— Cette pièce, dit-elle d’une voix caverneuse, est réservée aux pensionnaires de l’hôtel.
— Je le sais, répondit Poirot. Je suis pensionnaire de cet hôtel.
Après quelques secondes de méditation, la vieille dame revint à l’attaque.
— Vous êtes étranger ?
Le ton était celui d’un accusateur.
— Oui, dit Poirot.
— À mon avis, vous devriez tous repartir.
— Ah ! fit Poirot. Et aller où ?
La réponse arriva, péremptoire :
— Retourner à l’endroit d’où vous venez.
Poirot, sans élever la voix, fit observer que ce ne serait pas toujours facile.
— Allons donc ! répliqua la vieille dame. C’est pour cela que nous nous sommes battus, n’est-ce pas ? Pour que les gens puissent rentrer chez eux et y rester !
Poirot ne jugea pas opportun d’engager là-dessus une controverse. Il savait, depuis longtemps, que les particuliers avaient tous leur petite opinion personnelle sur la question des « buts de guerre ». Un silence hostile suivit.
— Je ne sais vraiment pas où nous allons ! reprit la vieille dame. Vraiment pas ! Je viens ici tous les ans et, toujours, je descends ici. Mon mari est mort ici, il y a seize ans. Il est enterré ici et, tous les ans, depuis seize ans, je passe un mois ici !
— Un pieux pèlerinage ! dit poliment Poirot.
— Et chaque année, les choses vont plus mal que l’année précédente ! Un service inexistant ! Une nourriture impossible ! Leurs steaks à la Viennoise ! Un steak, c’est du filet ! Et c’est du bœuf ! Pas du cheval !
Poirot l’admit d’un mouvement de tête.
— La seule amélioration, reprit la vieille dame, c’est la fermeture de leur aérodrome ! La façon dont ces jeunes aviateurs se conduisaient avec les jeunes filles qu’ils amenaient ici ! Des jeunes filles ! Je me demande à quoi pensent leurs mères pour les laisser courir comme ça ! Le gouvernement est bien coupable. On n’a pas idée d’envoyer les mères travailler dans les usines ! Et de décider que seules pourront rester chez elles les femmes dont les enfants sont tout petits ! Les tout petits ! La belle affaire ! N’importe qui peut s’occuper d’un bébé et les bébés ne courent pas après les soldats ! Les filles qui ont besoin d’être surveillées, ce sont celles qui sont entre quatorze et dix-huit ans ! Celles-là, il faut avoir l’œil dessus et il n’y a que les mères pour savoir ce qu’elles ont dans la tête ! Les soldats, les aviateurs ! Elles ne pensent qu’à ça ! Les Américains ! Les nègres ! Les Polonais !
L’indignation de la vieille dame était telle qu’elle en eut une quinte de toux. Celle-ci calmée, elle continua son discours.
— Pourquoi met-on des fils de fer barbelés autour des camps ? Pour empêcher les soldats d’aller retrouver les filles ? Non ! Pour empêcher les filles d’aller retrouver les soldats ! Qu’un homme vienne à passer et elles sont comme folles ! Regardez comment elles s’habillent ! Des pantalons ! Il y a même de pauvres idiotes qui portent des shorts ! Elles sont jolies, quand on les voit de dos !
— Sur ce point, déclara Poirot, je suis absolument d’accord avec vous.
— Et vous avez vu ce qu’elles se mettent sur la tête ? Des chapeaux, ça ? Vous voulez rire ! Et je ne parle pas de leur visage couvert de peinture, de leurs lèvres grasses de rouge et de leurs ongles vernis ! Même ceux des orteils !
La vieille dame marqua une pause pour guetter la réaction de Poirot. Il approuva du chef. Elle n’en demandait pas plus.
— C’est comme à l’église ! Elles y vont sans chapeau. Parfois même sans se couvrir les cheveux d’une écharpe ! Elles viennent comme elles sont, avec leur absurde permanente. Une permanente ! Des beaux cheveux, aujourd’hui, on ne sait même plus ce que c’est ! Il fallait voir les miens quand j’étais jeune !
Poirot jeta un coup d’œil sur les cheveux gris de son interlocutrice ! Était-il possible que cette terrible vieille dame eût jamais été jeune ?
— Il y en a une, l’autre jour, qui a eu l’audace d’entrer dans cette pièce. Elle avait un foulard orange et elle était peinte, maquillée, poudrée ! Je me suis contentée de la regarder. De la regarder, vous m’entendez ? Elle est sortie tout de suite… J’ajoute qu’elle n’était pas pensionnaire de l’hôtel et qu’il n’y en a pas de ce genre-là dans la maison, je suis heureuse de le dire. Mais, puisqu’elle n’avait aucun droit d’être ici, qu’était-elle allée faire dans la chambre d’un homme ? Je trouve ça honteux, tout simplement. J’en ai parlé à cette petite Lippincott, mais elle ne vaut pas mieux que les autres ! Elle ferait un mille pour aller retrouver un singe qui porterait des pantalons.
La vieille dame avait tout de même fini par dire quelque chose qui intéressait Poirot.
— Elle sortait vraiment de la chambre d’un homme ? demanda-t-il.
— Bien certainement. Je l’ai vue de mes yeux. Elle était allée au 5.
— Mais quel jour, madame ?
— La veille du jour où l’on a fait tant de bruit autour de cet homme qui est venu se faire assassiner ici ! J’ai connu cet hôtel au temps où la maison était correcte et décente. Aujourd’hui…
— Et cela se passait à quelle heure de la journée ?
— De la journée ? C’était le soir. Très tard ! Il était plus de dix heures. Je monte me coucher à dix heures un quart et c’est à ce moment-là que je l’ai aperçue. Elle sortait du 5, fière comme Artaban, elle m’a dévisagée avec insolence, puis, revenant sur ses pas, elle est rentrée dans la chambre et je les ai entendus qui parlaient et riaient ensemble.
— Vous l’avez entendu parler, lui ?
— Je viens de vous le dire ! Quand elle est revenue, il lui a crié : « Ah ! Dehors ! ma fille ! Ça va comme ça ! »… Une gentille façon de s’adresser à une jeune fille, n’est-ce pas ? Il est vrai que c’est leur faute à elles. Des roulures !
— Vous n’avez rien dit de tout cela à la police ?
La vieille dame lança à Poirot un regard venimeux et jaillit de son fauteuil.
— Je n’ai, de ma vie, jamais eu affaire à la police ! La police, vraiment ! Vous me voyez, moi, devant un tribunal !
Frémissant de rage, elle quitta la pièce.
Tout en se caressant pensivement les moustaches, Poirot réfléchit durant quelques minutes. Après quoi, il alla trouver Béatrice Lippincott.
— Cette vieille dame, lui dit-elle, est Mrs Leadbetter, la veuve de Canon Leadbetter. Elle vient ici tous les ans, mais – je vous le dis entre nous – elle est plutôt embêtante. Il arrive qu’elle se montre très grossière avec les gens et elle n’a pas l’air de comprendre que les choses ont changé depuis le temps où elle était jeune. Que voulez-vous ? Elle a près de quatre-vingts ans !
— Mais elle a encore toute sa tête ? Elle sait ce qu’elle dit ?
— Oh ! oui. Elle est très fine ! Elle le serait même plutôt trop.
— Est-ce que vous savez qu’une jeune femme a rendu visite, le mardi soir, à l’homme qui a été assassiné ici ?
Miss Lippincott écarquillait les yeux.
— À ma connaissance, aucune jeune femme n’est venue le voir ! Comment était-elle, celle-là ?
— Elle avait un foulard orange sur la tête et elle devait être passablement maquillée. Elle était au 5 avec Arden, mardi soir, à dix heures un quart.
— En toute sincérité, monsieur Poirot, je ne vois pas qui ce peut être !
Poirot alla porter son information au commissaire Spence, qui l’écouta avec le plus vif intérêt.
— En somme, dit Spence quand Poirot eut terminé, on en revient toujours au vieux problème : « Cherchez la femme ! »
Il avait prononcé les trois derniers mots en français. Son accent ne valait pas celui du sergent Graves, mais il en était cependant assez fier. Ouvrant un tiroir de son bureau, il en tira une petite boîte en carton qu’il tendit à Poirot.
— Il y a là-dedans, lui expliqua-t-il, un bâton de rouge à lèvres qui nous a toujours donné à supposer qu’il y avait une femme dans l’affaire.
Poirot étendit un peu de rouge sur le dos de sa main.
— Bonne qualité, dit-il. Un rouge cerise un peu sombre, celui d’une brune probablement.
— Je suis assez de cet avis. Nous l’avons trouvé dans la chambre du crime. Il avait roulé sous la commode. Évidemment, il était peut-être là depuis très longtemps. Aucune empreinte digitale.
— Vous n’en avez pas moins essayé de déterminer à qui il peut avoir appartenu ?
— Bien entendu. Rosaleen Cloade se sert d’un rouge analogue à celui-là. Lynn Marchmont également. Celui de Frances Cloade est moins foncé. Mrs Lionel Cloade ne met pas de rouge. Celui de Mrs Marchmont tire sur le mauve. Béatrice Lippincott utilise un rouge bien meilleur marché que celui-là et il en va de même pour Gladys la femme de chambre.
— Je vois, dit Poirot, que votre enquête a été sérieuse.
— Pas assez, puisqu’il semble maintenant qu’une femme que nous ne connaissons pas a été mêlée à l’affaire.
Spence soupira et, prenant un papier sur son bureau, ajouta :
— Ce qui est sûr, c’est que maintenant Hunter est hors de cause.
— Vraiment ?
— Oui. Sa Seigneurie, après conférence avec son conseil juridique, a enfin daigné nous éclairer sur ses mouvements dans la journée du crime. Voici ce qu’il en dit.
Poirot lut le feuillet dactylographié que Spence lui remettait.
A quitté Londres pour Warmsley Heath par le train de 4 h 16. Arrivé à W.H. à 5 h 30. Été à pied à « Furrowbank » par le sentier.
Spence interrompit la lecture de Poirot.
— Il prétend être venu ici pour prendre différentes choses dont il avait besoin – des lettres, des papiers et son carnet de chèques – et pour voir si ses chemises étaient rentrées de la blanchisserie. Elles ne l’étaient pas, bien entendu ! Se faire blanchir, aujourd’hui, c’est un problème ! J’en parle savamment. Il y a plus d’un mois que le blanchisseur n’est passé chez nous et il n’y a plus un torchon propre à la maison.
La parenthèse fermée, Poirot reprit sa lecture.
Il a quitté « Furrowbank » à 7 h 25 et déclare être allé se promener, étant donné qu’il avait manqué le train de 7 h 20 et qu’il n’avait pas d’autre train avant 9 h 20.
— De quel côté est-il allé se promener ? demanda Poirot.
Le commissaire consulta ses notes.
— D’après lui, Downe Copse, Bats Hill et Long Ridge.
— Autrement dit, un circuit autour de « White House » ?
— Ma parole, monsieur Poirot, vous vous êtes rapidement mis au courant de la géographie du pays !
Poirot sourit.
— Ne croyez pas ça ! Je ne connais aucun des lieux que vous venez de mentionner. Je devinais…
Spence, un peu surpris, reprit :
— Toujours d’après lui, il était à Long Ridge, quand il se rendit compte qu’il avait complètement perdu la notion de l’heure et qu’il fallait couper à travers champs s’il voulait avoir son train. Il l’aurait attrapé au vol et, de Victoria, où il était descendu à 10 h 45, se serait rendu à pied à Shepherd’s Court, où il serait arrivé à 11 heures, déclaration confirmée plus tard par Mrs Gordon Cloade.
— Le reste est-il corroboré par des témoignages ?
— En partie, oui. Il a été aperçu, à son arrivée à Warmsley Heath, par Rowley Cloade et différentes personnes. Les bonnes de « Furrowbank » étaient sorties – il avait sa clé, bien entendu – et ne l’ont point vu, mais elles ont trouvé dans la bibliothèque, un bout de cigarette qui les a fort intriguées et elles ont constaté qu’on avait fouillé dans l’armoire à linge. Un des jardiniers, qui travaillait dans la serre, l’a vu de loin. Enfin, miss Marchmont l’a rencontré, près du bois Mardon. Il courait pour ne pas rater son train.
— À la gare, est-ce qu’on l’a remarqué ?
— Non, mais il a eu son train, c’est sûr. Dès son arrivée à Londres, il a téléphoné à miss Marchmont. À 11 h 4, exactement.
— On a vérifié ça ?
— Oui. À 11 h 4, on a effectivement, de Londres, demandé le 34, à Warmsley Vale. C’est le numéro des Marchmont.
— Très intéressant.
Spence poursuivait :
— Rowley Cloade a quitté Arden à neuf heures moins cinq. Il est sûr de l’heure. Vers neuf heures dix, Miss Marchmont voit Hunter au bois Mardon. Admettons qu’il venait du Cerf. Aurait-il eu le temps de voir Arden, de se disputer avec lui, de le tuer et, même en courant, d’arriver au bois Mardon pour y être autour de neuf heures dix ? Je ne le crois pas. N’oublions pas qu’Arden était loin d’être mort à neuf heures ! Si la vieille dame n’a pas rêvé, il était encore bel et bien vivant aux environs de dix heures dix. Il aurait donc été tué ou bien par la femme qui a perdu le bâton de rouge, la femme à l’écharpe orange, ou bien par quelqu’un qui serait venu le voir après le départ de cette femme. Quelqu’un qui aurait pris soin de ramener à neuf heures dix les aiguilles de la montre de la victime.
— Il eût été très fâcheux pour David Hunter qu’il ne rencontrât point Lynn Marchmont.
— Certainement. Ce train de neuf heures vingt est le dernier qui s’en aille vers Londres. Les joueurs de golf sont toujours nombreux à le prendre et, étant donné que les gens de la gare ne connaissent pas Hunter, même de vue, il est à peu près certain que, sur le quai, personne ne l’aurait reconnu, d’autant plus qu’il faisait déjà noir. Comme à Londres il n’a pas pris de taxi, nous n’aurions, pour confirmer ses dires, quant à l’heure de son retour, que les déclarations de sa sœur.
Poirot resta silencieux.
— À quoi pensez-vous ? demanda Spence au bout d’un instant.
— Lynn Marchmont est fiancée à Rowley Cloade, répondit le détective. Je serais très content de savoir ce que David Hunter a pu lui dire au téléphone.
VIII
Il commençait à se faire tard, mais Poirot avait encore une visite à faire.
Une petite bonne, à l’air éveillé, l’introduisit dans le cabinet de Jeremy Cloade, une pièce sévère et poussiéreuse. Il y avait deux grandes photos sur le bureau : celle de Gordon Cloade et une autre, déjà à demi effacée par le temps, celle de lord Edward Trenton. Cette dernière, Poirot était en train de la regarder quand Jeremy Cloade entra.
— C’est mon beau-père, dit Jeremy, et vous le voyez là sur Chesnut Trenton, un de ses plus beaux chevaux, qui termina placé dans le Derby, en 1924. Les courses vous intéressent ?
— Malheureusement non !
— Ne dites pas « malheureusement » ! Elles coûtent cher. Lord Edward l’a appris à ses dépens. Elles l’ont ruiné et il a dû se résigner à aller vivre à l’étranger. Oui, c’est un sport dispendieux !
Jeremy disait ça comme avec fierté. Poirot eut l’impression que l’homme, sans être joueur lui-même, avait une admiration, peut-être inavouée, pour les gens qui étaient capables de perdre une fortune avec les chevaux.
— En quoi puis-je vous être agréable ? reprit Jeremy. Comme tous les membres de la famille, monsieur Poirot, je me considère comme votre obligé. Vous nous avez rendu un signalé service en mettant la main sur le major Porter.
— Il semble, en effet, dit Poirot, que, ce faisant, j’ai fait plaisir à bien des gens.
— Qui, à mon sens, se réjouissent bien prématurément. Nous sommes loin de compte ! Il s’en faut de beaucoup. La mort d’Underhay a été officiellement constatée en Afrique. Pour revenir là-dessus, il faudra des années… et la déposition de Rosaleen, qui est formelle, a fait grosse impression. Pour moi, je me garderai de risquer la moindre prédiction et je serais bien incapable de dire ce qui sortira de tout ça !
Jeremy s’assit à son bureau et reprit :
— Mais vous vouliez me voir, monsieur Poirot ?
— Uniquement, monsieur Cloade, pour vous demander si vous êtes absolument sûr que votre frère n’a point laissé de testament. J’entends de testament postérieur à son mariage.
Jeremy n’essaya pas de dissimuler son étonnement.
— La question me surprend, dit-il. Il est certain qu’il n’avait fait aucun testament à son départ de New York.
— Il aurait pu en faire un à Londres. Il y a été deux jours.
— Est-il allé chez un notaire ?
— Il aurait pu faire un testament olographe.
— Avec quels témoins ?
— Est-ce qu’il n’y avait pas dans la maison trois domestiques, qui sont morts en même temps que lui ?
Jeremy Cloade en convint un peu à regret.
— L’ennui, ajouta-t-il, c’est que si votre hypothèse est fondée, le testament a été détruit !
— C’est justement la question ! répliqua Poirot. La science a fait des progrès, monsieur Cloade, et l’on a reconstitué en ces derniers temps des documents qu’on pouvait croire perdus. Des papiers, par exemple, qui se trouvaient dans des coffres forts et qu’il a été possible de déchiffrer, bien qu’ils eussent été brûlés !
Jeremy Cloade admit que l’hypothèse ne manquait pas d’intérêt.
— Mais, dit-il, autant que je sache, il n’y avait pas de coffre chez Gordon, à Sheffield Terrace. Tous les papiers importants qu’il pouvait avoir étaient conservés à son bureau et je puis vous certifier qu’il n’y avait là aucun testament.
— Il ne serait peut-être pas mauvais de s’en assurer auprès des autorités compétentes. Vous m’autoriseriez à le faire ?
— Certainement… Je vous en serais même reconnaissant, encore qu’il me semble que ce soient des recherches vouées à l’insuccès. Évidemment, on ne sait jamais ! Vous vous proposez de rentrer à Londres tout de suite ?
Poirot se rembrunit. Encore un qui avait l’ardent désir de le voir loin de Warmsley Vale !
Il allait répondre quand Frances Cloade entra. Deux choses le frappèrent : elle avait l’air mal en point et elle ressemblait étonnamment à son père, tel qu’il l’avait vu sur la photo.
Jeremy présenta Poirot et expliqua à sa femme que le détective n’avait pas perdu tout espoir de retrouver un testament signé de Gordon.
Frances paraissait sceptique.
— Voilà, dit-elle, qui me paraît bien improbable !
— C’est mon avis ! déclara Jeremy. Quoi qu’il en soit, M. Poirot se propose très obligeamment de rentrer à Londres pour faire une enquête là-dessus.
— Le major Porter, demanda Poirot, était bien chargé de la Défense passive du côté de Sheffield Terrace ?
Mrs Cloade fronça le sourcil.
— Au fait, qui est-il, ce major Porter ?
Poirot haussa les épaules.
— Un officier en retraite.
— A-t-il vraiment été en Afrique ?
— Je le crois. Pourquoi pas ?
— Je ne sais pas. Ça m’étonne, voilà tout !
— Je comprends ça.
La réponse de Poirot parut surprendre Frances, qui se tourna vers son mari et passa à autre chose.
— Tu sais, Jeremy, que je suis très ennuyée au sujet de Rosaleen. Cette petite est toute seule à « Furrowbank » et, David arrêté, elle doit broyer du noir à longueur de jour. Ne crois-tu pas que je ferais bien de l’inviter à venir vivre avec nous ?
— Tu penses que ce serait sage ?
— Sage ?… Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce serait un geste d’humanité. Elle est seule…
— Elle n’acceptera pas.
— Je peux toujours l’inviter !
— Fais ce qui te fera plaisir !
— Plaisir !
Elle avait répété le mot d’un ton désenchanté. Poirot se levait. Il prit congé. Frances Cloade le reconduisit jusqu’à la porte. Elle lui demanda s’il rentrait à Londres.
— Oui, répondit-il, mais je n’y resterai que vingt-quatre heures au maximum. Après, je serai au Cerf… où vous pourrez me joindre si vous en avez envie.
— Et pourquoi en aurais-je envie ?
Poirot feignit d’ignorer la question.
— Je serai au Cerf, répéta-t-il…
Au milieu de la nuit, Frances, qui ne dormait pas, appela son mari.
— Jeremy ?
Une voix ensommeillée lui répondit :
— Oui ?
— J’ai idée que cet homme ne va pas du tout à Londres pour la raison qu’il nous a dite. Je ne crois pas que Gordon ait fait un testament. Qu’en penses-tu ?
— Je suis de ton avis. Ce n’est pas pour ça qu’il va à Londres.
— Alors, pourquoi ?
— Aucune idée.
— Dans ces conditions, qu’est-ce qu’il faut faire, Jeremy ?
— Pour moi, Frances, il n’y a qu’une chose à faire…
IX
L’enquête de Poirot, d’autant plus aisée qu’il se présentait au nom de Jeremy Cloade, lui donna très rapidement les renseignements qu’il désirait. La maison avait été entièrement détruite et tout le monde avait été tué sauf David Hunter et Mrs Gordon Cloade. Les domestiques — Frederick Game, Elizabeth Game et Eileen Corrigan – étaient morts sous les décombres. Gordon Cloade, relevé alors qu’il était dans le coma, n’était pas arrivé vivant à l’hôpital.
Poirot nota les noms et adresses des parents les plus proches des domestiques. Il était possible que ceux-ci leur eussent confié quelque indication intéressante. Des fonctionnaires sceptiques lui dirent que les Game étaient de Dorset et Eileen Corrigan du comté de Cork.
Poirot se rendit ensuite chez le major Porter. Il avait entendu le vieil officier dire lui-même qu’il appartenait à la Défense passive, ce qui laissait supposer qu’il pouvait savoir quelque chose du bombardement qui avait détruit Sheffield Terrace. Poirot voulait l’interroger là-dessus et sur d’autres points encore.
Au coin d’Edge Street, Poirot s’arrêta. Des badauds s’étaient rassemblés devant la maison vers laquelle il se dirigeait et un agent, debout sur le seuil, en interdisant l’entrée. Le policeman barra la route à Poirot comme aux autres.
— On ne passe pas, monsieur.
— Mais pourquoi ?
— Vous n’habitez pas ici, n’est-ce pas ? Alors, qu’est-ce que vous venez faire dans la maison ?
— Je viens rendre visite au major Porter.
— C’est un de vos amis ?
— Je ne peux pas dire ça. Que s’est-il donc passé ?
— À ce qu’il paraît qu’il s’est suicidé. Si ça vous intéresse, demandez à l’inspecteur. C’est lui qui descend…
L’officier de police était accompagné de deux de ses collègues, dont le sergent Graves, de Warmsley Vale, de qui Poirot se fit reconnaître. Spence, prévenu par téléphone, avait envoyé Graves à Londres pour enquêter sur la mort du major. L’inspecteur, dès que Poirot lui eut été présenté, fit demi-tour, invitant Poirot à le suivre dans le couloir.
— C’est un suicide ? demanda Poirot.
— Oui. L’affaire est claire. Il avait peut-être été très impressionné par la déposition qu’il avait faite hier – ce sont de ces choses qui arrivent – et il était très déprimé depuis quelque temps. Embarras d’argent, etc. Il s’est tué avec son propre revolver.
— Je pourrais le voir ?
— Si vous voulez, monsieur Poirot. Sergent, vous voulez conduire M. Poirot.
Graves monta au premier étage avec Poirot. Le détective reconnut le décor : les rayons chargés de livres, les tapis usés jusqu’à la corde. Le major était assis dans un grand fauteuil, la tête sur la poitrine, le bras droit pendant. Le revolver était sur le plancher. Une vague odeur de poudre flottait encore dans la pièce.
— Il a dû se tuer, il y a une paire d’heures, dit Graves. Personne n’a rien entendu. Sa logeuse était dehors, en train de faire ses courses.
Poirot se penchait sur le cadavre, examinant la petite blessure qu’il portait à la tempe. Graves le regardait. Très respectueusement – parce qu’il avait vu Spence traiter Poirot avec déférence et encore qu’il pensât personnellement que le petit homme était un esbroufeur – il dit :
— Vous voyez pourquoi il aurait pu se tuer, monsieur Poirot ?
Poirot répondit distraitement.
— Oui. Il avait pour ça une excellente raison… Mais la difficulté n’est pas là.
Poirot, maintenant, inspectait la pièce. Le bureau retint son attention. Un sous-main en cuir, une plume, deux crayons, une sébile pleine d’agrafes, une boîte de timbres. Tout était bien en ordre. Le major était un homme soigneux. Conclusion : quelque chose manquait.
— Il n’a pas laissé un petit mot pour le coroner ? demanda Poirot.
Graves secoua la tête.
— Rien. De la part d’un vieux militaire, c’est même assez étonnant !
C’était bien l’avis de Poirot. Ce suicide présentait au moins un aspect étrange.
— Le coup est dur pour les Cloade, reprit Graves. Il va leur falloir trouver quelqu’un d’autre ayant connu Underhay.
Poirot avait vu tout ce qu’il voulait voir. Les deux hommes redescendirent au rez-de-chaussée, où ils rencontrèrent la logeuse. C’était une grosse dame, très agitée, mais pas autrement fâchée d’un événement qui prêtait à des commentaires illimités. Graves s’esquiva adroitement, livrant Poirot à l’« ennemi ».
— J’en suis encore toute retournée ! disait la grosse dame. Le cœur, n’est-ce pas ? C’est héréditaire. Ma mère est morte d’une angine de poitrine, en traversant le Caledonian Market. Moi, quand je l’ai trouvé, j’ai failli tomber ! Ah ! ça m’a donné un coup ! On ne pouvait pas s’attendre à ça, n’est-ce pas ? Bien sûr, il y avait beau temps qu’il était plutôt mélancolique ! Il avait des ennuis d’argent et, pour moi, il ne mangeait pas assez. Notez qu’il ne voulait rien accepter de personne ! Là-dessus, hier, il est allé je ne sais pas où, à Warmsley Vale, je crois, pour déposer dans je ne sais quelle enquête. Cette histoire-là l’a tracassé. Il est revenu plus soucieux que jamais et il a marché dans sa chambre toute la nuit. Je crois qu’il s’agissait d’un vieil ami à lui qui a été assassiné. Ça l’avait bouleversé. Ce matin, j’ai fait mon marché – j’ai attendu plus d’une heure pour avoir du poisson – et je suis montée pour lui porter une tasse de thé. Je l’ai trouvé là, dans son fauteuil, avec son revolver à côté de lui ! Ça m’a donné un coup, vous pouvez me croire ! Et puis, là-dessus, la police ! Ah ! monsieur, je me demande où nous allons !
Poirot hocha la tête.
— Il faut reconnaître, dit-il, que la vie devient bien difficile en ce bas monde et qu’il faut être très fort pour survivre !
X
Il était plus de huit heures quand Poirot rentra au Cerf. Il y trouva un mot de Frances Cloade, qui le priait de venir la voir. Il décida de ne pas la faire attendre et ne monta même pas à sa chambre.
Elle le reçut dans son salon, qu’il ne connaissait pas encore. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait un verger, avec des poiriers en fleur. Il y avait des tulipes sur la table qui occupait le centre de la pièce. Les meubles, anciens, étaient cirés à miracle et les cuivres de la cheminée étincelaient.
Frances Cloade entra tout de suite dans le vif du sujet.