Le Portrait

Toute une file de voitures – landaus, calèches, drojkis –stationnait devant l’immeuble où l’on vendait aux enchères lescollections d’un de ces riches amateurs qui somnolaient toute leurvie parmi les Zéphyrs et les Amours et qui, pour jouir du titre demécènes, dépensaient ingénument les millions amassés par leursancêtres, voire par eux-mêmes au temps de leur jeunesse. Comme nulne l’ignore, ces mécènes-là ne sont plus qu’un souvenir et notreXIXème siècle a depuis longtemps pris la fâcheuse figure d’unbanquier, qui ne jouit de ses millions que sous forme de chiffresalignés sur le papier. La longue salle était pleine d’une foulebigarrée accourue en ce lieu comme un vol d’oiseaux de proie s’abatsur un cadavre abandonné. Il y avait là toute une flottille deboutiquiers en redingote bleue à l’allemande, échappés tant duBazar que du carreau des fripiers. Leur expression, plus assuréequ’à l’ordinaire, n’affectait plus cet empressement mielleux qui selit sur le visage de tout marchand russe à son comptoir. Ici ils nefaisaient point de façons, bien qu’il se trouvât dans la salle bonnombre de ces aristocrates dont ils étaient prêts ailleurs àépousseter les bottes, à grands coups de chapeaux. Pour éprouver laqualité de la marchandise ils palpaient sans cérémonie les livreset les tableaux, et surenchérissaient hardiment sur les prixofferts par les nobles amateurs. Il y avait là des habitués assidusde ces ventes, à qui elles tiennent lieu de déjeuner ;d’aristocrates connaisseurs, qui, n’ayant rien de mieux à faireentre midi et une heure, ne laissent échapper aucune occasiond’enrichir leurs collections ; il y avait là, enfin, cespersonnages désintéressés, dont la poche est aussi mal en point quel’habit et qui assistent tous les jours aux ventes à seule fin devoir le tour que prendront les choses, qui fera monter les enchèreset qui finalement l’emportera. Bon nombre de tableaux gisaientpêle-mêle parmi les meubles et les livres marqués au chiffre deleur ancien possesseur, quoique celui-ci n’eût sans doute jamais eula louable curiosité d’y jeter un coup d’œil. Les vases de Chine,les tables de marbre, les meubles neufs et anciens avec leurslignes arquées, leurs griffes, leurs sphinx, leurs pattes de lions,les lustres dorés et sans dorures, les quinquets, tout cela,entassé pêle-mêle, formait comme un chaos d’œuvres d’art, biendifférent de la stricte ordonnance des magasins. Toute ventepublique inspire des pensées moroses ; on croit assister à desfunérailles. La salle toujours obscure, car les fenêtres encombréesde meubles et de tableaux ne filtrent qu’une lumièreparcimonieuse ; les visages taciturnes ; la voixmortuaire du commissaire-priseur célébrant, avec accompagnement demarteau, le service funèbre des arts infortunés, si étrangementréunis en ce lieu ; tout renforce la lugubre impression.

La vente battait son plein. Une foule de gens de bon ton sebousculaient, s’agitaient à l’envi. « Un rouble, un rouble, unrouble ! » jetait-on de toutes parts, et ce cri unanimeempêchait le commissaire-priseur de répéter l’enchère, quiatteignait déjà le quadruple du prix demandé. C’était un portraitque se disputaient ces bonnes gens, et l’œuvre était vraiment denature à retenir l’attention du moins avisé des connaisseurs. Bienque plusieurs fois restaurée, elle révélait dès l’abord un talentde premier ordre. Elle représentait un Asiatique vêtu d’un amplecaftan. Ce qui frappait le plus dans ce visage au teint basané, àl’expression énigmatique, c’était la surprenante vivacité de sesyeux : plus on les regardait, plus ils plongeaient au tréfonds devotre être. Cette singularité, cette adresse de pinceau, provoquaitla curiosité générale. Les enchères montèrent bientôt si haut quela plupart des amateurs se retirèrent, ne laissant aux prises quedeux grands personnages qui ne voulaient à aucun prix renoncer àcette acquisition. Ils s’échauffaient et allaient faire atteindreau tableau un prix invraisemblable quand l’un des assistants, entrain de l’examiner, leur dit soudain :

« Permettez-moi d’interrompre un instant votre dispute. J’aipeut-être plus que personne droit à ce portrait. »

L’attention générale se reporta sur l’interrupteur. C’était unhomme d’environ trente-cinq ans, à la taille bien prise, auxlongues boucles noires, et dont l’agréable physionomie, empreinted’insouciance, révélait une âme étrangère aux vains soucis dumonde. Son costume n’avait aucune prétention à la mode : tout danssa tenue dénonçait un artiste. En effet, bon nombre des assistantsreconnurent aussitôt en lui le peintre B***.

« Mes paroles vous semblent évidemment fort étranges,continua-t-il en voyant tous les regards tournés vers lui ;mais, si vous consentez à entendre une brève histoire, vous lestrouverez peut-être justifiées. Tout me confirme que ce portraitest bien celui que je cherche. »

Une curiosité fort naturelle se peignit sur tous lesvisages ; le commissaire-priseur lui-même s’arrêta, bouche béeet marteau levé, et tendit l’oreille. Au début du récit, plusieursdes auditeurs se tournaient involontairement vers le portrait, maisbientôt, l’intérêt croissant, les yeux ne quittèrent plus leconteur.

« Vous connaissez, commença celui-ci, le quartier deKolomna[4]. Il ne ressemble à aucun des autresquartiers de Pétersbourg. Ce n’est ni la capitale ni la province.Dès qu’on y pénètre, tout désir, toute ardeur juvénile, vousabandonne. L’avenir ne pénètre point en ce lieu ; tout y estsilence et retraite. C’est le refuge des « laissés-pour-compte » dela grande ville : fonctionnaires retraités, veuves, petites gensqui, entretenant d’agréables relations avec le Sénat, se condamnentà vivoter presque éternellement en ce lieu ; cuisinières enrupture de fourneaux, qui, après avoir, à longueur de journée, musédans tous les marchés et bavardé avec tous les garçons épiciers,rapportent chaque soir chez elles pour cinq kopeks de café et pourquatre de sucre ; enfin toute une catégorie d’individus qu’onpeut qualifier de « cendreux », car leur costume, leur visage, leurchevelure, leurs yeux ont un aspect trouble et gris, comme cesjournées incertaines, ni orageuses ni ensoleillées, où les contoursdes objets s’estompent dans la brume. À cette catégorieappartiennent les gagistes de théâtre à la retraite ; lesconseillers titulaires dans le même cas ; les anciensdisciples de Mars à l’œil crevé ou à la lèvre enflée. Ce sont làdes êtres totalement apathiques, qui marchent sans jamais lever lesyeux, ne soufflent jamais mot et ne pensent jamais à rien. Leurchambre n’est jamais encombrée ; parfois même elle ne recèlequ’un flacon d’eau-de-vie qu’ils sirotent tout doucement du matinau soir ; cette lente absorption leur épargne l’ivressetapageuse que de trop brusques libations dominicales provoquentchez les apprentis allemands, ces étudiants de la rue Bourgeoise,rois incontestés du trottoir après minuit sonné. » Quel quartierbéni pour les piétons que ce Kolomna ! Il est bien rare qu’unevoiture de maître s’y aventure ; seule la patache descomédiens trouble de son tintamarre le silence général. Quelquesfiacres s’y traînent paresseusement, le plus souvent à vide ouchargés de foin à l’intention de la rosse barbue qui les tire. Onpeut y trouver un appartement pour cinq roubles par mois, y comprismême le café du matin. Les veuves titulaires d’une pensionconstituent l’aristocratie du lieu : elles ont une conduite fortdécente, balaient soigneusement leur chambre, déplorent avec leursamies la cherté du bœuf et des choux ; elles sont souventpourvues d’une toute jeune fille, créature effacée, muette, maisparfois agréable à voir, d’un affreux toutou et d’une pendule dontle balancier va et vient avec mélancolie. Viennent ensuite lescomédiens, que la modicité de leur traitement confine en cettethébaïde. Indépendants comme tous les artistes, ils savent jouir dela vie : drapés dans leur robe de chambre, ils réparent despistolets, fabriquent toutes sortes d’objets en carton fort utilesdans les ménages, jouent aux cartes ou aux échecs avec l’ami quivient les voir ; ils passent ainsi la matinée, et la soiréepresque de même, sauf qu’ils ajoutent parfois un punch à cesagréables occupations. » Après les gros bonnets, le menu fretin. Ilest aussi difficile de l’énumérer que de dénombrer les innombrablesinsectes qui pullulent dans du vieux vinaigre. Il y a là desvieilles qui prient, des vieilles qui s’enivrent ; d’autresqui prient et s’enivrent à la fois ; des vieilles enfin quijoignent Dieu sait comment les deux bouts : on les voit traîner,comme des fourmis, d’infâmes guenilles du pont Kalinkine jusqu’aucarreau des fripiers, où elles ont grand-peine à en tirer quinzekopeks. Bref, la lie de l’humanité grouille en ce quartier, une liesi marmiteuse que le plus charitable des économistes renoncerait àen améliorer la situation. » Excusez-moi de m’être appesanti sur depareilles gens : je voulais vous faire comprendre la nécessité oùils se trouvent bien souvent de chercher un secours subit et derecourir aux emprunts ; voilà pourquoi s’installent parmi euxdes usuriers d’une espèce particulière, qui leur prêtent sur gagesde petites sommes à gros intérêts. Ces usuriers-là sont encore bienplus insensibles que leurs grands confrères : ils surgissent dansla pauvreté, parmi les haillons étalés au grand jour, spectaclequ’ignore l’usurier riche, dont les clients roulent carrosse ;aussi tout sentiment humain meurt-il prématurément dans leur cœur.Parmi ces usuriers il y en avait un…, mais il faut vous dire queles choses se passaient au siècle dernier, plus exactement sous lerègne de la défunte impératrice Catherine. Vous comprendrez sanspeine que depuis lors les us et coutumes de Kolomna et jusqu’à sonaspect extérieur se soient sensiblement modifiés. Il y avait doncparmi ces usuriers un personnage en tout point énigmatique. Depuislongtemps installé dans ce quartier, il portait un ample costumeasiatique et son teint basané révélait une origine méridionale.Mais à quelle nationalité appartenait-il au juste ? Était-ilHindou, Grec ou Persan ? Nul n’aurait su le dire. Sa taillequasi gigantesque, son visage hâve, noiraud, calciné, d’une couleurhideuse, indescriptible, ses grands yeux, animés d’un feuextraordinaire, ses sourcils touffus le distinguaient nettement descendreux habitants du quartier. Son logis lui-même ne ressemblaitguère aux maisonnettes de bois d’alentour : ce bâtiment de pierreaux fenêtres irrégulières, aux volets et aux verrous de fer,rappelait ceux qu’édifiaient jadis en quantité les négociantsgénois. Bien différent en ceci de ses confrères, mon usurierpouvait avancer n’importe quelle somme et satisfaire tout le mondedepuis la vieille mendiante jusqu’au courtisan prodigue. De luxueuxcarrosses stationnaient souvent à sa porte et l’on distinguaitparfois derrière leurs vitres la tête altière d’une grande dame. Larenommée répandait le bruit que ses coffres étaient pleins àcraquer d’argent, de pierres précieuses, de diamants, des gages lesplus divers, sans qu’il montrât pourtant la rapacité habituelle auxgens de son espèce. Il déliait volontiers les cordons de sa bourse,fixait des échéances que l’emprunteur jugeait fort avantageuses,mais faisait, par d’étranges opérations arithmétiques, monter lesintérêts à des sommes fabuleuses. C’est du moins ce que prétendaitla rumeur publique. Cependant – trait encore plus surprenant et quine manquait point de confondre beaucoup de monde – une fataledestinée attendait ceux qui avaient recours à ses bons offices :tous terminaient tragiquement leur vie. Étaient-ce là desuperstitieux radotages ou des bruits répandus à dessein ? Onne le sut jamais au juste. Mais certains faits, survenus à peud’intervalle au su et au vu de tout le monde, ne laissaient guèrede place au doute. » Parmi l’aristocratie de l’époque, un jeunehomme de grande famille eut tôt fait d’attirer sur lui l’attention.En dépit de son âge tendre, il se distinguait au service de l’État,se montrait ardent zélateur du vrai et du bien, s’enflammait pourtous les ouvrages de l’art et de l’esprit, et promettait de devenirun véritable mécène. L’impératrice elle-même le distingua, luiconfia un poste important, tout à fait conforme à ses aspirations,et qui lui permettait de se rendre fort utile à la science et engénéral au bien. Le jeune seigneur s’entoura d’artistes, de poètes,de savants : il brûlait d’encourager tout le monde. Il entrepritd’éditer à ses frais de nombreux ouvrages, fit beaucoup decommandes, fonda toutes sortes de prix. Ces générositéscompromirent sa fortune ; mais, dans sa noble ardeur, il nevoulut point pour autant abandonner son œuvre. Il chercha partoutdes fonds et finit par s’adresser au fameux usurier. À peinecelui-ci lui eut-il avancé une somme considérable que notre hommese métamorphosa du tout au tout et devint bientôt le persécuteurdes talents naissants. Il se mit à démasquer les défauts de chaqueouvrage, à en interpréter faussement la moindre phrase. Et comme,par malheur, la Révolution française éclata sur ces entrefaites,elle lui servit de prétexte à toutes les vilenies. Il voyaitpartout des tendances, des allusions subversives. Il devintsoupçonneux, au point de se méfier de lui-même, d’ajouter foi auxplus odieuses dénonciations, de faire d’innombrables victimes. Lanouvelle d’une telle conduite devait nécessairement parvenirjusqu’aux marches du trône. Notre magnanime impératrice fut saisied’horreur. Cédant à cette noblesse d’âme qui pare si bien les têtescouronnées, elle prononça des paroles, dont le sens profond segrava en bien des cœurs, encore qu’elles n’aient pu nous atteindredans toute leur précision. « Ce n’est point, fit-elle remarquer,sous les régimes monarchiques que se voient réfrénés les généreuxélans de l’âme ni méprisés les ouvrages de l’esprit, de la poésie,de l’art. Bien au contraire, seuls les monarques en ont été lesprotecteurs : les Shakespeare, les Molière se sont épanouis, grâceà leur appui bienveillant, tandis que Dante ne pouvait trouver danssa patrie républicaine un coin où reposer sa tête. Les véritablesgénies se produisent au moment où les souverains et les États sontdans toute leur puissance, et non pas dans l’abomination des luttesintestines ni de la terreur républicaine, qui jusqu’à présent n’ontdonné au monde aucun génie. Il faut récompenser les vrais poètes,car loin de fomenter le trouble et la révolte, ils font régner dansles âmes une paix souveraine. Les savants, les écrivains, lesartistes sont les perles et les diamants de la couronneimpériale ; le règne de tout grand monarque s’en pare et entire un plus grand éclat. » Tandis qu’elle prononçait ces paroles,l’impératrice resplendissait, paraît-il, d’une beauté divine ;les vieillards ne pouvaient évoquer ce souvenir sans verser deslarmes. Chacun prit l’affaire à cœur : soit dit à notre honneur,tout Russe se range volontiers du côté du faible. Le seigneur quiavait trompé la confiance placée en lui fut puni de façonexemplaire et destitué de sa charge ; le mépris absolu qu’ilpouvait lire dans les yeux de ses compatriotes lui parut unchâtiment bien plus terrible encore. Les souffrances de cette âmevaniteuse ne se peuvent exprimer : l’orgueil, l’ambition déçue, lesespoirs brisés, tout s’unissait pour le torturer, et sa vie setermina dans d’effroyables accès de folie furieuse. » Un secondfait, de notoriété non moins générale, vint renforcer la sinistrerumeur. Parmi les nombreuses beautés dont s’enorgueillissait alorsà bon droit notre capitale, il y en avait une devant quipâlissaient toutes les autres. Prodige bien rare, la beauté du Nords’unissait admirablement en elle à la beauté du Midi. Mon pèreavouait n’avoir plus jamais rencontré semblable merveille. Tout luiavait été donné en partage : la richesse, l’esprit, le charmemoral. Parmi la foule de ses soupirants se faisait avantageusementremarquer le prince R***, le plus noble, le plus beau, le pluschevaleresque des jeunes gens, le type accompli du héros de roman,un vrai Grandisson sous tous les rapports. Follement amoureux, leprince R*** se vit payé de retour ; mais les parents de lajeune fille jugèrent le parti insuffisant. Les domaineshéréditaires du prince avaient depuis longtemps cessé de luiappartenir, sa famille était mal vue à la Cour ; nuln’ignorait le mauvais état de ses affaires. Soudain, après unecourte absence motivée par le désir de rétablir sa fortune, leprince s’entoura d’un luxe, d’un faste inouïs. Des bals, des fêtesmagnifiques le firent connaître en haut lieu. Le père de la bellejeune fille lui devint favorable et bientôt les noces furentcélébrées avec un grand éclat. D’où provenait ce brusque revirementde fortune ? Personne n’en savait rien, mais on allaitchuchotant que le fiancé avait conclu un pacte avec le mystérieuxusurier et obtenu de lui un emprunt. Ce mariage occupa la villeentière, les deux fiancés furent l’objet de l’envie générale. Toutle monde connaissait la constance de leur amour, les obstacles quis’étaient mis au travers, leurs mérites réciproques. Les femmespassionnées se représentaient d’avance les délices paradisiaquesdont allaient jouir les jeunes époux. Mais il en alla toutautrement. En quelques mois le mari devint méconnaissable. Lajalousie, l’intolérance, des caprices incessants empoisonnèrent soncaractère jusqu’alors excellent. Il se fit le tyran, le bourreau desa femme ; chose qu’on n’eût jamais attendue de lui, ilrecourut aux procédés les plus inhumains et même aux voies de fait.Au bout d’un an nul ne pouvait reconnaître la femme qui naguèrebrillait d’un si vif éclat et traînait après elle un cortèged’adorateurs soumis. Bientôt, incapable de supporter plus longtempsson amère destinée, elle parla la première de divorce. Le mariaussitôt d’entrer en fureur, de se précipiter un couteau à la maindans l’appartement de la malheureuse ; si on ne l’avaitretenu, il l’eût certainement égorgée. Alors, fou de rage, iltourna l’arme contre lui-même et termina sa vie en proie àd’horribles souffrances. » Outre ces deux cas, dont toute lasociété avait été témoin, on en contait une foule d’autres, arrivésdans les classes inférieures et presque tous plus ou moinstragiques. Ici, un brave homme, fort sobre jusqu’alors, s’étaitsoudain adonné à l’ivrognerie ; là un intègre commis deboutique s’était mis à voler son patron ; après avoir delongues années voituré le monde de fort honnête façon, un cocher defiacre avait tué son client pour un liard. » De pareils faits, plusou moins amplifiés en passant de bouche en bouche, semaientévidemment la terreur parmi les paisibles habitants de Kolomna. Àen croire la rumeur publique le sinistre usurier devait êtrepossédé du démon : il posait à ses clients des conditions à fairese dresser les cheveux sur la tête ; les malheureux n’osaientles révéler à personne ; l’argent qu’il prêtait avait unpouvoir incendiaire, il s’enflammait tout seul, portait des signescabalistiques. Bref les bruits les plus absurdes couraient sur lepersonnage. Et, chose digne de remarque, toute la population deKolomna, tout cet univers de pauvres vieilles, de petits employés,de petits artistes, toute cette menuaille que j’ai fait rapidementpasser sous vos yeux, aimait mieux supporter la plus grande gêneque recourir au terrible usurier ; on trouvait même desvieilles mortes de faim, qui s’étaient laissées périr plutôt que derisquer la damnation. Quiconque le rencontrait dans la rueéprouvait un effroi involontaire ; le piéton s’écartaitprudemment, pour suivre ensuite longuement des yeux cette formegigantesque qui disparaissait au loin. Son aspect hétérocliteaurait suffi à lui faire attribuer par chacun une existencesurnaturelle. Ces traits forts, creusés plus profondément que surtout autre visage, ce teint de bronze en fusion, ces sourcilsdémesurément touffus, ces yeux effrayants, ce regard insoutenable,les larges plis même de son costume asiatique, tout semblait direque devant les passions qui bouillonnaient en ce corps celles desautres hommes devaient forcément pâlir. » Chaque fois qu’il lerencontrait, mon père s’arrêtait net et ne pouvait se défendre demurmurer : « C’est le diable, le diable incarné ! » Mais ilest grand temps de vous faire connaître mon père, le véritablehéros de mon récit, soit dit entre parenthèses. C’était un hommeremarquable sous bien des rapports ; un artiste comme il y ena peu ; un de ces phénomènes comme seule la Russie en faitsortir de son sein encore vierge ; un autodidacte qui, animépar l’unique désir du perfectionnement, était parvenu, sans maître,en dehors de toute école, à trouver en lui-même ses règles et seslois et suivait, pour des raisons peut-être insoupçonnées, la voieque lui traçait son cœur ; un de ces prodiges spontanés queleurs contemporains traitent souvent d’ignorants, mais qui jusquedans les échecs et les railleries savent puiser de nouvelles forceset s’élèvent rapidement au-dessus des œuvres qui leur avaient valucette peu flatteuse épithète. Un noble instinct lui faisait sentirdans chaque objet la présence d’une pensée. Il découvrit tout seulle sens exact de cette expression : « la peinture d’histoire ». Ildevina pourquoi on peut donner ce nom à un portrait, à une simpletête de Raphaël, de Léonard, du Titien ou du Corrège, tandis qu’uneimmense toile au sujet tiré de l’histoire, demeure cependant untableau de genre, malgré toutes les prétentions du peintre à un arthistorique. Ses convictions, son sens intime orientèrent sonpinceau vers les sujets religieux, ce degré suprême du sublime. Niambitieux, ni irritable, à l’encontre de beaucoup d’artistes,c’était un homme ferme, intègre, droit et même fruste, recouvertd’une carapace un peu rugueuse, non dénué d’une certaine fiertéintérieure, et qui parlait de ses semblables avec un mélanged’indulgence et d’âpreté. « Je me soucie bien de ces gens-là !avait-il coutume de dire. Ce n’est point pour eux que je travaille.Je ne porterai pas mes œuvres dans les salons. Qui me comprendra meremerciera ; qui ne me comprendra pas élèvera quand même sonâme vers Dieu. On ne saurait reprocher à un homme du monde de nepas se connaître en peinture : les cartes, les vins, les chevaux,n’ont pas de secret pour lui, cela suffit. Qu’il s’en aille goûterà ceci et à cela, il voudra faire le malin et l’on ne pourra plusvivre tranquille ! À chacun son métier. Je préfère l’homme quiavoue son ignorance à celui qui joue l’entendu et ne réussit qu’àtout gâter. » Il se contentait d’un gain minime, tout justesuffisant pour entretenir sa famille et poursuivre sa carrière.Toujours secourable au prochain, il obligeait volontiers sesconfrères malheureux. En outre, il gardait la foi ardente et naïvede ses ancêtres ; voilà pourquoi sans doute apparaissaitspontanément sur les visages qu’il peignait la sublime expressionque cherchaient en vain les plus brillants talents. Par son labeurpatient, par sa fermeté à suivre la route qu’il s’était tracée, ilacquit enfin l’estime de ceux mêmes qui l’avaient traité d’ignorantet de rustre. On lui commandait sans cesse des tableaux d’église.L’un d’eux l’absorba particulièrement ; sur cette toile, dontle sujet exact m’échappe à l’heure actuelle, devait figurerl’Esprit de ténèbres. Désireux de personnifier en cet Esprit toutce qui accable, oppresse l’humanité, mon père réfléchit longtemps àla forme qu’il lui donnerait. L’image du mystérieux usurier hantaplus d’une fois ses songeries. « Voilà, se disait-il,involontairement, celui que je devrais prendre pour modèle dudiable ! » Jugez donc de sa stupéfaction quand, un jour qu’iltravaillait dans son atelier, il entendit frapper à la porte et vitentrer l’effarant personnage. Il ne put retenir un frisson. « – Tues peintre ? demanda l’autre tout de go. » – Je le suis,répondit mon père, curieux du tour que prendrait l’entretien. » –Bon, fais mon portrait. Je mourrai peut-être bientôt et je n’aipoint d’enfants. Mais je ne veux pas mourir entièrement, je veuxvivre. Peux-tu peindre un portrait qui paraisse absolumentvivant ? » « Tout va pour le mieux, se dit mon père : il sepropose lui-même pour faire le diable dans mon tableau ! » »Ils convinrent de l’heure, du prix, et dès le lendemain, mon père,emportant sa palette et ses pinceaux, se rendit chez l’usurier. Lacour aux grands murs, les chiens, les portes en fer et leursverrous, les fenêtres cintrées, les coffres recouverts de curieuxtapis, le maître du logis surtout, assis immobile devant lui, toutcela produisit sur mon père une forte impression. Masquées,encombrées comme à dessein, les fenêtres ne laissaient passer lejour que par en haut. « Diantre, se dit-il, son visage est bienéclairé en ce moment ! » Et il se mit à peindre rageusementcomme s’il redoutait de voir disparaître cet heureux éclairage. «Quelle force diabolique ! se répétait mon père. Si j’arrive àla rendre, ne fût-ce qu’à moitié, tous mes saints, tous mes angespâliront devant ce visage. Pourvu que je sois, au moins en partie,fidèle à la nature, il va tout simplement sortir de la toile. Quelstraits extraordinaires ! » Il travaillait avec tant d’ardeurque déjà certains de ces traits se reproduisaient sur satoile ; mais, à mesure qu’il les saisissait, un malaiseindéfinissable s’emparait de son cœur. Malgré cela, il s’imposa decopier scrupuleusement jusqu’aux expressions quasi imperceptibles.Il s’occupa d’abord de parfaire les yeux. Vouloir traduire le feu,l’éclat qui les animaient semblait une folle gageure. Il décidacependant d’en poursuivre les nuances les plus fugitives ;mais à peine commençait-il à pénétrer leur secret qu’une angoissesans nom le contraignit à lâcher son pinceau. C’est en vain qu’ilvoulut plusieurs fois le reprendre : les yeux s’enfonçaient en sonâme, y soulevaient un grand tumulte. Il dut abandonner la partie.Le lendemain, le surlendemain, l’atroce sensation se fit encoreplus poignante. Finalement mon père épouvanté jeta son pinceau,déclara tout net qu’il en resterait là. Il aurait fallu voir à cesmots se transformer le terrible usurier. Il se jeta aux pieds demon père et le supplia d’achever son portrait : son sort, sonexistence en dépendaient ; le peintre avait déjà saisi sestraits ; s’il les reproduisait exactement, sa vie allait êtrefixée à jamais sur la toile par une force surnaturelle ; grâceà cela il ne mourrait point entièrement ; il voulait coûte quecoûte demeurer en ce monde… Cet effarant discours terrifia monpère ; abandonnant et pinceaux et palette, il se précipitacomme un fou hors de la pièce, et toute la journée, toute la nuit,l’inquiétante aventure obséda son esprit. » Le lendemain matin, unefemme, le seul être que l’usurier eût à son service, lui apporta leportrait : son maître, déclara-t-elle, le refusait, n’en donnaitpas un sou. Le soir de ce même jour, mon père apprit que son clientétait mort et qu’on se préparait à le porter en terre suivant lesrites de sa religion. Il chercha en vain le sens de ce bizarreévénement. Cependant un grand changement se fit depuis lors dansson caractère : un grand désarroi, dont il ne parvenait pas às’expliquer la cause, bouleversait tout son être ; et bientôtil accomplit un acte que personne n’aurait attendu de sa part. »Depuis quelque temps l’attention d’un petit groupe de connaisseursse portait sur les œuvres d’un de ses élèves, dont mon père avaitdès le premier jour deviné le talent et qu’il prisait entre tous.Soudain l’envie s’insinua dans son cœur : les éloges qu’ondécernait à ce jeune homme lui devinrent insupportables. Et quandil apprit qu’on avait commandé à son élève un tableau destiné à uneriche église récemment édifiée, son dépit ne connut plus de bornes.« Non, disait-il, je ne laisserai pas triompher ce blanc-bec. Ah,ah, tu songes déjà à jeter les vieux par-dessus bord ; tu t’yprends trop tôt, mon garçon ! Dieu merci, je ne suis pasencore une mazette, et nous allons voir qui de nous deux ferabaisser pavillon à l’autre ! » Et cet homme droit, ce cœurpur, cet ennemi de la brigue intrigua si bien que le tableau futmis au concours. Alors il s’enferma dans sa chambre pour ytravailler avec une farouche ardeur. Il semblait vouloir se mettretout entier dans son œuvre, et il y réussit pleinement. Quand lesconcurrents exposèrent leurs toiles, toutes, auprès de la sienne,furent comme la nuit devant le jour. Nul ne doutait de lui voirremporter la palme. Mais soudain un membre du jury, unecclésiastique, si j’ai bonne mémoire, fit une remarque qui surprittout le monde. » – Ce tableau, dit-il, dénote à coup sûr un grandtalent, mais les visages ne respirent aucune sainteté ; aucontraire il y a dans les yeux je ne sais quoi de satanique ;on dirait qu’un vil sentiment a guidé la main du peintre. » Tousles assistants s’étant tournés vers la toile, le bien-fondé decette critique apparut évident à chacun. Mon père, qui la trouvaitfort blessante, se précipita pour en vérifier la justesse etconstata avec stupeur qu’il avait donné à presque toutes sesfigures les yeux de l’usurier ; ces yeux luisaient d’un éclatsi haineux, si diabolique qu’il en frissonna d’horreur. Son tableaufut refusé et il dut, à son inexprimable dépit, entendre décernerla palme à son élève. Je renonce à vous décrire dans quel état defureur il rentra chez lui. Il faillit battre ma mère, chassa tousles enfants, brisa ses pinceaux, son chevalet, s’empara du portraitde l’usurier, réclama un couteau et fit allumer du feu afin de lecouper en morceaux et de le livrer aux flammes. Un de ses confrèreset amis le surprit dans ces lugubres préparatifs ; c’était unbon garçon, toujours content de lui, qui ne s’embarrassait pointd’aspirations trop éthérées, s’attaquait gaiement à n’importequelle besogne et plus gaiement encore à un bon dîner. « – Qu’ya-t-il ? Que te prépares-tu à brûler ? dit-il ens’approchant du portrait. Miséricorde, mais c’est un de tesmeilleurs tableaux ! Je reconnais l’usurier récemmentdéfunt ; tu l’as vraiment saisi sur le vif et même mieux quesur le vif, car de son vivant, jamais ses yeux n’ont regardé de lasorte. » – Eh bien, je vais voir quel regard ils auront dans lefeu, dit mon père, prêt à jeter sa toile dans la cheminée. » –Arrête, pour l’amour de Dieu !… Donne-le-moi plutôt s’ilt’offusque à ce point la vue. » » Après s’être quelque temps entêtédans son dessein, mon père finit par céder ; et, tandis que,fort satisfait de l’acquisition, son jovial ami emportait la toile,il se sentit soudain plus calme : l’angoisse qui lui pesait sur lapoitrine semblait avoir disparu avec le portrait. Il s’étonna fortde ses mauvais sentiments, de son envie, du changement manifeste deson caractère. Quand il eut examiné son acte, il en prit uneprofonde affliction. « C’est Dieu qui m’a puni, se dit-il avectristesse. Mon tableau a subi un affront mérité. Je l’avais conçudans le dessein d’humilier un frère. L’envie ayant guidé monpinceau, ce sentiment infernal devait nécessairement apparaître surla toile. » Il se mit en quête de son ancien élève, le serra bienfort dans ses bras, lui demanda pardon, chercha de toutes manièresà réparer sa faute. Et bientôt il reprit paisiblement le cours deses occupations. Cependant il semblait de plus en plus rêveur,taciturne, priait davantage, jugeait les gens avec moinsd’âpreté ; la rude écorce de son caractère s’adoucissait. Unévénement imprévu vint encore renforcer cet état d’esprit. » Depuisun certain temps le camarade qui avait emporté le portrait ne luidonnait plus signe de vie ; mon père se disposait à l’allervoir quand l’autre entra soudain dans sa chambre et dit, après unbref échange de politesses : » – Eh bien, mon cher, tu n’avais pastort de vouloir brûler le portrait. Nom d’un tonnerre, j’ai beau nepas croire aux sorcières, ce tableau-là me fait peur !Crois-moi si tu veux, le malin doit y avoir établi sarésidence !… » – Vraiment ? fit mon père. » – Sans aucundoute. À peine l’avais-je accroché dans mon atelier que j’ai sombrédans le noir : pour un peu j’aurais égorgé quelqu’un ! Moi quiavais toujours ignoré l’insomnie, non seulement je l’ai connue,mais j’ai eu de ces rêves !… Étaient-ce des rêves ou autrechose, je n’en sais trop rien : un esprit essayait de m’étrangleret je croyais tout le temps voir le maudit vieillard ! Bref,je ne puis te décrire mon état ; jamais rien de pareil nem’était arrivé. J’ai erré comme un fou pendant plusieurs jours :j’éprouvais sans cesse je ne sais quelle terreur, quelleangoissante appréhension ; je ne pouvais dire à personne uneparole joyeuse, sincère, je croyais toujours avoir un espion à mescôtés. Enfin lorsque sur sa demande j’eus cédé le portrait à monneveu, j’ai senti comme une lourde pierre tomber de mes épaules. Etcomme tu le vois, j’ai du même coup retrouvé ma gaieté. Eh bien,mon vieux, tu peux te vanter d’avoir fabriqué là un beaudiable ! » – Et le portrait est toujours chez ton neveu ?demanda mon père qui l’avait écouté avec une attention soutenue. »– Ah bien oui, chez mon neveu ! Il n’a pu y tenir !répondit le joyeux compère. L’âme du bonhomme est passée dans leportrait, faut croire. Il sort du cadre, il se promène par lapièce ! Ce que raconte mon neveu est proprement inconcevable,et je l’aurais pris pour un fou si je n’avais pas éprouvé quelquechose de ce genre. Il a vendu ton tableau à je ne sais quelcollectionneur, mais celui-ci non plus n’a pu y tenir et il s’enest défait à son tour. » » Ce récit produisit une forte impressionsur mon père. À force d’y rêver il tomba dans l’hypocondrie et sepersuada que son pinceau avait servi d’arme au démon, que la vie del’usurier avait été, tout au moins partiellement, transmise auportrait : elle jetait maintenant le trouble parmi les hommes, leurinspirant des impulsions diaboliques, les livrant aux tortures del’envie, écartant les artistes de leur vraie voie, etc. Troismalheurs survenus après cet événement, les trois morts subites desa femme, de sa fille, d’un fils en bas âge, lui parurent unchâtiment du ciel et il se résolut à quitter le monde. À peineeus-je atteint mes neuf ans qu’il me fit entrer à l’École desBeaux-Arts, paya ses créanciers et se réfugia dans un cloître àl’écart, où il prit bientôt l’habit. L’austérité de sa vie, sonobservance rigoureuse des règles édifièrent tous les religieux. Lesupérieur, ayant appris quel habile artiste était mon père, luidemanda instamment de peindre le principal tableau de leur église.Mais l’humble moine déclara tout franc qu’ayant profané sonpinceau, il était pour l’instant indigne d’y toucher ; avantd’entreprendre une telle œuvre il devait purifier son âme par letravail et les mortifications. On ne voulut point le contraindre.Bien qu’il s’ingéniât à augmenter les rigueurs de la règle, ellefinit par lui paraître trop facile. Avec l’autorisation dusupérieur, il se retira dans un lieu solitaire et s’y bâtit unecahute avec des branches d’arbres. Là, se nourrissant uniquement deracines crues, il transportait des pierres d’un endroit à l’autreou demeurait en prières de l’aurore au coucher du soleil, immobileet les bras levés au ciel. Bref il recherchait les pratiques lesplus dures, les austérités extraordinaires dont on ne trouve guèred’exemples que dans la vie des saints. Et durant plusieurs annéesil macéra de la sorte son corps tout en le fortifiant par laprière. Un jour enfin il revint au monastère et dit d’un ton fermeau supérieur : « Me voici prêt : s’il plaît à Dieu, je mènerai monœuvre à bien. » » Il choisit pour sujet la Nativité deNotre-Seigneur. Il s’enferma de longs mois dans sa cellule, neprenant qu’une grossière nourriture, œuvrant et priant sans cesse.Au bout d’un an le tableau était terminé. Et c’était vraiment unmiracle du pinceau. Encore que ni les moines ni le supérieur nefussent grands connaisseurs en peinture, l’extraordinaire saintetédes personnages les stupéfia. La douceur, la résignationsurnaturelles empreintes sur le visage de la sainte Vierge penchéesur son divin Fils ; la sublime raison qui animait les yeux,déjà ouverts sur l’avenir, de l’Enfant-Dieu ; le silencesolennel des Rois mages prosternés, confondus par le grandmystère ; la sainte, l’indescriptible paix qui enveloppait letableau ; cette sereine beauté, cette grandiose harmonieproduisaient un effet magique. Toute la communauté tomba à genouxdevant la nouvelle image sainte, et, dans son attendrissement, lesupérieur s’écria : « – Non, l’homme ne peut créer une pareilleœuvre avec le seul secours de l’art humain ! Une force saintea guidé ton pinceau, le Ciel a béni tes labeurs. » » Je venaisprécisément de terminer mes études ; la médaille d’or obtenueà l’École des Beaux-Arts m’ouvrait l’agréable perspective d’unvoyage en Italie, le plus beau rêve pour un peintre de vingt ans.Il ne me restait plus qu’à prendre congé de mon père ; je nel’avais pas revu depuis douze ans et j’avoue que son image mêmes’était effacée de ma mémoire. Vaguement instruit de sesaustérités, je m’attendais à lui trouver le rude aspect d’unascète, étranger à tout au monde, sauf à sa cellule et à la prière,desséché, épuisé par le jeûne et les veilles. Quelle ne fut pas mastupéfaction quand je me trouvai en présence d’un vieillard trèsbeau, presque divin ! Une joie céleste illuminait son visage,où l’épuisement n’avait point marqué sa flétrissure. Sa barbe deneige, sa chevelure légère, quasi aérienne, du même ton argenté, serépandaient pittoresquement sur ses épaules, sur les plis de sonfroc noir, et tombaient jusqu’à la corde qui ceignait son pauvrehabit monastique. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut del’entendre prononcer des paroles, émettre des pensées sur l’art quise sont à jamais gravées dans ma mémoire et dont je voudrais voirchacun de mes confrères tirer profit à son tour. « – Jet’attendais, mon fils, me dit-il quand je m’inclinai pour recevoirsa bénédiction. Voici que s’ouvre devant toi la route où ta vie vadésormais s’engager. C’est une noble voie, ne t’en écarte pas. Tuas du talent ; le talent est le don le plus précieux duciel ; ne le dilapide point. Scrute, étudie tout ce que tuverras, soumets tout à ton pinceau ; mais sache trouver lesens profond des choses, essaie de pénétrer le grand secret de lacréation. Heureux l’élu qui le possède : pour lui il n’est plusrien de vulgaire dans la nature. L’artiste créateur est aussi granddans les sujets infimes que dans les sujets les plus élevés ;ce qui fut vil ne l’est plus grâce à lui, car sa belle âmetransparaît à travers l’objet bas, et pour avoir été purifié enpassant par elle, cet objet acquiert une noble expression… Si l’artest au-dessus de tout, c’est que l’homme trouve en lui comme unavant-goût du Paradis. La création l’emporte mille et mille foissur la destruction, une noble sérénité sur les vaines agitations dumonde ; par la seule innocence de son âme radieuse un angedomine les orgueilleuses, les incalculables légions de Satan ;de même l’œuvre d’art surpasse de beaucoup toutes les chosesd’ici-bas. Sacrifie tout à l’art ; aime-le passionnément, maisd’une passion tranquille, éthérée, dégagée des concupiscencesterrestres ; sans elle, en effet, l’homme ne peut s’éleverau-dessus de la terre, ni faire entendre les sons merveilleux quiapportent l’apaisement. Or c’est pour apaiser, pour pacifier,qu’une grande œuvre d’art se manifeste à l’univers ; elle nesaurait faire sourdre dans les âmes le murmure de la révolte ;c’est une prière harmonieuse qui tend toujours vers le ciel.Cependant il est des minutes, de tristes minutes… » » Ils’interrompit et je vis comme une ombre passer sur son clairvisage. « – Oui, reprit-il, il y a eu dans ma vie un événement… Jeme demande encore qui était celui dont j’ai peint l’image. Ilsemblait vraiment une incarnation du diable. Je le sais, le mondenie l’existence du démon. Je me tairai donc sur son compte. Jedirai seulement que je l’ai peint avec horreur ; mais jevoulus coûte que coûte surmonter ma répulsion et, étouffant toutsentiment, me montrer fidèle à la nature. Ce ne fut point une œuvred’art que ce portrait : tous ceux qui le regardent éprouvent unviolent saisissement, la révolte gronde en eux ; un pareildésarroi n’est point un effet de l’art, car l’art respire la paixjusque dans l’agitation. On m’a dit que le tableau passe de main enmain, causant partout de cruels ravages, livrant l’artiste auxsombres fureurs de l’envie, de la haine, lui inspirant la soifcruelle d’humilier, d’opprimer son prochain. Daigne le Très-Haut tepréserver de ces passions, il n’en est point de pluscruelles ! Mieux vaut souffrir mille et mille persécutionsqu’infliger à autrui l’ombre d’une amertume. Sauve la pureté de tonâme. Celui en qui réside le talent doit être plus pur que lesautres : à ceux-ci il sera beaucoup pardonné, mais à lui rien.Qu’une voiture lance la moindre éclaboussure sur un homme paré declairs habits de fête, aussitôt la foule l’entoure, le montre dudoigt, commente sa négligence ; cependant cette même foule neremarque même pas les taches nombreuses des autres passants vêtusd’habits ordinaires, car sur ces vêtements sombres les taches nesont point visibles.» » Il me bénit, m’attira sur son cœur. Jen’avais jamais connu une si noble émotion. C’est avec unevénération plus que filiale que je me pressai contre sa poitrine,que je baisai ses cheveux argentés, librement épandus. Une larmebrilla dans ses yeux. « – Exauce, mon fils, une prière que je vaist’adresser, me dit-il au moment des adieux. Peut-êtredécouvriras-tu quelque part le portrait dont je t’ai parlé. Tu lereconnaîtras aussitôt à ses yeux extraordinaires et à leur regardsurnaturel. Détruis-le aussitôt. » » Jugez vous-mêmes si je pouvaisne point m’engager par serment à exaucer un tel vœu. Depuis quinzeans il ne m’est jamais advenu de rencontrer quelque chose quiressemblât, si peu que ce fût, à la description de mon père. Etvoici que soudain, à cette vente… » Sans achever sa phrase, lepeintre se tourna vers le fatal portrait ; ses auditeursl’imitèrent. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils s’aperçurentqu’il avait disparu ! Un murmure étouffé passa à travers lafoule, puis on entendit clairement ce mot : « Volé ! » Tandisque l’attention unanime était suspendue aux lèvres du narrateur,quelqu’un avait sans doute réussi à le dérober. Les assistantsdemeurèrent un bon moment stupides, hébétés, ne sachant trop s’ilsavaient réellement vu ces yeux extraordinaires ou si leurs propresyeux, lassés par la contemplation de tant de vieux tableaux,avaient été le jouet d’une vaine illusion.

 

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