Le Hazard du coin du feu

SCÈNE 4

 

La marquise, le duc.

 

Le Duc.

Parbleu ! J’ai donné là dans un beaupiége, moi !

La Marquise.

Dans lequel, donc ?

Le Duc.

Quoi ! N’avez-vous pas entendu le mauditordre qu’elle a donné pour sa porte ? Et vous encore, qui mecondamnez à passer ici la journée sans vous !

La Marquise.

Ce n’est pas moi, mais les circonstances quivous y condamnent. Au reste, le grand malheur que de passerquelques heures tête-à-tête avec une jolie femme et d’être sûrqu’on ne sera pas interrompu !

Le Duc.

Et qu’on parlera toujours de la même chose.J’aimois ce malheureux Prévanes, assurément, et je crois l’avoirprouvé ; mais pourtant, elle me fera mourir d’ennui, si c’estlui qui fait toujours le fond de l’entretien.

La Marquise.

Prévanes ! Qui est cethomme-là ?

Le Duc.

Vous me confondez par cette question.

La Marquise.

Hélas ! Célie pourroit vous lafaire ; et avec bien plus de sincérité que moi.

Le Duc.

Cela seroit-il possible ?

La Marquise.

Eh ! Pourquoi pas ? Le Duc.Ah ! Quelle horreur !

La Marquise.

Celles de ce genre-là sont sicommunes !

Le Duc.

Quoi ! Ce même homme qu’elle devroitéternellement pleurer, ou, du moins, n’oublier jamais ; à quielle doit tant ! Du souvenir de qui, il n’y a encore que huitjours, elle paroissoit si remplie, et dont elle vouloit qu’on nefût pas moins occupé qu’elle-même, est pour jamais anéanti dans soncœur !

La Marquise.

A parler sérieusement, j’ai tout sujet decroire que ce que vous avez le plus à craindre n’est pas qu’on vousen entretienne trop long-tems ; à moins, cependant, que vousne fassiez l’étourderie de lui en parler le premier ; car, ence cas, il est certain que, quelque épuisé que soit pour elle cesujet, elle le traitera avec une étendue à vous désespérer.

Le Duc.

Qui ! Moi ? Ah parbleu ! Jevous réponds de ne lui en pas plus parler que si je ne l’eussejamais connu ; mais vous verrez que, malgré cela, je seraiassez malheureux pour qu’elle m’en assassine.

La Marquise.

Eh non ! Vous dis-je ; nous avonsdîné tête-à-tête : malgré son prétendu dégoût pour lanourriture, et cet estomac rebelle qui, selon elle, ne veut plusrien digérer, elle a mangé beaucoup mieux que moi, qui faisoisdiéte depuis vingt-quatre heures. Après, nous avons eu ensemble unefort longue conversation, laquelle, par parenthése, auroit pu faireprésumer à quelqu’un qui l’auroit entendue, que l’une de nous deuxne méritoit pas d’avoir un amant ; mais non qu’elle en eût unà regretter ; et le pauvre Prévanes, en effet, n’y a, jecrois, été nommé qu’une seule fois : encore a-ce été parhazard.

Le Duc.

De bonne foi ! Vous croyez qu’elle ne lepleure plus ?

La Marquise.

Ce seroit, peut-être, un peu trop dire ;mais, du moins, je doute qu’elle le pleure encore long-tems, et quemême, aujourd’hui, elle ne pût se passer de donner des larmes à samémoire. Ce n’est pas, cependant, que, si ma conjecture est juste,ce ne soit bien malgré elle que cela lui arrive. Elle aimoitPrévanes ; mais c’étoit à sa maniére, et elle a, par malheurpour elle, une de ces ames qui, quelque désir qu’elles eussent quele sentiment prit sur elles plus d’empire, ne peuvent jamaiss’affecter qu’à un certain point, et pour qui, surtout, la douleurest un fardeau insupportable. Aussi, ne voudrois-je pas répondreque, forcée de paroître devant nous, amis intimes de son malheureuxamant, et confidens de leur tendresse, aussi affligée qu’elle sentqu’elle devroit l’être, notre présence ne lui fût à présent plus àcharge qu’agréable, ou nécessaire.

Le Duc.

En ce cas, pourquoi vouloir que nous soyonssans cesse auprès d’elle ? à quoi peut lui servir cettefausseté ?

La Marquise.

A tâcher de nous imposer sur l’état de soncœur, et sur la honteuse facilité avec laquelle elle s’est consoléede Prévanes ; car, dans le fond, il ne se peut pas qu’elles’en trouve intérieurement fort dégradée. Plus de certainesdouleurs sont décidées honorables, plus aussi l’on doit cacher quel’on est incapable de les soûtenir long-tems ; elle tâche doncde masquer l’ame qu’elle a, de celle qu’il seroit beaud’avoir ; et c’est précisément ce qui fait qu’elle ne veutmontrer à personne, et moins encore à nous qu’à qui que ce puisseêtre, la sienne telle qu’elle est.

Le Duc.

Mais, croyez-vous qu’elle se console dePrévanes au point d’en prendre un autre ?

La Marquise.

Je n’en sçais rien ; mais quand celaarriveroit, je n’en serois pas bien surprise : elle n’est pasmorte.

Le Duc.

Ah ! Cela seroit affreux, après ce qu’ila fait pour elle !

La Marquise.

Affreux, j’en conviens ; fort ordinairepourtant. Ce n’est pas sa faute à elle s’il a gagné une fluxion depoitrine en la veillant dans la maladie dont elle a pensé mourir,et s’il en est mort, elle l’a pleuré ; si ce n’étoit pas toutce qu’il lui devoit, c’étoit, du moins, tout ce qu’elle pouvoitfaire pour lui. Eh ! Qui sait, en cas qu’il en fût revenu,s’il ne l’auroit pas trouvée encore plus ingrate ? Nous nerécompensons jamais les sacrifices que l’on nous fait, que quandnous sommes dignes qu’on nous en fasse. Célie, charmante par lafigure, avec de l’esprit, ne pensant peut-être point dans le fondabsolument mal, n’en est cependant pas plus faite, par sonexcessive légereté, pour s’attacher un honnête homme ; et cen’est pas d’aujourd’hui que je vous le dis.

Le Duc.

Ah ! Ce n’est pas non plus d’aujourd’huique je la connois.

La Marquise.

Ah ! Ah ! Est-ce qu’elle auroit eudes vuës sur vous ?

Le Duc.

Je l’ignore : et cela vous prouve que jen’ai pas eu lieu de lecroire.

La Marquise.

Cela m’étonne, pour le moins, autant de votrepart que de la sienne.

Le Duc.

Vous avez raison ; il est, au premiercoup d’œil, assez singulier que nous n’ayons pas eu de fantaisiel’un pour l’autre. Je crois que ce qui en est cause, c’est quedepuis que nous sommes tous deux dans le monde, nous ne nous sommesjamais vus que respectivement occupés.

La Marquise.

Bon ! Vous êtes bien gens, tous deux, àtenir à ce que vous faites, au point qu’il ne vous naisse pas decaprices.

Le Duc.

Et puis, je ne sçais pas, elle ne m’a jamaisplû.

La Marquise.

Cela est encore fort extraordinaire, parexemple ; car j’ai vû des femmes qui n’étoient assurémentfaites d’aucune façon pour entrer en comparaison avec elle,non-seulement trouver grâce devant vos yeux, mais même vousdéranger un peu la tête.

Le Duc.

Aussi, puis-je plus aisément vous dire qu’ellene m’a jamais plû, que fonder en raison mon indifférence pour elle.D’ailleurs, quand j’aurois pensé différemment sur son compte,depuis l’instant heureux qui m’a pour jamais uni à vous, je croisque mes prétentions sur elle auroient été fort inutiles. Elle esttrop votre amie pour pouvoir penser à un homme qui jouit du bonheurde vous plaire.

La Marquise.

Mon amie ! Pouvez-vous penser quel’amitié puisse jamais unir deux caractéres aussi différens que lesont les nôtres ? La parenté a commencé notre liaison ;Célie l’a continuée plus par nécessité que par goût ; moi, jene l’ai point rompue, pour ne pas achever de la perdre dansl’esprit de sa mére qui, l’estimant déjà bien peu, auroit priscette rupture pour une confirmation des bruits qui ont été jusquesà elle, et eût indubitablement fait un éclat. Nos liens n’ont donc,comme vous voyez, rien qui dût la gêner à un certain point si safantaisie se tournoit de votre côté ; mais elle m’aimeroit, etle plus tendrement du monde, que, si elle vous trouvoit à son gré,ce ne seroit point du tout pour elle une raison de ne se passatisfaire. Elle a donné des preuves qu’elle ne se contraint qu’àun certain point sur ces sortes de choses ; et, dans le fond,elle pense sur cela comme tant d’autres…

Le Duc.

Savez-vous qui je crois qu’elle prendroit, sicela pouvoit s’arranger avec vous ?

La Marquise.

Qui ? M D’Alinteuil ? Vous voustrompez ; elle l’a déjà eu.

Le Duc.

Je ne l’ignore, ni ne puis l’ignorer ;car c’est lui qui me l’a dit ; et, de plus, il m’a prouvé, parles lettres mêmes de Célie, qu’il me disoit exactement vrai.

La Marquise.

Par lequel des deux leur affaire a-t’ellefini ? Je n’ai pas trop suivi cela : est-ce parlui ?

Le Duc.

Mon dieu ! Non, c’est elle qui l’a quittépour Manselles et je l’en ai vu même furieusement piqué.

La Marquise. Il avoit tort : c’étoit làun de ces cas où rien ne doit consoler du malheur que l’on éprouve,comme le successeur qu’on a.

Le Duc.

Vous avez raison ; c’est dommage que dansces circonstances-là, on commence par crier ; et que laréflexion n’arrive jamais qu’après la sottise. Au reste,D’Alinteuil est devenu son ami ; et c’est ce qui me feroitpenser que, désœuvrés comme ils le sont tous deux, ils pourroientêtre tentés de sereprendre.1

La Marquise.

Se peut-il qu’avec l’usage que vous avez desfemmes de ce caractére, vous ignoriez qu’il est communément aussidifficile de s’en faire reprendre, qu’il a été aisé de lesavoir ?

Le Duc.

Ce n’est pourtant pas que dans un engagementelles aient épuisé leur cœur ?

La Marquise.

Non, sans doute ; mais si c’est lacuriosité qui le leur a fait former, au bout d’un certain tems,elle est usée, et usée à ne jamais renaître ; si c’est lecaprice, il est passé ; est-ce la vanité ? Elle estsatisfaite. Par où voulez-vous donc qu’on les rengage ?

Le Duc.

Voilà des raisons auxquelles il me semblequ’on ne sauroit rien opposer.

La Marquise.

A l’égard de Célie, si elle prend, ou – pourparler plus juste – quand elle prendra quelqu’un, voulez-vousparier, en supposant qu’il n’y mette point d’obstacle, que ce seraM. De Bourville ?

Le Duc.

Ah ! Parbleu ! J’en serois comblé dejoie ; il est fort aimable, et mon ami. Mais sur quoijugez-vous que ce sera lui ?

La Marquise.

Sur ce qu’à un souper qu’il fit avec elle, peude jours avant qu’elle tombât malade, elle en fut si frappée, que,sans tout ce qui est arrivé depuis, nous lui aurions peut-être vuquitter Prévanes aussi légerement qu’elle en a déjà quitté quelquesautres : j’ai, du moins, eu de quoi le craindre.

Le Duc.

Elle n’auroit pas tardé à en être punie ;car si, par les agrémens, elle a de quoi tenter Bourville, elle n’asurement pas, dans le caractére, de quoi le fixer. Je sçais, deplus, qu’il est actuellement fort amoureux d’une autre.

La Marquise.

Mais vous savez aussi, je crois, que celan’empêche rien ; et que le sentiment le plus tendre vouslaisse toujours de quoi avoir une fantaisie.

Le Duc.

Aussi ne douté-je point que quand il auroit vuCélie, avec plus d’indifférence…

La Marquise.

Est-ce que l’impression a étérespective ?

Le Duc.

Mais, oui : c’est-à-dire qu’il s’est fortbien apperçu des vuës qu’elle avoit sur lui, et qu’il nes’éloignoit pas d’y répondre ; et je le crois encore dans lesmêmes dispositions ; pour la garder, ce pourroit bien être uneautre affaire.

La Marquise.

C’est ce qui me feroit désirer que celle-là nes’engageât pas ; elle a déjà fait, en ce genre, tant de chosesridicules ! Mais, adieu, laissez-moi partir, passez chez moitantôt ; j’y serai, selon toute apparence, rentrée long-temsavant que vous puissiez y arriver ; mais je vous y attendraisans humeur, parce que je sens bien que, de la façon dont leschoses se sont arrangées, vous ne sauriez, aussitôt que vous levoudriez, quitter Célie.

Le Duc.

Ah ! De grace, marquise, encore unmoment.

La Marquise.

Oh ! Pas seulement une minute ;l’état de ma mére m’inquiéte ; et, d’ailleurs, il seroitridicule que vous laissassiez Célie seule plus long-tems.

Le Duc.

Adieu donc, marquise, puisqu’il le faut ;mais, en vérité, pour les gens qui s’aiment, les bienséances et lesdevoirs sont de bien terribles choses !

Il la conduit à sa chaise et rentre dansle cabinet de Célie.

Comme il y a des lecteurs qui prennent garde àtout, il pourroit s’en trouver qui seroient surpris, le tems étantannoncé si froid, de ne voir jamais mettre de bois au feu, et quise plaindroient, avec raison, de ce manque de vraisemblance dans unpoint si important. Pour prévenir donc une critique si bien fondée,on est obligé de dire que pendant l’entretien de la marquise et duduc, Célie a sonné, et que c’étoit pour qu’on raccommodât son feu.L’éditeur de ce dialogue s’étant, à cet égard, mis hors de toutequerelle, se flatte qu’on voudra bien le dispenser de revenir surcette intéressante observation.

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