ?…
– Toi ?
– Oui.
– Pour l’Amérique ?
– Sans doute.
– Mais ta fiancée ?…
– Nous l’emmènerons.
– Consentira-t-elle à noussuivre ?
– Marie fera ce que je voudrai.
Milady secoua la tête :
– Non, dit-elle, c’estimpossible !
– Ma mère, répéta Lucien, je vais avecvous.
– Mais songe, mon enfant, qu’il faut quenous ayons quitté Paris avant le jour.
– Qu’importe !
– Comment veux-tu que ta fiancée puissenous suivre ?… et toi-même, encore souffrant…
Milady s’arrêta brusquement.
Un bruit de voiture s’était fait entendre dansla rue et venait mourir sous les fenêtres de la maison.
– On vient, adieu ! fit milady.
– Qu’est-ce donc, ma mère ? demandaLucien.
– C’est ton père qui vient me cherchersans doute, répondit-elle.
Et elle s’élança vers une croisée, qu’elleouvrit.
Lucien demeurait à l’entresol.
La fenêtre que milady venait d’ouvrir donnaitjuste au-dessus de la porte cochère.
Une voiture, en effet, venait de s’arrêterdevant cette porte.
Et, de cette voiture, Lucien, frémissant, vitdescendre un homme de haute taille, enveloppé dans un manteau.
– C’est lui, murmura milady.
Et, se penchant, elle prononça quelques motsen langue indienne.
Le cœur de Lucien battait à rompre sapoitrine.
L’homme de haute taille leva la tête et parutlui-même en proie à une vive émotion.
Puis il s’approcha de la porte et sonna.
Alors milady se tourna vers Lucien.
– Tu vas voir ton père, dit-elle.
**
*
Cinq minutes plus tard, cet homme étrangequ’on appelait Ali-Remjeh serrait dans ses bras Lucien palpitant,et il exerçait sur lui son bizarre pouvoir de fascination.
Lucien voyait, dans le bandit et l’assassin,un héros, un martyr de la liberté.
Sa mère était devenue un ange de résignationet de dévouement.
Le jeune homme enthousiaste s’écria :
– Oh ! je pars avec vous et je voussuivrai jusqu’au bout du monde.
– Toi et ta fiancée, dit milady.
– Elle me suivra.
– Eh bien ! dit-elle encore enredevenant tout à coup effrayée… partons, alors, partons, au plusvite !
Elle songeait au major Avatar qui lui avaitaccordé un jour de réflexion et qui, dans quelques heures, nonseulement s’opposerait à son départ précipité, mais dirait àLucien :
– Vous vous croyez le fils d’unhéros ; vous êtes l’enfant d’une parricide et d’unbandit !
Revenons maintenant au major Hoff que nousavons laissé sur un lit du Grand Hôtel, privé de tout sentiment,entre un médecin qui prétendait qu’il avait cessé de vivre et lemajor Avatar qui affirmait le contraire.
Le major Avatar s’étant installé au chevet dumajor Hoff, demanda qu’on le laissât seul avec lui.
Tout le monde sortit.
Alors Rocambole prit un flacon de selsmagiques qu’il avait sur lui et le fit passer sous les narines dumajor.
Le réactif fut si violent que le prétendu mortfut agité d’une imperceptible convulsion.
Rocambole versa dans le creux de sa mainquelques grains de sel et se mit ensuite à les écraser avec lepouce sur le marbre de la cheminée ; puis quand il les eutréduits en poudre, il jeta cette poudre dans un verre, la délayaavec quelques gouttes d’eau et, entr’ouvrant de force la mâchoireserrée de Franz, il versa le tout dans sa bouche.
Ensuite il le prit à bras-le-corps et lesouleva à demi pour que cet étrange breuvage pût traverser legosier et arriver dans l’estomac.
Le major Hoff commença alors à s’agiter surson lit, par soubresauts imperceptibles d’abord ; puis lessoubresauts devinrent plus violents, et plusieurs soupirss’échappèrent de sa poitrine.
Rocambole alla fermer la porte au verrou.
Cependant le major Hoff ne s’éveilla point etne rouvrit point les yeux.
Mais les lèvres s’agitèrent et formèrent unson.
Ce son était un nom à peinearticulé :
– Milady.
Rocambole se prit à écouter.
Sans doute que l’âme du major Hoff étaitéveillée tout entière, si la léthargie étreignait encore son corps,et qu’elle jouissait même de cette lucidité étrange qu’on appellele somnambulisme, car au nom de milady succédèrent d’autres parolesque Rocambole recueillit attentivement.
– Milady, disait le major d’une voixentrecoupée et sans ouvrir les yeux, tu as beau me fuir… je terejoindrai ! Tu as quitté Paris… je le sais… je le sais… Maisla terre n’est pas si grande qu’on n’en puisse faire le tour.
Rocambole ne s’y trompa point. Franz était enproie à un accès de somnambulisme.
Alors Rocambole se souvint des résultatsétonnants obtenus jadis par Baccarat, devenue madame Charmet, surla petite juive, dont elle avait fait un sujet de luciditéextrême.
Et, prenant l’attitude d’un magnétiseur, il semit à charger de fluide le front du major endormi.
Franz s’agita sous les effluves mystérieux,comme un cheval rétif cherchant à résister à son cavalier.
Mais le fluide dominateur triompha et leréduisit à l’impuissance.
Rocambole lui posa une main sur le front etlui dit :
– Voyez !
Le magnétisé fit quelques mouvements brusqueset désordonnés, comme s’il eût eu de la peine à obéir ; maisil murmura :
– Je les vois !… je les vois tousdeux !
– Qui donc ? demanda Rocambole.
– Milady.
– Bon. Et puis ?
– Et Ali-Remjeh.
Rocambole tressaillit. Le magnétisécontinua :
– Ils ont quitté Paris.
– Quand ?
– Cette nuit.
– Où vont-ils ?
– Vers la mer.
– Voyez-vous un navire ? demandaRocambole.
– Oui.
– Comment est-il ?
– C’est un brick.
– Avec des voiles sang de bœuf ?
– Précisément… Ah !…Attendez !
Et le magnétisé sembla faire un effort suprêmepour voir à travers les espaces.
– Que voyez-vous encore ? demandaRocambole.
– Milady à bord du brick.
– Seule ?
– Non, avec Ali-Remjeh… et puis…
– Ah ! quelqu’un est aveceux ?
– Oui… un homme et une femme.
– Les reconnaissez-vous ?
Le magnétisé garda un moment le silence ;puis tout à coup :
– C’est Lucien… et sa fiancée… Je lesvois…
– Le navire est-il enmouvement ?
– Non, il est à l’ancre.
– Pourquoi ne part-il pas ?
– Parce que le mauvais temps règne en meret qu’aucun pilote ne veut sortir de la rade.
– C’est tout ce que je voulais savoir,murmura Rocambole.
Puis il passa de nouveau ses deux mains sur lefront du major :
– Éveillez-vous, dit-il.
Et soudain, le magnétisé poussa un nouveausoupir, puis il ouvrit les yeux et promena autour de lui le regardétonné de l’homme qui ne se souvient de rien.
Le major Avatar s’était assis de nouveau.
– Comment ! dit Franz qui lereconnut, c’est vous, major ?
– C’est moi.
– Comment êtes-vous ici, et pourquoi ysuis-je moi-même ?
– Mon cher, répondit Rocambole d’un tondégagé, tâchez de vous souvenir de ce qui s’est passé hier soir, etje compléterai vos souvenirs.
– Oh ! s’écria tout à coup le majorHoff, oui, j’y suis… un homme…
– Un homme vous a passé un lacet au couet vous a étranglé… soulevez-vous, regardez-vous dans la glace…bon ! voyez-vous cette marque bleuâtre à votre cou ?
– Le misérable, murmura Franz quipâlit.
– Cet homme, dit froidement Rocambole,c’est Ali-Remjeh, le chef des Étrangleurs, le père de Lucien et parconséquent le premier amant de milady.
Franz se dressa sur son lit tout effaré.
– Comment savez-vous cela ?s’écria-t-il.
– Attendez… Milady et Ali-Remjeh ontquitté Paris.
– Quand donc ? fit Franzrugissant.
Oh ! je les rejoindrai.
– Ce sera facile, puisque je sais où ilssont.
– Vous le savez ?… Maiscomment ?
– Vous venez de me le dire dans votresommeil. Excusez-moi de vous avoir magnétisé.
Et comme le major Hoff regardait Rocamboleavec un muet effroi :
– Mon cher, lui dit ce dernier, sans moi,on vous enterrait bel et bien, et un médecin qui sort d’ici avaitconstaté votre décès.
Franz ne put réprimer un léger frisson.
Rocambole ajouta :
– Je vous ai donc rendu un léger service.Mais ce n’est rien encore et il ne tient qu’à vous de me prendredans votre jeu contre le ravisseur de votre maîtresse, et votremaîtresse elle-même qui ne vous aime plus. Écoutez-moi…
Et Rocambole, qui s’était levé un moment,reprit place dans le fauteuil, au chevet du major Hoff.
Vanda habitait toujours le petit hôtel de larue de Marignan.
Depuis quinze jours, cette maison d’apparencearistocratique et paisible avait cependant vu bien des événementsmystérieux.
Plus d’une fois, la nuit, à l’heure où lesChamps-Élysées deviennent déserts, une voiture de place s’étaitarrêtée devant la grille du petit hôtel.
Tantôt un homme en était descendu.
Tantôt une femme.
Quelquefois l’un et l’autre en même temps.
Pendant le jour, les habitants du quartierapercevaient parfois une jeune femme se promenant dans lejardin.
C’était Vanda.
Souvent aussi, on voyait entrer et sortir unvieux domestique à cheveux blancs et à stature colossale.
C’était Milon.
Mais c’était tout ; et personne nesoupçonnait que le petit hôtel renfermât d’autres hôtes.
Cependant, la Mort-des-Braves, Noël, Marmousetet Gipsy y étaient venus successivement, et n’en avaient plusbougé.
Peut-être même que Milon aurait pu dire quesir James Nively, le chef des Étrangleurs, était enfermé dans lescaves et attendait vainement l’heure de sa délivrance.
Cette heure ne sonnait pas.
Enfin, le lendemain soir du jour où le majorAvatar avait rendu visite à Lucien, Vanda entendit une clé tournerdans la serrure de la grille.
C’était Rocambole qui revenait.
Rocambole alla droit à la chambre de Vanda etlui dit :
– Je t’apporte mes instructions.
– Comment, maître, dit-elle, tu parsencore ?
– Oui.
– Où vas-tu ?
– Je n’en sais rien.
Elle le regarda avec étonnement.
– Je ne le sais pas aujourd’hui, dit-il,mais je le saurai dans deux jours. Je pars, et j’emmène Milon, laMort-des-braves et Noël.
– Et moi ?…
– Toi, je te confie la garde de Marmousetet de Gipsy.
Vanda s’inclina en signe d’obéissance.
– Et l’Anglais, que comptes-tu enfaire ?
– Je l’emmène avec moi.
Et Rocambole tira à lui un gland desonnette ; Milon accourut.
– Tu vas te tenir prêt à partir dans uneheure, dit-il.
– Avec vous, maître ?
– Oui, fit Rocambole.
Puis s’adressant de nouveau à Vanda :
– Comment va Gipsy ?
– Je crois qu’avant huit jours, elle aurarecouvré la raison. Du reste, elle ne peut plus me quitter, depuisqu’elle est ici. Elle passe des heures entières à me tenir lesmains et à me regarder.
– Marmouset a-t-il donc perdu de soninfluence ?
– Oh ! non, on sent qu’ellel’aime !…
– Si Marmouset est aimé de Gipsy, qu’ellerevienne à la raison et qu’elle l’épouse, il aura fait un beaurêve, dit Rocambole en souriant.
– Mais nous n’avons toujours pas lesmillions.
– Je vais les chercher.
Et Rocambole ouvrit son pardessus et tira desa poche un gros pli cacheté qu’il tendit à Vanda.
– Qu’est-ce que cela ?demanda-t-elle.
– Écoute bien. Si dans huit jours je nesuis pas revenu, tu ouvriras cette lettre.
– Bien.
– Et tu suivras de point en point lesinstructions qu’elle renferme.
– Je t’obéirai, maître, dit Vanda avecinquiétude. Mais pourquoi ne serais-tu pas ici dans huitjours ?
– Parce que je vais m’embarquer auHavre.
– Pour l’Angleterre.
– Je ne sais pas… Je ne le saurai qu’enmontant à bord.
Vanda courba la tête et ne fit plusd’objections.
**
*
Cependant, sir James Nively, terrassé parMilon, quelques jours auparavant, avait été garrotté et bâillonné,puis enfermé dans la cave de l’hôtel.
Deux fois par jour, on lui apportait àmanger ; alors, on lui ôtait son bâillon.
Après avoir passé par toutes les phases de laterreur et du désespoir, sir James avait fini par tomber dans cetteprostration résignée qui est commune aux races fatalistes del’Orient.
Sa captivité durait depuis quinze jourslorsque, un soir, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passageà Milon, son geôlier ordinaire.
Mais Milon n’était pas seul.
Un homme l’accompagnait ; et à la vue decet homme, sir James tressaillit.
Il avait reconnu Franz, c’est-à-dire le majorHoff, le serviteur dévoué de milady.
Franz tira de sa poche une bourse pleine d’orqu’il tendit à Milon.
– Voilà le prix de tes services,dit-il.
Milon prit la bourse avec un tel empressementque sir James le crut réellement acheté par Franz.
Puis il s’en alla laissant ce dernier avec sirJames.
Le baronnet regardait le major Hoff avec unétonnement joyeux.
– Vous ici ! fit-il enfin.
– Oui, dit le major Hoff, je viens vousdélivrer.
– Me délivrer !
– J’ai corrompu votre gardien et vousallez pouvoir partir d’ici.
– Mais Rocambole ?
– Il est absent.
– Cette maison est pourtant pleine de sescréatures.
– Vous vous trompez. Tout le monde estsorti.
– Ah !
– Milon les a tous éloignés.
En même temps Franz détachait les liens de sirJames, ajoutant :
– Nous n’avons pas une minute àperdre.
– Pour sortir d’ici ?
– D’abord, et quitter Paris ensuite. Sivous voulez être libre, il faut me faire un serment.
– Lequel ?
– Celui de m’obéir pendant quarante-huitheures, si étranges que puissent vous paraître mes volontés.
– Je vous obéirai, répondit sir James,qui avait soif de liberté.
– Alors, suivez-moi.
Et Franz entraîna sir James et prit leflambeau que lui avait laissé Milon.
Ils remontèrent dans le vestibule.
L’hôtel était silencieux et paraissaitdésert.
À la grille, stationnait une voiture.
Franz en ouvrit la portière et dit à sirJames :
– Montez !
– Mais, où allons-nous ? demanda lebaronnet.
– Au chemin de fer de l’Ouest, prendre letrain de minuit qui arrive au Havre à six heures.
– Nous allons au Havre ?
– Nous embarquer pour l’Angleterre.
– Mais, dit sir James avec un éclair dehaine dans les yeux, j’aurais pourtant voulu me venger…
– De qui ?
– De Rocambole.
– La vengeance est là-bas, réponditFranz.
Et il remonta dans la voiture, auprès dubaronnet.
Ce dernier ne pouvait supposer que le majorHoff avait pour jamais déserté la cause de milady, et ils’abandonnait à lui avec une aveugle confiance.
Le port du Havre présente un aspectsingulier.
Depuis huit jours, pas un navire n’est sortidu bassin ; aucune voile ne s’est rencontrée en rade.
Il vente tempête en mer, et les pilotescôtiers refusent tout service.
Aussi les cabarets, les auberges, les moindresbouchons regorgent-ils d’une foule de matelots qui n’ont pu prendrela mer.
Les navires dansent dans le bassin et fontcrier leurs amarres ; souvent même, en dépit de l’abri duport, embarquent-ils à bord des paquets d’eau et des lames énormes,comme s’ils étaient en pleine mer.
Les curieux sont rares sur les quais et lajetée, car le vent qui souffle du large se fait sentir à terre avecune violence énorme.
Pourtant, dans le cabaret de laFille-Sauvage, sur le port, une trentaine de personnesexaminent curieusement à travers les vitres un petit brick auxvoiles d’un rouge sombre, à la coque noire, qui se balance sur lalame sans craquement et sans fatigues.
– C’est le brick indien, dit un maîtred’équipage qui a pris ses quartiers d’hiver à laFille-Sauvage et y est écouté comme un oracle par tous leshabitués, marins de l’État ou du commerce, baleiniers ou simplescaboteurs.
Le père Mahorec est un vieux loup de mer, quia navigué dans tous les parages, et à qui on n’a rien àapprendre.
– Mes enfants, dit-il, la mer esttellement mauvaise que d’ici à huit jours, on ne pourra mettre à lavoile ; et cela paraît joliment contrarier le brickindien.
– Pourquoi donc ça, père Mahorec ?demanda un jeune homme.
– Hé ! le sais-je, blanc-bec ?ou plutôt je m’en doute… mais suffit !… ça ne regardepersonne.
– Papa Mahorec, demande un autre matelot,as-tu vu le capitaine du brick ?
– Oui, sur le pont.
– Il ne descend jamais à terre ?
– Jamais.
– Et le second non plus ?
– Si, le second est venu, ce matinencore, à la Fille-Sauvage, chercher des provisions :mais jamais il ne va en ville, c’est ici qu’on lui fait toutes lescommissions.
– Sait-on combien d’hommes il y a àbord ?
– Douze matelots, un mousse, uncuisinier, un charpentier et un chirurgien, le second et lecapitaine, deux passagers, deux femmes, en tout vingt-deuxpersonnes.
– Hé ! hé ! père Mahorec, ditun homme jeune encore qui est entré tout à l’heure dans le cabaretet s’est fait servir un grog à l’américaine, vous paraissez bienrenseigné.
Le maître d’équipage regarde son nouvelinterlocuteur, qu’il voit pour la première fois.
Mais ce dernier, avec son chapeau ciré, sachemise bleue, son teint hâlé et ses grosses boucles d’oreilles quibrillent sous ses cheveux rouges, ne saurait être qu’un marin, etentre marins la confiance est bientôt née.
– Vous me connaissez ? demandeMahorec.
L’inconnu reprend en souriant :
– De Rochefort à Brest et de Lorient àToulon, qui donc peut se vanter d’avoir navigué s’il n’a rencontréle père Mahorec ?
– Bien parlé, mon garçon, dit le maîtred’équipage évidemment flatté du compliment.
Et, prenant sa chope de bière, il va s’asseoirà la table de l’inconnu.
Puis, d’un air confidentiel et baissant lavoix :
– Tous ces gens-là, dit-il, sont desbrutes qui ne comprennent rien. Aussi ce n’est pas la peine de leurexpliquer pourquoi le mauvais temps contrarie le capitaine etl’équipage du brick indien.
– Vous avez peut-être raison, dit l’hommeaux boucles d’oreilles.
– Hé ! hé ! continua Mahorec enclignant de l’œil, il y aurait à bord un joli chargement decontrebande à l’adresse de l’Angleterre que ça ne m’étonneraitpas.
– Moi non plus, père Mahorec.
– Il faut vous dire que voilà plus d’unmois que le brick est au Havre.
– Vraiment ?
– C’est le second qui commandait. Ilparle anglais comme vous et moi.
L’inconnu sourit.
– C’est un grand diable de mulâtre, trèsbon enfant. Tous les jours lui et les matelots venaient à terre, etj’ai idée qu’ils faisaient leur chargement à la sourdine. Peut-êtremême que le gouvernement leur a donné un coup de main enconseillant aux douaniers du port de ne pas y regarder de tropprès.
– Vous croyez ?
Le père Mahorec prit un air rusé etcontinua :
– J’ai toujours idée que nous allonsavoir une bonne guerre avec l’Angleterre.
– Alors, à votre idée, ce brick serait uncorsaire ?
– Peut-être bien. À preuve que lecapitaine que personne ne connaissait et n’avait jamais vu à bord,est arrivé de Paris.
– Quand donc ?
– Il y a trois jours ; et il paraîts’impatienter beaucoup du mauvais état de la mer.
– Alors, personne n’a vu ce capitaine enville ?
– Non, mais le second m’a dit que c’étaitun Indien qui en veut à mort aux Anglais et que le gouvernementfrançais protège.
L’homme aux boucles d’oreilles fit encorequelques questions au père Mahorec.
Mais ce fut en pure perte. Le père Mahorecavait, comme on dit, vidé son sac.
Il avait dit tout ce qu’il savait.
D’autres matelots entrèrent dans le cabaret dela Fille-Sauvage et l’homme aux boucles d’oreilles serrala main au père Mahorec sans lui avoir dit son nom.
La journée s’écoula.
Vers le soir, le cabaret se vida.
Les uns s’en allèrent coucher à bord de leursnavires, les autres courir les petites rues tortueuses quiavoisinent le port.
Alors l’homme aux boucles d’oreilles revint etdemanda à souper.
La fille du cabaretier lui dit :
– Vous plairait-il de souper encompagnie ?
– Certainement, répondit-il, sans quecette question parût lui causer la moindre surprise.
– Voulez-vous souper avec le second dubrick indien ?
– Je ne demande pas mieux. Oùest-il ?
– Là-haut. Dans le cabinet.
L’homme aux boucles d’oreilles monta lestementl’escalier tournant qui mettait le cabinet en communication avec lepremier étage et pénétra dans une petite salle où, en effet, unhomme était déjà à table.
À la vue du nouveau venu, cet homme se leva etsalua avec toute la déférence d’un inférieur.
– Eh bien ? dit l’homme aux bouclesd’oreilles, en fermant la porte.
– Tout est prêt.
– Nos hommes sont à bord ?
– Oui.
– On ne les a pas reconnus ?
– Aucun. Milady a passé trois fois à côtéde Franz, qui fumait sur la dunette, et ne l’a pas mêmeregardé.
– Et Milon ?
– Il s’est fait une tête bronzéeadmirable et il a teint ses cheveux en noir.
– Tu réponds du reste del’équipage ?
– Comme de moi-même.
– Noël, dit l’homme aux bouclesd’oreilles, tu es un garçon intelligent.
– Maître, répondit le second du brickindien, je n’ai pas passé dix années à Toulon sans devenir un peumarin.
– Partons-nous demain ?
– La mer est bien mauvaise. Mais c’estégal, c’est mon avis !
– Et puis, ça me connaît la tempête, ditl’homme aux boucles d’oreilles, qui n’était autre queRocambole.
Noël, car c’était lui, le second du brickindien, se prit à sourire et dit :
– Quand on pense que Ali-Remjeh n’attendqu’une chose pour filer.
– Un pilote ?
– Oui.
– Eh bien ! il l’aura demain…
Et Rocambole se mit à table.
Il fait nuit, le vent continue à souffler dularge, les navires du bassin s’entrechoquent avec les petitesembarcations, et les quais du port sont déserts.
Cependant, à bord du navire qu’on appelle lebrick indien, deux hommes causent tout bas, couchés l’un à côté del’autre, auprès du gouvernail.
Ces deux hommes sont Noël et Milon.
Tous deux pourraient entrer impunément dans laboutique du fruitier, rue du Vert-Bois.
On ne les reconnaîtrait pas.
Milon est devenu un mulâtre de la plus bellevenue.
Le teint olivâtre sied à merveille à sesgrosses lèvres, à ses cheveux crêpés, à ses larges épaulesd’hercule forain.
Noël est devenu un véritable Anglo-Indien, dela race rouge.
Ali-Remjeh s’y était trompé.
Comment tous ces miracles se sont-ilsaccomplis, comment Noël est-il devenu le second du navireindien ?
C’est ce que Milon lui demande, et ce qu’ilest en train de lui expliquer.
– Écoute bien, vieux, dit Noël.
– J’écoute, répond Milon. Le maître ettoi, vous êtes partis pour l’Angleterre, voici trois semaines.
– Le surlendemain du jour où le maîtrel’a échappé belle dans les Carrières de Pantin…
– Et où il a été sauvé parMarmouset ?
– Justement.
– Mais qu’est-il allé faire àLondres ?
– Il est allé voir le lord-chef del’amirauté, quelque chose comme qui dirait le ministre de lamarine.
– Bon ! fit Milon. Ehbien ?
– Alors il a dit au lord : Vous avezoffert une prime à celui qui vous livrera Ali-Remjeh, le chefsuprême des Étrangleurs de Londres ? – Oui, lui a répondu lelord. – Donnez-la-moi, a dit le maître.
– Mais… fit Milon stupéfait.
– Attends… Le maître a dit encore au lordune foule de choses relatives aux Étrangleurs et il paraît qu’on aeu une grande confiance en lui, puisqu’on lui a donné pleinspouvoirs, qu’on a mis à sa disposition des hommes et de l’argent,et que nous sommes venus tout droit de Brighton ici.
– Tout cela ne me dit pas…
– Mais écoute donc. Jusqu’à présent, tune peux pas comprendre… on a donné au maître, pendant qu’il était àLondres, une foule de renseignements. Ainsi, par exemple, qu’unnavire sous pavillon anglais, mais avec un équipage indien,viendrait relâcher au Havre, sous le commandement d’un capitaine ensecond, avec mission de prendre à son bord, à destination deNew-York, un capitaine en premier.
– Et ce capitaine, c’est le moricaud quiest arrivé avant-hier matin ? demanda Milon.
– Justement. Seulement, comme tu vois, ila de la compagnie et il voyage en famille.
– Mais, reprit Milon, ça ne me dit pascomment tu as pris la place du second, et nous autres, les gens deRocambole, celle de l’équipage.
– C’est encore bien simple, dit Noël.
– Comment cela ?
– Tu te souviens de Gurhi ?
– Oui.
– Et de sir George Stowe ?
– Parfaitement.
– Gurhi avait initié le maître à unegrande partie des secrets des Étrangleurs.
– Bon !
– Sir George Stowe, avait complétél’œuvre. Or, sir George Stowe dépossédé de son pouvoir à Londres, ajuré une haine mortelle à Ali-Remjeh et à sir James Nively.
– Je sais cela.
– Il s’est fait l’esclave de Rocambole etle servira jusqu’à la mort. Or, il faut te dire que sir GeorgesStowe, dépouillé par sir James de son autorité est néanmoinsdemeuré le chef apparent des Étrangleurs de Londres. Il a lessignes et les amulettes qui indiquent le commandement.
Quand nous sommes arrivés à Londres, le Maîtrea envoyé une dépêche à sir George Stowe.
Sir George Stowe est arrivé le soir même.
Alors il s’est rendu à bord du brick indien ets’est fait reconnaître.
Le second l’a reçu avec de grandes marques derespect.
– Ah ! s’interrompît Noël,j’oubliais de te dire une chose.
– Laquelle ?
– C’est que Ali-Remjeh qui a quittél’Inde depuis plusieurs mois, avait écrit à sir George Stowe pourlui donner des ordres. Sir George Stowe remplacé par sir James,c’est à ce dernier que les ordres arrivés à Londres ont étéexpédiés.
Or, comme sir James était dans nos mains,c’est par conséquent à Rocambole que les ordres sont parvenus.
– Bon ! fit Milon, je commence àcomprendre.
– Sir George Stowe, poursuivit Noël,après avoir causé avec le second, a été convaincu qu’il n’avaitjamais vu Ali-Remjeh, et qu’il ne connaissait à Calcutta, d’oùvenait le navire, que des Étrangleurs subalternes.
Alors il lui a été donné l’ordre de sortir àla nuit tombante, dans la chaloupe du brick, et il a pris lecommandement de l’embarcation.
La mer était déjà mauvaise, mais on pouvaitencore naviguer.
La chaloupe avait à bord le second et huithommes d’équipage. Les quatre autres étaient demeurés à bord dubrick dans le bassin.
Sir George Stowe étant muni des pleinspouvoirs de Ali-Remjeh le chef suprême, le second n’avait plus qu’àobéir.
La destination était inconnue.
La chaloupe a doublé la pointe deSainte-Adresse et pris la route de Fécamp.
Le vent fraîchissait, la mer était houleuse,mais la chaloupe avançait toujours. Sur l’ordre de sir GeorgeStowe, le second avait fait mettre la barre au vent et le cap surun gros brick marchand qui avait cargué toutes ses voiles.
Ce navire qui portait pavillon anglais a mis,en voyant la chaloupe, une embarcation à la mer.
Les chaloupes ont accosté.
Celle du brick était pleine de matelotsanglais qui se sont jetés sur les Indiens, les ont garrottés, ainsique le second et les ont hissés à bord ensuite.
Sir George Stowe est resté dans la chaloupeavec deux matelots du navire anglais, l’un d’eux était laMort-des-braves, qui est devenu bon rameur, à Toulon, l’autre…
– C’était toi ? fit Milon.
– Justement. Nous sommes rentrés auHavre, tandis que le brick anglais qui avait été envoyé, sur lademande de Rocambole par l’amirauté anglaise, emmenait le second etles huit hommes d’équipage du navire indien.
Au Havre, j’ai recruté mon équipage. Noussommes rentrés de nuit à bord du brick ; les quatre hommes quirestaient de l’ancien équipage ont été mis aux fers et jetés à fondde cale.
Et voici comment, acheva Noël, Ali-Remjeh, quicroit être chez lui, se trouve chez nous.
– Enfin, quand partons-nous ?
– Demain.
– Et Rocambole vient avec nous ?
– C’est le pilote qui est venu ce matin àbord ?
– Il n’y a que le maître pour semétamorphoser ainsi, murmura Milon. Je ne l’ai pas reconnu.
– Chut ! fit Noël.
Et il poussa du doigt Milon qui tourna latête.
Une forme noire venait d’apparaître àl’ouverture du grand panneau.
Noël et Milon demeurèrent immobiles.
La nuit était sombre et le vent soufflait avecviolence.
La forme noire qui s’était arrêtée à l’orificedu grand panneau fut bientôt rejointe par une autre.
Noël qui avait le regard perçant et avaitcontracté l’habitude de voir distinctement dans l’obscurité,reconnut Ali-Remjeh dans la première et milady dans la seconde.
Cette dernière prit le bras d’Ali-Remjeh ettous deux se dirigèrent vers l’arrière et s’assirent auprès de labarre.
Ils étaient, en cet endroit, à une assezgrande distance de Milon et de Noël pour que ceux-ci, par un tempscalme, ne pussent entendre ce qu’ils disaient.
Mais comme le vent soufflait de l’arrière àl’avant du navire, leur conversation arriva par lambeaux àl’oreille des deux faux Indiens qui n’avaient garde de bouger.
Milady disait :
– Tu crois donc, mon bien-aimé, que nousallons pouvoir partir ?
– Oui.
– La mer est cependant bien mauvaise.
– Le pilote qui est monté à bord ce soirprétend qu’on peut sortir du port, franchir la rade et que, unefois au large, nous rencontrerons un temps meilleur.
– Ah ! murmura milady, j’ai hâte defuir.
– Tu crains donc bien cethomme ?
– Mes cheveux se hérissent, en pensant àlui.
Ali-Remjeh passa un de ses bras autour du coude milady.
– Chère amie, dit-il, encore quelquesheures et tout danger aura disparu. N’avons-nous pas avec nousnotre cher fils et sa fiancée !
– Ô les enfants bénis ! murmuramilady avec une émotion subite, ils sont prêts à nous suivre aubout du monde !
– Et le pauvre vieillard qui, par amourpour sa fille, s’expatrie à son âge ! fit Ali-Remjeh.
Milady garda un moment le silence.
– Es-tu bien sûr des deux hommes que tuas laissés à Paris ? dit-elle enfin.
– Comme de moi-même.
– Ils pourront, avec nos deux signatures,retirer les sommes énormes déposées dans la maison DavisHumphrey ?
– Sans nul doute.
– Et ils nous les apporteront àNew-York.
– Je te le jure, ces hommes sont nosesclaves.
Milady regardait le ciel dans lequelcommençaient à courir les premiers rayons de l’aube.
– Dans deux heures, dit Ali-Remjeh, nousaurons quitté le Havre.
– Dans deux heures, pensa milady avec unejoie anxieuse, nous n’aurons plus rien à craindre de Rocambole.
Puis, tout haut :
– Ah ! dit-elle, si tu savais ce quej’ai souffert depuis trois jours. Il me semblait que cet homme quia sauvé Gipsy avait retrouvé nos traces.
Chaque barque se détachant du quai me semblaitle porter.
À chaque homme qui paraissait sur le quai,j’étais prête à m’écrier :
– C’est lui !
– Folle, dit l’Indien, as-tu donc perdu àce point la confiance que tu avais en moi ?
Ne suis-je plus Ali-Remjeh ?
Milady ne répondit pas.
Les pressentiments les plus terriblesl’agitaient.
Ali-Remjeh reprit :
– J’ai annoncé à Lucien que le bricklèverait l’ancre au point du jour. Il veut être sur le pont quandnous partirons, pour dire un dernier adieu à la France.
– Eh bien ! dit milady, je vais lerejoindre. J’ai vu de la lumière sous la porte de sa cabine.Certainement il ne dort pas.
Et milady regagna l’escalier du grandpanneau.
En effet, Lucien veillait.
Seul, rêveur et mélancolique, le jeune homme àdemi-couché dans son cadre, la tête appuyée sur une de ses mains,et le coude replié sur lui-même, il murmurait :
– Singulière destinée que lamienne ! J’ai passé vingt ans à retrouver une famille et lejour où je la retrouve elle est proscrite, et si mon père veutconserver sa tête sur ses épaules, il faut qu’il mette entrel’Europe et lui la largeur de l’Océan ; et si je ne me veuxséparer à jamais de lui et de ma mère, il faut que moi aussi jem’expatrie et quitte cette chère terre de France où mon enfances’est écoulée.
Milady entra.
Lucien lui passa les deux bras autour ducou.
– Eh bien ! ma mère, dit-il,partons-nous ?
– Dans une heure, mon enfant,répondit-elle avec émotion.
– Une heure ! dit Lucien.
Et sa voix s’altéra légèrement.
– Cher enfant, reprit-elle, si tu hésitesà faire ce grand voyage, il en est temps encore… Séparons-nous…Retourne à Paris avec ta fiancée…
– Ma mère, dit Lucien avec fermeté, mondevoir est de vous suivre et ce devoir m’est dicté par mon cœur.Marie m’a dit, hier encore, que partout où je serais elle vivraheureuse… Que me faut-il de plus ? J’aime assez Paris pour nepoint l’oublier, mais je ne le regretterai pas.
– Qu’il en soit donc ainsi, murmuramilady avec une joie qu’elle ne put dissimuler plus longtemps.
En ce moment le brick immobile oscillalégèrement et un certain bruit se fit sur le pont.
Les apprêts de l’appareillage commencent.
– Montons, dit Lucien, je veux voir unedernière fois la terre de France.
**
*
Une heure après, le jour commençait à poindre,le brick indien se chargeait de toile et hissait ses ancres.
Un homme était monté sur le banc de quart etcommandait la manœuvre.
Cet homme, c’était le marin aux bouclesd’oreilles qui avait fait connaissance de maître Mahorec, àl’auberge de la Fille-Sauvage.
Il commandait d’une voix pleine et sonore, enanglais, et cette voix arriva jusqu’au quai, qui commençait à segarnir d’un flot de curieux, impatients de voir un navire serisquer à la mer par un temps pareil, car la tempête ne s’était pasapaisée.
Le père Mahorec, le vieux maître d’équipage,était parmi eux, une lunette à la main.
– Ah ! tonnerre ! s’écria-t-iltout à coup, elle est forte, celle-là !
– Quoi donc ?
– C’est mon homme d’hier qui sert depilote. Il m’a joliment fait poser.
Le brick s’ouvrait un passage à travers lesnavires, et bientôt il fut hors du bassin.
On le vit entrer dans la rade, prendre le ventet s’élancer vers la haute mer, à demi-couché, sous l’effort duvent, sur la lame couronnée d’écume.
Calme, impassible, dominant la tempête, lepilote commandait : et ce pilote, Noël l’avait dit à Milon,c’était Rocambole.
Quand la tempête règne dans la Manche, il n’ya pas de mer plus mauvaise.
Le navire fatigue et n’avance pas, et unpilote côtier seul peut gouverner avec sûreté.
Il y a quinze heures que le brick indien estsorti du bassin du Havre.
Les voiles larguées, couché sur le flanc, ilest le jouet des lames énormes.
À chaque instant, il embarque de monstrueuxpaquets d’eau.
Il a fallu fermer les panneaux et lesécoutilles.
De temps en temps, les mâts craquent sousl’effort du vent.
Cependant le pilote n’a point quitté son bancde quart, et sa voix domine toujours l’ouragan.
L’obscurité est opaque, il pleut àtorrents.
Milady est dans la cabine de la jeune fillequi doit être bientôt la femme de Lucien.
Marie Berthoud et son père sont en proie auxtortures du mal de mer.
Milady et Lucien leur donnent des soins. –Lucien anxieux, milady toujours agitée des plus noirspressentiments.
Le navire ne se brisera-t-il pas sur quelquerécif à fleur d’eau, et pour sauver cette fortune qu’elle voulaitconserver à son fils, n’a-t-elle pas mis en péril la vie de ce mêmefils ?
Et puis, une vague épouvante qu’elle n’a pasmême confiée à Ali-Remjeh s’est emparée d’elle depuis ledépart : il lui semble que les Indiens au teint cuivré,qu’Ali-Remjeh croit ses esclaves, ne lui obéiront pas ; elle acru surprendre entre eux des signes d’intelligence de mauvaisaugure.
Ce pilote surtout dont la voix domine latempête lui inspire un superstitieux effroi.
Ali-Remjeh n’a pas quitté le pont ; maisle pilote commande toujours.
Cependant, vers minuit, le chef desÉtrangleurs, dominé par une soif ardente, descend dans sa cabinepour y prendre un verre de rhum.
Milady le rejoint.
Elle est pâle, oppressée et, se jetant au coud’Ali-Remjeh, elle lui dit avec effroi :
– Mon Dieu ! n’allons-nous pas fairenaufrage ?
– Non, répond Ali-Remjeh, la mer se calmepeu à peu. Dans une heure nous serons hors de tout danger.
Il faut vous coucher, Ellen, il faut prendreun peu de repos. Demain, en vous éveillant, vous verrez le soleilresplendissant sur les vagues apaisées.
Ali-Remjeh a pris la place de milady auprèsdes deux malades, et milady s’est enfermée à son tour dans lacabine.
Elle s’est mise au lit, elle a essayé dedormir.
Vains efforts ! Ses angoissesaugmentent ; elle qui ne craignait rien, redoute à présent lenaufrage, et il lui semble que son fils bien-aimé touche à sadernière heure.
Tout à coup un bruit étrange a frappé sesoreilles.
Un bruit qui n’est ni un craquement de mât nile choc d’une lame balayant le pont, ni un mugissement du vent,mais les gémissements de voix humaines qui paraissent sortir desentrailles même du navire.
Et milady se relève et appelle Ali-Remjeh.
L’Indien revient dans la cabine ; miladylui montre l’endroit d’où paraissent sortir les voix.
Ali se penche et écoute.
Puis, tout à coup :
– Il y a des hommes enfermés dans lacale, dit-il, des hommes qui sont Indiens, car c’est dans cettelangue qu’ils se plaignent, bien qu’il me soit impossible decomprendre ce qu’ils disent, à travers les planches et à cause del’éloignement.
Ali-Remjeh, en parlant ainsi, s’est élancéhors de la cabine de milady.
Il monte sur le pont.
Là, tout le monde est à son poste ; lesdouze matelots sont à la manœuvre, le second au gouvernail.
– Qui donc a-t-on enfermé dans lacave ?
Pour la première fois, depuis quatre jours,Ali-Remjeh soupçonne une trahison.
Les hommes qui montaient le brick en arrivantau Havre étaient partis de Calcutta.
Tous appartenaient à cette secte dont il étaitle chef.
Tous doivent être tatoués sur la poitrine d’unsigne mystérieux, et le second aussi bien que les autres.
Noël est à la barre.
Il a su bronzer son visage et se donner l’aird’un Indien.
Mais sa vareuse s’est ouverte sous l’effort duvent et sa chemise flottante laisse en ce moment voir sa poitrinenue qu’éclairent les reflets du fanal de poupe.
Ali-Remjeh s’est approché sans bruit.
Son œil ardent examine Noël.
Celui-ci, tout entier à sa besogne, n’a pas vul’Indien qui se tient, du reste, à une certaine distance.
Son visage et ses mains sont enduits d’unecouleur brune ; mais sa poitrine est demeurée blanche.
Ali-Remjeh tressaille et reconnaît, dans ceprétendu capitaine indien, un homme de race européenne.
– Je suis trahi ! murmure-t-il.
Un moment, il a saisi un revolver et s’apprêteà faire feu sur Noël.
Mais Ali-Remjeh est un homme de sang-froid etd’intelligence.
– Comment cet homme a-t-il pris la placedu second venu de Calcutta ?
Et, s’il en est ainsi, l’équipage n’est-il pastout entier à ses ordres ?
Ali-Remjeh remet le revolver dans sa poche ets’éloigne, sans que Noël l’ait aperçu.
Un seul homme a vu Ali-Remjeh et peut-être adeviné ce qui se passait en lui.
C’est le pilote, qui n’a pas bougé de son bancde quart.
L’Indien quitte de nouveau le pont etredescend dans l’intérieur du navire.
Les hommes enfermés dans la cale ne sont-ilspas ceux de l’ancien équipage ?
Quand il les aura délivrés, Ali-Remjehagira.
Il descend donc dans la cale.
Là, les gémissements et les imprécations sontdevenus plus distincts.
Ali-Remjeh se dirige vers la porte du cachot,une lanterne à la main.
Mais la porte est fermée…
Et comme le chef des Étrangleurs chercheautour de lui un levier, un outil quelconque, pour l’enfoncer, unhomme se dresse tout à coup devant lui.
Et Ali-Remjeh recule en jetant un cri, commes’il venait de voir un mort sortir de sa tombe…
L’homme qui venait de se dresser du milieu desbarriques et autres objets encombrant la cale et qui se montraittout à coup à Ali-Remjeh, frappé de stupeur, c’était le majorHoff.
C’est-à-dire Franz, que le terrible lasso del’Indien avait renversé mort sur le parquet de l’appartement demilady, au Grand-Hôtel.
Avant de devenir chef suprême de lamystérieuse association des Thugs, Ali-Remjeh avait été simpleÉtrangleur.
Or, jamais il n’avait manqué son coup ;jamais un homme abattu par son lacet de soie ne s’était relevé.
Ensuite, en admettant le contraire, ensupposant que Franz ne fût pas mort, comment pouvait-il se trouversur ce navire ?
Le merveilleux et le surnaturel viennent enaide volontiers aux imaginations colorées de l’Extrême-Orient.
Ali-Remjeh eut un moment d’effroisuperstitieux et recula vivement, persuadé qu’il n’avait devant luique le fantôme de sa victime.
La faculté qu’ont les morts de sortir de leurtombe est au nombre des premières croyances indiennes.
– Arrière ! fantôme ! criaAli-Remjeh reculant jusqu’à la muraille de la cale.
Ce que voyant, Franz fit un pas vers lui.
Ali-Remjeh avait un revolver dans sa poche, unpoignard à sa ceinture.
Mais il était tellement convaincu qu’iln’avait devant lui que l’ombre de Franz, qu’il ne songea point àfaire usage de ses armes.
Ce que voyant, Franz fit un bond vers lui, enmême temps qu’il fit entendre un coup de sifflet.
Et tandis qu’il prenait l’Indien à la gorge,deux hommes se dressèrent auprès de Franz et lui vinrent enaide.
Ces deux hommes étaient Milon et laMort-des-Braves. Ce fut si rapide, si instantané, que Ali-Remjeh,revenu de son erreur superstitieuse, n’eut pas le temps de sedéfendre.
Il fut renversé sur le sol, Milon lui mit ungenou sur la poitrine et Franz, lui enlevant son revolver, lebraqua sur lui en disant :
– Au moindre cri que tu pousseras, beauravisseur de femmes, j’ai l’ordre de te tuer.
Franz était le plus fort, au moins pour lemoment ; Ali-Remjeh se résigna avec le flegme des gens de sarace.
– Milon, disait Franz, maintenezl’ex-capitaine sous votre genou ; mais ne lui fermez pas labouche avec vos mains.
Je lui ai défendu de crier ; mais s’ilveut causer avec moi et me questionner sur une foule de choses quipeuvent l’intéresser, je n’y vois pas d’inconvénient.
Ali-Remjeh leva sur le major un œil terne etfroid.
– Ah ! dit-il, tu n’es donc pasmort ?
– Non, je ne suis pas mort, réponditFranz.
– Et tu reçois des ordres meconcernant ?
– Peut-être…
– D’un homme qui commande ici. Monsecond ?
– Non, dit Franz en riant, le pilote.
Ali-Remjeh tressaillit.
Et comme les gémissements se faisaienttoujours entendre derrière la porte du cachot, malgré luiAli-Remjeh tourna la tête.
– Ah ! dit Franz, cela t’étonne,n’est-ce pas ?
– Traître, dit Ali-Remjeh, je devine. Toiet les tiens vous vous êtes emparés de mon navire.
– C’est la vérité.
– Et mes compagnons, mes matelots, ceuxqui me sont dévoués, sont enfermés là…
– Tu l’as dit.
– Mais l’Indien est patient, poursuivitAli-Remjeh. Ils finiront par briser cette porte.
– Tu crois ? ricana le major.
– Ils viendront à mon aide, ils medélivreront…
– Et tu nous feras tous pendre auxvergues, dit Franz d’un ton moqueur.
Ali-Remjeh ne répondit pas, mais ses yeuxbrillèrent d’une flamme sombre.
Franz reprit :
– Malheureusement, le nombre de tescompagnons est moins grand que tu ne supposes. Combien avais-tu dematelots ?
– Douze, dit Ali-Remjeh.
– Il n’en reste plus que quatre.
– Misérables ! hurla Ali-Remjeh,auriez-vous donc jeté les autres à la mer ?
– Non, on les a conduits à bord d’unnavire anglais.
L’Indien frissonna.
– Ils sont en Angleterre, à présent,continua Franz, en Angleterre, où nous allons nous-mêmes, et oùl’on m’a promis ma grâce en échange de mes révélations.
Un rugissement de fureur s’échappa de lapoitrine d’Ali-Remjeh.
– Prends garde, dit Franz, j’ai desordres.
– Mais comment se nomme donc le misérableà qui tu obéis ? s’écria l’Indien.
– Il te le dira lui-même.
Et, comme Franz disait cela, un nouveaupersonnage apparut à l’entrée de la cale, et Ali-Remjeh reconnut lepilote.
Celui-ci avait remis le commandement aux mainsde Noël.
– Tu veux savoir qui je suis, Ali-Remjeh,dit-il. Je me nomme pour milady le major Avatar, je me nomme pourtoi Rocambole.
En même temps, il fit un signe à Milon quicessa d’appuyer son genou sur la poitrine de l’Indien.
– Relève-toi, Ali-Remjeh, dit-il.
L’Indien n’avait plus son revolver, mais ilavait encore son poignard.
Et, le saisissant, il songea un moment àopposer à tous ces hommes une résistance désespérée.
Rocambole haussa les épaules, et lui dit ensouriant :
– Prends garde ! tu vas jouer la viede ton fils.
Et il y avait dans son accent une tellerésolution que Ali-Remjeh frissonna, et que le poignard dont ils’était armé échappa à sa main.
– Ali-Remjeh, poursuivit Rocambole,milady et toi, vous avez volé une fortune qui appartient à unefemme que je protège.
Ni elle, ni toi ne voulez rendre cettefortune, n’est-ce pas ?
– Jamais, dit l’Indien avec énergie.
– Alors, j’ai dû prendre une résolutionqui me mettra en possession d’une somme presque équivalente.
Malgré son effroi et sa fureur, Ali-Remjeh neput s’empêcher de regarder Rocambole avec curiosité.
– J’ai résolu de gagner la prime de deuxcent mille livres sterling offerte par l’amirauté anglaise à celuiqui livrera Ali-Remjeh et les siens.
Ali-Remjeh pâlit affreusement.
– Allons ! ordonna Rocambole, qu’onmette cet homme aux fers et qu’il aille rejoindre sir James Nivelyau cachot.
Et, tandis qu’on exécutait ses ordres, endépit de la résistance désespérée d’Ali-Remjeh, Rocambole remontasur le pont.
Ali-Remjeh, en s’élançant d’abord de sa cabinesur le pont, avait laissé milady bouleversée par les gémissementsconfus qui semblaient partir des entrailles du navire.
Jadis, il y avait vingt ans, l’enthousiastemiss Ellen eût haussé les épaules, si on lui avait dit quequelqu’un pouvait dominer et vaincre celui en qui elle avait unefoi ardente, son vaillant Ali-Remjeh.
Maintenant, elle avait perdu la foi.
L’Indien avait vieilli.
Il avait bien conservé son naturel farouche,ses colères tempétueuses ; mais, au travers de tout cela,milady avait surpris mille hésitations.
Et milady avait peur.
Cependant, elle ne quitta point la cabine toutde suite.
Elle attendit même près d’une heure, croyanttoujours que Ali-Remjeh allait revenir.
Mais l’Indien ne revenait pas.
Milady se décida à monter sur le pont.
La tempête se calmait peu à peu et, àl’horizon, les nuages tourmentés commençaient à se franger d’unevague clarté.
Le jour n’était pas loin.
L’équipage était toujours à la manœuvre.
Seul, le pilote avait abandonné son banc dequart.
Où était-il ?
Milady le chercha vainement des yeux, commeelle chercha Ali-Remjeh.
Ni l’un ni l’autre n’étaient sur le pont.
Milady pensa que Ali-Remjeh était redescendudans l’intérieur du navire par un autre panneau ; et elle pritle parti de le rejoindre dans sa cabine à lui.
Sa porte en était entr’ouverte. Un homme s’ytrouvait, tournant le dos. Il était assis devant une petite tablequi supportait le compas et les autres instruments ducapitaine.
Une lampe à abat-jour, placée sur cette table,ne projetait autour d’elle qu’une très faible clarté.
Milady crut que c’était Ali-Remjeh.
Elle entra et ferma la porte.
Alors, l’homme qui paraissait chercher lepoint et donner la route à suivre, tourna lentement la tête.
Milady recula tout effarée.
Cet homme, c’était le pilote.
Mais le pilote débarrassé de son chapeau ciré,de sa longue chevelure, de la couleur bistrée qui couvrait sonvisage.
Et, dans le pilote, milady reconnut sonterrible adversaire, le major Avatar.
– Je vous attendais, madame, lui ditfroidement Rocambole.
Et il lui avança un siège.
– Vous ! vous ! murmuraitmilady avec une épouvante croissante.
– Madame, dit Rocambole, veuillez vouscalmer et reprendre toute votre présence d’esprit, car je vous jureque vous en avez le plus grand besoin.
Et, comme elle continuait à attacher sur luiun œil hagard :
– Milady, poursuivit-il, je vous avaisavertie pourtant, à Paris, et vous n’avez tenu aucun compte de mesavertissements.
Ou plutôt, vous avez cru pouvoir m’échapper,vous et votre complice, l’Indien Ali-Remjeh, vous avez quittéprécipitamment Paris, en pleine nuit, emmenant votre fils, emmenantsa fiancée et le vieux père de sa fiancée.
Milady courbait la tête sous le regarddominateur de cet homme, mais elle n’avait point pris le siègequ’il lui avait avancé.
– Afin que vous compreniez, madame, lagravité de la situation, reprit Rocambole, laissez-moi vous dire enpeu de mots ce qui s’est passé.
Elle le regardait et, comme si elle eût suivison conseil, elle retrouvait peu à peu son sang-froid.
– Vous êtes ici, continua Rocambole, àbord d’un navire venu tout exprès des Indes, pour prendreAli-Remjeh et le conduire en Amérique.
Ce navire est entré dans le port du Havre avecun équipage dévoué.
Un homme est venu à bord, vous précédant devingt-quatre heures ; cet homme, c’était sir George Stowe,hier le fanatique serviteur d’Ali-Remjeh, son ennemi mortelaujourd’hui.
Mais les matelots indiens de qui il s’est faitreconnaître lui ont obéi.
Sur douze hommes d’équipage, huit sontdescendus dans la chaloupe, armée par les ordres de sir GeorgeStowe.
La chaloupe est sortie du bassin, elle a prisla mer et abordé un navire anglais qui courait des bordées devantSainte-Adresse.
Les huit hommes d’équipage, reconnus commeÉtrangleurs, sont aujourd’hui aux mains de l’amirauté.
Les quatre autres, ceux qu’on avait laissés àla garde du navire, ont été mis aux fers et jetés à fond decale.
Ne les entendiez-vous pas crier tout à l’heuredurant le gros temps ?
Maintenant, il est inutile de vous apprendrequ’il n’y a ici qu’un capitaine, moi, et un équipage quim’obéit.
Inutile encore de vous dire que le brick apris la route d’Angleterre.
– Ah ! fit milady frémissante.
– Et que je vais tenir ma promesse àl’amirauté en lui livrant Ali-Remjeh, le chef des Étrangleurs del’Inde, sir James Nively, son lieutenant, miss Ellen sa complicedans l’assassinat du commodore Perkins et de miss Anna, safille.
Milady était d’une pâleur de statue.
– Oh ! s’écria-t-elle tout à coup,vous vous vantez peut-être, monsieur, et vous ne savez pas quelhomme est Ali-Remjeh.
Un sourire glissa sur les lèvres deRocambole.
– Seul contre vous tous, poursuivitmilady s’exaltant par degrés, Ali-Remjeh vous tiendra tête, et jevous défie en son nom.
– Madame, dit Rocambole avec calme, vousvous trompez…
– Moi !
– À cette heure, Ali-Remjeh, mis auxfers, est couché à fond de cale avec ses compagnons.
Milady jeta un grand cri. Puis, tout à coup,regardant fixement Rocambole :
– Oh ! dit-elle, c’estimpossible ! Vous mentez !
Rocambole se leva, ouvrit la porte etdit :
– Major, venez donc affirmer à milady queje viens de lui dire la vérité !
Et, à ces mots, un homme entra.
Et Milady, éperdue, essaya de fuir.
Cet homme c’était Franz, qu’elle aussi elleavait cru mort.
Franz, en entrant, avait refermé la portederrière lui. Milady, bouleversée, était tombée à genoux.
Cet homme qui savait ses crimes, cet hommequ’elle avait aimé, qu’elle avait trahi, ne venait-il pas pour latuer.
Elle joignit les mains et balbutia les mots degrâce et de pardon.
Franz se mit à rire.
– Madame, dit-il, je n’ai pas de grâce àvous faire, ni de pardon à vous octroyer. Je ne suis pas le maîtreici, et votre sort n’est pas dans mes mains ; vous m’avezabandonné pour Ali-Remjeh, qui n’a pas su vous défendre. Moi, je mesuis borné à devenir l’esclave de vos ennemis, et ce qu’ils mecommanderont, je le ferai.
Milady, au comble de l’épouvante, regardaittour à tour Rocambole et le major Hoff, semblant se demander cequ’elle allait devenir entre leurs mains.
Rocambole reprit, après un moment desilence :
– Je vous avais offert le moyen de voussauver, madame, d’avoir une vie calme et heureuse, – si toutefoisvos remords vous le permettaient, – auprès de votre fils et de sajeune femme, et vous avez été sourde à mes conseils.
Milady retrouva tout à coup sa fougueuseénergie :
– Vous vouliez me faire dépouiller monfils ! s’écria-t-elle.
– D’une fortune qui ne lui appartientpas, dit froidement Rocambole.
– Jamais ! dit-elle avec force. Nulne sait où est cette fortune, nul ne le saura…
– Vous vous trompez, milady, dit Franz,car je sais où elle est, moi.
– Vous ! vous ! exclama-t-elleavec une sorte d’épouvante irritée.
– Je n’ai pas vécu vingt années avecvous, répondit le major Hoff, sans avoir pénétré tous vossecrets.
– Et tu sais, misérable !…
– Je sais qu’il suffira de présenter à unmagistrat du nom de sir John Mac-Ferson, qui habite Édimbourg, unmédaillon que vous avez toujours au cou, pour qu’il remette à celuiqui en sera porteur les titres de propriété de cette fortuneentièrement monnayée, qui se trouve aux mains de la maison debanque Davis-Humphry et C°. Milady regardait tour à tources deux hommes au pouvoir de qui elle était toutentière.
On eût dit une tigresse prise aupiège.
– Mon fils !murmurait-elle, mon fils !
– Parlez bas, madame, lui ditRocambole, car votre fils est près d’ici et il pourrait nousentendre, et alors…
– Alors ? fit-elle d’unton de menace.
– Alors, nous serions bienforcés de lui dire la vérité.
– Il ne vous croiraitpas !
– C’est possible, ditRocambole ; mais, dans huit mois, lorsque vous aurez été jugéepar une cour militaire en même temps que vos complices lesÉtrangleurs, et que vous serez pendue devant la prison de Newgate,il faudra bien que votre fils s’aperçoive qu’on lui avait dit lavérité.
Ces derniers mots terrassèrentmilady.
– Oh ! dit-elle, tombant àgenoux devant Rocambole, vous êtes sans pitié,monsieur.
– Non, milady, réponditRocambole d’une voix grave, j’ai une mission àaccomplir…
– La mission de dépouiller monfils, n’est-ce pas ?
– Milady, reprit Rocambole, lesinstants sont précieux ; dans quelques heures nous serons envue des côtes d’Angleterre et il sera trop tard. Voulez-voustransiger ?
Elle le regarda avec une sorte destupeur.
– Qu’entendez-vous parlà ? fit-elle.
– Si je me tais, si je vouslaisse l’amour et la vénération de votre fils ; si, sur cettefortune immense que je dois vous reprendre, je vous abandonnequelques centaines de mille francs…
– Vous feriez cela !dit-elle avec égarement.
– C’est un droit que je n’aipas ; mais j’ai la conviction que ceux à qui je dois rendre lebien détourné de sa source m’approuveront.
– Après ? dit-elle,après ?
– Voici mes conditions, repritRocambole. Vous allez me rendre ce médaillon.
– Après ? fit-elleencore.
– Au jour, quand nous serons envue des côtes, on arrimera la chaloupe. Vous y descendrez, vous,votre fils, sa fiancée, le père de sa fiancée et mon fidèle Milon,qui sera porteur du médaillon.
Milon aura ordre de vous conduire enAngleterre, et de ne pas vous quitter d’un pas, jusqu’à l’heure oùvous vous embarquerez de nouveau pour la France, où vousretournerez avec votre fils.
Votre fils qui continuera à aimer età vénérer sa mère et ne saura jamais rien du passé.
– Mais, s’écria milady encorehésitante, si je vous rends ce médaillon ?…
– Milon s’en servira pourréclamer la fortune de Gipsy la bohémienne ; et sur cettefortune, quand il sera de retour à Paris, il vous abandonnera unmillion.
Milady courba latête.
Un moment encore elle lutta, ellerésista, elle serra dans sa main crispée le médaillon qu’elle avaitau cou.
Mais Rocambole mit fin à seshésitations par ces mots cruels :
– Vous préférez donc êtrependue, et mourir exécrée et maudite par votrefils ?
Elle poussa un dernier cri etarracha de son cou le médaillon qui y était suspendu par un fil desoie.
Puis elle le jeta sur la table endétournant la tête et étouffant un sanglot.
Rocambole prit le médaillon etmurmura avec un soupir de soulagement, un motunique :
– Enfin !
Mais soudain milady semblant sortirde quelque rêve épouvantable, le regarda et luidit :
– EtAli-Remjeh ?
– Vous ne le reverrezjamais.
– Jamais ?
– J’ai promis de lelivrer.
– Àl’Angleterre ?
– Oh ! fit en souriantRocambole, maintenant que vous êtes devenue raisonnable, milady, cen’est plus en Angleterre que je le conduirai.
– Où le conduirez-vousdonc ? demanda milady anxieuse.
– À Calcutta. Le vice-roi,gouverneur de la compagnie des Indes, sera enchanté de lerevoir.
Milady tremblait de tous sesmembres.
Rocambole se tourna versFranz.
– Major, dit-il, nous sommes àdeux milles de la côte qui doit être en vue depuis longtemps, simes instruments ne me trompent.
Montez donc sur le pont et dites àmon second qu’il fasse préparer la chaloupe.
Franz obéit et sortit de lacabine.
– Mais comment, dit encoremilady, palpitante sous le regard dominateur de Rocambole,séparerez-vous mon fils de son père ?
Il se prit à sourire etrépliqua :
– Vous verrez, tout estprévu…
Milady courba la tête et deux larmesbrûlantes jaillirent enfin de ses yeux.
On avait mis la chaloupe à la mer.
Rocambole avait dit vrai. Les côtes anglaisesapparaissaient nettement dans la brume transparente du matin, car,la tempête apaisée, le ciel s’était éclairci peu à peu.
Sur l’ordre de Rocambole, on avait transportédans la chaloupe tout ce qui appartenait à milady et à sesenfants.
Ceux-ci dormaient.
Pour combattre efficacement le mal de mer, lecuisinier lui avait apporté du thé brûlant auquel Rocambole avaitfait mêler un narcotique puissant.
La jeune fille, le vieillard, et enfin Lucien,s’étaient successivement endormis.
Maintenant les canons du brick illuminant tousses sabords à la fois, ne les eussent point réveillés.
Quand tous les préparatifs ordonnés parRocambole eurent été faits, Milon descendit dans la cabine ducapitaine.
– Maître, dit-il, tout est prêt.
– Ah ! fit Rocambole, voici doncl’heure de la séparation.
– Maître, maître, murmura Milon tout ému,cette séparation sera-t-elle donc bien longue ?
– Je ne sais pas, répondit-il.
– Mais nous reverrons-nous, aumoins ?
– Je ne sais pas, dit encore Rocambole.Maintenant, écoute bien mes instructions.
– Parlez, maître.
– Voici deux lettres pour Londres, l’uneà l’adresse de miss Cécilia, que je remercie de m’avoir prêté sonconcours contre les Étrangleurs.
– Il est certain, murmura Milon, qu’ellenous a donné un rude coup de main.
– L’autre est pour le célèbre docteurchimiste Kerschoff, un Allemand, établi à Londres.
– Et quand j’aurai porté ces deuxlettres ? demanda Milon.
– Tu accompagneras milady au packett, etne la quitteras, elle et ses enfants, que lorsqu’ils serontembarqués.
– Après ?
– Après, tu iras en Écosse, ainsi qu’ilest convenu entre nous, et tu retireras les titres de propriété decette fortune qui appartient à Gipsy, des mains du docteurMac-Ferson.
– Et je retournerai en France ?
– Naturellement.
– Mais, dit Milon ému, de quelle utilitésera une pareille fortune à cette pauvre fille qui estfolle ?
– D’abord, dit Rocambole, elleguérira.
– Vous croyez, maître ?
– J’en suis sûr. Quand elle sera guérie,elle épousera Marmouset.
– Ah ! fit Milon.
– Et j’ai la conviction, ajoutaRocambole, que Marmouset saura faire un bon usage de cette fortuneque lui apportera Gipsy.
– Maître, maître, murmura Milon dontl’émotion grandissait, j’ai d’affreux pressentiments.
– Lesquels, mon bon Milon ?
– Quelque chose me dit que vous quittezl’Europe.
– Oui.
– Pour toujours…
– Non, dit Rocambole. Moi aussi, je suisfataliste et une voix secrète me dit que c’est à Paris que jereviendrai mourir.
Puis le major Avatar rejeta en arrière sa têteintelligente et pâle que son regard dominateur éclairait en cemoment d’un reflet pour ainsi dire prophétique.
– Écoute-moi, Milon, dit-il, écoute-moi,toi l’innocent longtemps jeté au bagne.
– Parlez, maître.
– J’ai été le pire des scélérats. Dieu apermis que je fusse touché par le repentir ; mais il ne m’aaccordé cette grâce qu’à la condition que le reste de ma vie seraitconsacré heure par heure et minute par minute à faire le bien.
Une fois déjà j’ai cru ma mission accomplie etj’ai voulu chercher le repos dans la mort.
La façon miraculeuse dont j’ai été sauvé m’aprouvé que Dieu ne voulait pas que je meure. Cette lutte commencéeà Londres, continuée à Paris avec les Étrangleurs, je dois laterminer dans l’Inde.
Milon cacha sa tête dans ses deux mains etquelques larmes coulèrent le long de ses doigts.
– Et vous ne m’emmènerez pas ?dit-il.
– Non, dit Rocambole, il faut que turestes en Europe pour exécuter mes ordres.
Milon s’inclina en signe d’obéissance.
Rocambole tendit en même temps que les deuxlettres, un gros pli cacheté à Milon.
Il avait écrit dessus :
Pour Marmouset.
– C’est bien, dit le vieux colosse.
– Et maintenant, mon vieil ami, achevaRocambole en lui tendant la main, l’heure est venue de nous direadieu.
– Au revoir ! voulez-vous dire,maître ? s’écria Milon, qui porta à ses lèvres la main deRocambole et la couvrit de ses larmes.
– Je l’espère ! dit le maître avecun mélancolique sourire.
**
*
Quelques minutes après, on avait descendu dansla chaloupe Lucien, Marie Berthoud et son vieux père, tous troisendormis.
Rocambole présidait à l’embarquement.
Il se tourna vers milady.
Milady, appuyée au bastingage, en haut del’échelle de tribord, promenait autour d’elle le regard hautaind’un lutteur vaincu par la fatalité.
– Madame, lui dit Rocambole, Milon vousremettra un million dans un mois.
Elle s’inclina sans mot dire.
– Madame, ajouta-t-il, remerciez Dieu devous avoir donné un fils brave, honnête et loyal : soncaractère et sa vertu ont plaidé votre cause là-haut.
Dieu ne châtiera pas la mère coupable, parcequ’il ne veut pas briser le cœur du fils.
Milady ne répondit point.
Altière et l’œil sec, elle descendit dans lachaloupe.
Rocambole vit l’embarcation s’éloigner dunavire.
Longtemps il la suivit des yeux ; puis,lorsqu’elle ne lui apparut plus que comme un point noir àl’horizon, il se tourna vers Noël et lui dit :
– Route de l’Inde, maintenant !
Et il monta sur son banc de quart, sonporte-voix à la main.
Le printemps est venu, les arbres sont enfleurs et les coteaux qui bordent la Seine ont revêtu leur parurede verdure.
Non loin de Sèvres, tout près de Bellevue, aubas Meudon, comme on dit, une villa blanche et coquette se cache àdemi dans une touffe de grands marronniers.
Le jardin est ombreux, les oiseaux seuls fonttapage dans cette solitude.
Pourtant cette maison n’est pointinhabitée.
Sous un berceau de lilas et de chèvrefeuilles,vous pouvez apercevoir une jeune fille assise, les yeux demi-clos,s’abandonnant à une rêverie pleine de douceur.
Cette jeune fille, les habitués de laTaverne du « Roi George » auraientpeine à la reconnaître.
C’est Gipsy !
Gipsy la bohémienne, Gipsy la danseuse duWapping, la mystérieuse maîtresse de sir Arthur Newil, lamalheureuse victime des Étrangleurs miraculeusement arrachée aubûcher.
Gipsy folle si longtemps, et qu’on désespéraitde rappeler jamais à la raison.
À quelques pas du berceau, assis sur un bancde verdure, deux autres personnes, un homme et une femme, causent àmi-voix.
La femme, on le devine, c’est Vanda, la fidèlegardienne de Gipsy, depuis le départ de Rocambole.
L’homme n’est autre que ce médecin aliénisteallemand à qui Rocambole a écrit et qui s’est décidé à quitterLondres pour venir à Paris soigner la riche héritière.
– Ainsi, docteur, murmure Vanda, vous lacroyez guérie ?
– Oh ! bien guérie, madame.
– Et vous pensez qu’on peut sans dangerfaire revenir le jeune homme qu’elle aime ?
– C’est le seul moyen, selon moi, dedissiper ce brouillard qui obscurcit encore légèrement sa mémoire,car la raison est revenue tout entière.
Vanda se leva, se dirigea vers la maison etappela :
– Milon ? Milon ?
Le colosse accourut.
– Il faut aller chercher Marmouset, luidit Vanda.
Milon tressaillit.
– Ah ! madame, dit-il, vous necraignez donc pas que Gipsy ne redevienne folle ?
– Le docteur prétend qu’il n’y a aucundanger.
– Vous vous souvenez pourtant del’émotion qu’elle a éprouvée, il y a huit jours, quand nous luiavons appris qu’elle était riche à douze millions…
– Eh bien ! dit Vanda, puisque cetteémotion ne l’a point tuée, l’autre achèvera de la guérir.Oublies-tu donc qu’elle demande sans cesse sonami ?
– Alors, il faut aller lechercher ?
– Oui.
– C’est bien, dit Milon, dans deuxheures, je serai de retour ici avec lui.
Et il traversa le jardin, franchit la grilleet gagna à pied la route de Sèvres à Versailles sur laquellepassent de nombreux omnibus de dix minutes en dix minutes.
Une heure après, Milon arrivait à Paris et serendait au petit hôtel de la rue Marignan.
C’était là que, par ordre du docteur allemand,Vanda avait confiné Marmouset depuis environ trois mois.
Mais Marmouset était bien changé et pas un desbandits qui se réunissaient jadis sous les ordres duPâtissier, au cabinet de l’Arlequin, tenu par laCamarde, ne l’aurait reconnu.
Le gamin de Paris, le ravageur à la blousedéchirée, aux cheveux en broussaille, à la mine flétrie etsouffreteuse à la fois, était devenu un jeune homme de dix-neuf ouvingt ans, mis avec une correcte élégance.
Vanda, à qui Rocambole avait laissé sesinstructions, avait voulu que Marmouset mît à profit les loisirsque lui laissait le traitement auquel le docteur allemand avaitsoumis Gipsy.
Marmouset continuait à s’instruire, ilfréquentait le manège et la salle d’armes.
Il avait fait en toutes choses, depuis troismois, des progrès si rapides qu’il était devenu méconnaissable.
Marmouset, lorsque Milon arriva, descendait decheval. Il revenait du Bois.
– Eh bien ! comment va-t-elle ?dit-il avec un empressement fiévreux, en voyant entrer Milon.
– Elle est guérie.
– Guérie !
Et Marmouset devint tout pâle d’émotion.
– Et je viens vous chercher, ajoutaMilon.
– Je puis donc la voir sansdanger ?
– Oui. C’est l’avis du docteur.
Marmouset n’en entendit pas davantage. Ilremonta lestement à cheval, oublia Milon et se lança au triplegalop dans l’avenue Marignan.
Les Champs-Élysées, le Bois, il traversa toutavec une rapidité vertigineuse ; on le vit passer sur le pontde Saint-Cloud, courbé sur sa selle comme un écuyer maure.
Il traversa le parc, monta la côte de Sèvresau galop, et moins de trois quarts d’heure après avoir quittél’avenue Marignan, il arrêtait court son cheval à la grille de lavilla.
Vanda l’attendait.
Elle le prit par la main et lui dit :
– Venez, mon enfant ; venezvite…
Et elle le conduisit vers le berceau souslequel Gipsy était assise.
Le docteur se tenait à quelques pas dedistance.
En entendant marcher, Gipsy leva la tête.
Elle vit Marmouset, et tout son corpstressaillit.
Puis une vive rougeur couvrit son front ;elle voulut se lever et ne le put, tant son émotion était grande.Mais elle tendit la main à Marmouset et lui dit :
– Viens, mon ami, viens ; je ne suisplus folle, et je me souviens de tout ce qui s’est passé.
Et comme Marmouset, palpitant, s’agenouillaitdevant elle, Gipsy continua :
– C’est toi qui as sauvé la pauvrebohémienne ; c’est toi qui m’as ramenée en France et qui asveillé sur moi tandis que la folie m’étreignait, comme un frère surune sœur.
Et elle l’attira vers elle, imprima ses lèvressur son front et lui dit avec émotion :
– Oh ! je t’aime !…
**
*
– Madame, disait tout bas le médecinallemand à Vanda, le danger a disparu, mais il peut revenir.
– Que voulez-vous dire, docteur ?fit Vanda avec une inquiétude subite.
– Ces enfants s’aiment…
– Je le sais.
– Il faut qu’ils s’épousent… et le plustôt sera le mieux.
– Ah ! fit Vanda.
– Quand Gipsy sera mère, ajouta ledocteur, elle aura recouvré la raison pour toujours.
Vanda posa un doigt sur ses lèvres :
– Chut ! dit-elle, nous allons hâterles préparatifs, en ce cas.
D’ailleurs, c’est la volonté du maître.
Et Vanda soupira, en songeant à Rocambole,qui, depuis cinq mois, avait quitté Paris et dont elle n’avait plusde nouvelles.
Plus d’un mois s’est écoulé depuis queMarmouset est revenu à la villa.
Cependant, les deux enfants ne sont pointmariés encore.
Le docteur allemand est reparti pourLondres.
Gipsy n’est plus folle, et elle aime Marmousetde toute son âme.
Néanmoins, une tristesse mortelle s’estemparée d’elle.
Pourquoi ?
Gipsy est jeune, elle est belle, elle estfabuleusement riche. Marmouset l’aime et elle l’aime…
Ni Vanda, ni le jeune homme ne comprennentrien à cette mélancolie sombre qui n’abandonne jamais sonfront.
Plusieurs fois déjà, Vanda a essayé dequestionner la jeune fille.
Mais Gipsy s’est contentée de fondre en larmeset elle n’a point livré son secret.
Quand la fidèle compagne de Rocambole parle àGipsy de sa prochaine union avec Marmouset, Gipsy soupire et nerépond pas.
Cette tristesse a fini par gagner Marmouset,et la tristesse est voisine du désespoir.
Mais, un jour, le jeune homme se frappe lefront, comme si un souvenir lointain traversait tout à coup sonesprit.
– Oh ! dit-il, je comprends, àprésent.
C’est le soir, la nuit est venue. Gipsy estrentrée dans sa villa et l’on voit briller derrière les vitres laveilleuse de sa chambre.
Marmouset et Vanda sont seuls dans lejardin.
– Oui, murmure Marmouset d’une voixtimide, je comprends, à présent, je comprends tout.
– Mais quoi ? demande Vanda avecinquiétude.
– Gipsy aime toujours sir ArthurNewil.
– Folie !
– Elle l’aime, vous dis-je.
– On ne saurait aimer ce qu’on méprise,mon enfant.
– Qui sait ?
– Et ne vous a-t-elle pas sauté au couquand vous êtes revenu ? Ne vous a-t-elle pas dit : jet’aime !
– Elle le croyait.
Vanda, stupéfaite, regarde Marmouset.
L’enfant est affreusement pâle : untremblement nerveux parcourt tout son corps.
– Oui, répète-t-il, elle le croyaitalors. Peut-être m’aime-t-elle comme un frère, mais à coup sûr ellefrissonne encore au souvenir des caresses de sir Arthur.
– Ce lâche qui l’abandonnait ?
– Qu’importe ! murmure Marmousetavec un tel accent de conviction, que Vanda se demande s’il n’a pasdeviné la vérité.
Et elle voit Marmouset dans un tel étatd’exaltation, qu’elle lui dit :
– Mon enfant, mieux vaut encore lacertitude que l’incertitude d’un malheur. Partez pour Paris cesoir, et revenez demain. Je vous jure que, d’ici là, Gipsy se seraouverte à moi tout entière.
Vanda a conservé sur Marmouset un peu de cetteautorité qu’exerçait Rocambole.
Marmouset monte à cheval et quitte la villa augalop.
Pendant toute la soirée et une partie de lanuit, il erre comme une âme en peine sur les boulevards, dans lesChamps-Élysées, un peu partout, pour tuer le temps. Il a hâted’être au lendemain.
Marmouset sait bien que Vanda tiendra parole,et que le lendemain elle lui dira la vérité.
**
*
À peine Marmouset était-il parti que Vandamonta résolument à la chambre de Gipsy.
Elle frappa.
– Entrez ! dit la jeune fille d’unevoix émue.
Gipsy n’était point couchée.
Assise devant une table, elle écrivait.
Vanda s’assit auprès d’elle.
– Mon enfant, dit-elle en lui prenant lamain, aimez-vous Marmouset ?
– De toute mon âme, répondit Gipsy.
– Comme un frère ou comme unamant ?
Gipsy rougit et cacha sa tête dans sesmains.
– Ah ! fit-elle d’une voixétouffée.
– Vous l’aimez, murmura Vanda, etcependant, à mesure qu’approche l’heure fixée pour votre union, vosjoues pâlissent, votre regard s’éteint ; et l’on dirait quec’est à un sacrifice douloureux que vous êtes condamnée.
Gipsy se leva et regarda Vanda.
Elle ne pleurait pas, et sa voix, émue unmoment, avait retrouvé toute sa fermeté.
– Madame, dit-elle à Vanda, vous avez eupour moi la bonté affectueuse d’une mère, et je vous supplie de metémoigner cette bonté quelques heures encore.
– Que voulez-vous dire ?
– Demain, reprit Gipsy, vous reviendrezici, dans cette chambre, et vous aurez l’explication de maconduite.
Comme dans ces dernières paroles de la jeunefille il y avait une certaine exaltation, comme une flamme sombres’était subitement allumée dans son œil, Vanda eut peur.
Elle eut peur que la folie ne revînt, et ellejugea prudent de ne pas insister et de battre en retraite.
– À demain, donc, dit-elle.
Et elle prit Gipsy dans ses bras.
– Adieu, madame, répondit Gipsy avec unélan passionné.
En même temps, Vanda sentit couler une larmebrûlante des yeux de la jeune fille sur son cou.
Et elle sortit, persuadée que la foliesoutenait une dernière lutte dans ce pauvre cerveau troublé.
Vanda passa une nuit très agitée.
Plusieurs fois, elle se leva sur la pointe dupied et vint coller son oreille à la porte de la chambre deGipsy.
Mais Gipsy avait fini d’écrire et s’était miseau lit.
Il n’y avait plus de lumière dans la pièce. Lematin arriva, puis le soleil.
Vanda qui remontait à la chambre rencontraMilon.
– Oh ! madame, dit-il, pour sûr, ilnous est arrivé un malheur.
Vanda tressaillit.
– J’ai rêvé de ma mère, dit Milon, etquand je rêve de ma mère, c’est signe de mort.
Vanda monta toute tremblante et frappa à laporte. Gipsy ne répondit pas.
Elle frappa une seconde fois, sans plus desuccès, et, comme la clé était dans la serrure en dehors, Vandaouvrit la porte et entra.
Gipsy était couchée toute vêtue sur son lit,les mains croisées sur sa poitrine.
On eût dit qu’elle dormait.
Mais Milon, qui était entré derrière Vanda,s’écria :
– Morte ! morte ! elle estmorte !
Milon ne se trompait pas.
Gipsy était morte.
Vanda lui prit la main.
Cette main était froide.
Mais le visage était si calme, si calme étaitl’attitude, que la mort avait dû être instantanée.
Auprès du lit était la table sur laquelle lajeune fille avait écrit la veille au soir.
Sur cette table, étaient une lettre àl’adresse de Vanda, une autre à l’adresse de Marmouset.
Auprès d’elle, une bague que Gipsy portaittoujours au doigt et qu’elle disait lui venir de ses parentsd’adoption, les bohémiens.
Cette bague avait un chaton, et ce chatonétait divisé.
Ce fut un trait de lumière pour Vanda.
La bague renfermait quelque poison foudroyantque Gipsy avait avalé.
Milon poussait de grands cris.
Vanda, pâle, muette, frissonnante, prit lalettre qui était à son adresse et l’ouvrit.
Cette lettre était ainsi conçue :
« Pardonnez-moi, madame, de ne pas m’êtreouverte à vous. Le courage m’a manqué.
« Je meurs de désespoir et d’amour.
« J’aime avec passion, avec délire, cejeune homme qu’hier encore vous appeliez mon fiancé.
« Et c’est parce que je l’aime que je neme sens point le courage de devenir sa femme.
« Gipsy la bohémienne pouvait accepter lepremier venu.
« La fille de miss Anna, l’héritière d’unnom appartenant à l’aristocratie anglaise, doit se donner pure àl’homme qui l’épousera.
« En me révélant mon véritable nom, onm’a révélé mon infamie.
« J’ai dansé dans les carrefours, j’aiété la maîtresse de sir Arthur Newil.
« Ce double souvenir m’obsède etm’accable, et pour lui échapper, je me réfugie dans la mort.
« Je laisse toute ma fortune à celui àqui j’ai depuis longtemps donné mon cœur.
« Je compte sur vous, madame, pouradoucir sa douleur, pour calmer son désespoir.
« Il est jeune, son cœur meurtri secicatrisera.
« Il est riche, il sera aimé.
« C’est le vœu de la pauvre morte, etquelque chose, au seuil de la tombe, me dit que ce vœu se réaliseraun jour.
« Adieu ! madame, une fois encore,pardonnez-moi… et priez Dieu qu’il me pardonne…
« GIPSY. »
Cette lettre échappa aux mains de Vanda.
Debout, sans voix, sans haleine, la compagnede Rocambole contemplait cette jeune fille endormie dans la mort,comme un enfant dans son berceau.
– Pauvre enfant ! murmura-t-elleenfin.
– Je savais bien qu’elle n’était pasguérie, moi, s’écria Milon avec une explosion de douleur.
– Peut-être… murmura Vanda.
Et tandis qu’ils étaient là tous deux, enprésence de ce cadavre, le galop d’un cheval se fit entendre.
Milon se précipita au dehors.
C’était Marmouset qui revenait.
Et comme Marmouset gravissait l’escalier, illui barra le passage en lui disant :
– N’entrez pas !
À de certaines heures, l’esprit humain estdoué d’une espèce de divination.
Marmouset s’écria :
– Ah ! Gipsy est morte !
Et il poussa Milon, passa outre et entra dansla chambre de Gipsy.
Vanda était agenouillée auprès de la jeunemorte.
Marmouset ne versa pas une larme et ne jetapas un cri.
Il est de ces désespoirs sans limites pourlesquels l’œil n’a pas une larme, la poitrine un gémissement.
Il prit cette lettre qui lui était destinée,et dont Vanda avait respecté le cachet.
Il l’ouvrit et la lut.
Gipsy lui faisait de tendres et déchirantsadieux ; Gipsy le suppliait d’accepter ses millions et defaire du bien en son nom ; Gipsy au seuil de l’éternité, luiparlait d’avenir et de bonheur…
Et quand il eut lu cette lettre, Marmousets’agenouilla lui aussi devant la morte.
Il prit sa main glacée et la porta à seslèvres.
Puis, se relevant, il sortit de la chambre etalla droit à la sienne.
Dans cette chambre, il y avait une paire depistolets accrochés au mur.
Marmouset en prit un et appuya froidement lecanon sur son front.
Mais comme il pressait la détente, une mainnerveuse lui poussa le bras et détourna le canon du pistolet.
Le coup partit, mais la balle, au lieu debriser le front de Marmouset, alla se loger dans le mur.
C’était Vanda, qui avait deviné son sinistreprojet et s’était élancée sur lui.
– Laissez-moi mourir ! s’écriaMarmouset, qui voulut s’emparer du second pistolet.
Mais Vanda le lui arracha des mains.
– Non, dit-elle, tu ne mourras pas, tun’as pas le droit de mourir, le Maître ne le veut pas !
À ces mots, le visage empourpré de Marmousetdevint d’une pâleur livide.
– Le Maître ! balbutia-il, leMaître !…
– Le Maître a laissé ceci pour toi,répondit Vanda.
En même temps, elle tendit à Marmouset un plicacheté sur lequel on avait écrit ces lignes :
Cette lettre renferme mes instructionspour Marmouset, pour le cas où je ne serais pas de retour à Parisdans un an.
On lit dans le Journal duHavre :
« Le trois-mâts Marthe-et-Marie,capitaine Bondurand, venant de l’île de la Réunion et se rendant auHavre, avec un chargement de denrées coloniales, a recueilli par letravers de l’île de Sainte-Hélène une bouteille cachetée quicontenait les lignes suivantes :
« À bord du brick indien leSivah, naviguant sous pavillon britannique, capitaineAvatar.
Extrait de mon journal de bord, aujourd’hui 14juillet 186…, sept heures du soir.
Depuis quarante-huit heures les pompesfonctionnent sans relâche.
Le feu est à bord.
Il s’est déclaré dans la soute aux vivres etcouve lentement.
Le temps est calme, la mer ressemble à un lac.En vain toutes nos voiles dehors attendent une brisée folle.
Le vent est mort.
D’après mes calculs, nous sommes àquarante-cinq lieues de toute terre, par le travers du Sénégal.
Depuis hier matin, l’accalmie est complète. Lenavire ne marche plus.
Hier, à midi, nous avons eu un momentd’espérance.
Un navire passait au large, mais à unedistance telle qu’on ne pouvait apercevoir que ses perroquets.
J’ai fait tirer le canon de détresse.
Un instant, les perroquets ont grandi, lenavire a paru se rapprocher.
Puis il a filé sous le vent, et nous nel’avons pas revu.
Le feu, en dépit des pompes, continue sonœuvre de lente destruction.
Dans vingt-quatre heures au plus tard, il auraatteint la sainte-barbe.
Alors nous sauterons, et tout sera fini…
15juillet, six heures du matin.
Le découragement règne à bord.
Les pompes ne fonctionnent plus. L’équipage,brisé de fatigue, refuse tout travail.
Il attend la mort avec résignation.
Un peu de vent se joue dans nos hautesvoiles ; mais il arrive trop tard : le navire ne fait pasdeux lieues à l’heure, et nous sommes à quarante lieues de lacôte.
Une fumée noire sort de la cale ; le feuest tout près de la soute aux poudres.
D’un moment à l’autre, nous nous attendons àsauter !
Si ces lignes parviennent en Europe, ceux quiles liront sont priés de les publier dans les journaux.
Le nom du capitaine Avatar est peuconnu ; mais il éveillera peut-être quelques souvenirs àParis.
Même jour, midi.
Encore un espoir déçu.
Une voile a été signalée à l’horizon.
Nous avons hissé de nouveau le pavillon dedétresse.
La voile vient de disparaître, on ne nous apas vus.
J’ai fait mettre à la mer notre uniqueembarcation, le canot.
Nous avons perdu, il y a un mois, notrechaloupe dans un gros temps.
Le canot ne peut contenir que six personnes,et nous sommes dix-neuf à bord.
On a tiré les noms au sort, excepté le mienbien entendu.
Un capitaine doit rester le dernier à sonbord.
Les six hommes désignés viennent de descendredans l’embarcation.
Ils s’éloignent de nous en pleurant.
Arriveront-ils à terre ?
Dieu seul le sait !
Même jour, midi.
Le canot s’est éloigné, nous l’avons suivilongtemps des yeux.
Maintenant on ne le voit plus.
Le charpentier, qui est resté à bord, a vouludescendre une dernière fois dans la cale.
Il est remonté suffoqué.
À son estime le feu ronge les cloisons de lasainte-barbe.
Dans une heure tout sera fini.
Que la volonté de Dieus’accomplisse !
AVATAR, capitaine,
NOËL, second. »
**
*
Le Journal du Havre ajoute :
On disait hier, au café de l’Amirautéque le 15 juillet, le brick la Mouette, se trouvant à dixheures du soir, par le travers du Sénégal, a entendu une fortedétonation.
Pendant quelques minutes le ciel a paru touten feu.
Le capitaine de la Mouettedormait.
Mais le second, qui était de quart, en cemoment-là, a pensé que cette détonation pouvait bien être causéepar l’explosion d’un navire qui sautait.
Seulement, il lui a été impossible de préciserà quelle distance le sinistre avait dû avoir lieu.
Il était deux heures du matin. Il y avait unan, heure pour heure, que M. de Maurevers avait disparu,et l’on parla de lui.
– Messieurs, dit un tout jeune homme,reçu de la veille, au Club des Crevés, car c’était dans lesalon de jeu de cet intéressant local de high life quecette conversation s’engageait, je vous demande mille pardon, maisje sais si imparfaitement l’histoire du marquis Gaston deMaurevers, que je serais bien reconnaissant à celui qui voudrait mela raconter.
Le vicomte de Montgeron répondit :
– Je suis ton parrain, Casimir, et à cetitre je te dois des révélations. Sache donc que Gaston deMaurevers était un homme de trente-six ans, beau, élégant,d’éducation accomplie, et riche de cent vingt mille livres derente.
On ne lui connaissait ni chagrin, ni amour, niaucun motif raisonnable de quitter la vie.
– Cependant il s’est suicidé ?
– Mais non, voilà ce qu’on ne sait pas.Un soir, il est sorti d’ici, avec Charles Hounot, le fils dubanquier.
Ils sont remontés à pied jusqu’à la Madeleine.Le marquis habitait un grand entresol, à l’entrée de la rue deSurène.
Charles l’a mis à sa porte et ils se sontséparés en se disant : « à demain. »
Le concierge de la maison a dit depuis, qu’ilavait remis une lettre à Maurevers. Cette lettre était arrivée dansla soirée.
Maurevers l’a lue avec une certaine émotion, àla clarté du bec de gaz qui brûlait sous le vestibule.
Puis au lieu de monter chez lui, il aredemandé le cordon, disant :
– Je ne rentrerai que demain.
Le lendemain et les jours suivants, Maureversn’a pas reparu. La police s’en est mêlée, les journaux ont transmisau monde entier le signalement du jeune marquis de Maurevers ;peines perdues !
La famille de Maurevers a expédié à ses fraisdes agents en Angleterre, en Russie, aux États-Unis,partout !
On ne l’a retrouvé ni mort, nivivant !
– Cependant, dit un des membres du club,tu oublies une chose, Montgeron.
– Laquelle ?
– C’est que la police a retrouvé uncocher de fiacre qui prétend avoir conduit Maurevers cettenuit-là.
– C’est vrai, Maurevers l’a pris derrièrela Madeleine, il s’est fait conduire à Auteuil, s’est arrêté uneheure environ dans une maison de la Grande-Rue, puis il est remontéen voiture et est revenu place de la Madeleine.
Du moins, c’est ce qu’a dit le cocher. Conduità Auteuil, il a déclaré ne pas reconnaître la maison devantlaquelle il s’était arrêté.
Et il y a de cela un an, mes bons amis, achevaMontgeron, et je crois que nous ne reverrons jamais notre pauvreMaurevers.
– Mais cette lettre, sur la lecture delaquelle il est ressorti ?
– Une lettre ordinaire, venue deParis : on a retrouvé l’enveloppe dans le vestibule ;écriture de femme, comme il y en a dix mille.
– Maurevers était-il amoureux ?
– Il avait la petite Mélanie du théâtrede X…, qui lui coûtait beaucoup d’argent et lui était parfaitementindifférente, histoire d’avoir une maison montée.
– Et pas d’intrigue dans lemonde ?
– C’est ce qu’on ne sait pas.
– Moi, dit un des joueurs, je ne croispas à un suicide.
– Ni moi, ajouta Montgeron, et si vousvoulez savoir toute ma pensée…
– Eh bien ?
– Je crois à un crime, à un enlèvementmystérieux, à un de ces événements enveloppés de ténèbres qui, dedix ans en dix ans, viennent jeter la stupeur dans Paris, déroutertous les calculs, toutes les conjectures, – énigmes terribles dontle hasard seul révèle le dernier mot aux générations suivantes.
Un jour des ouvriers démolissent une maison,un mur s’écroule, on trouve une cachette ; dans cette cachetteun squelette ; et des vieillards de Paris se souviennent alorsqu’il y a quarante ou cinquante ans, un certain marquis deMaurevers avait disparu.
– Messieurs, dit un jeune homme qui étaitentré sur la pointe du pied, tandis que Montgeron parlait, cettehistoire est vraiment lugubre. Voici une année que chaque soir nouspleurons Maurevers et nous préparons des cauchemars pour lanuit.
Si nous passions à un sujet plus gai ; sinous parlions des amours de notre ami Marion avec la BelleJardinière ?
– Ah ! oui, à propos, fit Montgeron,où cela en est-il ?
– Excusez-moi, dit encore le jeune hommeprésenté de la veille, et à qui M. de Montgeron avaitfamilièrement donné la qualification de filleul et le prénom deCasimir, – excusez-moi, mais je ne suis pas au courant…
– On va t’y mettre, réponditM. de Montgeron. Gustave Marion est un de nos amis de laplus belle eau, un crevé extra, pour tout dire. Il a uncommencement d’asthme, toussote gentiment, se casse de temps entemps quelque chose sur la banquette irlandaise des courses deVincennes ou de la Marche, envoie des bouquets à toutes les gruesqui débutent quelque part et n’a pas d’autre profession que d’êtreaimé, pour lui ou pour son argent, peu lui importe !
– Mais qu’est-ce que la BelleJardinière ?
– Il nous l’a appris, il y a huitjours ; c’est une femme qui habite Bellevue, où elle estmarchande de fleurs et occupe une vingtaine de jardiniers.
Il paraît qu’il faudrait aller à Nice, chezAlphonse Karr, pour trouver des fleurs aussi rares et aussi bellesque les siennes.
– Et elle est jolie ?
– Marion prétend que si elle entrait àl’Opéra, un jour de grand spectacle, quand les plus belles femmesde Paris s’y trouvent réunies, leur beauté pâlirait auprès de lasienne.
– Et il est aimé ?
– Oh ! non… pas jusqu’à présent… laBelle Jardinière, toujours vêtue de noir, n’aime personne ; onne lui connaît ni amant, ni mari. Ses employés lui parlent avec lerespect de simples chambellans s’adressant à une reine.
– D’où vient-elle ? quel est sonnom ? Mystère !
– Marion a déjà dépensé une vingtaine demille francs en pure perte, pour obtenir des renseignements quepersonne n’a pu lui donner.
– Vous êtes en retard de vingt-quatreheures, Montgeron, fit le nouveau venu.
– Comment cela ?
– Marion a des intelligences dans laplace.
– Bah !
– Il a corrompu l’unique domestiquecouchant dans la maison, car chaque soir tous les jardiniers s’envont.
– Et ce domestique ?…
– Lui a vendu pour quelques centaines delouis une clé du jardin et une autre clé qui ouvre levestibule.
Le reste sera son affaire ; car ledomestique prétend que la Belle Jardinière, qui couche au premierétage dans une chambre aux fenêtres de laquelle on voit briller unelumière toute la nuit, n’a jamais laissé pénétrer personne danscette chambre.
– Eh bien ! que compte faireMarion ?
– Il nous a retenus quatre, moi, le baronKopp, Alfred Milleroy, et Charles Hounot.
– Pourquoi faire ?
– Mais dame ! pour l’accompagnercette nuit à Bellevue, faire le guet autour de la maison etassister au besoin à son triomphe.
– Mais, cher ami, ditM. de Montgeron, il y a des commissaires de policepartout, même à Bellevue.
– C’est son affaire, non la nôtre. Nousn’entrerons pas, et nous l’attendrons. Si la Belle Jardinière selaisse enlever, tant mieux pour lui, si elle appelle au secours…nous filons.
– Parole d’honneur ! dit Montgeron,j’en serais volontiers.
– Bravo, Montgeron, dit une voix sur leseuil, je vous emmène !
Chacun tourna la tête.
Le crevé extra, comme l’avait appeléM. de Montgeron, Gustave Marion, entrait dans le salon dejeu.
– Ce n’est donc pas uneplaisanterie ? demanda le jeune homme appelé Casimir.
– Rien n’est plus sérieux, réponditMarion. Mon break est en bas, sur le boulevard. J’ai cinq places àdonner. Qui m’aime me suive !
– Marion, dit M. de Montgeron,en riant, faut-il emporter des armes ?
– Comme vous voudrez. Moi, j’ai unrevolver dans ma poche.
– Ce Marion, dit un des membres du club,ne se trouvera un héros de roman accompli que lorsqu’il aura faitconnaissance avec la police correctionnelle.
Et les cinq personnes désignées prirent leurschapeaux et leurs paletots, quittèrent le club et trouvèrent eneffet, sur le boulevard, le break de courses de M. GustaveMarion, attelé de deux magnifiques trotteurs irlandais.
– Une heure et demie ! ditMontgeron.
– Dans trente minutes nous serons àBellevue, dit Gustave Marion, et je veux perdre mon nom si nous neramenons pas la Belle Jardinière souper avec nous au CaféAnglais !
Sur ces mots il rendit la main à ses deuxtrotteurs et le break fila rapidement le long des boulevardsdéserts.
Gustave Marion avait à côté de luiM. de Montgeron ; les quatre amis étaient dansl’intérieur du break ; un petit groom, juché sur lemarche-pied, devait tenir les chevaux.
La nuit était froide et sombre, bien qu’ontouchât à la fin de mars.
Il avait plu dans la soirée, le vent roulaitde gros nuages, et le décor était parfait pour un enlèvement.
Le break gagna les Champs-Élysées, descenditvers le Bois, arriva au pont de Saint-Cloud, longea le parc, roulabruyamment sur le pavé de Sèvres et atteignit Bellevue.
Gustave Marion s’arrêta, jeta les rênes augroom et mit pied à terre.
– Sommes-nous arrivés ? demandaMontgeron.
– Pas encore. Mais le bruit d’une voitureserait compromettant. Nous allons suivre à pied ce chemin bordéd’une haie ; tenez, d’ici on voit la maison au bas ducoteau.
– Je ne vois pas grand’chose, ditMontgeron, la nuit est noire.
– Moi, fit Charles Hounot, j’aperçoistrès bien un bâtiment carré avec une lumière au milieu, comme uncyclope qui ouvre son œil.
– C’est la maison. Le jardin est àl’entour.
– Et pas de voisinage ?…
– Aucun. La maison la plus rapprochée està plus de cinq cents mètres.
Les cinq jeunes gens laissèrent le break etles chevaux sur la route, aux mains du groom, et entrèrentrésolument dans le chemin creux que bordait une haie vive.
Le sol était boueux, et bien qu’ilsmarchassent rapidement, nos aventuriers ne faisaient aucunbruit.
Un quart d’heure après, ils étaient sous lesmurs du jardin.
La maison ressemblait à toutes les villas desenvirons de Paris.
Rien d’étrange, rien de sinistre ;Montgeron en fut frappé et dit en riant :
– On dirait que tu vas voir ton notaire,mon pauvre Marion ; jusqu’ici, tout cela est fortbourgeois ; il n’y a pas même un chien de garde !
Tout était silence autour de la maison ;cependant, la lumière aperçue au premier étage brûlaittoujours.
Gustave Marion tira de sa poche la clé qui luicoûtait si cher et l’introduisit dans la serrure de la grille.
La grille tourna sur ses gonds sans le moindrebruit.
– Jusqu’à présent, murmura Montgeron,resté en dehors avec ses compagnons, rien des Mystèresd’Udolphe.
Le joli crevé, qui songeait à enleverune femme, traversa le jardin sur la pointe du pied, tira saseconde clé et s’en servit avec le même succès.
La porte du vestibule s’ouvrit.
Une allumette-bougie permit à Gustave Marionde s’orienter.
Il trouva un escalier et prit la rampe ;puis il monta, étouffant le bruit de ses pas, sur une bande detapis qui couvrait le milieu des marches.
Arrivé au premier étage, il fut guidé par unrayon de lumière et éteignit sa bougie.
La lumière partait de l’extrémité d’uncorridor au bout duquel se trouvait une porte vitrée.
– Bon ! se dit Marion, c’est lachambre à coucher de la dame.
Et il s’avança avec les mêmes précautions.
Il y avait, en effet, une porte vitrée au boutdu corridor et le jeune homme, se dressant sur la pointe du pied,colla son visage à l’un des carreaux.
Mais soudain ses cheveux se hérissèrent, sonfront s’inonda de sueur, une épouvante indicible le prit à lagorge, et il tomba lourdement en arrière en jetant un criétouffé.
De l’autre côté de la porte vitrée, GustaveMarion avait aperçu une chambre tendue de noir, comme une chapellemortuaire.
Sur un lit de parade, un cadavre ; aupied du lit, une femme qui pleurait.
La femme, c’était la Belle Jardinière.
Le cadavre, qu’on aurait pu prendre pour unhomme endormi, tant le visage était calme, – Gustave Marion l’avaitreconnu sur-le-champ…
C’était celui du marquis Gustave de Maurevers,disparu il y avait un an, et qu’on avait cherché vainement auxquatre coins du monde !
Gustave Marion ne s’était pourtant pas évanouien tombant, mais il avait été frappé d’une sorte de paralysiepartielle, à moitié morale, à moitié physique.
L’épouvante l’avait si fort dominé que sescheveux se hérissaient en même temps que ses jambes refusaient desupporter le poids de son corps.
Peut-être même fût-il demeuré longtemps danscet état, si la porte vitrée ne se fût ouverte brusquement, livrantpassage à cette femme qui, tout à l’heure, pleurait agenouillée aupied du lit mortuaire.
Les larmes ne coulaient plus, ses yeux séchésbrillaient d’un éclat orageux ; elle était pâle et ses narinesfrémissantes attestaient sa colère.
L’épouvante de Marion, dont la paralysiestupéfiante continuait, s’en accrut.
Cette femme qu’il avait si bien reconnue toutà l’heure, ne se ressemblait plus à elle-même.
Ce n’était plus ce visage mélancolique etdoux, ce n’étaient plus ces yeux remplis d’une indéfinissabletristesse et tout ce corps élégant et souple qui avait deslangueurs voluptueuses.
La Belle Jardinière avait fait place, tout àcoup, à une femme au regard ardent et fatal qui saisit brusquementle jeune homme à terre et lui dit d’une voix brève,impérieuse :
– Levez-vous !
Et la paralysie cessa, comme parenchantement ; et, sous le feu de ce regard, Gustave Marion seleva, comme si un courant galvanique eût parcouru tout soncorps.
Elle le prit par la main, et le poussa plutôtqu’elle ne l’entraîna, dans cette chambre tendue de noir, sur lesmurs de laquelle les cierges projetaient une lueur sinistre.
– Puisque vous voulez voir, dit-elle,approchez… approchez donc !
Et son accent avait une ironie sauvage.
M. Gustave Marion, qui était, selonl’expression de M. de Montgeron, un joli crevé,avait cependant fait preuve de sa bravoure.
Il s’était fait administrer, en différentescirconstances, une demi-douzaine de coups d’épée dont il avait faitgrand bruit dans le monde.
Mais, avouons-le à sa honte, il était en proieà une terreur sans nom.
Il se tenait debout parce que cette femme leregardait ; mais il n’aurait pas eu la force de rester sur sesjambes si elle eût un moment tourné la tête.
Elle l’avait attiré tout près de ce lit deparade aux quatre coins duquel brûlaient des cierges mortuaires, etelle lui disait :
– Mais regardez donc !
Il obéissait à cette volonté dominatrice souslaquelle il pliait comme un roseau sous l’effort du vent, ilregardait avec épouvante ce cadavre qu’il reconnaissaitparfaitement.
C’était bien le marquis Gaston deMaurevers.
Il était encore couvert d’un pantalon develours épinglé, serré au genou, un pantalon de cheval, comme ondit.
Ses pieds étaient chaussés de fines bottesvernies.
Mais l’habit, le gilet, la cravate, avaientdisparu.
La chemise était ouverte et laissait voir sapoitrine ensanglantée.
Une blessure triangulaire s’ouvrait béanteau-dessous du sein gauche, ses lèvres bordées de quelques gouttesde sang coagulé.
Était-ce un coup de poignard ?
Était-ce un coup d’épée ?
Le marquis était-il mort, tué loyalement enduel ?
Ou bien avait-il succombé sous le fer d’unassassin ?
Gustave Marion, frissonnant, se posait cettequestion.
Il s’en posait même encore uneautre :
Le visage à peine contracté, le sang à peinefigé sur les bords de la blessure, la pose même du cadavre, toutsemblait annoncer que la mort remontait à quelques heuresseulement, une journée au plus.
Or, il y avait déjà un an que Gaston deMaurevers avait disparu.
Pendant un an, toutes les polices du mondes’étaient mises à sa recherche, sa famille consternée avait publiéson nom dans tous les journaux.
Et tout cela avait été en pure perte.
Qu’était donc devenu le marquis pendant toutecette année, puisqu’il n’était mort que de la veille ?
Cette question, que l’esprit troublé deGustave Marion s’adressait, était la complication suprême de cetteénigme épouvantable.
Et pendant ce temps, debout, hautaine, l’œilen feu, la lèvre ironique, la Belle Jardinière disait avec unaccent sauvage :
– Mais regardez donc, monsieur, regardezdonc !
Les dents de M. Gustave Marions’entrechoquaient de frayeur.
Peut-être même avait-il plus peur encore decette femme vivante que de cet homme mort.
Tout à coup, elle lui reprit la main.
– Maintenant, dit-elle,écoutez-moi !
Et sa voix avait un sifflementmétallique ; et son regard brûlait les yeux du jeunehomme.
Il essaya de balbutier quelques mots, mais seslèvres ne s’entr’ouvrirent point.
La Belle Jardinière continua :
– Depuis un mois, monsieur, vous venezici chaque jour, sous le prétexte de m’acheter des fleurs. Puis,découragé par ma froideur, vous avez corrompu un de mes domestiqueset, grâce à lui, vous avez pu pénétrer jusque dans cettechambre.
Vous aviez cru aller à une aventure d’amour,et vous vous trouvez en face d’un cadavre. Êtes-vousguéri ?
Et il y avait dans sa voix une ironiefarouche.
Et comme il ne répondait pas et palpitait sousle regard qui le ravageait par tout le corps, ellepoursuivit :
– Si vous voulez vivre vieux, monsieur,vous me ferez un serment.
Il leva sur elle son œil épouvanté, comme s’ileût voulu lui demander la formule de ce serment.
– Vous me jurerez, reprit-elle, la mainétendue sur ce cadavre, que jamais vos lèvres n’articuleront un motde ce que vous avez vu…
Il continuait à trembler ; mais seslèvres ne s’ouvraient point.
– Mais jurez, monsieur, mais jurezdonc ! s’écria-t-elle.
Et la voix était si impérieuse qu’il sembla,en ce moment, à Gustave Marion, que cette femme tenait sa vie dansses mains et qu’elle n’avait qu’à vouloir pour qu’il devînt uncadavre comme celui qui était devant lui.
– Jurez donc ! répéta-t-elle pour latroisième fois.
Il fit un effort suprême, étendit la main etmurmura d’une voix éteinte :
– Je le jure !
Alors, comme dans une féerie de théâtre, lescierges s’éteignirent brusquement et la chambre se trouva plongéedans l’obscurité.
En même temps, la Belle Jardinière lui prit lamain et lui dit :
– Venez !
Et il se sentit entraîné par elle hors de lachambre funèbre, à travers le corridor, puis dans l’escalier ;puis, tout à coup, elle le poussa hors du vestibule dont la portese referma.
Et M. Gustave Marion, à bout de forces,tomba évanoui dans le jardin, au bas des marches du perron.
**
*
Quarante-huit heures après la scène que nousvenons de décrire, le Club des Crevés était en émoi deplus belle.
On n’avait vu ni Montgeron, ni Gustave Marion,ni les quatre autres joueurs qui avaient accompagné le hardiravisseur.
Cependant, on avait passé au club la nuit toutentière, deux fois de suite.
Le tout jeune homme qui avait nom Casimir, età qui M. de Montgeron servait de tuteur dans le mondeviveur, était allé chez lui et ne l’avait pas trouvé.
M. de Montgeron, pas plus que lesautres, n’était rentré depuis deux jours.
Les Crevés délibéraient.
– Messieurs, disait l’un d’eux, je vaisvous donner mon avis.
– Voyons ?
– Nos aventuriers ont fait buissoncreux.
– Comment cela ?
– Je n’ai jamais cru beaucoup à l’audacede Marion et voici, selon moi, ce qui a dû se passer. La BelleJardinière a un mari…
– Ou un amant.
– Soit ; mari ou amant, il s’esttrouvé quelqu’un qui a jeté Marion par la fenêtre.
– C’est bien possible, dit-on à laronde.
– Un amoureux qu’on jette par la fenêtrene se tue pas, poursuivit le narrateur ; il y a un Dieu pourles amoureux comme pour les ivrognes ; mais il se contusionne,se poche un œil ou se casse quelque chose.
C’est ce qui a dû arriver à Marion et onl’aura porté dans quelque auberge du voisinage.
– Mais les autres ?…
– Attendez ! Bellevue est un pays demaraîchers, de jardiniers et de blanchisseurs ; braves gensqui ont le Parisien en horreur. On aura maltraité nos amis, et,tout honteux de leur mésaventure, ils n’osent se montrer.
– Tu n’y es pas, mon bon ami, dit unevoix sur le seuil de la salle de jeu.
Tout le monde se retourna.
– Montgeron ! s’écria-t-on.
– Messieurs, dit le vicomte, je n’aiabsolument rien de cassé, et nos amis non plus. Les gens deBellevue ne sont pas aussi farouches que vous le pensez.
– Et Marion ?
– Marion est fou.
– Fou d’amour ?
– Non, fou… tout à fait fou…
M. de Montgeron prononça ces motsavec une gravité triste qui eut un effet prodigieux.
– Messieurs, poursuivit-il, vous pouvezvous dispenser de rire, car ce n’est pas une plaisante aventure queje vais vous conter.
Et Montgeron s’assit et s’essuya le front enhomme qui a passé par des émotions qui ne sont pas précisément àl’eau de rose.
– Mais enfin, qu’est-il doncarrivé ?
– La Belle Jardinière existe-t-elle, oubien Marion était-il déjà fou ?
– Je ne sais pas, dit Montgeron, maisvoici ce qui s’est passé.
Et le vicomte raconta ce que nous savons déjà,le voyage de Paris à Bellevue, par la route impériale, puis àtravers le chemin creux, et la façon toute bourgeoise dont GustaveMarion avait pénétré dans le jardin d’abord et ensuite dans lamaison.
– Les yeux fixés sur cette fenêtre oùbrillait une lumière, nous attendions, dit-il, en fumant, et assisà quelque distance de la grille sur le revers d’un fossé, lorsque,au bout d’une demi-heure, la lumière s’éteignit brusquement.
– Bon ! murmura l’un de nous, il estheureux !
Nous attendîmes une demi-heure encore, puisune heure.
La lumière ne reparaissait pas et nousn’entendions pas le moindre bruit.
– Ma foi ! m’écriai-je, je crois queMarion se moque de nous. Si la dame est si facile, qu’elle ne sedéfend même pas et ne pousse pas le moindre cri, c’est que Marionest plus heureux qu’il ne le pensait d’abord.
Dès lors, nous pouvons lui souhaiter lebonjour et nous en aller…
Et me levant, je me dirigeai vers la grilledemeurée entr’ouverte, bien décidé à sonner à la porte de la maisonet à faire savoir à la dame que notre ami était un indiscret.
La nuit était assez claire et commej’approchais de la maison, par la grande allée sablée du jardin,j’aperçus quelque chose d’immobile qui gisait à terre. Je fis unpas encore et m’arrêtai tout ému.
Ce quelque chose, c’était Marion.
Un moment, je le crus mort, et mon émotion futsi grande que je jetai un cri.
À ce cri nos amis accoururent.
Marion était évanoui.
Son corps ne portait les traces d’aucuneblessure, d’aucune contusion.
À quelle cause attribuer sonévanouissement ?
Un moment, nous songeâmes à frapper à cetteporte close, à l’enfoncer au besoin.
La prudence vint à notre aide fortheureusement.
Avant de songer à venger Marion, il fallaitsavoir de lui-même ce qui lui était advenu.
D’ailleurs, il était dans son tort, etnous-mêmes, en pénétrant la nuit dans une maison habitée, nouspouvions nous faire une situation dangereuse.
Nous chargeâmes donc Marion sur nos épaules etnous l’emportâmes hors du jardin.
Là, nous essayâmes par tous les moyenspossibles de le faire revenir à lui.
Efforts inutiles ; sans les faiblesbattements de son cœur, on eût juré qu’il était mort.
Nous étions dans un lieu désert ; le jourapprochait, et, il pouvait se faire que nous fussions surpris parles jardiniers qui se lèvent de grand matin.
Il nous eût été difficile alors d’expliquernotre présence en cet endroit.
Nous emportâmes Marion jusqu’au break.
Il n’avait pas repris connaissance et deBellevue à Saint-Cloud il fut aussi immobile qu’un cadavre.
À Saint-Cloud, nous nous arrêtâmes àl’hôtel de la Tête-Noire.
On le déshabilla, on le mit au lit et onenvoya chercher un médecin.
Au bout d’une heure de frictions, et aprèsqu’on lui eut ingurgité des cordiaux et fait respirer des sels,Marion ouvrit les yeux.
Mais alors nous fûmes tous saisis d’unevéritable épouvante.
Marion avait le regard égaré, il ne nousreconnaissait pas.
Ses dents claquaient de terreur et un délireardent s’empara de lui.
Ce délire ne l’a pas quitté ; il pleure,il rit tour à tour. Puis, de minute en minute, ils’écrie :
– N’y allez pas ! n’y allezpas !
Hier soir, il a eu une heure de calme ;nous étions tous autour de son lit.
Il nous a reconnus.
Je lui ai pris les mains, j’ai essayé del’interroger.
– N’y allez pas ! n’y allezpas ! nous a-t-il dit, avec un accent de terreur folle.
– Mais que t’est-il donc arrivé ?lui ai-je dit.
– J’ai juré ! a-t-il répondu.
Et le délire l’a repris.
Le médecin consulté nous a dit qu’il craignaitpour sa raison.
– Ah çà ! dit un des crevés,interrompant M. de Montgeron, je suppose que vous êtesallés les uns ou les autres chez le commissaire de police.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour lui raconter cettehistoire.
Montgeron haussa les épaules.
– Mon ami, dit-il, quand on s’estaventuré dans une expédition comme celle-là, on ne s’en vantepas.
– Cependant… Marion a dû éprouver quelquemystification terrible.
– Je le crois.
– Et il serait convenable de savoir.
– Oh ! dit Montgeron, j’ai monidée.
– Ah !
– Écoutez, ajouta le vicomte, je suistellement convaincu que Marion a été la victime d’un guet-apens,que j’ai fait un serment.
– Lequel ?
– Celui de pénétrer dans la maison de laBelle Jardinière de gré ou de force et coûte que coûte.
– Seul ?
– Non, avec l’un de vous, si toutefoisquelqu’un de vous veut me suivre.
– Pardieu ! nous irons tous…
– Non, dit M. de Montgeron, unseul.
– Moi ! moi ! dirent tous lescrevés.
– Alors, tirez au sort ; je n’enemmène qu’un.
On jeta vingt noms dans un chapeau, et le plusjeune du club, celui qui s’appelait Casimir, y mit la main.
Le premier nom qu’il amena fut le sien.
– Es-tu brave ? dit Montgeron.
– Ah ! fit-il en rougissant.
– Alors, dit froidementM. de Montgeron, en route. Nous partons ce soir.
– À quelle heure ?
– À l’instant même : Ma voiture esten bas.
Et se tournant vers les autres jeunesgens :
– Messieurs, dit-il, j’exige de vous tousun serment.
– Parle, Montgeron.
– C’est que rien de cette ténébreuseaffaire ne transpirera au dehors que vous ne m’ayez revu.
Chacun donna sa parole.
– Viens, Casimir, ajoutaM. de Montgeron.
Et tous deux quittèrent le club.