LE FLUX ET LE REFLUX Agatha Christie

Avec une sorte de gêne, elle ajouta :

— J’ai passé ici une heure charmante, Rowley.

Elle était sincère, certainement. Pour une fois, pendant quelques instants, la riche Mrs Gordon Cloade avait été elle-même et non point la créature « sophistiquée » qu’il lui fallait être pour complaire à son frère David, le « cerveau » de la famille. Comme une petite bonne, elle avait pris un après-midi de congé…

Rowley sourit. La jeune femme approchait maintenant de « Furrowbank ». Elle était presque en haut de la colline quand elle s’écarta pour laisser passer un homme qui suivait le sentier en sens inverse. Rowley les vit qui se regardaient. Puis Rosaleen reprit son chemin. Maintenant, elle courait presque…

C’était bien cela ! Une petite bonne qui a pris un après-midi de congé et qui a peur d’être réprimandée si elle rentre en retard. Seulement, c’était tout de même la riche Mrs Gordon Cloade et on ne pouvait se reprocher d’avoir perdu une heure avec elle. Elle pouvait être utile.

Rowley, perdu dans ses pensées, sursauta : quelqu’un lui parlait. C’était un homme de haute taille, coiffé d’un chapeau souple au large bord, un havresac accroché aux épaules. Le personnage, se rendant compte que sa question n’avait pas été entendue, la répétait :

— Suis-je bien sur le chemin de Warmsley Vale ?

Rowley rappela ses esprits.

— Oui, dit-il. Suivez le sentier jusqu’à la route. Là, prenez à gauche. Trois minutes plus tard, vous êtes au village.

Ces renseignements, il les avait donnés plus de cent fois à peu près dans les mêmes termes, les taillis de Blackwell dissimulant à la vue Warmsley Vale, blotti au creux d’un vallon. La question qui vint ensuite était plus inhabituelle, mais il y répondit sans presque y penser.

— Vous avez deux auberges, le Cerf et les Cloches. À choisir, j’aime mieux le Cerf, mais les deux maisons sont aussi bonnes – ou aussi mauvaises – l’une que l’autre. Vous devriez y trouver une chambre.

Il regarda plus attentivement son interlocuteur. Les gens, aujourd’hui, prenaient la précaution de retenir leurs chambres…

L’homme était grand. Il avait le visage bronzé et portait la barbe. Il pouvait avoir une quarantaine d’années et donnait l’impression d’un solide gaillard qui ne devait pas avoir peur de grand-chose. Un étranger, sans doute, ou, plus vraisemblablement, un colonial. Son visage n’avait rien de particulièrement sympathique. Rowley avait un vague sentiment de l’avoir déjà rencontré quelque part. Mais où ? Il s’interrogeait quand l’homme parla de nouveau.

— Pouvez-vous me dire s’il y a par ici une maison qui s’appelle « Furrowbank » ?

Rowley, cette fois prit son temps pour répondre.

— Mon Dieu, oui ! C’est là en haut et vous n’avez pas pu faire autrement que de passer devant si vous êtes venu de la gare par le sentier.

— C’est ce que j’ai fait. Ce serait cette grande maison blanche qu’on aperçoit là-haut ?

— Exactement.

— Un rude morceau ! Ça doit coûter cher à entretenir !

Rowley ne répondit pas. L’homme disait vrai. Ce qu’il ne savait pas, c’était que son argent, à lui Rowley, payait la dépense !

L’étranger s’était retourné pour regarder la villa.

— Cette maison, reprit-il, elle n’est pas habitée par une… Mrs Cloade ?

— Si. Mrs Gordon Cloade.

L’homme sourit, comme surpris et amusé tout ensemble.

— Tiens ! Tiens ! Mrs Gordon Cloade… Elle se met bien !

Il hocha la tête, remercia et reprit sa route. Rowley rentra dans la ferme. Il songeait, fort intrigué. Où diable avait-il déjà vu le type à qui il venait de parler ?

Le même soir, un peu après neuf heures et demie, Rowley pénétrait dans la salle commune de l’auberge du Cerf. Debout derrière son comptoir, Béatrice Lippincott lui adressa un sourire. Mr Rowley Cloade lui était sympathique parce qu’il était bel homme. Rowley se fit servir un verre de bitter et, pendant un instant, bavarda avec les quelques consommateurs qui se trouvaient là, échangeant avec eux des propos amers sur l’activité du gouvernement, le temps et les futures récoltes. Après quoi, prenant Béatrice à part, il lui parla à voix basse.

— Dites-moi, Béatrice, il ne vous est pas arrivé un voyageur, ce soir ? Un grand type, avec un immense chapeau de feutre ?

— Si, monsieur Rowley. Il est arrivé vers six heures. Vous le connaissez ?

— Il est passé devant chez moi et m’a demandé son chemin.

— Pour moi, ce n’est pas un Anglais.

— C’est bien possible. Je serais curieux de savoir qui il est.

Il souriait à Béatrice, qui lui rendit son sourire.

— Si ça vous intéresse, monsieur Rowley, je peux vous le dire. Attendez une seconde !

Un instant plus tard, elle lui mettait sous les yeux, ouvert à la page, du jour, le registre des voyageurs. Sur la dernière ligne, il lut : « Enoch Arden. Capetown. Anglais. »

IX

La journée promettait d’être magnifique. Les oiseaux gazouillaient dans le jardin et Rosaleen, qui portait son joli costume de paysanne, était d’excellente humeur quand elle vint s’asseoir à table pour le petit déjeuner. Les doutes et les craintes qui l’avaient assaillie en ces derniers temps s’étaient dissipés. David, qui paraissait très satisfait du petit voyage à Londres qu’il avait fait la veille, était gai et souriant. Et le café était excellent…

Ils se levaient de table quand le courrier arriva.

Sept ou huit lettres pour Rosaleen – des factures, deux ou trois invitations, rien de spécial – trois lettres pour David. Les deux premières n’offraient aucun intérêt. Il en allait tout autrement de la troisième, dont le texte était, comme le libellé de l’enveloppe, écrit en caractères d’imprimerie :

Cher monsieur Hunter,

Je crois qu’il est préférable que je m’adresse à vous plutôt qu’à votre sœur, « Mrs Cloade », ma lettre risquant de lui donner un coup. J’ai des nouvelles du capitaine Robert Underhay et peut-être serait-elle heureuse de les connaître. Je suis au Cerf et, si vous voulez m’y rendre visite ce soir, je serai ravi de parler de cela avec vous.

Sincèrement à vous,

Enoch Arden.

David devint brusquement si pâle que Rosaleen, qui le regardait en souriant, s’inquiéta.

— David !… Que se passe-t-il ?

Sans mot dire, il lui tendit la lettre.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-elle, après l’avoir lue. Je ne comprends pas ?

— Tu sais lire, non ?

Elle coula vers lui un regard timide.

— Est-ce que ça voudrait dire que…

Elle n’osa point achever sa phrase. Après un silence, elle reprit :

— Qu’allons-nous faire, David ?

Il plissait le front. Un plan, déjà, se formait en son esprit.

— Ce n’est pas grave, Rosaleen. J’arrangerai ça.

— Est-ce à dire que…

— Ne t’en fais pas, je te dis ! Je me charge de tout. Pour toi, c’est tout simple ! Tu vas faire une valise et filer à Londres. Tu iras à l’appartement et tu y resteras jusqu’à ce que je te fasse signe. Compris ?

— Bien sûr, David. Seulement…

— Ne discute pas et fais ce que je te dis !

Son sourire la rassurait. Il reprit :

— Ne perds pas de temps ! Je te conduirai à la gare et tu pourras prendre le dix heures trente-deux. À l’appartement, dis au portier que tu ne veux voir personne et que, si l’on te demande, il doit répondre que tu es sortie. Donne-lui un solide pourboire. Il ne doit laisser monter personne, moi excepté. Compris ?

Elle le regardait, comme terrorisée. Il poursuivit :

— Encore une fois, Rosaleen, il n’y a rien à craindre. Seulement, il faut jouer serré. Je réponds de tout, mais pour pouvoir manœuvrer, j’ai besoin que tu ne sois pas dans le secteur.

— Tu crois que je ne peux pas rester ici ?

— La question ne se pose pas. Réfléchis ! Si tu es ici, comment veux-tu que je joue ma partie contre ce type, quel qu’il soit ?

— Crois-tu que c’est…

Il l’interrompit, d’un ton définitif.

— Pour le moment, je ne crois rien du tout. Je tiens seulement à ce que tu t’éloignes. Après, je verrai où nous en sommes. Sois gentille, Rosaleen, et ne discute pas !

Il était inutile d’insister. Rosaleen monta à sa chambre. Resté seul, David relut la lettre. D’une courtoisie banale, le style ne lui apprenait rien. Ces lignes pouvaient aussi bien avoir été écrites par une personne désireuse de rendre service que par quelqu’un qui ne voulait aucun bien au destinataire. « J’ai des nouvelles du capitaine Robert Underhay »… « il est préférable que je m’adresse à vous »… « Mrs Cloade »… Ces guillemets étaient plutôt inquiétants… « Mrs Cloade »… Et cette signature ?

Enoch Arden ? Le nom lui rappelait quelque chose. Ne l’avait-il pas lu dans un livre de vers ?

Quand, le soir, David entra dans le hall du Cerf, l’endroit était désert, comme à l’habitude. Il y avait, à gauche, une porte, sur laquelle était écrit le mot « Café » et, à droite, une autre porte, marquée « Fumoir ». Dans le fond, une troisième porte avec la mention : « Réservé aux pensionnaires ». À droite, un couloir menait vers le bar, d’où parvenait un bruit de voix confus. Il y avait, en outre, une petite cage de verre avec l’inscription « Bureau » et, tout à côté, un bouton de sonnette.

Au troisième appel, miss Béatrice Lippincott arriva par le couloir du bar. Remettant en place d’un geste gracieux les boucles blondes de son « indéfrisable », elle pénétra dans la petite cage de verre et, avec un aimable sourire, s’enquit de ce qu’elle pouvait faire pour être agréable à Mr Hunter.

— Est-ce que vous n’avez pas ici, demanda-t-il, un Mr Arden ?

— Arden, vous dites ?

Miss Lippincott, qui jugeait qu’une réponse immédiate n’eût pas donné de l’importance du Cerf une suffisante impression, fit mine de réfléchir un instant.

— Mais oui, dit-elle, enfin. Mr Enoch Arden ! Il est ici. La chambre 5, au premier étage. Vous ne pouvez pas vous tromper. Une fois en haut, au lieu de suivre le couloir qui est devant vous, vous tournez à gauche, vous descendez trois marches et vous y êtes !

Deux minutes plus tard, David Hunter entrait dans la chambre de Mr Enoch Arden.

Sortant du bureau, Béatrice Lippincott appela « Lily », provoquant par-là l’apparition d’une fille à l’air passablement stupide, avec ses joues trop remplies et ses yeux trop ronds.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer