— Oui, dit-il, elle était sur le bureau. Brusquement la ressemblance m’a frappé et j’ai compris, du même coup, pourquoi j’avais eu l’impression d’avoir déjà rencontré ce type quelque part. J’en conclus que Jeremy et sa femme avaient fait venir quelque parent éloigné de France, pour monter quelque machination qui leur permettrait de soutirer de l’argent à Rosaleen. Furieux, je retournai au Cerf, montai directement au 5 et accusai carrément l’individu d’être un imposteur. Ma colère l’amusait. Il me dit que tout cela était parfaitement exact et que David Hunter devait, le soir même, lui apporter de l’argent. Ainsi, ma propre famille avait agi en dehors de moi et me faisait jouer un rôle de dupe ! Je ne me dominai plus. Je traitai le type de « salaud » et le frappai. Il tomba, comme je vous l’ai déjà dit.
Il y eut un silence.
— Ensuite ? demanda Poirot.
— Ensuite, reprit Rowley, le briquet est tombé de ma poche. Je l’avais sur moi, me proposant de le rendre à Rosaleen quand je la rencontrerais. À ce moment-là, je remarquai qu’il portait, non pas les initiales de Rosaleen, mais celles de David Hunter. Depuis le jour où j’avais fait la connaissance de Hunter chez tante Kathie, je m’étais rendu compte… Enfin, laissons ça de côté ! Toujours est-il qu’il y avait des moments où j’avais cru devenir fou… Et, fou, il n’est pas sûr, après tout que je ne le sois pas. Il y a d’abord eu le départ de Johnny, puis la guerre, Lynn… et, pour finir, ce type du Cerf. Je l’ai amené au milieu de la chambre, je l’ai retourné sur le ventre et, avec la paire de pincettes, j’ai… Mais à quoi bon entrer dans les détails ? J’ai effacé les empreintes digitales, j’ai soigneusement nettoyé le marbre de la cheminée, puis j’ai cassé sa montre-bracelet, après avoir mis les aiguilles à neuf heures dix. Après quoi, je suis parti, emportant ses papiers d’identité et sa carte d’alimentation. Il était inutile qu’on sût qui il était. Je me sentais tranquille : quand Béatrice aurait raconté son histoire, c’était nécessairement sur David que porteraient les soupçons.
— Merci toujours ! lança David.
— Peu après, dit Poirot, vous êtes venu me trouver et vous m’avez donné une bien jolie petite comédie. Vous m’avez demandé de produire quelque personne qui pût témoigner qu’elle avait connu Underhay. Il ne m’a fallu qu’un instant pour comprendre que Jeremy Cloade avait parlé à toute la famille des propos tenus par le major Porter et que, depuis près de deux ans, tous les Cloade nourrissaient le secret espoir de voir un jour reparaître Underhay. Ce désir influençait très certainement Mrs Lionel Cloade, sans d’ailleurs qu’elle s’en doutât, lorsque, par les tables tournantes, les planchettes « ouija » ou autrement, elle entrait en communication avec les Esprits. Je jouai donc les magiciens et tirai une certaine satisfaction de votre étonnement lorsque je vous présentai le major. En fait, je me suis comporté ce jour-là comme un parfait imbécile. Plus spécialement, à l’instant précis où, chez lui, le major vous a dit qu’il savait que vous ne fumiez pas. Comment le savait-il, puisqu’il était censé n’avoir fait votre connaissance que quelques minutes plus tôt ? J’ai été stupide, je le répète. J’aurais dû, à ce moment-là, deviner la vérité et comprendre que, le major et vous, vous étiez d’accord depuis longtemps et que j’étais simplement le brave crétin qui amènerait à Warmsley Vale l’honnête soldat qui identifierait le corps ! Heureusement, je n’ai pas joué les imbéciles jusqu’au bout. Vous ne trouvez pas ?
Sans attendre la réponse, il poursuivit :
— Les choses ont commencé à se gâter pour vous quand Porter a voulu revenir sur vos conventions. Il n’avait aucune envie d’être entendu sous serment dans une affaire de meurtre… et il se trouvait justement que les charges contre David Hunter reposaient surtout sur l’identité du défunt. Donc, le major vous fait savoir qu’il ne faut plus compter sur lui ?
— C’est exactement ce qu’il m’a écrit, dit Rowley d’une voix sourde. Le pauvre idiot ne se rendait donc pas compte qu’il était allé trop loin pour reculer ? Je suis allé à Londres dans l’espoir de lui faire entendre raison, mais je suis arrivé trop tard. Il m’avait dit qu’il préférait se donner la mort plutôt que de faire un faux témoignage dans une affaire criminelle. Sa porte d’entrée était ouverte. Je montai et le trouvai chez lui : il était mort. Mes sentiments du moment, je ne saurais vous les expliquer ! J’avais l’impression d’avoir commis un second crime. Si seulement il avait attendu ! Si seulement il m’avait laissé le temps de lui parler !
— Vous avez pris le billet qu’il avait écrit avant de se tuer ?
— Oui. J’étais dans l’engrenage, je n’avais plus le choix. Dans ce mot, destiné au coroner, il disait qu’à l’enquête il avait menti et que le mort n’était pas Robert Underhay. Je pris le billet et le détruisis. Il me semblait vivre un cauchemar. J’avais commencé, j’étais obligé de continuer. Je voulais de l’argent pour avoir Lynn… et je voulais voir Hunter au bout d’une corde ! Par la suite, l’accusation, qui au début semblait solide, s’est comme effritée. Il était maintenant question d’une femme, qui serait venue voir Arden après mon départ. Je ne comprenais plus et, aujourd’hui encore, je ne comprends pas. Comment une femme serait-elle venue s’entretenir avec Arden, puisqu’il était déjà mort ?
— Il n’y a pas de femme dans l’affaire ! dit Poirot.
Lynn intervint :
— Mais, monsieur Poirot, cette femme, la vieille dame l’a vue, elle lui a parlé…
— Croyez-vous ? répliqua Poirot. Cette vieille dame, qu’a-t-elle vu et qu’a-t-elle entendu ? Elle a vu quelqu’un en pantalon, avec une veste de tweed et, sur la tête, une écharpe orange. Dans la pièce assez mal éclairée, elle a entrevu un visage très maquillé, avec des lèvres fort rouges. Et qu’a-t-elle entendu ? En regagnant sa chambre, elle a de nouveau aperçu cette… fille qu’elle venait de voir, elle l’a vue entrer au 5 et elle a entendu une voix d’homme qui disait : « Ah ! dehors, ma fille, ça va comme ça ! »… Je suis au regret de le dire, mais, cette femme qu’elle a vue, c’était un homme.
Se tournant vers Hunter, il ajouta :
— L’idée, monsieur Hunter, était fort ingénieuse.
Hunter sursauta.
— Que voulez-vous dire ?
— Je vais vous l’expliquer, répondit Poirot de son ton tranquille. Vous arrivez au Cerf vers neuf heures. Vous ne venez pas pour tuer, mais pour payer. Que trouvez-vous ? Un homme assassiné. Le maître chanteur auquel vous apportiez de l’argent a été tué et le meurtre semble avoir été commis avec une véritable sauvagerie. Vous avez l’esprit prompt, monsieur Hunter, et il ne vous faut pas longtemps pour comprendre que vous vous êtes mis dans une situation dangereuse. Par bonheur, personne ne vous a vu entrer au Cerf. Ce que vous avez de mieux à faire, vous le comprenez tout de suite, c’est donc de vous retirer le plus rapidement possible et de rentrer à Londres par le train de 9 h 20, ce qui vous permettra de jurer que vous n’êtes pas allé à Warmsley Vale. Pour être à la gare à temps, il vous faut couper à travers champs. En chemin, vous rencontrez Miss Marchmont et, à peu près au même instant, vous vous rendez compte que vous ne pouvez pas avoir votre train : en effet, vous apercevez sa fumée dans la vallée. Cette fumée, Miss Lynn l’a vue, elle aussi, encore que vous ne le sachiez pas, mais elle n’a pas réfléchi qu’elle indiquait que vous ne pourriez pas être à la gare à temps pour sauter dans le train de Londres et, quand vous lui avez dit qu’il était neuf heures un quart, elle vous a cru sans hésitation. Sur quoi, pour qu’elle soit bien sûre que vous êtes rentré à Londres, vous imaginez quelque chose de très ingénieux, qui fait partie du plan tout neuf que vous venez d’inventer pour écarter de vous les soupçons. Vous quittez Miss Marchmont, vous allez à « Furrowbank », dont vous avez la clé, vous prenez une écharpe appartenant à votre sœur et, devant sa table de toilette, vous vous maquillez en femme extrêmement voyante. Cela fait, vous retournez au Cerf, vous manœuvrez pour vous faire remarquer par une vieille dame, qui passe toutes ses soirées dans le salon réservé aux pensionnaires de l’hôtel et dont les manies sont de notoriété publique, puis vous allez vous cacher au 5. Quand la vieille dame monte se coucher, vous sortez dans le couloir et, quand vous l’apercevez, vous battez en retraite, rentrez au 5 et dites, à très grosse voix : « Ah ! dehors, ma fille ! Ça va comme ça ! » Poirot se tut quelques secondes, puis ajouta :
— Du très beau travail, je dois le dire !
Tournée vers David, Lynn s’écria :
— Mais ce n’est pas vrai ! David, dites-lui que ce n’est pas vrai !
David Hunter souriait.
— Je ne suis pas mauvais du tout comme acteur de travesti. Il fallait voir la tête de la vieille sorcière quand j’ai fait mine de vouloir pénétrer dans son salon !
Lynn ne semblait pas convaincue encore.
— Mais, dit-elle, si vous aviez encore été ici à dix heures, vous n’auriez pas pu me téléphoner de Londres, une heure plus tard !
David désigna Poirot d’un geste de la main.
— Toutes les explications sont données par M. Poirot, l’homme qui sait tout. Comment ai-je opéré ?
— De la façon la plus simple, répondit le détective. D’une cabine publique, vous avez appelé votre sœur à son appartement de Londres et vous lui avez donné des instructions très précises. À onze heures quatre exactement, elle a, de Londres, demandé le 34 à Warmsley Vale. Miss Marchmont est venue à l’appareil. Du central, on lui a dit : « On vous appelle de Londres », puis elle a, j’en suis sûr, entendu l’opérateur qui disait : « Allez-y, Londres, parlez ! » ou quelque chose d’approchant. Rosaleen, ce moment-là, a posé le récepteur. Au même instant, de la cabine publique où vous vous trouviez, vous demandiez à votre tour le 34, vous l’obteniez, vous pressiez le bouton A et, déguisant légèrement votre voix, j’imagine, vous disiez : « Londres vous demande. » Une minute ou deux s’étaient peut-être écoulées entre les deux communications, mais le téléphone ne fonctionne pas toujours parfaitement par le temps qui court et Miss Marchmont devait simplement se dire que le circuit un instant interrompu, venait d’être rétabli.
— Ainsi, David, c’est pour cela que vous m’avez téléphoné ?
Lynn avait posé la question très calmement, mais d’une voix étrange. David se tourna vers Poirot.
— Aucun doute, dit-il, vous savez tout ! J’étais complètement désemparé. Après avoir téléphoné à Lynn, j’ai fait une dizaine de kilomètres à pied pour me rendre à Dasleby, où j’ai pris le premier train du matin, celui qui apporte le lait à Londres. Je suis arrivé à l’appartement juste à temps pour défaire mon lit et prendre le petit déjeuner avec Rosaleen. Pas un instant il ne m’est venu à l’idée qu’elle serait soupçonnée, elle, et il va de soi que j’aurais été bien incapable de dire qui avait tué le bonhomme. Pourquoi aurait-on voulu le supprimer ? Je ne voyais de mobiles à personne, sinon à Rosaleen et à moi !
— Effectivement, reprit Poirot, ce fut là, pour moi, la grosse difficulté. Votre sœur et vous, vous aviez une raison de tuer Arden. Les Cloade, eux, avaient une raison de tuer Rosaleen.