— Ta logique me semble en défaut, rétorquai-je. Il faut du sang-froid pour commettre un meurtre. Une femme capable de cela n’irait pas s’embarrasser de sentiments ni de repentir. Elle profiterait tranquillement des fruits de son crime.
Derechef, Caroline secoua la tête.
— Certaines femmes, peut-être. Mais pas Mrs Ferrars. C’était une grande nerveuse, qui devait détester la souffrance sous toutes ses formes. Sous le coup d’une impulsion irraisonnée, elle se sera débarrassée d’un mari qu’elle ne pouvait plus supporter. Il est vrai que vivre près d’un homme comme Ashley Ferrars devait représenter une véritable épreuve…
J’approuvai d’un signe de tête.
— Et depuis, elle se rongeait de remords. La pauvre, comment ne pas la plaindre ?
Du vivant de Mrs Ferrars, je doute fort que Caroline ait fait preuve d’une telle mansuétude à son égard. Mais depuis qu’elle s’en est allée là où, c’est fort probable, son élégance parisienne n’a plus cours, ma sœur découvre les douceurs de la compréhension et de la pitié.
D’un ton sans réplique, je décrétai cette idée ridicule. Avec d’autant plus d’assurance que je partageais secrètement les opinions de ma sœur. Tout au moins sur certains points. Mais ses déductions fulgurantes me déplaisent d’autant plus qu’elles se révèlent souvent justes, et je ne tenais pas à l’encourager dans cette voie. Sinon, elle ferait part de ses conclusions à tout le village, et les gens s’imagineraient que j’avais violé le secret professionnel. La vie n’est pas toujours facile.
— Ridicule ? objecta aussitôt Caroline. C’est ce que nous verrons. Je parie dix contre un qu’elle a laissé une confession écrite et détaillée.
— Elle n’a rien laissé du tout ! ripostai-je abruptement, sans prendre garde où je m’aventurais.
Caroline saisit la balle au bond.
— Tu as donc pris la peine de te renseigner ! Au fond de toi-même, James, tu n’es pas loin de penser la même chose que moi, espèce de vieux renard !
— On ne saurait écarter la possibilité d’un suicide, énonçai-je avec gravité.
— Il y aura une enquête ?
— Peut-être, cela dépend. Si je peux affirmer en toute certitude que cette absorption massive de véronal était accidentelle, l’enquête ne sera sans doute pas nécessaire.
— Et… tu peux l’affirmer en toute certitude ? demanda ma sœur d’un ton sagace.
J’évitai de répondre et quittai la table.
2
Coup d’œil sur le tout King’s Abbot
Avant de m’étendre davantage sur ma conversation avec Caroline, je crois opportun d’esquisser à grands traits ce que j’appellerai notre géographie locale. King’s Abbot, notre village, ressemble sans doute à beaucoup d’autres. Cranchester, la grande ville la plus proche, se trouve à douze kilomètres. Nous possédons une gare importante, un petit bureau de poste et deux magasins qui se font concurrence et où l’on trouve à peu près tout ce qu’on veut. Tous les hommes valides s’empressent de partir dès qu’ils sont en âge de le faire, mais nous ne manquons ni de vieilles filles ni d’officiers à la retraite. Quant à nos passe-temps et distractions favorites, un verbe suffira pour les décrire : cancaner.
Seules, deux maisons méritent le nom de « domaine » à King’s Abbot. L’une est King’s Paddock, que Mrs Ferrars tenait de son défunt mari. La seconde, Fernly Park, appartient à Roger Ackroyd. Ackroyd est si parfaitement conforme au type classique du gentilhomme campagnard qu’il en devient invraisemblable. Et c’est bien ce qui m’a toujours intéressé en lui : ce côté « plus vrai que nature ». Il me rappelle ces opérettes surannées, où des hommes en tenue de sport et à la face vermeille apparaissent immanquablement au début du premier acte. Dans un décor de verdure, ils entonnent presque toujours une chanson où il est question de se rendre à Londres pour s’y amuser. On donne des revues, de nos jours, et le gentilhomme campagnard a quitté la scène.
Naturellement, Ackroyd n’est pas un gentilhomme campagnard à proprement parler. C’est un industriel qui, si je ne me trompe, a tiré une fortune colossale de la fabrication de roues de voitures. Il frise la cinquantaine, arbore un visage rougeaud et des manières affables. Très lié avec le pasteur et, bien qu’on le dise « fort près de ses sous », il participe généreusement aux collectes paroissiales. Il patronne les matches de cricket, les clubs de jeunes gens et les maisons d’accueil pour invalides de guerre. En un mot, il est l’âme de notre paisible village.
Il faut savoir qu’à l’âge de vingt et un ans, Roger Ackroyd était tombé amoureux d’une très jolie femme, de cinq ans son aînée, et l’avait épousée. Mrs Paton était veuve et avait un fils. Leur union fut brève et douloureuse : disons-le tout net, Mrs Ackroyd s’adonnait à la boisson – et il ne lui avait fallu que quatre ans pour en mourir.
Les années passèrent, sans que Roger Ackroyd se montrât disposé à tenter une seconde aventure matrimoniale. L’enfant que lui laissait sa femme n’avait que sept ans à la mort de sa mère. Il en a maintenant vingt-cinq. Ackroyd l’a toujours considéré comme son propre fils et l’a élevé comme tel. Mais c’est un enfant terrible et, pour son beau-père, une source continuelle d’inquiétude et de soucis. Malgré cela, tout le monde l’aime, chez nous. Ralph est si beau garçon, et si séduisant !
Comme je l’ai déjà signalé, les potins vont bon train au village. Et très vite, chacun put s’apercevoir que Roger Ackroyd et Mrs Ferrars semblaient s’entendre à merveille. Quand elle perdit son mari, leurs liens parurent se resserrer davantage encore. On les voyait toujours ensemble et il était communément admis que, dès la fin de son deuil, Mrs Ferrars deviendrait la nouvelle Mrs Roger Ackroyd. D’un certain point de vue, on trouvait même que cette union serait particulièrement bien assortie. De notoriété publique, Mrs Ackroyd s’était noyée dans l’alcool et l’on pouvait en dire autant d’Ashley Ferrars. En somme, que ces deux victimes de la boisson trouvent un réconfort l’une près de l’autre semblait la solution idéale. N’avaient-ils pas porté la même croix ?
Les Ferrars ne s’étaient installés à King’s Abbot qu’un an plus tôt, mais il y avait beau temps que Roger Ackroyd servait de cible aux commérages. Pendant l’enfance et l’adolescence de Ralph, d’innombrables gouvernantes s’étaient succédé à Fernly Park, suscitant chacune à son tour la méfiance de Caroline et de son cercle de commères. Et je crois pouvoir affirmer que, depuis quinze ans – au moins –, tout King’s Abbot s’attendait de pied ferme à voir Ackroyd épouser une de ces dames.
La dernière d’entre elles – créature soi-disant redoutable et qui répond au nom de miss Russell – règne depuis cinq ans sur la demeure. Soit deux fois plus longtemps déjà que toutes celles qui l’ont précédée. Et l’on s’accorde sur le fait que, sans l’arrivée de Mrs Ferrars, Ackroyd aurait eu bien du mal à échapper à ses filets.
Une autre circonstance a joué en sa faveur : l’apparition inattendue d’une belle-sœur veuve, pourvue d’une fille, et qui débarquait du Canada. Mrs Cecil Ackroyd, veuve du jeune frère de Roger Ackroyd – le mauvais sujet de la famille –, s’était installée à Fernly Park. Et, selon Caroline, avait remis définitivement miss Russell « à sa place ».
Qu’entend-elle au juste par cette formule rébarbative et plutôt réfrigérante ? Je l’ignore. Mais je sais que miss Russell arbore une mine pincée et un sourire que je qualifierais d’acide. En outre, elle fait montre d’une sympathie débordante pour « cette pauvre Mrs Ackroyd, obligée de vivre à la charge de son beau-frère. Le pain de la charité est si amer, n’est-ce pas ? Pour ma part, je serais bien malheureuse de ne pas travailler pour gagner ma vie ! »
J’ignore ce que put penser Mrs Cecil Ackroyd des liens qui se nouaient entre Mrs Ferrars et son beau-frère, mais une chose est sûre : il valait beaucoup mieux pour elle qu’il ne se remariât pas. Elle se montrait toujours charmante envers Mrs Ferrars, quand elles se rencontraient, et même particulièrement chaleureuse. Mais Caroline prétend que cela ne prouve rien.
Voilà donc à quoi s’occupait King’s Abbot, toutes ces dernières années. Nous avons littéralement disséqué tout ce qui concernait Roger Ackroyd et assigné à Mrs Ferrars sa place exacte dans le tableau. Et voici qu’une pièce de ce puzzle vient d’être dérangée. Nous qui discutions déjà de ce mariage plus que probable et de nos présents de noces, nous voilà projetés en pleine tragédie.
C’est en pensant à tout cela, et à quelques autres choses encore, que je partis pour ma tournée de visites. La routine habituelle, aucun cas intéressant en vue. Et cela valait sans doute mieux, car mes réflexions me ramenaient sans cesse à la mort mystérieuse de Mrs Ferrars. Avait-elle mis fin à ses jours ? En ce cas, elle avait certainement laissé une lettre pour expliquer ses intentions. À ma connaissance, les femmes résolues à se suicider révèlent volontiers les raisons de leur geste fatal. Elles ont un sens inné du spectacle.
Quand l’avais-je vue pour la dernière fois ? Il devait y avoir une semaine, au moins. Elle s’était comportée tout à fait normalement, étant donné les… disons : les circonstances.
Tout à coup, la mémoire me revint. Je l’avais aperçue pas plus tard que la veille, sans lui parler toutefois. Elle se promenait avec Ralph Paton, ce qui m’avait surpris : j’ignorais la présence de ce dernier à King’s Abbot. À vrai dire, je le croyais définitivement brouillé avec son beau-père ; il ne lui avait pas donné signe de vie depuis près de six mois. Mrs Ferrars et lui avaient fait, bras dessus, bras dessous, une de ces longues promenades propices aux confidences – et elle paraissait fort désireuse de le convaincre.
C’est en évoquant cette scène, je crois pouvoir l’affirmer sans me tromper, que j’éprouvai pour la première fois le pressentiment dont j’ai parlé. Rien de bien précis encore, non. Mais une sorte de prémonition de ce que nous réservait l’avenir. Ce doux tête-à-tête entre Mrs Ferrars et Ralph Paton, surpris la veille, me laissait une impression désagréable. J’y pensais toujours, lorsque je me retrouvai face à Roger Ackroyd.
— Sheppard ! s’exclama-t-il. Moi qui espérais justement vous rencontrer ! C’est terrible, n’est-ce pas ?
— Alors, vous savez déjà ?
Il acquiesça, et je pus voir à quel point il accusait le coup. Ses bonnes joues rouges semblaient avoir fondu, sa mine joviale et son teint fleuri n’étaient plus qu’un souvenir. Il déclara d’un ton posé :
— Et vous ne connaissez pas encore le pire. Écoutez, Sheppard, il faut que je vous parle. Vous serait-il possible de me raccompagner ?
— Maintenant ? Difficilement. Il me reste trois malades à voir et je dois être chez moi à midi pour ma consultation.
— Alors, cet après-midi ? Non, venez plutôt dîner, ce sera mieux. 7 heures et demie, si cela vous convient ?
— Entendu, je dois pouvoir m’arranger. Mais de quoi s’agit-il ? Un problème avec Ralph ?
La question m’avait échappé, mais elle tombait sous le sens. Ralph lui avait toujours causé tellement de soucis… Ackroyd ne parut pas comprendre. Il me dévisagea d’un œil éteint et je commençai à me rendre compte qu’il se passait quelque chose de grave. De vraiment grave. Jamais je ne l’avais vu aussi désemparé.
— Ralph ? répéta-t-il d’un ton absent. Oh non ! il ne s’agit pas de lui, il est à Londres. Ciel, voici la vieille miss Gannett ! Je ne tiens pas à lui parler de cette horrible histoire. À ce soir, Sheppard. 7 heures et demie.
J’approuvai d’un signe de tête et il s’empressa de me quitter, me laissant tout pensif. Ralph, à Londres ? En tout cas, il était venu à King’s Abbot la veille, dans l’après-midi. Il avait dû rentrer dans la soirée, ou ce matin à la première heure. Pourtant, les propos d’Ackroyd ne laissaient rien supposer de tel. À l’entendre, ils ne s’étaient pas revus depuis des mois.
Je n’eus pas le temps de creuser la question plus avant : miss Gannett fondait sur moi, assoiffée de nouvelles. Cette demoiselle ressemble étrangement à ma sœur Caroline, à un détail près toutefois : il lui manque ce flair infaillible qui permet à ma sœur de se faire une opinion immédiate, et confère à ses manigances une sorte de grandeur. Hors d’haleine, miss Gannett passa aussitôt à l’attaque.
Pauvre chère Mrs Ferrars ! Une bien pénible affaire, n’est-ce pas ? Et tous ces gens qui affirmaient qu’elle se droguait depuis des années ! Mais les gens sont si malveillants… Pourtant, c’est triste à dire, il y a souvent une trace de vérité dans les pires calomnies. Pas de fumée sans feu ! On racontait aussi que Mr Ackroyd avait découvert le pot aux roses et rompu les fiançailles. Car il y avait eu fiançailles, miss Gannett en possédait la preuve indubitable. Et moi aussi, naturellement : les médecins ne savent-ils pas tout ? Seulement voilà, ils savent aussi se taire…
Et de me vriller de son regard perçant, pour tenter de surprendre une éventuelle réaction de ma part. Dieu merci, ma longue intimité avec Caroline a porté ses fruits. J’ai acquis l’art de rester insensible aux approches et de ne pas me compromettre. En l’occurrence, je félicitai chaudement miss Gannett de ne pas se joindre au clan des mauvaises langues. Puis, satisfait de cette riposte imparable, je m’éloignai sans lui laisser le temps de se reprendre, l’abandonnant à sa perplexité.
Tout songeur, je rentrai chez moi où m’attendaient plusieurs patients. Je croyais avoir expédié le dernier et me préparais à passer quelques minutes dans le jardin avant le déjeuner, quand je m’avisai qu’il me restait une cliente. Quand elle se leva, j’eus la surprise de reconnaître miss Russell. Pourquoi cette surprise ? Rien ne la motivait, sinon le fait que cette demoiselle bénéficie d’une santé de fer. Elle paraît tout simplement inaccessible à la maladie. La gouvernante de Roger Ackroyd est une grande et belle personne au regard sévère et à la bouche pincée, d’allure plutôt revêche. Si j’étais femme de chambre ou cuisinière sous ses ordres, je crois que je m’enfuirais à son approche.
— Bonjour, Dr Sheppard, dit miss Russell. Je vous serais très obligée de bien vouloir jeter un coup d’œil à mon genou.
Je m’exécutai mais, je l’avoue, n’en fus pas plus avancé pour autant. Et la description plutôt vague qu’elle me donna de ses douleurs me parut fort peu convaincante. De la part d’une femme moins intègre, j’aurais volontiers supposé qu’il s’agissait d’un prétexte pour me soutirer des informations sur la mort de Mrs Ferrars. Si le soupçon m’en traversa l’esprit, je dus bien vite reconnaître que j’avais mal jugé ma patiente, en tout cas sur ce point précis. Elle ne fit qu’une brève allusion à cet événement tragique. Toutefois il était clair qu’elle souhaitait s’entretenir avec moi.
— Eh bien, finit-elle par dire, merci pour ce flacon de liniment, docteur. Bien que je ne croie pas beaucoup à son efficacité.
Je n’y croyais pas davantage mais protestai pour la forme. Après tout, le remède ne lui ferait pas de mal, et il faut bien prêcher pour sa paroisse. Miss Russell promena sur ma rangée de flacons un regard désapprobateur et annonça :
— Je me méfie de toutes ces drogues, docteur. Elles peuvent être très dangereuses. Tenez, la cocaïne, par exemple.
— Là-dessus, tout ce que je peux vous dire…
— Son usage est très répandu parmi la haute société.
Miss Russell est beaucoup plus au courant que moi des habitudes du grand monde, j’en suis convaincu. Aussi ne me risquai-je pas à en discuter avec elle et la laissai poursuivre.
— Simple curiosité, docteur. Supposons qu’une personne soit devenue l’esclave de la drogue : existe-t-il un traitement ?
Une telle question exige une réponse détaillée et je fis à ma patiente un bref exposé qu’elle écouta avec attention, ce qui raviva mes soupçons. Persuadé qu’elle cherchait à me soutirer des informations sur la mort de Mrs Ferrars, j’ajoutai :
— Prenez le véronal, par exemple…
Mais, curieusement, le véronal ne parut pas l’intéresser, bien au contraire. Elle orienta la conversation sur certains poisons aussi rares qu’impossibles à déceler et voulut savoir s’ils existaient bien.
— Ah ! miss Russell, vous avez lu des romans policiers !
Elle en convint sans se faire prier.
— Le poison, expliquai-je, est l’ingrédient le plus classique du roman policier. Il doit être rarissime, provenir si possible d’Amérique du Sud, et de préférence d’une obscure tribu qui l’utilise pour y tremper ses flèches. Il provoque une mort instantanée que la science occidentale est incapable d’expliquer. C’est à cela que vous pensez ?