Le Hazard du coin du feu

SCÈNE 2

 

Les mêmes, le duc de Clerval. La Tour, annonçant M. le ducde Clerval.

 

Célie.

Ah ! Qu’il entre, La Tour, qu’on diselà-bas que je ne veux absolument voir personne de la journée ;et que le suisse le retienne bien ; entendez-vous ?

La Tour.

Oui, madame. Mais cet ordre sera, je crois,fort inutile ; et à l’heure qu’il est, madame n’a pas devisite à craindre.

Célie.

A l’heure qu’il est !

La Tour.

Oui, madame, à cause du tems qu’il fait.

Célie.

Que vous êtes impatientans, vous autres, avecvos raisons ! Les importuns ne marchent-ils point par tous lestems ? Le duc entre. ah ! Bonsoir, mon cher duc.Que vous vous êtes fait attendre ! Se peut-il que voussçachiez à quel point votre présence m’est nécessaire, et que vousayez la barbarie de m’en priver !

Le Duc.

Je ne croyois en vérité pas, ma chère Célie,que mon absence dureroit si long-tems, surtout, étant parti, sûr del’agrément de ma charge : mais j’avois à traiter avec leministre de choses particulières ; et puis une promotion quiest venuë tout d’un coup sur le tapis m’a arrêté encore. Je vouloisfinir mes affaires, savoir si, par hazard, je n’étois pas oubliédans la promotion ; et tout cela m’a arrêté jusqu’à cetteaprès-dînée. Enfin, j’ai tout terminé ; et vous voyez à lafois, en ma personne, un des… de sa majesté et unlieutenant-général de ses armées. Ne vous parois-je pas bienvénérable ? Il salue la marquise et lui baise forttendrement la main.

La Marquise.

Nous vous faisons, sur tant d’honneur et degloire, nos trés-sincéres complimens ; mais, sans y mettred’humeur, il me semble que vous auriez pu les recevoir plustôt.

Le Duc.

Puisque je ne l’ai pas fait, cela ne doitpoint vous paroître vraisemblable. Premiérement il falloit que jeremerciasse…

La Marquise.

Ah ! Sans doute ! Vous avez dit auroi de fort belles choses. Pourriez-vous retrouver quelques traitsde votre harangue ? Je crois que cela étoit lumineux.

Le Duc.

Mais il n’en faut pas moins attendre l’instantde se montrer ; j’avois de plus à prêter serment et je n’aipas, comme de raison, été maître d’en prescrire l’heure.

La Marquise.

Je ne vous attendois qu’aujourd’hui :mais je m’étois flattée que vous viendriez dîner avec nous ;et je suis trés-sérieusement piquée que vous ne l’ayez pas fait.Vous vous êtes donc bien amusé à Versailles ?

Le Duc.

Beaucoup, assurément. Ce n’est pourtant pas lamultiplicité des plaisirs que j’y goûtois qui m’y a retenu :j’en étois même parti d’assez bonne heure pour être ici au moinsdeux heures plus tôt ; mais le tems est si détestable et lepavé est si mauvais que mes chevaux se sont abattus vingt fois, etque j’ai cru tout autant que je serois forcé de coucher enroute.

La Marquise.

Ah ! Oui ! Voilà de bellesexcuses !

Célie.

Mais, duc, ne voudriez-vous rienprendre ?

Le Duc.

Je vous rends graces, madame. J’aurois dînépar pure complaisance, si je fusse arrivé chez vous à tems pourcela ; et je m’en trouverai mieux de ne l’avoir pas fait.Seulement, pour vous faire plaisir, j’approcherai du feu.

Célie.

En effet ! Il doit être gelé.

Le Duc.

Ah parbleu ! Toutes les pelisses du mondene garantiroient pas du froid qu’il fait aujourd’hui : il esttel que je ne crois point la fameuse et terrible nuit de laretraite de Prague, en avoir essuyé un plus vif. Mais nepassons-nous pas ensemble le reste de la journée ?

La Marquise.

C’étoit mon intention ce matin ; maisj’ai tant d’envie de vous punir…

Le Duc.

Eh ! Quand je ne vous aurois vue que d’unquart d’heure plus tard, eussé-je même, en cette occasion, autantde tort que j’en ai peu, ne me trouveriez-vous pas suffisammentpuni ?

La Marquise, en luitendant la main.

Oui, duc ; et trop même de la peur.

Célie.

Ah ! Monsieur De Clerval, n’auriez-vouspas en chemin recontré M D’Alinteuil ?

Le Duc.

D’Alinteuil ! Non, est-ce qu’il estici ?

Célie.

Oui, d’hier au soir seulement.

Le Duc.

Parbleu ! Tant pis pour lui. Et il estallé à Versailles comme cela, tout légérement.

Célie.

Assurément ! Et pourquoi donc pas ?Il ne m’a point dit qu’il lui fût défendu d’y paroître.

Le Duc.

Ah ! Ce n’est point cela : maisc’est que Mme De Valsy n’a point du tout l’air de l’yattendre.

Célie.

Bon ! Vous verrez qu’il aura oublié del’instruire de son retour.

Le Duc.

Mon dieu ! Je ne doute point du toutqu’il ne l’en ait informée ; mais elle pourroit, malgré cela,ne l’en pas attendre davantage.

Célie.

Vous me feriez mourir ! Expliquez-vous.Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le Duc.

Eh bien, madame, puisqu’il faut parler sansdétour, c’est qu’il court le risque du monde le plus grand de ne lapas retrouver absolument telle qu’il l’a laissée.

Célie.

Ah ! C’est une calomnie bien atroce etbien du pays d’où vous venez.

Le Duc.

Ma foi, madame, j’ignore si c’est, comme vousle dites, une calomnie du pays ; en tout cas, j’y en aiquelquefois entendu dans lesquelles la vraisemblance n’étoit pastout à fait si ménagée.

Célie.

Cela m’outre de fureur ! Une femme quil’adore ! Qui, de notoriété publique, ne vit que pourlui !

Le Duc.

Mais, madame, est-ce que, depuis que vousexistez, vous n’avez jamais vu la notoriété aller de côté etd’autre ?

La Marquise.

Qui lui donne-t’on ? Le Duc. Rien autrechose que le petit Frécourt.

Célie.

Un enfant ! Cela peut-ils’imaginer ? Que peut-elle attendre de cela ?

Le Duc.

Comme c’est un calcul qu’elle n’a pas eu labonté de faire avec moi, c’est ce que j’ignore ; mais ce quidoit vous tranquilliser pour elle, c’est qu’elle a trop d’usage deces sortes d’affaires pour qu’elle eût pris Frécourt, si elle eûtcru, en s’arrangeant avec lui, en faire une si mauvaise.

Célie.

Je n’en reviens pas ! Unenfant !

Le Duc.

C’est peut-être pour se délasser des hommesfaits.

Célie.

Si ce que vous me dites est vrai, je plainsbien ce pauvre D’Alinteuil, il sera encore plus désespéré quesurpris.

Le Duc.

Oh ! Pour vrai, rien ne l’est davantage,ni mieux constaté. Je les ai vus ensemble ; et c’est à qui desdeux s’affichera avec le moins de ménagement ; mais est-ce queD’Alinteuil comptoit sur elle à un certain point ? Cela ne sepeut pas ! La Marquise. Pardonnez-moi ; le moyen qu’ilpût faire autrement ? C’étoit de la part de Mme De Valsyle coup de foudre le plus marqué qu’on eût jamais vu.

Le Duc.

Ah ! C’est autre chose ; je n’ignorepas qu’elle y est sujette ; et quand ce seroit un mal defamille, je n’en serois pas bien étonné ; il y a des races simalheureuses !

La Marquise.

Mais ce petit Frécourt avoit quelqu’un, ce mesemble ?

Le Duc.

Oui, une certaine Mme De Sprée, cettegrande, grande femme, qui n’a affaire nulle part et que l’on trouvepartout, et avec qui Frécourt avoit tout à fait l’air d’une mouchequi se seroit établie sur un colosse. Eh mais, parbleu !D’Alinteuil n’a qu’à la prendre, lui ; elle ne cherche qu’unvengeur, et j’ai vu même le moment qu’elle alloit présenter unplacet pour qu’on lui en fournît un.

La Marquise.

L’idée est, assurément, ingénieuse ; maissi M D’Alinteuil est si désespéré de l’inconstance de Mme DeValsy, il n’a qu’à regarder son aventure avec Frécourt comme unedistraction et l’attendre au réveil. Ou je me trompe fort, ou celane sera pas bien long.

Le Duc.

Il y a toute apparence ; de plus, quandelle voudroit que cela durât, l’enfant ne le voudroit pas,lui ; car il est convaincu qu’on ne sauroit avoir avec lesfemmes de trop mauvais procédés ; et en conséquence d’uneopinion si raisonnable, il en a déjà perdu deux. Ah ! C’estune jolie créature ! Sans principes, sans mœurs, méchant déjàcomme un aspic, ne disant pas un mot de vrai. Son éducation n’asûrement pas été perdue ; aussi étoit-il en main demaître.

La Marquise.

Ah ! Laissons pour ce qu’ils sont tousces gens-là. Dites-moi un peu, je vous prie, Monsieur De Clerval,avez-vous vu là-bas la petite duchesse ? Sauriez-vous pourquoije ne saurois obtenir un mot de réponse ?

Le Duc.

Ah parbleu ! Oui, madame. Vousécrire ! Elle est vraiment bien en état decela !

La Marquise.

Ah ! Mon dieu ! Vous me faitestrembler ! Que lui est-il donc arrivé ? Seroit-ellemalade ?

Le Duc.

Rassurez-vous, marquise, elle n’en mourrapoint : ce qu’on croit, du moins, c’est que, tout uniment,Plessac l’a quittée et qu’elle en est d’une désolationincroyable.

La Marquise.

Plessac l’a quittée ! Ne plaisantez-vouspas ? Le Duc. On ne peut pas moins.

La Marquise.

Plessac l’a quittée ! Voilà encore unplaisant animal pour se donner les airs d’être inconstant !Cela lui va bien ! Et qui a-t’il pris, lui ? Car encorefaut-il bien qu’il ait pris quelqu’un.

Le Duc.

La grosse comtesse, seulement ; et l’onpeut dire qu’à tous égards, ce n’est pas prendre si peu dechose.

Célie.

Mais il faut donc que la tête lui ait tournéd’aller quitter une femme charmante pour une… en vérité, vous êtesaussi tropincompréhensible.

La Marquise.

La grosse comtesse est donc bien fiére !Eh ! A-t’elle aussi quitté quelqu’un pour prendrePlessac ? étoit-elle, par hazard, en état de faire unsacrifice ?

Le Duc.

Oh ! Oui ; elle avoit depuis douzeou quinze jours un M. Des r, la plus belle créature du conseil qui,dit-on, ne revient pas d’étonnement de la fragilité des honneurs etdes plaisirs de la cour. On m’a dit encore qu’il avoit eul’intention de proposer à la petite d’unir leurs douleurs et leurscœurs ; mais que quelqu’un qui la connoît et qu’il a consultélà-dessus, lui a conseillé de n’en rien faire. Le pauvre homme enest donc réduit à sécher dans les feux et dans les larmes ! Etpour qui ?

La Marquise.

Tout ce qui se passe dans le monde est, envérité, bien ridicule ! Eh ! Pourquoi ne revient-elle pasici ? Elle n’a, actuellement, rien à faire à la cour.

Le Duc.

Pardonnez-moi, madame, elle y est couchée,poussant de hauts cris et n’y voulant voir que fort peu demonde.

La Marquise.

Quelque peu qu’elle y en puisse voir, elle n’yen voit encore que trop. Le beau spectacle qu’elle y donne !C’est un pays où l’on est bien compatissant et surtout à desmalheurs de l’espèce du sien, pour s’obstiner, comme elle fait, à yrester. Il faut qu’elle soit folle ! Je lui écrirai demain queje veux absolument qu’elle revienne ici. Est-ce là tout ce qui estarrivé en inconstances ?

Le Duc.

Ce sont, du moins, les seules marquées et donton parle.

La Marquise.

Mais ce n’est pas trop en huit jours.

Le Duc.

En effet, j’ai vu des semaines qui rendoientdavantage. Ma foi, on a bien raison de dire : toutdépérit.

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