Le Grillon du foyer

Chapitre 2Second Cri

Caleb Plummer et la fille aveugle habitaientseuls ensemble, comme disent les livres de contes. – Je bénis ceslivres, et j’espère que vous les bénirez comme moi de ce qu’ilsracontent quelque chose de ce monde prosaïque. Caleb Plummer et safille aveugle habitaient seuls ensemble, dans une petite baraque enbois, appuyée contre la maison de Gruff et Tackleton, qui faisaitl’effet d’une verrue sur un nez. La maison de Gruff et Tackletonétait celle qui faisait le plus de figure dans toute la rue, tandisque vous auriez démoli en deux coups de marteau toute la baraque deCaleb, et vous en auriez emporté tous les débris sur une seulevoiture.

Si quelqu’un avait arrêté ses yeux pourhonorer d’un regard la place de la masure de Caleb Plummer, cen’aurait été sans doute, que pour en approuver la démolition pourcause d’embellissement de la rue ; car elle faisait sur lamaison de Gruff et Tackleton l’effet d’une excroissance, tellequ’une verrue sur un nez, un coquillage sur la carène d’un navire,un clou sur une porte, un champignon sur la tige d’un arbre. Maisc’était de ce germe qu’était sorti le tronc superbe de Gruff etTackleton. Sous ce toit crevassé, l’avant-dernier Gruff avaitcommencé, sur une petite échelle, la fabrique de joujoux pour desgarçons et des filles, maintenant devenus vieux, qui en avaientjoué, qui les avaient brisés et qui avaient été dormir.

J’ai dit que Caleb et sa pauvre fille aveuglehabitaient là, mais j’aurais dû dire que Caleb habitait là et quesa fille habitait ailleurs ; elle habitait une demeureenchantée par le talent de Caleb, où la pauvreté, le dénuement, etles soucis ne pénétraient jamais. Caleb n’était pas sorcier, maisil possédait là son art magique réservé aux hommes : la magiedu dévouement, et l’amour sans bornes. La nature avait été sa seulemaîtresse, et lui avait enseigné à produire tous sesenchantements.

La fille aveugle n’avait jamais su que leplafond était sale, les murs décrépits et lézardés, et laissant àl’air des passages de plus en plus nombreux ; que les solivesvermoulues étaient prêtes à s’effondrer ; que la rouillemangeait le fer, la pourriture le bois, et la moisissure lepapier ; enfin que le délabrement de la masure s’aggravaitchaque jour. Elle ne sut jamais que la table à manger ne portaitqu’une vaisselle ébréchée, que le découragement et les chagrinsattristaient la maison, et que les cheveux de son pèreblanchissaient à vue d’œil. Elle ne sut jamais qu’ils avaient unmaître froid, exigeant et intéressé ; elle ne sut jamais en unmot que Tackleton était Tackleton, mais elle vivait dans lacroyance que dans son humour excentrique il aimait à plaisanteravec eux, et, qu’étant leur ange gardien, il dédaignait de leurdire une parole de remerciement.

Tout cela était l’œuvre de Caleb, l’œuvre deson brave homme de père ! Mais il avait aussi un Grillon dansson foyer ; et pendant qu’il écoutait avec tristesse samusique, au temps que sa pauvre aveugle sans mère était jeune, cetesprit lui inspira la pensée que cette funeste privation de la vuepourrait être changée en bonheur, et que sa fille pourrait êtrerendue heureuse par ces petits moyens. Car tous les êtres de latribu des grillons sont de puissants esprits, quoique ceux quiconversent avec eux ne le sachent pas le plus souvent, et il n’y apas, dans le monde invisible, de voix plus aimables et plus vraies,sur lesquelles on puisse mieux compter, et qui donnent des conseilsplus affectueux, que les voix du foyer et du coin du feu, quandelles s’adressent à l’espèce humaine.

Caleb et sa fille étaient ensemble à l’ouvragedans leur chambre d’habitude, qui leur servait à tous les usages dela vie, et c’était une étrange pièce. Il y avait là des maisons àdivers degrés de construction pour des poupées, de toutes lesconditions ; des maisons modestes pour les poupées de fortunemédiocre, des maisons avec une chambre et une cuisine seulementpour les poupées de basse classe, des maisons somptueuses pour lespoupées du grand monde. Plusieurs de ces maisons étaient meubléesd’une manière analogue à leur destination ; d’autres pouvaientl’être sur un simple avis et il ne fallait pas aller loin pourtrouver des meubles. Les personnages de tout rang à qui ces maisonsétaient destinées étaient là couchés dans des corbeilles, les yeuxfixés au plafond, ils n’y étaient pas pêle-mêle, mais réunisd’après leur rang, et les distinctions sociales y étaient encoreplus marquées que dans le monde réel, où elles se trouvent beaucoupplus dans le vêtement que dans le corps, et souvent un corps quiserait fait pour une classe élevée n’est couvert que d’un vêtementappartenant à la classe la plus humble. Ici la noblesse avait desbras et des jambes de cire, la bourgeoisie n’avait les membresqu’en peau, et le peuple qu’en bois.

Outre les poupées, il y avait bien d’autreséchantillons du talent de Caleb Plummer ; dans sa chambre, ily avait des arches de Noé, où les animaux étaient entassés demanière à tenir le moins de place possible, et à supporter dessecousses sans se casser. La plupart de ses arches de Noé avaientun marteau sur la porte, appendice peu naturel, mais qui ajoutaitun ornement gracieux à l’édifice. On y voyait des vingtaines depetites voitures, dont les roues, quand elles tournaient, faisaiententendre une musique plaintive. On y voyait de petits violons, depetits tambours et autres instruments de torture pour les oreillesdes grandes personnes, tout un arsenal de canons, de fusils, desabres et de lances. On y voyait de petits saltimbanques enculottes rouges, franchissant des obstacles en ficelle rouge, etdescendant de l’autre côté, la tête en bas et les pieds en l’air.On y voyait des vieux à barbes grises, sautant comme des fous pardessus des barrières horizontales, placées exprès au travers de laporte de leurs maisons. On y voyait des animaux de toute espèce etdes chevaux de toutes les races, depuis le grison juché sur quatrechevilles plantées dans son corps en guise de jambes, jusqu’aumagnifique cheval de course prêt à gagner le prix du roi au grandDerby. Il aurait été difficile de compter les nombreuses douzainesde figures grotesques qui étaient toujours prêtes à commettre touteespèce d’absurdités à la première impulsion d’une manivelle, desorte qu’il n’aurait pas été aisé de citer une folie, un vice, unefaiblesse, qui n’eût pas son type exact ou approchant dans lachambre de Caleb Plummer. Et ce n’était pas sous une formeexagérée, car il ne faut pas de fortes manivelles pour pousser leshommes et les femmes à faire des actes aussi étranges que jamaisjouet d’enfant a pu en exécuter.

Au milieu de tous ces objets, Caleb et safille étaient assis et travaillaient. La jeune aveugle habillaitune poupée, et Caleb peignait et vernissait la façade d’unecharmante petite maison.

L’air soucieux imprimé sur les traits deCaleb, sa physionomie rêveuse et absorbée qui aurait convenu à unalchimiste et à un savant profond, faisaient au premier abord uncontraste frappant avec la trivialité de son occupation. Mais leschoses triviales, que l’on fait pour avoir du pain, deviennent aufond des choses sérieuses ; et je ne saurais dire, Calebeût-il été lord chambellan, ou membre du parlement, un avocat, ungrand spéculateur, s’il aurait passé son temps à faire des chosesmoins bizarres, tandis que je doute fort qu’elles eussent été moinsinnocentes.

– Vous avez donc été à la pluie hier soir,père, avec votre belle redingote neuve ? lui dit sa fille.

– Avec ma belle redingote neuve ?répondit Caleb, en jetant sur la corde où séchait suspendue lavieille souquenille de toile d’emballage que nous avonsdécrite.

– Que je suis heureuse que vous l’ayezachetée, père.

– Et à un tel tailleur, encore, dit Caleb. Letailleur le plus à la mode. Elle est trop belle pour moi.

La jeune aveugle quitta son ouvrage et se mità rire avec bonheur.

– Trop belle, père ! Qu’est-ce qui peutêtre trop beau pour vous ?

– Je suis presque honteux de la porter, ditCaleb en voyant l’effet de ses paroles sur le visage épanoui de safille ; lorsque j’entends les enfants et les gens direderrière moi : oh ! c’est un élégant ! je ne saisplus de quel coté regarder. Et ce mendiant qui ne voulait pas s’enaller hier au soir ; il ne voulait pas me croire quand jel’assurais que j’étais un homme du commun. Non, Votre Honneur,m’a-t-il dit, que Votre Honneur ne me dise pas cela ! J’en aiété tout confus et il me semblait que je ne devais pas porter unhabit aussi beau.

Heureuse aveugle quelle joie elle avait dansson cœur !

– Je vous vois, père, dit-elle en frappant desmains, je vous vois aussi distinctement que si j’avais des yeux queje ne regrette jamais quand vous êtes à mes côtés. Un drapbleu !

– D’un beau bleu, dit Caleb.

– Oui, oui, d’un bleu éclatant ! s’écriala jeune aveugle en tournant sa figure radieuse, la couleur que jeme rappelle avoir vue dans la félicité du ciel ! Vous m’avezdit tout à l’heure que c’était un bel habit bleu…

– Et bien fait pour la taille, dit Caleb.

– Oui, bien fait pour la taille ! s’écriala jeune aveugle en riant de bon cœur ; je vous vois, mon cherpère, avec vos beaux yeux, votre jeune figure, votre démarcheleste, vos cheveux noirs, votre air jeune et gracieux.

– Allons, allons, dit Caleb, vous allez merendre fier, maintenant.

– Je crois que vous l’êtes déjà,s’écria-t-elle en le montrant du doigt, je vous connais monpère ; ah ! ah ! je vous ai deviné !

Quelle différence entre le portrait qu’elles’en faisait dans son imagination et le vrai Caleb. Elle avaitparlé de sa marche dégagée ; en cela elle ne s’était pastrompée. Depuis de nombreuses années déjà, il n’était jamais entrédans sa maison de son pas naturel et traînant, mais il l’avaitcontrefait pour tromper les oreilles de sa fille, et les jours mêmeoù il était le plus triste et le plus découragé, il n’avait jamaisvoulu attrister le cœur de son enfant, et avait toujours passé leseuil de la porte d’un pas léger.

Dieu le savait ! mais je pense que leregard vague et l’air égaré de Caleb devaient provenir de cetteconfusion qu’il avait faite à dessein de toutes les choses quil’entouraient, pour l’amour de sa fille aveugle. Comment le pauvrehomme n’aurait-il pas été un peu égaré après avoir détruit sapropre identité et celle de tous les objets qui l’entouraient.

– Allons, tout cela, dit Caleb, en se levantun moment après s’être remis au travail et en reculant de deux paspour mieux se rendre compte de la perspective, tout cela est aussiexact que six fois deux liards peuvent faire six sous. C’estdommage que la maison vous présente une façade de tous les côtés,si au moins il s’y trouvait un escalier pour pouvoir circuler dansles divers appartements ; mais voilà que je me fais encoreillusion et que je crois à la réalité de tout cela ; c’est lamauvais côté de mon métier.

– Vous parlez tout à fait bas, mon père,seriez-vous fatigué ?

– Fatigué s’écria Caleb avec beaucoupd’animation ; qu’est ce qui pourrait me fatiguer.Berthe ? Je ne fus jamais fatigué. Que voulez-vousdire ?

Pour donner une plus grande force à cesparoles, Caleb, bien sans le vouloir, s’était mis à imiter deuxbonshommes qui se trouvaient sur la cheminée, et qui s’étiraientles bras en bâillant, puis il se mit à fredonner un fragment derefrain. C’était une chanson bachique qui fit encore un plus grandcontraste avec sa figure naturellement maigre et triste.

– Comment ! je vous trouve en train dechanter, dit M. Tackleton en arrivant et montrant sa têteentre la porte. Cela va bien, chantez ; je ne chante pas,moi !

Personne, certes, ne l’aurait soupçonné dechanter, et il n’avait pas une figure qui en eût le moins du mondel’air.

– Je ne pourrais chanter, non, continuaM. Tackleton. Je suis charmé que vous le puissiez, vous ;j’espère que vous pouvez travailler également. Vous avez du tempsde reste pour travailler et pour chanter, il paraît.

– Si vous pouviez seulement le voir, Berthe,murmura Caleb à l’oreille de sa fille, quel homme joyeux !vous croiriez qu’il vous parle sérieusement, si vous ne leconnaissiez aussi bien que moi.

La jeune aveugle sourit en remuant la tête ensigne d’assentiment.

– On dit qu’il faut s’appliquer à fairechanter l’oiseau qui ne chante pas, grommela M. Tackleton.Mais lorsque le hibou qui ne sait pas et qui ne doit pas chanterveut chanter, que doit-on faire ?

– Si vous pouviez le voir en ce moment, ditCaleb à sa fille encore plus doucement, oh ! qu’il estgracieux !

– Vous êtes donc toujours agréable et gai avecnous, s’écria Berthe en souriant.

– Ah ! vous voilà, vous ? réponditTackleton. Pauvre idiote !

Il s’était mis réellement dans la tête qu’elleétait idiote, et se fondait peut-être dans cette opinion sur lagaieté et l’affection qu’on lui témoignait.

– Bien ! vous êtes là ; commentallez-vous ? lui dit Tackleton de sa voix brusque.

– Oh ! Bien, complètement bien. Je suissi heureuse quand vous venez me voir. Je vous souhaite autant debonheur que vous voudriez que les autres en eussent, si c’estpossible.

– Pauvre idiote, murmura Tackleton, pas unrayon, pas une lueur de raison !

La jeune aveugle prit sa main et la baisa,elle la garda un moment entre les siennes et y appuya tendrementune de ses joues avant de l’abandonner. Il y avait une telleaffection et une si grande reconnaissance dans cet acte, queTackleton lui-même fut ému de le voir, et lui dit plus doucementque d’habitude :

– Quelles affaires avons-nousmaintenant ?

– Je l’ai enfermé sous mon oreiller en allantme coucher hier au soir, dit Berthe, et je me le suis rappelé enrêvant. Et lorsque le jour est venu, et l’éclatant soleilrouge, le soleil rouge, père ?

– Rouge le matin comme le soir, Berthe,répliqua le pauvre Caleb, en levant un triste regard vers celui quile faisait travailler.

– Quand il est venu, quand j’ai senti dans lachambre cette chaleur et cette lumière, il m’a semblé que j’allaism’y heurter en marchant, alors j’ai tourné vers lui le petitarbuste en remerciant Dieu qui a fait des choses aussi précieuses,et en vous remerciant vous qui me les avez envoyées pour m’êtreagréable.

– Aussi folle qu’une échappée de Bedlam !dit Tackleton entre ses dents. Nous allons être forcés d’en veniraux menottes et aux camisoles de force. Ce ne sera pas long.

Caleb, les mains croisées et pendantes,regardait fixement celle qui venait de parler, et se demandait siréellement – il doutait de cela ! – Tackleton avait faitquelque chose pour mériter ces remerciements. Il eût été trèsdifficile à Caleb de décider en ce moment, fût-il menacé de mort,s’il devait tomber aux genoux du marchand de joujoux, ou le chasserde chez lui à grands coups de pied. Caleb savait bien cependant quec’était lui qui avait apporté à sa fille le petit rosier, et quec’était lui qui avait inventé l’innocente déception qui avaitempêché Berthe de se douter de toutes les choses dont il se privaitchaque jour afin de la rendre moins malheureuse.

– Berthe, dit Tackleton, affectant pour unefois un peu de cordialité ! venez ici.

– Oh ! je puis aller droit à vous, sansque vous ayez besoin de me guider, répondit-elle.

– Vous dirai-je un secret, Berthe ?

– Si vous le voulez, répondit-elle avecempressement.

Comme il s’illumina ce visage obscurci !comme cette figure devint joyeuse et attentive !

– C’est bien aujourd’hui que cette petite…comment est son nom, cette enfant gâtée, la femme de Peerybingle,vous fait sa visite habituelle, c’est bien ce soir, n’est-cepas ? dit Tackleton avec une expression de répugnance pour lachose dont il parlait.

– Oui, répondit Berthe. C’est bienaujourd’hui.

– Je le savais dit Tackleton. Je désirerais mejoindre à votre partie.

– Avez-vous entendu cela, père ! s’écriala jeune aveugle avec transport.

– Oui, oui, je l’ai entendu, murmura Calebavec le regard fixe d’un somnambule, mais je ne le crois pas. C’estun de mes mensonges, sans aucun doute.

– Voyez-vous, je voudrais réunir dans votresociété les Peerybingle avec May Fielding, dit Tackleton. Je faisdes démarches pour me marier avec May.

– Vous marier ! s’écria la jeune aveugleen tressaillant devant lui.

– Elle est tellement idiote, murmuraTackleton, que je ne m’attendais pas à ce qu’elle me comprit. Oui,Berthe, me marier ! l’église, le prêtre, le clerc, le bedeau,la voiture à glaces, les cloches, le repas, le gâteau de mariage,les rubans, les os à moëlle, les couteaux, et tout le reste de cesfolies. Une noce, vous savez : une noce, ne savez-vous pas ceque c’est qu’une noce ?

– Je le sais, répondit doucement la jeuneaveugle, je comprends.

– Vraiment ? murmura Tackleton. C’estplus que ce que j’attendais. Bien ! c’est pour cette raisonque je veux faire partie de votre réunion, et y amener May ainsique sa mère. Je vous enverrai pour ce soir quelque petite chose, ungigot de mouton ou quelque autre plat confortable. Vousm’attendrez ?

– Oui, répondit-elle.

Elle avait laissé tomber sa tête et s’étaitretournée ; et elle demeurait, les mains croisées,rêveuse.

– Je pense que vous m’avez bien compris ditTackleton en s’adressant à elle ; car vous semblez avoiroublié ce que je vous ai dit… Caleb !

– Je me hasarderai à dire que je suis ici, jesuppose, pensa Caleb… Monsieur !

– Ayez soin qu’elle n’oublie pas ce que je luiai dit.

– Elle n’oublie jamais, répondit Caleb. C’estune des qualités qui sont parfaites chez elle.

– Chaque homme s’imagine que les oies qui luiappartiennent sont des cygnes, observa le marchand de joujoux enhaussant les épaules ! Pauvre diable !

S’étant délivré lui-même de cette remarqueavec un mépris infini, le vieux Gruff et Tackleton sortit.

Berthe resta où il l’avait laissée, perduedans ses réflexions. La gaîté s’était évanouie de son visagebaissé, et elle était bien triste. Trois ou quatre fois elle secouala tête, comme si elle regrettait quelque souvenir ou quelqueperte ; mais ses tristes réflexions ne se révélèrent paraucune parole.

Caleb avait été occupé pendant ce temps àjoindre le timon des chevaux à un wagon par un procédé sommaire, enclouant le harnais dans les parties vives de leurs corps,lorsqu’elle se dressa tout à coup de sa chaise, et venant s’asseoirprès de lui, elle lui dit :

– Mon père, je suis dans la solitude desténèbres. J’ai besoin de mes yeux, mes yeux patients et pleins debonne volonté.

– Voici vos yeux, dit Caleb, ils sont toujoursprêts ; ils sont plus à vous qu’à moi, Berthe, et à chaqueheure des vingt-quatre heures. Que voulez-vous faire de vos yeux,ma chère ?

– Regardez autour de la chambre, mon père.

– C’est fait, dit Caleb. Vous n’avez pasplutôt parlé que c’est fait, Berthe.

– Dites-moi ce que vous voyez ici autour.

– Tout est la même chose qu’à l’ordinaire, ditCaleb, grossier mais bien conditionné : de gaies couleurs surles murs, de brillantes fleurs sur les plats et les assiettes, desbois polis, des poutres et des panneaux luisants, la maison respirepartout l’enjouement et la gaîté, et est vraiment fortgentille.

Elle était agréable et gaie partout où lesmains de Berthe avaient l’habitude et pouvaient atteindre. Mais iln’en était pas ainsi des autres endroits, ils n’étaient nullementgais ni agréables, il n’était pas possible de le dire, quoique ilseussent été si bien transformés par Caleb.

– Vous avez votre habit de travail, et vousn’êtes pas si élégant qu’avec le bel habit bleu, dit Berthe entouchant son père.

– Non, pas si élégant répondit Caleb ;mais assez joli, cependant.

– Mon père, dit la jeune aveugle en serapprochant tout à fait de lui et passant un de ses bras autour deson cou, dites-moi quelque chose de May ; elle était bienjolie, n’est-ce pas !

– Elle était, certes, dit Caleb, vraimentjolie. Et c’était une chose tout à fait rare pour lui cette fois dene pas avoir besoin de recourir à ses inventions habituelles.

– Ses cheveux sont noirs, dit Berthepensivement, plus noirs que les miens. Sa voix est douce et pleined’harmonie, je m’imagine. J’ai souvent aimé à l’entendre. Sataille…

– Il n’y a pas une seule poupée dans la sallequi puisse l’égaler, dit Caleb, et ses yeux…

Il s’arrêta, car Berthe avait resserré encoreplus ses bras autour de son cou, et il ne comprit que trop bien cepressant avertissement.

Il toussa un moment, il hésita un moment, etse mit à entonner sa chanson à boire, sa ressource infaillible dansles moments difficiles.

– Notre ami ? mon père ? notrebienfaiteur. Et je ne suis jamais fatiguée de savoir ce qui leconcerne. En ai-je jamais été fatiguée ? dit-ellerapidement.

– Non, certainement, répondit Caleb, et avecraison.

– Ah ! avec tant de raison ! s’écriala jeune aveugle d’un ton si ardent ; que Caleb, quoique sesmotifs fussent si purs, n’eut pas le courage de la regarder enface, mais baissa les yeux comme si elle avait pu s’apercevoir deson innocente tromperie.

– Alors, parlez-moi encore de lui, mon cherpère, dit Berthe, parlez-m’en souvent. Sa figure est bienveillante,bonne et tendre. Elle est honnête et vraie. J’en suis sûre. Ce cœurgénéreux, qui dissimule tous ses bienfaits sous une apparence derépugnance et de rudesse, se trahit dans ses regards, sansdoute ?

– Et lui donne un air noble, ajouta Caleb dansson désespoir tranquille.

– Et lui donne l’air noble, s’écria la jeuneaveugle. Il est plus âgé que May, père ?

– Oui, dit Caleb en hésitant et comme malgrélui. Oui, il est un peu plus âgé que May, mais cela ne signifierien.

– Ô mon père, oui. Être sa compagne patientedans les infirmités de son âge ; être sa garde-malade agréabledans ses maladies, et son amie constante dans ses souffrances etdans ses chagrins ; ne pas connaître la fatigue quand ontravaille pour l’amour de lui, le veiller, le soigner, s’asseoirauprès de son lit, et faire la conversation avec lui à son réveil,et prier pour lui pendant son sommeil, quels privilèges elleaura ! quelles occasions de lui prouver sa fidélité et sondévouement ! Fera-t-elle tout cela, mon cher père ?

– Je n’en doute point, dit Caleb.

– J’aime May, mon père ; je puis l’aimerdu fond de mon âme ! s’écria la jeune aveugle. Et en disantces paroles, elle approcha du visage de Caleb sa pauvre figureprivée de lumière, et pleura tellement que celui-ci fut presquefâché de lui avoir procuré ce bonheur plein de larmes.

Pendant ce temps, il y avait eu chez JohnPeerybingle une assez notable commotion, car naturellement lapetite mistress Peerybingle ne voulait pas aller dehors sans avoiravec elle le baby ; et mettre le baby en état de sortirprenait du temps. Non pas que ce fût beaucoup de chose que le babycomme poids, mais avant d’avoir tout préparé pour lui, cela n’enfinissait point, et il n’était pas utile de se presser. Parexemple : lorsque le baby fut habillé et crocheté jusqu’à uncertain point, et que vous auriez pu raisonnablement supposer qu’ilmanquait une touche ou deux pour achever sa toilette, et en faireun baby présentable à tout le monde, il fut inopinément coiffé d’unbonnet de flanelle et porté au berceau ; alors il sommeillaentre deux couvertures pendant la plus grande partie d’une heure.De cet état d’inaction il fut ramené tout à fait resplendissant, etrugissant violemment pour avoir sa part – s’il est permis dem’exprimer ainsi qu’on le fait généralement – d’un léger repas.Après cela, il alla dormir de nouveau. Mistress Peerybingle mit àprofit cet intervalle pour se faire aussi belle que chacun de vouspeut penser qu’une jeune femme puisse le faire, et pendant cettecourte trêve, miss Slowbody s’insinua elle-même dans un spencerd’une confection si surprenante et si ingénieuse qu’il ne semblaitavoir été fait ni pour elle, ni pour aucune autre personne del’univers, et qui pouvait poursuivre sa course solitaire sansattirer le moindre regard de personne. Pendant ce temps le babybien éveillé était paré, par les efforts réunis de mistressPeerybingle et de miss Slowbody, d’un manteau couleur de lait pourson corps et d’une espèce de bonnet nankin ; ce ne futqu’alors que tous trois sortirent ; le vieux cheval pendantune heure s’était occupé à creuser et dégrader la route de sesimpatients autographes pour la valeur du droit à payer à labarrière, et par la même raison Boxer se montrait dans unelointaine perspective attendant immobile et jetant un regard enarrière sur le cheval comme s’il voulait le tenter de prendre lamême route que lui et de partir sans ordre.

Quant à une chaise ou à tout autre espèced’aide pour placer mistress Peerybingle dans la voiture, vousconnaissez vraiment peu John, je m’en flatte, si vous croyez quecela lui fut nécessaire. Avant que vous ayez eu le temps de leregarder, il l’enleva de terre et elle se trouva à sa place,fraîche et rose, qui lui disait : John ! commentpouvez-vous ! pensez à Tilly !

Si je pouvais me permettre de mentionner lesjambes d’une jeune personne, pour un motif quelconque, je vousferais observer que celles de miss Slowbody semblaient destinées àla singulière fatalité d’être constamment heurtées, et il leurétait impossible d’effectuer la moindre montée ou descente sanss’en rappeler la circonstance par une entaille, de même queRobinson Crusoé marquait les jours sur son calendrier de bois. Maisde peur d’être considéré comme impoli je garde le reste de mespensées pour moi.

– John, avez-vous pris le panier où setrouvent le veau et le pâté et les autres choses ; et lesbouteilles de bière ? dit Dot. Si vous les avez oubliés, ilfaut les aller chercher à la minute.

– Vous êtes une délicate petite femme,répondit le voiturier, de me dire de retourner après m’avoir faitperdre un quart-d’heure de mon temps.

– Je suis fâchée de cela, John, dit Dot avecembarras, mais je ne saurais penser à rendre visite à Berthe, jen’irai jamais, John, pour aucune raison, sans le pâté au veau et aujambon, et les autres choses et les bouteilles de bière.

– Way !

Ce monosyllabe s’adressait au cheval, qui n’yfaisait aucune attention.

– Oh ! arrêtez Way, John ! ditmistress Peerybingle, s’il vous plait !

– Il sera bien temps de l’arrêter, répliquaJohn, lorsque j’aurai oublié quelque chose. Le panier est là, etsuffisamment en sûreté.

– Quel monstre vous êtes, John, de ne mel’avoir pas dit, et en me sachant si inquiète ! Je déclare queje n’irais jamais chez Berthe sans le pâté au veau et au jambon,les autres choses et les bouteilles de bière, pour rien au monde.Régulièrement tous les quinze jours depuis que nous sommes mariés,John, nous y avons fait notre petit pique-nique. Si une seule chosedevait aller mal dans cette partie, je crois que nous ne serionsplus jamais heureux.

– C’est une pensée de la première importance,dit le voiturier, et je vous honore pour cela, petite femme.

– Mon cher John, répliqua Dot en devenantvraiment rouge, ne parlez pas de m’honorer. Grand Dieu !

– À propos, observa le voiturier, ce vieuxmonsieur…

Elle fut visiblement et instantanémentembarrassée.

– C’est un singulier original, dit levoiturier en regardant droit devant lui tout le long de la route.Je ne sais que penser de lui. Je ne remarque pourtant rien dedangereux en lui.

– Rien du tout. Je suis sûre, tout à fait sûrequ’il n’a rien de dangereux.

– Oui ? dit le voiturier, les yeuxattachés sur son visage et à cause du ton dont elle avait prononcéces paroles. Je suis satisfait que vous en soyez certaine, parceque cela confirme ma certitude. Il est curieux qu’il se soit misdans la tête de venir loger chez nous, n’est-ce pas ? Il y ades choses parfois siétranges.

– Si étranges ! répondit Dot d’une voixbasse et à peine perceptible.

– Cependant ce vieux gentleman paraît être unebonne nature, dit John, et il paye comme un gentleman, et je pensequ’on peut se fier à sa parole comme à celle d’un gentleman. J’aieu ce matin une longue conversation avec lui, il m’a dit qu’ilm’entendait mieux, parce qu’il commençait à s’habituer à ma voix.Il m’a parlé de beaucoup de choses qui le concernaient, et je luiai beaucoup parlé aussi de moi, et il m’a fait quelques raresquestions. Je l’ai informé que j’avais deux chemins à servir, commevous savez ; que je passais un jour par celui de droite, et lejour suivant par celui de gauche – et, étant étranger, il a vouluconnaître le nom des localités où je passe – et il s’est intéresséà cette nomenclature. – Alors, a-t-il dit, ce soir je retourneraipar le même chemin que vous, lorsque je croyais que vous feriezvotre retour par une direction exactement opposée. C’est important.Je vous embarrasserai de moi peut-être encore une fois, mais jem’engage à ne plus dormir si profondément. C’est qu’il étaitprofondément endormi, sûrement. – Dot, à quoipensez-vous ?

– Je pensais, John, à… Je vous écoutais.

– Oh ! c’est très bien, dit l’honnêtevoiturier. J’étais effrayé de l’air de votre figure, et j’avaispeur qu’ayant parlé si longuement vous ne vous soyez laissée allerà penser à autre chose ; j’étais bien près de le penser.

Dot ne répondit pas, et ils roulèrent pendantquelque temps en silence. Mais il n’était pas facile de restersilencieux longtemps dans la voiture de John Peerybingle, car iln’y avait personne qui n’eût quelque petite chose à dire, et quandmême ce n’aurait été que le « comment allez-vous »d’usage ; et le plus souvent, assurément ce n’était guèredavantage, il fallait pourtant y répondre avec une spirituellecordialité non pas simplement par un signe de tête ou par unsourire, mais par une action complète des poumons tout comme dansune discussion parlementaire à la chambre. Parfois, des passants àpied ou à cheval voyageaient un petit morceau de chemin auprès dela voiture pour babiller un moment, et alors des deux côtésbeaucoup de paroles étaient échangées.

Puis Boxer, quand il s’agissait de reconnaîtreun ami du voiturier ou de le lui faire reconnaître, valait autantqu’une demi-douzaine de chrétiens. Tout le long de la route, chaqueêtre le connaissait, spécialement les poules et les cochons qui,dès qu’ils le voyaient approcher, le corps tout de côté, lesoreilles dressées avec curiosité, et son morceau de queue sebalançant d’un côté et d’autre, se réfugiaient immédiatement dansleurs quartiers sans se soucier de l’honneur d’avoir avec lui plusgrande accointance. Il avait partout une occupation : ildonnait un coup d’œil dans tous les petits chemins, regardait danstous les puits, se montrait dans toutes les fermes, se précipitaitau milieu de toutes les écoles d’enfants, mettait en déroute tousles pigeons, faisait grossir la queue de tous les chats, et faisaitson entrée dans tous les cabarets comme une pratiquehabituelle.

Dès qu’il arrivait, le premier qui le voyaits’écriait : holà ! voici Boxer ! et alors quelqu’unsortait aussitôt accompagné de deux ou trois personnes, pour donnerle bonjour à John Peerybingle et à sa jolie femme.

Les ballots et les petits paquets étaientnombreux pour le voiturier, et constituaient pour lui de nombreuseshaltes pour l’expédition comme pour la livraison ; ce quin’était pas du reste la plus mauvaise partie de la journée. Unepartie des gens attendaient si impatiemment leurs paquets, etd’autres étaient au contraire si surpris de les recevoir ! etd’autres aussi étaient si inépuisables dans leurs instructions etleurs recommandations, et John prenait un si grand intérêt à tousles paquets, que c’était comme une vraie scène de théâtre. Il yavait également des articles à charrier qui réclamaient unediscussion considérable, et pour lesquels le voiturier était obligéd’entrer dans une foule de détails avec ceux qui lesexpédiaient ; Boxer assistait habituellement à ces discussionstantôt paraissant plongé dans une attention et une immobilitéprofondes, tantôt décrivant avec transport de nombreux cercles encourant autour des discoureurs et aboyant lui-même à s’enrouer. Dots’amusait de tout cela et en était spectatrice sans quitter sachaise dans la voiture ; charmant petit portrait encadré parle châssis et la toile, et qui ne manquait pas d’attirer desregards d’envie et des paroles prononcées tout bas de la part desjeunes gens qui passaient, je vous le promets. Et John le voiturierse réjouissait beaucoup, car il était satisfait de voir sa petitefemme admirée par tout le monde, sachant qu’elle n’y faisait guèreattention, quoique cependant elle n’en fût peut-être pasfâchée.

Le voyage se faisait par un temps de brume etde froidure, car on était au mois de janvier, cela était sûr. Maisqui pensait à ces bagatelles ? Ce n’était pas Dot, décidément.Ce n’était pas Tilly Slowbody qui estimait qu’être assis dans unevoiture était le point le plus élevé de la joie humaine. Ce n’étaitpas le baby, je le jure, car il n’exista jamais une nature de babycomme la sienne pour avoir chaud et dormir profondément, et pour setrouver heureux dans un endroit ou dans un autre, comme ce jeunePeerybingle.

Vous ne pouviez voir à une grande distance àtravers le brouillard ; mais vous pouviez voir beaucoup,oh ! oui, beaucoup. Je suis étonné de la quantité de chosesque vous auriez pu voir à travers un brouillard même beaucoup plusépais que celui de ce jour-là. C’était assurément une charmanteoccupation que de considérer dans les prairies ce qu’on appelle lestraces de la ronde des fées, les places de la gelée blanchemarquées dans l’ombre silencieuse produite par les arbres et leshaies ; je ne fais pas mention des formes inattendues queprenaient les arbres eux-mêmes et de leur ombre qui se confondaitavec le brouillard. Les haies étaient privées de feuilles etembrouillées, et abandonnaient au vent leurs guirlandesdesséchées ; mais il n’y avait rien de décourageant dans cecoup-d’œil. C’était une agréable contemplation, car elle vousrappelait que vous aviez en votre possession un chaud foyer, etvous faisait espérer le vert printemps. La rivière avait un airfrileux ; mais elle était pourtant encore en mouvement etcourait d’un meilleur train ; ce qui était un grand point. Lecanal était tardif et semblait être en torpeur ; il fallait enconvenir ; mais à quoi bon y penser ? il se trouveraitbien plus tôt pris quand la gelée viendrait pour tout de bon ;et alors quel agrément pour patiner et pour glisser ! et leslourdes et vieilles barques, glacées en certains endroitss’abritaient près du quai, où elles laissaient échapper tout lejour la fumée de leurs cheminées de fer rouillé, et attendaient làparesseusement le temps pour la navigation.

En un endroit un gros monticule d’herbessauvages et de chaumes brûlait ; le feu apparaissait en pleinjour blanc et éblouissant à travers le brouillard, et jetait detemps à autre un trait rouge au milieu de celui-ci ; enconséquence de cela, la fumée s’insinuant dans le nez de missSlowbody, suffoquée, celle-ci, ainsi que c’était son habitude à lamoindre provocation, réveilla le baby, qui ne voulut plus serendormir. Mais Boxer qui était en avance de près d’un quart demille, avait rapidement passé les limites de la ville et étaitparvenu au coin de rue où vivaient Caleb et sa fille aveugle ;et longtemps avant que les Peerybingle eussent atteint leur porte,Caleb et se fille se tenaient sur le pavé de leur porte prêts à lesrecevoir.

Boxer, dirons-nous en passant, faisaitcertaines distinctions délicates, et qui lui étaient propres, dansles communications qu’il avait avec Berthe, ce qui me persuadequ’il savait qu’elle était aveugle. Il ne cherchait jamais àattirer son attention en la regardant, mais invariablement en latouchant. Je ne puis dire s’il avait acquis cette expérience enfréquentant quelque personne ou quelque chien aveugle. Il n’avaitjamais vécu avec un maître aveugle ; ni M. Boxer le père,ni Mrs. Boxer la mère, ni aucun des membres de cette respectablefamille, ni d’aucune autre, n’avaient été connus comme aveugles, àma connaissance. Il avait peut-être trouvé cela par lui-même, toutseul, mais il l’avait trouvé. Il saisit le bas de la robe de Bertheavec ses dents et le garda jusqu’à ce que Mrs. Peerybingle et lebaby, ainsi que miss Slowbody et le fermier se trouvassent toussains et saufs dans la maison.

May Fielding était déjà arrivée, ainsi que samère – petite vieille querelleuse, avec une figure chagrine, qui,sous le prétexte qu’elle avait conservé une taille semblable aupied d’un lit, était supposée avoir une taille transcendante, etqui, en conséquence de ce qu’une fois elle aurait pu avoir uneposition meilleure, ou raisonnant dans la supposition qu’elleaurait pu l’avoir si quelque chose était arrivé, laquelle chosen’était jamais arrivée, et paraissait vraisemblablement n’avoirjamais dû arriver, – ce qui était tout à fait la même chose –prenait un air noble et protecteur, Gruff et Tackleton était aussilà, faisant l’agréable, avec le sentiment évident d’un homme qui sesentirait aussi indubitablement dans son propre élément quepourrait l’être un jeune saumon sur la cime de la grandePyramide.

– May ! ma chère ancienne amie !s’écria Dot, en courant à sa rencontre, quel bonheur de vousvoir !

Son ancienne amie était certainement aussicordialement charmée qu’elle ; et ce fut, vous pouvez m’encroire un spectacle charmant de les voir s’embrasser. Tackletonétait un homme de goût ; cela ne faisait aucun doute. Mayétait très jolie.

Vous savez que quelquefois lorsqu’une joliefigure à laquelle vous êtes accoutumée se trouve momentanément encontact et comparaison avec une autre jolie figure, elle vousparait pour un moment être laide et fanée, et fort peu mériter lahaute opinion que vous aviez d’elle. Maintenant ce n’était pas dutout le cas, ni avec Dot, ni avec May ; car la figure de Mayfaisait ressortir celle de Dot, et la figure de Dot celle de May,d’une manière si naturelle et si agréable que John Peerybingle futsur le point de dire, lorsqu’il arriva dans la salle qu’ellesauraient dû naître sœurs : ce qui était bien la seuleamélioration qu’il fût possible de leur appliquer.

Tackleton avait apporté son gigot de mouton,et, chose étonnante à raconter, une tarteencore…           mais nous ne regrettons pas une petite profusion lorsque celaconcerne nos fiancés ; nous ne nous marions pas tous lesjours. Il fallait ajouter à ces friandises le pâté au veau et aujambon, et les autres « choses » comme mistressPeerybingle les appelait, et qui consistaient principalement ennoix et oranges et petites tartes. Lorsque le repas fut servi surla table, flanqué de la contribution de Caleb, qui consistait en ungrand plat de bois de pommes de terre fumantes – il lui étaitdéfendu par un contrat solennel de fournir aucune autre viande, –Tackleton conduisit sa future belle-mère à la place d’honneur. Dansle but d’honorer le mieux possible cette place, la majestueusevieille avait orné sa tête d’un bonnet, calculé suivant elle pourinspirer des sentiments de respect aux plus étourdis. Elle avaitmis des gants, car il faut être à la mode ou mourir.

Caleb s’assit auprès de sa fille ; Dot etson ancienne camarade d’école s’assirent côte à côte ; le bonvoiturier s’assit au bout de la table. Miss Slowbody avait étéisolée, pour tout le temps de sa présence, d’aucun autre article oumeuble que la chaise où elle était assise, afin qu’il ne se trouvâtrien auprès de sa personne où elle pût heurter la tête du baby.

Tilly, cependant regardait les poupées et lesbonshommes qui à leur tour la regardaient, elle ainsi que lacompagnie. Les vieux et vénérables bonshommes qui se montraient àla porte de devant – tous en activité, – prenaient un intérêtspécial à la partie : par moments ils s’arrêtaient avant defaire leur saut, comme s’ils avaient prêté l’oreille à laconversation ; puis recommençaient plusieurs fois de suite àplonger d’une manière extravagante sans s’arrêter même un petitmoment pour respirer, comme s’ils se livraient tout entiers àl’exaltation d’une folie joyeuse.

Certainement, si ces vieux bonshommesdésiraient se donner le plaisir d’une joie méchante en contemplantla déconvenue de Tackleton, ils avaient amplement raison de sesatisfaire. Tackleton ne pouvait arriver à se mettre en bellehumeur ; et plus sa fiancée devenait enjouée dans la sociétéde Dot, moins cela lui plaisait, quoique il les eût réuniesensemble par un même dessein. C’était un véritable chien dans lamangeoire que ce Tackleton ; et lorsqu’il voyait rire tout lemonde et qu’il ne pouvait pas, il pensait en lui-même immédiatementque c’était de lui qu’on riait !

– Ah May, dit Dot, ma chère, quelschangements ! Comme en parlant de ces heureux jours d’écolecela vous fait rajeunir.

– Cependant, vous n’êtes pas encore vieille, àproprement parler, dit Tackleton.

– Regardez mon sobre et laborieux mari,répliqua Dot. Il ajoute vingt années à mon âge pour le moins.N’est-ce pas John ?

– Quarante, répondit John ?

– Combien en ajouterez-vous à l’âge deMay ? Je suis sûre de ne pas le savoir, dit Dot en riant. Maiselle pourrait bien risquer d’ajouter cent ans à son âge, auprochain anniversaire de sa naissance.

– Ah ! Ah ! s’écria en riantTackleton. Mais cela ressemblait à un tambour creux, et il riaitjaune. Et il regarda Dot comme s’il allait l’étrangler,vraiment.

– Ma bonne chérie ! dit Dot. Voussouvenez-vous de quelle manière nous parlions, à l’école, des marisque nous avions l’intention de choisir. Je ne me rappelle pluscombien le mien devait être jeune, beau, distingué, gai, agréable ! et le vôtre, May !

– Ah ! ma chère, je ne sais si je doisrire ou pleurer quand je pense quelles folles filles nous étionsalors.

May parut savoir ce qu’elle devaitfaire ; car sa figure devint tout d’un coup colorée, et deslarmes parurent dans ses yeux.

– Et aussi les personnes elles-mêmes, lesjeunes gens sur lesquels nous fixions quelquefois notre attention,dit Dot. Nous ne pensions pas le moins du monde au cours queprendraient les événements. Je n’avais jamais pensé à John, j’ensuis bien sûre ; et si je vous avais dit que vous seriez unjour mariée à M. Tackleton, comme vous m’auriez souffletée.N’est-ce pas vrai, May ?

Quoique May ne voulût pas lui dire oui, ellene dit certainement pas non, positivement, d’aucune manière.

Tackleton se mit à rire avec bruit etlourdement. John Peerybingle rit aussi de sa manière, manièred’homme heureux et de bonne humeur ; mais son rire était enquelque sorte murmuré à côté de celui de Tackleton.

– Quelques-uns d’entre eux sont morts, ditDot, et quelques-uns oubliés. Quelques autres, s’ils pouvaient setenir auprès de nous en ce moment, ne pourraient pas croire quenous soyons les mêmes créatures ; ils ne se fieraient ni àleurs yeux, ni à leurs oreilles, et se refuseraient à croire quenous puissions les oublier de cette manière. Non, ils ne croiraientpas un seul mot de tout cela.

– Mais, Dot ! s’exclama le voiturier.Petite femme !…

Elle avait parlé avec tant d’ardeur et de feu,qu’elle éprouvait le besoin que quelqu’un la rappelât à elle-même,sans doute. La réprimande de son mari était vraiment douce, car iln’était simplement intervenu, il le supposait du moins, que pourdéfendre le vieux Tackleton. Dot s’arrêta aussi, et n’en dit pasdavantage ; mais son silence même laissait percer uneagitation peu ordinaire, agitation dont le circonspect Tackletonprit note secrètement, après l’avoir observée de ses yeux à demifermés, et dont il se souvint dans l’occasion, ainsi que vous leverrez bientôt.

May ne prononça pas un mot, ni en bien ni enmal, mais elle se tint immobile et silencieuse, les yeux baissés,et ne donnant aucun signe de l’intérêt qu’elle prenait à ce quis’était passé. La bonne dame sa mère s’interposa alors :observant, dans son premier exemple, que les jeunes filles étaientdes jeunes filles, et que ce qui était passé était bien passé, etque aussi longtemps que la jeunesse est jeune et étourdie, elledoit suivant toute probabilité se conduire avec l’étourderie de lajeunesse : elle ajouta à cela encore deux ou trois raisonsd’un caractère tout aussi incontestable. Elle observa alors, dansune dévote pensée, qu’elle remerciait le ciel d’avoir toujourstrouvé dans sa fille May une enfant obéissante et soumise ;elle ne s’en félicitait pas elle-même, quoiqu’elle eût quelqueraison de croire que c’était uniquement à elle que sa fille ledevait. Quant à ce qui concerne M. Tackleton, dit-elle,c’était au point de vue de la morale, un homme irréprochable, et enle considérant sous le point de vue d’un futur gendre, il faudraitne pas avoir de sens pour ne pas l’accepter. – Ces derniers motsfurent prononcés d’un ton emphatique. – Relativement à la familledans laquelle il allait entrer, après en avoir fait la demande,elle pensait que M. Tackleton savait que, malgré son peud’importance sous le rapport de la fortune, elle avait quelquesprétentions à la noblesse, et que si certaines circonstances, pasentièrement vagues, se rapportant au commerce de l’indigo, s’étaient passées différemment, elle pourraitpeut-être se trouver en possession d’une grande fortune. Elle fitalors la remarque qu’il ne fallait pas faire allusion au passé, etne voulut pas rappeler que sa fille avait déjà, quelque tempsavant, rejeté la demande de M. Tackleton ; et elletémoigna l’intention de supprimer une foule d’autres choses qu’elleraconta cependant avec beaucoup de détails. Finalement, elledonnait comme le résultat général de ses observations et de sonexpérience que tous les mariages où il y avait le moins de ce qu’onest convenu d’appeler romanesquement et sottement de l’amour,étaient toujours les plus heureux ; et elle augurait le plusgrand bonheur, – non pas un bonheur ravissant, – mais un bonheursolide et constant pour les prochaines noces. Elle concluait eninformant la compagnie que le lendemain était le jour pour lequelelle avait vécu dans l’attente ; et que, passé ce jour, ellene désirerait rien autre chose que d’être expédiée dans une placeagréable d’un cimetière.

Comme toutes ces remarques étaient de cellesauxquelles il est tout à fait impossible de répondre, ce qui, dureste, est l’heureuse propriété des remarques suffisamment hors depropos, elles changèrent le courant de la conversation etdétournèrent l’attention générale au profit du pâté de veau et dejambon, du mouton froid, des pommes de terre et de la tarte. Depeur que la bière en bouteilles ne fût négligée, John Peerybingleproposa de boire au lendemain, au jour du mariage, et il prit surlui de boire une rasade à cette santé, avant de poursuivre sajournée.

Car il faut que vous sachiez que JohnPeerybingle ne restait là que le temps pendant lequel on débridaitet rafraîchissait son vieux cheval. Il lui fallait aller à quatreou cinq milles plus loin ; et alors, quand il retournait lesoir, il ramenait Dot, et faisait une autre halte chez lui. C’étaitl’ordre du jour toutes les fois qu’il y avait pique-nique, et iln’y en avait jamais eu d’autre depuis leur institution.

Il y avait deux personnes présentes, entre lefiancé et la fiancée, qui étaient restées indifférentes à ce toast.Une d’elles était Dot, trop troublée et impressionnée pour seprêter à aucun des petits incidents du moment ; l’autre étaitBerthe, qui se leva de table à la hâte avant tout le monde.

– Bonjour, dit le vigoureux John Peerybingleen s’enveloppant de sa redingote de voyage. Je serai de retour àl’heure habituelle. Bonjour à tous !

– Bonjour, John, répondit Caleb.

Il sembla prononcer ce bonjour par routine etil l’accompagna d’un geste de la main tout à faitinconscient ; car toute son attention était occupée à observerBerthe, qu’il suivait d’un regard anxieux et dont rien n’altéraitjamais l’expression.

– Bonjour, jeune fripon, dit le gai voiturier,en se baissant pour embrasser l’enfant, que Tilly Slowbody, occupéeuniquement avec son couteau et sa fourchette, avait déposé endormi,et, chose étrange à dire ! sans accident dans le petit lit queBerthe lui avait garni ; bonjour : le temps viendra, jesuppose, mon petit ami, où vous irez voyager avec le froid et oùvous laisserez votre vieux père au coin de la cheminée avec sa pipeet ses rhumatismes. Eh ! où est Dot ?

– Je suis ici, John, dit-elle entressaillant.

– Allons, allons, reprit le voiturier enfrappant ses mains sonores l’une contre l’autre. Où est lapipe ?

– J’avais complètement oublié la pipe.John.

– Oublié la pipe ! a-t-on jamais pu avoirl’idée de cela ! Elle avait oublié la pipe !

– Je vais la bourrer immédiatement, dit-elle.Ce sera fait de suite.

Mais ce ne fut pas fait de suite. La pipe setrouvait à sa place accoutumée, dans la poche de la redingote duvoiturier, cette petite poche était l’ouvrage de Dot elle-même,celle où elle avait toujours coutume de prendre le tabac ;mais sa main tremblait tellement qu’elle s’y embarrassa – etc’était pourtant la même main qui y entrait et qui en sortait siaisément, j’en suis sûr. – Les fonctions de bourrer et d’allumer lapipe, petites occupations pour lesquelles je vous vantaisl’habileté de Dot, si vous vous en souvenez, furent faites avecmaladresse et embarras. Pendant ce temps Tackleton la considéraitattentivement et malicieusement de son œil à demi fermé ; ettoutes les fois que son regard rencontrait le sien, ce regard,semblable à une espèce de trappe destinée à l’engloutir, augmentaitsa confusion à un remarquable degré.

– Comme vous êtes gauche cette après-midi,Dot, dit John. Je crois que j’aurais mieux fait moi-même. Je lecrois vraiment.

Après avoir prononcé ces paroles d’un ton debonne humeur, il sortit, s’éloignant à grands pas ; et onentendit bientôt après Boxer, le vieux cheval et la voiture faireleur musique dans la rue. Caleb, pendant ce temps, toujoursimmobile et rêveur, n’entendit rien, et continua à regarder safille aveugle avec la même expression de visage.

– Berthe, dit Caleb doucement, que vous est-ilarrivé ? Comme vous êtes changée, ma bien-aimée, depuis cematin. Vous avez été silencieuse et triste tout le jour ! Quesignifie cela ? dites-le moi.

– Oh ! mon père ! mon père !s’écria la jeune aveugle en fondant en larmes. Mon triste, tristesort !

Caleb passa sa main sur ses yeux avant de luirépondre.

– Mais, songez combien vous avez été heureuseet gaie, Berthe. Combien vous étiez bonne, et combien vous avez étéaimée par plusieurs personnes.

– C’est ce qui me fend le cœur, mon cher père,vous toujours si soigneux, vous toujours si prévenant pourmoi !

Caleb avait bien peur de la comprendre.

– Être… être aveugle, Berthe, ma pauvre fille,dit-il en hésitant, c’est sans doute une grande affliction…mais…

– Je ne l’ai jamais ressentie, s’écria lajeune aveugle. Je ne l’ai jamais ressentie, du moins d’une manièrecomplète, non jamais. J’ai quelquefois souhaité de vous voir, et dele voir, lui… vous voir une fois seulement, mon cher père,seulement pendant une minute, afin de pouvoir connaître le trésorque j’ai ici, dit-elle en posant sa main sur son cœur, et êtreassurée que je ne me trompe pas… Et quelquefois, – mais j’étais uneenfant à cette époque, – j’ai pleuré pendant que je priais la nuit,en pensant que vos chères images qui montent de mon cœur au cielpourraient ne pas avoir votre ressemblance. Mais je ne suis pasrestée longtemps inquiète pour cela. C’est passé maintenant, et jeme sens tranquille et contente.

– Et vous le serez encore, dit Caleb.

– Mais, père ! mon bon et tendre père,supportez-moi, si je suis coupable, dit la jeune aveugle, ce n’estpas le chagrin qui m’affecte de cette manière.

Son père ne put s’empêcher de pleurer, elleavait parlé d’un ton si pathétique ! Mais il ne la comprenaitpas, non, pas encore.

– Conduisez-la vers moi, dit Berthe. Je nepuis garder ce secret renfermé en moi-même. Amenez-la moi, monpère.

Elle comprit qu’il hésitait, et lui dit :– May, amenez-moi May.

May en entendant prononcer son nom vint verselle et lui toucha le bras. La jeune aveugle se retourna tout d’uncoup et lui saisit les deux mains.

– Regardez mon visage, chère amie, charmanteamie, dit Berthe. Lisez-y avec vos beaux yeux, et dites-moi si lavérité y est écrite.

– Chère Berthe, oui.

La jeune aveugle tournant vers elle sa figurepâle et privée de lumière, d’où s’échappaient de nombreuses larmes,lui adressa la parole en ces termes :

– Il n’existe pas dans mon âme un souhait ouune pensée qui ne soit pour votre bonheur, charmante May. Il n’estpas dans mon âme un gracieux souvenir, un souvenir plus profond etplus reconnaissant des soins et de l’affection que vous portez àl’aveugle Berthe, depuis que nous étions toutes deux enfants, si jepuis dire que Berthe a eu une enfance. J’appelle sur votre têtetoutes les bénédictions. Que vous rencontriez le bonheur sur vospas ! Je ne le souhaite pas moins ardemment, ma chère May,dit-elle en la pressant tendrement contre elle, pas moins ardemmentparce que aujourd’hui, en apprenant que vous alliez être sa femme,mon cœur a été presque brisé. Mon père ! May, Marie,pardonnez-moi à cause de ce qu’il a fait pour soulager la tristessede ma vie d’aveugle, et à cause de la confiance que vous avez enmoi, lorsque j’appelle le ciel à témoin que je ne pouvais luisouhaiter une femme plus digne de sa bonté.

En prononçant ces paroles, elle avait quittéles mains de May Fielding pour s’attacher à ses vêtements dans uneattitude de supplication et d’amour. Se laissant glisser peu à peujusqu’à terre, après qu’elle eut achevé son étrange confession,elle se laissa tout à fait tomber aux pieds de son amie et cacha safigure privée de lumière dans les plis de sa robe.

– Puissance divine ! s’écria son père,éclairé cette fois par la vérité, ne l’ai-je trompée depuis leberceau que pour lui briser le cœur à la fin !

Ce fut un bonheur pour tout le monde que lapetite Dot, active et utile, – car elle l’était, quelles quefussent ses fautes ; cependant vous pouvez apprendre plus tardà la haïr, – ce fut un bonheur pour tous, dis-je, qu’elle fûtlà ; sans quoi il aurait été difficile de dire comment celaaurait fini. Mais Dot, reprenant possession d’elle-même,s’interposa avant que May pût répondre, ou Caleb dire une autreparole.

– Venez, venez, chère Berthe ! Sortezavec moi ! Donnez-lui votre bras, May. Ah ! voyez commeelle est calme déjà, et comme il est bien de sa part de songer ànous, dit la chère petite femme en la baisant sur le front. Venez,chère Berthe ! et son bon père viendra avec elle ;n’est-ce pas, Caleb ?

Dot était une noble femme dans ces choses-là,et il aurait fallu être d’une nature bien endurcie pour sesoustraire à son influence. Lorsqu’elle eut emmené le pauvre Calebet sa Berthe, pour se consoler et se soutenir l’un l’autre, carelle savait qu’eux seuls pouvaient le faire, elle retourna enbondissant, aussi fraîche qu’une marguerite, je dis même plusfraîche, pour empêcher la chère vieille créature de faire quelquedécouverte.

– Apportez-moi le cher baby, dit-elle entirant une chaise près du feu, et pendant que je l’aurai sur mesgenoux, Tilly, mistress Fielding me dira tout ce qui concerne lesoin des enfants, et me redressera sur vingt points sur lesquelsj’aurai pu manquer. N’est-ce pas, mistress Fielding ?

La vieille dame tomba dans le piège. La sortiede Tackleton, le chuchotement de deux ou trois personnes se cachantd’elle, des plaintes sur le commerce de l’indigo l’auraient tenuesur ses gardes pendant vingt-quatre heures. Mais cette déférenced’une jeune mère pour son expérience était si irrésistible qu’aprèsavoir feint un instant de s’excuser sur son humilité, elle commençaà lui donner ses instructions avec la meilleure grâce du monde, ets’asseyant tout à coup devant la méchante Dot, elle lui débita,dans une demi-heure, plus de recettes et de préceptes domestiquesinfaillibles qu’il n’en aurait fallu, si on les avait mis enpratique, pour tuer le petit Peerybingle, quand il aurait eu lavigueur de Samson enfant.

Pour changer de sujet, Dot fit un petittravail à l’aiguille, elle mit dans sa poche tout le contenu d’uneboite à ouvrage, elle fit un peu téter son enfant, elle repritensuite son travail à l’aiguille, puis fit une petite causerie toutbas avec May, pendant que la vieille dame pérorait ; de sortequ’avec ces petites occupations, qui lui étaient habituelles, elletrouva l’après-midi très courte. Enfin, comme il se faisait nuit,et comme son devoir était de remplir la tâche de Berthe dans leménage, elle garnit le feu, balaya le foyer, dressa la table à thé,et alluma une chandelle. Après cela, elle joua un ou deux airs surune harpe grossière, que Caleb avait fabriquée pour Berthe, et elleles joua très bien, car la nature l’avait douée d’une oreille aussidélicate pour la musique qu’elle aurait été bien faite pour êtreornée de bijoux, et elle en avait eu à porter. À ce moment arrival’heure du thé, et Tackleton vint pour le prendre et passer lasoirée.

Caleb et Berthe étaient revenus quelquesinstants auparavant, et Caleb s’était assis pour s’occuper de sontravail de l’après-midi. Mais il ne put rester assis, tant il étaitagité, le pauvre, par ses remords au sujet de sa fille. On étaittouché en le voyant assis sans rien faire sur sa chaise à travail,la regardant fixement, et disant en face d’elle :« L’ai-je trompée depuis son berceau, pour lui briser lecœur ! »

Lorsqu’il fut nuit et que le thé fut fait, queDot n’eut rien plus à faire que de nettoyer les tasses, en un mot,– car il faut que j’en vienne là, et il est inutile de tant tarder– lorsque le moment fut venu d’attendre le retour du voiturier, enécoutant le bruit éloigné de ses roues, les manières de Dotchangèrent, elle rougit et pâlit tour à tour, et elle ne put pasrester en place.

Ce n’était pas comme d’autres braves femmes,lorsqu’elles écoutent si leur mari vient. Non, non, non, c’étaitune autre manière d’être agitée.

On entendit des roues, le pas d’un cheval,l’aboiement d’un chien ; ces bruits réunis se rapprochèrent.On entendit les pattes de Boxer gratter à la porte.

– Quel est ce pas ? s’écria Berthe entressaillant.

– Quel est ce pas ? répondit le voiturieren se présentant à la porte avec son rude et brun visage rougi parle froid du soir ; c’est le mien.

– L’autre pas ? dit Berthe ; celuide l’homme qui est derrière vous ?

– On ne peut la tromper, dit le voiturier enriant. Venez, monsieur, vous serez bien reçu ; n’ayez paspeur.

Il parlait haut, et le monsieur sourdentra.

– Il n’est pas tellement étranger que vous nel’ayez déjà vu autrefois, Caleb, dit le voiturier. Vous luidonnerez une chambre dans la maison jusqu’à ce que nouspartions.

– Certainement, John ; et ce sera unhonneur pour nous.

– Il n’y a pas de meilleure société que lasienne pour parler en secret, dit John. J’ai de bons poumons, maisil les met à l’épreuve, je vous assure. Asseyez-vous, monsieur. Cesont tous des amis, et ils sont charmés de vous voir.

Lorsqu’il eut donné cette assurance d’un tonde voix qui prouvait ce qu’il avait dit de ses poumons, il ajoutade son ton ordinaire : – Donnez-lui une chaise au coin de lacheminée, laissez-le s’asseoir en silence et regardez-leamicalement ; c’est tout ce dont il a besoin. Il est facile àcontenter.

Berthe avait écouté avec attention. Il fitvenir Caleb à son côté, quand il eut placé la chaise, et elle luidemanda de lui dépeindre le nouveau venu. Lorsqu’il l’eut fait avecune fidélité vraiment scrupuleuse, elle fit un mouvement, lepremier depuis que cet homme était entré, et après cela elle semblane plus prendre intérêt à lui.

Le brave voiturier était tout joyeux, et plusamoureux de sa petite femme que jamais.

– Ma Dot n’est guère bien mise, dit-il enl’embrassant quand elle fut un peu à l’écart, mais je l’aime autantcomme cela. Voyez là-bas, Dot.

Il lui montrait le vieillard, Dot baissa lesyeux ; je crois qu’elle tremblait.

– Ah ! ah ! ah ! il est pleind’admiration pour vous, nous n’avons parlé que de vous, tout lelong de la route. Ah ! c’est un brave vieux ; je l’aimepour cela.

– Je voudrais qu’il eût un meilleur sujet deconversation, John, dit-elle en jetant un regard autour d’elle,surtout vers Tackleton.

– Un meilleur sujet, s’écria le jovial John.Pas du tout. Allons ! À bas le manteau, à bas le châle épais,à bas ces lourdes enveloppes ! passons une bonne demi-heureprès du feu. Je suis à vos ordres, mistress, une partie de cartes,vous et moi. Cela vous va ? Dot, les cartes et la table. Unverre de bière ici, s’il en reste, ma petite femme.

Son défi s’adressait à la vieille quil’accepta gracieusement, et bientôt ils furent occupés à jouer.D’abord, le voiturier regarda autour de lui avec un sourire, oubien il appelait Dot pour lui faire voir son jeu par dessus sonépaule, ou pour lui demander conseil sur un coup. Mais sonadversaire étant ferrée, il comprit qu’il lui fallait plus devigilance, et pas de distraction pour ses yeux ni ses oreilles. Decette manière toute son attention fut graduellement absorbée parles cartes, et il ne pensa plus à rien jusqu’à ce qu’une mainplacée sur son épaule lui rappela Tackleton.

– Je suis fâché de vous déranger, mais un mot,tout de suite.

– Je vais jouer, dit le voiturier ; lemoment est critique.

– Venez, dit Tackleton.

En voyant la pâleur de son visage, levoiturier se leva, et lui demanda vivement de quoi ils’agissait.

– Chut ! John Peerybingle, ditTackleton. J’en suis fâché. Vraiment je le suis. Je l’aicraint, je l’ai soupçonné tout d’abord.

– Qu’est-ce ? dit le voiturier d’un aireffrayé.

– Chut ! je vous montrerai, si vous venezavec moi.

Le voiturier l’accompagna sans dire un mot deplus. Ils traversèrent une cour où brillaient les étoiles ; etils entrèrent par une porte latérale dans ce comptoir de Tackleton,où il y avait une fenêtre vitrée qui permettait de voir dans lemagasin ; elle était fermée pendant la nuit. Il n’y avait pasde lumière dans le comptoir, mais il y avait des lampes dans lemagasin long et étroit et par conséquent la fenêtre étaitéclairée.

– Un moment, dit Tackleton. Avez-vous lecourage de regarder par cette fenêtre ?

– Pourquoi pas ? répondit levoiturier.

– Encore un moment, dit Tackleton. Pas deviolence. Elle ne sert de rien. Elle est dangereuse. Vous êtes unhomme fort, et vous pourriez commettre un meurtre avant de lesavoir.

Le voiturier le regarda en face, et reculad’un pas comme s’il avait été frappé. Dans une enjambée il fut à lafenêtre, et il vit… Ô foyer souillé ! Ô fidèle Grillon !Ô perfide femme !

Il la vit avec le vieillard, qui n’était plusvieux, mais droit et charmant, tenant à la main ses faux cheveuxqui lui avaient ouvert l’entrée de cette maison désolée. Il vitqu’elle l’écoutait, tandis qu’il baissait la tête pour lui parler àl’oreille. Il les vit s’arrêter, il la vit, elle, se retourner demanière à avoir son visage, ce visage qu’il aimait tant, présent àsa vue ! et il la vit de ses propres mains ajuster lachevelure mensongère sur la tête de l’homme, en riant de sa naturepeu soupçonneuse.

Il serra d’abord sa vigoureuse main droite,comme s’il avait voulu frapper un lion ; mais l’ouvrantaussitôt, il la déploya devant les yeux de Tackleton, – car ilaimait cette femme, même en ce moment, – et quand ils eurent passé,il tomba sur un pupitre, faible comme un enfant.

Il était enveloppé jusqu’au menton, et occupéde son cheval et de ses paquets quand elle entra dans le salon, sepréparant à rentrer dans la maison.

– Me voilà, John, mon cher ! bonne nuit,May ! bonne nuit, Berthe !

Pouvait-elle les embrasser ? Pouvait-elleêtre gaie en parlant ? Pouvait-elle montrer son visage sansrougir ? Oui, Tackleton l’observait de près ; et elle fittout cela.

Tilly faisait taire le baby ; et ellepassa et repassa une douzaine de fois devant Tackleton, en répétantlentement : son père ne l’a-t-il trompée dès son berceau quepour lui briser le cœur à la fin !

– Tilly, donnez-moi le baby. Bonne nuit,M. Tackleton. Où est John, mon Dieu ?

– Il est allé se promener, dit Tackleton enl’aidant à s’asseoir.

– Mon cher John, se promener ? cesoir ?

La figure empaquetée de son mari fit un signeaffirmatif ; le faux étranger et la petite nourrice étaient àleur place, le vieux cheval partit. Boxer, l’insouciant Boxer,courant devant, courant derrière, courant autour de la voiture, etaboyant aussi triomphalement et aussi gaiement que toujours.

Lorsque Tackleton fut aussi sorti, escortantMay et sa mère chez elles, le pauvre Caleb s’assit près du feu àcôté de sa fille ; plein de tristesse et de remord,. il sedisait : « Ne l’ai-je trompée depuis le berceau, que pour luibriser le cœur à la fin ? »

Les jouets que l’on avait mis en mouvementpour l’enfant étaient déjà depuis longtemps immobiles. Les poupéesimperturbablement calmes dans le silence et le demi-jour ; leschevaux fougueux avec leurs yeux et leurs naseaux ouverts ;les vieux messieurs debout à des portes étroites, avec leurs genouxet leurs chevilles fléchissants ; les casse-noisette avecleurs figures grimaçantes ; les bêtes se dirigeant versl’arche de Noé, deux à deux, comme des écoliers en promenade,pouvaient être regardés comme frappés d’immobilité parl’étonnement, à la vue de Dot convaincue de fausseté, ou deTackleton digne d’être aimé, par quelque combinaison decirconstances.

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