Comme cela lui arrivait souvent lorsqu’il s’animait, Poirot devint subitement très continental.
— Monsieur l’inspecteur, s’écria-t-il dans un anglais hésitant entrecoupé de français, prenez garde au… au chemin aveugle, non… comment dit-on ? la petite rue qui ne débouche nulle part.
L’inspecteur Raglan ouvrit des yeux ronds, mais je compris plus vite.
— Une impasse, c’est cela ?
— Oui, voilà : l’impasse qui ne mène nulle part. Et les empreintes, c’est la même chose : elles ne vous mèneront peut-être nulle part.
— Je vois mal comment ce serait possible, répliqua l’officier de police. Insinuez-vous qu’on les ait falsifiées ? J’ai rencontré ce genre de cas dans des livres, mais jamais dans la réalité. Et d’ailleurs, vraies ou fausses, elles doivent mener quelque part.
Poirot se contenta de hausser les épaules et d’écarter les bras en un geste d’impuissance.
Puis l’inspecteur nous soumit différents agrandissements d’empreintes et se lança dans des explications savantes sur les boucles et les volutes.
— Alors, dit-il enfin, vexé par l’indifférence manifeste de Poirot, vous admettrez que ces empreintes ont été laissées par quelqu’un qui se trouvait dans la maison ce soir-là ?
— Bien entendu, fit Poirot en hochant la tête.
— J’ai donc relevé les empreintes de tous les habitants de la maison. Absolument toutes, vous m’entendez ? De la vieille dame à la fille de cuisine.
Mrs Ackroyd n’eût sans doute pas apprécié d’être qualifiée de vieille dame. Elle devait consacrer des sommes rondelettes aux soins de beauté.
— Absolument toutes, répéta l’inspecteur d’un ton suffisant.
— Y compris les miennes, dis-je avec sécheresse.
— En effet. Et aucune d’elles ne correspond à celles du poignard, ce qui nous laisse deux possibilités. Le coupable est soit Ralph Paton, soit le mystérieux inconnu dont le docteur nous a parlé. Quand nous tiendrons ces deux-là…
— Nous aurons perdu un temps précieux, coupa Hercule Poirot.
— Je ne vous suis pas très bien, monsieur Poirot.
— Vous avez relevé les empreintes de tous les habitants de la maison, dites-vous ? Êtes-vous certain que cette déclaration soit conforme à la vérité, monsieur l’inspecteur ?
— Certain.
— Vous n’avez oublié personne ?
— Personne.
— Ni vivant… ni mort ?
L’inspecteur demeura sans voix devant ce qu’il prit pour une allusion d’ordre religieux. Puis, lentement, la lumière se fit dans son esprit.
— Vous pensez au…
— Au mort, monsieur l’inspecteur.
Il fallait toujours une bonne minute à Raglan pour comprendre.
— Je suggérais, reprit calmement Poirot, que les empreintes retrouvées sur le manche du poignard sont celles de Mr Ackroyd lui-même. Ce qui sera facile à vérifier, puisque le corps est toujours là.
— Mais pourquoi ? À quoi cela rimerait-il ? Vous n’êtes pas en train d’insinuer qu’il s’agit d’un suicide, monsieur Poirot ?
— Oh, que non ! J’avance l’hypothèse que le meurtrier portait des gants, ou une étoffe quelconque autour de la main. Après avoir porté le coup, il a pris la main de sa victime et l’a refermée sur le manche du poignard.
— Mais pourquoi ?
Une fois de plus, Poirot haussa les épaules.
— Pour rendre le problème encore plus problématique.
— Très bien, je vérifierai. Mais comment cette idée vous est-elle venue ?
— Grâce à vous, lorsque vous avez eu la gentillesse de me montrer l’arme et d’attirer mon attention sur les empreintes. Je ne connais pas grand-chose aux boucles ni aux volutes, je l’avoue franchement. Mais la position des empreintes m’a semblé un peu bizarre. Ce n’est pas ainsi que j’aurais tenu l’arme pour frapper. Mais cette position s’explique si le meurtrier a dû ramener la main droite de sa victime par-dessus son épaule.
L’inspecteur Raglan dévisagea le petit Belge. D’un air parfaitement détaché, Poirot chassa d’une pichenette un grain de poussière sur sa manche.
— Eh bien, c’est une idée, concéda l’inspecteur d’un ton qu’il voulait paternel et indulgent. Je vais vérifier tout de suite, mais ne soyez pas trop déçu si cela ne donne rien.
Poirot le suivit des yeux puis se tourna vers moi, le regard pétillant.
— La prochaine fois, observa-t-il, il me faudra ménager davantage son amour-propre. Et maintenant que nous en sommes réduits à nos propres moyens, que diriez-vous d’une petite réunion de famille, mon bon ami ?
La petite réunion, comme disait Poirot, eut lieu une demi-heure plus tard environ, dans la salle à manger de Fernly. Nous nous assîmes autour de la table comme pour un sinistre conseil de famille, Poirot occupant la place du président. Les domestiques n’y assistaient pas. Nous étions donc six en tout : Mrs Ackroyd, Flora, le major Blunt, le jeune Raymond, Poirot et moi. Quand tout le monde fut installé, Poirot se leva et s’inclina cérémonieusement.
— Mesdames, messieurs, je vous ai réunis dans une intention bien précise, commença-t-il. (Puis, après un court silence 🙂 Mais d’abord, j’ai une requête toute spéciale à vous adresser, mademoiselle.
— À moi ? s’écria Flora.
— Mademoiselle, vous êtes fiancée au capitaine Ralph Paton et s’il a confiance en quelqu’un, c’est en vous. Avec la plus grande insistance, je vous supplie, si vous savez où il se trouve, de le persuader de se montrer.
Flora s’apprêtait à répondre mais Poirot l’arrêta :
— Une petite minute ! Ne dites rien avant d’avoir bien réfléchi. Mademoiselle, la situation du capitaine devient chaque jour plus dangereuse. S’il s’était manifesté tout de suite, il aurait sans doute pu se justifier, si lourdes soient les charges relevées contre lui. Mais ce silence, cette fuite… comment les expliquer, sinon par sa culpabilité ? Mademoiselle, si vraiment vous croyez à son innocence, persuadez-le de venir se présenter à la justice avant qu’il ne soit trop tard.
Flora était devenue toute pâle.
— Trop tard ! répéta-t-elle d’une voix presque inaudible.
Poirot se pencha vers elle et plongea son regard dans le sien.
— Écoutez-moi, mademoiselle, reprit-il doucement. C’est le vieux papa Poirot qui vous parle. Un vieux papa plein de sagesse et d’expérience. Je ne cherche pas à vous tendre un piège. Ne voulez-vous pas me faire confiance, et me dire où se cache Ralph Paton ?
La jeune fille se leva et lui fit face.
— Monsieur Poirot, dit-elle d’une voix claire, je vous jure… je vous jure solennellement que j’ignore totalement où peut se trouver Ralph. Que je ne l’ai pas vu et n’ai pas communiqué avec lui, ni le jour du… du meurtre, ni depuis.
Elle se rassit, et Poirot l’observa quelques instants en silence. Puis il abattit brusquement la main sur la table.
— Bien ! Puisque c’est ainsi, n’y revenons pas. Maintenant… (son visage se durcit) j’en appelle à toutes les personnes présentes. Mrs Ackroyd, major Blunt, Dr Sheppard, Mr Raymond, vous êtes tous les amis, sinon les amis intimes, de l’homme que nous recherchons. Si vous savez où se cache Ralph Paton, parlez.
Il y eut un long silence. Poirot nous regarda l’un après l’autre.
— Je vous en conjure, dit-il d’une voix grave. Parlez.
Mais le silence s’éternisait. Et ce fut la voix plaintive de Mrs Ackroyd qui y mit fin.
— Je dois avouer que l’absence de Ralph est assez singulière, oui, vraiment singulière. Disparaître en un moment pareil ! À mon avis, il y a du louche là-dessous. Et je ne puis m’empêcher de penser, Flora chérie, que tu as eu beaucoup de chance : tes fiançailles n’étaient pas encore officielles.
— Maman ! protesta Flora, indignée.
— C’est la Providence, affirma Mrs Ackroyd, j’ai toujours cru en elle, aveuglément. C’est elle qui façonne nos destinées, c’est sa main divine qui modèle nos âmes et nos corps, comme l’a si bien dit Shakespeare.
Le rire juvénile de Geoffrey Raymond fusa presque en même temps que ses paroles :
— Vous ne prétendez tout de même pas que si quelqu’un a de grosses chevilles, c’est la faute du Tout-Puissant, Mrs Ackroyd ?
Je pense qu’il voulait détendre l’atmosphère, mais Mrs Ackroyd lui jeta un regard de reproche douloureux et brandit son mouchoir.
— Flora vient d’échapper à une publicité des plus fâcheuses. Non que j’aie jamais admis le moindre rapport entre ce cher Ralph et la mort de ce pauvre Roger. Non, pas le moindre. Mais je suis si confiante ! Enfant, j’étais déjà ainsi. Je répugne à voir le mauvais côté des gens. Cela dit, il ne faut pas oublier qu’étant petit, Ralph a subi l’épreuve de plusieurs bombardements aériens. Cela peut laisser des traces qui n’apparaissent que longtemps après, paraît-il. Les gens perdent le contrôle de leurs actes et deviennent irresponsables. Ils ne savent plus se dominer.
— Maman ! s’écria Flora, vous ne croyez pas Ralph coupable ?
— Poursuivez, Mrs Ackroyd, intervint le major.
— Je ne sais plus que penser. Tout cela est très démoralisant. Que deviendrait l’héritage de Ralph, s’il était reconnu coupable ? Je me le demande.
Raymond repoussa brutalement sa chaise, mais Blunt resta impassible. Il observait pensivement Mrs Ackroyd.
— Vous savez, reprit-elle avec obstination, il a été traumatisé, et je dois avouer que Roger lui serrait les cordons de la bourse, avec les meilleures intentions du monde, bien entendu. Je vois bien que vous êtes tous contre moi, mais je n’en pense pas moins que l’absence de Ralph est très bizarre. Et je remercie le ciel que les fiançailles de Flora n’aient jamais été officielles.
— Elles le seront demain, dit Flora de sa voix claire.
— Flora !
Ignorant cette exclamation consternée, Flora s’adressa au secrétaire.
— Voulez-vous faire paraître l’annonce dans le Morning Post et le Times, je vous prie, Mr Raymond ?
— Si vous êtes certaine que ce soit la solution raisonnable, miss Ackroyd… répondit gravement le secrétaire.
Dans un élan spontané, elle se tourna vers Blunt.
— Comprenez-moi, que puis-je faire d’autre ? La situation étant ce qu’elle est, je dois soutenir Ralph. Ne voyez-vous pas que j’y suis tenue ?
Elle l’observait avec une attention aiguë, et, après un long silence, le major fit un signe d’assentiment très bref. Mrs Ackroyd poussa les hauts cris, Flora resta inébranlable. Puis Raymond prit la parole :
— J’apprécie vos raisons d’agir, miss Ackroyd, mais tout cela n’est-il pas un peu précipité ? Attendez donc un jour ou deux.
— Demain, trancha résolument Flora. N’insistez pas, maman, c’est inutile. Je suis loin d’être parfaite, mais je suis incapable de trahir un ami.
— Dites quelque chose, monsieur Poirot ! larmoya Mrs Ackroyd.
— Il n’y a rien à dire, intervint Blunt. Elle fait ce qu’elle doit faire et je la soutiendrai envers et contre tout.
La jeune fille lui tendit la main.
— Merci, major Blunt.
— Mademoiselle, commença Poirot, permettez au vieux monsieur que je suis de vous féliciter pour votre courage et votre loyauté. Et ne vous méprenez pas sur mes intentions si je vous demande, solennellement, de reculer d’un jour ou deux l’annonce dont vous venez de parler.
Flora hésita.
— Je vous le demande dans l’intérêt de Ralph Paton aussi bien que dans le vôtre, mademoiselle. Vous froncez les sourcils. Vous ne voyez pas où je veux en venir. Mais je vous assure que c’est très sérieux. Vous m’avez confié cette affaire, ne me mettez pas de bâtons dans les roues.
Flora réfléchit quelques minutes avant de répondre :
— Ce conseil ne me plaît pas beaucoup, mais je le suivrai.
Sur ce, elle reprit sa place et Poirot enchaîna aussitôt :
— Et maintenant, mesdames, messieurs, j’irai jusqu’au bout de ma pensée. Comprenez ceci : j’ai l’intention de découvrir la vérité. Car si la vérité peut être hideuse en elle-même, elle sera toujours belle et fascinante aux yeux de celui qui la cherche. Je suis âgé, mes capacités ne sont peut-être plus ce qu’elles étaient…
Ici, je sentis qu’il attendait des protestations.
— … et il est très probable que cette affaire soit ma dernière investigation. Or, Hercule Poirot ne reste jamais sur un échec. Je vous le dis, mesdames, messieurs, je veux savoir et je saurai. Malgré vous tous.
Il énonça ces derniers mots d’un ton provocant, comme s’il nous les jetait à la figure. Je crois que nous eûmes tous un haut-le-corps, à l’exception de Geoffrey Raymond qui conserva son flegme et sa bonne humeur habituels.
— Qu’entendez-vous par : malgré vous tous ? demanda-t-il en haussant légèrement les sourcils.
— Mais… simplement cela, monsieur. Chacun de vous me dissimule quelque chose.
Un murmure de protestation s’éleva, qu’il fit taire d’un geste.
— Mais si, je sais ce que j’avance. Il s’agit peut-être d’un détail sans importance, anodin, et que vous croyez sans rapport avec l’enquête, mais c’est un fait. Chacun de vous a quelque chose à cacher… Eh bien, n’ai-je pas raison ?
Son regard fit le tour de la table, nous défiant et nous accusant tout à la fois. Et tous, nous baissâmes les yeux. Oui, tous. Moi comme les autres.
— J’ai ma réponse, observa Poirot avec un curieux petit rire.
Et là-dessus, il se leva.
— C’est à vous tous que je m’adresse, solennellement. Dites-moi la vérité. Toute la vérité.
Silence.
— Personne ne voudra donc parler ?
Il eut à nouveau son petit rire bref et dit en français :
— C’est dommage.
Sur quoi, il quitta la pièce.
13
Le tuyau de plume
Ce soir-là, comme il m’en avait prié, j’allai voir Poirot chez lui après le dîner. Caroline me regarda partir avec un manque d’enthousiasme évident. Je crois qu’elle aurait bien voulu m’accompagner.
Poirot m’accueillit en hôte attentionné. Sur une petite table, il avait disposé une bouteille de whisky irlandais – que je déteste –, un siphon d’eau gazeuse et un verre. Quant à lui, il était en train de préparer du chocolat. Une de ses boissons préférées, comme je devais le découvrir plus tard.
Il prit poliment des nouvelles de ma sœur, « une femme si intéressante ».
— Je crains que vous ne lui ayez un peu tourné la tête, dimanche. Au fait, pourquoi cette visite ?
Il rit, et ses yeux pétillèrent.
— J’aime avoir recours aux experts, dit-il d’un ton sibyllin.
Je dus me contenter de cette explication.
— Vous avez dû recueillir tous les potins du village, les vrais comme les faux.
— Ainsi qu’une foule d’informations précieuses, ajouta-t-il tranquillement.
— À savoir ?…
Il se contenta de me répondre par une autre question :
— Pourquoi ne pas m’avoir dit la vérité ? Dans un endroit comme celui-ci, aucun des faits et gestes de Ralph Paton ne pouvait passer inaperçu. Si votre sœur n’avait pas traversé le bois justement ce jour-là, c’eût été quelqu’un d’autre.
— Possible, grommelai-je. Mais pourquoi cet intérêt pour mes malades ?
À nouveau, le regard de Poirot pétilla :
— Pour un seul, docteur. Un seul.
— Le dernier ? hasardai-je.
Je n’obtins qu’une réponse évasive :
— Je trouve miss Russell très intéressante à étudier.
— Partagez-vous l’opinion de ma sœur et de Mrs Ackroyd, qui lui trouvent quelque chose de louche ?
— De… de louche, dites-vous ? Je ne vois pas très bien…
Je fis de mon mieux pour expliciter l’adjectif.
— Alors, c’est ce qu’elles en disent ?
— Ma sœur ne vous l’a donc pas laissé entendre ?
— C’est possible.
— Rien ne justifie cette opinion, d’ailleurs.
— Ah, les femmes ! s’exclama Poirot en français. Elles sont fantastiques. Elles inventent, au hasard, et comme par miracle elles ont raison. Non, pas vraiment par miracle. Elles observent, sans même en avoir conscience, une infinité de détails. Leur subconscient les rapproche, en tire des conclusions qu’elles appellent intuition. Moi, je connais ces choses, voyez-vous. Je suis génial en psychologie.
Il bomba le torse d’un air si ridicule que j’eus bien du mal à ne pas éclater de rire. Puis il lampa une gorgée de chocolat et s’essuya délicatement la moustache.
— Mais que pensez-vous réellement de tout cela ? m’écriai-je. J’aimerais vraiment le savoir.
Poirot reposa sa tasse.
— Vraiment, vous êtes sûr ?
— Tout à fait.
— Vous avez vu ce que j’ai vu : nos opinions devraient concorder.
— J’ai l’impression que vous vous moquez de moi, dis-je avec raideur. Je n’ai aucune expérience en la matière.
— Vous êtes comme les enfants, observa Poirot avec un sourire indulgent. Ils veulent toujours savoir comment le moteur fonctionne. Vous cherchez à voir cette affaire non pas comme le verrait un médecin de famille, mais avec un regard de détective. Eux n’ont personne à ménager, aucun lien personnel avec qui que ce soit, et à leurs yeux tout le monde est suspect.
— C’est tout à fait cela.
— Alors, laissez-moi vous donner une petite leçon. Pour commencer, tâchons de résumer clairement ce qui s’est passé ce soir-là, sans perdre de vue cette triste réalité : la personne que vous interrogez peut très bien mentir.
— Quelle méfiance ! fis-je, étonné.
— Méfiance nécessaire, je vous assure. Très nécessaire. Bon, commençons par le commencement : le Dr Sheppard quitte la maison à 9 heures moins 10. Or, cela, comment le sais-je ?
— Parce que je vous l’ai dit.
— Mais vous auriez pu mentir, ou ne pas avoir l’heure exacte. Mais Parker confirme cette déclaration, donc nous l’acceptons, et nous poursuivons. À 21 heures, et ici débute ce que nous appellerons « la légende du mystérieux inconnu », vous manquez vous heurter à un homme, juste en sortant du parc. Comment suis-je au courant ?
— Mais encore une fois, parce que je…
Poirot m’interrompit d’un geste impatient.
— Décidément, vous n’avez pas l’esprit très rapide, ce soir, mon ami. Vous savez ce qu’il en est, mais moi, comment puis-je en être sûr ? N’ayez crainte, je puis vous affirmer que ce mystérieux inconnu n’était pas une hallucination de votre part, car la bonne d’une certaine demoiselle Gannett l’a croisé quelques minutes plus tôt. Et à elle aussi, il a demandé le chemin de Fernly Park. Nous admettons donc son existence et pouvons tenir pour certains les deux faits suivants : primo, il ne connaissait pas la région. Secundo, il ne cherchait pas à se cacher, quelle que fût la raison de sa visite. Sinon il n’aurait pas demandé deux fois le chemin de Fernly.
— Je vous suis.
— Bien. Je me suis donc fait un devoir de me renseigner davantage sur notre inconnu. J’ai su qu’il avait pris un verre aux Trois Marcassins, et la serveuse m’a appris deux choses. Il parlait avec l’accent américain et racontait qu’il arrivait des États-Unis. Aviez-vous remarqué cet accent ?
Je réfléchis quelques instants, rassemblant mes souvenirs.
— Oui, il me semble. Mais il était si léger…
— Justement. Et il y a encore ceci, que j’ai ramassé dans le pavillon d’été, vous vous rappelez ?
Il me tendit le petit tuyau de plume d’oie, que j’examinai avec curiosité. Puis, le souvenir d’une ancienne lecture remonta dans ma mémoire. Poirot, qui m’observait attentivement, fit un petit signe de tête.
— C’est cela, de l’héroïne. De la « neige », comme disent les drogués. C’est ainsi qu’ils la portent sur eux et la reniflent : dans un tuyau de plume.
— Hydrochlorure de diamorphine, murmurai-je machinalement.
— Une façon d’absorber la drogue très répandue outre-Atlantique. Et une preuve de plus, s’il nous en fallait une, que l’homme venait des États-Unis ou du Canada.
— Mais qu’est-ce qui a bien pu attirer votre attention sur le pavillon d’été, pour commencer ?
— Mon ami l’inspecteur tenait pour acquis que le sentier servait uniquement de raccourci. Mais dès que j’ai aperçu le pavillon, j’ai compris ceci : si quelqu’un utilisait la petite maison comme lieu de rendez-vous, il devait aussi passer par là. Il semble établi que l’inconnu ne s’est présenté ni à l’entrée ni à la porte de service. Donc, quelqu’un de la maison a dû sortir pour le rejoindre. Et dans ce cas, quel meilleur endroit pour une rencontre que le pavillon ? En le fouillant, j’espérais y trouver un indice, j’en ai trouvé deux : le lambeau de batiste et la plume.
— Et ce lambeau de batiste, qu’en faites-vous ?
Poirot haussa les sourcils.
— Servez-vous de vos petites cellules grises, rétorqua-t-il avec sécheresse. La signification de ce morceau d’étoffe amidonnée devrait sauter à l’esprit.
— Ce qui n’est pas le cas. De toute façon, dis-je pour changer de sujet, cet homme est bien allé au pavillon pour rencontrer quelqu’un. Alors qui ?
— C’est précisément ce que je me demande. Vous vous souvenez que Mrs Ackroyd et sa fille vivaient au Canada, avant de venir ici ?
— C’est cela que vous vouliez dire, quand vous les accusiez de vous cacher quelque chose ?
— Peut-être, mais ce n’est pas tout. Qu’avez-vous pensé de l’histoire de la femme de chambre ?
— Quelle histoire ?
— La version qu’elle nous a donnée de son renvoi. A-t-on besoin d’une demi-heure pour congédier une domestique ? Et ces papiers soi-disant si importants, cela vous paraît vraisemblable ? Et rappelez-vous… elle prétend être restée dans sa chambre entre 21 heures 30 et 22 heures, mais personne n’a pu confirmer ses déclarations.
— Vous m’embrouillez. Je ne sais plus où j’en suis.
— Et moi j’y vois de plus en plus clair. Mais donnez-moi plutôt votre opinion sur la question.
Assez confus, je tirai un feuillet de ma poche.
— Je me suis contenté de noter quelques idées…
— Excellent cela. Vous avez de la méthode. Je vous écoute.
Je lus donc, d’une voix quelque peu hésitante :
— Pour commencer, envisager les choses avec logique…
— Tout à fait ce que disait mon pauvre Hastings, interrompit Poirot. Mais hélas ! il ne l’a jamais fait.
— Premier point : à 21 heures 30, on a entendu Mr Ackroyd parler à quelqu’un. Deuxième point : Ralph Paton a dû entrer par la fenêtre au cours de la soirée, comme le prouvent les empreintes de ses chaussures. Troisième point : ce soir-là, Mr Ackroyd était inquiet et n’a dû laisser entrer qu’une personne qu’il connaissait bien. Quatrième point : la personne qui se trouvait avec Mr Ackroyd à 21 heures 30 lui réclamait de l’argent. Et Ralph Paton avait des embarras d’argent.
« Ces quatre points semblent indiquer que la personne qui se trouvait avec Mr Ackroyd à 21 heures 30 était Ralph Paton. Mais nous savons que Mr Ackroyd était encore vivant à 10 heures moins le quart. Ce n’est donc pas Ralph qui l’a tué. Ralph a laissé la fenêtre ouverte. C’est par là que l’assassin est entré un peu plus tard.
— Et l’assassin, qui était-il ?
— L’Américain inconnu. Il devait être de mèche avec Parker, qui est sans doute le maître chanteur de Mrs Ferrars. Si c’est le cas, Parker a pu en entendre assez pour comprendre que tout était perdu et prévenir son complice. Ce dernier a commis le crime à l’aide du poignard que lui a remis Parker.
— La théorie se tient, admit Poirot. Finalement, vos petites cellules fonctionnent bien. Toutefois, il subsiste quelques lacunes.
— Lesquelles ?
— Il reste à expliquer ce coup de téléphone, ce fauteuil déplacé…
— Ce fauteuil a-t-il tant d’importance ?
— Pas forcément, reconnut mon ami. Il a pu être déplacé par hasard. Et, sous le coup de l’émotion, Raymond ou Blunt ont pu le repousser machinalement. Mais n’oublions pas les quarante livres manquantes.
— Ackroyd a pu changer d’avis et les donner à Ralph ?
— Soit. Mais il reste toujours un point à éclairer.
— Lequel ?
— Pourquoi Blunt était-il si certain que la personne qui se trouvait avec Mr Ackroyd à 21 heures 30 était son secrétaire ?
— Il s’est expliqué là-dessus.
— Vous croyez ? Bon, passons. Dites-moi plutôt pour quelles raisons le capitaine Paton a disparu ?
— Voilà qui est un peu plus difficile, répondis-je pensivement. Je vais devoir adopter le point de vue du médecin. Je crois que les nerfs de Ralph ont lâché. Il venait d’avoir une entrevue avec son oncle. Orageuse sans doute. S’il a appris brutalement que celui-ci avait été assassiné quelques minutes à peine après qu’il l’eut quitté, il a très bien pu prévoir qu’on l’accuserait et s’enfuir. Il n’est pas rare de voir des gens se comporter en coupables alors qu’ils sont parfaitement innocents.
— Oui, c’est vrai, admit Poirot. Mais il y a une certaine chose qu’il ne faut pas perdre de vue.
— Je sais ce que vous allez dire : le mobile ! Ralph Paton hérite une énorme fortune de son beau-père.
— Ce pourrait être l’un des mobiles, en effet.
— Des mobiles ?
— Mais oui, vous rendez-vous compte que nous avons le choix entre trois mobiles différents, évidents ? Quelqu’un a forcément volé l’enveloppe bleue et son contenu. Premier mobile : le chantage. Il se peut que le maître chanteur soit Ralph Paton. D’après Hammond, si vous vous souvenez, il y a un certain temps que le capitaine n’avait pas demandé d’argent à son beau-père. Ce qui semble indiquer qu’il s’en procurait ailleurs. Nous savons aussi qu’il était « au bout du rouleau ». Il devait redouter que son beau-père ne l’apprenne : second mobile, le troisième étant celui que vous venez de signaler.
— Ciel ! m’exclamai-je, quelque peu désarçonné. Son cas me paraît bien désespéré.
— Ah vraiment ? dit Poirot. C’est là où mon opinion diffère de la vôtre. Trois mobiles… c’est presque trop. Je suis enclin à croire qu’après tout Ralph Paton est innocent.
14
Mrs Ackroyd
Après la soirée que je viens de relater, il me sembla que l’affaire entrait dans une nouvelle phase. Maintenant que je la vois dans son ensemble, je peux la diviser en deux parties bien distinctes. La première allant de la mort d’Ackroyd, le vendredi soir, au lundi soir suivant. En voici le compte rendu fidèle, tel que je l’ai soumis à Hercule Poirot. Tout au long de cette première phase, je l’ai suivi pas à pas. J’ai vu ce qu’il voyait, je me suis efforcé de déchiffrer ses pensées. Comme je le sais à présent, j’ai échoué dans cette dernière tâche. Bien que Poirot m’eût tenu au courant de toutes ses découvertes – celle de l’alliance en or, par exemple –, il gardait pour lui l’essentiel de ses déductions, à la fois si intuitives et si logiques. Cette extrême réserve, je l’appris par la suite, était tout à fait dans son caractère. Il lançait quelques allusions ou suggestions, mais n’allait jamais plus loin.
Ainsi donc, jusqu’au lundi soir, mon récit aurait pu être écrit par Poirot lui-même : je servais de Watson à ce Sherlock. Mais à partir de là, nos chemins divergèrent, et Poirot s’affaira de son côté, en solitaire. J’entendis parler de ses activités, car tout se sait à King’s Abbot, mais il ne me prit plus pour confident.