Le Grillon du foyer

Chapitre 3Troisième Cri

L’horloge de bois du coin sonnait dix heures,lorsque le voiturier fut assis au coin de son feu. Il était sitroublé et si dévoré de chagrins qu’il semblait faire peur aucoucou qui, ayant émis dix fois son mélodieux appel aussi vite quepossible, plongea de nouveau dans le palais mauresque, et ferma sapetite porte derrière lui, comme si ce spectacle inattendu étaittrop pénible pour ses sentiments.

Si le petit faucheur avait été armé de la plusaffilée de ses faux, et avait porté chacun de ses coups dans lecœur du voiturier, il ne l’aurait pas blessé et haché autant queDot le fit.

C’était un cœur si plein d’amour pour elle, siintimement uni au sien par les innombrables fils de puissantssouvenirs, renforcés par le travail journalier des qualités lesplus chéries ; c’était un cœur dans lequel elle était commedans un reliquaire ; un cœur si simple et si vrai, si fortpour le bien, si faible pour le mal, qu’il ne put d’abord ressentiraucune colère ni aucun désir de vengeance, et qu’il n’eut place quepour l’image brisée de son idole.

Mais lentement, lentement, à mesure que levoiturier était assis froid et sombre à son foyer, d’autres penséesplus sévères commencèrent à naître. L’étranger était sous son toitoutragé. Trois pas le conduiraient à sa chambre. Un coupl’abattrait. « Vous pourriez commettre un meurtre avant de lesavoir, » avait dit Tackleton. Comment y aurait-il meurtre s’ildonnait au coquin le temps de se mettre en défense ? Cet hommeétait plus jeune que lui.

C’était une pensée malsaine, provenant d’unesprit qui voyait trop noir. C’était une pensée méchante qui leportait à changer sa paisible demeure en un lieu hanté par lesfantômes, où les voyageurs solitaires redouteraient de passer lanuit, et où les âmes timides verraient des ombres se débattre auclair de lune à travers les fenêtres vides, et entendraient desbruits effrayants pendant les tempêtes.

Elle avait monté l’escalier avec l’enfant pouraller le coucher. Pendant qu’il était auprès du feu, elles’approcha de lui sans qu’il l’entendit – dans son désespoir ilétait insensible à tous les bruits – et elle avait placé son petitescabeau à ses pieds. Il ne s’en aperçut que quand il sentit samain dans la sienne, et qu’il la vit le regarder en face.

Avec étonnement ? non. Ce fut sa premièreimpression, et il désirait vivement la voir ; à dire vrai,non, elle ne le regardait pas avec étonnement, mais avec un œilinterrogateur, mais sans étonnement. Son regard fut d’abord alarméet sérieux ; ensuite il prit une expression étrange, sauvage,jointe à un sourire effrayant, quand elle reconnut ses pensées,puis elle porta ses mains tordues à son front, pendant que sa têtese penchait, et que ses cheveux tombaient.

Quoiqu’il eût sur elle les droits de latoute-puissance, il en avait aussi la miséricorde à un trop hautdegré pour peser sur elle, même du poids d’une plume, mais il nepouvait supporter de la voir prosternée sur ce même siège où ill’avait si souvent regardée avec amour et orgueil, quand elle étaitinnocente et gaie. Lorsqu’elle se fut relevée et qu’elle s’en futallée en sanglotant, il se sentit soulagé en voyant vide la placeplutôt que de la voir occupée par sa présence si longtemps chère.C’était une angoisse encore plus poignante que de se rappeler sadésolation actuelle, et le brisement des liens qui l’attachaient àla vie.

Plus il sentait cela, plus il voyait qu’ilaurait préféré la voir morte prématurément avec son enfant sur sonsein, et plus sa colère contre son ennemi s’enflammait. Il regardaautour de lui pour chercher une arme.

Un fusil était pendu au mur, et il fit un oudeux pas vers la chambre du perfide étranger. Il savait que lefusil était chargé. Une idée vague de tuer cet homme comme une bêtesauvage se saisit de lui, et elle grandit dans son esprit jusqu’àdevenir un démon monstrueux qui le posséda complètement, rejetantau dehors toute pensée plus douce et y établissant son empire sanspartage.

Cette phrase n’est pas exacte. Il ne rejetaitpas toute pensée plus douce, mais il la transformait avec artifice.Il changeait ses pensées en verges pour l’exciter, tournant l’eauen sang, l’amour en haine, la douceur en férocité. L’image de safemme éplorée, humiliée, mais suppliant sa tendresse et sa pitiéavec un pouvoir irrésistible, ne quittait pas son esprit ;mais en y restant elle le poussait vers la porte, lui faisaitmettre l’arme à l’épaule, appliquer le doigt à la détente, et luicriait : « Tue-le dans son lit ! »

Il renversa le fusil pour frapper la porteavec la crosse ; déjà il l’avait levée en l’air ; unevague pensée venait de lui crier à cet homme de fuir par lafenêtre, au nom de Dieu… lorsque, tout à coup, le feu de lacheminée jeta une vive clarté, et le Grillon du Foyer se mit àchanter.

Aucun son, aucune voix humaine, pas même cellede sa femme, n’aurait été capable de l’émouvoir et de l’adoucir.Les paroles sans art, avec lesquelles elle lui avait parlé de sonamour pour ce même Grillon, retentissaient de nouveau à sesoreilles ; sa physionomie et ses manières tremblantesd’émotion étaient encore devant ses yeux ; sa douce voix –cette voix qui était la musique la plus agréable au foyer d’unhonnête homme – pénétra en frémissant jusqu’au fond de sa bonnenature, et le rappela à la vie et à l’action.

Il recula de devant la porte, comme un hommequi marchant endormi, s’éveille d’un mauvais rêve, et il posa sonfusil, puis, se couvrant le visage de ses mains, il se rassitauprès du feu, et trouva du soulagement à fondre en larmes.

Le Grillon du Foyer sortit et vint dans lachambre, et lui apparut en forme de fée : « Je l’aime,dit cette voix merveilleuse répétant les paroles dont il sesouvenait bien, pour la musique innocente qu’il m’a faitentendre. »

– Elle disait cela, s’écria le voiturier.C’est vrai.

– Cette maison a été heureuse, John ; etj’aime le Grillon à cause d’elle.

– Elle l’a été. Dieu le sait, répondait levoiturier. Elle l’a toujours rendue heureuse… jusqu’à présent.

– Si gracieusement paisible, disait la voix,si intérieure, si gaie, si occupée, si légère de cœur.

– Sans cela je n’aurais jamais pu l’aimercomme je l’aimais, répondait le voiturier.

La voix le reprenant dit : – Comme jel’aime.

Le voiturier répéta, mais faiblement : –Comme je l’aimais. Sa langue résistait à sa volonté, et auraitvoulu parler à sa guise pour elle-même et pour lui.

La fée, dans une attitude d’invocation, levala main et dit :

– Sur votre propre foyer…

– Le foyer qu’elle a souillé, interrompit levoiturier.

– Le cœur qu’elle a… combien de fois… béni etilluminé, dit le Grillon ; le foyer qui, sans elle, était uncomposé de quelques briques et de barreaux de fer rouillés, et quiest devenu par elle l’autel de votre maison, sur lequel vous avezsacrifié les petites passions, l’égoïsme, et vous avez offertl’hommage d’un esprit tranquille, d’une nature confiante, et uncœur plein de sensibilité ; de sorte que la fumée de cettepauvre cheminée est sortie au dehors répandant un parfum plusagréable que le meilleur encens qui brûle dans les plus splendidestemples du monde ! Au nom de votre propre foyer, dans sonpaisible sanctuaire, entouré de tous ses plus beaux souvenirs,écoutez-la ! écoutez-moi ! Écoutez tout ce qui parle lelangage de votre foyer et de votre maison !

– Et qui plaide pour elle ? dit levoiturier.

– Tout ce qui parle le langage de votre foyeret de votre maison doit plaider pour elle, répondit leGrillon ; car ils disent la vérité.

Et pendant que le voiturier, sa tête appuyéesur ses mains, restait assis sur sa chaise à méditer, l’apparitionétait auprès de lui, lui suggérant des réflexions en vertu de sonpouvoir, et les lui présentant comme dans un miroir ou dans untableau. Cette apparition n’était pas solitaire. Du foyer, de lacheminée, de la sonnette, de la pipe, du chaudron, du berceau, duplancher, des murs, du collier, de l’escalier, de la voiture audehors, et de la table au dedans, de tous les ustensiles de ménage,de tous les objets avec lesquels sa femme était familière, et oùelle avait attaché des souvenirs d’elle-même qui remplissaient lapensée de son infortuné mari, des esprits s’échappaient, non paspour se tenir debout à coté de lui comme le Grillon, mais pour semettre à l’ouvrage. Tous rendaient honneur à son image. Ils letiraient par les pans de son habit pour lui montrer quand elleparaissait. Ils se groupaient autour d’elle, l’embrassaient etrépandaient des fleurs sur ses pas. Ils essayaient de couronner sabelle tête avec leurs petites mains. Ils montraient qu’ils étaientpleins d’amour pour elle ; et qu’il n’y avait pas de créaturelaide, méchante ou accusatrice qui s’élevât contre elle, tandisqu’eux tous l’applaudissaient.

Les pensées du voiturier étaient toutes fixéessur l’image de sa femme. Elle était toujours là.

Elle était assise, faisant jouer son aiguille,devant le feu, et se chantant à elle-même. C’était bien la gaie, lalaborieuse, la constante petite Dot ! Toutes ces figures defées tournaient autour de lui et concentraient leurs regards surlui, et semblaient dire : – Est-ce là la jeune femme que vouspleurez !

Des sons joyeux venaient du dehors, desinstruments de musique, des conversations animées et des rires.

Une troupe de gens en gaieté se précipitaientdans la maison ; parmi lesquels étaient May Fielding et unevingtaine de jeunes filles. Dot était la plus belle de toutes,aussi jeune qu’aucune d’elles. Elles venaient l’inviter à sejoindre à elles. Il s’agissait de danser. Si jamais petit pied aété fait pour danser, c’était bien le sien. Mais elle riait, etelle secouait la tête, en montrant sa cuisine sur le feu, et satable prête à être servie, et elle avait un air triomphant qui larendait encore plus charmante. Elle les renvoyait donc gaiement, etles saluant une à une avec une indifférence comique à mesurequ’elles passaient. Et cependant l’indifférence n’était pas soncaractère. Oh non ! car en ce moment un certain voiturierparaissait à la porte, et Dieu ! quelle réception elle luifaisait !

Les fées tournèrent encore une fois autour delui, et semblèrent lui dire : – Est-ce là la femme qui vous aoublié !

Une ombre tomba sur le miroir ou letableau : appelez-le comme vous voudrez. C’était la grandeombre de l’étranger, comme quand il parut la première fois sous sontoit ; il en couvrait toute la surface et en cachait tous lesautres objets. Mais les fées s’efforçaient de le faire encoredisparaître, et Dot y reparut encore brillante de beauté, berçantson enfant, lui chantant doucement et appuyant sa tête sur uneépaule qui réfléchissait celle auprès de laquelle se tenait leGrillon fée.

La nuit, – j’entends la nuit réelle, et noncelle produite par les fées, – s’avançait ; et pendant que levoiturier se livrait à ces pensées, la lune se leva et brilla dansle ciel. Peut-être quelque lumière calme et paisible s’était levéedans son esprit, et il put réfléchir avec plus de sang-froid à cequi était arrivé.

Quoique l’ombre de l’étranger tombât parintervalles sur la glace, toujours distincte et bien marquée, ellen’était pas si noire qu’auparavant. Toutes les fois qu’elleparaissait, les fées jetaient un cri de consternation, et agitaientleurs petits bras et leurs petites jambes avec une activitéinconcevable pour la faire disparaître. Et quand ellesréussissaient à faire apparaître Dot et à la lui montrer belle etradieuse, elles manifestaient la joie la plus communicative.

Elles ne la montraient que belle et radieuse,car c’étaient des esprits domestiques pour qui la fausseté estl’anéantissement, et leur nature était telle ; Dot n’étaitpour elles qu’une petite créature active, rayonnante et agréablequi avait été la lumière et le soleil du voiturier.

Les fées étaient très animées quand elles lamontraient avec son enfant, causant au milieu d’un groupe de sagesmatrones, et affectant d’être une vieille matrone comme elles,s’appuyant à l’ancienne mode sur le bras de son mari, ens’efforçant, cette charmante petite femme, de faire voir qu’elleavait abjuré les vanités du monde en général, et qu’elle étaitparfaitement au fait de son métier de mère ; elles lamontraient encore riant de la gaucherie du voiturier, relevant soncol de chemise pour le faire ressembler à un petit maître, ettâchant de lui apprendre à danser.

Les fées tournaient et s’agitaient autour delui quand elles la montraient avec la jeune fille aveugle ;car quoiqu’elle apportât la gaîté et l’animation partout où elleallait, elle faisait toujours plus ressentir ces douces influencesdans la maison de Caleb Plummer. L’amitié de la jeune fille aveuglepour elle, sa confiance et sa reconnaissance envers elle, lamodestie avec laquelle elle repoussait les remerciements de Berthe,sa dextérité à employer chaque instant de sa visite à quelque chosed’utile dans la maison, et travaillant en réalité beaucoup en ayantl’air de se reposer comme un jour de fête ; les provisionsdélicates qu’elle apportait, sa figure radieuse quand elleparaissait à la porte et quand elle prenait congé ; cetteexpression étonnante depuis les pieds jusqu’à la tête de fairepartie de sa maison, comme chose nécessaire dont on ne pouvait sepasser, voilà ce dont les fées se réjouissaient, et pourquoi ellesl’aimaient. Elles le regardèrent encore toutes à la fois d’un œilinterrogateur, tandis que quelques-unes se nichaient dans lesvêtements de Dot et la caressaient, et elles semblaient luidire : « Est-ce là la femme qui a trahi votreconfiance ? »

Plus d’une fois, deux fois ou trois fois, danscette longue nuit pensive, les fées la lui montrèrent assise surson siège favori, avec sa tête penchée, ses mains crispées sur sonfront, et ses chevaux épars, comme il l’avait vue la dernière fois.Et en la trouvant dans cette posture, elles ne tournaient plusautour de lui et ne le regardaient plus, mais elles se groupaientautour d’elle pour la consoler et la baiser, elles se disputaient àqui lui montrerait le plus de sympathie et de tendresse, et ellesoubliaient entièrement le mari.

La nuit se passa ainsi. La lune se coucha, lesétoiles pâlirent, la fraîcheur du matin se fit sentir, le soleil seleva. Le voiturier était encore assis au coin de la cheminée, livréà ses réflexions. Il était assis là, la tête sur ses mains. Toutela nuit le fidèle Grillon avait fait cri, cri, au foyer. Toute lanuit, il avait écouté sa voix. Toute la nuit les fées de la maisons’étaient occupées de lui. Toute la nuit, Dot lui avait paruaimable et innocente dans la glace, excepté lorsque la grande ombrey paraissait.

Il se leva quand il fut grand jour, se lava etarrangea ses vêtements. Il ne fut pas se livrer à ses occupationsaccoutumées, il n’en avait pas le courage. Cela importait peu,parce que c’était le jour de noce de Tackleton, et il s’étaitarrangé pour être suppléé. Il avait pensé à se rendre joyeusement àl’église avec Dot. Mais de tels plans étaient finis. C’était aussil’anniversaire de leur mariage. Ah ! combien peu il avaitprévu une pareille fin d’année !

Le voiturier avait espéré que Tackletonviendrait le voir de bonne heure, et il ne s’était pas trompé. Àpeine avait-il fait quelques allées et venues devant la porte,qu’il vit venir sur la route le marchand de joujoux dans savoiture. À mesure qu’elle approchait, il s’aperçut que Tackletons’était paré pour son mariage et avait orné la tête de son chevalde fleurs et de rubans.

Le cheval avait mieux l’air d’un fiancé queTackleton, dont les yeux demi-fermés avaient une expression plusdésagréable que jamais.

– John Peerybingle ! dit Tackleton avecun air de condoléance. Mon brave homme, comment allez-vous cematin ?

– J’ai passé une triste nuit,M. Tackleton, répondit le voiturier, en secouant la tête, carmon esprit a été bien troublé. Mais cela est passé maintenant.Pourriez-vous me donner une demi-heure pour un entretienparticulier ?

– Je suis venu pour cela, dit Tackleton enmettant pied à terre. Ne faites pas attention au cheval ; ilrestera assez tranquille, si vous lui donnez une bouchée defoin.

Le voiturier alla chercher du foin dans sonécurie, le mit devant le cheval et ils entrèrent dans lamaison.

– Vous ne vous mariez pas avant midi, jepense, dit-il.

– Non, dit Tackleton. Nous avons tout letemps ; nous avons tout le temps.

Lorsqu’ils entrèrent dans la cuisine, TillySlowbody frappait à la porte de l’étranger qui n’était qu’àquelques pas. Un de ses yeux, – et il était très rouge, car Tillyavait crié toute la nuit parce que sa maîtresse criait, – était autrou de la serrure ; elle frappait très fort et semblaiteffrayée.

– Je ne puis me faire entendre, dit Tilly enregardant autour d’elle. J’espère qu’il n’est pas parti, ou qu’iln’est pas mort, s’il vous plait.

Miss Slowbody accompagna ce souhaitphilanthropique de nouveaux coups à la porte, mais sans aucunrésultat.

– Irai-je ? dit Tackleton. C’estcurieux.

Le voiturier s’étant tourné vers la porte, luifit signe d’y aller s’il voulait.

Tackleton vint donc au secours de TillySlowbody ; et lui aussi se mit à heurter et à frapper, et luiaussi ne reçut pas plus de réponse. Mais il eut l’idée de tournerla poignée de la porte, et comme elle s’ouvrit aisément, ilregarda, il entra, et bientôt il revint en courant.

– John Peerybingle, lui dit Tackleton àl’oreille, j’espère qu’il n’y a rien eu… rien de mauvais cettenuit ?

Le voiturier se tourna vivement vers lui.

– Parce qu’il est parti, dit Tackleton, et lafenêtre est ouverte. Je ne vois pas de marques ; elle est deplein pied avec le jardin ; mais je craignais qu’il n’y eut euquelque… quelque querelle. Eh ?

Il le regardait fixement en fermantexcessivement un œil, et il donnait à son œil, à sa figure et àtoute sa personne un air inquisiteur, comme s’il eût voulu arracherla vérité du fond de son cœur.

– Tranquillisez-vous, dit le voiturier. Il estentré dans cette chambre hier soir, sans avoir reçu de moi aucunmal ; et personne n’y est entré depuis lors. Il s’en est alléde sa propre volonté. Je voudrais sortir de cette porte, et allermendier mon pain de maison en maison, si je pouvais faire que cequi s’est passé ne fût jamais arrivé. Mais il est venu et il s’enest allé. Je n’ai plus rien à faire avec lui.

– Oh ! Bon, je pense qu’il s’en est alléfacilement, dit Tackleton en prenant une chaise.

Ce ricanement fut perdu pour le voiturier, quis’assit aussi et se couvrit le visage de sa main pendant quelquetemps avant de continuer.

– Vous m’avez montré la nuit passée, dit-ilenfin, ma femme ma femme, que j’aime, secrètement…

– Et tendrement, insinua Tackleton.

– Prenant part au déguisement de cet homme,lui donnant l’occasion de la voir seule. C’est la dernière choseque j’aurais voulu voir. C’est la dernière des choses qu’un hommeaurait dû me montrer.

– J’avoue que j’ai toujours eu des soupçons,dit Tackleton. Et sous ce rapport je sais qu’on a ici quelquereproche à me faire.

– Mais de même que vous me l’avez montrée,poursuivit le voiturier sans faire attention à lui, telle que vousl’avez vue ma femme, ma femme, que j’aime… sa voix, son œil, samain devenaient de plus en plus fermes à mesure qu’il répétait cesparoles qui décelaient un but évidemment déterminé, de même quevous l’avez vue à son désavantage, il est juste aussi que vous lavoyiez avec mes yeux, et que vous pénétriez dans ma poitrine poursavoir ce qui se passe là-dessus dans mon âme ; car elle estcalme, dit le voiturier en le regardant attentivement, et rien nepeut l’ébranler.

Tackleton murmura quelques vagues parolesd’assentiment, mais il était réduit au respect par les manières deson interlocuteur. Tout simple et sans éducation qu’il était, ilavait en lui quelque chose de noble et de digne qu’une âmegénéreuse et pleine d’honneur peut seule donner à l’homme.

– Je suis un homme simple et grossier, dit levoiturier, et bien peu recommandable. Je ne suis pas un homme poli,comme vous le savez bien. Je ne suis pas un jeune homme. J’aime mapetite Dot, parce que je l’ai vue grandir depuis son enfance dansla maison de son père ; parce que j’ai connu ses excellentesqualités ; parce qu’elle a été ma vie pendant des années etdes années. Il y a bien des hommes, à qui je ne peux pas mecomparer, qui n’auraient jamais aimé Dot comme moi, je pense.

Il s’arrêta et battit doucement le sol de sonpied pendant quelques instants avant de reprendre.

– J’ai souvent pensé, que quoique je ne fussepas assez digne d’elle, je serais pour elle un bon mari, et que jeconnaîtrais peut-être mieux qu’un autre ce qu’elle valait ; etc’est dans cette idée que je finis par croire que nous pourrionsbien nous marier ensemble. Et à la fin ce mariage se fit.

– Hah ! fit Tackleton avec un hochementde tête significatif.

– Je m’étais étudié ; je m’étaiséprouvé ; je savais combien je l’aimais, et combien elleserait heureuse, poursuivit le voiturier. Mais je n’avais pas, jele sens maintenant, je n’avais pas suffisamment réfléchi sur sessentiments à elle.

– C’est sûr, dit Tackleton. Étourderie,frivolité, inconstance, amour d’être admirée ! Pas assezréfléchi ! tout cela perdu de vue ! Hah !

– Vous feriez mieux de ne pas m’interrompre,dit le voiturier un peu sévèrement, jusqu’à ce que vous m’ayezcompris ; et vous êtes loin de me comprendre. Si hier j’avaisjeté par terre d’un coup l’homme qui osait souffler un mot contreelle, aujourd’hui je foulerai son visage sous mon pied, fût-il monfrère.

Le marchand de jouets le regarda avecétonnement. John continua d’un ton plus doux : – Ai-jeréfléchi que je la prenais, à son âge, avec sa beauté, que jel’enlevais à ses jeunes compagnes, à toutes les réunions dont elleétait l’ornement, où elle était l’étoile la plus brillante qui aitjamais lui, pour l’enfermer un jour après l’autre dans ma tristedemeure, pour n’y avoir que mon ennuyeuse compagnie ? Ai-jebien réfléchi combien j’étais peu en rapport avec son humeur gaie,et combien un lourdaud comme moi doit être pesant pour un espritaussi vif ? Ai-je réfléchi qu’il n’y avait en moi à l’aimer nimérite ni droit, lorsque quiconque la connaît doit aussil’aimer ? Jamais. J’ai pris avantage de sa nature disposée àl’espérance et de son caractère affectueux, et je l’ai épousée.Plût à Dieu que je ne l’eusse pas fait ! pour elle, et non paspour moi.

Le marchand de jouets le regarda sans clignerde l’œil. Son œil à demi fermé était même ouvert.

– Que Dieu la bénisse, dit le voiturier, pourla constance dévouée avec laquelle elle a essayé de m’empêcher devoir tout cela ! Et je remercie le ciel de ce que, dans lalenteur de mon intelligence, je ne l’ai pas découvert plus tôt.Pauvre enfant ! Pauvre Dot ! Moi qui n’ai pas découvertcela, lorsque j’ai vu ses yeux se remplir de larmes en entendantparler d’un mariage comme le vôtre ! Moi qui ai vu cent foisle tremblement secret de ses lèvres, et qui n’ai rien soupçonné,jusqu’à la nuit passée ! Pauvre fille ! Que j’aie puespérer qu’elle serait jamais amoureuse de moi ! Que j’aie pujamais croire qu’elle l’était !

– Elle le faisait paraître, dit Tackleton.Elle le faisait tellement paraître, qu’à dire vrai ce fut l’originede mes doutes.

Et alors il fit ressortir la supériorité deMay Fielding, qui certainement ne faisait pas du tout paraîtrequ’elle fût amoureuse de lui.

– Elle l’a essayé, dit le pauvre voiturieravec plus d’émotion qu’il n’en eût encore montré ; ce n’estque maintenant que je commence à voir quels efforts elle a faitspour être une épouse affectionnée et fidèle à son devoir. Qu’elle aété bonne ! que de choses elle a faites ! quel cœurcourageux elle a ! Que le bonheur que j’ai éprouvé dans cettemaison en soit le témoin ! ce sera ma consolation quand jeserai seul ici.

– Seul ici ? dit Tackleton. Vous comptezdonc faire attention à cela ?

– Je compte, répondit le voiturier, luimontrer la plus grande bienveillance en lui faisant la meilleureréparation qui soit en mon pouvoir. Je puis la délivrer de la peinejournalière qui résulte d’un mariage inégal, et de ses efforts pourcacher sa souffrance. Elle sera aussi libre que je peux larendre.

– Lui faire réparation ! s’écriaTackleton en tordant et en tournant ses grandes oreilles entre sesmains. Il y a ici quelque méprise. Vous n’avez pas voulu dire cela,sans doute ?

Le voiturier prit le marchand de joujoux parle collet et le secoua comme un roseau.

– Écoutez-moi, dit-il, et prenez garde à mebien entendre. Écoutez-moi. Parlé-je intelligiblement ?

– Très intelligiblement, réponditTackleton.

– Comme j’en ai l’intention ?

– Parfaitement, comme vous en avezl’intention.

– J’étais assis à ce foyer la nuit passée,toute la nuit, s’écria le voiturier, à l’endroit même où elles’asseyait habituellement près de moi, son doux visage regardant lemien. Je me rappelais toute sa vie, jour par jour ; j’avais sachère image présente devant moi quand je repassais ces souvenirs.Et, sur mon âme, elle est innocente, s’il existe quelqu’un pourjuger l’innocent et le coupable.

Brave Grillon du Foyer ! Loyales fées dela maison !

– La colère et la méfiance m’ont quitté, ditle voiturier, et il ne me reste que mon chagrin. Dans un malheureuxmoment, quelque ancienne connaissance, plus conforme à ses goûts età son âge que moi, quittée peut-être à cause de moi, est revenue.Dans un malheureux moment, surprise, et n’ayant pas le temps deréfléchir à ce qu’elle faisait, elle s’est faite la complice de satrahison en la cachant. Elle l’a vue la nuit dernière, dansl’entrevue dont nous avons été témoins. C’est un tort. Mais saufcela, elle est innocente, si la vérité existe sur laterre.

– Si c’est votre opinion, commençaTackleton…

– Qu’elle s’en aille donc, poursuivit levoiturier, qu’elle s’en aille avec ma bénédiction pour tantd’heures de bonheur qu’elle m’a données, et avec mon pardon pour lechagrin qu’elle a pu me causer. Qu’elle s’en aille, et qu’ellejouisse de la paix de l’âme que je lui souhaite. Elle ne me haïrajamais. Elle apprendra à mieux m’aimer, lorsque je ne serai plus unfardeau pour elle, et qu’elle portera plus légèrement la chaîne quej’ai rivée pour elle. C’est aujourd’hui l’anniversaire du jour oùje l’emmenai de sa maison, si peu pour son agrément. Elle yretournera aujourd’hui et je ne la troublerai plus. Son père et samère seront ici aujourd’hui – nous avions fait un projet pourpasser ensemble cette journée – et ils l’emmèneront chez eux. Jepuis la confier là ou ailleurs. Elle me quitte sans mériter deblâme, et elle vivra de même, j’en suis sûr. Si je meurs, – et jepeux mourir pendant qu’elle sera encore jeune ; j’ai tantperdu de courage : en quelques heures ! – elle trouveraque je me suis souvenu d’elle et que je l’ai aimée jusqu’à la fin.Voilà, la fin de ce que vous m’avez montré. Maintenant c’estfini.

– Oh ! non, John, ce n’est pas fini. Nedites pas que c’est fini ! Pas tout à fait encore. J’aientendu vos nobles paroles. Je ne pourrais pas m’en aller enprétendant que j’ignore ce qui m’a inspiré une si profondereconnaissance. Ne dites pas que c’est fini, jusqu’à ce que lacloche ait sonné encore une fois !

Elle était entrée peu après Tackleton, etétait demeurée là. Elle n’avait jamais regardé Tackleton ;mais elle avait fixé ses yeux sur son mari. Mais elle s’était tenueaussi loin de lui qu’elle l’avait pu ; et quoiqu’elle parlâtavec la plus vive tendresse, elle ne s’en approcha pas plusprès.

– Aucune main ne peut faire sonner de nouveaupour moi les heures qui se sont écoulées, répondit le voiturieravec un faible sourire. Mais que ce soit ainsi, si vous le voulez,ma chère. L’heure sonnera bientôt. Ce que nous disions n’a pasd’importance. Je voudrais essayer de vous plaire en quelque chosede plus difficile.

– Bien, murmura Tackleton. Il faut que je m’enaille, car lorsque la cloche sonnera, il faudra que je sois enchemin pour l’église. Bonjour, John Peerybingle. Je suis fâchéd’être privé de votre compagnie, fâché de la perdre en cetteoccasion.

– Je vous ai parlé clairement, dit levoiturier en l’accompagnant à la porte.

– Oh ! tout à fait.

– Et vous vous souviendrez de ce que j’aidit ?

– Si vous m’obligez à faire une observation,dit Tackleton en ayant eu auparavant la précaution de monter danssa voiture, je dois dire que cela était si inattendu qu’il n’estpas vraisemblable que je puisse l’oublier.

– Tant mieux pour nous deux, répondit levoiturier. Bonjour ; je vous souhaite beaucoup de joie.

– Je voudrais pouvoir vous en donner, ditTackleton. Comme je ne le puis pas, je vous remercie. Entre nous,comme je vous l’ai déjà dit, je ne pense pas avoir la moindre joieà me marier, parce que May n’a pas été trop prévenante ni tropdémonstrative avec moi. Bonjour. Prenez soin de vous.

Le voiturier le regarda s’éloigner jusqu’à ceque l’éloignement le fît paraître plus petit que les fleurs et lesrubans de son cheval ; et alors, avec un profond soupir, il semit à aller et venir comme un homme inquiet et dérouté, parmiquelques ormeaux du voisinage, ne voulant pas retourner jusqu’à ceque l’heure fût près de sonner.

Sa petite femme, restée seule, sanglotait àfaire pitié ; mais souvent elle essuyait ses yeux et seretenait, pour dire combien il était bon, combien il étaitexcellent ! et une fois ou deux elle rit ; mais de si boncœur, si haut, si bizarrement, poussant des cris, qui effrayaientTilly.

– Oh ! je vous en prie, ne faites pascela, dit Tilly. Il y en a assez pour faire mourir et enterrer lebaby.

– L’apporterez-vous quelquefois pour voir sonpère, Tilly, demanda sa maîtresse en essuyant ses yeux, quand je nepourrai plus habiter ici et que je serai retournée dans ma vieillemaison.

– Oh ! je veux en prie, ne faites pascela, dit Tilly en rejetant sa tête en arrière, et poussant un cri,qui ressembla en ce moment à un hurlement de Boxer. Oh ! nefaites pas cela. Oh ! si tout le monde part, ceux quiresteront seront bien malheureux. Ah ! ah ! ah !

Les sanglots de la sensible Slowbody étaientsi violents, si effrayants pour avoir été si longtemps comprimésqu’elle aurait infailliblement éveillé l’enfant, et lui auraitpeut-être donné des convulsions en l’effrayant, si ses yeuxn’avaient pas aperçu Caleb Plummer qui entrait en conduisant safille. Cette vue la rendit au sentiment des convenances ; elleresta quelques moments silencieuse, la bouche grande ouverte ;et puis, courant vers le lit où l’enfant était couché et endormielle se mit à danser, et ensuite bouleversa les couvertures avecson visage et sa tête, paraissant trouver du soulagement dans cesmouvements extraordinaires.

– Dot ! s’écria Berthe. Elle n’est pas aumariage !

– Je lui ai dit que vous n’y seriez pas, dittout bas Caleb. Je l’ai entendu dire hier soir. Mais que Dieu vousbénisse, dit le petit homme en lui prenant affectueusement lesmains, peu m’importe ce qu’ils disent. Je ne les crois pas. Je nesuis pas grand’chose, mais on me mettrait plutôt en pièces que defaire croire un mot contre vous.

Il lui jeta ses bras autour du cou etl’embrassa, comme un enfant aurait fait de sa poupée.

– Berthe n’a pas pu rester à la maison cematin, dit Caleb. Elle craignait d’entendre sonner les cloches, etelle ne voulait pas se trouver si près d’eux le jour de leurmariage. Nous sommes partis à temps, et nous sommes venus ici. J’aipensé à ce que j’ai fait, dit Caleb après un moment de silence. Jeme suis blâmé jusqu’à ne pas savoir que faire, pour la peined’esprit que je lui ai causée, et j’en suis venu à conclure, sivous êtes de mon avis qu’il vaudrait mieux lui dire la vérité.Partagez-vous ma manière de voir ? dit-il en tremblant de latête aux pieds. Je ne sais pas quel effet cela lui fera ; jene sais pas ce qu’elle pensera de moi ; je ne sais pasquel cas elle fera désormais de son pauvre père. Mais il est bonpour elle qu’elle soit désabusée, et je supporterai lesconséquences que je mérite.

– Dot, dit Berthe, où est votre main ?Ah ! la voilà, la voilà ! et elle la pressa contre seslèvres, avec un sourire, en la tirant sous son bras. Je les aientendus parler tout bas hier soir en vous jetant du blâme. Ils onttort.

La femme du voiturier garda le silence. Calebrépondit pour elle.

– Ils avaient tort, dit-il.

– Je le savais, dit Berthe fièrement. Je leleur ai dit. J’ai méprisé ce qu’ils disaient. La blâmerjustement ! Elle pressa sa main dans la sienne, et appuya sadouce joue sur sa joue. – Non, je ne suis pas assez aveugle pourcela.

Son père se mit à côté de Dot, et Berthe del’autre en lui prenant chacun une main.

– Je sais tout cela, dit Berthe, mieux quevous ne le croyez. Mais personne aussi bien qu’elle. Pas même vous,mon père. Il n’y a personne aussi sincère et aussi vraie avec moiqu’elle. Si la vue pouvait m’être rendue un seul instant, je ladécouvrirais dans une foule sans qu’on me dît un seul mot. Masœur !

– Berthe, ma chère, dit Caleb, j’ai quelquechose sur le cœur qu’il faut que je vous dise pendant que noussommes tous trois seuls. Écoutez-moi avec bienveillance. J’ai uneconfession à vous faire, ma chère fille.

– Une confession, mon père ?

– Je me suis éloigné de la vérité, mon enfant,et je me suis perdu moi-même dit Caleb avec une expressiondouloureuse de sa physionomie bouleversée. Je me suis éloigné de lavérité avec l’intention de vous faire du bien, et j’ai étécruel.

Elle tourna vers lui son visage étonné enrépétant le mot cruel.

– Il s’accuse trop vivement, Berthe, dit Dot.Vous allez le dire, vous serez la première à le dire.

– Lui cruel pour moi ! s’écria Bertheavec un sourire d’incrédulité.

– Sans le vouloir, mon enfant, ditCaleb ; mais je l’ai été, sans toutefois m’en douter, jusqu’àhier soir. Ma chère fille aveugle, écoutez-moi et pardonnez-moi. Lemonde dans lequel vous vivez, mon cœur, n’existe pas comme je vousl’ai dépeint. Les yeux auxquels vous vous êtes fiée vous onttrompée.

Elle tourna encore vers lui son visage frappéd’étonnement, mais elle se recula en se rapprochant de sonamie.

– Votre chemin dans la vie était rude, mapauvre enfant, dit Caleb, et j’ai voulu vous l’adoucir. J’ai altéréles objets, changé le caractère des gens, inventé bien des chosesqui n’ont jamais existé, afin de vous rendre plus heureuse. Je vousai fait des cachotteries, je vous ai forgé des tromperies. Dieu mepardonne ! et je vous ai entourée de choses imaginaires.

– Mais les personnes vivantes ne sont pasimaginaires ? dit-elle avec force, mais en pâlissant beaucoupet en s’éloignant de lui. Vous ne pouvez pas les changer.

– Je l’ai fait, Berthe, dit Caleb. Il y a unepersonne que vous connaissez, ma colombe…

– Oh ! mon père, pourquoi dites-vous queje la connais ? répondit-elle d’un ton d’amer reproche. Quipuis-je connaître, moi qui n’ai personne pour me guider, moimisérable aveugle ?

Dans l’angoisse de son cœur, elle tendit sesmains en avant comme si elle cherchait son chemin, et puis elle encouvrit sa figure avec un air de tristesse et de délaissement.

– Le mariage qui a lieu aujourd’hui, ditCaleb, se fait avec un homme sévère, avare et égoïste. Un maîtredur pour vous et pour moi, ma chère, pendant bien des années. Laiddans ses regards et dans son caractère. Toujours froid etinsensible. Différent de ce que je vous l’ai dépeint en touteschoses, mon enfant, en toutes choses.

– Oh ! pourquoi, dit la fille aveugletorturée au-delà de ce qu’elle pouvait supporter, pourquoi avoirtoujours agi ainsi ! Pourquoi avez-vous rempli mon cœur dejoie pour venir, comme la mort, m’y arracher tous les objets de monamour ! Ô ciel, comme je suis aveugle ! comme je suisseule et sans appui !

Son père désolé penchait la tête, et nerépondait que par son repentir et par sa douleur.

Elle était depuis quelques instants sous cetteimpression de regret quand le Grillon du Foyer se mit à chanter,sans que personne autre qu’elle l’entendît. Ce chant n’était pasgai, mais bas, faible, triste. Il était si douloureux que seslarmes commencèrent à couler, et elles tombèrent en abondance quandl’apparition qui s’était tenue toute la nuit près du voiturier, setint derrière elle en montrant son père.

Elle entendit bientôt plus distinctement lavoix du Grillon, et quoique aveugle, elle sentit que l’apparitionse penchait vers son père.

– Dot, dit la jeune fille aveugle, dites-moice qu’est ma maison : ce qu’elle est en réalité.

– C’est un pauvre lieu, Berthe, bien pauvre etbien nu. L’hiver prochain elle ne pourra guère garantir du vent etde la pluie. Elle est mal préservée du mauvais temps, Berthe. EtDot ajouta en baissant la voix, mais distinctement ; commevotre pauvre père avec son habit de toile.

La fille aveugle, fort agitée, se leva et tiraun peu à part la femme du voiturier.

– Ces présents dont j’ai pris tant de soins,qui me venaient presque à souhait, et que je recevais avec tant dejoie, dit-elle en tremblant, d’où venaient-ils ? Est-ce vousqui les envoyiez ?

– Non.

– Qui donc ?

Dot vit qu’elle le savait déjà et garda lesilence. La fille aveugle se couvrit encore le visage de ses mains,mais maintenant d’une autre manière.

– Chère Dot, un moment ! Un moment !ne quittons pas ce sujet. Parlez-moi doucement. Vous êtes sincère,je le suis. Vous ne voudriez pas me tromper, n’est-cepas ?

– Non, vraiment, Berthe !

– Non, je suis sûre que vous ne voudriez pas.Vous avez trop compassion de moi. Dot, regardez dans la chambre oùnous étions, où est mon père, mon père si plein de compassion etd’amour pour moi, et dites-moi ce que vous voyez.

– Je vois, dit Dot, qui la comprit bien, unvieillard assis sur une chaise, appuyé tristement sur le dossier,avec son visage dans sa main, comme si son enfant devait leconsoler, Berthe.

– Oui, oui, elle le consolera. Allons.

– C’est un vieillard usé par les soucis et letravail. C’est un homme maigre, abattu, pensif, à cheveux gris. Jele vois maintenant accablé et courbé, s’agitant pour rien. Mais jel’ai vu déjà bien souvent, Berthe, en s’agitant pour travailler deplusieurs manières pour un objet sacré. Et, j’honore sa tête grise,et je le bénis !

La jeune aveugle, la quittant et allant sejeter aux genoux du vieillard, pressa sa tête grise sur sonsein.

– La vue m’est rendue, s’écria-t-elle, j’yvois. J’étais aveugle et maintenant mes yeux se sont ouverts. Je nel’avais jamais connu. Dire que j’aurais pu mourir sans avoir jamaisconnu un père qui m’a si tendrement aimée !

Aucune parole ne peut rendre l’émotion deCaleb.

– Il n’est aucune figure sur la terre, s’écrial’aveugle en l’embrassant, que je puisse aimer et chérir autant quecelle-ci, quelque belle qu’elle fût. Plus cette tête est grise, etce visage usé, plus ils me sont chers, mon père. Qu’on ne dise plusdésormais que je suis aveugle. Il n’y a pas une ride sur sonvisage, pas un cheveu sur sa tête, qui soit oublié dans mes prièreset dans mes actions de grâces.

Caleb essaya d’articuler « maBerthe. »

– Et dans ma cécité, moi qui le croyais sidifférent dit-elle en le caressant avec des larmes de la plusexquise affection. L’avoir près de moi, chaque jour pensanttoujours à moi, et n’avoir jamais rêvé de cela !

– Le père si élégant en habit bleu a disparu,Berthe, dit le pauvre Caleb.

– Rien n’a disparu, répondit-elle. Cher père,non. Tout est là en vous. Le père que j’aimais tant, le père que jen’ai jamais assez aimé, et assez connu, le bienfaiteur que j’apprisd’abord à respecter et à aimer à cause de sa sympathie pour moi,tout cela est en vous. Rien n’est mort pour moi. L’âme de tout cequi m’était le plus cher est ici, ici avec ce visage ridé et cettetête grise. Je ne suis point aveugle, mon père.

Pendant ces paroles, toute l’attention de Dotavait été fixée sur le père et la fille ; mais en jetant lesyeux sur le petit faucheur et la prairie mauresque, elle vit quel’horloge allait sonner dans quelques minutes, et immédiatementelle fut saisie d’une agitation nerveuse.

– Mon père, dit Berthe avec hésitation,Dot ?

– Oui, ma chère, dit Caleb ; elle estlà.

– N’y a-t-il pas de changement en elle ?Ne m’avez-vous jamais rien dit d’elle qui ne fût vrai ?

– Je crains que je ne l’eusse fait, ma chère,répondit Caleb, si j’avais pu la peindre mieux qu’elle n’était.Mais si je l’avais changée, c’eût été la rendre moins bien. On nepeut rien dépeindre de mieux qu’elle.

La confiance de l’aveugle en faisant cettequestion, son plaisir et son orgueil en entendant la réponse, etson bonheur en l’embrassant de nouveau, étaient charmants àcontempler.

– Cependant il peut arriver plus de changementque vous ne le pensez, ma chère, dit Dot. Des changements en mieux,je veux dire ; des changements pour la plus grande joie denous tous. Il ne faut pas trop vous en émouvoir s’ils arrivent.

– Quelles sont ces roues qu’on entend sur laroute ?

– Vous avez l’oreille fine, Berthe. Sont-cedes roues ?

– Oui, et elles vont vite.

– Je… je… je sais que vous avez l’oreilledélicate, dit Dot en mettant la main sur son cœur, et parlantévidemment aussi vite qu’elle le pouvait pour cacher sonagitation ; car je l’ai remarqué souvent, et vous avez ététrès prompte à distinguer le pas étranger la nuit passée. Cependantje ne sais pas, en me souvenant que vous dites : – de qui estce pas ? – je ne sais pas pourquoi vous fîtes attention à cepas plutôt qu’à un autre. Mais, comme je viens de le dire, il y ade grands changements dans le monde, de grands changements, et nousne pouvons mieux faire que de nous préparer à n’être surprispresque de rien.

Caleb s’étonna du sens de ces paroles, ens’apercevant qu’elles s’adressaient à lui non moins qu’à sa fille.Il la vit, avec surprise, si agitée, et si désolée qu’elle pouvaità peine respirer, et se tenant à une chaise pour s’empêcher detomber.

– C’est un bruit de roues, en effet, dit-elletout émue ; elles approchent ! Plus près encore !Très près ! Elles s’arrêtent à la porte du jardin ! Etmaintenant vous entendez le pas d’un homme en dehors ; le mêmepas, Berthe, n’est-ce pas ? Et maintenant…

Elle poussa un cri de joie inexprimable ;et, courant vers Caleb, elle mit la main sur ses yeux, pendantqu’un jeune homme entrait dans la chambre, et jetant son chapeau enl’air, s’approcha d’eux.

– C’est fini ? cria Dot.

– Oui !

– Heureusement fini ?

– Oui !

– Vous souvenez-vous de la voix, cherCaleb ? En avez-vous jamais entendu une qui lui ressemblâtdemanda Dot.

– Si mon fils qui était dans l’Amérique du Sudétait vivant… dit Caleb en tremblant.

– Il est vivant, cria Dot en ôtant ses mainsde devant les yeux de Caleb, et en les frappant dans un élan dejoie ; regardez-le ! le voilà devant vous robuste etplein de santé ! Votre propre fils chéri ! Votre cherfrère vivant et vous aimant, Berthe !

Honneur à cette petite créature pour sestransports. Honneur à ses larmes et à ses éclats de rire, pendantque ces trois personnes étaient dans les bras l’une del’autre ! Honneur à la cordialité de son accueil pour le marinbruni par le soleil, qui avec sa chevelure noire et flottantes’approcha d’elle pour l’embrasser sans qu’elle détournât sa petitebouche rosée, et sans qu’elle s’opposât à ce qu’il la pressât surson cœur !

Honneur aussi au coucou, pourquoi pas ?qui, sortant bravement par la porte de son palais mauresque, vintchanter douze fois devant la compagnie, comme s’il était ivre dejoie.

Le voiturier en entrant tressaillit, et il yavait lieu, en se trouvant en si bonne compagnie.

– Voyez, John, dit Caleb au comble de la joie,regardez-le, c’est mon fils qui revient de l’Amérique du Sud !Mon propre fils ! Celui que vous avez équipé et fait partirvous-même, celui dont vous avez été toujours l’ami.

Le voiturier s’avança pour lui prendre lamain ; mais il recula, comme si ses traits lui avaient rappeléceux du sourd qu’il avait amené dans sa voiture, et ildit :

– Édouard ! Était-ce vous !

– Dites-lui tout maintenant, s’écria Dot.Dites-lui tout, Édouard : et ne m’épargnez pas, car rien nem’épargnera à ses yeux désormais.

– C’était moi, dit Édouard.

– Pouviez-vous vous cacher ainsi, déguisé,dans la maison de votre vieil ami ? continua le voiturier. Ily avait autrefois un garçon franc… combien d’années y a-t-il.Caleb, que nous avons ouï dire qu’il était mort et que nousl’avions ?… qui n’aurait jamais fait cela.

– J’avais autrefois un ami généreux, ditÉdouard ; plutôt un père qu’un ami, qui ne m’aurait jamaisjugé, ni moi ni personne autre, sans m’entendre. Vous étiez cethomme. Je suis donc certain que vous m’écouterez maintenant.

Le voiturier, jetant un regard troublé sur Dotqui se tenait encore à l’écart de lui, répondit : – C’estjuste, je vous écouterai.

– Vous saurez que lorsque je partis d’ici,tout jeune garçon, dit Édouard, j’étais amoureux, et mon amourétait payé de retour. C’était une très jeune fille, qui peut-être –vous pouvez me le dire – ne se rendait pas bien compte de sessentiments. Mais je connaissais les miens, et j’avais une passionpour elle.

– Vous l’aviez ! s’écria le voiturier.Vous !

– Oui, je l’avais, dit l’autre, et elle yrépondait. Je l’ai toujours cru, et maintenant j’en suis sûr.

– Que le ciel me soit en aide ! dit levoiturier. C’est le pire de tout.

– Constant envers elle, dit Édouard, jerevenais plein d’espérance, après bien des épreuves et des périls,pour tenir ma promesse en exécution de notre vieux contrat,lorsque, à vingt milles d’ici, j’apprends qu’elle m’a manqué deparole, qu’elle m’a oublié, et qu’elle s’est unie à un homme plusriche que moi. Je n’avais pas l’intention de lui faire desreproches, mais je désirais la voir, et m’assurer que cela étaitvrai. J’espérais qu’elle y aurait été forcée contre son propredésir et malgré ses souvenirs. Ç’aurait été pour moi un faiblesoulagement, mais c’en aurait été un, je crois, et je vins ici.Pour connaître la vérité, la vérité vraie, observée librement parmoi-même, juger par moi-même, sans intermédiaire de personne, sansuser d’influence sur elle, – si j’en avais encore, – je medéguisai, vous savez comment, et je l’attendis sur la route, voussavez où. Vous n’aviez aucun soupçon sur moi, elle n’en avait pasnon plus. – montrant Dot, – jusqu’à ce que, lui ayant dit un mot àl’oreille, près du feu, elle faillit me trahir.

– Mais lorsqu’elle sut qu’Édouard était vivantet qu’il revenait, dit Dot en sanglotant, parlant pour elle-même,comme elle avait brûlé jusque là de le faire, et lorsqu’elle eutconnu son dessein, elle lui conseilla par tous les moyens de garderson secret ; car son vieil ami John Peerybingle était d’unenature trop dénuée d’artifice, trop lourd en général, pour legarder pour lui, continua Dot, moitié riant, moitié sanglotant. Etlorsqu’elle… c’est-à-dire moi, John, dit en pleurant la petitefemme, lorsqu’elle lui eut tout dit, comment sa bonne amie l’avaitcru mort, comment elle s’était laissée persuader par sa mère decontracter un mariage qu’elle lui présentait comme avantageux, etlorsqu’elle… c’est encore moi, John… lui dit qu’ils n’étaient pasencore mariés – mais bien près de l’être – et que ce mariage neserait qu’un sacrifice, s’il se faisait, car du côté de la jeunefille, il n’y avait pas d’amour, et quand il devint presque fou dejoie en apprenant cela ; alors elle… c’est-à-dire moi, … ditqu’elle s’entremettrait entre eux, comme elle l’avait fait souventdans l’ancien temps, John, et qu’elle sonderait sa bonne amie, etqu’elle… encore moi, John… était sûre que ce qu’elle disait etpensait était juste. Et c’était juste, John ! Et on les aamenés l’un à l’autre. John ! Et ils se sont mariés il y a uneheure, John ! Et voilà le marié ! Et Gruff et Tackletonmourra garçon ! Et je suis une heureuse petite femme, May, queDieu vous bénisse !

Cette petite femme était irrésistible, s’ilest besoin de le dire, et jamais elle ne le fut autant que dans sestransports actuels. Jamais il n’y eut de félicitations plusaffectueuses et plus délicieuses que celles qui accueillirent elleet le marié.

Au milieu du tumulte des émotions quiagitaient son cœur, le voiturier restait confondu. Il se précipitavers sa femme, mais Dot, étendant les bras pour l’arrêter, serecula comme auparavant.

– Non, John, non ! écoutez tout. Nem’aimez pas davantage, John, jusqu’à ce que vous ayez entendutoutes les paroles que j’ai à dire. J’ai eu tort d’avoir un secretpour vous, John, j’en suis très fâchée. Je ne croyais pas qu’il yeût du mal, jusqu’au moment où j’étais assise auprès de vous surl’escabeau, la nuit dernière ; mais lorsque j’eus vu par cequi était écrit sur votre visage que vous m’aviez vue me promenerdans la galerie avec Édouard, et que j’eus compris ce que vouspensiez, je sentis que c’était une étourderie coupable. Mais, cherJohn, comment est-il possible que vous ayez eu une tellepensée ?

La petite femme se mit encore à sangloter.John Peerybingle voulut la serrer dans ses bras, mais elle ne lelui permit pas.

– Ne m’aimez pas encore, John, je vous enprie. Pas de longtemps. Lorsque j’étais triste à cause du mariageproposé, mon cher, c’était parce que je me souvenais que May etÉdouard s’aimaient, et que je savais que le cœur de May était bienloin de Tackleton. Vous croyez cela maintenant, John, n’est cepas ?

John allait faire un autre mouvement vers ellepour lui répondre, mais elle l’arrêta encore.

– Non, restez-là, John, je vous en prie.Lorsque je ris de vous, comme je le fais quelquefois, lorsque jevous appelle lourdaud, ou ma chère vieille oie, ou de quelque autrenom de cette espèce, c’est parce que je vous aime ainsi, et que jene voudrais pas vous voir changé en rien autre, pas même enroi.

– Bravo ! s’écria Caleb avec une vigueurinaccoutumée. C’est mon opinion.

– Et quand je parlais des gens d’un certainâge et solides, John, et que je vous disais que nous étions uncouple de nigauds, qui marchions par secousse, comme desmarionnettes, c’est que je suis une étourdie, qui me plais à jouerdes comédies avec le baby. Voilà tout, vous me croyez ?

Elle le vit s’avancer, et l’arrêta encore,mais ce fut presque trop tard.

– Non, ne m’aimez pas encore d’une ou deuxminutes, s’il vous plait, John. Ce que j’ai le plus à cœur de vousdire, je l’ai gardé pour la fin. Mon cher, mon bon, mon généreuxJohn, lorsque nous parlions l’autre soir du Grillon, il me vint àla bouche de vous dire que d’abord je ne vous aimais pas aussitendrement que je vous aime maintenant ; que lorsque je vinsdemeurer ici je craignais de ne pouvoir pas apprendre à vous aimerautant que je l’espérais et que je le demandais dans mes prières,moi étant si jeune, John. Mais, cher John, chaque jour et chaqueheure je vous aimai de plus en plus. Et si j’avais pu vous aimerplus que je ne le fais, les nobles paroles que je vous ai entenduprononcer ce matin, m’auraient fait vous aimer davantage. Mais jene le puis. Toute l’affection dont je suis capable – et elle estgrande, – John, je vous l’ai donnée, comme vous le méritez, et il ya longtemps, longtemps, et il ne m’est pas possible de vous endonner davantage. Maintenant, mon cher mari, serrez-moi encorecontre votre cœur. Ceci est ma maison, John, ne pensez jamais àm’envoyer dans une autre.

Vous n’aurez jamais plus de plaisir à voir unecharmante petite femme dans les bras de personne, que vous n’enauriez eu à voir Dot dans les bras de son mari. Jamais vous n’avezvu un embrassement aussi affectueux et aussi sincère.

Soyez sûr que le voiturier était dans unravissement complet, et que Dot était de même ; personne nefaisait exception, pas même Slowbody, qui criait de joie, et quipour faire partager à son jeune fardeau la joie générale présentaitle baby à la ronde, à la bouche de chacun, comme si elle leur avaitdonné quelque chose à boire.

Mais en ce moment on entendit au dehors unbruit de roues, et quelqu’un s’écria que Gruff et Tackletonrevenait. Ce digne homme parut bientôt animé et échauffé.

– Que diable est ceci, John Peerybingle ?dit Tackleton. Il y a quelque malentendu. J’ai donné rendez-vous àl’église à mistress Tackleton, et je jurerais que je l’airencontrée en route pour ici. Oh ! elle ici. – Pardon,monsieur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, – mais si vouspouvez me faire la faveur de ne pas retenir cette demoiselle, ellea un engagement particulier ce matin.

– Mais je ne peux pas la laisser aller,répondit Édouard, je n’en ai pas la pensée.

– Que voulez-vous dire, vagabond que vousêtes ! dit Tackleton.

– Je veux dire que quoique je puisse vouspermettre d’être vexé, répondit l’autre en souriant, je suis aussisourd pour les injures, que je l’étais hier soir pour tous lesdiscours.

Quel regard que celui que Tackleton jeta surlui, et comme il tressaillit !

– Je suis fâché, monsieur, dit Édouard entenant la main gauche de May et principalement son troisième doigt,et tirant de la poche de son habit un petit bout de papier d’argentdans lequel était sans doute un anneau.

– Miss Slowbody, dit Tackleton, voulez-vousavoir la bonté de jeter cela dans le feu ? Merci.

– C’était un engagement antérieur, unengagement tout à fait ancien, qui a empêché ma femme de se trouverau rendez-vous convenu avec vous, je vous assure, dit Édouard.

– M. Tackleton me rendra la justice dereconnaître que je lui ai révélé fidèlement ce fait, et que je luiai dit maintes fois que je ne pouvais l’oublier, dit May enrougissant.

– Oh ! certainement, dit Tackleton. C’estsûr. C’est tout à fait juste. C’est entièrement exact. Vous êtesdonc mistress Édouard Plummer, je présume ?

– C’est son vrai nom, répondit le marié.

– Ah ! je ne vous aurais pas reconnu,monsieur, dit Tackleton, en regardant minutieusement sa figure eten lui faisant un profond salut. Je vous souhaite beaucoup de joie,monsieur.

– Merci.

– Mistress Peerybingle, dit Tackleton en setournant soudain vers elle qui était assise avec son mari, je suisfâché. Vous ne m’avez pas montré beaucoup de bienveillance, mais,sur ma vie, je suis fâché. Vous êtes meilleure que je ne pensais.John Peerybingle, je suis fâché. Vous me comprenez : celasuffit. C’est tout à fait correct, mesdames et messieurs, etparfaitement satisfaisant. Bonjour.

En disant ces mots, il sortit, etpartit ; il ne s’arrêta à la porte que pour ôter les fleurs etles rubans de la tête de son cheval, et pour donner à l’animal uncoup de pied dans les flancs, comme pour lui apprendre qu’il yavait un écrou lâché dans ses arrangements.

C’était maintenant un devoir sérieux demarquer cette journée comme une grande fête pour toujours dans lecalendrier de John Peerybingle. En conséquence, Dot se mit àl’œuvre pour faire honneur à la maison et à tous ceux qui s’yintéressaient. En peu de temps, elle mit les bras jusqu’au coudedans la farine, et elle blanchissait les habits du voiturier,toutes les fois qu’elle passait près de lui et qu’elle s’arrêtaitpour lui donner un baiser. Le brave homme lavait les herbes, pelaitles navets, mettait au feu les pots plein d’eau froide, et serendait utile de toutes les manières ; tandis qu’un coupled’aides, appelés du voisinage, se mettaient à courir dans tous lescoins, se heurtant à chaque instants contre Tilly Slowbody et lebaby. Tilly n’avait jamais déployé tant d’activité. Son ubiquitéétait l’objet de l’admiration générale. À deux heures et vingt-cinqminutes elle était une pierre d’achoppement dans le passage, à deuxheures et demie, un traquenard dans la cuisine, et à trois heuresmoins vingt-cinq minutes, un trébuchet dans le grenier. La tête dubaby était une pierre de touche pour toute espèce d’objets,animaux, végétaux ou minéraux. On n’employait rien ce jour-là quine fit une connaissance intime avec elle.

Ensuite une grande expédition fut dépêchée àpied à mistress Fielding pour faire des excuses à cette excellentedame, et pour l’amener de gré ou de force afin d’être heureuse etde pardonner. Lorsque cette expédition la découvrit, elle ne voulutrien entendre et répéta un nombre infini de fois :« N’eussé-je jamais vu ce jour ! » Elle ne putqu’ajouter : « Portez-moi maintenant autombeau ; » ce qui était parfaitement absurde, attenduqu’elle n’était pas morte, et qu’elle n’en avait pas mêmel’apparence. Après cela, elle tomba dans un calme effrayant, etobserva que, depuis les circonstances qui avaient mené le grandchangement dans le commerce de l’indigo, elle avait prévu qu’elleserait exposée toute la vie à toute espèce d’insultes etd’outrages ; elle était satisfaite de voir qu’il en était bienainsi. Elle pria qu’on ne fit plus attention à elle, car,qu’était-elle ? un rien. On n’avait qu’à l’oublier et à suivrela voie sans elle. De cette humeur sarcastique elle passa à lacolère, dans laquelle elle laissa échapper cette remarquableexpression, que le ver se redresse quand on le foule aux pieds.Après cela, elle se laissa aller à un regret adouci, et dit :«S’ils m’avaient donné leur confiance, que n’eussé-je pas pusuggérer ! Profitant de cette crise dans ses sentiments,l’expédition l’embrassa, et bientôt elle eut mis ses gants, et futen chemin pour la maison de John Peerybingle dans une tenueirréprochable, portant à son côté dans un paquet de papier unbonnet de cérémonie, presque aussi grand et aussi raide qu’unmètre.

Après cela il restait encore à venir le pèreet la mère de Dot dans une autre petite voiture, et ils étaient enretard ; on avait quelques craintes, on allait regarder detemps en temps sur la route. Mistress Fielding regardait toujoursdu côté qu’il ne fallait pas, et comme on le lui faisait observer,elle répondait qu’elle était bien maîtresse de regarder là où ellevoulait. À la fin, ils arrivèrent. C’était un charmant couple depaysans, mis d’une manière particulière à la famille de Dot. Dot etsa mère, à côté l’une de l’autre étaient étonnantes à voir, tantelles se ressemblaient.

La mère de Dot eut à renouveler connaissanceavec la mère de May ; la mère de May gardait ses airs de dame,et la mère de Dot n’avait qu’un air aisé. Le vieux Dot, appelonsainsi le père de Dot, j’ai oublié son vrai nom, mais n’importe, levieux Dot était sans gêne, il donnait des poignées de mains àpremière vue, ne regardait un bonnet que comme un assemblage demousseline et d’empois, n’attachait pas d’importance au commerce del’indigo, mais disait qu’il n’y avait rien à y faire. Dansl’opinion de mistress Fielding, c’était une bonne pâte d’homme,mais grossière, ma chère.

Je ne voudrais pas oublier Dot faisant leshonneurs de sa maison avec sa robe de noces, et un visageradieux ; non ! ni le brave voiturier si jovial et sirond au bout de la table ; ni le brun et vigoureux marin avecsa charmante femme ; ni personne autre. Oublier le dîner, ceserait oublier le repas le plus agréable, et le plus grand oubliserait d’oublier les verres que l’on but pour célébrer ce jour denoces.

Après dîner, Caleb chanta la chanson sur leBol pétillant :

« Je suis un bon vivant,

Pour un ou deux ans. »

Il la chanta jusqu’au bout.

Un incident arriva juste comme il finissait ledernier vers.

On frappa un coup à la porte ; un hommeentra en chancelant, et sans demander la permission, portantquelque chose de lourd sur la tête. En le plaçant au milieu de latable, symétriquement au centre des noix et des pommes, ildit :

– Des compliments de la part deM. Tackleton. Comme il n’a pas l’emploi du gâteau, peut-êtrevous le mangerez.

Après ces mots, il sortit.

Il y eut quelque surprise dans la compagnie,comme vous pouvez vous l’imaginer. Mistress Fielding, étant unedame d’un discernement infini, émit l’idée que le gâteau étaitempoisonné, et raconta qu’un pensionnat de demoiselles avait été, àsa connaissance, malade pour avoir mangé d’un gâteau. Mais sonopinion fut repoussée par acclamation ; et le gâteau fut coupépar May avec beaucoup de cérémonie et de gaîté.

Je ne crois pas que personne en eût goûtéencore, lorsqu’un autre coup fut frappé à la porte, et le mêmehomme reparut portant sous son bras un gros paquet de papierbrun.

– Des compliments de la part deM. Tackleton, envoie quelques joujoux pour le baby. Ils nesont pas laids.

Après avoir dit cela, il repartit.

Toute la société aurait eu de la peine àtrouver des termes pour exprimer son étonnement, quand même elleaurait eu le temps de les chercher. Mais ils ne l’eurent pas dutout, car le messager avait à peine fermé la porte derrière lui,qu’on frappa un autre coup, et Tackleton lui-même entra.

– Mistress Peerybingle, dit-il le chapeau à lamain, je suis plus fâché, je suis plus fâché que je ne l’étais cematin. J’ai eu le temps d’y penser. John Peerybingle, je suis aigrepar caractère, mais je ne puis empêcher d’être adouci plus oumoins, en me trouvant face à face avec un homme comme vous.Caleb ! cette petite nourrice m’a donné l’autre soir sans lesavoir un avis ambigu dont j’ai trouvé le fil. Je rougis de penseravec quelle facilité je pouvais attacher à moi vous et votre fille,et quel misérable idiot j’étais lorsque je la pris pour une… Mesamis, ma maison est bien solitaire ce soir. Je n’ai pas même unGrillon au Foyer. J’ai tout fait fuir. Soyez gracieux pourmoi ; permettez-moi de me joindre à votre aimable société.

Il fut chez lui en cinq minutes. Vous n’avezjamais vu pareil homme. À quoi avait-il passé toute sa vie pourn’avoir pas découvert jusque là quelle capacité il avait pour êtrejovial ? Ou bien quel avait été le pouvoir des fées sur luipour opérer un tel changement ?

– John ! vous ne me renverrez pas à lamaison ce soir, n’est-ce pas ? dit Dot tout bas.

Il ne manquait qu’une créature vivante pourrendre la société complète. Dans un clin d’œilelle fut là.

Très altéré pour avoir longtemps couru, ilfaisait de vains efforts pour fourrer sa tête dans une crucheétroite. Il avait accompagné la voiture jusqu’à la fin du voyage,très rebuté de l’absence de son maître, et extrêmement rebelleenvers son suppléant. Après avoir rodé autour de l’étable pendantun peu de temps tentant vainement d’exciter le cheval à faire actede rébellion en revenant pour son propre compte, il était entrédans le cabaret et s’était couché devant le feu. Mais tout à coupcédant à la conviction que le suppléant était un imbécile et qu’ilfallait le quitter, il s’était levé, avait tourné la queue et étaitrevenu à la maison.

On dansa le soir. Je me serais borné à cettemention générale, si je n’avais eu quelque raison de croire quec’était une danse originale et des moins communes.

Elle était organisée de la manière bizarre quevoici.

Édouard le marin, garçon plein d’entrain, leuravait raconté des choses merveilleuses au sujet des perroquets, desmines, des Mexicains, de la poudre d’or, lorsque tout à coup il semit en tête de quitter son siège et de proposer une danse, car laharpe de Berthe était là, et vous avez rarement entendu quelqu’unen jouer d’une main plus habile. Dot dit, non sans quelqueaffectation, que ses jours de danses étaient passés ; je croisque c’était parce que le voiturier fumait sa pipe et qu’ellepréférait rester assise près de lui. Mistress Fielding n’avait pasle choix de dire autrement que ses jours de danses étaient aussipassés, tout le monde dit de même excepté May ; May étaittoujours prête.

Au grand applaudissement de tous, May etÉdouard se mirent à danser seuls, et Berthe joua son plus joliair.

Bon ! si vous m’en croyez, ils n’avaientpas dansé cinq minutes, que soudain le voiturier jette sa pipe,prend Dot par le milieu du corps, s’élance dans la chambre, etsaute avec elle d’une manière étonnante, Tackleton ne voit pasplutôt cela, qu’il court à mistress Fielding, la prend à la tailleet suit le mouvement. Dès que le vieux Dot voit cela, il se sentrevivre, enlève mistress Dot, et prend part à la danse avec le plusd’entrain. Caleb ne voit pas plutôt cela qu’il prend Tilly Slowbodypar les deux mains et saute en cadence ; miss Slowbody restaitferme dans la croyance que se pousser étourdiment au milieu desautres couples, et se choquer constamment avec eux, est votre seulprincipe de la marche.

Écoutez ! voilà le criquet qui faitconcert avec la musique, cri ! cri ! cri !et la Bouilloire bourdonne aussi.

** * * * * *

Mais qu’est-ce ceci ! pendant que je lesécoute avec plaisir, et que je me tourne vers Dot pour jeter undernier regard sur cette figure qui me plait tant, elle et le restes’évanouissent dans l’air, et je reste seul.

Un Grillon chante dans le Foyer ; unjouet d’enfant est brisé à terre, et il n’y a plus rien.

 

FIN

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer