Le Grand Meaulnes

Chapitre 13La Fête étrange

Dès qu’ils eurent disparu, l’écolier sortit de sa cachette. Ilavait les pieds glacés, les articulations raides ; mais ilétait reposé et son genou paraissait guéri.

« Descendre au dîner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de lefaire. Je serai simplement un invité dont tout le monde a oublié lenom. D’ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de douteque M. Maloyau et son compagnon m’attendaient… »

Au sortir de l’obscurité totale de l’alcôve, il put y voir assezdistinctement dans la chambre éclairée par les lanternesvertes.

Le bohémien l’avait « garnie ». Des manteaux étaient accrochésaux patères. Sur une lourde table à toilette, au marbre brisé, onavait disposé de quoi transformer en muscadin tel garçon qui eûtpassé la nuit précédente dans une bergerie abandonnée. Il y avait,sur la cheminée, des allumettes auprès d’un grand flambeau. Mais onavait omis de cirer le parquet ; et Meaulnes sentit roulersous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eutl’impression d’être dans une maison depuis longtemps abandonnée… Enallant vers la cheminée, il faillit buter contre une pile de grandscartons et de petites boites : il étendait le bras, alluma labougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder.

C’étaient des costumes de jeunes gens d’il y a longtemps, desredingotes à hauts cols de velours, de fins gilets très ouverts,d’interminables cravates blanches et des souliers vernis du débutde ce siècle. Il n’osait rien toucher du bout du doigt, mais aprèss’être nettoyé en frissonnant, il endossa sur sa blouse d’écolierun des grands manteaux dont il releva le collet plissé, remplaçases souliers ferrés par de fins escarpins vernis et se prépara àdescendre nu-tête.

Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d’un escalier debois, dans un recoin de cour obscur.

L’haleine glacée de la nuit vint lui souffler au visage etsoulever un pan de son manteau.

Il fit quelques pas et, grâce à la vague clarté du ciel, il putse rendre compte aussitôt de la configuration des lieux. Il étaitdans une petite cour formée par des bâtiments des dépendances. Touty paraissait vieux et ruiné. Les ouvertures au bas des escaliersétaient béantes, car les portes depuis longtemps avaient étéenlevées ; on n’avait pas non plus remplacé les carreaux desfenêtres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtanttoutes ces bâtisses avaient un mystérieux air de fête. Une sorte dereflet coloré flottait dans les chambres basses où l’on avait dûallumer aussi, du côté de la campagne, des lanternes. La terreétait balayée, on avait arraché l’herbe envahissante. Enfin, enprêtant l’oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme desvoix d’enfants et de jeunes filles, là-bas, vers les bâtimentsconfus où le vent secouait des branches devant les ouverturesroses, vertes et bleues des fenêtres.

Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demipenché, prêtant l’oreille, lorsqu’un extraordinaire petit jeunehomme sortit du bâtiment voisin, qu’on aurait cru désert.

Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dansla nuit comme s’il eût été d’argent ; un habit dont le col luimontait dans les cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon àsous-pieds… Cet élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait surla pointe des pieds comme s’il eût été soulevé par les élastiquesde son pantalon, mais avec une rapidité extraordinaire. Il saluaMeaulnes au passage sans s’arrêter, profondément, automatiquement,et disparut dans l’obscurité, vers le bâtiment central, ferme,château ou abbaye, dont la tourelle avait guidé l’écolier au débutde l’après-midi.

Après un instant d’hésitation, notre héros emboîta le pas aucurieux petit personnage. Ils traversèrent une sorte de grandecour-jardin, passèrent entre des massifs, contournèrent un vivierenclos de palissades, un puits, et se trouvèrent enfin au seuil dela demeure centrale.

Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutée commeune porte de presbytère, était à demi ouverte. L’élégant s’yengouffra. Meaulnes le suivit, et, dès ses premiers pas ans lecorridor, il se trouva, sans voir personne, entouré de rires, dechants, d’appels et de poursuites.

Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal.Meaulnes hésitait s’il allait pousser jusqu’au fond ou bien ouvrirune des portes derrière lesquelles il entendait un bruit de voix,lorsqu’il vit passer dans le fond deux fluettes qui sepoursuivaient. Il courut pour les voir et les rattraper, à pas deloup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s’ouvrent, deuxvisages de quinze ans que la fraîcheur du soir et la poursuite ontrendus tout roses, sous de grands cabriolets à brides, et tout vadisparaître dans un brusque éclat de lumière.

Une seconde, elles tournent sur elles-mêmes, par jeu ;leurs amples jupes légères se soulèvent et se gonflent ; onaperçoit a dentelle de leurs longs, amusants pantalons ; puis,ensemble, après cette pirouette, elles bondissent dans la pièce etreferment la porte.

Meaulnes reste un moment ébloui et titubant dans ce corridornoir. Il craint maintenant d’être surpris.

Son allure hésitante et gauche le ferait, sans doute, prendrepour un voleur. Il va s’en retourner délibérément vers la sortie,lorsque de nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit depas et des voix d’enfants. Ce sont deux petits garçons quis’approchent en parlant.

« Est-ce qu’on va bientôt dîner ? leur demande Meaulnesavec aplomb.

– Viens avec nous, répond le plus grand, on va t’y conduire.»

Et avec cette confiance et ce besoin d’amitié qu’ont lesenfants, la veille d’une grande fête, ils le prennent chacun par lamain. Ce sont probablement deux petits garçons de paysans. On leura mis leurs plus beaux habits : de petites culottes coupées àmi-jambe qui laissent voir leurs gros bas de laine et leursgaloches, un petit justaucorps de velours bleu, une casquette demême couleur et un nœud de cravate blanc.

« La connais-tu, toi ? demande l’un des enfants.

– Moi, fait le plus petit, qui a une tête ronde et des yeuxnaïfs, maman m’a dit qu’elle avait une robe noire et une colleretteet qu’elle ressemblait à un joli pierrot.

– Qui donc ? demanda Meaulnes.

– Eh bien, la fiancée que Frantz est allé chercher… »

Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous lestrois arrivés à la porte d’une grande salle où flambe un beau feu.Des planches, en guise de table, ont été posées sur destréteaux ; on a étendu des nappes blanches, et des gens detoutes sortes dînent avec cérémonie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer