LE FLUX ET LE REFLUX Agatha Christie

Rowley et Johnnie avaient tiré au sort pour savoir quel serait, des deux, celui qui partirait et celui qui devrait demeurer à la ferme. Johnnie était devenu soldat et avait été tué presque tout de suite, en Norvège, Rowley, durant les années de guerre, ne s’était pas éloigné de chez lui de plus d’un mille ou deux. Pendant ce temps-là, Lynn était allée en Egypte, en Afrique du Nord, en Sicile ailleurs encore. Plusieurs fois, elle avait vu le feu. Et, maintenant, « Lynn-qui-revenait-de-la-guerre » et « Rowley-qui-n’avait-pas-bougé-de-chez-lui » se retrouvaient en face l’un de l’autre. Elle se demanda si cette situation ne le gênait pas. Puis, avec un petit rire nerveux, elle dit :

— On a quelquefois l’impression que le monde est à l’envers. Tu ne trouves pas ?

— Je n’en sais rien.

Le regard perdu au loin, il ajouta :

— Ça dépend.

Après un moment, elle reprit d’une voix hésitante :

— Dis-moi Rowley, est-ce que… ça t’a ennuyé… que Johnnie…

Il tourna les yeux vers elle.

— Laisse Johnnie où il est !… La guerre est finie et… j’ai eu de la chance.

— De la chance ?… Tu veux dire parce que tu n’as pas eu à partir ?

— Et alors ! Ce n’est pas ton avis ?

Elle ne savait trop que répondre. Avec un sourire, il ajouta :

— Ce qui ne m’empêche pas de reconnaître que vous, les filles en uniforme, vous aurez du mal à reprendre l’habitude de rester chez vous !

Agacée, elle répliqua :

— Ne dis donc pas de bêtises, Rowley !

Elle se demanda pourquoi elle se fâchait. N’était-ce pas parce qu’il y avait un peu de vrai dans ce qu’il venait de dire ?

— Quoi qu’il en soit, reprit-il, nous ferions aussi bien de songer à notre mariage. Si tu n’as pas changé d’avis, bien entendu…

— Pourquoi aurais-je changé d’avis ?

Il répondit, pensif :

— Est-ce qu’on sait ?

— Tu crois que je ne suis plus… la même ?

— Pas spécialement.

— Alors, c’est peut-être toi qui as changé d’avis ?

— Oh ! non. À la ferme, tu sais, rien n’a changé.

— Alors, très bien ! Marions-nous ! Quand veux-tu ?

— Vers le mois de juin ?

— Entendu.

Ils restèrent silencieux. L’affaire était réglée. Malgré cela, Lynn se sentait triste et déprimée. Rowley, pourtant, était toujours Rowley. Le même qu’autrefois : aimant, calme, travailleur, économe de paroles…

Ils s’aimaient. Ils s’étaient toujours aimés et n’avaient jamais beaucoup parlé de leur amour. Alors, pourquoi auraient-ils commencé maintenant ?

Ils se marieraient en juin et vivraient à Long Willows, dont elle ne bougerait plus, au sens que le mot « bouger » avait pris pour elle. La passerelle qui se relève, l’avion de transport qui, dans le vrombissement sourd des moteurs, s’élève au-dessus de l’océan, la côte inconnue qu’on découvre au loin et qui prend forme peu à peu, l’odeur du sable, mélangée à celle de l’essence et de l’ail, les voix qui parlent des langues qu’on ne comprend pas, les fleurs étranges qui poussent dans des pays où tout est nouveau, la cantine qu’on défait et qu’on refait sans cesse pour s’en aller vers une destination qu’on ignore, tout cela, c’était fini. La guerre était terminée. Lynn Marchmont était rentrée chez elle. « Le marin, revenant de mer, a retrouvé son foyer… »

« Oui, songea-t-elle. Mais cette Lynn est différente de la Lynn d’autrefois. »

Elle leva les yeux. Rowley la regardait…

IV

Les réceptions de Tante Kathie étaient toujours à peu près pareilles. L’hôtesse se multipliait, cependant que le docteur Cloade avait toujours l’air d’avoir quelque peine à surmonter sa mauvaise humeur. Il traitait ses invités avec courtoisie, mais ils ne pouvaient pas ne pas s’apercevoir qu’il devait pour cela faire un effort.

Physiquement, Lionel Cloade ressemblait assez à son frère Jeremy. Il était maigre et grisonnant, lui aussi, mais il n’avait pas le calme du solicitor. Ses manières étaient brusques et il y avait chez lui une certaine irritabilité, qui avait souvent rebuté ses malades, parce qu’elle cachait sa gentillesse, qui était réelle, ainsi d’ailleurs que son habileté professionnelle. Ce qui l’intéressait dans la vie, c’étaient ses recherches et, pour occuper ses loisirs, l’étude des plantes médicinales à travers les siècles. Il avait une intelligence précise et il lui fallait toute sa patience pour supporter les propos, souvent insipides, de sa femme.

Lynn et Rowley appelaient Mrs Jeremy Cloade par son seul prénom de Frances, mais pour eux, Mrs Lionel Cloade était restée « Tante Kathie ». Ils l’aimaient bien, tout en la trouvant assez ridicule.

Organisée en l’honneur du retour de Lynn, la petite fête était tout intime. Tante Kathie accueillit sa nièce de façon très affectueuse.

— Que tu es bronzée, ma chérie ! C’est l’Égypte, j’imagine ? Est-ce que tu as lu ce livre sur les prophéties des Pyramides, que je t’ai envoyé ? Il est passionnant. Ça explique vraiment tout. Tu ne crois pas ?

L’opportune arrivée de Mrs Gordon, escortée de son frère, dispensa Lynn de répondre.

— Rosaleen, je vous présente ma nièce, Lynn Marchmont.

Lynn détailla du regard la veuve de Gordon Cloade avec une curiosité qu’elle dissimula de son mieux.

Elle avait épousé le vieux Gordon pour son argent, mais elle était jolie. Incontestablement. Et Rowley avait dit vrai : elle avait l’air toute simple, avec ses belles boucles noires et ses grands yeux bleus d’Irlandaise. Mais elle devait aimer dépenser de l’argent. Sa robe le prouvait comme aussi ses bijoux et sa cape de loutre. Elle avait de l’allure, mais on ne pouvait pas dire qu’elle savait vraiment s’habiller, toutes ces belles choses, Lynn les aurait portées avec autrement de chic. (Seulement, voilà, songea Lynn, ces belles choses, tu n’as pas l’ombre d’une chance de les avoir jamais !)

Rosaleen Cloade serra la main de la jeune fille, puis, se tournant à demi, lui présenta son frère.

David Hunter était un jeune homme brun, qui avait l’air tout ensemble triste, méfiant et assez insolent. Lynn comprit tout de suite pourquoi les Cloade ne l’aimaient pas. Des hommes de ce genre-là, elle en avait rencontré au cours de ses voyages. C’étaient des individus qui n’avaient peur de rien, mais sur qui on ne pouvait pas compter, des types qui n’obéissaient qu’à leurs propres lois et trompaient tout le monde, qui pouvaient être précieux dans un « coup de chien », mais devenaient dangereux dès qu’on n’était plus sur la ligne de feu.

— Et vous plaisez-vous à « Furrowbank » ? demanda Lynn, pour dire quelque chose.

— La maison est superbe, répondit Rosaleen.

David Hunter ricana doucement :

— Le vieux Gordon ne se négligeait pas. Il n’a pas regardé à la dépense !

C’était la stricte vérité. Quand Gordon avait décidé de s’installer à Warmsley Vale – ou, plus exactement, d’y passer une faible partie d’une vie très occupée – il avait choisi de construire, l’idée ne lui plaisant pas de vivre dans une maison originairement destinée à d’autres. Il avait ensuite donné carte blanche à un jeune architecte qui avait édifié une construction que la moitié de Warmsley Vale trouvait horrible, avec ses masses carrées, ses portes à glissières, son ameublement ultra-moderne et ses tables en verre. On n’admirait sans réserve que les salles de bains.

Le rire de son frère fit rougir Rosaleen.

— C’est bien vous, reprit le jeune homme, s’adressant à Lynn, qui étiez une Wren jusqu’à ces derniers temps ?

— C’est bien moi…

Il la dévisagea longuement et, sans savoir pourquoi, elle sentit une rougeur monter à ses joues.

Cependant, la tante Katharine invitait tout le monde à passer dans la salle à manger.

— Le souper nous attend !

Presque aussitôt, elle rectifia :

— Je devrais plutôt dire « le dîner ». Comme ça, on n’espère pas des choses extraordinaires. Tout est devenu si difficile ! Mary Lewis me disait que, tous les quinze jours, elle donne une gratification de dix shillings au garçon du poissonnier. Vous ne trouvez pas cela immoral ?

Le docteur Lionel Cloade, qui bavardait avec Frances, disait, avec son petit rire nerveux :

— Allons, Frances ! Vous ne vous figurez pas que je vais croire que c’est vraiment là le fond de votre pensée !… Venez à table !

La salle à manger était sombre et plutôt vilaine. On s’assit. Il y avait là Jeremy et Frances, Lionel et Katharine, Adela, Lynn et Rowley. Rien que des Cloade. Et, avec eux, deux personnes qui n’étaient pas de la famille. Rosaleen portait bien le nom, mais elle n’était pas pour autant devenue une Cloade, comme Frances et Katharine.

Mal à l’aise, nerveuse, elle était l’étrangère. Quant à David, il était le hors-la-loi. Par nécessité, mais aussi par choix. C’était ce que se disait Lynn en prenant place à table.

Il lui semblait qu’il y avait de la haine dans l’air. Ou, sinon de la haine, des forces mauvaises, des forces qui ne demandaient qu’à détruire…

« Mais non, songea-t-elle, c’est comme ça partout ! Je m’en suis aperçue depuis mon retour en Angleterre. Séquelles de la guerre. Tout le monde est de mauvaise humeur, tout le monde est grincheux. Je l’ai remarqué en wagon, dans les autobus et dans les magasins, aussi bien chez les ouvriers que chez les patrons, et même à la campagne. Ce doit être la même chose dans les mines et dans les usines. Les gens sont « à cran ». Mais, ici, c’est autre chose ! C’est spécial. Ces étrangers, qui nous ont pris ce que nous nous imaginions être à nous, les haïrions-nous tant que cela ? »

Cette pensée la choquait.

« Mais non Ce n’est pas possible. Pas encore !… Ça peut venir, mais pas maintenant ! Non, c’est eux qui nous détestent ! »

Cette découverte fit sur elle une telle impression qu’elle en demeura longtemps silencieuse, oubliant de parler à son voisin, qui se trouvait être David Hunter.

— Vous rêvez ? demanda-t-il.

Il avait parlé d’une voix très douce, mais la phrase la frappa comme un reproche. Il allait peut-être se dire qu’elle était mal élevée.

— Pardonnez-moi, répondit-elle. Je pensais à la situation dans laquelle la guerre a laissé le monde.

Il dit, très froid :

— Pas très original !

— Si. Les gens sont tellement durs aujourd’hui ! Et je n’ai pas l’impression que ça améliore quoi que ce soit !

— Si l’on veut obtenir des résultats pratiques, il vaut mieux, se consacrer au mal qu’au bien. Dans cet ordre d’idées, nous avons imaginé, au cours de ces dernières années, quelques petits systèmes qui ne sont pas mal, y compris le plus beau de tous, la bombe atomique.

— C’était un peu à ça que je pensais ! Ce que je voulais dire, c’est que les gens ne se veulent que du mal.

— Aucun doute là-dessus. Mais ce n’est pas une nouveauté et, au Moyen-ge, on aurait pu, sur ce chapitre-là, nous donner des leçons.

— Comment ça ?

— La magie noire, les sorts, les petites poupées de cire, transpercées avec une aiguille quand la lune est favorable, les maléfices, qui faisaient périr le troupeau de votre voisin… ou votre voisin lui-même.

Lynn dit, sceptique :

— Vous ne croyez pas que la magie noire a vraiment existé ?

— Peut-être que non ! En tout cas, il y a des gens qui l’ont pratiquée. Aujourd’hui…

Il haussa les épaules et reprit :

— Aujourd’hui, magie noire ou pas magie noire, vous et votre famille, vous ne pouvez pas grand-chose en ce qui nous concerne, Rosaleen et moi. Pas vrai ?

Lynn avait eu un sursaut. Elle se ressaisit. Brusquement la conversation l’amusait.

— Nous nous y prendrions un peu tard, dit-elle poliment.

David Hunter rit doucement. Il avait l’air, lui aussi, de s’amuser.

— En ce sens que nous avons mis l’embargo sur le fric ? C’est exact. Maintenant, la vie est belle !

— Et ça vous fait plaisir ?

— D’avoir de l’argent en masse ? Plutôt.

— Je pensais moins à l’argent qu’à nous.

— Ah ! de vous l’avoir soufflé ? Ma foi, c’est bien possible ! Vous étiez tous tellement contents de vous, tellement sûrs de vous requinquer avec l’oseille du vieux ! Vous vous figuriez déjà que son fric était dans vos poches !

— Vous ne devriez pas oublier qu’on avait tout fait pour nous mettre cette idée-là dans la tête, qu’on nous avait dit et répété qu’il était inutile de faire des économies, inutile de penser à l’avenir, qu’on nous encourageait à aller de l’avant et à faire de vastes projets…

Elle songeait à Rowley, à Rowley et à la ferme.

— Oui, dit David en riant. Seulement, il y a une chose qu’on avait négligé de vous apprendre…

— Et quoi donc ?

— Qu’il n’y a jamais rien de sûr !

Par-dessus la table, la tante Katharine interpellait Lynn.

— Est-ce que tu sais, Lynn, que Mrs Lester entre régulièrement en relation avec un prêtre de la IVe Dynastie ? Il nous a dit des choses extraordinaires. Il faudra que nous bavardions longuement, toi et moi. Je suis sûre que l’Égypte a eu sur toi une grosse influence, au point de vue psychique.

Le docteur Cloade intervint d’un ton sec :

— Lynn a mieux à faire qu’à s’occuper de ces superstitions ridicules.

La tante Katharine répliqua sans s’indigner :

— Tu es plein de préjugés, Lionel !

Lynn sourit à sa tante, puis resta silencieuse, réfléchissant. La phrase de David lui trottait dans la cervelle. « Il n’y a jamais rien de sûr. » Oui, des gens vivaient dans un monde où il n’y avait jamais rien de sûr, des gens pour qui tout était danger. David était de ceux-là. Ce monde, ce n’était pas celui de Lynn. Mais il avait tout de même des côtés attirants…

David, souriant, se penchait vers elle.

— Est-ce que nous nous parlons toujours ? demanda-t-il très bas, d’une voix rieuse.

— Mais bien sûr !

— Parfait. Et vous continuez à nous en vouloir, à Rosaleen et à moi, d’avoir confisqué cet argent auquel nous n’avions aucun droit ?

— Certainement !

— Splendide ! Et qu’allez-vous y faire ?

— Acheter de la cire à modeler et me mettre à la magie noire.

Il se mit à rire.

— Ce n’est sûrement pas ce que vous ferez ! Vous n’aurez pas recours à des procédés périmés. Vous utiliserez des méthodes modernes, efficaces peut-être, mais qui ne vous empêcheront pas de perdre.

— Mais qu’est-ce qui vous permet de penser qu’il y aura bataille ? Est-ce que nous n’avons pas tous accepté l’inévitable ?

— Je dois dire que vous vous comportez tous de façon fort correcte. C’est prodigieusement amusant !

Lynn baissa la voix.

— Pourquoi nous haïssez-vous ?

Un éclair brilla dans les profonds yeux noirs de David Hunter.

— Je ne pourrais sans doute pas vous le faire comprendre.

— Je suis convaincue du contraire.

David ne dit rien pendant quelques instants. Puis, sur le ton léger de la conversation banale, il demanda :

— Pourquoi allez-vous épouser Rowley Cloade ? C’est un crétin.

— Vous n’en savez rien ! Vous ne le connaissez pas !

Sans protester, David reprit, toujours sur le même ton :

— Qu’est-ce que vous pensez de Rosaleen ?

— Elle est très belle.

— Et puis ?

— Elle n’a pas l’air de s’amuser beaucoup.

— Très juste, dit David. Rosaleen est plutôt bête. Elle a peur. Elle a toujours été comme ça. Elle fonce et, après, elle ne sait plus que faire. Voulez-vous que je vous raconte son histoire ?

— Si cela vous fait plaisir.

— Soyez-en sûre ! Elle a commencé par avoir la passion du théâtre et elle est devenue comédienne. Naturellement, elle n’avait pas de talent. Elle est entrée dans une troupe de troisième ordre qui s’en allait jouer en Afrique du Sud. Les mots « Afrique du Sud » l’avaient emballée. La compagnie s’est trouvée en rade à Capetown. Là-dessus, toujours sans réfléchir, elle a épousé un fonctionnaire du Nigeria. Le pays ne lui a pas plu et, si je suis bien informé, son mari non plus. Avec un type énergique, qui aurait bu et qui lui aurait administré des raclées, l’affaire aurait pu coller. Mais c’était une sorte d’intellectuel qui vivait au fond de la brousse dans sa bibliothèque et qui ne parlait que de métaphysique. Elle l’a lâché pour rentrer à Capetown. Le gars s’est fort bien conduit et lui a servi une mensualité très honnête. Aurait-il divorcé ? Ce n’est pas sûr, étant donné qu’il était catholique. Mais le problème ne s’est pas posé : il a eu le bon esprit de mourir des fièvres, laissant à Rosaleen une petite pension. Dès la déclaration de guerre, elle a pris le bateau pour l’Amérique du Sud et c’est là-bas qu’elle a rencontré Gordon Cloade, à qui elle n’a rien eu de plus pressé que de raconter ses malheurs. Conclusion : ils se sont mariés à New York et ils ont vécu quinze jours dans la félicité la plus complète. Après quoi, il a été tué par une bombe et Rosaleen a hérité d’une grande maison, de toutes sortes de bijoux qui valent très cher et d’un revenu considérable.

— En somme, dit Lynn, c’est une histoire qui finit très bien.

— Oui. Rosaleen est complètement dépourvue d’intelligence, mais elle a de la chance… et tout est très bien comme ça. Gordon Cloade était un bonhomme solide. Il avait soixante-deux ans. Il aurait pu vivre encore une vingtaine d’années et peut-être même plus. Ça n’aurait pas été drôle pour Rosaleen, avouez-le ! N’oubliez pas qu’elle n’en a pas plus de vingt-six maintenant.

— Elle ne les paraît même pas.

David jeta un coup d’œil vers sa sœur. Elle émiettait son pain et paraissait nerveuse.

— Non, dit-il, songeur. C’est probablement parce qu’elle n’a rien dans le crâne.

— Dommage !

David fronça le sourcil.

— Pourquoi « dommage » ? Je veille sur elle.

— Je m’en doute.

— Et quiconque s’attaquera à elle me trouvera sur son chemin ! J’ajoute que je connais bien des façons de me battre, dont quelques-unes ne sont pas très orthodoxes.

Elle demanda, très froidement :

— Est-ce que, maintenant, c’est l’histoire de votre vie à vous que vous allez me raconter ?

Il sourit.

— Oui, mais dans une édition très abrégée. Quand la guerre a éclaté, je me suis vainement demandé pourquoi je combattrais pour l’Angleterre. Je suis Irlandais. Seulement, comme tous mes compatriotes, j’aime la bagarre. Les Kommandos ont exercé sur moi une attraction irrésistible. Je me suis bien amusé, mais j’ai été éliminé par une grave blessure à la jambe. Je suis donc parti pour le Canada, où je me suis occupé d’entraîner les futurs combattants. J’étais financièrement assez mal en point quand j’ai reçu, de New York, un télégramme de Rosaleen qui m’annonçait son mariage. Elle ne me disait pas que l’affaire était intéressante, mais je suis assez fin quand il s’agit de lire entre les lignes. J’ai bouclé ma valise et je me suis apporté à New York, où je suis tombé sur les heureux époux, avec lesquels je suis rentré en Angleterre. Aujourd’hui…

Il s’interrompit pour adresser à Lynn un sourire plein d’insolence.

— Aujourd’hui, « le marin, revenant de mer, a retrouvé son foyer »… Ça c’est vous ! « Et le chasseur, descendu des monts, rentre chez lui ! » Qu’est-ce que vous avez ?

— Rien, dit Lynn.

Elle se levait de table, en même temps que les autres. Rowley la rejoignit à la porte du salon.

— Tu avais l’air de très bien t’entendre avec David Hunter, lui dit-il. Qu’est-ce qu’il te racontait ?

— Rien de particulier, répondit Lynn.

V

— David, quand retournons-nous à Londres et quand rentrons-nous aux États-Unis ?

Le frère et la sœur prenaient leur petit déjeuner. La question de Rosaleen fit froncer le sourcil à David Hunter.

— Rien ne presse ! répondit-il. On est bien ici !

Par la fenêtre, on apercevait un paysage délicieusement anglais, avec, au premier plan, une grande pelouse qui descendait en pente douce vers la campagne.

— Tu m’avais dit, reprit Rosaleen, que nous ne tarderions pas à regagner les États-Unis. En fait, que nous partirions dès que tu aurais pu t’arranger…

— C’est que c’est justement plus difficile à arranger que tu ne crois ! Il y a des passagers prioritaires et nous ne pouvons, ni toi, ni moi, prétendre que nous allons là-bas pour affaires. Après une guerre, rien n’est simple !

Il n’était pas très content de ce qu’il disait. Les raisons qu’il invoquait étaient parfaitement authentiques, mais elles ressemblaient fort à des prétextes. Et puis, pourquoi Rosaleen se montrait-elle soudain si désireuse de retourner aux États-Unis ?

— Tu m’avais dit, David, que nous ne resterions ici qu’un petit bout de temps. Il n’était pas question de s’y installer à demeure.

— Qu’est-ce que tu reproches à Warmsley Vale… ou à « Furrowbank » ?

— Rien… C’est eux !

— Les Cloade ?

— Oui.

— C’est justement l’amusant de l’histoire ! répliqua David. Ils nous envient, ils nous détestent… et ça se voit sur leurs sales figures ! Tu ne voudrais pas me priver de ce plaisir-là !

Très bas, elle dit :

— Je regrette que tu considères les choses comme cela.

— Voyons, petite fille, un peu de cran ! Nous avons, toi et moi, assez mangé de vache enragée. Les Cloade ont eu la vie belle, trop belle. On vivait sur le grand frère Gordon, comme des petites puces sur une grosse puce. Les gens de cette espèce-là, je les hais. Et pas aujourd’hui !

Elle protesta, choquée :

— Je n’aime pas qu’on haïsse les gens. C’est mal !

— Tu crois qu’ils ne te haïssent pas, eux ? Ont-ils été gentils avec toi ? Cordiaux ?

Elle répondit, avec un peu d’hésitation dans la voix :

— Ils n’ont pas été désagréables. Ils ne m’ont fait aucun mal.

Il ricana :

— Seulement, ils seraient ravis de t’en faire ! Ravis. S’ils n’avaient pas tellement peur pour leur propre peau, on te trouverait, un beau matin, un poignard coquettement enfoncé entre les épaules !

— Ne dis pas des horreurs pareilles !

— Soit ! Pas de poignard. Disons qu’on mettrait de la strychnine dans ton potage !

— Tu plaisantes…

Il remarqua que les lèvres de sa sœur tremblaient. Redevenant sérieux, il dit :

— Rassure-toi, Rosaleen ! Je veille sur toi et c’est à moi qu’ils auront affaire !

— Mais, si ce que tu dis est vrai, si réellement ils nous haïssent, pourquoi ne pas rentrer à Londres ? Nous n’aurions rien à craindre, puisque nous serions loin d’eux.

— Il te faut la campagne. Londres, tu le sais comme moi, ne te vaut rien.

— C’était à cause des bombes…

Elle frissonna et, les yeux clos, ajouta :

— Je n’oublierai jamais… Jamais !

Il lui posa la main sur l’épaule et la secoua doucement.

— Je te garantis bien que si ! Tu as été fortement ébranlée, mais maintenant c’est fini ! Il n’y a plus de bombes. Il ne faut plus penser à ça. C’est un souvenir à oublier. Le médecin t’a recommandé de rester à la campagne pendant un certain temps et c’est pourquoi je ne tiens pas à te voir rentrer à Londres.

— C’est vraiment pour ça, David ? Je croyais que… peut-être…

— Peut-être ?

— Je croyais que c’était peut-être à cause d’elle que tu ne voulais pas partir d’ici.

— Elle ?

— Tu sais bien qui je veux dire. La petite de l’autre soir, celle qui était dans les Wrens…

Le visage de David devint sombre.

— Lynn Marchmont ?

— Ne va pas me dire qu’elle ne t’intéresse pas !

— Lynn Marchmont ? Elle appartient à Rowley, cet honorable cul-de-plomb qui ne bouge de chez lui sous aucun prétexte.

— Je te regardais, l’autre soir, quand tu lui parlais.

— Voyons, Rosaleen !

— Et, depuis, tu l’as revue. C’est exact, hein ?

— Je l’ai rencontrée près de la ferme, l’autre matin. J’étais à cheval.

— Et tu la reverras…

— Forcément. Le pays est tout petit et tu ne peux pas faire un pas sans tomber sur un Cloade. Seulement, si tu crois que je suis amoureux de Lynn Marchmont, tu te trompes ! C’est une petite fille qui a une excellente opinion d’elle-même et qui est tout juste polie. Je souhaite à Rowley bien du plaisir. Crois-moi, cette petite Lynn, ce n’est pas mon genre !

Elle ne paraissait pas convaincue.

— Tu en es bien sûr, David ?

— Absolument.

Elle reprit, les yeux baissés :

— Je sais que tu n’aimes pas que je me fasse les cartes, mais elles disent quelquefois la vérité. J’ai trouvé dans mon jeu une fille qui nous apportait des ennuis et du chagrin, une fille qui venait d’au-delà des mers. Il y avait aussi un étranger brun, qui entrait dans notre vie et constituait pour nous un danger. La carte qui représente la mort était là, bien entendu, et…

David se levait.

— Tu m’amuses, avec ton étranger brun ! À part ça, tu n’es pas superstitieuse. Tu veux un conseil ? Méfie-toi des étrangers bruns !

Il riait encore en quittant la maison. Ses traits durcirent quand il s’aperçut qu’il n’était sorti que pour faire une promenade au cours de laquelle il espérait bien rencontrer cette Lynn, qu’il détestait parce qu’elle contrariait ses plans.

Rosaleen le suivit des yeux un instant. Elle le vit franchir la grille et s’éloigner par un sentier qui s’en allait dans les champs. Elle monta ensuite à sa chambre pour passer ses vêtements en revue. Elle ne se lassait pas de toucher son nouveau manteau de loutre. Jamais elle n’aurait cru posséder un jour une fourrure de ce genre-là. La chose l’émerveillait encore. Son inspection était loin d’être terminée quand la femme de chambre vint la trouver pour lui annoncer la visite de Mrs Marchmont, qui était au salon.

Adela attendait, les lèvres serrées, bien droite dans son fauteuil et le cœur battant deux fois plus vite qu’à l’accoutumée. Il lui avait fallu rassembler tout son courage pour se décider à faire appel à la générosité de Rosaleen. Encore avait-elle plusieurs fois remis au lendemain une démarche qui lui était d’autant plus pénible que les vues de Lynn sur cet emprunt n’étaient plus du tout les mêmes qu’au début, la jeune fille tenant maintenant que sa mère ne devait à aucun prix solliciter un prêt de la veuve de Gordon. Une nouvelle lettre du directeur de la banque avait fait comprendre à Mrs Marchmont qu’il fallait en finir. Lynn était sortie de bonne heure et Adela avait aperçu David Hunter qui se promenait dans la campagne. La voie était libre. Mrs Marchmont, estimant que Rosaleen serait beaucoup plus compréhensive que son frère, tenait avant tout à voir la jeune femme seule.

Sa nervosité s’apaisa quelque peu quand Rosaleen parut. Elle avait vraiment l’air peu intelligent et Mrs Marchmont se demanda si elle était « comme ça » avant ce bombardement qui l’avait si terriblement affectée.

Adela déclara d’abord, d’un ton enjoué, que la matinée était superbe.

— Mes tulipes fleurissent déjà, ajouta-t-elle. Où en sont les vôtres ?

Rosaleen posait sur la visiteuse un regard stupide.

— Je n’en sais rien.

Adela se demandait de quoi parler avec cette femme qui ne connaissait rien au jardinage non plus qu’aux chiens, les deux principaux sujets de conversation des gens qui vivent à la campagne.

— Évidemment, reprit-elle, d’une voix dont l’acidité, pourtant assez prononcée, lui échappait. Vous avez tant de jardiniers ! Ce sont eux qui s’occupent de ça.

— Je crois que nous manquons de personnel. Le vieux Mullara prétend qu’il lui faudrait deux hommes de plus. Malheureusement, la main-d’œuvre continue à demeurer extrêmement rare.

Mrs Marchmont eut l’impression que Rosaleen parlait comme un enfant qui répète ce qu’il a entendu dire à une grande personne. Cette seconde comparaison lui plut. C’était bien ça ! Rosaleen était comme un enfant. C’était peut-être ce qui faisait son charme, ce qui avait séduit cet homme d’affaires à la tête froide qu’était Gordon Cloade et l’avait empêché de voir que cette fille était bête et manquait d’éducation. Sa beauté à elle seule n’avait pu suffire. Bien des jolies femmes avaient essayé de prendre Gordon dans leurs rets. Elles avaient échoué. Toutes. Mais une femme-enfant pouvait avoir un attrait particulier pour un homme de soixante-deux ans…

Rosaleen ayant déploré l’absence de David, Mrs Marchmont se rappela l’objet de sa visite. David pouvait rentrer. Il ne fallait plus attendre. Les mots semblaient vouloir rester dans sa gorge, mais elle parvint pourtant à les prononcer.

— Je me demande… si vous consentiriez à m’aider.

— À vous aider ?

Rosaleen semblait n’avoir pas compris.

— Oui. La vie est devenue très difficile. La mort de Gordon a changé pour nous bien des choses…

Mrs Marchmont, à ce moment-là, détestait Rosaleen. Cette fille, qui la regardait avec des yeux ronds, savait pourtant bien ce qu’elle voulait dire. Elle avait été pauvre, elle aussi. Alors ? Adela fut sur le point de renoncer. Mais que faire ? Vendre la maison. Pour aller où ? On ne trouvait pas de petites villas à louer, surtout à des prix abordables.

Prendre des pensionnaires ? Mais il était impossible de se procurer des domestiques et, seule, elle ne pouvait pas faire la cuisine pour plusieurs personnes et s’occuper des chambres. Avec l’aide de Lynn, elle aurait peut-être pu s’en tirer. Mais Lynn allait épouser Rowley. Aller vivre avec Lynn et Rowley ? Non ! ça, jamais ! Alors, travailler ? À quoi ? Qui serait assez fou pour donner un emploi à une vieille femme qui ne savait rien faire et se fatiguait vite.

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