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Le Singe, l’idiot et autres gens

Le Singe, l’idiot et autres gens

de William Chambers Morrow

LA RÉSURRECTION DE LA PETITEWANG-TAI

Une file de voitures foraines, se déroulant sur une route poussiéreuse dans la vallée de Santa Clara, avançait lentement sous la chaleur suffocante d’un soleil de juillet. Des tourbillons de poussière enveloppaient les roulottes bariolées de la ménagerie. On avait fait jouer sur leurs coulisses les volets des cages afin de donner de l’air aux animaux haletants, mais avec l’air entrait la poussière, et la poussière incommodait fort Romulus.

Jamais il n’avait autant aspiré après la liberté. Du plus loin qu’il put se rappeler, il avait été dans une cage comme celle-ci ; il y avait passé son enfance et sa jeunesse. Nulle trace dans sa mémoire d’une époque où il eût été libre. Il n’avait pas le plus léger souvenir d’un temps où il avait pu se balancer dans les branches des forêts équatoriales. La vie n’était pour lui que désolation et désespérance, et le caractère poignant en était encore acerbé par les tourbillons de poussière qui entraient par les grilles de la cage.

Romulus alors chercha un moyen de s’enfuir.

Leste, adroit, l’œil vif, il eut tôt découvert le point faible de sa prison, réussit à le forcer et bondit sur la grand’route, singe libre. Aucun des conducteurs, assoupis et las,n’avait vu sa fuite, mais un juste sentiment de circonspection lui fit quérir l’abri d’un buisson où il se dissimula jusqu’à ce que fût passée la longue procession des roulottes.

Et, maintenant le vaste monde s’ouvrait devant lui.

Sa liberté était immense et douce, mais lui fut, un temps, embarrassante. Un bond tout instinctif pour saisir la barre du trapèze suspendu dans sa cage lui mit seulement les mains en contact avec l’air insaisissable. Il en fut décontenancé et un peu effrayé. Le monde lui paraissait beaucoup plus vaste et plus brillant depuis que les noirs barreaux de sa prison ne striaient plus sa vision. Et puis, à sa stupéfaction, au lieu de la toiture sordide de sa cage, lui apparut l’énorme et imposante étendue du ciel bleu, dont la surprenante profondeur et l’éloignement le terrifièrent.

La course d’un écureuil cherchant son terrier attira bientôt son regard, et il suivit les agissements du petit animal avec curiosité. Puis il courut au terrier et se blessa les pieds sur le chaume acéré. Ceci le rendit plus circonspect. Ne trouvant pas l’écureuil, il regarda autour de lui et aperçut deux hiboux perchés sur un petit tertre, non loin de là. Leur regard solennel fixé sur lui l’emplit d’un effroi mystérieux, mais sa curiosité ne le laissa pas renoncer à les examiner de plus près. Il se glissa prudemment vers eux, puis s’arrêta, s’assit et leur fit des grimaces. Ce ne produisit aucun effet. Il se gratta la tête et réfléchit. Puis il semblant de fondre sur eux : ils prirent leur vol.

Romulus les regarda s’envoler dans un état de stupéfaction profonde, n’ayant encore jamais vu rien voler par les airs. Mais le monde était si vaste et la liberté si illimitée, que sûrement tout être libre devait voler. Romulus alors s’élança dans l’air qu’il battit de ses bras comme il avait vu les hiboux le battre de leurs ailes, et quand il se trouva couché sur le sol, il en éprouva la première et douloureuse déception que devait lui apporter sa liberté.

Son esprit alerte chercha un nouvel aliment.

À quelque distance s’élevait une maison, etdevant la porte se tenait un homme. Or, Romulus savait l’homme leplus vil et le plus cruel de toutes les créatures vivantes, lemaître sans conscience aucune de l’être faible. Romulus évita lamaison et prit à travers champs. Bientôt il rencontrait un objeténorme qui lui en imposa. C’était un chêne, et des oiseauxchantaient dans sa ramure. Mais sa curiosité obstinée mit un freinà sa peur, et en rampant il s’en approcha de plus en plus. L’aspectbienveillant de l’arbre, le charme de son ombre, les fraîchesprofondeurs de sa frondaison, le doux balancement de ses branchesau souffle aimable du vent, – tout l’invitait à s’approcher. C’estce qu’il fit, jusqu’à ce qu’il eut atteint le vieux tronc noueux,et il s’élança alors dans les branches et se sentit rempli deplaisir. Les petits oiseaux s’étaient envolés. Romulus s’assit surl’un des rameaux, puis s’y étendit tout de son long et goûta lecalme et le bien-être du moment. Mais il était singe, et il luifallait de l’occupation : il se risqua sur des branchesmoindres et les secoua à la façon de ses parents avant lui.

Ces joies épuisées, Romulus se laissa tomber àterre, et se remit à explorer le monde. Mais le monde était sivaste que son isolement l’accablait. Soudain il vit un chien et sehâta vers lui. Le chien voyant approcher cet être bizarre, tenta del’effrayer par ses aboiements, mais Romulus avait déjà vu desanimaux comme celui-là, et avait entendu aussi des sons semblables.Il ne pouvait s’en effrayer. Il alla hardiment vers le chien parbonds successifs sur ses quatre pattes. Le chien, terrifié parcette étrange créature, se sauva en hurlant et laissa Romulus avecsa liberté et le monde.

Et voilà Romulus parti à travers champs, d’icide là traversant une route, et évitant soigneusement les êtresvivants qu’il rencontrait. Bientôt il arrivait devant une hautepalissade, fermant un grand enclos, où se dressait une habitationau milieu d’un bouquet d’eucalyptus.

Romulus avait soif et l’eau d’une fontainedans les arbres le tentait cruellement.

Peut-être eût-il trouvé assez de courage pours’y aventurer, n’eût-il à ce moment aperçu un être humain, à dixpas de lui, de l’autre côté de la palissade. Romulus se recula avecun cri d’épouvante et puis s’arrêta, se blottissant et, prêt à fuirpour sa vie et sa liberté, il considéra cet ennemi de lacréation.

Mais le regard qu’il reçut en échange était sidoux, et, somme toute, si particulier, si différent de tout cequ’il avait vu jusque-là, que son instinct de fuite céda devant sondésir de se rendre compte.

Romulus ne savait pas que la grande habitationau milieu des eucalyptus était un hospice de jeunes idiots, ni quele garçon à la physionomie étrange, mais bienveillante, était l’unde ses pensionnaires.

Il n’y lisait que bienveillance. Le regardqu’il voyait n’était pas le regard dur et cruel du gardien de laménagerie, ni le regard vide, frivole, curieux des spectateurs quiencouragent par leur présence et soutiennent de leur obole cettepratique infâme et exclusivement humaine qui consiste à s’emparerd’animaux sauvages pour les garder toute leur vie dans les affresde la captivité. Romulus était si profondément intéressé par cequ’il voyait qu’il en oubliait ses craintes et, penchant sa tête decôté, fit une grimace baroque. Ses mouvements et son attitudeétaient si comiques que Moïse, l’idiot, ricana un sourire que vitRomulus par les fentes de la palissade. Mais ce ricanement ne futpas la seule manifestation de joie chez Moïse. Un mouvementvermiculaire particulier, commençant aux pieds et se terminant à latête, fut le précurseur d’un lent et niais accès de gros rireexprimant la joie la plus intense dont il était capable. Moïsen’avait encore jamais vu d’être aussi bizarre que ce petit hommebrun, tout velu : il n’avait encore jamais vu un singe, cettebanale cause de joie pour les enfants ordinaires.

Moïse avait dix-neuf ans. Bien que sa voixn’eût plus rien de celle de l’enfant, que ses joues fussentcouvertes de méchants poils, qu’il fût grand et fort, surtout enbras et en jambes, il était simple et innocent. Ses vêtementsétaient bien trop courts pour lui et des cheveux embroussaillés quene retenait aucune coiffure, lui dominaient la tête.

Et ces deux êtres étranges se considéraientl’un l’autre, retenus par une égale sympathie, une égale curiosité.N’ayant ni l’un ni l’autre le don de la parole, ils ne se pouvaientpas mentir.

Était-ce l’instinct qui avertissait Romulusque parmi tous ces bipèdes diaboliques, il en était un d’espritassez bon pour l’aimer ? Était-ce aussi par instinct queRomulus, ignorant comme il l’était des façons du monde, découvritque son propre cerveau était le plus solide et le plus capable desdeux ? Et, comprenant la douceur, jusque-là insoupçonnée parlui, de la liberté, lui vint-il à l’idée que ce semblable étaitprisonnier, comme lui-même l’avait été, et que comme lui ilaspirait ardemment à goûter du grand air ? Enfin, si c’étaitbien ainsi qu’avait raisonné Romulus, était-ce par un sentimentchevaleresque ou par désir d’avoir un compagnon, qu’il fut amené àla délivrance de cet être plus faible encore et plus malheureux quelui ?

Avec circonspection il s’approcha de lapalissade, y passa la patte et toucha Moïse. Le gars, ravi, prit lapatte du singe dans la sienne, et la meilleure intelligence derégner aussitôt entre eux. À force de taquineries, Romulus invital’autre à le suivre ; il s’éloignait de quelques pas, puistournait vers lui ses yeux implorants ; il s’en revenait et àtravers la palissade lui prenait la main. Il répéta son manègejusqu’à ce que son intention se fût frayé sa route jusqu’au cerveaude l’idiot.

La palissade était trop haute pour la pouvoirescalader ; mais, maintenant que le désir d’être libre s’étaitemparé de son être, Moïse eut tôt fait, à grands coups de pieds, debriser quelques planches et il sortit de sa geôle.

Ils étaient maintenant libres tous lesdeux !

Et les cieux semblaient encore plus loin etl’horizon paraissait plus large. Un fossé se présenta à propos pourleur permettre d’étancher leur soif et dans un verger ilscueillirent quelques abricots bien mûrs ; mais qu’est-ce quiassouvirait la faim d’un singe ou d’un idiot ? Le monde étaitvaste, et doux, et beau, et un sentiment exquis de liberté sansbornes coulait dans leurs veines surprises comme un vin vieux etgénéreux. Et tout cela causait à Romulus et au compagnon sous sagarde une joie infinie, comme ils s’en allaient par la plaine.

Pourquoi dire en détail tout ce qu’ils firentpar cet après-midi de folie, de caprice et de bonheur, tandisqu’ils allaient en titubant, ivres de liberté ?

En passant quelque part, sans être vus, ilsouvrirent à un serin la porte de sa cage, qu’on avait suspendue àun cerisier non loin de la maison ; ailleurs, ils défirent lescourroies qui retenaient un bébé dans sa voiture, et l’auraient puemporter sans crainte de surprise, mais tout ceci n’a qu’unlointain rapport avec la fin de leurs aventures, marchant à grandspas vers leur terme.

Quand le soleil fut descendu dans la splendeurblonde de l’occident et que le grand dôme argenté de l’observatoiredu Mont Hamilton d’argent se fut changé en cuivre, nos deux amislas et affamés de nouveau, arrivèrent en un endroit bizarre etinattendu. Ce fut un grand chêne qui, d’abord, avec son ombre enforme de cône allongé pointant vers l’orient et les fraîchesprofondeurs de son feuillage, attira leur attention. Autour del’arbre étaient rangés de petits tertres à la tête desquels sedressait un écriteau dont de plus savants eussent aussitôt saisi lasignification. Mais comment un singe ou un idiot eût-il pusoupçonner un affranchissement aussi doux et calme, aussi dénué detoute entrave et de toute réserve que celui de la mort ?Comment auraient-ils su que les gagnants de ce prix inestimableétaient pleurés, mouillés de larmes et placés dans la terre avectoute la majesté, toute la pompe de la douleur ? Ne sachantrien de toutes ces choses, comment pouvaient-ils remarquer que cecimetière mesquin où ils étaient venus errer, ne ressemblait guèreà cet autre, bien en vue, à quelque distance de là, coupé qu’ilétait d’allées et orné de bouquets d’arbres, de fontaines, destatues, de plantes rares et de somptueux ornements ? –Ah ! mes amis, comment, sans argent, pouvons-nous donner ànotre douleur une expression adéquate ? Et la douleur,lorsqu’elle ne peut témoigner de son existence, est bien la plusvaine des satisfactions !

Mais il n’y avait ni pompe ni majesté sousl’ombrage de ce chêne, car la haie défoncée qui dérobait ce lieu àl’influence de la civilisation chrétienne, entourait des tombesrenfermant des os qui n’eussent pu reposer à l’aise dans un solstrié par l’ombre d’une croix. Romulus et Moïse ne savaient rien detout cela ; ils ne connaissaient pas cette loi interdisanttoute exhumation avant un espace de deux années ; ils nesavaient rien de ce peuple étrange venu de Chine qui, plein demépris pour le sol chrétien étranger qu’il foule aux pieds,ensevelit ses morts par soumission à la loi qu’il ne fut pas assezfort pour combattre, et qui, deux ans après, déterre leurs os etles rapatrie, afin de les ensevelir pour l’éternel repos dans unsol créé et fécondé par leur dieu.

Romulus et Moïse pouvaient-ils juger cespeuples ? Ils avaient mieux à faire.

Ils avaient à peine fini d’examiner un étrangefour de brique où se brûlait le texte des prières et un petitautel, de brique aussi, tout enduit du suif de cierges consumés,qu’un nuage de poussière longeant la haie défoncée les invitait àplus de circonspection.

Romulus fut le plus prompt à fuir, car unefile de voitures foraines laisse aussi une traînée de poussière surla route, et avec une surprenante agilité il s’élança dans lesbranches du chêne, suivi par ce lourdaud de Moïse se hissantpéniblement à sa suite avec de gros rires à l’éloge de l’agilitésupérieure de son compagnon. Ce fit rire encore Moïse de voir lepetit homme velu s’étendre sur une branche et dans une sensation debien-être pousser un soupir de satisfaction. Il manqua choir envoulant imiter le leste Romulus. Mais ils restèrent immobiles etsilencieux quand le nuage de poussière se divisant à la barrière,laissa voir pénétrant dans l’enclos une petite procession devoitures et de charrettes.

Une fosse avait été tout nouvellement creusée,et c’est vers celle-ci que se dirigea le convoi – fosse peuprofonde, car on ne doit pas s’étendre trop profondément dans lesol chrétien des barbares à face blanche, – mais c’était une fossesi petite ! Romulus lui-même, eût suffi à la combler, et,quant à Moïse, elle n’eut pas été suffisante pour ses grandspieds.

C’est que la petite Wang-Tai était morte, etque dans cette petite fosse devaient reposer pendant vingt-quatremois ses os fragiles, sous trois pieds de terre chrétienne.L’intérêt tempéra la frayeur que ressentirent Romulus et Moïse,quand la première voiture s’arrêta au bruit d’aigres hautbois, deviolons criards, de tam-tam de cuivre et de cymbales discordantesexécutant un chant funèbre pour la petite Wang-Tai, moins pourrecommander à la protection divine sa mignonne âme, que pour laprotéger contre les tortures des démons.

Puis, au milieu des autres, s’avança unepetite femme accablée par la douleur et les larmes, car la petiteWang-Tai avait une mère et toute mère a un cœur de mère. Ce n’étaitqu’une petite femme jaune de l’Asie, avec une ample et bizarreculotte en guise de jupe, et des sandales qui lui battaient lestalons. Ses cheveux noirs non couvert étaient solidement noués etépinglés ; ses yeux étaient noirs de couleur et douxd’expression, et son visage, probablement calme dans lecontentement, était mouillé de pleurs et tiré par la souffrance. Etvoilà que sur elle, comme un rayonnement du ciel, pesait la plusdouce, la plus triste, la plus profonde, la plus tendre de toutesles afflictions humaines – la seule que le temps jamais ne peutguérir.

Et ils ensevelirent la petite Wang-Tai, etRomulus et Moïse voyaient tout cela. Des textes de prières furentbrûlés dans le four, des cierges s’allumèrent sur l’autel, et, pourréconforter les anges qui devaient venir emporter la mignonne âmede Wang-Tai dans les hauteurs profondes du ciel bleu, des viandessavoureuses furent disposés sur la tombe.

La fosse comblée, les fossoyeurs serrèrentleurs bêches derrière le four, curieusement épiés par Romulus. Lapetite femme accablée ramassa toute sa douleur dans son cœur etl’emporta. Un nuage de poussière se leva, grandissant toujours lelong de la haie défoncée, pour enfin disparaître dans le lointain.Le dôme du Mont Hamilton s’était changé de cuivre en or ; lesgorges empourprées des Monts Santa Cruz se glaçaient sous leflamboiement orange du ciel d’Occident ; sous le grand chêneles grillons faisaient retentir leurs notes joyeuses, et la nuittomba doucement comme un rêve.

Deux paires d’yeux affamés voyaient lesviandes sur la tombe, tandis que quatre narines avides enreniflaient l’arôme. Romulus dégringola et moins habilement voilàMoïse dégringolant à son tour. Ce soir-là, les anges de la petiteWang-Tai remonteraient au ciel sans souper, – et la route estlongue de la terre au ciel ! Nos deux vagabonds se jetèrentsur cette proie, se chamaillant et se battant, puis, quand tout futdévoré, ils se résolurent à de nouvelles entreprises. Romulus allachercher les bêches et se mit consciencieusement à creuser la tombede Wang-Tai, et Moïse, riant et croassant, lui prêta main-forte.Comme résultat de leurs efforts, la terre s’amoncela de chaquecôté. Trois pieds seulement de terre peu solide recouvraient lapetite Wang-Tai !

 

Une petite femme jaune, gémissant de douleur,s’était toute la nuit tournée et retournée sur la natte dure quilui servait de couchette et sur son oreiller de bois, plus durencore. Les sons mêmes qui retentissaient rauques et familiers dèsla première heure du matin dans le quartier chinois de San José etlui rappelaient la distante patrie occupant tout ce qui de son cœurn’avait pas été enseveli sous la terre chrétienne, ne pouvaientalléger ce lourd fardeau qui l’accablait. Elle vit le soleil aumatin se frayer sa route à travers des flots d’ambre et le dômeargenté du grand observatoire sur le Mont Hamilton se découper d’unnoir d’ébène sur la radieuse splendeur de l’orient. Elle entenditle jargon asiatique du revendeur national criant sa marchandisedans les ruelles fétides, et ses larmes vinrent grossir le nombredes perles dont la rosée avait jonché son seuil. Ce n’était qu’unepetite femme jaune d’Asie, toute ployée par le chagrin. Et quellejoie pouvait lui apporter l’éclat resplendissant du soleildéversant sur elle sa lumière et conviant tous les gamins et toutesles fillettes du monde à trouver la vie et la santé dans sonsplendide déploiement ? Elle vit le soleil escalader les cieuxdans son impérieuse magnificence, mais des voix chuchotaient à sonoreille et tempéraient le rayonnement du jour par les souvenirs dupassé.

Auriez-vous pu, le cœur brisé et les yeuxvoilés de larmes, distinguer avec toute la netteté voulue lespersonnes composant le cortège bizarre qui, descendant la ruelle,se dirigeait vers sa demeure ? C’étaient des hommes blancsavec trois prisonniers, – trois êtres qui si récemment venaientd’éprouver les douceurs de la liberté pour être de nouveau plongésdans la servitude. Deux d’entre eux avaient été arrachés à laliberté de la vie et l’autre à l’affranchissement de la mort, et onles avait à l’aube trouvés endormis tous les trois près de la fosseouverte et du cercueil vide de la petite Wang-Tai.

Les malins prétendirent que la petiteWang-Tai, par l’ignorance d’un médecin avait été enterrée vivante,et que Romulus et Moïse, au moyen de leurs tours diaboliques,l’avaient ramenée à la vie après l’avoir arrachée à sa tombe.

Mais qu’importent ces racontars ?

N’est-ce point assez de savoir que les deuxbrigands furent fouettés et renvoyés à leur esclavage, et que,lorsque la petite femme jaune d’Asie eut serré la mignonne enfantsur sa poitrine, les fenêtres de son âme s’ouvrirent pour recevoirla chaleur que le soleil d’or déversait du ciel ?

DEVANT UNE BOUTEILLE D’ABSINTHE

Arthur Kimberlin, jeune homme d’unesurprenante énergie se trouva un soir de pluie sur le pavé de SanFrancisco, sans la moindre relation dans cette ville et à un momentoù son cœur se brisait : la faim le torturait et sa souffrancephysique était d’autant plus poignante qu’elle n’avait pu ébranlerson cerveau. Il ne lui restait rien ; pas le moindre objetqu’il pût échanger contre un morceau de pain : il avait vendumême la plupart de ses vêtements, ne gardant que ceux que luicommandait la décence. Et maintenant le froid le saisissait,conspirant avec la faim pour achever sa misère.

Né dans une situation aisée, ayant reçu unebonne éducation, il manquait du courage nécessaire et de l’habiletéque comporte le vol. Ne lui fût-il pas arrivé une aventureextraordinaire, il se serait dans les vingt-quatre heures noyé dansla baie ou serait mort de pneumonie dans la rue.

Il n’avait rien mangé depuis soixante-dixheures et le désespoir de son cœur avait, concurremment avec lebesoin, épuisé ses forces physiques ; maintenant blême etchancelant, il se consolait de son mieux à humer goulûment le fumetdes cuisines des restaurants dans Market Street, plus soucieux dene rien perdre des savoureuses odeurs que d’éviter la pluie.

Ses dents claquaient : il se traînait,trébuchait, haletait, sans force à cette heure pour maudire sadestinée, n’ayant plus qu’un désir… manger ! Raisonner, il nele pouvait plus ; il ne comprenait pas que dix mille mains seseraient tendues vers lui et de grand cœur lui eussent donné lanourriture dont le besoin le tuait ; il ne pouvait penser qu’àla faim qui le torturait, aux aliments qui lui procureraientchaleur et joie.

Il était arrivé dans Mason Street quand ilaperçut à quelque distance, de l’autre côté de la rue, unrestaurant : il y alla, traversant la rue en biais. Devant leshautes vitrines il s’arrêta, couvant des yeux les viandes épaisseset bordées de graisse, les larges huîtres posées sur la glace, destranches de jambon grandes comme son chapeau, des poulets rôtisentiers, rissolés et baignant dans le jus. Il grinça des dents,gémit et s’éloigna en chancelant.

À quelques pas se trouvait un bar, avec uneentrée particulière sur la porte de laquelle on lisait« Entrée des Familles ».

Dans l’encoignure de cette porte, d’ailleursfermée, se tenait un homme. En dépit de son propre supplice,Kimberlin lut sur la physionomie de cet individu un je ne sais quoiqui le fit frémir et le fascina. La nuit était venue, et cetendroit n’était que faiblement éclairé ; mais il était évidentque l’inconnu avait une apparence dont il devait lui-même ignorerle caractère particulier. Peut-être fut-ce l’insolite angoissetraduite sur ce visage qui fit appel à la sympathie deKimberlin.

Le jeune homme s’arrêta hésitant et considéral’inconnu.

D’abord l’autre ne le vit pas, car ilregardait droit devant lui dans la rue avec une fixité singulièreet la pâleur de mort de son visage ajoutait à la sinistreimmobilité de son regard. Soudain il aperçut Kimberlin.

– Ah ! dit-il lentement et avec unenetteté particulière, la pluie, vous aussi, vous a surpris sanspardessus ni parapluie ! Venez sous cette porte… il y a placepour deux.

La voix n’était pas sans bienveillance, bienque d’une inquiétante âpreté. Et puis c’était la première paroleque s’entendait adresser le malheureux depuis que la faim s’étaitemparée de lui, et s’entendre seulement parler, voir aussi qu’ons’inquiétait, si peu que ce fût, de son bien-être, lui donnacourage. Il s’abrita sous la porte à côté de l’inconnu, quiaussitôt retomba dans l’immobilité, les yeux fixes perdus dans levague de la rue.

Mais bientôt l’étranger parut seréveiller.

– Il peut pleuvoir longtemps encore,dit-il. J’ai froid et je vois que vous frissonnez. Entrons boirequelque chose.

Il poussa la porte et Kimberlin le suivit, lecœur réchauffé par l’espoir.

C’était une salle divisée en une série depetits « boxes » ou compartiments qu’une mince cloisonséparait les uns des autres ; une porte permettait de s’isolercomplètement. Le pâle inconnu le mena dans l’un des deux, mais,avant de s’asseoir, tira de sa poche une liasse de billets debanque.

– Vous êtes le plus jeune, dit-il ;voudriez-vous me faire le plaisir d’aller au bar acheter unebouteille d’absinthe, et de rapporter une carafe et desverres ? Je n’aime pas voir les garçons tourner autour de moi.Voici un billet de vingt dollars.

Kimberlin prit le billet et, sortant dans lecorridor, se dirigea vers le bar.

Il tenait l’argent serré dans sesdoigts ; il en éprouvait une telle sensation de chaleur et deconfortable que dans le bras lui en passait un délicieux frisson.Que de repas copieux et chauds ce billet de banque nereprésentait-il pas ? Il le serra plus fort et hésita. Ilcroyait humer une large grillade, flanquée de gras petitschampignons nageant dans le beurre fondu du plat fumant. Ils’arrêta et derrière lui jeta un regard vers la porte du box. Ilvit que l’étranger l’avait fermée. Il pouvait revenir sur ses pas,la dépasser, se glisser au-dehors et acheter de quoi manger. Il fitdemi-tour, mais le lâche en lui (il est d’autres noms pour cela)fit crouler sa résolution. Il se dirigea droit vers le bar et fitson emplette.

C’était tellement inhabituel que le garçon àqui il s’adressait l’examina attentivement :

– Vous n’allez pas boire tout cela,dites-moi donc ? demanda-t-il.

– Je suis dans un box avec des amis,répliqua Kimberlin, et nous voulons boire tranquillement sans êtredérangés. Nous sommes au n° 7.

– Oh ! pardon. Ça va bien, fit legarçon.

Le pas de Kimberlin était bien plus ferme etplus assuré comme il s’en revenait avec la boisson. Il ouvrit laporte du box.

L’étranger s’était assis à la petite table,fixant la cloison en face de lui de ce même regard dont il fixaitl’autre côté de la rue tout à l’heure. Il portait un chapeau mou àlarges bords, rabattu sur ses yeux. Ce fut lorsque Kimberlin eûtposé sur la table la bouteille, la carafe et les verres et eût prisplace vis-à-vis de l’inconnu et dans la ligne de son rayon visuelque l’homme pâle le remarqua :

– Ah, vous l’avez apportée ? Quec’est aimable à vous ! Maintenant fermez la porte.

Kimberlin avait glissé la monnaie dans sapoche et se disposait à l’en tirer, quand l’inconnu luidit :

– Gardez la monnaie. Vous en aurezbesoin, car je vais vous la reprendre d’une manière qui vousintéressera. Buvons d’abord, je vous expliquerai ça ensuite.

Le pâle inconnu lentement fit deux absintheset tous deux burent.

L’ingénu Kimberlin n’avait jamais encore bud’absinthe ; il trouva ce breuvage âcre et désagréable, maisle liquide ne fut pas plutôt descendu dans son estomac qu’ilcommuniqua à son être entier une douce chaleur.

– Cela nous fera du bien, fitl’inconnu ; tout à l’heure nous en reprendrons. Mais,dites-moi, connaissez-vous le jeu de dés ?

Kimberlin avoua très franchement ne pas leconnaître.

– Je le pensais. Eh bien, veuillez doncaller au bar demander un cornet et des dés. Je sonnerai bien, maisje n’aime pas avoir affaire avec les garçons.

Kimberlin revenait bientôt avec le jeu,refermai la porte, et la partie commença.

Ce n’était pas l’antique et simple jeu ;il y avait des complications où le jugement, autant que le hasard,jouait un rôle. Après une partie ou deux sans enjeu, l’étrangerdit :

– Maintenant vous m’avez l’air decomprendre. Fort bien… Je vais vous prouver que vous n’y entendezrien. Nous allons jouer un dollar la partie et je vais ainsi vousregagner la monnaie qu’on vous a rendue. Sans quoi ce serait vousvoler, et volontiers j’imagine que vous n’avez pas les moyens deles perdre. Ceci n’est point pour vous blesser, mais je parle francet j’estime plus l’honnêteté que la politesse. Je veux seulement medistraire un peu et je vous crois assez aimable pour pouvoirescompter votre bon vouloir.

– Certainement, répliqua Kimberlin, jeserai ravi.

– Parfait, mais buvons encore avant decommencer. Je crois que j’ai plus froid.

Ils burent encore et, cette fois, notre affaméprit le breuvage avec délices ; c’était du moins quelque chosedans l’estomac, et ça le réchauffait et l’enchantait.

L’enjeu était d’un dollar. Kimberlin gagna. Lepâle inconnu eut un sourire lugubre et attaqua une nouvelle partie.Kimberlin gagna encore. L’inconnu alors releva son chapeau etregarda son partenaire de son regard fixe, souriant toujours.

Cette vue en pleine lumière du visage blême deson compagnon épouvanta plus encore Kimberlin. Il avait commencé àretrouver sa pleine possession de lui-même et toute sonaisance ; l’étonnement que lui causait le singulier caractèrede son aventure avait aussi commencé à se dissiper, et voilà que cenouvel incident venait de nouveau embrouiller ses idées. Ce quil’alarmait, c’était l’extraordinaire expression du visage del’étranger. Jamais il n’avait vu sur un visage humain pareillepâleur de mort. Le visage était plus que pâle : il étaitblanc. Chez Kimberlin, la faculté d’observation avait été aiguiséepar l’absinthe : après avoir à deux ou trois reprises observéque l’inconnu inconsciemment se prenait à caresser de la main unebarbe absente, il réfléchit qu’une partie de la blancheur de lafigure était due à la récente suppression d’une barbe bien fournie.Outre sa pâleur, la lumière électrique faisait très distinctementressortir ses traits creusés et très accentués. À l’exception duregard fixe des yeux et, par intervalle, de ce sourire dur quisemblait déplacé sur un tel visage, l’expression était celle d’unestatue taillée sans art. Les yeux étaient noirs, mais mornes ;la lèvre inférieure était pourpre ; les mains étaientblanches, fines et maigres, sillonnées de veines sombres.

L’inconnu ramena son chapeau sur ses yeux.

– Vous avez de la chance, dit-il. Si nousbuvions encore. Il n’est que l’absinthe pour affiner l’esprit, etje vois que vous et moi, nous allons passer une délicieusesoirée.

Après boire, la partie recommença.

Kimberlin, dès le début, gagna, ne perdant querarement une partie. Il était maintenant très excité. Ses yeuxbrillaient. Il avait du rouge aux joues.

L’inconnu ayant perdu la liasse de billetsqu’il avait tirée, en prit une autre plus volumineuse et d’unchiffre plus élevé. La liasse valait plusieurs milliers dedollars.

À la droite de Kimberlin étaient sesgains : deux cents dollars environ.

Ils élevèrent l’enjeu et, après avoir bu, seremirent à jouer. La chance alors tourna et l’étranger gagnafacilement. Elle revint pourtant à Kimberlin, car il jouaitmaintenant avec toute la réflexion et toute l’adresse dont il étaitsusceptible. Une fois seulement il se demanda ce qu’il ferait del’argent s’il se levait de cette table le gagnant, mais unsentiment de délicatesse lui fit décider de le restituer àl’inconnu.

L’absinthe maintenant avait à ce point déliéles facultés de Kimberlin que, la satisfaction temporaire donnée àsa faim étant passée, ses souffrances physiques revenaient avecplus de force. Ne pourrait-il pas avec son gain se commander àsouper ? Non, c’était là chose impossible et l’étranger neparlait pas de manger. Kimberlin continua de jouer, tandis que lafaim se manifestait par des affres qui le faisaient se tordre etgrincer des dents. L’étranger, entièrement absorbé par le jeu, nes’en apercevait pas. Il semblait embarrassé, déconcerté. Il jouaitavec le plus grand soin, étudiant minutieusement chaque coup. Aucunpropos ne s’échangeait. Ils ne s’arrêtaient que pour boire, puis lebruit des dés reprenait et l’argent continuait à s’amonceler à ladroite de Kimberlin.

La conduite du pâle inconnu devenait étrange.Parfois il tressaillait et tendait l’oreille comme s’il écoutait.Son regard un instant flamboyait, puis redevenait morne.

Plus d’une fois Kimberlin, qui maintenantcommençait à prendre son partenaire pour une sorte de monstre,voyait passer sur sa figure une expression hideuse et ses traits,pour un moment, s’immobilisaient en une grimace particulière.Toutefois il était évident qu’il s’affaissait de plus en plus dansun état d’apathique torpeur. Parfois, quand Kimberlin avait eu uncoup étonnamment heureux, il levait les yeux vers lui et leconsidérait quelques instants avec cette fixité qui faisaittrembler le jeune homme.

Quand la seconde liasse de billets fut partie,l’inconnu en tira de sa poche une nouvelle, dont la valeur était debeaucoup supérieure à celle des deux autres mises ensemble. L’enjeufut élevé à mille dollars la partie, et Kimberlin toujours gagnait.Enfin le moment vint où l’étranger se disposa à tenter un effortfinal. D’une voix un peu pâteuse, mais d’un ton délibéré ettranquille, il dit :

– Vous m’avez gagné soixante-quatorzemille dollars, c’est exactement l’équivalent de ce qui me reste.Voilà plusieurs heures que nous jouons ; je suis fatigué etvous vraisemblablement aussi. Finissons-en. Nous allons en unedernière partie jouer le tout.

Kimberlin, sans hésitation aucune, donna sonassentiment.

Les billets formaient sur la table un monceauconsidérable. Kimberlin jeta les dés : son coup joué, lecornet ne pouvait plus contenir qu’une seule combinaisonsusceptible d’amener sa défaite et cette combinaison ne se voitqu’une fois sur dix mille. Le cœur de l’affamé battit violemmentlorsque l’étranger prit le cornet avec un calme exaspérant.Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il abattît. Il amena lacombinaison : Kimberlin avait perdu. L’inconnu continua deregarder les dés longtemps, puis lentement se renversa sur sachaise et, s’installant à l’aise, leva les yeux sur son partenaireet le considéra de ce regard sans vie. Il ne prononça pas uneparole ; sur son visage ne se voyait nulle trace d’émotion oud’intelligence. Il regardait et c’est tout. On ne gardegénéralement pas les yeux ouverts longtemps sans un clignement despaupières, mais les paupières de l’inconnu ne clignotaient pas. Ilrestait tellement immobile que Kimberlin se sentit mal àl’aise.

– Je vais partir maintenant, dit-il à soncompagnon.

Il disait cela, et il n’avait pas un centimeen poche, et il mourait de faim.

L’autre ne répondit rien, et devant la fixitéde son regard le jeune homme se recroquevilla sur son siège,terrifié.

À cet instant il se rendit compte que deuxhommes causaient à voix basse dans le box voisin et comme, dans lesien régnait un silence de mort, il prêta l’oreille et voici cequ’il entendit :

– Oui, on l’a vu s’engager dans cetterue, il y a environ trois heures.

– Et il était rasé ?

– Il a dû se raser ; la suppressiond’une barbe comme la sienne vous change naturellement son hommecomplètement.

– Mais ce pouvait ne pas être lui.

– Sans doute ; pourtant, son extrêmepâleur a attiré l’attention. Vous n’ignorez pas qu’il a récemmentsouffert d’une maladie de cœur ; il était sérieusementatteint.

– Oui, mais cela ne lui a rien enlevé deson adresse. C’est le vol le plus audacieux qu’on ait encore jamaiscommis dans une banque ici. Cent quarante-huit mille dollars…pensez donc ! Depuis quand était-il sorti du bagne ?

– Voilà huit ans. Pendant ce temps-là sabarbe a poussé : il vivait de son adresse aux dés, jouant avecdes gaillards qui pensaient bien le pincer s’il tentait de lestricher, mais c’était impossible. Personne n’a jamais pu se vanterde l’avoir gagné. Il n’est évidemment pas ici ; cherchonsailleurs.

Puis les deux hommes trinquèrent etsortirent.

Et nos deux joueurs, le pâle et l’affamé,étaient là assis, se considérant l’un l’autre, avec centquarante-huit mille dollars s’empilant entre eux. Le gagnant nefaisait pas un mouvement pour empocher la somme ; il nequittait pas sa place, regardant fixement Kimberlin, nullementtroublé par cette conversation dans le box voisin. Sonimperturbabilité était stupéfiante, terrifiante son immobilitéabsolue.

Kimberlin commençait à grelotter la fièvre. Leregard froid et impassible de l’inconnu le glaçait jusqu’à lamoelle. Incapable de le supporter plus longtemps, Kimberlins’écarta et à sa grande surprise, constata que les yeux de son pâlecompagnon au lieu de le suivre restaient fixés sur l’endroit qu’ilvenait de quitter ou plutôt sur la cloison de derrière.

L’épouvante s’emparait maintenant de lui. Ilcraignait de faire le moindre bruit. Des voix montaient du bar, etl’infortuné s’imaginait entendre des gens chuchotant et marchantsur la pointe du pied dans le corridor.

Il se versa de l’absinthe et, sans quitter unseul instant de l’œil son étrange partenaire, il but inaperçu parlui. Il avait eu, en se versant la liqueur, la main lourde et laboisson produisit sur lui un effet particulier : il sentit soncœur bondir avec une force et une précipitation alarmantes, sarespiration devint difficile. Mais la faim subsistait : lafaim, l’absinthe lui donnaient l’impression que les sucs gastriquesle détruisaient en digérant son estomac. Il se pencha et parla àvoix basse à l’inconnu qui ne fit nulle attention à lui. L’une deses mains était appuyée sur la table ; sur cette mainKimberlin posa la sienne, qu’il retira aussitôt… cette main étaitfroide comme la pierre.

Il ne fallait pas que l’argent restât làétalé.

Kimberlin en fit plusieurs tas, coulant àchaque instant un regard furtif vers son immobile compagnon, dévorépar une crainte mortelle qu’il ne remuât ! Puis se renversantsur sa chaise, il attendit.

Une invincible fascination le poussa àreprendre son ancienne place de façon à placer son visage en pleindans le rayon visuel de son compagnon, et les voilà de nouveauassis face à face se regardant fixement l’un l’autre.

Kimberlin sentit que sa respiration devenaitplus courte et plus faibles les battements de son cœur, mais ils’en trouva mieux, car son anxiété se calma et les affres de lafaim diminuaient. Son bien-être physique augmenta ; il bâilla.S’il avait osé, il aurait dormi.

Soudain une vive lueur le frappa et le fit selever d’un bond. Avait-il reçu un coup à la tête ou avait-il étéfrappé au cœur ? Non, il était sain et sauf et vivant. Le pâleinconnu était toujours là, ne regardant rien et immobile ;mais Kimberlin n’avait plus peur de lui. Au contraire, uneextraordinaire vivacité d’esprit et une surprenante élasticité ducorps lui communiquaient je ne sais quelle insouciance et quelleaudace. Sa timidité première et ses scrupules se dissipaient ;il se sentait à la hauteur de n’importe quelle aventure. Sanshésiter, il ramassa l’argent et en remplit ses poches.

– Je suis bien bête de mourir de faim, sedit-il, avec tout cet argent à ma portée.

Avec autant de circonspection qu’un voleur, ilouvrit la porte, se glissa dehors, la referma, et la démarcheassurée, la tête droite, sortit dans la rue.

À son grand ébahissement, il trouva la villetout animée comme aux premières heures de la nuit ; le cielétait clair. Évidemment il n’était pas resté dans le box aussilongtemps qu’il l’avait supposé. Il suivait la rue insouciant despérils qui l’entouraient, et riait doucement, mais joyeusement. Nepouvait-il pas manger maintenant ? Oh ! il le pouvaitsûrement ! Comment ? Mais il pouvait acheter une douzainede restaurants ! Bien plus, il pouvait parcourir la cité entous sens en quête d’affamés et les nourrir des viandes les plusappétissantes, des rôtis les plus juteux et des huîtres les plusbelles.

Il allait d’abord manger, puis il fonderait unétablissement où, pour rien, il nourrirait tous lesmeurt-de-faim.

Oui, il allait d’abord manger et, si bon luisemblait, il mangerait jusqu’à en éclater. Trouverait-il dans unseul établissement de quoi apaiser sa faim ? Vivrait-il assezpour se faire tuer et rôtir un bœuf entier pour son souper ?Outre ce bœuf, il commanderait deux douzaines de poulets rôtis,cinquante douzaines d’huîtres, une douzaine de crabes, dixdouzaines d’œufs, douze jambons, huit jeunes cochons, vingt canardssauvages, quinze poissons de quatre espèces différentes, huitsalades, quatre douzaines de bouteilles de bordeaux, de bourgogneet de champagne ; il n’oublierait pas la pâtisserie et, pourdessert il ferait apporter, par boisseaux, noix, sucreries etglaces. Il faudrait du temps pour préparer un pareil repas et, s’ilpouvait seulement vivre le temps nécessaire à le préparer, celavalait certainement mieux que de gâter son appétit avec unedouzaine ou deux de repas ordinaires. Il pensait pouvoir vivreassez de temps, car il se sentait étonnamment fort et dispos. De savie il n’avait marché avec autant d’aise ni si allègrement ;ses pieds ne touchaient plus le sol : il courait, ilvolait.

Cela lui faisait du bien d’infliger à sa faimce supplice de Tantale, il n’en goûterait que mieux les délices dufestin. Comme tous le regarderaient ébahis quand il donnerait sesordres ! Ce serait comique de les voir hésiter, comique aussileur stupéfaction quand il jetterait sur la table quelques milliersde dollars, leur disant de se payer et de garder la monnaie !Vraiment, ça valait la peine d’avoir si faim, car manger luidonnerait alors une indicible joie. Il ne faut pas être pressé demanger quand on a si faim, c’est bestial. De combien de la joie devivre les riches se privent-ils en mangeant avant que d’avoir faim,avant que d’être restés trois jours et trois nuits sansnourriture ! Et quel courage, quelle preuve d’empire sursoi-même, de se jouer des tortures de la faim quand on a unefortune éblouissante dans sa poche et que toutes les portes desrestaurants sont grandes ouvertes !

Mourir de faim quand on n’a pas un souvaillant, voilà qui est désespérant ! Mais mourir de faimquand l’or fait éclater vos poches, c’est sublime. Certes, le seulvrai paradis est celui où l’affamé se trouve devant un repassucculent qu’il pourrait prendre s’il s’en donnait la peine ;puis, la panse pleine, s’endormir.

Tout en raisonnant ainsi, Kimberlin nemangeait pas.

Il se sentait grandir démesurément, les gensautour de lui devenaient des nains. Les rues s’élargissaient, lesétoiles devenaient autant de soleils et faisaient pâlir leslumières électriques, et les parfums les plus enivrants et lamusique la plus suave emplissaient les airs. Criant, riant,chantant, Kimberlin se mêla à un orphéon qui traversait la ville etpuis…

 

Les deux policiers qui avaient filé le fameuxvoleur de la banque jusqu’au bar dans Mason Street où Kimberlinavait rencontré le pâle inconnu, s’étaient éloignés ; mais,incapables de reprendre la piste, avaient fini par revenir aubar.

Ils trouvèrent la porte du n° 7fermée.

Après avoir frappé et appelé, ne recevant pasde réponse, ils enfoncèrent la porte du box. Ils y virent deuxhommes, l’un d’âge moyen, l’autre très jeune, assis parfaitementimmobiles de chaque côté de la table et se regardant l’un l’autred’une manière étrange. Entre eux, une énorme somme d’argent enpetits tas. À côté d’une bouteille d’absinthe, une carafe d’eau,deux verres, un cornet et, devant le plus âgé, les dés encore dansla position qu’ils avaient prise la dernière fois qu’il avaitjoué.

L’un des policiers braqua son revolver sur leplus âgé et commanda :

– Haut les mains !

Mais le joueur n’y fit point attention.

Les agents échangèrent un regard desurprise.

Ils examinèrent de plus près le visage desdeux hommes, et s’aperçurent alors que tous deux étaient morts.

UN STYLET

J’avais en toute hâte envoyé chercher leDr Rowell, mais il n’était pas encore arrivé et latension était terrible.

Mon jeune ami gisait sur ce lit d’hôtel et jele croyais mort. Seule, la poignée incrustée de pierreries de ladague se pouvait voir ; la lame était toute dans lapoitrine.

– Arrache-le, mon vieux, suppliait leblessé de ses lèvres blêmies et contractées, et sa voix n’étaitguère moins inquiétante que le regard morne de ses yeux.

– Non, Arnold, lui dis-je, (refus que medicta l’instinct ou, peut-être, certaines notions élémentairesd’anatomie), et doucement je passai la main sur son front.

– Pourquoi non ? Il me fait mal,murmura-t-il.

C’était pitié de voir ainsi souffrir ce garçonrobuste, plein de santé, si hardi et si insouciant.

Le Dr Rowell entra.

C’était un homme aux cheveux grisonnants, dehaute taille, l’air grave.

Il s’approcha du lit ; je lui montrai dudoigt le manche du poignard que terminait un gros rubis et que desdiamants et des émeraudes alternés ornaient d’étrangesfioritures.

Le médecin tressaillit. Il tâta le poulsd’Arnold et parut embarrassé.

– Quand cela est-il arrivé ?demanda-t-il.

– Il y a environ vingt minutes,répondis-je.

Le médecin sortit précipitamment, me faisantde la tête signe de le suivre.

– Arrêtez ! dit Arnold.

Nous obéîmes.

– Est-ce de moi que vous voulezparler ?

– Oui, répondit le Dr Rowellavec hésitation.

– Alors parlez en ma présence, poursuivitmon ami. Je n’ai pas peur.

C’était dit de ce ton impérieux qui lui étaithabituel, et cependant ses souffrances devaient êtreintolérables.

– Si vous l’exigez…

– Je l’exige !

– Dans ce cas, déclara le médecin, sivous aviez des dispositions à prendre, il vaudrait mieux le fairetout de suite. Je ne puis rien pour vous.

– Combien de temps ai-je à vivre ?demanda Arnold.

Le docteur réfléchit, caressant sa barbegrise.

– Cela dépend, dit-il enfin. Si nousenlevons le poignard, vous vivrez trois minutes ; si nous lelaissons en place, vous pouvez vivre une heure ou deux… mais pasdavantage.

Arnold ne broncha pas.

– Merci, dit-il, en dépit de la douleurébauchant un vague sourire. Mon ami, que voici, réglera la questionde vos honoraires. J’ai quelques dispositions à prendre. Que lepoignard reste.

Il tourna les yeux de mon côté et, me serrantla main, dit affectueusement :

– Et je te remercie bien, mon pauvrevieux, de ne l’avoir pas arraché.

Le médecin, mû par un sentiment dedélicatesse, quitta la chambre, disant :

– Veuillez sonner s’il survient unchangement ; je reste dans l’hôtel.

Il était parti depuis quelques instantsseulement, quand il revint soudain :

– Excusez-moi, dit-il. Il y a dansl’hôtel un jeune chirurgien qu’on dit fort habile. Je ne suis paschirurgien moi-même, je suis médecin. Le ferai-je mander ?

– Certes, dis-je avec empressement.

Mais Arnold sourit et secoua la tête.

– J’ai grand peur que le temps nousmanque, dit-il.

Je refusai de l’écouter et fis mander lechirurgien. J’écrivais sous la dictée d’Arnold, quand les deuxhommes entrèrent.

Il y avait chez ce jeune chirurgien un aird’assurance et de résolution qui dès l’abord me frappa.L’apparence, quoique douce, était franche et hardie ; sesmouvements étaient précis et prompts. Ce jeune homme s’était faitremarquer déjà dans de difficiles opérations de laparotomie et ilétait à cet âge plein de confiance où l’ambition permet de touttenter. Le nouveau venu se nommait le Dr RaoulEntrefort ; il était créole et avait voyagé et étudié enEurope.

– Parlez franchement, murmura Arnoldlorsque le Dr Entrefort eut terminé son examen.

– Qu’en pensez-vous, docteur ?demanda Entrefort à son aîné.

– Je pense, répliqua l’autre, que la lamea pénétré dans l’aorte montante environ deux pouces au-dessus ducœur. Tant qu’elle restera dans la blessure, l’épanchement du sang,bien que certain, sera relativement peu considérable ; maisque la lame fût retirée, le cœur se viderait presque instantanémentpar la blessure aortique.

Cependant, Entrefort coupait adroitement lachemise et mettait la poitrine à nu. Il examina la poignée depierreries avec l’intérêt le plus vif.

– Vous vous basez, docteur, dit-il, surcette supposition que l’arme est un poignard.

– Certainement, répondit le DrRowell en souriant, et ce n’est pas autre chose.

– C’est bien un poignard, intervintArnold d’une voix faible.

– Avez-vous vu la lame ? demandavivement Entrefort.

– Oui… un instant.

Entrefort lança un regard au DrRowell et murmura :

– Alors, ce n’est pas une tentative desuicide.

Le Dr Rowell parut embarrassé et nerépondit pas.

– Je me vois obligé de ne pas partagervotre opinion, messieurs, remarqua tranquillement Entrefort. Cen’est pas un poignard.

Il examina la poignée de très près. Nonseulement la lame était complètement cachée aux regards, plongéequ’elle était toute dans le corps d’Arnold, mais encore le coupavait été porté avec tant de violence que la peau était dépriméeautour de la garde.

– Le fait que ce ne soit pas un poignardentraîne une curieuse série de d’éventualités et de conjecturesimprévues, poursuivit Entrefort avec calme, dont quelques-unes,autant que je puis être renseigné, sont tout à fait nouvelles dansl’histoire de la chirurgie.

Une expression, où se mêlaient manifestementl’ironie et l’intérêt, se jouait sur la physionomie duDr Rowell.

– Quelle est donc cette arme,docteur ? demanda-t-il.

– Un stylet.

Arnold tressaillit. Le Dr Rowellparut confus.

– Je dois avouer, dit-il, mon ignoranceabsolue de la différence qui existe entre ces armes de pénétration,kriss, dagues, stylets, poignards ou couteaux catalans.

– À l’exception du stylet, expliquaEntrefort, toutes les armes que vous citez là, sont à un ou deuxtranchants et pénètrent en se taillant leur route. Le stylet estrond, n’a généralement qu’un demi-pouce environ, et même moins, dediamètre à la garde et s’effile en une pointe aiguë. Il ne pénètrequ’en refoulant les tissus de tous côtés. Vous saisissez bienl’importance du fait.

Le Dr Rowell hocha la tête en signed’assentiment.

– Comment savez-vous que c’est un stylet,docteur Entrefort ? demandai-je.

– La taille de ces pierres est l’œuvre delapidaires italiens, répliqua-t-il, et elles ont été montées àGênes. Voyez encore la garde : elle est beaucoup plus large etplus courte que celle d’une arme tranchante. Cette arme-ci date dequatre cents ans, et ne serait pas payée trop cher vingt milleflorins. Remarquez aussi ces bleus sur la poitrine de votre amidans le voisinage immédiat de la garde : cela nous indique queles tissus ont été contusionnés par la pression de la« lame », si je puis employer ce mot.

– Que peut me faire tout cela ?demanda le mourant.

– Peut-être beaucoup et peut-être rien.Cela jette une lueur d’espoir sur votre situation désespérée.

Les yeux d’Arnold brillèrent et il retint sonsouffle. Un frémissement l’agita, que je sentis passer dans sa mainqui pressait la mienne. La vie après tout lui était douce, elleétait douce à ce garçon hardi et résolu qui venait avec tant decalme de regarder la mort en face.

Le Dr Rowell, sans laisser voir unseul symptôme de jalousie, ne put pourtant dissimuler un regardd’incrédulité.

– Avec votre permission, dit Entrefort,s’adressant à Arnold, je tenterai ce que je puis pour voussauver.

– Faites, dit le malheureux.

– Mais je vais vous faire souffrir.

– C’est bien.

– Beaucoup peut-être.

– C’est bien.

– Et si je réussis (j’ai une chance surmille), vous ne serez jamais complètement solide. Un dangerterrible vous guettera constamment.

– C’est bien.

Entrefort écrivit un mot qu’en toute hâte ilfit porter par un domestique.

– Pour l’instant, reprit-il, toutesecousse mettrait votre vie en danger, et cette même cause peutd’ici à quelques minutes ou dans des heures amener la mort.Occupez-vous sans retard des affaires que vous désiriez régler, etle Dr Rowell, ajouta-t-il en se tournant vers cedernier, va vous ordonner un fortifiant. Je vous parle net, car jevois que vous êtes un homme d’une rare énergie. Ai-jetort ?

– Parlez en toute franchise, ditArnold.

Le Dr Rowell rédigea uneordonnance. Avec un zèle irréfléchi, j’interrogeaiEntrefort :

– N’y a-t-il aucun danger detrismus ?

– Non, répondit-il, la lésion des nerfspériphériques n’est pas suffisante pour entraîner le tétanostraumatique.

Je me tus. On apporta la potiondu Dr Rowell et j’en administrai une dose au blessé. Lemédecin et le chirurgien se retirèrent alors, tandis qu’Arnoldmettait de l’ordre dans ses affaires. Quand ce fut fini, il medemanda :

– Qu’est-ce que ce fou de Français va mefaire ?

– Je n’en ai pas la moindre idée ;sois patient.

Au bout d’une heure, ils revenaientaccompagnés d’un grand jeune homme qui portait dans un tablier toutun attirail d’instruments et qui, évidemment peu habitué à depareilles scènes, devint atrocement pâle. Les yeux fixes, la bouchegrande ouverte, il battit en retraite vers la porte,balbutiant :

– Je… je ne pourrai jamais.

– Allons donc ! Hippolyte !Vous n’êtes pas un enfant. Voyons, mon ami, c’est un cas de vie oude mort.

– Mais… voyez ses yeux ! Il estmourant.

Arnold sourit.

– Je ne suis pas mort, en tout cas !murmura-t-il.

Le Dr Entrefort fit boire àl’impressionnable jeune homme un verre de cognac et dit :

– Allons, plus d’enfantillage, mon ami…il faut que ça se fasse. Messieurs, permettez-moi de vous présenterM. Hippolyte, l’un des praticiens les plus originaux, les plusingénieux et les plus adroits du pays.

Hippolyte, étant modeste, s’inclina enrougissant. Afin de dissimuler sa confusion, il déroula son tablieravec un grand cliquetis d’instruments.

– J’ai à prendre quelques dispositionsavant que vous commenciez, Hippolyte, et je désire que vousm’observiez pour vous habituer non seulement à la vue du sang, maisaussi, ce qui est plus pénible, à son odeur.

Hippolyte frissonna. Entrefort ouvrit un étuid’instruments de chirurgie.

– Maintenant, docteur, le chloroforme,dit-il en s’adressant au Dr Rowell.

– Je n’en veux pas, interrompit vivementle blessé : je veux me voir mourir.

– Fort bien, dit Entrefort, mais vousn’avez guère d’énergie à perdre. Nous pouvons cependant essayersans chloroforme. Cela vaudra même mieux. Faites en sorte de resterimmobile tandis que je coupe.

– Qu’allez-vous faire ? demandaArnold.

– Vous sauver la vie, si possible.

– Comment ? Dites-moi tout.

– Faut-il que vous le sachiez ?

– Oui.

– Très bien alors. La pointe du stylet aentièrement traversé l’aorte, grand vaisseau partant du cœur etportant aux artères le sang oxygéné. Si je retirais l’arme, le sangjaillirait par les deux perforations de l’aorte et vous seriez morten quelques instants. Si l’arme avait été un couteau, les tissusentamés auraient cédé et le sang se serait frayé une route dechaque côté de la lame : d’où, la mort. En l’état actuel, pasune goutte de sang n’a passé de l’aorte dans la cavité thoracique.Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est maintenant de permettre austylet de séjourner définitivement dans l’aorte. Plusieursdifficultés se présentent à la fois, et je ne suis pas étonné duregard de surprise et d’incrédulité du Dr Rowell.

Son confrère sourit et hocha la tête.

– C’est un risque terrible, continuaEntrefort, et un cas nouveau en chirurgie ; mais là est notreseul espoir. Le point important c’est que l’arme soit un stylet,arme bête, bien heureusement pour nous à cette heure. Si l’assassinavait eu plus d’expérience, elle eût employé…

À cet emploi du mot « assassin » etdu mot « elle », Arnold et moi, nous fîmes un brusquemouvement et je lui criai de s’arrêter.

– Laisse-le poursuivre, dit Arnold qui,par un remarquable effort, s’était calmé.

– Je m’arrête, si le sujet vous estpénible, dit Entrefort.

– Il ne l’est pas, déclara Arnold. D’oùvient pourtant que vous pensiez que le coup ait été porté par unefemme ?

– D’abord, parce qu’un homme capable d’unmeurtre ne se servirait pas d’une arme aussi riche et de pareillevaleur ; ensuite, il n’est pas d’homme assez imbécile pouremployer un instrument aussi suranné et insuffisant qu’un stylet,quand on peut si aisément se procurer la plus meurtrière et la plussatisfaisante de toutes les armes de pénétration, le couteaucatalan. C’était aussi une femme vigoureuse, car il faut une mainsolide pour plonger un stylet jusqu’à la garde, même en manquant lesternum de l’épaisseur d’un cheveu et en glissant entre les côtes,car ici les muscles sont durs et l’espace intercostal étroit.C’était non seulement une femme vigoureuse, mais encore une femmefurieuse.

– Ça suffit, interrompit Arnold.

Il me fit signe de me pencher vers lui.

– Il te faudra surveiller cethomme : il est trop intelligent, il est dangereux.

– Maintenant, reprit Entrefort, je vousdirai donc ce que je veux faire. Il y aura sans nul douteinflammation de l’aorte. Si cette inflammation persistait, elleentraînerait un anévrisme fatal par la rupture des paroisaortiques. Mais, avec l’aide de votre jeunesse et de votre santé,nous espérons l’entraver… Il est une seconde difficultésérieuse : à chaque inhalation, le thorax entier (ou charpenteosseuse de la poitrine) se dilate considérablement ; l’aorte,elle, reste stationnaire. Vous comprendrez donc que, l’aorte et lapoitrine étant désormais maintenues en relation étroite par lestylet, la poitrine, à chaque inhalation, déplace l’aorte d’undemi-pouce environ. Je suis certain du fait, parce qu’il n’y aaucune indication d’un épanchement de sang artériel dans la cavitéthoracique ; en d’autres termes, les lèvres des deux blessuresaortiques se sont refermées sur la lame et l’empêchent ainsid’entrer ou de sortir. C’est une très heureuse circonstance, maiselle sera longtemps une cause de souffrance. Ainsi l’aorte,n’est-ce pas, obligée, par le stylet, de suivre le mouvementrespiratoire, fait tour à tour avancer et reculer le cœur chaquefois que vous respirez, mais cet organe, bien qu’indubitablementfort surpris à l’heure présente, s’habituera à cette exigencenouvelle… Ce que je redoute le plus toutefois, c’est, autour de lalame, la formation d’un caillot. Déjà, n’est-ce pas, la présence dela lame dans l’aorte a considérablement diminué la capacité decirculation du sang dans ce conduit : il n’est donc pas besoind’un bien gros caillot pour obstruer l’aorte, et, si l’aortes’obstruait, ce serait la mort. Mais le caillot s’il s’en forme un,peut encore être détaché et entraîné, et, dans ce cas, pourraitaller se loger dans quelqu’une des nombreuses ramifications del’aorte, produisant un résultat plus ou moins sérieux, à la rigueurmême fatal. Si, par exemple, il obstruait la carotide droite ougauche, il s’ensuivrait l’atrophie d’un côté du cerveau etnécessairement la paralysie d’une moitié du corps ; mais ilserait encore possible que de l’autre côté du cerveau, unecirculation secondaire vînt à s’établir et ramenât un état normal.Or le caillot (qui, en passant d’artères plus grandes dans d’autresplus petites, doit inévitablement en rencontrer une de capacitéinsuffisante pour le porter et finir par se loger quelque part)peut, ou conséquence ou bien entraîner l’amputation d’un membre, ouse loger si profondément dans le corps qu’il devienne impossible auchirurgien de l’aller chercher. Vous commencez à vous rendre comptede quelques-uns des dangers qui vous menacent.

Arnold sourit faiblement.

– Mais nous ferons de notre mieux pourempêcher la formation d’un caillot, continua Entrefort ; ilest des médicaments dont on peut se servir dans ce but.

– Est-il d’autres dangers ?

– Beaucoup d’autres ; je n’ai pointparlé de quelques-uns des plus sérieux. L’un d’entre eux serait queles tissus relâchent leur prise sur la lame et la laissent glisser.Le sang jaillirait, entraînant la mort. Actuellement, j’ignore sila lame est maintenue par la pression des tissus ou les qualitésd’adhérence du sérum dégagé par la piqûre. Je reste néanmoinsconvaincu que, dans l’un et l’autre cas, cette pression peut, à unmoment donné, cesser, car elle peut subir diverses influences.Chaque fois que le cœur se contracte et refoule le sang dansl’aorte, celle-ci se dilate un peu, pour se contracter à nouveaudès que s’arrête la poussée. Tout exercice inhabituel, touteexcitation inaccoutumée précipite les battements du cœur et peut,par une tension, détruire l’adhésion de l’aorte sur l’arme. Unepeur, une chute, un bond ou bien un coup sur la poitrine peut fairevibrer le cœur assez pour que l’aorte lâche prise.

Entrefort s’arrêta.

– Est-ce tout ? demanda Arnold.

– Non ; mais n’est-ce passuffisant ?

– Plus que suffisant, dit Arnold dont lesyeux s’éclairèrent soudain d’une lueur dangereuse, et, ce disant,le malheureux saisissait à deux mains le stylet pour l’arracher etmourir. Je n’avais pas eu le temps de mouvoir un muscle que déjàEntrefort, avec une agilité et une rapidité incroyables, s’étaitélancé et lui maintenait les poignets. Lentement Arnold desserrales doigts.

– Voyons, dit Entrefort doucement,c’était là un manque d’attention qui eût pu romprel’adhésion ! Il faut être plus circonspect.

Arnold le regarda, et sur son visage passèrentles expressions les plus différentes.

– Docteur Entrefort, fit-il enfintranquillement, vous êtes le diable en personne.

Entrefort répliqua :

– Vous me faites trop d’honneur.

Puis se penchant vers le blessé, ilmurmura :

– Si vous recommencez ça, et des yeux ilindiquait le manche du stylet, je la fais arrêter pourassassinat.

Arnold tressaillit et suffoqua, et uneexpression de terreur envahit sa physionomie. Il rejeta ses brassur l’oreiller au-dessus de sa tête, me serra fortement la main,et, d’un ton ferme, il dit à Entrefort :

– Mettez-vous à l’ouvrage, Monsieur.

– Approchez-vous, dit Entrefort, etsuivez-moi bien. Voulez-vous avoir l’obligeance de m’aider, docteurRowell ?

Ce dernier, étonné, s’était assissilencieux.

Entrefort avait la main vive et sûre, etmaniait le couteau avec une merveilleuse dextérité. Il fit d’aborddans la peau quatre incisions à égale distance l’une de l’autre,partant de la garde. Arnold, à la première entaille, retint sonsouffle et serra les dents, mais il eut vite reconquis son empiresur lui-même. Chaque incision avait environ deux pouces de long.Hippolyte frissonna et détourna la tête. Entrefort, à qui rienn’échappait, s’écria :

– Attention, Hippolyte ! Regardezbien !

Rapidement, la peau fut rabattue à la limitedes incisions.

Ce devait être atrocement douloureux. Arnoldgémit : ses mains étaient moites et glacées.

Le couteau plongea dans la chair dont la peauavait été relevée, et le sang coula abondamment. Le DrRowell maniait l’éponge. Le couteau effilé travaillait aveccélérité. La merveilleuse énergie d’Arnold l’abandonnait.L’étreinte de sa main se faisait farouche ; le regard étaitnoyé et la tête s’affaissait.

En un instant la chair avait été coupéejusqu’aux os ; on voyait maintenant mis à jour deux côtes etle sternum. Quelques rapides sections de plus et l’arme étaitdégagée entre la garde et les côtes.

– À l’œuvre, Hippolyte… faitesvite !

De ses longs doigts minces, qui tout d’abordavaient tremblé, le praticien, avec une rare précision, choisitcertains instruments, prit rapidement les mesures de l’arme et del’espace dégagé à l’entour, puis se mit à ajuster les diversesparties d’une bizarre petite mécanique.

Arnold le suivait curieusement des yeux.

– Qu’allez…, commença-t-il à dire.

Il s’arrêta : une pâleur plus grande luienvahit le visage ; ses doigts crispés se détendirent et sespaupières lourdement se fermèrent.

– Le ciel soit loué ! s’écriaEntrefort. Le voilà évanoui… il ne pourra plus nous arrêter. Vite,Hippolyte !

Le praticien fixa la petite mécanique à lapoignée de l’arme, saisit le stylet de la main gauche et, de ladroite, commença une série de mouvements brusques et rapides,d’avant en arrière.

– Pressons, Hippolyte ! insistaitEntrefort.

– Le métal est fort dur.

– L’entamez-vous ?

– Le sang m’empêche de voir.

Au bout d’un instant un bruit sec se fitentendre. Hippolyte tressaillit ; il était nerveux. Il enlevala petite mécanique.

– Le métal est très dur, dit-t-il, etcasse les scies.

Le temps d’ajuster une nouvelle minusculescie, et il reprenait son travail. Au bout de quelque temps, ilenlevait la poignée du stylet et le posait sur la table. Il l’avaitsciée, laissant la lame dans le corps d’Arnold.

– Bien, Hippolyte ! ditEntrefort.

Il ne lui fallut que quelques instants pourdérober aux regards l’acier brillant de la lame en ramenant leslambeaux de peau et en les cousant fortement.

Arnold revint à lui et regarda sa poitrine. Ilparut embarrassé.

– Où est l’arme ? demanda-t-il.

– En voici une partie, répliquaEntrefort, prenant la poignée.

– Et la lame…

– Elle fait désormais inéluctablementpartie de votre mécanisme intérieur.

Arnold garda le silence.

– J’ai dû la couper, poursuivitEntrefort, non seulement parce que c’eût été un ornement gênant etpeu souhaitable, mais encore, parce qu’il m’a paru judicieux derendre impossible tout effort pour la retirer.

Arnold ne dit rien.

– Voici une ordonnance, ditEntrefort ; vous prendrez le médicament comme il est prescrit,pendant les cinq prochaines années sans y manquer.

– Pourquoi ? Je vois qu’il contientde l’acide chlorhydrique.

– Si c’est nécessaire, je vousl’expliquerai dans cinq ans.

– Si je suis encore de ce monde.

– Si vous êtes encore de ce monde.

Arnold m’attira vers lui et me chuchota àl’oreille :

– Dites-lui de fuir immédiatement. Cethomme serait capable de lui susciter des ennuis.

 

Je crus reconnaître une figure mince, pâle etvive parmi les passagers que venait de débarquer à San Francisco unvapeur australien.

– Le docteur Entrefort !m’écriai-je.

Il me regardait curieusement, tout en meserrant la main.

– Ah ! je vous reconnais maintenant,mais vous avez changé. Vous vous souvenez que je fus obligé departir aussitôt après avoir tenté cette folle opération sur votreami : j’ai passé ces quatre années aux Indes, en Chine, auTibet, en Sibérie, dans les mers du Sud et Dieu sait où. N’était-cepas une tentative absurde et insensée que cette opération ?Cependant c’était la seule chose à tenter. J’ai abandonné toutesces folies depuis longtemps. Mieux vaut, pour plus d’une raison,les laisser mourir tout de suite. Pauvre garçon ! Il lasupporta crânement ! A-t-il beaucoup souffert par lasuite ? Combien de temps a-t-il survécu ? Une semaine… unmois peut-être ?

– Il vit toujours.

– Comment ! s’écria Entrefort,abasourdi.

– Il vit vraiment et même se trouve ici,à San Francisco.

– C’est inouï !

– Vous le constaterez vous-même.

– Sans doute, mais parlez-moi de lui dèsmaintenant, insista le chirurgien, ses yeux ardents éclairés decette flamme particulière que j’avais remarquée déjà au cours del’opération. A-t-il régulièrement pris le médicament que je luiavais prescrit ?

– Régulièrement. À vrai dire, il alamentablement changé depuis l’opération. Ce garçon de vingt-deuxans, véritable risque-tout, qui n’avait pas plus peur d’un dangerou de la mort que d’un méchant rhume, est aujourd’hui un timide etun trembleur ; il a l’air d’un vieillard ; il se dorloteavec un soin jaloux, redoute à tout instant que quelque chosesurvienne qui détache les parois de l’aorte de la lame du stylet.C’est un hypocondriaque invétéré ; il est maussade, triste,malheureux à l’extrême. Il s’isole, évite toute émotion, toutexercice ; même il ne lit jamais rien d’émouvant. Ce dangerpermanent a fait de lui une pitoyable épave. Ne peut-on rien pourlui ?

– Peut-être. Mais n’a-t-il consulté aucunmédecin ?

– Aucun. Il a toujours peur d’entendreprononcer son arrêt.

– Allons le voir. Ah ! voici mafemme qui vient à ma rencontre. Elle est venue par le paquebotprécédent.

Je la reconnus et restai stupéfait.

– C’est une femme charmante, ditEntrefort. Elle vous plaira beaucoup. Je l’ai épousée, il y a troisans, à Bombay. Elle appartient à une vieille famille italienne etelle a beaucoup voyagé.

Il nous présenta.

À mon inexprimable soulagement, elle ne serappela ni mon nom ni mes traits. Je dus lui paraître étrange, caril me fut impossible de me montrer tout à fait indifférent.

Nous nous rendîmes chez Arnold. Je n’étaispas, je l’avoue, sans inquiétude. Je la laissai au salon etj’introduisis Entrefort auprès de mon ami. Arnold était troppréoccupé par ses propres inquiétudes pour être très ému par cetterencontre avec Entrefort, qu’il accueillit avec quelqueindifférence.

– Mais j’ai entendu une voix de femme,dit-il, elle rappelle…

Il se tut ; mais, avant que j’eusse pul’en empêcher, il avait gagné le salon.

Là, il se trouva face à face avec la belleaventurière, aujourd’hui femme d’Entrefort, qui, dans un accès dedémente colère, l’avait quatre ans auparavant, frappé d’un coup destylet, parce qu’il refusait de l’épouser.

Ils se reconnurent à l’instant et tous deuxpâlirent ; mais elle, d’intelligence plus vive, se remit plusvite et s’avança vers lui, la main tendue, un sourire sur leslèvres. Lui, fit un pas en arrière, le visage blême.

– Oh ! murmura-t-il, l’émotion, lasecousse… cela a fait sortir la lame ! le sang coule parl’ouverture… il me brûle… je me meurs !

Il tomba dans mes bras et expira.

L’autopsie révéla ce fait surprenant qu’il n’yavait nulle trace de lame dans le thorax ; la lame avait étégraduellement rongée par l’acide chlorhydrique qu’Entrefort luiavait prescrit dans ce but, et les perforations de l’aorte, quis’étaient graduellement refermées au fur et à mesure qu’étaitrongée la lame, étaient depuis longtemps cicatrisées. Tousl’organisme vital était parfaitement sain.

Mon pauvre ami autrefois si hardi et sicourageux, était tout bêtement mort d’une crainte vaine etenfantine, et cette femme venait inconsciemment de consommer savengeance.

LE PRISONNIER

I

Après que les administrateurs de la prison,siégeant en comité à la prison même, eurent entendu et expédié lesréclamations et pétitions d’un certain nombre de condamnés, ledirecteur déclara qu’on avait entendu tous ceux qui en avaient faitla demande. Ici, une expression de gêne et de malaise qui, pendantla séance, avait assombri la physionomie des administrateurs,s’accentua visiblement. Le président, homme nerveux, énergique,brusque, tranchant, jeta un coup d’œil sur un morceau de papierqu’il tenait à la main et dit au directeur :

– Envoyez un gardien chercher le condamnén° 14.208.

Le directeur tressaillit et pâlitlégèrement.

Puis, évidemment interloqué, ilbalbutia :

– Mais il n’a exprimé aucun désir decomparaître devant vous.

– Néanmoins vous l’enverrez chercher toutde suite, répliqua le président.

Le directeur s’inclina d’un air contraint etordonna à un gardien d’amener le condamné. Puis, se tournant versle président, il lui dit :

– J’ignore quel est votre dessein enfaisant venir cet homme, et je n’ai naturellement pas d’objection àfaire ; je désire cependant, avant qu’il soit ici, formulerune déclaration à son endroit.

– Quand nous vous demanderons unedéclaration, rétorqua le président d’un ton glacial, vous laferez.

Le directeur se laissa retomber sur sonfauteuil.

C’était un homme de haute taille, aux traitsfins, bien élevé et intelligent, à la physionomie bienveillante.Bien qu’il fût, à l’ordinaire, froid, courageux et maître de lui,il était incapable de maîtriser une certaine émotion quiressemblait fort à la crainte.

Dans la salle pesait un silence lourd quetroublait seul le sténographe officiel, taillant ses crayons.

Les rayons du soleil couchant se glissèrententre le bord du store et le châssis de la fenêtre, et leur mincelame verticale vint éclairer le siège réservé au condamné. Lesregards inquiets du directeur tombèrent finalement sur cette lamede lumière et y restèrent fixés.

Sans s’adresser à qui que ce fûtpersonnellement, le président remarqua :

– Il est des manières d’apprendre ce quise passe dans une prison sans le secours ni du directeur ni descondamnés.

À ce moment le gardien apparut suivi ducondamné.

Celui-ci entra : il marchait avecdifficulté, d’un pas traînant ; à l’aide d’un bout de corde,il soulevait du plancher le pesant boulet qu’à ses chevilles rivaitune chaîne. Il avait environ quarante-cinq ans. Sans aucun doute,l’homme avait été d’une force physique peu commune ; sa peaublême se tendait sur une ossature puissante. Sa pâleur étaitparticulière et hideuse. Elle était causée en partie par lamaladie, en partie par quelque chose de pire ; et ce quelquechose expliquait aussi l’amaigrissement de ses muscles et cettefaiblesse manifeste.

On n’avait pas eu le temps de le préparer pourcette comparution devant le comité.

En conséquence, ses orteils nus pointaient parses chaussures trouées ; le costume de prisonnier qui couvraitson grand corps décharné n’était plus qu’un assemblage de loquesmalpropres ; on avait depuis longtemps oublié de couper, selonla règle, ses cheveux qui se rebellaient sur sa tête, et sa barbe,comme ses cheveux, toute grisonnante, depuis des semaines n’avaitpoint été taillée. Ces particularités et l’expression de saphysionomie lui conféraient un extraordinaire aspect. Il estdifficile de donner de cette expression qui n’avait presque riend’humain, une idée exacte.

À une certaine férocité contenue s’alliait uneinflexibilité de volonté qui le couvrait comme d’un masque. Sesyeux étaient affamés et avides ; ils étaient la seule partiede son être qui parût vivre, et, sous la broussaille des sourcils,ils luisaient. Le front était massif, la tête bien proportionnée,la mâchoire carrée et forte ; le nez long et mince témoignaitd’une race ayant dû laisser son empreinte en quelque coin du mondeà une période quelconque de l’histoire. Il était prématurémentvieux, cela se voyait à ses cheveux gris et aux ridessingulièrement profondes qui lacéraient son front et se creusaientau coin des yeux et de la bouche.

Après s’être traîné péniblement dans la salle,il regarda autour de lui, l’œil ardent, comme l’ours que la meute amis à terre. Son regard circula si rapide et si vide d’une figure àl’autre qu’il n’avait encore pu avoir le temps de se former uneidée des personnes présentes, quand ses yeux rencontrèrent levisage du directeur. Ses yeux aussitôt flamboyèrent ; ilallongea le cou ; ses lèvres s’ouvrirent, bleuirent ; lesrides se firent plus profondes autour des yeux et de la bouche, soncorps se raidit ; sa respiration s’arrêta. Cette attitude,sinistre d’autant plus qu’il en était inconscient, il la gardajusqu’à ce que le président d’une voix tranchante eûtcommandé :

– Prenez ce siège.

Le condamné tressaillit comme si on l’eûtfrappé et regarda le président. Il respira et sa poitrine eut unsifflement rauque. Une expression d’atroce douleur passa sur sonvisage. Il laissa retomber le boulet qui résonna sur le plancher etses longs doigts osseux, crispés, étreignirent sur sa poitrine leslambeaux de sa chemise rayée.

Cela ne dura qu’un instant, puis, à bout deforces, il se laissa tomber sur le siège, où il resta assis,conscient, mais veule, désorganisé, indifférent.

Le président se tourna vers legardien :

– Pourquoi avez-vous enchaîné cet homme,demanda-t-il, alors qu’il se trouve en un tel état de faiblesse etqu’aucun des autres n’est enchaîné ?

– Mais, monsieur, balbutia le gardien,vous connaissez sûrement l’homme ; c’est le plus dangereux etle plus résolu…

– Nous savons tout cela. Enlevez-lui sesfers.

Le gardien obéit.

Le président se tourna vers le condamné etd’une voix bienveillante dit :

– Savez-vous qui nous sommes ?

Il y eut une pause.

Le condamné rassemblait ses esprits etregardait fixement le président.

– Non, répondit-il enfin, d’une voixcreuse et rauque.

– Nous sommes les administrateurs desprisons. Nous avons entendu parler de votre cas et désirons quevous nous disiez à ce propos toute la vérité.

L’intelligence du condamné travaillaitlentement et quelques instants s’écoulèrent avant qu’il eûtcompris. Alors, très lentement aussi, il dit :

– Vous voulez, je suppose, que je vousadresse une réclamation.

– Oui, si vous en avez une à faire.

Le condamné rassemblait toute son énergie. Ilse redressa et regarda le président avec une fixité singulière,puis fermement et clairement il répondit :

– Je n’ai pas de réclamation à faire.

Les deux hommes, assis l’un en face del’autre, se considéraient en silence et, lentement, un pontd’humaine sympathie se tendait entre eux.

Le président se leva, fit le tour de la tablequi les séparait, s’approcha du condamné et posa une main sur sonépaule décharnée, tandis que dans sa voix passait un accent detendresse que peu de gens y avaient jamais trouvé.

– Je sais, dit-il, que vous êtes patientet ne vous plaignez jamais, sans quoi depuis longtemps déjà nousaurions entendu parler de vous. En vous demandant de faire uneréclamation, je vous demande simplement de m’aider à redresser untort, s’il y a eu tort. Laissez votre propre volonté entièrement decôté, si vous voulez bien. Supposez, à votre gré, que ce n’est ninotre intention ni notre désir de vous apporter un adoucissement oude rendre plus dure votre situation. Il y a quinze cents êtreshumains dans cette prison qui, tous, sont sous le contrôle absolud’un seul homme. Si l’un d’entre eux subit un tort sérieux,d’autres le peuvent subir également. Je vous demande, au nom del’humanité simplement, et d’un homme à un autre, de nous mettre enmesure de rendre la justice en cette prison. Si vous avez en vousles instincts de l’homme, vous vous rendrez à ma demande. Parlezdonc, comme un homme, et ne craignez rien.

Le condamné fut ému et piqué. Levant avecfermeté les yeux vers le président, il dit fortement :

– Il n’y a rien en ce monde que jecraigne.

Puis il baissa la tête, et, la relevantaussitôt, il ajouta :

– Je vais tout vous dire.

Il modifia sa position, et maintenant la lameverticale de soleil passait sur sa figure et sur sa poitrine, detelle sorte qu’il paraissait être coupé en deux. Il semblait serégaler les yeux à ce jeu de lumière. Quelques instants après,parlant avec lenteur et d’une voix étrangement monotone, ilconta :

– J’ai été condamné à vingt ans de prisonpour avoir tué un homme. Je n’étais pas un criminel ; jel’avais tué sans réfléchir, parce qu’il m’avait volé et m’avaitnui. Voici treize ans que je suis ici. Au début, j’eus de la peine,cela m’irritait d’être forçat ; mais je surmontai cela, parceque le directeur me comprit et se montra bon pour moi ; il fitde moi l’un des hommes les meilleurs de la prison. Je ne dis pasceci pour vous laisser penser que je me plains du directeur actuel,ou qu’il ne m’ait pas bien traité : je sais me conduire aveclui. Je ne fais pas de réclamation. Je ne sollicite la faveur depersonne et ne crains la puissance d’aucun.

– C’est très bien. Continuez.

– Quand le directeur eut fait de moi unbrave homme, je me mis fidèlement au travail, monsieur ; jefaisais tout ce qu’on me disait de faire ; je travaillaisvolontiers et comme un esclave. Cela me faisait du bien detravailler, et je travaillais dur. Jamais je n’ai manqué à un seuldes règlements. Puis fut votée la loi qui dit que des attestationspourront être accordées aux hommes pour leur bonne conduite.J’étais condamné à vingt ans, mais me conduisais si bien que mesattestations augmentaient et, au bout de dix ans, je commençais àescompter ma libération. Je n’avais plus que trois ans à faire, et,monsieur, je travaillais fidèlement pour que ces trois annéesfussent bonnes. Je savais qu’au moindre manquement aux règlementsje perdrais mes attestations, et qu’il me faudrait encore faireprès de dix ans. Je savais tout cela, monsieur : je nel’oubliais jamais. Je voulais être libre de nouveau, me promettantde m’en aller quelque part et de recommencer la lutte, – pour êtreen ce monde un homme encore une fois.

– Nous savons tout ce que renferme votredossier à la prison. Continuez.

– Eh bien, cela arriva ainsi. Vous savezqu’on avait entrepris de gros travaux dans les carrières et sur lesrampes, et l’on avait besoin des hommes les plus vigoureux de laprison. Il n’y en avait pas beaucoup : il n’y a jamaisbeaucoup d’hommes vigoureux dans les prisons. Je fus l’un de ceuxque l’on mit à ces travaux pénibles et je m’acquittai fidèlement dela tâche. On avait coutume de payer les hommes pour le travailsupplémentaire, – on ne les payait pas en argent, mais on leur endonnait la valeur en bougies, en tabac, en vêtementssupplémentaires et autres choses du même ordre. J’aimais travailleret j’aimais les travaux supplémentaires, et j’en fis pour lesautres. Tous les samedis, les hommes qui avaient fait de cestravaux étaient conduits en rang chez le gardien-chef, quiremettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Les noms étaientinscrits sur un registre : à l’appel de son nom, chacunsortait du rang, et le gardien-chef remettait à chacun ce qu’ildemandait, qui fût d’accord avec le règlement.

« Un samedi, je m’étais mis en rang avecles autres. Dans les rangs, il y en avait beaucoup devant moi. Maisj’allais oublier de vous dire que quand on avait reçu ce qu’ondemandait, on allait se ranger plus loin pour être ramené encellule. Or, quand vint mon tour, je m’approchai du gardien-chef etlui demandai la valeur de mon dû en tabac. Il me regarda d’un œilperçant et me dit : « Comment êtes-vous revenulà ? » Je lui dis que c’était mon tour et que je venaisréclamer mon supplément. Il regarda son registre et me dit :« Vous l’avez eu ; je vous ai donné du tabac. » Etil m’ordonna de rejoindre les rangs de ceux qui étaient déjà payés.Je lui dis que je n’avais point reçu de tabac et n’avais pas encoreété appelé. Il me dit : « N’allez pas gâter votre dossieren essayant de voler un peu de tabac. Rompez… » Cela me blessaau vif, monsieur. Je n’avais pas été appelé ; je n’avais pasreçu mon supplément ; et je n’étais pas un voleur, je n’avaisjamais volé et nul au monde n’avait le droit de me traiter devoleur. Je lui dis carrément : « Je ne partirai pas avantd’avoir mon dû, et je ne suis pas un voleur, nul ne peut m’appelerainsi et nul n’a le droit de me voler ce qui m’est dû. » Ilpâlit et dit : « Rompez, là. » Je répondis :« Je n’en ferai rien tant qu’on ne m’aura pas donné mondû. »

« Là-dessus, il leva la main :c’était un signal. Les deux sentinelles postées derrière lui memirent en joue, et la sentinelle du mur ouest et la sentinelle dumur est, et la sentinelle de la poterne de l’arsenal me mirent enjoue. Le gardien-chef se tourna vers un de ses subordonnés et luiordonna d’avertir le directeur. Le directeur arriva et le chef luirapporta que j’avais indûment cherché à toucher mon supplément endouble et que je m’étais montré insolent et insubordonné enrefusant de regagner les rangs. Le directeur me dit :« En voilà assez, rompez. » Je refusai. Je déclarai queje n’avais nullement cherché à toucher quoi que ce fût en double,que je n’avais pas eu mon supplément et que je resterais là jusqu’àla mort plutôt que de me laisser voler. Il demanda au chef s’il n’yavait point erreur ; celui-ci consulta son registre etcertifia qu’il n’y avait pas erreur. Il se rappelait, prétendit-il,m’avoir vu prendre mon tabac et gagner les rangs, mais ne m’avaitpas vu retourner à mon ancienne place. Le directeur ne demanda pasaux autres s’ils m’avaient vu prendre le tabac et me glisser denouveau parmi ceux qui attendaient leur tour. Il m’ordonna toutsimplement de reprendre mon rang. Je dis que je mourrais plutôt. Jedis que je réclamais mon dû et rien de plus, et lui demandai d’enappeler aux autres. »

« Il répéta : « En voilàassez. » Il fit reconduire les autres en cellule et me laissacampé là. Puis il ordonna à deux gardiens de me reconduire à montour. Ils s’approchèrent pour s’emparer de moi et je me débarrassaid’eux comme s’ils eussent été des enfants. D’autres survinrent etl’un m’asséna un coup de bâton sur la tête ; je tombai. Etalors, monsieur – ici, la voix du condamné se changea presque en unmurmure – et alors il leur dit de me mener au cachot. »

L’éclat dur, continu qui brillait dans lesyeux du condamné s’éteignit ; il baissa la tête et son regardse fixa désespérément sur le plancher.

– Continuez, dit le président.

– Ils me menèrent au cachot, monsieur.Avez-vous jamais vu le cachot ?

– Peut-être ; mais vous pouvez nousen parler.

L’éclat froid et persistant se ralluma dansles yeux du condamné, comme il les reportait sur le président.

– Il y a plusieurs petits réduits dans lecachot. Celui dans lequel ils me placèrent avait environ cinq piedssur huit. Murailles et plafond étaient de fer, le sol de granit. Laseule lumière qui y pénétrât, passait à travers une fente dans laporte. La fente a un pouce de large sur cinq pouces de long. Ellene donne pas beaucoup de lumière parce que la porte est épaisse.Elle a quatre pouces environ d’épaisseur, et est faite de chêne etde plaques de tôle, rivées. La fente a cette direction-ci – ildessina dans l’air une ligne horizontale, – et elle est à quatrepouces au-dessus de mes yeux quand je me dresse sur la pointe despieds. Je ne puis voir le mur de l’usine en face à quarante piedsde là à moins de m’accrocher par les doigts à la fente et de mehisser.

Il s’arrêta et regarda ses mains dont l’aspectsingulier nous avait tous frappés. Le bout des doigts étaitextraordinairement épais ; ils étaient curieusement labouréspar de larges cicatrices blanches.

– Eh bien, monsieur, il n’y avait rien dutout dans le cachot, mais on me donna une couverture et on me mit àl’eau et au pain sec. C’est tout ce qu’on vous donne au cachot. Onvous apporte le pain et l’eau une fois par jour, et cela à la nuit,parce que, en venant dans la journée, on laisserait pénétrer lalumière du jour.

« Le lendemain soir du jour où l’onm’avait enfermé – c’était un dimanche soir, – le directeuraccompagna le gardien et me demanda comment j’allais. Je lui disque j’allais bien. Il me dit : « Voulez-vous vous bienconduire et retourner travailler demain ? » Jerépondis : « Non, monsieur, je ne retournerai pastravailler avant d’avoir eu mon dû. » Il haussa les épaules etme dit : « Fort bien ; peut-être changerez-vousd’idée après avoir passé ici la semaine. »

« Ils me tinrent là une semaine.

« Le dimanche soir suivant, le directeurrevint et me dit : « Êtes-vous disposé à reprendre letravail demain ? » Et je dis : « Non, je neretournerai pas à mon travail avant d’avoir eu mon dû. » Il medit des injures. Je lui dis que c’était le devoir d’un hommed’exiger ses droits et qu’un homme qui se laisserait traiter commeun chien n’était pas un homme.

Le président l’interrompit.

– Ne vous êtes-vous pas dit,demanda-t-il, que ces employés n’avaient pu s’abaisser à vousvoler ; que c’était en somme par erreur qu’ils vous retenaientvotre tabac et, qu’en tout cas, vous aviez le choix entre deuxmaux, perdre un paquet de tabac d’une part et sept années deliberté de l’autre ?

– Mais ils m’avaient irrité et blessé,monsieur, en me traitant de voleur, et ils m’avaient jeté au cachotcomme une bête… Je défendais mes droits, et mes droits, c’était madignité d’homme ; c’est la seule chose qu’un homme puisseemporter intacte au tombeau, qu’il soit prisonnier ou libre, faibleou puissant, riche ou pauvre.

– Eh bien, après votre refus de retournerà votre travail, que fit le Directeur ?

Le condamné, bien qu’une terrible agitationdût bouillonner et faire rage en lui, lentement, délibérément etavec effort se leva. Il plaça son pied droit sur la chaise et posason coude droit sur son genou. L’index de la main droite, tournévers le président et qu’il remuait légèrement pour donner plus deforce à son récit, troublait seul la rigide immobilité de tout sonêtre.

Sans changement aucun dans le son de sa voix,sans jamais se presser, mais avec la lente et morne monotonie dudébut, il poursuivit :

– Quand je lui eus déclaré cela,monsieur, il me dit qu’il me mettrait à l’échelle et verrait biensi je ne changerais pas d’idée… Oui, monsieur, il me dit qu’il memettrait à l’échelle.

Ici, il fit une longue pause.

– À moi, continua-t-il, enfin, à un êtrehumain ayant de la chair sur les os et un cœur d’homme dans lecorps. L’autre directeur n’avait pas essayé de briser mon caractèresur l’échelle. Pourtant, il avait réussi à le briser. Il l’avaitbrisé jusqu’au fond de moi, mais y était arrivé avec une bonneparole, sans le cachot ni l’échelle. Je n’avais pas cru ledirecteur quand il m’avait dit qu’il me mettrait à l’échelle. Je nepouvais m’imaginer être vivant et être mis à l’échelle, et je nepouvais m’imaginer qu’un être humain pût avoir le cœur de m’ymettre. Si je l’avais cru, je l’aurais étranglé sur place et meserais laissé cribler le corps de balles. Non, monsieur, je nepouvais pas le croire.

« Il me dit de sortir. Je le suivis,escorté par les gardiens. Il me conduisit à l’échelle. Je nel’avais encore jamais vue. C’était une pesante échelle de bois,accotée à un mur, le pied rivé au sol et le haut à la muraille. Surle sol, il y avait un fouet.

Ici encore une longue pause.

– Le directeur me dit de mettre bas mesvêtements, et je me déshabillai… Et je ne pouvais toujours pasm’imaginer qu’il me fouetterait. Je pensais qu’il voulaitm’épouvanter.

« Il me dit de faire face à l’échelle.J’obéis et élevai les bras à la hauteur des liens. Ilsm’attachèrent les bras à l’échelle et serrèrent si fort qu’ilsm’enlevèrent du sol. Ils me lièrent ensuite les jambes à l’échelle,et le directeur alors ramassa le fouet. Il me dit : « Jevais vous donner encore une chance : Voulez-vous retourner autravail demain ? » Je dis : « Non, je n’iraipas travailler tant que je n’aurai pas mon dû. – Très bien, dit-il,vous allez avoir votre dû sur l’heure. » Et alors il se reculad’un pas et leva le fouet. Je tournai la tête et le regardai ;je lus dans ses yeux l’intention de frapper… Et quand je vis cela,je sentis que quelque chose en dedans de moi était sur le pointd’éclater.

Le condamné s’arrêta à ce moment de sonhistoire pour rassembler ses forces ; mais il ne changea rienà sa position ; la légère agitation de l’index persista ;les yeux luisaient d’un éclat immobile ; rien n’avait troubléla lenteur monotone du débit.

J’avais été ému par nos plus grands acteurs,lorsqu’ils lâchaient la bride à leur génie en de tragiquessituations, mais combien ces spectacles me semblaient pauvres etprétentieux au prix de celui-ci ! Les trémolos de l’orchestre,les lumières, les poses, les masques grimaçants, la respirationconvulsive, les cris, les saccades de la démarche, le roulement desyeux, que tout cela était terne, banal et ridicule !

Le crayon du sténographe s’arrêta sur lepapier.

– Et alors le fouet me cingla le dos. Cequelque chose en moi se tordit violemment et, se frayantbrusquement passage, se répandit dans tout mon être comme del’acier en fusion. Et alors je dis au directeur ceci :« Vous m’avez frappé avec le fouet, de sang-froid. Vous m’avezlié, pieds et poings, pour me fouetter comme un chien. Eh bienfouettez tout votre saoul. Vous êtes un lâche. Vous êtes plusabject, plus vil et plus lâche que le plus vil et le plus abjectdes chiens glapissant au coup de soulier de son maître. Vous êtesné lâche. Les lâches mentent et volent, et vous ne valez pas plusqu’un menteur ou qu’un voleur. Un chien ne vous reconnaîtrait pointpour ami. Fouettez-moi fort et longtemps, lâche que vous êtes.Fouettez-moi, dis-je. Sachez combien un lâche se sent meilleurquand il attache un homme et le fouette comme un chien.Fouettez-moi jusqu’à mon dernier souffle ; si vous me laissezvivre, je vous tuerai pour ceci. » Sa figure blêmit. Il medemanda si je pensais ce que je disais. « Oui, certes, devantDieu, oui. » Alors il empoigna le fouet des deux mains et tapade toutes ses forces.

– Ceci se passait il y a près de deuxans, rappela le président. Vous ne le tueriez plus maintenant,n’est-ce pas ?

– Si. Je le tuerai, si j’en trouvel’occasion, et je sens en moi que l’occasion se présentera.

– Bien. Continuez.

– Il continua de fouetter. Il me frappade toutes ses forces, des deux mains. Je pouvais sentir la peaucoupée friser sur mon dos et, quand ma tête fut trop lourde pourque je la pusse maintenir droite et que je la laissai tomber, jevis le sang ruisseler sur mes jambes et tomber de mes pieds dansune mare, sur le sol. Et toujours en moi quelque chose luttait etse tordait ; c’était ce quelque chose se tordant en moi qui mefaisait mal. Je comptai les coups, et quand j’eus comptévingt-huit, ce tortillement se fit si violent qu’il m’étouffa etm’aveugla… et quand je m’éveillai, je me retrouvai dans lecachot ; le docteur m’avait couvert le dos d’un emplâtre, et,agenouillé près de moi, me tâtait le pouls.

Le prisonnier avait fini. Il jeta autour delui un regard vague, comme s’il eût voulu s’en aller.

– Et vous êtes toujours resté au cachotdepuis ? Depuis ?

– Oui, monsieur, mais cela m’estégal.

– Combien de temps ?

– Vingt-trois mois.

– Au pain sec et à l’eau ?

– Oui, mais c’était tout ce dont j’avaisbesoin.

– Avez-vous réfléchi que tant que vousgarderiez la résolution de tuer le directeur, on pourrait vousgarder au cachot ? Vous ne pouvez plus vivre bien longtempslà-dedans, et, si vous mourez là, vous ne trouverez jamaisl’occasion que vous voulez. Si vous dites que vous ne tuerez pas ledirecteur, il pourrait vous remettre en cellule.

– Mais ce serait mentir, monsieur ;j’aurai l’occasion de le tuer, si je retourne en cellule. J’aimemieux mourir au cachot que d’être menteur et sournois. Si vous merenvoyez en cellule, je le tuerai. Mais je le tuerai sans cela. Jele tuerai, monsieur… et il le sait.

Sans dissimulation, mais ouvertement,délibérément et implacablement, dans le corps ruiné de cet homme,si proche que nous l’eussions pu toucher, se dressait le meurtre, –non pas fanfaron, mais inexorable comme la mort.

– Sauf votre état de faiblesse, votresanté est-elle bonne ? demanda le président.

– Oh ! elle est assez bonne,répondit avec lassitude le condamné. Le tortillement revientparfois, mais lorsque je me réveille après cela, ça va bien.

Le médecin de la prison appliqua son oreille àla poitrine du prisonnier, puis, dit quelques mots à l’oreille duprésident.

– Je le pensais bien, dit celui-ci.Maintenant, conduisez-moi cet homme à l’hôpital. Qu’on le mettedans un lit où le soleil puisse le réconforter et qu’on lui donneune bonne nourriture.

Le condamné, sans prêter attention à toutcela, sortit d’un pas traînant, suivi d’un gardien et dumédecin.

II

Le directeur de la prison était assis dans sonbureau, seul avec le n° 14.208.

Qu’il eût été enfin amené face à face, etseul, avec l’homme qu’il avait résolu de tuer, cela étonnait lecondamné. Il n’était pas enchaîné ; la porte était fermée àclé, et la clé était posée sur la table, entre les deux hommes. Lestrois semaines passées à l’hôpital lui avaient été profitables,mais il avait toujours la figure d’une pâleur mortelle.

– L’acte des administrateurs, il y atrois semaines, dit le directeur, a rendu ma démission nécessaire.J’ai attendu la nomination de mon successeur qui a maintenant prispossession de son poste. Je quitte la prison aujourd’hui. Mais,pour l’instant, j’ai quelque chose à vous dire qui vousintéressera. Il y a quelques jours, un condamné qui, son tempsfini, avait l’an dernier quitté la prison, ayant lu ce que lesjournaux ont récemment publié à votre sujet, m’a écrit pourm’avouer que c’était lui qui avait, sous votre numéro, réclamévotre tabac au gardien-chef. Il se nomme Salter et vous ressemblebeaucoup. Il avait reçu son compte et, quand il vint réclamer levôtre, le gardien-chef, le prenant pour vous, le lui donna. Legardien-chef n’avait pas la moindre intention de vous voler.

Le condamné respira convulsivement et sepencha avidement.

– Jusqu’au reçu de cette lettre, repritle directeur, je m’étais montré hostile au courant qui s’étaitétabli en faveur de votre grâce ; mais dès que cette lettrem’est parvenue, je l’ai à mon tour sollicitée, cette grâce, et ellevient de vous être accordée. De plus vous avez une grave maladie decœur. Vous êtes donc maintenant libre.

Le regard du condamné devint fixe et il seredressa sans mot dire. Dans ses yeux passa une expression étrangeet ses dents blanches étincelèrent, menaçantes entre ses lèvresécartées. Cependant, une certaine douceur triste tempérait ladureté des traits.

– L’omnibus va partir pour la gare dansquatre heures, continua le directeur. Vous avez proféré certainesmenaces contre ma vie…

Le directeur s’arrêta, puis d’une voix quefaisait légèrement trembler l’émotion, il poursuivit :

– Je ne laisserai pas vos intentions à cesujet – car je ne m’en préoccupe nullement – m’empêcher dem’acquitter d’un devoir qui, d’homme à homme, m’est une detteenvers vous. Je vous ai traité avec une cruauté dont je comprendsmaintenant l’énormité. Je croyais avoir raison. Mon erreur fatale aété de ne pas avoir compris votre nature. J’ai, dès le début, malinterprété votre conduite et, ce faisant, j’ai chargé ma conscienced’un poids qui empoisonnera le reste de mes jours. Je ferais toutce qui est en mon pouvoir, s’il n’était pas trop tard, pour réparerle mal que je vous ai fait. Si, avant de vous mettre au cachot,j’avais pu comprendre le tort et prévoir ses conséquences, j’auraisgaiement donné ma vie plutôt que de lever la main sur vous. Nosdeux existences ont été perdues, mais votre souffrance est dans lepassé, la mienne est dans le présent, et ne cessera qu’avec ma vie.Car ma vie est une malédiction et je préfère ne pas laconserver.

Sur ces mots, le directeur, très pâle maisl’air décidé, tira d’un tiroir un revolver chargé et le plaçadevant le condamné.

– Voilà l’occasion trouvée, dit-iltranquillement ; personne ne peut vous empêcher…

Longuement le condamné respira, puis s’éloignade l’arme comme d’une vipère.

– Pas encore… pas encore, murmura-t-il,angoissé.

Les deux hommes étaient assis, face à face,sans un mouvement des muscles.

– Avez-vous peur d’agir ? demanda ledirecteur.

Un éclair rapide passa dans les yeux ducondamné.

– Non ! haleta-t-il, vous savez quenon. Mais je ne peux pas… pas encore… pas encore.

Le condamné, à qui une effrayante pâleur, desyeux vitreux et des dents étincelantes faisaient comme un masque demort, se leva en trébuchant.

– Vous y êtes arrivé enfin ! Vousm’avez dompté ! Un mot humain a fait ce que n’avaient pu ni lecachot ni le fouet… Cela me tortille là-dedans maintenant… Jepourrais être pour ce mot humain votre esclave.

Des larmes coulaient de ses yeux.

– Je ne puis me tenir de pleurer. Je nesuis après tout qu’un enfant… et je croyais être un homme.

Il chancela.

Le directeur le saisit dans ses bras etl’assit sur sa chaise. Il prit la main du condamné dans la sienneet sentit une ferme et loyale étreinte. Les yeux du condamnéroulaient sans regards. Un spasme douloureux lui fit porter à sapoitrine la main restée libre, ses doigts décharnés, noueux –qu’avait rendus informes leur longue suspension à la fente de laporte du cachot – étreignirent automatiquement sa chemise. Unfaible sourire rida son visage pâle, découvrant mieux ses dentsétincelantes.

– Ce mot humain, murmura-t-il, si vousl’aviez dit il y a longtemps… si… mais ça va… ça va bien…maintenant. Je retournerai… je retournerai au travail… demain.

La main qui tenait celle du directeur lapressa un peu plus, puis desserra complètement son étreinte. Lesdoigts crispés sur la chemise glissèrent et la main retomba. Latête, lasse, se renversa et s’appuya au dossier de la chaise ;le sourire se figea sur le visage de marbre, et ce furent les yeuxvitreux, les dents étincelantes d’un mort qui restèrent tournésvers le plafond.

LE PERFIDE VELASCO

I

Assise près de sa croisée ouverte, à l’étagesupérieur de la ferme, dans le rancho San Gregorio, la señoraViolante Ovando de Mc Pherson suivait du regard, avec le plusprofond intérêt, un nuage de poussière qui du fond de la vallées’élevait dans l’air calme de mai ; et très évidemment lacouleur de ses joues et l’éclat de ses yeux d’un violet sombre,parlaient un langage de l’amour et du bonheur.

Son mari, avec les vaqueros, regagnait sonfoyer, revenant de San Francisco où il avait conduit du bétail.

Il était parti depuis un mois ; quelleinterminable absence pour une jeune épousée !

Elle avait vu se faner l’or des pavotssauvages ; elle avait suivi le travail des laborieusesouvrières des ruches entassant leurs réserves de miel cueilli surles myriades de fleurs qui tapissaient la vallée ; sa monturel’avait menée par les monts Gabilan visiter les milliers de têtesde bétail de son mari. Elle avait scrupuleusement observé sesdevoirs de ménagère et avait dirigé Alice, sa chambrière, dans laconfection de vêtements pour les prochaines chaleurs. Cependant,occupée comme elle pensait l’être et en dépit de l’importancequ’elle s’imaginait avoir dans l’administration du rancho, le tempslui avait paru se traîner, chargé d’entraves. Mais maintenant voicique s’approchait le nuage de poussière destiné à dissiper son nuaged’isolement, et si jamais cœur de jeune femme battit de plaisir, cefut le sien.

Bientôt le vigoureux jeune Écossais s’élançaitde son cheval, pressait sa femme dans ses bras, lui posait quelquesquestions rapides sur sa santé, détachait un petit sac en peau dedaim du pommeau de sa selle et, disant : « J’ai penséqu’il vous faudrait quelque argent de poche, Violante », illeva le sac renfermant de l’or, – renfermant cent fois plus d’orque ses goûts simples et les rares occasions ne lui permettraientd’en dépenser. Mais son Robert n’était-il pas le plus généreux deshommes ?

D’autres yeux que les siens l’avaient vu, ceuxde Basilio Velasco, l’un des vaqueros, petit homme basané, aux yeuxdes plus noirs et des plus vifs qui, en ce moment, brillaientprécisément d’un étrange éclat.

Quel joli couple que ce jeune mari et cettejeune femme, tandis que, bras dessus bras dessous, ils pénétraientdans la maison, lui si grand, si haut en couleur, si viril, elle sibrune, si confiante et délicate ! Les superbes filles del’Espagne sont nombreuses en Californie, mais Violante était connuepour la plus belle de toutes entre le détroit de Santa Barbara etla baie de Monterey. Le presbytérien écossais, fougueux et obstiné,la douce, patiente et fidèle catholique formaient le plus heureuxdes couples.

– Eh bien, petite Violante, dit-il,portez le sac à votre chambre, et donnez-nous à dîner ; caravant de reposer, il faut qu’avec mes hommes je parcoure le ranchoet m’occupe du bétail ; après quoi vous et moi, nous auronsune bonne et longue causerie.

On eut tôt fait de s’acquitter de l’agréabletâche ; puis Violante vit les hommes, guidés par son mari,s’éloigner au galop.

De sa croisée ouverte elle les suivait desyeux, étonnée de ce sentiment pressant du devoir qui appelait loind’elle, même pour si peu de temps, ce mari épris, après une aussilongue séparation. Et elle s’était assise, songeant à son grandbonheur de l’avoir encore une fois près d’elle, et aspirant lesriches senteurs des grappes de glycines qui alourdissaient lessarments de la vigne grimpante dont la maison était couverte. Cettevieille vigne étalait ses longs bras sur presque tout ce côté de lamuraille, se divisant pour encadrer la fenêtre, retombantgracieusement sous l’avant-toit, et abritant la gracieuse señoradans un fouillis de fleurs pourpres. Quel exquis tableau que cettebelle jeune femme assise là, vêtue du linon le plus blanc,considérant au loin les collines, dans ce cadre de fleurssplendides ! Derrière elle, de l’autre côté de la chambre,assise, Alice cousait en silence.

Tandis que la señora considérait les collines,elle remarqua les agissements d’un homme à cheval, qui s’approchaitde la maison, venant du côté où précisément avaient disparu sonmari et les vaqueros. Le fait que cet homme s’approchait en suivantune route anormale, ce que n’eût rendu nécessaire aucunecirconstance habituelle, sollicita son attention. Il prenait un telsoin de se dissimuler derrière les arbres qu’elle ne pouvait fixerson identité. Ce lui sembla étrange et mystérieux et quelque chosela poussa à laisser devant la fenêtre retomber la dentelle durideau, afin de pouvoir ainsi l’épier sans risque d’être vue.

Le cavalier disparut. L’inquiétude de Violantes’en augmenta, mais elle ne dit rien à Alice.

Bientôt elle vit l’homme se diriger vers lamaison, à pied, furtivement, se glissant d’un arbre ou d’un bouquetd’arbres à l’autre. Puis, prenant sa course, il arriva tout près etfurtivement toujours, sans plus de bruit qu’un chat, il se mit àgrimper pour atteindre sa fenêtre, en s’aidant des branches deglycine. Le courage de la señora faiblit et ses joues blêmirent,quand elle vit que l’homme serrait entre ses dents la lame nue d’unpoignard.

Elle comprit son but.

Ce qu’il voulait, c’était sa vie et sonor ; elle reconnut aussi les yeux brillants du voleur ;c’étaient les yeux de Basilio Velasco.

Après un instant d’épouvante, le vieux sangopiniâtre des Ovandos retrouva toute son alerte activité, et cettedouce et gracieuse jeune femme arma son cœur afin de rencontrer lamort sur son propre terrain, acceptant ses conditions, décidée àcette lutte contre elle.

Elle ne poussa point de cri d’alarme ; iln’y avait plus personne dans la maison en dehors d’elle et d’Alice.Céder à la peur, c’était renoncer au seul espoir de salut. Calme àvoix basse, elle dit :

– Alice, écoute, mais ne souffle mot.

Le sérieux de ses manières effraya lacraintive et timide jeune fille ; mais, en même temps, leurassurance la tranquillisa. Elle laissa son ouvrage et considéra samaîtresse avec surprise.

– Regarde dans le second tiroir duchiffonnier. Tu y trouveras un pistolet. Apporte-le-moi vite, sansun mot, car il y a un homme qui escalade la fenêtre pour me voleret, si nous poussons un cri ou perdons la tête, nous sommes mortes.Aie confiance en moi, et tout ira bien.

Alice, transie de peur, trouva le pistolet etl’apporta à sa maîtresse.

– Va t’asseoir et reste tranquille, luidit-elle.

Ainsi fit Alice.

Violante, voyant que le pistolet était chargé,l’arma et regarda par la fenêtre. Basilio grimpait lentement etavec précaution, craignant que le moindre craquement d’une branchene donnât l’éveil à la señora. Quand il se fut suffisammentapproché pour qu’elle pût assurer son coup, Violante brusquementécarta le rideau, se pencha et pointa le canon de son arme àhauteur de la tête de Velasco.

– Que voulez-vous, Basilio ?demanda-t-elle.

En entendant la musique de sa voix, l’Espagnolleva les yeux. La balle de l’arme lui eût-elle à ce moment traverséla cervelle, le choc n’eût point été plus grand que celui qui lesecoua tout entier quand il vit le canon noir du pistolet, lapetite main blanche, mais ferme, qui le visait à la tête, et lebeau visage pâle qui le dominait.

Ayant ainsi le voleur à sa merci, elle ditd’un ton ferme à Alice :

– Alice, il n’y a plus rien à craindre.Cours aussi vite que tu pourras ; à cent mètres de la maison,tu trouveras le cheval de cet homme attaché dans un bouquetd’arbres. Enfourche-le et galope aussi vite que Dieu te lepermettra, pour dire à mon mari que je tiens prisonnier unvoleur !

La jeune fille, défaillante, sortit de lachambre, trouva le cheval et s’éloigna au galop, laissant les deuxennemis mortels face à face.

Velasco avait entendu tout cela et ilpercevait le fracas des sabots du cheval gagnant la prairie au-delàdes collines de Gabilan. Son imagination hébétée n’eut cependantpas de peine à évoquer le tableau d’un fougueux jeune Écossaissurvenant précipitamment et, dans sa colère, le tuant sans dire unmot. Il regarda fixement la señora et elle, fixement, leregardait ; et tandis qu’il voyait une étrange pitié et de latristesse dans son regard, il y lisait aussi une inflexiblerésolution. Il ne pouvait pas parler ; le couteau entre sesdents lui tenait la langue prisonnière. Si seulement il avait puintercéder près d’elle et lui mendier sa vie !

– Basilio, dit-elle très calme, voyantqu’il se disposait à lâcher prise d’une main en prenant sur l’autreun point d’appui plus solide, si vous remuez l’une ou l’autre devos mains, je vous tue. Restez parfaitement immobile. Au moindremouvement je vous tue. Vous m’avez vue jeter en l’air des pommes etles trouer toutes avec ce pistolet.

Ce n’était pas là une vaine fanfaronnade etVelasco savait que c’était exact.

– Je vous aurais donné de l’argent,Basilio, si vous m’en aviez demandé ; mais venir ainsi avec uncouteau ! Vous m’auriez tuée, Basilio, et j’ai toujours étébonne pour vous.

Si seulement il avait pu retirer le poignardde ses dents ! Bien certainement, douce et bonne comme ellel’était, elle lui eût permis de partir en paix s’il avait seulementpu intercéder auprès d’elle ! Mais laisser tomber le poignard,c’eût été se désarmer et il n’était guère disposé à cela. Il yavait bien des plans, bien des projets à former en peu deminutes !

Velasco, le regard toujours rivé sur le canondu pistolet, fit vite une décourageante découverte ; laposition dans laquelle il avait été surpris était incommode et peusûre ; l’inhabituelle tension qu’elle imposait à ses muscles,devenait pénible et fatigante. Changer de position si peu que cefût, c’était l’inviter à tirer. Comme s’enfuyaient les instants, latension sur certains ensembles de muscles augmentait la douleuravec une alarmante rapidité et, inconsciemment, il commença à sedemander combien il lui restait de temps avant que la souffrance lepoussât à une tentative désespérée et à la mort. Tandis qu’ilcôtoyait ainsi une douloureuse agonie avec, au bout, la finprochaine de tous les tourments humains, une autre souffrait d’unemanière différente, mais presque égale.

La belle señora avait au bout de son pistoletle choix entre deux vies ; mais qu’elle tînt ainsi le sortd’une existence quelconque suffisait à l’étonner, à la tourmenteret à l’angoisser ; qu’elle eût le courage de rester dans unesituation aussi extraordinaire la stupéfiait au delà de toutesupposition. Or, lorsque quelqu’un réfléchit et se dit qu’il estcourageux, son courage est contestable. Et puis, elle étaitréellement si bonne qu’elle se demandait, au cas où l’assassinferait un mouvement, si elle exécuterait sa menace. Qu’il l’en crûtcapable suffisait.

Mais après l’arrivée de son mari,qu’adviendrait-il ?

Avec sa nature fougueuse résisterait-il à latentation de couper la gorge à cet homme sous ses yeux même ?C’était trop horrible pour y penser. Mais, ciel ! le voleuravait lui-même un poignard ! En appelant ainsi son mari, nel’invitait-elle pas à engager une lutte mortelle avec un désespérémieux armé que lui ? Ce lui eût été aisé de mettre Basilio enliberté et de le laisser partir, mais elle savait que son mari lesuivrait et le retrouverait. Maintenant qu’elle avait eu le tort del’appeler, mieux valait garder son prisonnier, qu’elle pûtintercéder pour sa vie. Là était son espoir, d’empêcher que l’un oul’autre de ces deux hommes donnât son sang. Son incertitude, sesindécisions, sa peur de voir se terminer d’une façon terrible unincident qui déjà avait pris une forme tragique, son effroyableresponsabilité, la redoutable possibilité d’avoir, pour défendre sapropre existence, à tuer Basilio, ses craintes sur la justesse deson tir et le bon état de son arme, tout cela et d’autres chosesencore l’épuisaient, et enfin, elle aussi, elle commença à sedemander combien de temps elle supporterait cette tension, et sioui ou non son mari arriverait assez tôt pour la sauver.

Durant ce temps, Velasco, percé jusqu’à lamoelle par les souffrances qu’il endurait, sollicité à la fois parle désir de lâcher le poignard, de plaider pour sa vie et par lacrainte de se séparer de son arme, était à bout. Toute lasupplication dont pouvaient témoigner son visage et ses yeux,parlait éloquemment pour lui, et sa muette prière disait assez sonagonie physique. Les muscles de ses bras et de ses jambes secontractaient et frémissaient ; sa respiration péniblesifflait en se brisant sur la lame du poignard. Il était incapablede contrôler plus longtemps les muscles de sa bouche ; le filaiguisé de son arme se frayait une route dans la chair auxcommissures des lèvres, et deux ruisselets de sang dégouttaient lelong de son menton et tombaient sur sa poitrine.

Pas un instant il n’avait détourné son regarddes yeux de la jeune femme, et ces deux êtres se regardaient l’unl’autre avec un calme et un silence terribles. Le moment décisifallait venir. L’épreuve prolongée ferait inévitablement une victimede l’un ou de l’autre.

La vue de l’agonie de cet homme, le pitoyablespectacle de son regard suppliant, c’était plus que n’en pouvaitsupporter la chair féminine dont était faite Violante.

La catastrophe arriva.

Basilio le premier fléchit. Volontairement ounon, il lâcha son couteau qui, avec fracas, tomba de branche enbranche sur le sol. Aussitôt sa langue, maintenant libre,commençait à déverser tout un torrent de supplications en espagnolavec une éloquence que jamais Violante n’avait vu égaler.

– Ô señora ! dit-il, seul un angepeut faire preuve d’une pitié plus tendre que celle deshumains ! Et, aussi vrai que j’espère la clémence de laSainte-Vierge, il est dans vos traits une douceur et une bonté quin’appartiennent qu’à un ange de pitié. Ô Mère de Dieu ! tun’as certainement entraîné ton fils indigne dans cette impasse quepour mettre son âme à l’épreuve et confier son châtiment et sapurification à la plus douce et à la plus noble de tesfilles ; car tu as soufflé à son cœur, qui est aussi pur queson visage est beau, de me sauver de la plus horrible des morts. Tuas murmuré à son âme maternelle qu’un de tes fils, si méprisable etindigne fût-il, ne pouvait sans absolution être envoyé devant letribunal du Très-Saint Christ, ton fils ! Par l’enseignementde l’Église tu as éclairé son âme sur les devoirs d’une chrétienne,car dans sa beauté éclate le divin rayonnement du ciel. Ah,señora ! Voyez-moi solliciter la clémence ! Voyez lesangoisses qui m’assaillent, et que mes souffrances m’ouvrent laporte de votre cœur ! Laissez-moi partir en paix, señora, etvous me trouverez votre esclave à chaque heure de la vie, le plushumble et le plus dévoué de vos esclaves, heureux si vous mefrappez, me glorifiant de ma servitude, si vous me refusez lanourriture, et louant le Dieu Tout-Puissant, si vous me foulez sousvos pieds. Señora, señora, laissez-moi partir ; le tempspresse ; à peine pourrai-je m’échapper, si vous ne me laissezfuir à l’instant. Voudriez-vous voir mon sang rejaillir sur vosmains ? Pourriez-vous après cela affronter la Vierge ? Ôseñora, señora…

À elle, la tête lui tournait et tous sessentiments allaient ballottés sur une mer d’angoisses. Pourtant,elle garda les yeux rivés sur les siens tandis qu’il continuait sessupplications, mais les contours du corps du malheureux étaientmaintenant incertains et vacillants, et une inexprimable souffranceengourdissait ses facultés et, toujours vaguement, elle entendaitle torrent de ses paroles.

Ce ne fut que lorsque son mari, suivi de deuxvaqueros, survint au galop que les deux malheureux placés danscette tragique situation se rendirent compte de sa venue.

À sa vue, Violante tendit les bras, lepistolet tomba sur le sol et elle-même s’affaissa sur le plancher,tandis que le soleil éclatant se transformait en nuit et que leséblouissantes gloires du jour devenaient néant.

II

Elle ouvrit les yeux.

Elle était étendue sur son lit, son mari,assis près d’elle lui pressant les mains et la regardantanxieusement.

Quelques instants s’écoulèrent avant qu’elleeût rassemblé ses esprits et pu comprendre les affectueuses parolesde son mari, mais en le voyant sain et sauf à ses côtés sa secondepensée fut pour Velasco.

– Où est Basilio ? demanda-t-elle,se redressant brusquement et regardant craintivement autourd’elle.

– Il est en sécurité, mon aimée. Nepensez plus à ce Basilio qui voulait faire du mal à ma Violante.Soyez calme, pour l’amour de moi, ma chère femme.

– Oh ! je ne puis, je ne puis !Parlez-moi de Basilio.

Et à voix basse, d’un ton de frayeur, elledemanda :

– Vous l’avez tué ?

– Non, mon aimée, Basilio est vivant.

Elle laissa retomber sa tête surl’oreiller.

– Dieu soit loué !murmura-t-elle.

Brusquement elle se redressa et vivementregarda son mari dans les yeux.

– Vous ne m’avez jamais trompée, dit-elleprécipitamment ; mais, Robert, il faut que je sache la vérité.Ne craignez rien, je puis la supporter. Pour l’amour de Dieu, ami,dites-moi la vérité !

Effrayé, il la prit dans ses bras, etdit :

– Soyez calme, ma Violante. LeTout-Puissant m’en est témoin, Basilio est vivant.

– Vivant ! Vivant !s’écria-t-elle, qu’entendez-vous par là ? Vous avez unearrière-pensée, ami. Je connais trop votre nature fougueuse… Vousne pouviez pas lui faire grâce si aisément. Dites-moi toute lavérité, Robert, ou j’en deviendrai folle !

Il y avait dans le ton de sa voix tantd’instance et d’égarement qu’une échappatoire eût étéimprudente.

Il le comprit.

– Je vais vous la dire, Violante, je vaisvous la dire. Écoutez ; sur mon âme, voici toute la vérité.Quand je vous ai vue lâcher le pistolet et vous affaisser sur leparquet, je sus que vous vous étiez évanouie. J’ordonnai auxvaqueros de s’assurer de l’arme et de garder Basilio. Puis jemontai à votre chambre, vous plaçai sur votre lit, défis vosvêtements et m’efforçai de mon mieux de vous faire revenir à vous.Mais vous demeuriez sans connaissance…

– Basilio ! Basilio !parlez-moi de lui.

– J’allai à la fenêtre et j’envoyai un demes vaqueros à l’hacienda mander un médecin et je dis à l’autre deconduire ici Basilio, dans cette chambre. Il entra faible ettremblant, car il était tombé de sa branche et dans sa chutes’était étourdi, mais sans se faire grand mal. Il pensait quej’allais le tuer ici même, mais cela je ne le pouvais pas. J’avaispeur à cause de vous, Violante. Il était très tranquille et jesouffrais…

– Vite, Robert, faites vite !

– Il ne dit rien. Je lui parlai. Ilbaissa la tête et me demanda de le laisser prier. Je lui dis que jene le tuerai pas. Sa physionomie aussitôt s’éclaira. Il se jeta àmes pieds, m’étreignit les genoux et baisa mes chaussures, pleurantcomme un enfant. C’était à faire pitié, Violante.

– Pauvre Basilio !

– Il me demanda de le punir. Il ouvrit sachemise et me supplia de le frapper. Je lui dis que je ne letoucherai pas. Il me dit qu’il serait toute sa vie mon esclave etle vôtre, mais il continua de réclamer une expiation physique… Ilme fallut le punir. « Fort bien », lui dis-je. Je metournai vers Nicolas et lui ordonnai d’infliger à Basilio quelqueléger châtiment qui pût lui soulager le cœur. Nicolas l’emmena,l’attacha au dos d’un cheval et lâcha la bête dans le corral.Nicolas revint me dire ce qu’il avait fait. Je répondis que c’étaitparfait et qu’aussitôt que je pourrais vous quitter, j’iraisdélivrer Basilio. J’ordonnai alors à Nicolas de partir pour laplaine et de ramener Alice, car elle était trop lasse pour reveniravec moi.

– Et Basilio est encore maintenant dansle corral ?

– Oui.

– Comment a-t-il été attaché aucheval ?

– Je ne sais trop, Nicolas ne me l’a pasdit ; mais soyez certaine qu’il est en sûreté.

Elle jeta ses bras au cou de son mari etl’embrassa à plusieurs reprises, disant :

– Mon noble, mon généreux ami !s’écria-t-elle. Je vous aime encore mille fois plus. Maintenant,Robert, allez tout de suite délivrer Basilio.

– Je ne puis vous quitter, aimée.

– Il le faut, quittez-moi ! Je vaistout à fait bien maintenant. Si vous n’y allez, j’irai.

– Très bien.

Il ne fut pas plus tôt sorti de la chambrequ’elle s’élança de son lit, saisit un canif et sans bruit lesuivit ; il ne la soupçonna pas proche derrière lui, tandisqu’il se dirigeait vers le corral.

Arrivée à une courte distance de la maison,son oreille très fine, perçut un bruit particulier qui lui fitfroid par tout le corps. C’étaient de faibles cris d’agonie, et ilsprovenaient d’une direction différente de celle du corral.Étourdiment, et par suite imprudemment, elle courut de leur côtésans appeler son mari et ne tarda pas à être témoin d’un effroyablespectacle.

Mc Pherson poursuivit sa route jusqu’aucorral, mais lorsqu’il y arriva, il fut surpris de ne pas trouverBasilio dans l’enclos.

La porte en était fermée ; le chevalauquel on l’avait attaché ne s’était donc pas échappé par là.Regardant autour de lui, il constata parmi les chevaux des signesévidents d’une perturbation, causée sans aucun doute par la vueinhabituelle d’un homme attaché sur le dos de l’un d’entre eux. Leterrain était dans tous les sens battu et foulé par leurssabots ; une soudaine panique avait jeté le désarroi parmieux.

La bête à laquelle Nicolas avait attachéBasilio n’était pas là.

Contrarié de la maladresse de Nicolas, McPherson chercha jusqu’à ce qu’il eût trouvé l’endroit de lapalissade par où s’était échappé le cheval de Basilio.

Alarmé et désolé à la fois, Mc Phersonfranchit la clôture, releva la piste du cheval et la suivit, encourant.

Bientôt il s’apercevait que l’animal, dans sacourse folle, s’était frayé un chemin à travers la haie qui fermaitle rucher et avait ravagé les vingt ou trente ruches qui s’ytrouvaient. Mc Pherson vit alors un spectacle qui un instantl’anéantit tout entier.

La señora, guidée par une intelligence plusprompte que celle de son mari, était allée droit au rucher.

Là, elle vit le cheval, avec Basilio, nujusqu’à la ceinture, lié sur le dos ; l’animal, fou, secabrait parmi les ruches, les réduisant en pièces à coups de sabotsau fur et à mesure que les cruels insectes le piquaient de leuraiguillon. Basilio était attaché, la face tournée vers le ciel dontle soleil torride lui brûlait les yeux, car Nicolas était dévoué àla señora et avait résolu de rendre le châtiment aussi dur quepossible à l’ingrat. Les abeilles s’étaient attachées par centainesau torse sans défense de Basilio, lui infligeant vingt piqûres pourune à la bête, sans qu’il lui fût possible de se protéger. Milleaiguillons déjà lui avaient sur la figure et le corps inoculé leurpoison ; ses traits étaient hideusement bouffis et décomposés,les boursouflures de sa poitrine lui avaient fait perdre touteforme humaine.

Sans une minute d’hésitation, la señoras’élança et courut au secours de Basilio, priant Dieu de tout sonsouffle. Les cris du malheureux étaient indistincts, car ses forcesl’avaient presque totalement abandonné, et son incroyable torturelui avait fait perdre toute présence d’esprit. S’approcher del’animal emballé, au milieu de cet essaim d’abeilles, c’était pourViolante s’offrir à une mort certaine.

Elle s’élança.

Avec toute l’assurance d’une écuyère deprofession, elle enroula les doigts d’une main dans les naseaux dela bête affolée, la réduisant immédiatement à la soumission. Puis,sans souci des piqûres que les insectes lui infligeaient à lafigure et aux mains, elle coupait les liens de Basilio etsaisissait dans ses bras le corps informe qui glissait sur le sol.Alors, le prenant par-dessous les bras, elle le traîna avec unevigueur peu commune hors de l’enclos, loin des meurtriers assautsdes abeilles.

Il gémissait ; sa tête roulait d’uneépaule à l’autre. Le gonflement des paupières lui bouchait les yeuxet il ne pouvait la voir, mais, n’en eût-il pas été ainsi, il nel’eût pu davantage reconnaître. Elle l’étendit à l’ombre d’un groschêne et vit, à sa respiration convulsive et courte que c’en seraitbientôt fait de lui.

Inconsciente de la présence de son mari qui setenait maintenant respectueusement, le front découvert, derrièreelle, elle leva vers le ciel sa figure frêle et ses beaux yeux, etdoucement pria :

– Sainte Mère de Jésus, entends la prièrede ta malheureuse fille, et intercède pour cette âme sansabsolution.

Elle reporta ses yeux sur Basilio et vit qu’ilétait mort.

Faible, elle se leva en chancelant, et,apercevant son mari, elle l’appela par son nom, tendit vers lui lesmains et tomba sans connaissance dans ses bras vigoureux.

Et c’est ainsi qu’il l’emporta au rancho, luicouvrant le visage de baisers, tandis que des larmes ruisselaientle long de ses joues.

UN SÉPULCRE D’OR

Ce me causa un vif plaisir de recevoir enfinune lettre de mon vieil ami Robert, me suppliant de venir luirendre visite. Depuis qu’il s’était, à la suite d’un coup de tête,mis en route, il y avait de cela des années, pour la chasse à l’or,je l’avais complètement perdu de vue. Il m’avait, il est vrai, toutd’abord adressé des missives éblouissantes, s’efforçant chaque foisd’infuser dans mon sang l’ardeur et l’impatience quicontinuellement faisaient bouillonner le sien, n’oubliant jamaisd’y semer quelques sarcasmes voilés sur le genre d’existence plustranquille et plus paisible qu’il m’avait plu de choisir. Maisdepuis longtemps, pris de dégoût peut-être pour mon manque decourage et d’initiative, il avait cessé de m’écrire.

Cette lettre cordiale me causa donc uneagréable surprise, car j’avais toujours eu pour lui une réelleaffection au collège et jamais un jour ne s’était depuis écoulésans le rappeler à mon souvenir.

Il lui fallait être bien anxieux de me voirvenir le rejoindre, car sa lettre témoignait d’une grande nervositéet d’une sincère émotion. Il me peignait les éblouissantesmerveilles du désert, avec toute son ardente habileté d’autrefoiset me contait les divertissants tremblements de terre qui donnaientà cette région désolée une saveur particulière. Je me trouvaisavoir longtemps désiré visiter ce coin de terre étrange et sauvage,à l’extrémité méridionale de la Californie, et je n’en avais étéempêché que par la description des privations que l’on y endurait,et des gens singuliers et peu sociables qu’on s’exposait à ycoudoyer. Mais, puisque mon vieil ami Robert s’y trouvait – Robertsi raffiné, si instruit, si orgueilleux, si impérieux, sitéméraire, – mes désirs se réveillèrent et de suite je lui écrivispour lui annoncer ma venue.

Je partis.

Par une éblouissante matinée de juillet, jequittai San Diego et me dirigeai vers les Monts Volcan, qui sedressaient à plus de trente lieues au nord-est. Là, sur une hauteurdans une grise bourgade créée pour l’exploitation minière etenchâssée comme une perle dans une forêt d’émeraudes, je fusaccueilli par mon excellent ami Robert.

J’étais ravi de le voir, et sa joie évidemmentirrésistible en me retrouvant fut infiniment touchante. Ilm’embrassait, pleurait, gambadait comme un enfant et m’appelait parun tas de noms ridicules. Soudain il s’arrêta, m’examina de plusprès et se mit à laisser voir une surprise mêlée de crainte ;mais pour être plus sûr, il m’entraîna à la buvette du petit hôtel,me plaça sous la lumière d’une lampe, me tourna et me retourna,m’examinant de la tête aux pieds et enfin se reculant et meconsidérant avec respect et terreur.

– Mais tu es riche !

– Robert ! fis-je, en riant et enmanière de protestation.

– Oui, tu es riche ! répéta-t-il,s’exprimant avec un empressement inquiet. Tu as pris le parti leplus sage après tout – tu es resté dans la civilisation et, grâce àton esprit supérieur, tu t’es engraissé du labeurd’autrui !

Il y avait une certaine amertume dans le tonde sa voix.

– Robert ! fis-je.

– Je n’y trouve rien à redire, mon vieux,expliqua-t-il vivement. Je constate tout simplement un faitévident, car tes mains blanches et douces sont un témoignage que tun’as rien fait pour ajouter à la richesse de ce monde. Aussi, monami, tandis que moi, comme un insensé, je piochais pour un sac d’orau pied de l’arc-en-ciel, souffrant pour ajouter aux moindresraffinements de la vie, menant une existence de proscrit et devagabond, toi tu léchais la crème de la civilisation et tu tedoublais une bonne et épaisse pelisse pour les durs hivers de lavieillesse.

– Robert, en voilà assez !m’écriai-je, qu’est-ce qui te fait penser que je suisriche ?

– Tes joues rondes, leurs bellescouleurs, tes lèvres rouges, ta panse confortable, ta surfacedodue, ta voix onctueuse, ton…

– Voyons, Robert ! Es-tu donc silongtemps resté loin des habitudes les plus ordinaires de la vie,que tu ne puisses apprécier les signes extérieurs d’un travailassidu et salubre, d’une bonne alimentation et d’une existencecalme et rangée ?

Il releva la tête et fit retentir la pièced’un rire sonore ; à dire vrai, il me fallut du temps pourconvaincre l’obstiné que je n’étais point riche et que j’avais dûpeiner pour gagner ma vie. Tout ceci le confondait et il étaitclair qu’il avait perdu toute notion du monde. Finalement, aprèsavoir longuement réfléchi en silence, il dit non sans quelqueembarras.

– Eh bien, si un homme a cetteapparence-là et ces mêmes sentiments sans cependant être riche, jeme demande si cela vaut la peine pour lui d’avoir de lafortune ; car, ajouta-t-il, me chuchotant à l’oreille pour nepas être entendu des voisins qui flânaient là, je t’ai fait venirpour t’enrichir.

Je le remerciai en riant et lui serrai lamain, en l’assurant que j’en serais ravi au delà de toute mesure.Il me parut à ces mots quelque peu désappointé, mais il en revint àplusieurs reprises à ma mine de prospérité et, finalement,s’écriait avec une brusquerie passionnée :

– Je n’ai pas cet air-là et je n’ai pasnon plus ces idées-là. Jamais personne ne me prendrait pour unrichard. Je suis un vagabond, mais je serai d’ici un mois aussiriche que Crésus.

– Ou que Midas, dis-je, lui coupant laparole.

Il me décocha un regard acéré.

– Trêve de sermons, fit-il.

Je me mis à rire de si bon cœur, que le rirele gagna à son tour, ce bon rire sonore que, tant de fois dans lepassé ce m’avait été une si douce joie d’entendre. Après cela, toutentre nous alla comme sur des roulettes.

Nous nous mettions en route le lendemain matinà la première heure, car il « travaillait », me dit-il, àl’extrême limite du désert de Colorado, à une vingtaine de lieuesde là.

Il était, de toute évidence, la proie d’unelourde préoccupation qu’il s’efforçait avec peine de dissimuler, etil avait très certainement en réserve quelque surprise qu’iln’était point encore disposé à me faire connaître. Il m’avait déjàlaissé entendre qu’il m’avait fait venir pour m’enrichir, mais àcela je n’avais pas accordé grande attention, ne connaissant quetrop les espoirs éblouissants et les visions chimériques qui fontsans interruption bouillonner le sang des chasseurs d’or. Certes,il avait parlé en toute sincérité, mais je soupçonnais que l’orrestait à trouver. C’est un fait curieux que ce besoin chez unhomme qui a mis la main sur une masse d’or, de partager sa bonnefortune avec un ami sans le sou.

Il me causait de tout, hormis de son« travail ». Il s’étendait avec complaisance sur lesannées heureuses de notre vie de collège, qui ne remontait guèrequ’à une dizaine d’années. Il prêtait son oreille avide au récit demes luttes et de mes petits succès. Bref, n’eût été la lourdepréoccupation qui le dominait, et certaines absences parintervalles, il m’apparaissait comme le cher Robert d’autrefois –plein de vie, d’élasticité, spirituel et railleur, mais légèrementdétérioré sous certains rapports. Ayant à peine dépassé trente ans,on lui en eût donné plus de quarante. Le visage était marqué derides profondes, et ses épaules s’étaient voûtées. C’en était faitaussi de ce côté pimpant qui caractérisait autrefois sa mise.Extérieurement, il avait tout l’aspect d’un rude mineur, mais ce mefit du bien de constater qu’il avait conservé son langagechâtié.

Descendant la pente orientale de la chaîneboisée des Monts Volcan, nous nous enfonçâmes par une routemalaisée et broussailleuse dans l’éclatante vallée de San Felipe,dont l’extrême limite est marquée par des monts rocheux etnus : ce sont comme les sombres gardiens, les tristesavant-courriers du désert plus triste encore qui se déploie àl’infini au delà d’eux.

Nous avions suivi la vallée de San Felipejusqu’au point où elle débouche sur le vaste désert et nous nousétions engagés sur cet océan rebutant de sables brûlants. Mais, aulieu de nous enfoncer dans ses douloureuses solitudes, nous prîmesau sud, serrant de près la chaîne des monts Cuyamaca. C’est alorsque je vis dans toute sa merveilleuse splendeur l’éblouissant éclatdu soleil du désert, et me rendis compte de cette qualité definesse, plus subtile et plus enivrante, de la lumière du désert,de sa force vive et tonique.

– Ah ! s’écria-t-il, commes’éveillant d’une extase, tu le sens aussi, n’est-ce pas ?Cela prouve, mon vieux, ta belle sensibilité. Vois-tu, cela vautmieux et c’est plus fort que du vin dans le sang ! Vois commecela m’emplit de vie ! Et pourtant tu as vu ces quelquesbrutes que nous avons passées sur la route. Les crois-tu capablesde sentir ou de comprendre ce merveilleux stimulant devie ?

– Mais ils m’ont l’air vieilli et cassé,dis-je, le regardant fixement.

– Parles-tu pour moi ? fit-il,arrêtant sa monture.

– C’est d’eux que je parlais, luirépliquai-je avec calme.

– Ce sont les rides, me dit-il, en guised’explication. C’est la sécheresse qui en est cause ; ondessèche et on se ratatine dans le désert, mais on ne meurtpas.

Et comme il disait ces mots, une lueur étrangeet folle passa dans ses yeux.

Il faisait nuit, une nuit claire et étoilée,quand nous atteignîmes sa « place ».

C’était la plus bizarre construction qu’on pûtrêver, aux murs épais, faite de briques d’argile, que seul lesoleil avait séchées.

– Nous n’avons besoin de nous abriter quecontre le soleil, me dit-il. Ici, il pleut rarement.

Il s’occupa très adroitement de ses travauxdomestiques, comprenant les soins à donner à nos chevaux et lapréparation du souper. Pendant ce temps, il garda un silence peuhabituel chez lui, et je me demandai si le grand esprit muet dudésert ne s’était pas irrémédiablement emparé de lui, ou si quelquelourde préoccupation ne l’avait pas soudain envahi.

Le souper achevé, nous sortîmes nous asseoirsous les étoiles. Je remarquai que la hutte était plantée au piedd’un mont étonnamment symétrique d’un contour parabolique, quidécoupait hardiment sa masse noire sur le ciel.

Je l’avais déjà remarqué comme nousapprochions, mais des tourbillons de sable me l’avaient soudainmasqué et mon attention s’était portée ailleurs. Maintenant que levent était tombé, un calme parfait régnait dans l’air – un calmepalpitant pondérable, – et avec lui un ample et inconcevablesilence. On n’entendait ni le chant d’un grillon ni le cri d’unoiseau de nuit. Une solitude impénétrable, un incommensurableisolement revêtait ce squelette blanchi du monde, et au plusprofond de mon âme je me demandais comment un être humain, élevécomme l’avait été mon vieil et cher ami Robert, pouvait passer plusde quelques journées de curiosité dans cette solitude de mort et desilence. Il semblait que le cœur se devait serrer sous cettepression terrible et implacable du vide, de ce néant énorme etaccablant. Du fond du cœur je plaignais ce beau garçon vigoureuxqui gaspillait sa vie, quel que fût le trésor que ce désert lui pûtlivrer.

J’attirai son attention sur la singulièremontagne qui se dressait près de nous.

Il fut aussitôt transfiguré.

Il était assis tête nue dans l’air chaud etchargé de forces vivifiantes, et, à la lueur des étoiles, jepouvais voir la tension perpétuelle de son corps encore plus tenduet dans ses yeux cette flamme de folie familière aux chasseursd’or.

– Elle ! s’écria-t-il, se levant etétendant les bras comme s’il eût voulu étreindre le sombre dômegéant, c’est mon trésor, c’est ma montagne d’or.

Son excitation allait croissante. Brusquement,il se tourna vers moi et avec une impétuosité dont j’avais ététémoin déjà, il poursuivit :

– Ma montagne d’or !Comprends-tu ? Il y en a une moitié pour toi, l’autre pourmoi, mais…

Il regarda d’un air soupçonneux à l’entour,comme s’il y avait la moindre possibilité qu’une oreille indiscrètepût surprendre son secret, puis il se rapprocha de moi et ce futd’une voix contenue qu’il me murmura à l’oreille :

– As-tu remarqué ces pauvres niais quitravaillent aux mines, et que nous avons rencontrés sur notre routeen descendant ? Que font-ils, en somme ? Autant de taupescreusant l’ardoise et le schiste, peinant et suant pour sortir dela terre et du roc ourlé de ci de là d’un mince et brillant fild’or, écrasant et broyant et amalgamant ces masses terrifiantespour le maigre trésor que la vapeur et le mercure tirent de leursentrailles récalcitrantes – sottise ! Ici, dans ma montagnesplendide – enfermée dans son fourreau de pierre honnête et nonplus de roc répugnant – gît une masse d’or vierge solide, attendantle cerveau et les bras qui mettront sa gloire au soleil !

Et alors, avec une éloquence haletante, il semit à me donner les explications les plus merveilleuses sur lesforces mystérieuses et naturelles qui, pendant d’innombrablesannées avaient emmagasiné cet or au cœur de sa montagne. Puis,s’engageant dans une autre voie, il continua :

– Et les tremblements de terre ! Tun’en as jamais ressenti. Dans ce nid moelleux et rétréci que tuappelles ville, dans ce San Francisco pusillanime, il y a eu ce quetu as appelé des tremblements de terre, – mesquines secousses dequelques secondes à peine, qui cependant faisaient sortir toutapeurées les femmes mi-vêtues dans les corridors des hôtels.

Il s’arrêta un instant pour rire avec une joierailleuse.

– Et vous appeliez ça des tremblements deterre – de petits ébranlements insuffisants pour disjoindre desbriques ! Tu verras ce qu’est un tremblement de terre – làmême, où tu es assis. Tu te trouves au sein même de ces forcesgéantes dont tu ne peux comprendre la splendeur. Et quefont-elles ? Elles font de l’or ! de l’or à la tonne, etnon par minces filets. Là où est le tremblement de terre, il y a del’or ; c’est la vibration du puissant métier qui tisse cetteglorieuse étoffe. Car sous cette terre vibrante sont les feuxéternels qui dégagent la vapeur d’or et la poussent au travers descrevasses des montagnes, où elle se refroidit, se solidifie et seloge. C’est ici – on te le dira – qu’ont lieu les tremblements deterre les plus violents, les plus beaux de l’Amérique du Nord. Ilne se passe guère de jour où tu ne sois ébranlé et projeté dans ledésert où tu restes gisant, impuissant et hébété. C’est là untremblement de terre, et c’est ici que tu apprendras à encomprendre toute la majesté. Regarde les parois de ma hutte – ellessont basses, avec un mètre d’épaisseur et mi-faites de paille pourleur donner plus de légèreté et leur assurer toute l’élasticitévoulue. Eh bien, en dépit de la sûreté qu’offrent ses murailles, jeconsidère qu’il est plus sûr encore de dormir au dehors. Ah, c’estlà toute la gloire d’un tremblement de terre !

J’avais été submergé par l’éloquence enflamméede mon vieil ami ; j’avais été entraîné par son impétuosité aupoint de complètement oublier les tremblements de terre avant qu’ilen eût lui-même parlé. Et maintenant qu’il se taisait, commeépuisé, je profitai de son silence pour l’interroger et luidemander d’où il tenait que la montagne renfermait une masse d’oret s’il en avait vu des indices.

– Des indices ! s’écria-t-il. Parindices, tu entends ces signes aussi méprisables que futiles, quiguident l’expert et le fait creuser le sol pour trouver de l’or,quand il en a vu à la surface. Des indices, allons donc ! LeDieu Tout-Puissant a mis sa joie à ne pas borner mes sens à messeuls yeux !

Ce fut son dernier transport.

De toute évidence il était las et il mefaisait bientôt observer que je devais être fatigué et qu’il nousvalait mieux dormir maintenant. Il alla prendre deux couchettes etdes couvertures dans la hutte et les disposa sur le sable, et nousnous préparâmes à passer là la nuit.

Que tout cela me paraissait extraordinaire etmagique, et malsain ! Tout en considérant les étoilesau-dessus de ma tête, et en les regardant clignoter d’un airentendu et bienveillant, les événements de la journée et de lasoirée défilèrent devant moi en une fantasmagorie grimaçante etcurieuse. Le secret de mon cher Robert était enfin sorti – sonpauvre esprit tendu croyait à une masse d’or au cœur de lamontagne. Mais pourquoi m’avait-il fait venir ?

De quelle utilité, en effet, lui pouvais-jeêtre ? À quel moyen s’était-il arrêté, si toutefois il enavait un, pour arriver au cœur de la montagne ? Peut-être,après tout, ne m’avait-il mandé que dans l’impossibilité où il setrouvait de supporter plus longtemps cet isolement absolu.

La hutte était toute proche du pied de lamontagne, et d’apparence fort ancienne. Quelle avait été sadestination première, je ne le pouvais deviner. Comment Robertl’avait-il découverte, je ne le devinais pas davantage. Tandisqu’étendu, roulé dans ma couverture, je guettais les étoiles aumilieu de cette désolation aride qui enveloppait ces lieux commed’un suaire, je pouvais entendre au pied de la montagne le murmured’une source. Robert m’en avait déjà parlé, et y avaitmystérieusement fait allusion en y associant certaines autreschoses. Je savais que l’eau en était brûlante, et qu’il lui fallaity mêler un autre liquide pour la rafraîchir.

Alors, comme je guettais les étoiles etentendais la respiration agitée de Robert qui dormait près de moi,un inexplicable sentiment de danger commença à m’opprimer. Ungrondement lointain, rappelant assez l’approche d’un ouragan,troublait graduellement le calme de la nuit. Le murmure de lasource changeait de caractère et devenait plus bruyant. Bien que jene la pus distinguer dans les ténèbres, je me tournai de son côté,car elle n’était pas à plus de quarante mètres. Quelques minutesaprès, j’étais témoin d’un spectacle curieux. En même temps qu’unléger cahot ébranlait ma couchette, une bouffée de vapeur s’élevaitde la source, faisait explosion et montait droit dans l’air, puistout retomba dans le silence et le calme. Supposant que c’était làquelque phénomène courant, et que la source avait parfois de cesmanifestations propres aux geysers, mon malaise n’en fut pasaccru.

Bientôt se produisit un nouvel ébranlement,plus fort cette fois, de ma couchette, et en même temps uneformidable explosion de la source d’où s’éleva une haute colonne devapeur, d’eau et de boue, qui rejaillit jusque sur nous.

Robert s’éveilla en sursaut et sauta de sacouchette. Un instant il resta immobile.

Sûrement quelque chose d’extraordinaire avaitdû se passer, car habitué comme il l’était aux tremblements deterre de la région, étant donné aussi qu’il n’y avait encore eu quedeux légères secousses, il était inadmissible qu’il restât commepétrifié de terreur, les yeux malgré lui fixés sur la montagne.

Je m’assis sur le bord de ma couchette.

Aussitôt ses yeux se portèrent de mon côté etil se précipita vers moi. M’empoignant par l’épaule, il me ditbrusquement, pris d’une exaltation folle :

– Il est enfin venu, l’ami, plus tôt queje ne le pensais. Il y avait eu des signes précurseurs. Béni soitDieu que tu sois arrivé à temps pour en être témoin, et t’enréjouir avec moi. Mettons-nous hors de danger !

Il me força à me mettre sur mes pieds etm’entraîna dans le désert. Je me défis de son étreinte, lui pris lebras et lui dis avec calme :

– Robert, je suis surpris de ne pas tevoir plus maître de toi, de te voir si aisément effrayé.

– Voyons, ne sois pas si enfant !s’écria-t-il. Ne comprends-tu pas ce qui se passe ? Cettetransformation de la source en geyser ne parle-t-elle pas à tonesprit ? Mais, mon ami, nous voici au début de l’une de cespuissantes convulsions qui déchirent le monde. Ce n’est plus untremblement de terre – c’est un cataclysme. Ne peux-tu évoquerl’image de ces formidables Titans emprisonnés dans leurs donjonssouterrains et unissant leurs forces, pour briser la toiture quiles retient et les étouffe ?

– Sois raisonnable, Robert, fis-je,l’interrompant, comme nous nous hâtions de gagner le désert.Dis-moi ce que tu entends par là – une éruptionvolcanique ?

– Non, non ! un soulèvement, unsoulèvement géant, le craquement et la déchirure de grandesmontagnes de pierre solide. Et – écoute – ma montagne va se briseret ses réserves éblouissantes d’or vont s’offrir à nos mains.

Ce qu’il eût pu dire encore fut arrêté courtpar une terrible houle terrestre qui nous jeta à terre comme desimples quilles. Nous voulûmes nous relever, enfonçant nos doigtsdans le sable mobile, pour être terrassés une seconde fois, et nousrestâmes là étendus et impuissants, tandis que de mystérieusesforces secouaient les profondeurs du sol, que de sourds et rauquesgrondements faisaient vibrer les airs et que des lames de sablebalayaient le désert.

Imitant l’exemple de Robert, je m’étais tournéde façon à faire face à la montagne, et nous gisions là, bercés, lementon dans les mains, entendant le tumulte grandir à tout instant.Les étoiles dansaient éperdument au firmament qui tout scintillantde lumières, se balançait, penchait et frémissait. De la sources’élevaient des rugissements sonores, accompagnés d’explosions devapeur et de boue brûlante. Un des murs de la hutte s’écroula avecfracas, au milieu d’un nuage de poussière. Les chevaux, attachés augrand air, se cabraient, tombaient, ruaient et hennissaient.

– C’est superbe ! s’écriaRobert.

Une série de bruits différents maintenantemplissait l’air. On eût dit des montagnes de pierre broyées enpoudre entre les mains de dieux souterrains. À tout instantaugmentait cet écrasement assourdissant. Puis vint le couronnementdu tout – un fracas formidable, inouï, comme si le monde entier sefendait en deux et…

Je ressentis de violentes douleurs dans latête ; j’avais le visage couvert de sang coagulé et mêlé desable ; j’avais du sable plein la bouche et les narines ;à chacun de mes mouvements, je sentais par tout le corps desélancements douloureux. Je me traînai péniblement près de Robertqui gisait immobile. Il était évanoui ; sa respiration étaitdifficile.

Le désert était de nouveau plongé dans unsilence effrayant et un calme absolu, car la convulsion étaitcomplètement apaisée. Je gagnai en titubant la hutte en ruine, dontpas un pan de mur ne restait debout ; je trouvai un peu d’eauet revins à Robert, dont je me mis à mouiller le visage, les tempeset les poignets.

Bientôt j’eus la joie de le voir ouvrir lesyeux, regarder un instant les paisibles étoiles, puis reporter sesregards sur moi.

– Robert, lui dis-je doucement.

Il poussa un soupir, prit sa tête brûlantedans ses mains, avec mon assistance se mit sur son séant et laissasa tête retomber sur ses genoux. Je lui fis boire quelques gorgéesd’eau, et ceci lui fit du bien. Ses yeux retrouvèrent leur ancienéclat, les muscles leur ardente vigueur. S’accrochant à moi, il semit sur ses jambes et puis lentement, craintivement, tourna lesyeux vers la montagne.

Une exaltation folle s’empara de lui : illeva les bras, s’écriant :

– Les Titans nous ont ouvert la porte dutrésor, – vois ! la montagne est fendue de son sommet à sabase.

C’était vrai.

Une large crevasse qu’éclairait lescintillement des étoiles allait grandissant de la base au sommet.C’était cette fêlure qui nous avait assourdis et assommés de sonfracas.

– L’œuf est brisé, hurla presqueRobert ; nous allons maintenant en tirer le jaune superbe.

Les premières lueurs de l’aube naissaient.J’insistai pour déjeuner avant d’entreprendre notre exploration, etce ne fut point chose aisée que d’y décider mon fou. Les chevauxterrifiés avaient été aussi malmenés que nous-mêmes, mais de l’eauet une bonne provende les remit en état. Dès le lever du soleil,nous nous mettions en route.

Pour la première fois, je voyais nettementl’étrange montagne.

C’était un vaste dôme de roc solide, poli parle sable dont pendant des siècles les vents l’avaient battu. Seulsquelques escarpements susceptibles d’en permettre l’ascensionsubsistaient en de rares endroits.

Des ruines de la hutte, Robert tira une petitehachette et un carnier de cuir dont il passa la courroie sur sonépaule.

– Tu peux m’accompagner et voir l’or sibon te semble, me dit-il, et tu pourrais m’aider. Mais ce seraittrop dangereux pour tes jambes et tes pieds inexpérimentés depénétrer dans la crevasse. C’est moi seul qui m’y risquerai pourl’instant.

Il était maintenant d’un calme merveilleux,d’un calme que je trouvais même de mauvais augure. Il avait trop desang-froid, me paraissait trop confiant, trop avisé, tropirréfléchi. Un accès momentané le gonfla, lorsqu’il ajouta, en meserrant le bras :

– L’ami, ce ne sont pas des filons deniais que nous allons avoir, ce sont des blocs d’or !

Mais immédiatement il redevint calme – preuvequ’il savait qu’il lui fallait être maître de lui-même.

J’avais des appréhensions.

– Robert, fis-je hésitant, ne vaudrait-ilpas mieux attendre quelques jours – ne fût-ce même qu’un jour – etnous assurer que le tremblement de terre est bien fini.

Il me considéra d’un air de tranquille pitiéet me répondit :

– Il n’y a pas de tremblement de terreici.

Et nous voilà partis vers la montagne.

Pour nous y rendre, il fallait passer lasource. Elle avait disparu ! En son lieu et place, il n’yavait plus qu’un léger dégagement de vapeur. Robert à cette vueparut un instant décontenancé, mais il ajouta avec un mouvement detête :

– Bah ! nous avons assez d’eau et leruisseau de San Felipe n’est, après tout, pas si loin.

Nous voilà gravissant la pente polie,glissante, escarpée. Robert se montra plein de patience devant lalenteur de ma marche, et me tendait la main aux passagesdifficiles. Il me sembla qu’il nous avait fallu des heures d’unlabeur épuisant pour en gagner le sommet.

– La croûte qui recouvre l’or est desplus minces ici, m’expliqua Robert d’une voix tranquille, comme siles moindres secrets de la montagne lui avaient été révélés.

Enfin, nous voici au sommet.

Robert me laissant en arrière, courut au bordde la crevasse et y plongea ses regards ; puis, se couchant àplat ventre, il la scruta si longuement que j’en fus surpris.Bientôt j’étais à son côté et suivis son exemple. Là, à moins dedix mètres de la surface, se voyait une masse jaune etscintillante, d’un poli éclatant qu’expliquait le frottement desparois, et qu’embrasaient les rayons du soleil. Je me gorgeais sigoulûment les yeux de ce spectacle que j’en avais oublié Robert. Iléclata brusquement de rire et je tressaillis.

– Robert ! dis-je.

Il tourna vers moi le visage le plus étrangeque j’eusse jamais vu éclairer l’âme d’un mortel. Il me paraissaitd’un âge invraisemblable. Les yeux étaient profondément enfoncésdans l’orbite et dans leur profondeur brillaient des feuxvolcaniques ; les joues s’étaient creusées et, à laphysionomie tout entière, l’avidité semblait avoir communiqué ladureté et le froid du marbre.

– Enfin ! balbutia-t-il, comme laglace et le feu faisaient tour à tour frémir chacun de ses membres.Enfin !

À cet endroit, la crevasse avait environ troispieds de large – ouverture suffisante pour l’extraction du métal.Les parois opposées de la muraille rocheuse se hérissaient denombreuses saillies qui offraient à un homme expérimenté des pointsd’appui suffisants.

Robert se rassasiait dans la contemplation deson trésor.

– Nous voilà riches, mon vieux, medit-il, tournant de nouveau vers moi ce visage effrayant, hideux.Riches ! poursuivit-il. Ce n’est pas là le monde d’unmiséreux. Comparé à nous, Monte-Cristo n’était qu’un mendiant.Ah, riches !… riches !

Il resta encore quelque temps ainsi, puis,prudemment se laissa glisser par-dessus le bord de l’abîme, reposaadroitement les pieds, et se mit à descendre lentement et posément,jusqu’à ce qu’il eût atteint son trésor. Il passa une maincaressante sur sa surface polie, la baisa, il eut voulu pouvoirserrer la montagne dans ses bras ! Puis, hachant, fouillant,creusant avec sa hachette, lentement il poursuivit son travail,extrayant l’or. De gros morceaux irréguliers se détachaient, dontil s’emparait et qu’avec exaltation il me tendait à bout de brasafin que je les pusse voir.

Un étrange malaise s’empara de moi. Un je nesais quoi se révoltait en moi.

– Robert, lui dis-je, la tête me tourne àtoujours plonger dans cette crevasse. Je vais m’éloigner ett’attendre.

– Comme tu voudras, me répondit-il,enfouissant dans sa gibecière de cuir une autre énorme pépite.

Je m’éloignai : à quelque distance jetrouvai un endroit qui m’offrait un espace uni où je me pouvaisétendre. Je m’étendis. J’étais pris de vertiges et j’étouffais. Jem’efforçai de réagir, mais sans succès. Un mirage éblouissant mepeignait maintenant la solitude aride du désert sous des couleurssi vives que je l’acceptais comme une réalité ; il mepermettait de voir sans surprise une île magnifique couverte d’uneluxuriante végétation, de superbes châteaux, et baignée des flotsazurés de la mer, là où jusqu’à l’horizon j’avais vu s’étendre lamorne plaine de sable désolée. Un engourdissement accablant,suffoquant, s’empara de moi. D’autres visions m’apparurent. Desdieux se livraient bataille dans le ciel ; je voyaisconfusément leurs armées en venir aux mains et je croyais percevoiraffaibli le bruit des charges. Je crus les voir se rapprocher et lefracas devint plus fort. La terre tremblait sous les pas desbataillons.

Au dessus du tumulte monta un criterrifiant : on eût dit qu’en lui s’étaient concentrées toutesles agonies des troupes forcenées qui tombaient mourantes dans labataille. Il était si effroyable, si perçant, qu’il ébranla toutesles fibres de mon être. Je me levai brusquement pour retomberaussitôt.

Un instant, je crus que des vertiges, unéblouissement expliquait cette impuissance, mais en reprenant pluscomplètement mes sens, je compris qu’un tremblement de terresecouait la montagne.

Tout à cette horrible pensée j’avais oublié lecri qui m’avait tiré de ma torpeur. Je songeai à mon ami. Metraînant sur les genoux et les mains, je gagnai le bord de lacrevasse et là le plus effrayant des événements de cet effroyablemoment se déroula, tragique sous mes yeux.

Sous ces secousses répétées de la terre,Robert n’arrivait plus à se tenir. Tantôt une saillie se dérobaitsous ses pieds, et il se cramponnait alors à la paroi opposée avecles mains. Une fois ou deux, il fit un effort désespéré pourremonter, mais il lui fallait toute sa vigueur et tout sonsang-froid pour se maintenir en sûreté à l’endroit où il setrouvait.

Au dessus de lui, le gouffre s’ouvraitbéant !

C’était son cri qui m’avait réveillé. Jecherchai à l’encourager, et mes paroles semblèrent doubler sesforces. Il n’était pas bien loin de moi, mais, en dépit de nosmutuels efforts, il nous fut impossible de nous agripper les mains.Alors je me disposai à pénétrer à mon tour dans le gouffre, maisavec un cri d’agonie, il me supplia de n’en rien faire.

Le tremblement de la montagne augmentaitd’intensité. Et voilà que le danger se présentait sous une nouvelleet redoutable forme – la largeur de la brèche se modifiait !Tantôt elle rétrécissait, tantôt elle s’élargissait. Robert levales yeux vers moi…

Pour la première fois depuis les jours denotre enfance, je retrouvais sur sa physionomie la douce et bonneexpression d’autrefois. Son sourire était tranquille. Je me cachailes yeux de mes mains et me reculai. Au même instant, sous unepuissante convulsion, la déchirure de la montagne se refermait dela base au sommet, et il n’en restait plus qu’une longue et mincecouture.

Mon cher vieil ami était désormais ensevelisous le roc éternel, dans ce sépulcre d’or élevé par notre mère, laNature, et d’où je m’en revins, piloté par le vaste espritsilencieux du désert, emportant en mon cœur un souvenir que la mortseule lui ravira.

UNE VENGEANCE ORIGINALE

Je reçus un jour une lettre d’un soldat, nomméGratmar, appartenant à la garnison de San Francisco. Je ne leconnaissais que fort peu : notre connaissance était née del’intérêt qu’il avait pris à certains articles que j’avais publiéset qu’il avait une manière à lui d’appeler « des étudespsychologiques ». C’était un beau gars, rêveur, romanesque,fier comme un lis, sensible comme un bluet.

Par quel caprice insensé avait-il été poussé às’engager, je ne l’ai jamais su ; mais ce que je savais enrevanche, c’est qu’il n’était pas là à sa place et j’avais prévuque son grossier entourage devait avec le temps, faire de lui undéserteur ou un meurtrier, ou le conduire au suicide.

La lettre tout d’abord paraissait êtrel’épanchement d’un désespoir farouche, car elle m’informaitqu’avant même que je l’eusse reçue, son auteur serait mort de sapropre main. Mais après avoir lu plus loin j’en comprisl’esprit ; je me rendis compte du projet froidement conçuqu’elle révélait et du terrible but qu’il se proposait. Le pire ducontenu de la missive était l’avis qu’un certain officier (et ildonnait son nom) l’avait poussé à cet acte et qu’il sesuicidait dans la seule intention d’acquérir par là le moyen de sevenger de son ennemi !

J’appris plus tard que l’officier avait reçuune épître semblable.

Le cas était si embarrassant que je m’assispour réfléchir aux singularités de mon correspondant.

Il m’avait toujours paru un peu déséquilibré,et lui eussé-je montré plus de sympathie, il serait sans aucundoute entré plus avant dans les confidences et m’aurait exposécertains problèmes qu’il prétendait avoir résolus concernant la viedans l’au-delà.

Une chose qu’il m’avait dite me revint préciseà la mémoire : « Si seulement je pouvais surmonter cetamour de la vie, purement grossier et animal, qui nous fait touséviter la mort, je me tuerai, car je sais combien je pourrais êtreplus puissant comme esprit que comme homme. »

Son mode de suicide fut saisissant et telqu’on le pouvait attendre d’un si bizarre caractère.

Évidemment plein de mépris pour la flagorneriedes enterrements, il était entré dans une petite casemate situéedans un bastion près de la poudrière militaire et avec de ladynamite s’était fait sauter en un million de fragments, si bienqu’on ne trouva plus de son corps que de minuscules parcelles d’oset de chair.

Je tins secrète ma réception de sa lettre,voulant observer l’officier sans qu’il pût soupçonner mesintentions ; ce serait une admirable expérience du pouvoird’un mort et de son intention réfléchie de hanter un vivant, carc’est ainsi que j’en avais interprété le contenu.

L’officier à punir était un homme d’un certainâge déjà, petit, apoplectique, arrogant et irascible. Il était enquelque sorte assez généralement bienveillant pour leshommes ; mais c’était un esprit grossier et mesquin ;ainsi s’expliquait suffisamment la manière rude dont il avaittraité Gratmar qu’il ne pouvait pas comprendre, et ses efforts pourbriser le caractère de ce jeune fou.

Peu de temps après ce suicide, mon attentivesurveillance se rendit compte de certains changements survenus dansla conduite de l’officier. Sa colère, bien que continuant d’êtresporadique, développa une disposition ayant quelques-unes descaractéristiques de la sénilité, et cependant il était encore enpleine maturité et passait pour vigoureux. Célibataire, il avaittoujours vécu seul ; bientôt il se mit à éviter la solitude lanuit et à la rechercher le jour. Les officiers, ses camarades, leplaisantèrent ; il riait alors d’une façon un peu niaise etforcée, toute différente de sa manière de rire habituelle, et même,en certaines occasions, rougissait tellement que son visagedevenait pourpre. Sa vigilance et sa sévérité militaires serelâchaient parfois étonnamment et à d’autres moments s’exagéraienten une inutile acerbité ; sous ce rapport, sa conduiterappelait assez celle d’un homme ivre qui, se sachant ivre, feraitun effort désespéré pour paraître de sang-froid.

Ces faits, et d’autres encore, indiquant unecertaine tension d’esprit, ou quelque terrible appréhension, oupeut-être quelque chose de pire encore, étaient observés en partiepar moi et en partie par un officier intelligent dont je m’étaisassuré le concours, pour mieux surveiller mon homme.

Pour être plus précis, le malheureux avait étésouvent vu tressaillant brusquement ; d’un air alarmé, ilregardait vivement autour de lui, puis lançait quelqueinintelligible réponse monosyllabique, comme à une imperceptiblequestion que lui aurait posée une personne invisible. Le bruits’était également répandu qu’il était maintenant la proie decauchemars, et qu’au milieu de la nuit on pouvait l’entendre hurlerde la plus lamentable manière, effrayant prodigieusement sesvoisins. Après ces alertes, il se redressait brusquement dans sonlit, le visage, ordinairement vermeil, exsangue, les yeux vitreuxet brillants, la respiration coupée de soupirs convulsifs et lecorps trempé d’une sueur froide.

Dans la garnison, on ne tarda pas às’apercevoir de ces changements, mais ceux (et en général c’étaientdes femmes) qui osaient lui témoigner de la sympathie ou suggérerun tonique, essuyaient de si violentes rebuffades qu’ilsbénissaient le ciel d’échapper vivant au torrent de ses reprocheset de ses récriminations. Le médecin-major de son bataillon, auxmanières très bienveillantes, et le colonel, homme d’allures digneset sérieuses, ne reçurent en échange de leur sollicitude que peu deremerciements. Bien clairement ce vaillant officier qui s’étaitbattu comme un bouledogue dans deux guerres et avait pris part àcent batailles, souffrait extrêmement d’une inexplicablemaladie.

Le nouveau fait extraordinaire qui seproduisit fut sa visite un soir (elle ne fut pas suffisammentcachée pour dépister ma vigilance) chez un médium, –extraordinaire, parce que toujours il avait tourné en ridicule lessoi-disantes communications avec les esprits.

Je le vis comme il sortait de chez lemédium.

Il avait le visage pourpre ; les yeuxterrifiés, lui sortaient de la tête ; sa démarche étaitchancelante. Un agent, témoin de son malaise, s’empressa de luiporter secours, mais l’officier d’une voix rauquedemanda :

– Vite, un fiacre.

Il y tomba, plutôt qu’il ne s’assit et se fitreconduire au bastion, où il logeait, en dehors de la ville.

Je gravis rapidement l’escalier du médium.C’était une femme que je trouvai gisant inanimée sur le plancher.Bientôt, grâce à mes soins, elle revenait à elle, mais son étatconscient m’effraya presque plus que l’autre. Tout d’abord elle meconsidéra avec frayeur et s’écria :

– C’est horrible à vous de le poursuivreainsi !

Je l’assurai que je ne poursuivais qui que cefût.

– Oh ! je croyais que vous étiezl’esp… je veux dire… je… oh ! il se tenait précisément où vousêtes, s’écria-t-elle.

– Je le crois volontiers, dis-je, maisvous voyez bien que je ne suis pas l’esprit du jeune homme.Toutefois, je suis très au courant de l’affaire, madame, et, si jepuis être utile en ces circonstances, je vous serai reconnaissantde m’en informer. Je sais que notre ami est persécuté par un espritqui le visite fréquemment, et je suis certain que, par votreintermédiaire il lui a fait savoir que la fin était proche et quela mort de notre vieil ami doit revêtir une forme terrible. Est-ilquelque chose que je puisse tenter pour empêcher ledrame ?

Un silence horrible suivit : elle meregardait fixement.

– Comment savez-vous tout cela ?murmura-t-elle enfin.

– Peu importe. Quand le drame aura-t-illieu ? Puis-je l’empêcher ?

– Oui, oui, s’écria-t-elle. Il aura lieucette nuit même ! Mais nul pouvoir terrestre ne le pourraempêcher !

Elle s’approcha de moi et me regarda avec uneexpression de la plus profonde terreur.

– Dieu tout-puissant ! Que vais-jedevenir ? Il doit être assassiné, comprenez-vous – assassinéde sang-froid par un esprit, – et il le sait et moi, je lesais ! S’il en a le temps, il le dira à ses camarades de lagarnison et tous croiront que j’y suis pour quelque chose !Oh ! c’est terrible, terrible ! et pourtant je n’ose direun mot à l’avance – aucun d’entre eux ne voudrait croire ce quedisent les esprits et ils s’imagineront que je suis complice dansle meurtre.

L’angoisse de cette femme faisait peine àvoir.

– Soyez certaine qu’il n’en dira rien,lui dis-je ; et si vous retenez votre langue, vous n’aurezrien à craindre du tout.

Je réussis ainsi, en ajoutant en hâte quelquesmots de consolation, à la calmer et je m’empressai de partir.

C’est que j’avais en perspective quelque chosed’intéressant : ce n’est pas souvent qu’il est donné d’êtretémoin d’un meurtre du genre de celui-là ! Je courus chez unloueur, pris un cheval rapide, l’enfourchai et à toute bride medirigeai du côté du bastion. Le fiacre avait de l’avance sur moi,mais ma monture était bonne et ses flancs se ressentaient de monimpatience. Quelques kilomètres d’une poursuite folle m’amenèrenten vue du fiacre au moment où il traversait un sombre ravin près dufortin. Comme je me rapprochais, il me sembla que le fiacreoscillait et qu’une ombre s’en échappait pour s’enfuir à travers lerideau d’arbres bordant la route, le long du ravin. Je ne metrompais certes pas relativement à l’oscillation, car la secousseavait attiré l’attention stupide du cocher. Je le vis tourner latête d’un air alarmé et puis tirer brusquement sur ses guides.

Au même instant je le rejoignis etm’arrêtai.

– Est-ce qu’il y a quelque chose ?demandai-je.

– Je ne sais trop, grommela-t-il,descendant de son siège ; j’ai senti la voiture balancer et jevois que la portière est ouverte. Bien possible que le client sesoit cru assez dégrisé pour faire le reste à pied sans vouloir medéranger ni moi ni sa bourse.

Durant ce temps, j’avais également mis pied àterre ; je frottai une allumette et à sa lueur nous aperçûmes,par la portière ouverte, le « client » ramassé surlui-même au fond de la voiture, la tête renversée, et le mentonmaintenu par la poitrine, adossé qu’il était à l’autre portière, neformant plus qu’une masse grossière et informe. Nousl’appelâmes ; il ne remua ni ne parla. Nous nous hâtâmes alorsde monter dans la voiture et de le placer sur la banquette, mais satête roulait de droite et de gauche complètement inerte. Unenouvelle allumette nous fit voir un visage mortellement pâle et desyeux grands ouverts qui regardaient fixement sans rien voir.

– Vous ferez mieux de conduire le corpsau quartier général, dis-je au cocher.

Au lieu de le suivre, je regagnai la ville demon côté, reconduisis ma bête à l’écurie, et tout droit m’allai memettre au lit. Ceci explique l’information des journaux relative au« mystérieux cavalier » que le magistrat chargé del’enquête ne put jamais retrouver.

Environ un an après je reçus de Stockholm,Suède, la lettre suivante :

« Cher Monsieur, je lis depuis quelquesannées vos remarquables études psychologiques avec le plus vifintérêt, et je me permets de proposer un sujet à votre talent. Jeviens dans une bibliothèque d’ici de trouver un journal daté d’il ya environ un an, qui rend compte de la mort mystérieuse d’unofficier dans un fiacre. »

Puis suivaient les détails, tels que je les aidonnés, et ce même thème de vengeance posthume que j’ai adopté dansl’exposition des faits.

Certaines personnes pourront considérer commetrès remarquable la coïncidence entre l’inspiration de moncorrespondant et ma propre manière de voir, mais il estvraisemblablement bien d’autres faits merveilleux en ce monde etaucun d’eux ne m’étonne plus. Plus extraordinaire encore me sembleson idée que dans l’explosion de dynamite un chien ou un quartierde bœuf pouvait tout aussi bien avoir été mis en pièces qu’un hommeprojetant de se suicider, que l’homme pouvait en somme ne pass’être suicidé du tout, mais pouvait avoir joué la comédie dusuicide afin de rendre plus efficace une persécution physique quedevait terminer un assassinat commis par l’individu vivant, quiaurait lui-même tenu le rôle d’esprit. La lettre suggérait même uneentente préalable avec un médium, et je vois là encore une assezbizarre coïncidence.

Le but avoué de cette lettre était de meproposer le sujet d’une autre de mes « étudespsychologiques » ; mais je trouve que c’est là unequestion d’un caractère trop sérieux pour la traiter avec lalégèreté qui convient à la fiction. Si ces faits et cescoïncidences se trouvent moins embarrassantes pour d’autres quepour moi, ce serait rendre un précieux service à l’humanité que delui signaler telle solution qu’un esprit plus perspicace que lemien aurait su en dégager.

La seule et la dernière révélation que je soisactuellement susceptible de faire, c’est que mon correspondantavait signé sa lettre « Ramtarg » – nom qui sonnebizarrement, mais qui, pour ce que j’en sais, peut être fortrespectable en Suède. Et pourtant il y a dans ce nom quelque chosequi me hante sans cesse, tout comme un de ces rêves étranges quenous savons avoir rêvés et dont il nous est pourtant impossible denous souvenir.

LE FAISEUR DE MONSTRES

I

Un jeune homme d’apparence élégante, mais sousl’évidente influence de sérieux troubles cérébraux, se présentaitun matin à la porte d’un singulier vieillard, connu commechirurgien d’une remarquable habileté.

La maison était une construction en briques,parfaitement démodée, et d’aspect si bizarre et primitif, que sonexistence ne s’expliquait que par l’éloignement du quartier où elleétait située. Elle était vaste, triste et sombre, avec de longscorridors et de grandes pièces lugubres, bien trop vaste pour lepetit ménage – le mari et la femme – qui l’occupait.

Décrire la maison, c’est faire le portrait deson principal locataire. Il savait se montrer aimable au besoin,mais restait néanmoins un mystère vivant.

La femme, elle, chétive, pâle, taciturne,évidemment malheureuse, peut-être témoin de choses répugnantes,exposée aux angoisses et victime de la crainte et de la tyrannie.Mais ce ne sont là, après tout, que des suppositions.

Il pouvait avoir soixante-cinq ans environ, etelle, on lui en eût donné quarante.

Il était maigre, grand et chauve, avait lafigure mince et rasée et des yeux très vifs ; il ne sortaitjamais et paraissait malpropre. L’homme était fort, la femmefaible ; il dominait, elle souffrait.

Bien que chirurgien d’une adresse peu commune,sa clientèle était presque nulle ; il était rare, en effet, devoir ceux qui connaissaient sa grande habileté montrer assez decourage pour se risquer dans la lugubre habitation, et, quand ilss’y décidaient, il leur fallait faire la sourde oreille à toutesles vilaines histoires qui circulaient à son sujet.

Ce n’étaient pour la plupart que desexagérations auxquelles donnaient naissance ses expériences devivisection : il était fanatique de chirurgie.

Le jeune homme qui se présenta le matin dujour dont nous parlons, était un grand et beau garçon, mais d’uncaractère faible évidemment et d’un tempérament maladif, – naturesensitive aussi facilement la proie de l’exaltation que del’abattement.

Un seul regard suffit à convaincre lechirurgien que son visiteur était atteint de troubles cérébrauxsérieux : jamais sur un visage il n’avait vu plus profondémentgravé le masque de la mélancolie, fixe et irrémédiable.

Un étranger n’eût pas soupçonné que la maisonétait habitée. La porte d’entrée, vieille, gauchie et gondolée parle soleil, était fermée à clé, et les minces volets, d’un vertpassé, étaient clos.

Le jeune homme frappa à la porte.

Pas de réponse.

Il frappa de nouveau. En vain.

Il consulta un carré de papier, vérifia lenuméro de la maison, puis avec l’impatience d’un enfant, lança unfurieux coup de pied dans la porte, d’un air qui en laissaitprévoir beaucoup d’autres.

La réponse cette fois ne se fit pasattendre : il entendit un pas furtif dans le vestibule ;une clé rouillée grinça dans la serrure et un visage effilé semontra dans l’entrebâillement de la porte.

– Êtes-vous le docteur ? demanda lejeune homme.

– Oui, oui ! entrez, répondit lemaître de la maison.

Le jeune homme entra.

Derrière lui le vieux chirurgien referma laporte et, avec soin, tourna la clé.

– Par ici, dit-il, se dirigeant vers unescalier branlant.

Le jeune homme le suivit.

Le chirurgien gravit l’escalier, prit à gaucheun étroit corridor où régnait une odeur de moisi, le longea,faisant sonner sous ses pas les lamelles disjointes du parquet et,arrivé au bout, ouvrant à sa droite une porte, il fit signe auvisiteur d’entrer.

Le jeune homme se trouva dans une chambreagréable, meublée très simplement, à l’ancienne mode.

– Asseyez-vous, dit le vieillard et ildisposa le siège de façon à ce que son visiteur fît face à unefenêtre donnant sur une muraille se dressant à six pieds de lamaison. Il ouvrit les volets ; une lumière pâle pénétra dansla pièce. Puis il s’assit près du jeune homme, bien en face, et,d’un œil scrutateur qui avait toute la puissance d’un microscope,il se mit à diagnostiquer son cas.

– Eh bien ? interrogea-t-ilenfin.

Le visiteur, gêné, s’agita sur sa chaise.

– Je… je suis venu vous voir, finit-ilpar balbutier, parce que je suis tourmenté.

– Ah !

– Oui, voyez-vous, j’ai… c’est-à-dire…j’y renonce.

– Ah !

Et il y avait dans cette exclamation unmélange de pitié et de sympathie.

– C’est bien ça. J’y renonce, ajouta levisiteur.

Il tira de sa poche une liasse de billets debanque et, avec le plus grand sang-froid, les compta sur sesgenoux.

– Cinq mille dollars, dit-il avec calme.Ils sont pour vous. C’est tout ce que je possède ; mais jeprésume… j’imagine… non, ce n’est pas le mot juste… jesuppose… oui, c’est bien le mot… je suppose que cinq milledollars… Est-ce bien la somme exacte ? Laissez-moicompter.

De nouveau il compta les billets.

– Ces cinq mille dollars seront deshonoraires suffisants pour ce que je désire de vous.

Les lèvres du chirurgien eurent un plissementde pitié, de dédain peut-être aussi.

– Que désirez-vous de moi ?demanda-t-il d’un air indifférent.

Le jeune homme se leva, regarda autour de luid’un air mystérieux, s’approcha du chirurgien et lui mit la liassesur les genoux. Puis il se pencha et lui chuchota quelques mots àl’oreille.

Ces mots produisirent sur lui l’effet d’unepile électrique.

Le vieillard sursauta brusquement, puis, seredressant d’une pièce, il empoigna son visiteur avec colère, etlui plongea dans les yeux son regard aussi tranchant qu’uncouteau.

Ses yeux flamboyaient, et il ouvrait la bouchepour lancer quelque rude imprécation, quand soudain il secontint.

Toute colère disparut de son visage, quin’exprima plus que de la pitié. Il relâcha son étreinte, ramassales billets épars et, les tendant à son visiteur, ditlentement :

– Je n’ai nul besoin de votre argent.Vous êtes tout bêtement absurde. Vous vous croyez dans la peine. Ehbien, vous ne savez pas ce que c’est que la peine. Votre seulepeine est de ne pas avoir la moindre virilité. Vous êtes simplementfou… je ne dirai pas pusillanime. Vous devriez vous remettre auxmains des autorités et vous faire envoyer, pour y suivre untraitement, dans quelque hospice d’aliénés.

Le jeune homme sentit vivement l’insultevoulue ; dans ses yeux passa une lueur dangereuse.

– Chien que vous êtes, oser m’insulterainsi ! cria-t-il. Il vous sied de prendre de grands airsvertueux indigné, vieil assassin que vous êtes ! Vous nevoulez pas de mon argent, hein ! Quand un homme vient à vousde lui-même et vous le demande, vous vous emportez et repoussez sonargent ; mais qu’un de ses ennemis vienne et vous paye, vousne serez que trop bien disposé. Combien de vilenies semblablesn’avez-vous pas commises dans votre misérable taudis ? Il estheureux que la police ne l’ait pas envahi et n’ait pas apportépelle et pioche pour la circonstance. Savez-vous ce qu’on dit devous ? Croyez-vous donc avoir tenu vos volets assezhermétiquement clos pour qu’aucun son n’ait pu les traverser ?Où cachez-vous vos instruments infernaux ?

Il en était arrivé à un état de violentecolère. Sa voix était rauque, forte et rude. Les yeux, injectés desang, lui sortaient des orbites. Son corps tout entier frémissaitet ses doigts se crispaient. Mais il avait devant lui son maître.Les deux yeux adverses se trouaient en lui leur route.

Le résultat ne fut pas long.

– Asseyez-vous, commanda la voix dure duchirurgien.

C’était l’ordre d’un père à son enfant, d’unmaître à son esclave. La colère du visiteur tomba, et, faible,vaincu, il s’abattit sur sa chaise.

En même temps, une animation insolite éclairala physionomie du vieux chirurgien : aube d’une idéeétrange ; morne rayon échappé à la fournaise de l’abîme sansfond ; lumière dangereuse, qui illumine la route desenthousiastes. Le vieillard un instant resta plongé dans unerêverie profonde, tandis que des éclairs d’avide intelligenceperçaient momentanément le nuage de sombres méditations qui luicouvrait le visage. Puis éclata la large flamme d’une déterminationimpénétrable. Il y avait en elle quelque chose de sinistre, commes’il se fût agi du sacrifice d’une chose jusque-là tenue poursacrée.

Après une lutte, l’intelligence l’emportaitsur la conscience.

Prenant une feuille de papier et un crayon, lechirurgien inscrivit soigneusement les réponses aux questions qued’un ton péremptoire il posa à son visiteur, relatives à son nom,son âge, son lieu de résidence, ses occupations, sa famille,etc.

– Quelqu’un sait-il que vous êtes venufrapper à cette porte ? demanda-t-il.

– Non.

– Vous le jurez ?

– Oui.

– Mais votre absence prolongée feranaître des inquiétudes et entraînera des recherches.

– J’ai prévu cela.

– Comment ?

– En jetant, en venant, une lettre à laposte annonçant mon intention de me noyer.

– On draguera la rivière.

– Et après ? demanda le jeune homme,haussant les épaules avec une insouciante indifférence. De rapidescourants inférieurs existent, n’est-ce pas ? et on ne retrouvepas tout le monde…

Il y eut une pause.

– Êtes-vous prêt ? demandafinalement le chirurgien.

– Parfaitement.

La réponse était faite d’un ton froid etrésolu.

Les manières du chirurgien dénotaienttoutefois un trouble réel. La pâleur qui avait envahi son visage aumoment où il avait pris une décision, devint intense. Untremblement nerveux le secouait. Au-dessus brillait toujours laflamme de l’enthousiasme.

– Avez-vous choisi le moyen ?demanda-t-il.

– Oui ; anesthésie absolue.

– Et l’agent ?

– Le plus sûr et le plus rapide.

– Désirez-vous quelque… quelque sensationsubséquente ?

– Non ; l’annulationseulement ; simplement m’éteindre, comme une bougie au souffledu vent ; un souffle… puis la nuit, sans trace. Le souci devotre propre sécurité vous suggérera la méthode la meilleure. Jem’en remets à vous.

– Aucun souvenir à vos amis ?

– Aucun.

Il y eut une nouvelle pause.

– M’avez-vous dit que vous étiezprêt ? demanda le chirurgien.

– Tout prêt.

– Et parfaitement consentant.

– Désireux est le mot.

– Alors, attendez un instant.

Sur ces mots, le vieux chirurgien se leva etse détira. Puis, avec la furtive circonspection d’un chat, ilouvrit la porte et jeta un coup d’œil dans le corridor, écoutantattentivement. Aucun bruit. Il referma doucement la porte et entourna la clé. Puis il tira les volets et les fixa. Cela fait, ilouvrit une porte conduisant dans une pièce contiguë, qui n’avaitpas de fenêtre et qu’éclairait seule une petite lucarne.

Le jeune homme le suivait attentivement desyeux.

Un grand soulagement se lisait sur ses traitset avait remplacé l’air d’égarement et de désespérance qu’il avaitune demi-heure auparavant. Abattu tout à l’heure, il semblaitmaintenant dans le ravissement.

Cette porte, en s’ouvrant, laissait voir unspectacle curieux.

Au centre de la pièce, juste au-dessous de lalucarne, était une table d’opération, comme celles dont se serventles professeurs d’anatomie. Une vitrine, contre le mur, renfermaitles instruments de chirurgie les plus variés. Dans une autrevitrine étaient suspendus des squelettes de différentes tailles.Sur des rayons étaient rangés des bocaux cachetés, renfermant,conservées dans l’alcool, des monstruosités de toutes sortes. Parmiles objets innombrables épars dans la pièce, se trouvaient encoreun écorché, un chat empaillé, un cœur humain desséché, des moulagesde différentes parties du corps, des schémas et un grandassortiment de drogues et de produits chimiques. Il y avait aussiun grand sofa pouvant se former un lit.

Le chirurgien l’ouvrit et, tirant de côté latable d’opération, mit le sofa ouvert à sa place.

– Entrez, dit-il à son visiteur.

Le jeune homme obéit sans la moindrehésitation.

– Ôtez votre veste.

Ainsi fut fait.

– Couchez-vous sur ce lit.

Un instant après, le jeune homme était étendutout de son long, observant le chirurgien. Celui-ci, sans aucundoute, en proie à une très grande excitation, n’hésitait cependantpas. Ses mouvements étaient sûrs et prompts. Choisissant une fiole,il mesura avec soin une certaine quantité du liquide qu’ellerenfermait.

Pendant qu’il était ainsi occupé, ildemanda :

– N’avez-vous jamais eu de troubles aucœur ?

– Non.

La réponse fut prompte, mais immédiatementsuivie d’un regard ironique à l’adresse de l’interlocuteur.

– Je présume, ajouta-t-il, que votrequestion signifie qu’il pourrait être dangereux de me faireabsorber une certaine drogue. Étant données les circonstancescependant, j’avoue ne pas saisir l’à-propos de votre demande.

Cela déconcerta un moment le vieux chirurgien,mais il se hâta d’expliquer qu’il était soucieux de ne pas luiinfliger une douleur inutile.

Il posa le verre sur la table, s’approcha deson visiteur et soigneusement lui tâta le pouls.

– C’est merveilleux !s’écria-t-il.

– Pourquoi ?

– Il est parfaitement normal.

– Parce que je suis complètement résigné.Il y a même longtemps que je n’ai éprouvé pareil bonheur. Il n’estpoint actif, mais infiniment doux.

– Vous n’avez aucun désir latent de vousdédire ?

– Aucun.

Le chirurgien se dirigea vers la table etrevint avec le breuvage.

– Prenez ceci, dit-il avec bonté.

Le jeune homme se souleva et prit le verre.Pas un de ses muscles ne tressaillit. Il but le liquide jusqu’à ladernière goutte, puis rendit le verre avec un sourire.

– Merci, dit-il ; vous êtes l’hommele plus noble de ce monde. Puissiez-vous toujours prospérer etvivre heureux ! Vous êtes mon bienfaiteur, mon libérateur.Soyez béni, béni ! Vous vous êtes baissé vers moi avec lesdieux pour m’enlever dans la paix glorieuse et le repos. Je vousaime, je vous aime de tout mon cœur !

Ces mots, dits avec conviction, d’une voixbasse et mélodieuse, accompagnés d’un sourire d’une ineffabletendresse, percèrent le cœur du vieillard. Un frémissement répriméle secoua ; une angoisse intense lui tordit le cœur, la sueurruissela sur son front. Le jeune homme continuait de luisourire.

– Ah ! cela me fait du bien !dit-il.

Le chirurgien s’assit sur le bord du sofa et,prenant le poignet de son visiteur, compta les pulsations.

– Combien de temps celaprendra-t-il ? demanda le jeune homme.

– Dix minutes. Deux se sont écouléesdéjà.

Sa voix était rauque.

– Ah ! plus que huit minutes !…Délicieux, délicieux ! je la sens venir… Qu’est-ce que c’étaitque ça ?… Ah ! je comprends… De la musique…Superbe ! Elle vient, elle vient !… Est-ce là de…l’eau ? Elle coule !… Elle ruisselle !Docteur !

– Eh bien ?

– Merci… merci… noble cœur… mon sauveur…mon bien… mon bienfaiteur… Elle coule… coule… elle ruisselle…Docteur !

– Eh bien ?

– Docteur !

– Il est maintenant sourd, marmonna lechirurgien.

– Docteur !

– Et aveugle.

Il n’eut pour toute réponse qu’une vigoureuseétreinte de la main.

– Docteur !

– Et froid.

– Docteur !

Le vieillard observait et attendait.

– Elle coule… coule…

La dernière goutte avait coulé. Il y eut unsoupir, puis plus rien.

Le chirurgien, qui lui tenait la main, lalaissa retomber.

– C’est le premier pas, gémit-il en selevant (Tout son être se dilata.) Le premier pas, – le plusdifficile et pourtant le plus simple. La remise providentielleentre mes mains de ce que, depuis quarante ans, j’ai si ardemmentdésiré. Pas moyen maintenant de reculer ! C’est possible,parce que c’est scientifique ; rationnel, mais dangereux. Sije réussis – si ? Je réussirai. Je veux réussir… Et après laréussite, quoi ? Oui, quoi ? Publier le projet et lesrésultats. La potence. Tant que lui il existera et que moij’existerai, la potence. Ceci fait… Mais comment expliquer saprésence ? Ah, voilà qui est embarrassant ! Ayonsconfiance en l’avenir.

Il tressaillit.

– Je me demande si elle a entendu ou vuquoi que ce soit…

À cette pensée, après un regard jeté sur laforme qui gisait sur la couche, il sortit de la pièce, en ferma laporte à clé, ferma de même la porte de la seconde pièce, suivitdeux ou trois corridors, pénétra dans une partie écartée de lamaison et frappa à une porte.

Dans l’intervalle, il avait reconquis tout sonempire sur lui-même.

– J’avais cru entendre quelqu’un dans lamaison tout à l’heure, dit-il, mais je ne trouve personne.

– Je n’ai rien entendu.

Il éprouva un réel soulagement.

– J’ai cependant entendu frapper à laporte il y a moins d’une heure, reprit-elle, et je vous ai, jecrois, entendu causer. L’avez-vous fait entrer ?

– Non.

La femme regarda les pieds de son mari etparut embarrassée.

– Je suis presque certaine, dit-elle,d’avoir entendu un bruit de pas dans la maison, et cependant jem’aperçois que vous avez vos pantoufles.

– Oh, j’avais mes souliers tout àl’heure.

– Voilà qui explique tout, dit la femmesatisfaite ; ce sont des rats que nous avons entendus.

– Ah ! c’est bien possible, fit lechirurgien.

Il s’en alla.

Il avait refermé la porte. Il la rouvrit pourdire :

– Je voudrais bien ne pas être dérangéaujourd’hui.

Et, tandis qu’il longeait le corridor, il sedisait :

– De ce côté tout va bien !

Il regagna la pièce où gisait le visiteurqu’il examina soigneusement.

– Le splendide spécimen ! fit-il àvoix basse : tous les organes sont sains, toutes les fonctionsparfaites ; le corps est beau ; les muscles sont bienformés, forts et nerveux, susceptibles d’un développementmerveilleux, si l’occasion leur en est donnée… Je ne doute pas quece ne puisse se faire. Déjà j’ai réussi avec un chien, tâche moinsdifficile que celle-ci, car chez l’homme, le cerveau recouvre lecervelet, ce qui n’est pas le cas chez le chien. Voici qui offre unvaste champ aux expériences, avec une occasion unique dans le coursde toute une vie ! Dans le cerveau, l’intelligence et lesaffections ; dans le cervelet, les sens et les forcesmotrices ; dans la moelle allongée, le centre respiratoire.Dans le cervelet et la moelle se trouvent tous les principesessentiels de la simple existence. Le cerveau n’est qu’uneparure ; en fait, la raison et les affections servent presquepurement d’ornement. Je l’ai prouvé déjà. Mon chien, le cerveau unefois enlevé, était idiot, mais dans une certaine mesure conservaitses sens physiques.

Tout en se parlant ainsi il faisait dediligents préparatifs.

Il éloigna la couchette, replaça sa tabled’opération au-dessous de la lucarne, choisit un certain nombred’instruments, prépara certaines drogues, disposa de l’eau, desserviettes et tous les accessoires d’une longue opérationchirurgicale.

Soudain il éclata de rire.

– Pauvre niais ! s’écria-t-il.M’avoir payé cinq mille dollars pour le tuer ! N’avoir pas lecourage de souffler lui-même sa bougie ! Singulières,singulières, bizarres, les lubies qu’ont ces fous ! Tu croyaismourir, pauvre idiot ! Permettez-moi, monsieur, de vousinformer que vous êtes aussi vivant en ce moment que vous l’étieztout à l’heure. Mais pour vous ce sera tout comme ; jamaisvous ne serez plus conscient que vous ne l’êtes en ce moment ;et pour toute fin pratique, en ce qui vous concerne, vous êtesdorénavant mort, quoique vous deviez vivre. Soit dit en passant,que diriez-vous de perdre la tête ? Ha, ha, ha !… maisc’est une plaisanterie macabre !

Il souleva de la couchette le corps inerte etl’étendit sur la table d’opération.

II

Trois ans après environ, la conversationsuivante avait lieu entre le chef de la police et l’un de sesagents :

– Elle pourrait bien être folle,suggérait le chef.

– Je pense qu’elle l’est en effet.

– Et cependant vous ajoutez foi à sesdires !

– Oui.

– Singulier !

– Du tout. J’ai de mon côté apprisquelque chose !

– Quoi ?

– Beaucoup dans un sens, peu dansl’autre. Vous savez les bruits bizarres qui circulent sur son mari.Eh bien, ils sont tous absurdes – probablement à une exceptionprès. C’est, à tout prendre, un vieillard inoffensif, maisoriginal. Il a fait de merveilleuses opérations chirurgicales. Lesgens de son voisinage sont des ignorants ; ils le craignent etvoudraient se débarrasser de lui : de là un tas de racontarsqu’ils colportent de tous côtés et auxquels ils finissent parcroire eux-mêmes. Le seul fait important que j’aie retenu, c’estqu’il est presque follement enthousiaste des questions dechirurgie, et en particulier de chirurgie expérimentale : or,chez un enthousiaste, il n’y a guère place pour le scrupule. C’estlà ce qui me fait croire au dire de cette femme.

– Vous dites qu’elle paraissaitterrorisée ?

– Doublement, et parce qu’elle craignaitque son mari n’apprît sa trahison et parce qu’aussi la découverteen soi l’avait épouvantée.

– Mais ce qu’elle raconte de cettedécouverte est bien vague, dit le chef. Il lui cache tout,soigneusement. Elle en est réduite à de simples hypothèses.

– En partie, oui ; en partie, non.Elle a entendu des sons, bien qu’elle n’ait pu les distinguernettement. L’horreur lui ferma les yeux. Ce qu’elle croit avoir vuest, je l’admets, parfaitement absurde ; mais elle acertainement vu quelque chose de terrifiant. Il y a beaucoup depetits détails intéressants. Il n’a que rarement partagé ses repaspendant ces trois dernières années et presque toujours il emporteses aliments dans ses pièces réservées. Elle prétend, ou bien qu’ilen consomme une énorme quantité, ou bien qu’il les jette, ou bienqu’il nourrit un être quelconque d’un appétit prodigieux. Il luidonne comme explication qu’il garde des animaux pour sesexpériences. Or, c’est faux. De plus, il tient toujours la porte deses chambres soigneusement fermées. Ce n’est pas tout : il afait faire de doubles portes renforcées et fait poser de solidesbarreaux à une fenêtre qui cependant ne donne que sur une trèshaute muraille sans ouverture aucune et qui n’est distante que dequelques pieds.

– Que signifie tout cela ? demandale chef.

– C’est une vraie prison.

– Pour ses animaux, peut-être.

– Certainement pas.

– Pourquoi ?

– Parce que, en premier lieu, des cageseussent infiniment mieux valu ; en second lieu, lesprécautions qu’il a prises ne sont nullement en rapport avec cellesqu’exigerait la présence de quelques animaux ordinaires.

– Mais tout se peut expliqueraisément ; ne pourrait-il avoir en traitement quelque foudangereux ?

– J’y avais songé, mais ce n’est pas nonplus le cas.

– Comment le savez-vous ?

– En raisonnant ainsi : il atoujours refusé de traiter des cas de folie ; il s’en tient àla chirurgie ; les murs ne sont pas matelassés, car la femmeles a entendus résonner sous des coups furieux ; aucune forcehumaine, pour morbide qu’elle fût, n’expliquerait les précautionsprises ; il n’est pas probable qu’il cacherait à sa femme laprésence d’un fou confié à ses soins ; il n’est pas de foususceptible d’absorber tous les aliments qu’il emporte ; unefolie furieuse assez violente pour nécessiter toutes cesprécautions ne saurait se continuer pendant trois ans ; s’il yavait un fou dans l’affaire, il s’en serait suivi certainescommunications avec des gens du dehors, parents de sonmalade ; il n’y en a pas eu ; la femme a écouté à laserrure et n’a jamais entendu de bruits de voix ; et enfinnous avons la description vague que la femme nous a faite de cequ’elle a vu.

– Vous avez détruit toutes lessuppositions possibles, dit le chef profondément intéressé, maisvous n’avez rien suggéré de nouveau.

– Je ne le puis pas,malheureusement ; la vérité pourrait être simple, après tout.Mais le vieux chirurgien est si original que je m’attends cependantà découvrir quelque chose de surprenant.

– Avez-vous des soupçons ?

– Oui.

– Sur quoi ?

– Un crime. La femme le soupçonneégalement.

– Et le dénonce ?

– Certainement ; parce qu’il esttellement terrible que son humanité se révolte ; tellementterrible que tout son être lui crie de livrer le criminel à lajustice ; tellement épouvantable qu’elle vit dans une mortelleterreur ; tellement effrayant, que son esprit en estébranlé.

– Que vous proposez-vous de faire ?demanda le chef.

– Trouver une preuve. Je puis avoirbesoin de monde.

– Vous aurez tous les agents que vousjugerez nécessaires. Mais soyez circonspect. Vous êtes là sur unterrain dangereux. Vous ne seriez qu’un jouet entre les mains decet homme.

Deux jours après, l’agent, de nouveau, seprésentait devant son chef.

– J’ai un document bizarre, dit-il,tirant de sa poche des fragments de papier couvertsd’écriture ; la femme les a volés et me les a apportés. Elle avoulu arracher une poignée de feuillets d’un cahier, mais n’a puprendre qu’une partie de chacun.

Les deux hommes arrangèrent de leur mieux cesfragments, qui avaient été, expliqua l’agent, arrachés par elled’un cahier qui formait le premier volume d’une série de manuscritsque son mari avait précisément rédigés sur le sujet même quicausait sa terreur.

– Vers l’époque où, il y a trois ans, ilentreprit une certaine expérience, continua l’agent, il enleva toutce qui se trouvait dans les deux pièces contiguës qui forment soncabinet de travail et son laboratoire. Dans une des bibliothèquesqui se trouvèrent ainsi déplacées était un tiroir qu’il tenaitfermé, mais qu’il ouvrait de temps à autre. Or, ce qui est assezcommun pour ce genre de meubles, la serrure ne vaut pasgrand-chose, et la femme, en cherchant bien, hier, a fini partrouver dans son trousseau une clé qui s’y adaptait parfaitement.Elle a ouvert le tiroir, tiré de dessous une pile de cahiers ledernier, afin que le larcin échappât plus facilement à unedécouverte, et, voyant qu’on y pouvait trouver un indice, endéchira une poignée de feuillets. Elle avait à peine eu le temps deremettre le cahier à sa place, de refermer le tiroir et dedisparaître que son mari survenait. Il ne la perd presque jamais devue quand elle est dans cette partie-là de la maison.

Les fragments rapportés se lisaient commesuit :

« … les nerfs moteurs. J’avais à peineosé prévoir pareil résultat, bien que, par induction, j’eusseconclu à leur possibilité, mon seul doute reposant sur mon manqued’habileté. Leur action n’a été que légèrement altérée et même ellene l’eût pas été du tout si l’opération avait été faite dèsl’enfance, avant que l’intelligence eût cherché et pris sa placecomme partie essentielle du tout. Je tiens donc pour prouvé que lescellules des nerfs moteurs ont des forces inhérentes suffisantes aurôle de ces nerfs. Il en est à peine de même pour les nerfssensitifs. Ces derniers sont, par le fait, un produit des premiers,dérivés d’eux par hétérogénéité naturelle (quoique non essentielle)et, dans une certaine mesure, ils dépendent de l’évolution et del’expansion d’un résultat parallèle, qui se développe en fonctionmentale. Ces deux derniers résultats, ces dérivés, ne sont que desaffinages du système moteur et non des entités indépendantes ;c’est-à-dire que ce sont les fleurs d’une plante qui se propage dela racine. Le système moteur est le premier… et je ne suis passurpris du développement de cette prodigieuse puissance musculaire.Elle promet de surpasser les rêves de force humaine les plusinsensés. Je l’explique ainsi : les forces assimilatricesavaient atteint leur complet développement. Elles avaient acquisl’habitude d’une certaine somme de travail. Elles distribuaientleurs produits à toutes les parties du système. Mon opération a eupour résultat de réduire d’une moitié la consommation de cesproduits, c’est-à-dire qu’une moitié environ de la demande a étésupprimée. Mais la force de l’habitude nécessitait la distributionde ces produits. Ces produits, c’était la force, la vitalité,l’énergie. Ainsi doublée, cette somme habituelle de force,d’énergie s’est emmagasinée dans le reste… a produit un résultatqui certes m’a stupéfié. La nature, ne subissant plus letiraillement de ces interventions étrangères et étant en mêmetemps, pour ainsi dire, coupée en deux, dans le cas actuel, nes’est pas complètement accommodée à sa nouvelle situation, comme lefait un aimant, qui, quand on le brise au point d’équilibre, renaîtentièrement dans chacun de ses fragments qu’il investit tous deuxde pôles opposés : au contraire, soustraite à des lois quijusque-là l’avaient dominée, et possédant toujours cettemystérieuse propension à se développer en quelque chose de pluspotentiel et de plus complexe, elle a, à l’aveuglette (ayant perdusa lanterne), augmenté sa demande d’aliments destinés à lui assurerce développement, et les a tout aussi aveuglément absorbés quandelle les a reçus. De là cette merveilleuse voracité, cetteinsatiable faim, cette étonnante gloutonnerie ; et de là aussi(puisqu’il n’y a plus rien que la partie physique qui puisserecevoir cet immense approvisionnement d’énergie) cette force quid’heure en heure devient plus herculéenne, presque chaque jour pluseffrayante. Cela devient sérieux… Je l’ai échappé belleaujourd’hui. Je ne sais comment, pendant une de mes absences, il adévissé le bouchon fermant le tube d’alimentation en argent (quedéjà j’ai dénommé « bouche artificielle »), et, au coursd’une de ses curieuses gambades, il a laissé tout le chyles’échapper de son estomac par le tube. Sa faim est alors devenueintense, – je pourrais dire furieuse. J’ai essayé de le prendre etde le maintenir sur une chaise, mais il m’a saisi, m’a pris par lecou et m’aurait instantanément broyé si je n’avais pu glisser de sapuissante étreinte. Il me faut toujours être sur mes gardes. J’aipourvu le bouchon à vis d’un ressort à cliquet, et… habituellementdocile quand il n’a pas faim ; lent et lourd dans sesmouvements, qui sont, naturellement, tous inconscients ; touteexcitation apparente du mouvement est due à des irrégularitéslocales dans l’approvisionnement de sang du cervelet, quej’exposerais, si je ne l’avais enfermé dans un coffret d’argent queje ne puis plus déplacer, et… »

Le chef regarda l’agent d’un airembarrassé.

– Je n’y comprends rien du tout,dit-il.

– Ni moi, avoua l’agent.

– Qu’avez-vous l’intention defaire ?

– Pénétrer dans l’immeuble.

– Voulez-vous quelqu’un ?

– Il me faut trois hommes. Les trois plusvigoureux.

– Mais le chirurgien est un faiblevieillard !

– Soit ; mais il me faut néanmoinstrois hommes vigoureux, et même, dans le cas présent, si j’écoutaisla voix de la prudence, j’en prendrais vingt.

III

À une heure du matin, le lendemain, on eût puentendre gratter avec circonspection au plafond du laboratoire duchirurgien. Quelque temps après, la lucarne était soigneusementsoulevée et déplacée. Un homme regarda par l’ouverture, mais toutétait silencieux.

– Voilà qui est singulier, pensal’agent.

Il se laissa prudemment glisser au moyen d’unecorde jusqu’au sol, et resta là quelques instants, l’oreilletendue, attentif.

Le silence.

Il fit jouer le couvercle d’une lanternesourde et rapidement balaya la chambre d’un jet de lumière. Elleétait vide, à l’exception d’un solide crampon de fer et d’unanneau, vissé dans le plancher au centre de la pièce ; àl’anneau était fixée une lourde chaîne.

L’agent voulut alors examiner la secondechambre : parfaitement vide aussi.

Très embarrassé, il retourna dans la première,et doucement appela ses hommes, leur disant de descendre.

Pendant ce temps il passait de nouveau dans lapièce contiguë pour examiner la porte. Un seul coup d’œil luisuffit. Un système spécial la maintenait close et une cadole àressort, qui se pouvait tirer de l’intérieur, la fermaitsolidement.

– L’oiseau vient de s’envoler, pensal’agent. Singulier hasard ! Si ma supposition est juste. Oui,seul un hasard pouvait amener la découverte de ce verrouparticulier et de son maniement.

Ses hommes l’avaient maintenant rejoint.

Sans bruit il tira le verrou, ouvrit la porteet regarda dans le corridor. Il entendit un bruit particulier. Oneût dit qu’un gigantesque homard jouait des pattes et des pinces ets’avançait dans quelque partie éloignée de la vieille maison. Cebruit était accompagné d’une respiration forte et sifflante,entrecoupée de hoquets convulsifs.

Une autre personne entendit ces bruits :la femme du chirurgien.

Ils se faisaient en effet entendre tout prochede sa chambre, située bien loin de celle de son mari. Son sommeilétait léger, torturée qu’elle était par la peur et harassée pard’épouvantables rêves. La conspiration où elle était entrée pourconsommer la ruine de son mari, lui était une source d’angoisses.Elle ne vivait plus que dans une atmosphère de terreur. À cettehorreur naturelle de la situation s’ajoutaient ces innombrablessources de craintes que se crée et que grossit un espritébranlé.

Réveillée en sursaut de son sommeil fiévreuxpar ce bruit à sa porte, elle sauta de son lit. L’idée de fuir –l’un des instincts les plus puissants – s’empara d’elle, et ellecourut à la porte, sa raison ayant perdu tout contrôle. Elle tirason verrou, ouvrit brusquement sa porte et s’enfuit follement parle corridor, tandis qu’à ses oreilles le sifflement effrayant etles hoquets convulsifs résonnaient avec une intensité mille foisplus grande.

Mais le corridor était plongé dans la pluscomplète obscurité, et elle n’avait pas fait dix pas qu’elle allabuter contre un objet invisible sur le plancher. Elle tomba tout deson long sur une masse large, molle et chaude qui se tordait et setortillait et d’où s’échappaient les bruits qui l’avaientéveillée.

Se rendant immédiatement compte de sasituation, elle poussa un hurlement d’indicible terreur. Le criavait à peine éveillé les échos du corridor vide qu’il étaitaussitôt étouffé : deux bras vigoureux s’étaient refermés surelle et l’avaient broyée.

Son cri eut pour résultat d’indiquer à l’agentet à ses aides la direction à prendre ; il avait en même tempsréveillé le vieux chirurgien, dont la chambre était située entreles agents et le but de leurs recherches. Ce cri d’agonie l’avaittranspercé jusqu’à la moelle.

– C’est enfin arrivé ! bégaya-t-il,terrifié, sautant de son lit.

Saisissant sur la table une lampe dont ilavait, en se couchant, simplement baissé la mèche, et un longcouteau que, depuis trois ans, il gardait toujours à sa portée, ilse précipita dans le corridor.

Les quatre agents s’étaient élancés, maisquand ils le virent surgir, ils s’arrêtèrent silencieux.

Il y eut un instant de calme. Le chirurgienfit une pause pour écouter. Il entendit le sifflement et la marchegauche d’une masse vivante dans la direction de la chambre de safemme. Évidemment cette masse s’avançait vers lui, mais un coude ducorridor empêchait qu’il la vît. Il leva sa lampe, qui révéla lamortelle pâleur de son visage.

– Femme ! appela-t-il.

Point de réponse.

Il avança rapidement, suivi des quatre agents.Il tourna l’angle du corridor et courut si rapidement qu’avantd’être aperçu de nouveau par les agents, il avait sur eux uneavance de vingt pas. Sans s’arrêter, il dépassa une masse énorme,informe, qui s’avançait en s’agitant, en rampant, en se tortillant,et arriva au cadavre de sa femme.

Il jeta un regard épouvanté sur son visage ets’éloigna en chancelant. Puis une fureur soudaine s’empara de lui.Étreignant solidement son couteau et élevant haut sa lampe, ils’élança vers la masse dégingandée qui oscillait dans lecorridor.

C’est alors que les agents, qui s’avançaientavec précaution, virent un peu plus clairement, quoique encoreassez indistinctement, l’objet de la colère du chirurgien et laraison de l’inexprimable angoisse peinte sur ses traits. Le hideuxspectacle les fit s’arrêter.

Ils virent ce qui apparemment était un hommeet cependant n’était évidemment pas un homme ; épais,grossier, difforme ; masse trébuchante, chancelante,grouillante, complètement nue. Ses larges épaules se dressèrent, iln’avait point de tête ; à sa place, une petite boule de métalsurmontait le cou massif.

– Démon ! hurla le chirurgien,levant son couteau.

– Arrêtez ! commanda rudement unevoix.

Le chirurgien brusquement leva les yeux et vitles quatre agents ; un instant, la peur paralysa son bras.

– La police ! murmura-t-il.

Alors, avec un regard de fureur décuplée, illança le couteau qui s’enfonça jusqu’à la garde dans la massegrouillante devant lui.

Le monstre blessé se mit sur ses pieds etbattit follement l’air de ses bras, tandis que des sons terribless’échappaient d’un tube d’argent, par lequel il respirait. Lechirurgien chercha à lui porter un second coup, mais n’en eut pasle temps. Sa fureur aveugle lui avait fait perdre touteprudence : il fut saisi par une étreinte de fer.

Dans la lutte, la lampe alla rouler à quelquespas des agents ; en touchant le sol, elle se brisa.Simultanément l’huile prit feu et le corridor s’emplit deflammes.

Les agents ne pouvaient approcher.

Devant eux se dressait un rideau de feu et,derrière, en toute sécurité les deux formes luttaient, étroitementenlacées. Ils entendirent des cris, des hoquets ; ils virentluire la lame d’un couteau.

Le bois de la maison était vieux et sec. Ils’embrasa vite et les flammes se propagèrent avec uneinvraisemblable rapidité. Les quatre agents battirent en retraiteet eurent toutes les peines du monde à s’échapper.

Une heure après, plus rien ne restait de lamystérieuse habitation et de ses locataires, sauf un amas de ruinesnoircies.

L’HONNEUR POUR ENJEU

I

Quatre de ces cinq hommes assis autour de latable de jeu, dans le carré de la « Joliesorcière », considéraient le cinquième d’un durregard d’implacable mépris. L’autre ne put soutenir ce regardterrible. Il baissa la tête et ses yeux se posèrent sur les cartesque ses doigts maniaient machinalement, tandis qu’il attendait,froid et indifférent, que fût prononcée la sentence.

Le plus impérieux des quatre le désigna d’undoigt dédaigneux, puis s’adressa aux autres de la sorte :

– Messieurs, aucun d’entre nous n’aoublié les clauses du traité qui nous lie. Il a été convenu, audébut de cette expédition, que seuls des hommes d’une intégritéabsolue se verraient autorisés à participer aux dangers prévus etaux récompenses possibles. Pour trouver et entrer en possession dumagnifique trésor que nous cherchons avec la pleine certitude de ledécouvrir, il nous faut courir le risque de rencontres avec lessauvages soldats et marins du Mexique et accepter toutes les autresdangereuses aventures que nous connaissons. Quand j’ai affrété cenavire et pris la direction de cette expédition, j’ai apporté auchoix de mes associés le soin le plus minutieux. Nous avons été etnous sommes encore égaux, et le fait d’avoir équipé cetteexpédition, tout en m’en donnant la direction, ne m’accorde aucunavantage dans le partage du trésor. Comme chef cependant, c’est moiqui commande et j’ai employé, sans que vous le puissiez soupçonner,bien des moyens afin de m’assurer de votre courage à tous. Si jen’avais à l’heure actuelle épuisé toutes les ressources possiblespour atteindre mon but, et si je ne vous avais pas trouvé tous,hormis un seul, dignes d’une absolue confiance, je ne vousrévélerais pas aujourd’hui le plan que j’ai suivi.

Les trois autres qui avaient continué deregarder fixement le camarade qui se tenait devant eux la têtebasse, reportèrent maintenant leurs regards sur leur chef avecsurprise et intérêt.

– L’ultime moyen d’éprouver le caractèrede tout individu, poursuivit le chef avec calme, c’est la table dejeu. Tout ce qu’il peut y avoir en lui de faiblesse, que ce soitavarice sordide, lâcheté ou duperie, se révélera là inévitablement.Et fussé-je administrateur de banque, général en chef d’une armée,ou directeur de toute autre grande entreprise, je m’imposerai demettre à l’épreuve le caractère de mes subordonnés dans une sériede parties de cartes, dont les enjeux seraient de préférence del’argent. C’est la seule épreuve certaine d’un caractère qu’ait étésusceptible d’imaginer la sagesse des siècles.

Il se tut, puis tourna dédaigneusement lesyeux vers le malheureux, qui maintenant avait retrouvé assez decourage pour relever la tête, et employait ses yeux et ses oreillesà comprendre l’étrange philosophie de son juge. Une expression dontles éléments étaient faits de terreur et de consternation, ravinaitcurieusement son visage blême, comme s’il s’était trouvécomparaître devant un tribunal d’une impénétrable sagesse et d’uneinexorable justice.

Pourtant, dès que son regard rencontra celuide son juge, il baissa les yeux, et sa lèvre inférieuretrembla.

– Nous sommes tous tombés d’accord,continua gravement le chef, que quiconque parmi nous serait trouvécoupable d’avoir, si peu que ce fût, trompé ou trahi les autres,aurait à subir le châtiment que nous avons tous prêté le sermentd’exiger. L’une des clauses de cet accord, et nous nous lerappelons tous fort bien, veut que le coupable exige lui-mêmel’exécution de la peine prévue ; ce n’est qu’au cas où il s’yrefuserait…, mais je pense qu’il est inutile de mentionnerl’alternative.

Il y eut un silence.

Le coupable était assis, immobile, respirant àpeine ; une à une ; les cartes lui glissèrent des doigtset tombèrent sur le plancher.

– M. Rossiter, dit le chef s’adressant àl’infortuné d’un ton si dur et si glacial qu’il devait lui congelerla moelle dans les os, avez-vous quelque avis à émettre ?

Il y eut chez le condamné ce pitoyable effortpour redevenir maître de soi que fréquemment révèle l’échafaud.S’il avait eu une lueur momentanée d’espoir due à quelque passagèrerésolution de plaider sa cause, elle s’éteignit devant les regardsdurs et implacables qui le considéraient tout autour de la table.Certes, une lutte terrible, révélée par une fugitive rougeur quiempourpra ses traits, avait tordu un instant son âme, mais ellecessa vite, et l’acceptation de son sort se put lire sur sonvisage.

Il leva alors la tête, et ferme et résoluregarda le chef en face. Sa poitrine en même temps se développaitet ses épaules fièrement se redressaient.

– Capitaine, dit-il, et le son de sa voixétait clair, quoique je puisse être, je ne suis pas un lâche. J’aitriché. Ce faisant, j’ai trahi votre confiance. J’ai présent à lamémoire toutes les clauses de notre traité. Voulez-vous avoirl’obligeance de mander le maître d’équipage ?

Sans qu’un muscle de son visage tressaillît,le chef se rendit à cette demande.

– M. Rossiter, dit-il au maîtred’équipage, a une requête à vous adresser, et, quelle qu’elle soit,je vous autorise à y accéder.

– Je désire, demanda M. Rossiter aumaître d’équipage, que vous mettiez une embarcation à la mer et quevous m’y descendiez. L’embarcation ne devra être munie que d’unseul aviron, sans rien de plus.

– Mais, s’écria le maître d’équipagestupéfait, et regardant tour à tour et d’un air consterné chacundes témoins de la scène, cet homme est fou ! Nous sommes àcinq cents milles de toute terre, et sans eau, sans nourriture, unhomme ne saurait vivre plus de quatre jours. La mer enfin fourmillede requins. Mais, c’est un suicide !

Le regard du chef se rembrunit, mais avantqu’il pût parler, M. Rossiter très calme avait dit :

– Ça, monsieur, c’est mon affaire !et sa voix sonna fière.

II

L’homme dans le canot, tête nue et le corpspresque nu sous le soleil brûlant, adressait de la sorte quelqueobjet qu’il voyait proche de lui dans les flots :

– Voyons. Oui, je crois bien que voilàquatre jours environ que nous voyageons de compagnie, mais je n’ensuis pas tout à fait sûr. Vois-tu, sans toi, je serais mortd’isolement… Dis-moi, n’as-tu pas faim aussi ? J’avais faim ily a quelques jours, mais maintenant je n’ai plus que soif. Là, tuas l’avantage sur moi, car tu n’as jamais soif. Pour ce qui estd’avoir faim… ah, ah, ah ! Qui entendit jamais parler d’unrequin qui ne fût pas affamé ? Oh, je sais fort bien ce que tupenses, mon camarade, mais nous avons le temps encore. Cela me faitpeine de troubler nos agréables relations actuelles. C’est-à-dire,– tiens, je vais faire de l’esprit – je préfère nos relationsextérieures à une intimité intérieure trop grande. Ah, ah,ah ! Je savais que cela te ferait rire, rusé coquin !Quel vieux requin sournois et patient tu fais ! Sais-tu bienque si tu n’étais pas flanqué de ces nageoires gauches, que si tun’avais pas là quelque part sous la partie inférieure du corpscette bouche effroyablement laide et un aussi grotesque écart entreles yeux, et que tu t’en allasses sur terre essayer de rivaliserd’intelligence avec les diverses et amusantes espèces de requinsqui y abondent, ta patience à poursuivre un avantage manifeste teferait millionnaire au bout d’un an ! Pareille idée peut-ellepénétrer ton crâne épais, l’ami ?

» Là, là, là ! Ne te retourne pascomme ça et ne fais pas le nigaud en ouvrant ta jolie bouche et enéblouissant ce soleil de midi de l’éclat de ton ventre blanc. Je nesuis pas encore prêt. Dieu, que j’ai soif ! Dis-moi, as-tujamais ressenti ça ? As-tu jamais vu d’aveuglantes lueurs tedéchirer le cerveau et noircir le soleil ?

» Tu n’as pas encore répondu à maquestion. C’est une question hypothétique – hypothétique, oui.C’est bien ce que je voulais dire. Une question hypo –hypothétique. Une question, oui, c’est bien cela.

» Or, suppose que tu aies été un jeune etbeau requin à la tête folle, que tu aies rendu ta mère inquiète etmalheureuse, que tu te sois adonné au jeu et que tu aies en sommemal tourné. Les requins, ça peut-il mal tourner ? Voilà quiest embarrassant. Oh, quel vieux requin stupidement, subtilementamusant, tu fais ! Tu es terriblement prudent. Ne montrejamais ton jeu, à moins d’être forcé d’abattre. Quel vieux coquinrenfrogné tu fais !

» Que tu aies mal tourné, en somme, etque te raidissant tu aies quitté la maison paternelle, résolu àfaire de toi un homme. Vois-tu un requin faire de lui unhomme ! Et puis – tout doux ! Ne t’anime pas. Je n’aifait que trébucher sans tomber tout à fait par-dessus le bord. Quemes gesticulations ne t’excitent pas et ferme la bouche,l’ami ! Tu n’es pas joli quand tu souris de la sorte. Jedisais donc, oh !…

» Où en étais-je, mon vieux ! C’estheureux pour moi que tu ne saches pas grimper dans un canot, quandun homme est en pareil état. As-tu jamais été en un état pareil,mon camarade ? Tiens, comme ceci : Pouf ! et unegrosse flamme rouge dans la tête. Mais, n’importe, après un temps,ça s’éteint et la plus bizarre et la plus biscornue des tarières teperce le crâne, tandis que des millions de têtards de feu partenten l’air dans toutes les directions. Ne sois jamais dans cetétat-là, l’ami, si tu peux l’éviter. Mais voilà, jamais tu n’assoif. Voyons. Le soleil était par là, quand la flamme rouge m’aébloui, et le voici maintenant par ici. C’est un écart d’environtrente degrés. Il y a donc deux heures de cela.

» Nous disions donc que tu avais des amisdésireux de te rendre service, voulant te tirer d’affaire et fairede toi un homme. Ils s’étaient assurés de la situation exacte d’unmerveilleux trésor enseveli dans une île du Pacifique. Parfait. Ilste savaient doué de quelques-unes des qualités requises pour uneexpédition de ce genre, – te connaissaient pour un risque-tout,comme n’ayant peur de rien – et autres qualités de même acabit. Tucomprends, l’ami ? Eh bien, les voilà qui tous prêtent desserments longs comme le bras – longs comme ton – oh, bon !vois-tu un requin avec un bras ! Ah, ah, ah ! longs commele bras ! Pardonne à ma gaieté, mon vieux, mais j’ai besoin derire. Ah ! Ah ! Ah !

» Alors, vous jurez tous – toi et lesautres requins. Ni mensonge, ni tromperie, ni escroquerie. Lepremier requin qui faute doit mander le maître d’équipage et s’enaller à la dérive dans une embarcation, avec un aviron pour toutpotage. Et ça, l’ami, après avoir engagé ta parole d’honneur sur latête de ta mère, sur ton Dieu, sur toi et tes amis, d’être unrequin probe et loyal. Ce n’est pas le soleil ardent qui te brûleet te couvre d’ampoules, qui transforme la moelle de tes os en unecoulée de métal et ton sang en une lave sifflante, – ce n’est pasle soleil ardent qui fait mal ; ni la faim qui ronge etdéchire tes intestins, ni la soif qui change ton gosier en unentonnoir d’acier en fusion, ni les rouges flammes aveuglantes dansla tête, ni de rester couché comme mort seul au fond d’un canot,tandis que le soleil saute de trente degrés dans l’espace, ni lemillion de têtards embrasés jaillissant dans les airs. Non, toutcela ne fait pas autant de mal que quelque chose d’infiniment plusprofond et plus cruel – c’est la parole d’honneur sur la tête de tamère, sur ton Dieu, sur toi et tes amis, à laquelle tu as manqué.C’est ça qui fait mal, l’ami !

» C’est un peu tard, mon vieux, pourrecommencer sa vie, quand on est à l’article de la mort, et pourprendre de bonnes résolutions quand il n’est plus possible d’êtremauvais. Mais, c’est notre affaire, la tienne et la mienne. Et àcette heure nous ne discutons pas notre choix de l’utilité de ladroiture. Je n’aime pas cette raillerie de tes yeux. Je n’ai qu’unaviron et je te le briserais volontiers sur la tête si tuapprochais seulement d’un mètre…

» Ah, tu as cru que j’allais faire laculbute n’est-ce pas ? Vois, j’ai le pied solide quand jeveux. Mais je n’aime pas cette raillerie de tes yeux. Tu ne croispas au repentir des mourants, hein ? Tu n’es qu’un misérable,tu n’es qu’un vil et bas réprouvé. Tu railles les affirmations d’unhomme qui peut et veut être honnête enfin et se présenter devantson Créateur en toute humilité, mais cependant en homme. Allons,l’ami, nous allons voir qui de nous deux sera le plus honnête. Joueton courage contre le mien et risque ta vie en même temps que toncourage. Nous allons voir le plus honnête de nous deux, car je vousle dis, M. le requin, nous allons jouer, et notre enjeu sera notrevie avec notre honneur.

» Approche un peu et surveille la donne.Non ? Tu as peur de l’aviron, lâche sournois ! Tu seraisun honorable requin enfin, si cet aviron te fendait le crâne. Tuvois cette carte de visite, rusé coquin ? Regarde-la bien,tandis que je la tiens en l’air. Il y a d’un côté des caractèresd’imprimerie ; c’est mon nom, ce sera face et mon côté. Leverso est blanc ; ce sera pile et le tien. Or, je vais jetercette carte dans les flots. Si elle tombe face, je gagne ; sielle tombe pile, tu gagnes. Si je gagne, je te mange ; si tugagnes, tu me manges. Est-ce convenu ?

» Écoute encore. Je puis, tu vois, jeterune carte de manière à la faire tomber de tel ou tel côté à monchoix. Ce ne serait pas juste. Car, cette dernière partie de ma viese doit jouer honnêtement. J’en corne donc un coin de ce côté-ci,et un autre par là. Quand on jette une carte ainsi cornée, il n’estpas de requin au monde, qu’il ait des bras ou des nageoires, quipuisse dire de quel côté elle tombera. C’est donc là un petit jeudes plus honnêtes, mon vieux, et il va résoudre le petit malentenduqui, depuis quatre jours existe entre nous, en supprimant certainécart – un écart de dix ou quinze pieds.

» Tu as bien compris. Si je gagne, tudois venir le long de l’embarcation et je te tue et je te mange.Cela pourra me soutenir jusqu’à ce qu’on me rencontre. Si tu megagnes, hop ! je saute et tu me manges. En es-tu ? Ehbien, allons-y, question de vie ou de mort… Ah, tu as gagné !Et nous avions notre honneur pour enjeu !

III

Un vapeur, crachant des torrents de fuméenoire, approchait rapidement du canot en dérive, car la vigiel’avait signalé, et le vapeur se dirigeait vers lui, afin de portersecours.

Le capitaine, debout sur le pont, voyait àl’aide de sa lunette un homme étrange et mi-nu gesticulant de façonextraordinaire, trébuchant et en danger de tomber à tout instantpar-dessus bord. Quand le navire se fut suffisamment approché, lecapitaine vit l’homme lancer une carte dans les flots, puis setenir dans une posture rigide et de mauvais augure, sur le sens delaquelle on ne se pouvait méprendre. Il fit retentir la sirène.L’individu en dérive tressaillit violemment et, se détournant,aperçut approchant à toute vapeur, le navire où l’on hâtait la miseà l’eau d’une embarcation.

Le malheureux toujours immobile avaitmaintenant les yeux rivés sur l’étrange apparition qui lui semblaitavoir brusquement surgi de l’océan.

L’embarcation toucha l’eau et avançarapidement.

– Nagez vigoureusement, les gars, carl’homme est fou et se dispose à sauter par-dessus bord. Un énormerequin le guette. Qu’il tombe à l’eau, il est perdu.

Les matelots se courbèrent sur leurs avirons,et poussèrent des appels, afin d’avertir le malheureux de laprésence du requin.

– Patientez un instant, lui crièrent-ils,on va vous prendre à bord !

L’intention des matelots parut enfin luire àl’esprit de l’infortuné. Il se raidit tant bien que mal pourprendre une attitude d’un misérable semblant de dignité, et d’unevoix rauque répondit :

– Non, j’ai joué ; j’ai perdu. Unhonnête homme paie une dette d’honneur.

Et une lueur dans les yeux telle qu’en ontceux dont la vision a percé le plus prodigieux de tous lesmystères, il s’élança dans les flots.

UN IRRÉDUCTIBLE ENNEMI

J’avais été de Calcutta appelé au cœur del’Inde afin de tenter une difficile opération chirurgicale surl’une des femmes du sérail d’un rajah. Ce rajah était un hommed’une grande noblesse de caractère, mais possédé, comme je m’enaperçus par la suite, d’un instinct de cruauté purement orientalecontrastant avec l’indolence de sa nature. Il fut tellementenchanté de la réussite de ma mission qu’il me pressa vivement derester son hôte au palais tant que cela me ferait plaisir, etj’acceptai son invitation de grand cœur.

Un de ses serviteurs attira vite mon attentionpar une faculté de rancune surprenante. Il se nommait Néranya etdevait, j’en suis certain, avoir dans les veines une forteproportion de sang malais, car, au contraire des Hindous (dont ilne différait pas moins par le teint), il était excessivement vif,diligent, irritable et susceptible. Son attachement pour son maîtrerachetait ces défauts. Un jour, emporté par la violence de soncaractère, il commit un crime : d’un coup de poignard il tuaitun nain.

Il fallait un châtiment.

Le rajah condamna Néranya à avoir le brasdroit – le bras criminel – coupé. La sentence fut maladroitementexécutée par une brute armée d’une hache et, comme chirurgien, jefus contraint, pour sauver la vie de Néranya, de faire l’amputationdu moignon au ras du corps, sans laisser subsister aucune trace dumembre.

Ceci n’eut d’autre résultat que de développerson infernale méchanceté.

Son amour pour le rajah se changea en haine,et dans sa folle colère il dépouilla toute prudence. Un jourexaspéré du mépris que lui témoignait son maître, il s’élança surle rajah un couteau à la main, mais fut heureusement empoigné etdésarmé. À son indicible consternation, le rajah pour cette offensele condamna à subir l’amputation du bras qui lui restait. Lasentence fut exécutée de même façon que la première fois. Ceci mitmomentanément un frein à l’humeur perverse de Néranya ou, du moins,modifia les manifestations extérieures de son espritdiabolique.

Privé de bras, il se trouva d’abord tout à lamerci de ceux qui pourvoyaient à ses besoins, service dont je mepromis de surveiller le strict accomplissement, car je n’étais passans ressentir quelque intérêt pour ce caractère étrangementdénaturé. Le sentiment de son impuissance, uni à l’atroce projet devengeance que secrètement il nourrissait, amena Néranya à changerde conduite ; de farouche, furieux et violent qu’il était, ilse fit doux, tranquille, insinuant et joua son personnage avec tantd’astuce qu’il parvint à tromper tous ceux avec qui il était encontact, y compris le rajah lui-même.

Néranya, étant excessivement intelligent, vifet adroit, doué aussi d’une indomptable volonté, mit toute sonattention à cultiver et à développer la dextérité de ses jambes, deses pieds et de ses orteils et réussit au point de faire, au boutde peu de temps, accomplir à ses membres inférieurs les tours deforce les plus surprenants.

De cette manière sa puissance de méchancetédestructive lui fut dans une grande mesure rendue.

Un matin, le fils unique du rajah, jeune hommefort aimable et de nobles dispositions, fut trouvé mort dans sonlit. Le meurtre avait été consommé avec la plus grande cruauté. Lecorps était odieusement mutilé ; mais, pour moi, l’enlèvementet la disparition des bras du jeune prince formaient la plussignificative des mutilations.

La mort de ce jeune homme mit le rajah à deuxdoigts de la tombe, et, avant de commencer une enquête approfondiesur ce meurtre, il me fallut attendre que mes soins l’eussentramené à la santé.

Je ne voulus rien dire de mes découvertes nide mes déductions avant que le rajah et ses officiers eussentéchoué dans les leurs, ni avant d’avoir mené mon travail à bonnefin. Ceci fait, je lui soumis un rapport écrit contenant uneanalyse attentive de tous les faits et où je concluais en accusantNéranya du crime. Le rajah, convaincu par mes preuves et mesarguments, condamna aussitôt Néranya à la peine de mort. La mortlui devait être donnée lentement, au milieu des plus épouvantablestortures.

La sentence était d’une cruauté si révoltantequ’elle me remplit d’horreur : j’intercédai, demandant que lemisérable fût fusillé. Finalement, et par reconnaissance pour moi,le rajah se laissa fléchir.

Quand on l’accusa du crime, Néranyanaturellement tenta de nier, mais voyant que le rajah avait saconviction faite, il renonça bien vite à se défendre et ce fut endansant, en riant, en hurlant de la plus horrible manière qu’ilavoua son crime, s’en glorifiant, et lançant insulte sur insulte aurajah, – et cela tout en sachant fort bien qu’une mort effroyablel’attendait.

Ce même soir, le rajah réfléchit longuement etle lendemain matin m’informait de sa décision. Il laissait àNéranya la vie, mais il aurait les deux jambes brisées à coups demarteau pour être ensuite amputées au ras du tronc ! Commecorollaire de la terrible sentence, il avait décidé quel’infortuné, ainsi mutilé, serait torturé à intervalles régulierspar tels moyens à trouver par la suite.

Le cœur tout angoissé par l’horrible tâche quim’incombait, je m’acquittai néanmoins avec succès de l’opération.Toutefois j’aime mieux ne pas m’étendre davantage sur cette partiedu drame.

Néranya revint de très-loin et fut long àrecouvrer son habituelle vitalité.

Pendant les semaines que dura sonrétablissement, le rajah jamais ne le vit et jamais ne s’informa delui, mais lorsque, ainsi que le commandait le devoir, j’eusprésenté un rapport officiel déclarant que l’homme avait retrouvéses forces, les yeux du rajah brillèrent et il sortit avec uneimplacable activité de l’état de torpeur où il était plongé depuissi longtemps.

Le palais du rajah était un magnifiqueédifice. Il me suffira ici d’en décrire la salle principale.C’était une salle immense, pavée d’une riche mosaïque quesurmontait un plafond en forme de voûte ; la lumière du journ’y pénétrait que tamisée par les vitraux de la voûte et des hautesfenêtres percées d’un seul côté. Au milieu de la salle, d’une jolieet riche fontaine jaillissait une longue et grêle colonne d’eau,avec d’autres jets retombant en gerbes à l’entour. À l’une desextrémités, à mi-hauteur était une galerie, communiquant avec undes étages supérieurs de cette aile du palais, et à laquelleconduisait un escalier de pierre. Cette salle au temps des grandeschaleurs était délicieusement fraîche ; c’était le séjourfavori du rajah et, quand les nuits étaient accablantes, il yfaisait dresser sa couche et dormait là.

Cette salle fut choisie comme prisonpermanente de Néranya.

C’est là qu’il lui faudrait rester tant qu’ilvivrait, sans espérance de jamais plus entrevoir le monde extérieuret les splendeurs du ciel.

Pour un être aussi irritable, aussi haineuxque lui, pareille réclusion était pire que la mort.

Sur l’ordre du rajah, on lui construisit unepetite cage aux barreaux de fer, circulaire, d’un diamètred’environ quatre pieds que l’on disposa entre la galerie et lafontaine, sur quatre minces piliers à dix pieds du sol.

Telle fut la prison du Néranya.

La cage, haute de quatre pieds environ, étaitouverte au sommet afin de faciliter la tâche des domestiqueschargés de lui prodiguer à ses besoins.

C’était d’ailleurs à mon instigation que, pourassurer sa réclusion, avaient été prises toutes cesprécautions.

Bien qu’il fût maintenant privé des quatremembres, je craignais en effet toujours que cet homme ne trouvâtquelque moyen extraordinaire, inouï, de nuire. Aussi avait-on, enoutre décidé que les gens chargés de son entretien necommuniqueraient jamais avec sa cage qu’au moyen d’une échellemobile.

Ces dispositions arrêtées, Néranya avait étéplacé dans la cage et le rajah se rendit sur la galerie pour levoir.

C’était la première fois depuis la dernièreamputation.

Néranya gisait haletant et sans force sur lesol de sa prison, mais son oreille fine n’eut pas plutôt perçu lebruit familier du pas du rajah, qu’il réussit en se tortillant àappuyer le derrière de sa tête contre le grillage et à la dresserau-dessus de sa poitrine, ce qui lui permettait de voir à traversles barreaux. Les deux mortels ennemis se trouvèrent ainsi face àface. Le visage dur du rajah pâlit à la vue de l’être hideux etinforme qui frappa ses regards ; mais il se remit vite et sesyeux eurent tôt retrouvé leur dureté cruelle et sinistre. Lescheveux noirs et la barbe de Néranya avaient allongé et ajoutaientà la férocité naturelle de son aspect. Ses yeux en se regardant lerajah étincelèrent d’un éclat terrible ; ses lèvress’écartèrent et il fit effort pour respirer ; sa figure étaitblême de rage et de désespoir ; les narines minces et dilatéesfrissonnèrent.

Le rajah se croisa les bras et du haut de lagalerie considéra l’effroyable débris, son œuvre ! Oh !L’émouvant tableau ! Quel témoignage vivantd’inhumanité ! Quel sombre drame et profondément tristec’était là, et qui pouvait plonger dans le cœur farouche etdésespéré du prisonnier et ne pas voir et ne pas comprendre leseffrayants sentiments qui l’agitaient, colère houleuse etsuffocante, férocité sans frein, mais impuissante, soif forcenée devengeance plus profonde que l’enfer ?

Néranya le regardait.

Son corps informe haletait, ses yeux lançaientdes flammes. Puis d’une voix forte et claire, qui éclata sonoredans cette grande salle, avec une volubilité soudaine il lança aurajah les défis les plus insultants, les malédictions les plusfolles. Il maudit les flancs qui l’avaient conçu, les aliments quile nourrissaient, la fortune qui l’avait porté au pouvoir ; ille maudit au nom de Bouddha et des sages ; le maudit par lesoleil, la lune et les étoiles ; par les continents, lesmontagnes, les océans et les rivières ; par tout ce quivivait ; maudit sa tête, son cœur, ses entrailles ; lemaudit en un ouragan de paroles qu’on ne saurait répéter, entassantd’inimaginables outrages, l’appelant coquin, brute, sot, menteur,infâme et lâche.

Le rajah l’écouta avec calme, sans qu’un seulde ses muscles bougeât, sans la moindre altération du visage, etquand l’infortuné à bout de forces fut retombé épuisé et muet aufond de la cage, le rajah, avec un sourire lugubre et glacial, fitdemi-tour et se retira.

Les jours passèrent.

Le rajah, indifférent aux malédictions quesouvent lui lançait Néranya, s’attardait même plus volontiersqu’auparavant dans cette salle et y dormait plus fréquemment lanuit. Finalement Néranya, se lassant de le défier et de le maudire,garda un morne silence.

C’était un sujet d’étude pour moi que cemalheureux, et je suivais toutes les changements de son humeurmobile. Généralement, il était plongé dans un état de sombredésespérance, qu’il s’efforçait courageusement de dissimuler. Lafaveur du suicide même lui était refusée, car, lorsque à force detorsions il arrivait à se dresser, la cage s’élevait encore d’unbon pied au-dessus de sa tête, si bien qu’il ne pouvait se hisserpar-dessus pour s’aller briser le crâne sur les dalles. Il avaitvoulu se laisser mourir de faim, mais on lui fit de vive forcedescendre les aliments dans le gosier ; il y renonça. Parfoisses yeux étincelaient et sa respiration se faisait saccadée, cardes pensées de vengeance le travaillaient ; puis soudain ilredevenait plus calme, moins intraitable, se faisait doux même etrépondait, quand je lui adressais la parole.

Quelles que fussent les tortures imaginées parle rajah, il n’y avait pas encore eu recours ; et quoiqueNéranya n’ignorât pas qu’elles fussent à l’état de projet, jamaisil n’y faisait allusion ni ne se plaignait de son sort.

La dernière phase de l’émouvante situationarriva un soir.

Aujourd’hui encore, même après ce lapsd’années, je ne puis en commencer le récit sans unfrémissement.

La nuit était brûlante et le rajah, étendu surune haute couche placée en dessous du rebord de la galerie dans cevaste hall, s’était assoupi. Quant à moi, incapable de dormir dansmon appartement, soulevant les lourdes portières qui en masquaientl’entrée à l’extrémité opposée, je m’étais glissé dans cette salle.En entrant, j’entendis, en dépit du discret clapotis de la fontaineun léger bruit particulier. La cage de Néranya m’était en partiecachée par le jet d’eau, mais je soupçonnai aussitôt que ce bruitinaccoutumé provenait de là. Me glissant de côté et me dissimulantparmi les sombres tentures de la muraille, je pus apercevoircependant Néranya à la faible lueur d’une lampe n’éclairantqu’imparfaitement la salle.

Ma supposition était exacte, Néranya étaittranquillement à l’œuvre.

Curieux d’en voir davantage et sachant queseul l’esprit du mal pouvait inspirer ses moindres actes, jem’étendis sur le sol pour mieux le guetter.

À ma grande surprise, Néranya déchirait avecses dents le sac qui lui servait de vêtement. Il le faisaitprudemment, lançant fréquemment un regard furtif du côté du rajahqui, profondément endormi sur son lit de repos, respiraitbruyamment. Après avoir avec ses dents déchiré un commencement debande, Néranya, avec ses dents encore, le noua à l’un des barreauxdont ensuite il s’écarta en se tortillant comme l’eut fait unechenille en marche et réussit ainsi à déchirer une bande de toutela longueur du sac. Avec une patience et une adresse incroyables,il renouvela cette opération jusqu’à ce qu’il eut ainsi déchiré enbandes semblables tout son vêtement. Il en attacha deux ou troisbout à bout avec ses dents, ses lèvres et sa langue, serrant lesnœuds en plaçant une extrémité de la bande sous son corps et tirantsur l’autre avec les dents. De cette façon il fit une sorte decordeau de plusieurs pieds de long dont il fixa solidement un boutà un barreau avec sa bouche.

Les choses commencèrent à m’apparaître sousleur vrai jour.

Il allait risquer une tentative folle –impossible à réaliser sans mains, sans pieds, sans bras ni jambes –pour s’échapper de sa cage !

Dans quel but ?

Le rajah dormait dans la salle… ah ! Lesouffle me manqua.

Quelle soif insensée, désespérée de vengeanceétait donc la sienne pour qu’elle ait pu déranger à ce point sonesprit si solide et si net ! Quand bien même il réaliseraitcet impossible tour de force et se hisserait par-dessus le grillagede sa prison pour se laisser tomber sur le sol (car commentpourrait-il se laisser glisser le long de cette corde ?),selon toute probabilité il se tuerait ou s’assommerait dans sachute.

À supposer même qu’il échappât à ces dangers,il ne parviendrait pas à grimper sur le lit sans réveiller lerajah. Enfin, le rajah fût-il mort, il ne pourrait encore ygrimper !

Confondu de l’audace de cet homme et certainque sa raison avait fini par sombrer au milieu de ses souffranceset de ses tortures morales, je ne le guettai pas moins avec unintérêt ému.

Avec d’autres bandes, attachées bout à bout,il fabriqua une courte escarpolette en travers d’un des côtés de sacage. Il saisit dans ses dents le long cordeau à un point assezrapproché du grillage et, se tortillant avec effort, réussit à seplacer dans une position verticale. S’accotant alors aux barreaux,il posa son menton sur l’escarpolette et lentement se poussa versune des extrémités de celle-ci. Du menton il étreignaitl’escarpolette et avec une peine inouïe, s’aidant de la partieinférieure de son épine dorsale contre les barreaux, il commençaitgraduellement à gravir ce côté de sa cage.

L’effort était si considérable qu’il luifallait parfois s’arrêter ; sa respiration était dure etpénible ; même, lorsqu’il se reposait ainsi, la tension étaitterrible, et l’escarpolette, conte laquelle il se poussait avec ledos, lui comprimait la gorge et l’étranglait presque.

Après un stupéfiant labeur, il avait réussi àhisser la partie inférieure de son corps sur le sommet de la grilleet il se trouvait maintenant faire saillie au dehors, le bas-ventreappuyé sur le cercle horizontal reliant entre eux les barreaux.Graduellement, il se laissa glisser en arrière jusqu’à ce qu’il yeut en dehors de la cage un excédent de poids suffisant et alors,d’un mouvement brusque, il redressa la tête et les épaules et sebalança dans une position horizontale au sommet de sa prison.Naturellement il serait tombé sur le sol sans le cordeau qu’iltenait dans les dents. Il avait si exactement calculé la distanceente sa bouche et le point où la corde était nouée au barreau, quele cordeau se tendait pour le retenir au moment précis où ilprenait cette position horizontale.

Si quelqu’un m’était venu à l’avance dire quele tour de force que je venais de voir cet homme accomplir, étaitpossible, je l’aurais traité d’imbécile.

Néranya maintenant se balançait sur le ventreen travers de la barre horizontale au sommet de sa cage. Ilaméliora cette position pénible, en ployant l’épine dorsale pours’équilibrer dans la mesure du possible. Après avoir pris quelquesinstants de repos, il se laissa glisser prudemment en arrière,filant lentement le cordeau dans ses dents et se heurtant à unedifficulté presque fatale chaque fois que revenait un nœud. Or, ilest vraisemblable que le cordeau lui aurait échappé latéralementdes dents chaque fois qu’il relâchait sa prise pour le laisserfiler, sans un moyen ingénieux auquel il avait eu recours. Avant des’attaquer à l’escarpolette, il s’était enroulé le cordeau autourdu cou, s’assurant ainsi sur cette corde d’un nouveau genre uncontrôle triple, l’un avec les dents, un second par le frottementautour du cou, un troisième par l’habileté avec laquelle ill’enserrait entre sa joue et son épaule.

Il était maintenant de toute évidence qu’ilavait, avant de se mettre à l’œuvre, minutieusement pesé tous lesmoindres détails de ce plan compliqué et qu’il avait peut-êtrefallu des semaines d’étude théorique pour sa préparation mentale.En l’observant, je me rappelais maintenant beaucoup de sesagissements jusqu’ici incompréhensibles pour moi, tels qued’inexplicables mouvements qui sans nul doute n’avaient d’autre butque d’exercer ses muscles au labeur invraisemblablement péniblequ’il accomplissait maintenant.

Il avait déjà mené à bien une prodigieusepartie de sa tâche, en apparence impossible. Pourrait-il descendresain et sauf ?

Graduellement, il se laissa glisser en arrièrepar-dessus la cage, en danger permanent de tomber ; mais iln’eut pas un instant d’hésitation et ses yeux brillaient d’un éclatextraordinaire. Une secousse, et son corps tombait tout entier endehors du grillage auquel il resta pendu par le menton, son cordeautoujours fortement serré dans les dents. Lentement il dégagea lementon et ne se trouva plus retenu que par le cordeau. Par degrésimperceptibles presque, avec une infinie précaution, il descenditle long du cordeau et, finalement, son corps roulait lourdement surles dalles, sain et sauf !

Quel miracle ce monstre surhumain allait-ilmaintenant accomplir ?

Agile et vigoureux, je me tenais prêt àempêcher un meurtre, mais je ne voulais pas intervenir avant que lepéril fut imminent.

Il me faut avouer la surprise que j’éprouvaisen voyant Néranya non pas se diriger tout droit vers le rajahendormi, mais prendre une autre direction. Ce n’était donc, aprèstout ! que son évasion et nullement la mort du rajah queprojetait l’infortuné !

Comment pourrait-il s’échapper ?

La seule manière possible d’arriver au dehorssans grand risque était de gravir l’escalier conduisant à lagalerie, de franchir le corridor qui donnait là pour tomber auxmains des soldats Anglais casernés dans les environs. Ceux-cicertainement lui donneraient asile.

Mais sûrement Néranya ne réussirait pas àgravir cette longue suite de marches !

Néanmoins, c’est de ce côté qu’il sedirigeait.

Sa méthode de reptation était lasuivante : il s’étendait sur le dos, la partie inférieure ducorps tournée vers l’escalier, puis, ployant les reins, il avançaitd’autant sa tête et ses épaules ; se raidissant alors, ilpoussait en avant la partie inférieure de son corps sur unedistance égale à celle qu’avait déjà gagnée la tête. Il répéta ceprocédé maintes et maintes fois, appuyant sa tête contre le solpour l’empêcher de glisser, chaque fois qu’il ployait les reins. Samatche était laborieuse et lente, mais les progrès sensibles, et enfin de compte il atteignait la première marche de l’escalier.

Évidemment son but insensé était de le monter.Son désir de liberté devait être bien fort !

En se tortillant, il se dressa verticalementcontre la balustrade, de l’œil mesura la hauteur à gravir etsoupira, mais ses yeux ne perdirent rien de leur éclat.

Comment réaliserait-il ce nouveau tour deforce ?

Bien qu’audacieuse et périlleuse commetoujours, sa solution du problème était pourtant très simple.Appuyé contre la balustrade, il se laissa tomber diagonalementcontre la première marche où il se trouva étendu sur le côté. Denouveau il put reprendre sa position verticale contre la balustradeet, comme précédemment, se laissa tomber, s’abattant sur ladeuxième marche. De cette façon, avec une inconcevable endurance,il réussit à gravir l’escalier tout entier.

Comme il m’apparaissait maintenant que lerajah n’était nullement le but des mouvements de Néranya, l’anxiétéque d’abord j’avais ressentie à son sujet, s’était entièrementdissipée. Ce qu’il avait accompli déjà dépassait de beaucoup lesplus folles conceptions imaginables, et la sympathie que toujoursj’avais éprouvée pour le malheureux en était grandie. Pour mincesque fussent ses chances de fuite, je n’en espérais pas moins levoir réussir. Toute assistance de ma part restait toutefois hors dequestion ; mais on ne saurait jamais que j’avais été témoin deson évasion.

Néranya était maintenant sur la galerie et jepouvais confusément le voir ramper vers la porte qui y donnaitaccès. Finalement il s’arrêta et se redressa contre l’un desbalustres assez écartés les uns des autres. Il me tournait le dos,mais lentement il fit demi-tour me faisant face maintenant. À cettedistance je ne distinguais plus ses traits ; cependant lalenteur avec laquelle il opérait tout à l’heure encore pendant sonascension de l’escalier, ne prouvait que trop son extrêmelassitude. Seule, la résolution du désespoir l’avait jusqu’icisoutenu, mais il avait épuisé ce qui lui restait de forces. Ilembrassa la salle d’un long regard, puis reporta ses yeux sur lerajah qui dormait juste au-dessous de lui. Il le considéralongtemps et fixement, s’affaissant de plus en plus contre lebalustre. Soudain, à mon inconcevable épouvante, il passa à traversl’écartement des balustres et tomba d’une hauteur de vingtpieds ! Je retins mon souffle, m’attendant à le voir s’écrasersur les dalles mais, au lieu de cela, il tomba droit sur lapoitrine du rajah, que le choc précipita sur le sol.

Je m’élançai en appelant au secours etl’instant d’après j’étais sur le lieu même de la catastrophe.

À mon indescriptible horreur, je vis les dentsde Néranya enfoncées dans la gorge du rajah ! J’arrachai lemisérable, mais le sang jaillissait des artères du rajah que lesdents avaient tranchées ; il avait la poitrine défoncée ethaletait, mortellement frappé. Des gens accoururent terrifiés.

Je me tournai vers Néranya.

Il gisait sur le dos, le visage hideusementsouillé de sang.

C’était ce meurtre, et non son évasion, quedepuis le début il avait eu en vue, et il avait eu recours au seulmoyen qui devait lui permettre de l’accomplir. Je m’agenouillai àson côté et vis qu’il était lui aussi, mourant. Il s’était dans sachute brisé la colonne vertébrale. Et comme il allait rendre ledernier soupir, il me sourit doucement et un regard où éclatait letriomphe de sa vengeance satisfaite, éclaira sa physionomie.

UNE FEMME DE MARBRE

Il ne m’arriva qu’une fois dans ma vie de nepas trouver le Dr Entrefort en pleine possession de sesfacultés. La cause première de cet égarement pourrait bien être lesujet d’une fort intéressante histoire, montrant sous un joursingulier l’un des nombreux côtés de cet homme étonnant, mais notrerécit n’a d’autre but que de narrer simplement les conséquences decet état d’esprit.

Son domestique de confiance me vint un soirtrouver, tout désolé, et en grand embarras, pour m’avertir que ledocteur me priait instamment de me rendre chez lui sans tarder.

Maintes fois déjà il m’avait ainsi faitmander, car le Dr Entrefort et moi, bien que poursuivantdans la vie des routes très différentes, nous nous étionsétroitement liés par similitude de caractère et placions l’un dansl’autre une mutuelle confiance. Mais cette fois la manière d’êtredu domestique m’amena à penser qu’il s’était passé quelque chosed’insolite, et je le pressai de me donner des explications. Lediscret serviteur retint sa langue et très sincèrement me dit que,sans aucun doute, le Dr Entrefort me mettrait de suiteau courant de la question.

Je trouvai le Dr Entrefortparcourant fiévreusement sa chambre à coucher, dans un état detrouble nerveux complet.

Il avait, par-dessus sa chemise de nuit, passéune robe de chambre et le lit défait disait assez qu’il s’étaitrelevé après s’être couché. Il avait la figure rouge ; sesyeux brillants lui dansaient dans la tête, et l’état d’agitation deson système musculaire témoignait clairement d’un sérieux désordremental.

Mon arrivée parut vivement le soulager.

– Je croyais que vous ne viendriezpas !

Tels furent les mots dont il me salua à monentrée, d’un air essoufflé, comme s’il eût parcouru trop vitequelque longue distance. Puis il congédia son domestique pour lanuit, ferma sa porte à clé et se jeta bruyamment sur une chaiselongue où il resta quelques minutes haletant, faisant effort pourse maîtriser.

Je fus tellement alarmé de voir cet ami en unpareil état que je lui demandai s’il n’était point malade et s’ilne valait pas mieux, dans ce cas, mander immédiatement un de sesconfrères.

– Non, s’écria-t-il, effrayé. Non, pourl’amour de Dieu ! J’ai quelque chose – je ne sais quoi. End’ordinaires circonstances on serait dans l’impossibilité de mefaire peur. Vous m’avez vu dans les situations les plus critiqueset jamais, vous le savez, mes nerfs n’ont faibli. Jamais de ma vie,je n’ai éprouvé les terribles et étranges sensations qui semblentmaintenant me les tendre tous à les briser. Je suis en ce momentfou – voilà tout. J’ai besoin de votre bonne présence, de votresympathie, de votre société. J’avais l’esprit suffisamment sainpour vous envoyer chercher à temps. Non, je n’ai nul besoin d’unmédecin. Pourquoi en aurais-je besoin ? ajouta-t-il, melançant un regard méfiant.

Je lui conseillai de se recoucher et de semettre à l’aise, il refusa avec force. Ses manières étaient siétranges, si tourmentées, que je ne pouvais qu’en attendre lesrésultats pour déterminer la conduite à suivre.

Entrefort, avec circonspection écouta s’ilentendait un bruit dans le corridor, se redressa sur la chaiselongue et murmura :

– Il est arrivé un accident terrible. –ma statue est tombée ce soir, tandis que je l’époussetais, et lebras gauche s’est cassé juste au-dessus du coude.

Enfin se soulevait donc un coin du voilecachant ce mystère. Pour la première fois, depuis les longuesannées de notre intimité, Entrefort semblait sur le point de romprele silence ! Je retins mon souffle et j’essayai de dissimulermon impatience.

Que je me rappelai bien ce merveilleux morceaude marbre sculpté !

Déjà, j’avais eu un aperçu de l’histoire del’étrange et belle créature qu’il représentait ; mais ç’avaitété bien vague, quasi insaisissable, et jamais Entrefort n’avaitentrepris d’explication. Je savais qu’après que se fut répandu lebruit de sa mort, Entrefort s’était pendant longtemps sévèrementtenu à l’écart de tout, qu’en sortant de cette retraite il avaitparu singulièrement vieilli, abattu, cassé, et qu’il n’était quegraduellement revenu à sa condition normale d’enthousiasme sansborne et d’indomptable énergie ; et je savais encore qu’ilavait chez lui une statue de marbre de la jeune femme, et quec’était une œuvre d’une rare beauté, ainsi que d’une saisissanteressemblance. Je savais qu’il en avait un soin extrême, nepermettant à personne de l’approcher ou de la toucher, que dans sesvoyages il l’emmenait invariablement avec lui, veillant sur ellecomme si ç’avait été une créature sensible, l’emballant et ladéballant avec une incroyable patience et une infaillible adresse,la tenant toujours enfermée sous clé dans un cabinet ou, lorsqu’ille pouvait, dans une chambre particulière. Je n’ignorais pas nonplus que, chaque matin il posait sur une table près d’elle un vasede fleurs fraîches, et, que, parfois, il s’enfermait des heuresavec elle, pour reparaître en proie à la tristesse la plusprofonde.

C’était la statue d’une jeune femme dont lestraits dénotaient incontestablement une origine orientale.(Entrefort n’avait-il pas une fois prétendu, que seule uneorientale était susceptible de comprendre les qualités les plussubtiles de l’amour de l’homme et que les autres femmes n’envoyaient que l’impétuosité, l’égoïsme, l’avidité virile etimpérieuse ?) Elle représentait une femme de taille moyenne,parfaitement modelée et dont les formes étaient ornées de toute lagrâce, de toute la délicatesse particulière à ce sexe. L’attitudeétait le côté le plus frappant de l’œuvre. Dans la pose choisie parl’artiste, le bras droit se levait en un geste de supplicationangoissée, que soulignaient admirablement l’expression des yeuxgrands ouverts, l’écartement des lèvres et le mouvement en avant dela tête. Le bras gauche, qui semblait avoir été arrêté dans uneffort pour se lever et se tendre, était le seul point faible del’œuvre. Ce me paraissait une circonstance curieuse que c’eût étéprécisément ce bras, le mieux protégé en somme contre un accidentde ce genre, qui se fût brisé. Je n’avais pu trouver dans cemorceau la moindre caractéristique du talent de nos meilleurssculpteurs, permettant d’en désigner sûrement l’auteur : ilsemblait de beaucoup supérieur à tout ce qu’ils eussent puproduire. Entrefort n’avait jamais rien dit pouvant m’éclairer surce point.

– Oui, répéta Entrefort, le bras gauches’est brisé juste au-dessus du coude. Savez-vous ce que pour moicela signifie ?

Je fis de la tête un signe de dénégation.

– Cela signifie désespoir, celasignifie…

Il se rejeta sur la chaise longue, se tordant,grinçant des dents.

J’approchai ma chaise, lui pris la main et memis à lui parler doucement. Puis :

– Je ne vois pas, dis-je alors, ce qu’ily a là-dedans de si grave. Il est d’habiles ouvriers pourraccommoder un marbre brisé.

– Seul Dieu peut réparer cettefracture ! s’écria-t-il avec emportement.

– Entrefort, dis-je, lui parlant pour lapremière fois avec fermeté et d’un ton de menace ; à moins defaire effort pour vous maîtriser, d’ici une heure vous serezfou.

Ce coup droit le fit tressaillir.

– Ne suis-je pas fou déjà ?demanda-t-il, les yeux dilatés par la terreur. En est-il un d’entrenous qui soit jamais à l’abri de l’affreuse maladie ? Non, jesuis sain d’esprit, – seule une innommable terreur m’abat.Laissez-moi vous expliquer, et vous allez comprendre ; car,mon ami, j’ai grand besoin de votre sympathie et des consolationsde votre amitié.

» Je l’aimais, vivante, comme un homme demon tempérament ardent devait aimer la seule femme au monde qui aitété créée pour qu’il l’aimât de toute son âme. Avec votre caractèred’anglo-saxon, placide et accommodant, vous avez pu aimer une femmeou plus ; toutefois vous ne vous êtes jamais trouvé rencontrerla femme que vous deviez aimer de toutes les forces, et de toute laconstance de votre âme, – vous n’avez jamais réellement aimé unefemme. J’aimais cette femme. Elle était le cœur de mon cœur, l’âmede mon âme. Une grande force enveloppante d’une puissance et d’unedouceur infinies nous enserra en un même pli. Il y a, mon ami,entre hommes et femmes des degrés d’affinités. Qu’est-ce quel’affinité ? Une conformité mutuelle, ni plus ni moins. C’estaussi vrai en amour qu’en chimie. Deux molécules avec des élémentstotalement différents se combinent pour en former une troisièmeplus complexe que l’une ou l’autre d’entre elles, mais dont lespropriétés et les fonctions n’en sont pas pour cela moins stables.Dorénavant, elles opèrent à tout jamais comme si elles étaient une.Tel est aussi l’amour, l’amour parfait.

» Tel était l’amour qui nous haitliait. Il étaitaussi pur et aussi parfait de son côté que du mien. Mais le mienétait-il parfait réellement ? S’il l’était, comment se fait-ilque je l’amenai à cette fin terrible ? Était-il parfait,vraiment et l’inconcevable mal que je lui causai à elle et à moi,n’était-il qu’une partie du plan divin ? Qui peut lesavoir ? L’amour est la chose la plus lumineuse, la plusmystérieuse, la plus belle de ce monde, c’est le battement de cœurde la nature, le souffle de Dieu ! Qui osera mettre en doutesa sainteté, trouver vulgaires ses manifestations ? Latragédie dans laquelle s’engloutit mon amour n’était-elle que leplan divin qui en devait assurer l’immortalité ?

» Écoutez ; elle était siincomparablement belle que je désirai ardemment de toutes lesforces de mon être, perpétuer ses charmes célestes. Je savaisqu’avec le temps je devais vieillir et mourir, mais je voulais quele monde conservât à tout jamais sa glorieuse beauté. Dieu m’en esttémoin, nul mobile égoïste ne me poussait. Jamais, vous le savez,mon ambition insensée n’eut de bornes. Vous m’avez biencompris.

» Je fus franc avec elle, car, sansfranchise, il ne peut y avoir d’amour.

» Je lui dis ce que je désirais faire. Jen’oublierai jamais le regard surpris et amusé qui éclaira saphysionomie. Elle me gronda de vouloir poursuivre une chimère, etdit que c’était impossible – impossible, entendez-vous ? –pour moi ! Et elle me dit qu’elle préférerait infiniment mieuxvieillir à mes côtés, en même temps que moi, de manière que jamaisne fût troublée l’harmonie entre nous.

» Mais je ne pouvais supporter la penséequ’elle passerait lentement à la caducité et à la mort, et je luidis franchement que je poursuivrais mon projet. À cela, souriante,elle me répondit que, si j’y étais résolu, elle se soumettrait.

» Je ne me figurai pas, dans monexubérante assurance, qu’elle n’ajoutait pas foi à la réalisationde mes plans. Elle se soumit néanmoins gaiement au régime que jelui imposai, – il n’était point pénible, vous m’entendez ;cela m’eût été impossible. Il était assez agréable et elle le subittout en chantant et sans que rien ne vînt ternir notre bonheur.

» Une fort curieuse caractéristique durégime, c’est que, tandis qu’elle était parfaitement inconscientede l’effet qu’il produisait sur elle, j’en pouvais clairementsuivre les progrès. N’avais-je pas consacré à ce sujet la plusgrande partie de ma vie, le meilleur de mes pensées ?N’avais-je pas suffisamment pénétré les mystères de la vie pourconnaître comment se peuvent enrayer les ravages des ans ?Ceci, vous le comprendrez, n’est point chose que le monde doiveconnaître. Les lois de la nature sont d’institution divine ;les mettre de côté, c’est les violer, – et cela c’est un crime.Avec le temps ces secrets s’apprendront, mais l’heure de cetterévélation n’a point encore sonné. Pour être permanente etefficace, toute évolution doit être lente.

» Je lui dis en toute sincérité que jepouvais voir les changements s’opérer, mais elle se contentait derire et m’appelait son cher toqué !

» Enfin parurent certains symptômes quim’embarrassèrent excessivement, – apparence de marbre que prit lapeau, froideur au toucher, très notable augmentation de poids,disparition de l’habituelle élasticité du mouvement, et langueurincompréhensible. Il était certains d’entre eux dont je ne pouvaisme rendre compte, mais je revis soigneusement mes recherches,j’analysai ma formule, je fis subir les épreuves les plus complètesaux éléments composant la préparation que je lui administrais. Sasanté et son état d’esprit étaient excellents, mais elle avait unealarmante propension au sommeil. Puis ses muscles durcirent. Aulieu de ceci, je ne devais obtenir que l’embellissement et lafixation de ses charmes. Cependant je ne trouvais rien d’erroné nidans la théorie ni dans la formule.

» Un jour, après être sorti, je rentraipour me trouver en face de la plus douloureuse des situations.

» Elle était assise sur une chaise,endormie, et, quand j’entrai, l’apparence cadavérique de son visagem’effraya. Je courus à elle, la saisis par le bras, l’appelai àhaute voix et m’efforçai de la mettre debout. Je découvris que sonpoids était devenu si considérable que cela m’était impossible.Soudain, elle se dressa, les yeux toujours fermés. Elle étaitblanche, sa peau avait l’éclat du marbre le plus fin et elle étaitglacée. Je l’appelai de nouveau, je la secouai, je l’embrassai,j’essayai de lui insuffler un peu de l’intense vitalité quim’emplissait. Elle ouvrit les yeux lentement et regarda fixement,droit devant elle. Mes appels se firent plus pressants, torrent deparoles toutes d’angoisse et d’agonie !

» Elle tremblait, respirait avec peine etelle tourna vers moi ses yeux où peu à peu se mit à monter ce flotd’amour, qui si longtemps les avait emplis. Un vague sourire sejoua sur ses lèvres.

» Je reculai d’un pas et, lui tendant lesbras, je lui demandai de venir à moi. Elle fit un effort, mais sanssuccès. Alors une grande et terrible crainte envahit saphysionomie. Ses yeux se dilatèrent ; elle tendit vers moi latête, ses lèvres s’écartèrent, son bras droit lentement se leva enune attitude de supplication désespérée. Faible, de ses lèvres,s’échappa ce cri : « Sauvez-moi ! » Je lasuppliai encore de venir, mais elle demeura immobile. Pris d’unsentiment de terreur indicible, je m’approchai d’elle et latouchai. Elle était parfaitement rigide, – c’était une statue demarbre ! Vous étonnerez-vous que j’aie gardé avec moi cettepierre inanimée et lui aie donné tant de soins ? Ce n’estpoint son image sculptée, c’est elle-même. Et vous comprendrez ceque signifie pour moi cet accident épouvantable du bras brisé,quand je vous aurai dit que toutes mes espérances, tous mes effortsn’ont d’autre but que de lui rendre la vie !

Entrefort m’avait fait ce récit tout d’untrait, d’une voix passionnée qui très étrangement m’impressionna.En terminant, il fut pris d’un accès d’exaltation nerveuse.

– Je vous ai dit que c’était dumarbre ! s’écria-t-il. Vous l’avez cru. Attendez.

Il passa dans la petite pièce où se dressaitla statue, prit sur la table le morceau de bras brisé et mel’apporta.

– Voyez cette section, dit-il, meprésentant à examiner la surface fracturée.

Ce n’est point sans une vive hésitation que jevais maintenant relater ce que je vis.

Jusqu’ici, en dépit de la passion mise parEntrefort à ce récit, le mystère inconsciemment trouvait chez moiune explication plausible. Mais, maintenant, en examinant lafracture et en voyant ce qu’elle révélait – Après tout, quem’importe ? Personne n’est obligé d’y croire et mieux vaut ensomme que nul n’y croie. Comme cependant j’attache plus de prix àma véracité qu’à ma réputation, je le dirai, et les malins – iln’en manque point de par le monde – croiront ce qu’ils voudront. Aucentre était une rondelle de pierre friable de nuance crème,qu’entourait une zone de pierre plus solide, plus grossière et plusblanche, tandis qu’à l’entour une seconde zone plus large, d’unepierre d’un blanc pur et du grain le plus fin et le plus délicatenveloppait la première.

En un mot, je vis la moelle, l’os et la chaird’un bras humain parfaitement pétrifiés.

Avec un regard de triomphe, Entrefort alladans la chambre replacer le débris de bras sur la table où ill’avait pris et revint à moi.

Stupéfait, je le regardai d’un œilstupide.

Mais la tension nerveuse qui jusque-là l’avaitsoutenu se relâcha brusquement. Il passa la main sur son front d’unair égaré et chancela. Je le saisis et le couchai sur son lit, oùil s’endormit d’un sommeil profond.

Toute la nuit, je veillai à son chevet etjusqu’à une heure avancée de la matinée. Quand il s’éveilla, ilparut surpris et enchanté de me voir.

– Quand êtes-vous arrivé ?demanda-t-il faiblement.

– Hier au soir, quand vous m’avez faitdemander.

– Demander ? Je ne me le rappellepas.

– Vous ne vous rappelez pas – tout ce quevous m’avez dit hier de l’histoire de la statue.

On eût dit que je lui avais porté un coup.

– Vous ai-je fait ce conte fantastique,que ç’avait été autrefois une femme et que je l’avais changée enpierre, en m’efforçant de l’affranchir de l’âge et de lamort ?

Je lui répondis d’un signe de tête, surpris duton de méprisante amertume avec lequel il parlait :

– Naturellement, un homme de votre bonsens, comprendra que ce fut d’un bout à l’autre une fable.

À cela je ne fis pas de réponse.

– Vous ne le croyez pas ? fit-ilavec emportement.

Je me contentai de détourner la tête et deregarder dans une autre direction, tandis qu’une douce pression dema main le calmait et le réduisait au silence.

UNE HISTOIRE CONTÉE PAR LA MER

Une nuit que la tempête était venue du Suddans le seul but de reprendre les hostilités contre son ancienneennemie, la Presqu’île de Monterey, je sortis de la vieille villeet, franchissant la langue de terre la reliant au continent, jedescendis l’autre versant de Santa Lucia pour assister à lapuissante lutte dans la baie de Carmel.

J’allais, cinglé par la pluie qu’apportait levent qui, soufflant avec rage, s’en prenait noblement à l’Océan etaux cyprès, lançant le premier en une course tumultueuse et faisantgémir les seconds sous ses coups. J’atteignis le haut d’unefalaise, au-delà d’une grève encombrée de galets, et, tête nue, legilet ouvert, je fis face à l’Océan et à l’orage.

La nuit n’était pas froide, bien que ce fûtl’hiver ; mais c’était une nuit d’agonies et de luttesignorées, où une rafale folle fouettait la mer et où la mer affoléeassaillait la côte, tandis que la pluie et l’embrun volant detoutes parts assombrissaient encore les grisailles de la scène.

C’était une de ces nuits où la mer en travailparle et livre quelqu’un de ses secrets.

Je quittai la falaise et gagnai, à quelquedistance, une petite station de pêche chinoise située sur une plagede sable ; et là, après avoir ôté ma veste et mon gilet, jedescendis davantage me mettre en rapport avec ma perfide amie.

L’écume rejaillissait sur moi et les vaguesbattant lentement en retraite, semblaient m’inviter à me risquerplus avant, ce que je fis, connaissant le terrain, entraîné aussipar l’attrait charmant du danger. Une forte lame m’enleva du sol,mais je déjouai son effort et la poursuivis dans sa fuite ;elle fut suivie d’une autre, celle-là formidablement armée, car sedressant au-dessus de moi, elle s’abattit et me frappa d’un coup degourdin que je ressentis terrible. Elle avait cette fois le dessus,et dans son reflux m’entraînait. Un aveuglement, une vaguesensation d’étouffement, un instinctif effort pour reprendre pied,une poussée nouvelle et enfin une chute sur le sable moelleux –c’est ainsi que je fus sauvé tenant encore à la main l’arme dont mavieille amie m’avait porté un coup.

C’était une lourde gourde de bois, d’une formebizarre.

De retour dans ma chambre, à Monterey, je labrisai et y trouvai un document d’un rare intérêt.

Après des semaines d’étude et de déchiffrement– car le temps et une exécution imparfaite en faisaient un travaildélicat et rendaient les résultats incertains, – j’en réunis lesdivers fragments de manière à former un tout ayant une apparence decohésion.

Je découvris alors que la mer en travail avaitrévélé l’un de ses plus étranges mystères.

Aucun espoir d’une réponse utile à cetteangoissante demande de secours n’exigeait péremptoirement sonimmédiate publication : je la fais plutôt pour montrer unenouvelle et terrible forme de souffrance humaine, et aussi pour lafaire connaître à ceux qui, s’ils sont encore en vie, préfèrentsavoir le pire que de continuer à l’ignorer.

Voici les résultats de mon travail :

Je me nomme Amasa D. Keating. Je suis unmalheureux, et, en compagnie de beaucoup d’autres, je subis unterrible genre de torture. Le trouble mental, dont je souffre, estsi grand que je crains de n’en pouvoir faire un récit intelligible.Je viens d’échapper à un spectacle d’inconcevables terreurs et,bien qu’ayant reçu une certaine éducation, et étant par suitecapable de m’exprimer avec clarté, j’endure une si violente crisede perturbation mentale et en même temps suis en un tel état defaiblesse physique, que je redoute pour celui entre les mains dequi tombera ce récit, de réelles difficultés de justecompréhension.

Je supplie néanmoins instamment celui-ci d’enpublier en toute hâte le contenu afin que sans délai on puisseenvoyer une expédition à notre secours, car, si l’état actuel deschoses continuait bien longtemps pour ceux que j’ai laissésderrière moi, j’ai grand peur que toute mesure prise pour leurdélivrance ne reste vaine.

Quant à moi et à mon compagnon, nousn’attendons plus guère que la mort.

Je me hâte d’aborder la partie importante demon récit, me contentant de donner au début les seulsrenseignements indispensables pour notre identification.

Le 14 octobre 1852, nous avons quitté Bostonsur le brick Hopewell,capitaine Campbell, à destinationdes îles de l’Océan Pacifique Méridional. Nous emportions unecargaison de marchandises variées dans le but de faire du négoceavec les indigènes, mais nous désirions en même temps trouver uneîle convenable dont nous pourrions prendre possession au nom desÉtats-Unis et où nous pourrions nous établir définitivement. C’estdans ce but que nous avions formé une société et fait l’acquisitiondu brick, afin de l’avoir en toute propriété et de le garder commemoyen de communication entre nous et le monde civilisé.

Ces faits et d’autres sont si connus de nosamis à Boston que j’estime parfaitement inutile de les exposer plusen détail. Il n’est pas davantage utile de dresser ici, pour plusample identification, la liste des noms de tous nos passagers etdes hommes de l’équipage : ils sont en effet tout au long surles registres du port à Boston.

Nous fûmes assez favorisés jusque dans levoisinage des îles Falkland. Mais fait assez inhabituel, nousassura le capitaine Campbell, le cap Horn avait revêtu son plusvilain aspect. En effet le brick était un lent voilier et l’étéantarctique était depuis longtemps fini quand nous avons rencontréle mauvais temps. À partir de ce moment-là, nous essuyons une sériede tempêtes ; après deux ou trois mois, cela se terminefinalement par une terrible rafale, qui non seulement coûte la vieà quelques hommes de l’équipage, mais encore démâte notre navire.La tempête continue et, le brick se trouvant entièrement à la mercidu vent et des flots, nous comprenons qu’il doit sombrer. Nousavons alors recours aux embarcations, les chargeant de provisionset de tous les objets nécessaires que nous pouvons emporter. Sansterre aucune en vue, au milieu d’une mer démontée qui, à toutinstant, semblait sur le point de nous engloutir, nous nous mettonsaux avirons et nous nous dirigeons vers le Nord-Ouest.

Il est à peine utile de dire que nous avionsperdu notre route, mais, tant bien que mal, nous pûmes établir quenous nous trouvions à peu près par le 136° 30 de longitudeouest et sur le tropique du Capricorne. Cela nous mettait à environcent soixante-dix milles d’un certain nombre de petites îlessituées à l’est du cent quarantième méridien. La perspectiven’était guère encourageante, et, dans les embarcations, tant lemauvais temps nous avait épuisés, il n’y avait presque aucun denous en état de manier convenablement les avirons. En outre, nousavions perdu nos compas et nos provisions étaient fortendommagées.

Cependant, nous avancions.

Le pauvre brick abandonné, en apparenceconscient de notre désertion, se conduisait d’une manière trèsbizarre. Poussé sans doute par le vent, il semblait faired’émouvants efforts pour nous rejoindre nous présentant tantôtl’avant, tantôt l’arrière, mais plongeant toujours le nez sousl’eau. Son tangage et ses embardées l’épuisaient ; la calepleine d’eau ne pouvait plus évidemment résister que quelquesminutes. En attendant, ce ne nous était pas une petite affaire quede nous garder à distance, car que nous nous dirigions d’un côté oude l’autre, il nous suivait et nous courions parfois un réeldanger. La fin pourtant arriva ; le brick, maintenant remplid’eau, s’enlevait majestueusement sur une lame, pour retomber surle flanc dans l’entre-deux ; il fit un courageux effort pourse redresser, mais aussitôt debout se couchait de nouveau et puiscoulait droit comme une masse de plomb.

Sa disparition nous jeta dans ladésolation ; car, d’après ce que nous savions et le capitaineCampbell avait déjà navigué dans ces parages, nous n’avions guèred’espoir de gagner la terre vivants.

À notre grande surprise, nous n’avions pasnagé plus de vingt nœuds quand – il était environ minuit, – parnotre avant bâbord, c’est-à-dire à l’ouest, nous aperçûmes un feu.Cela nous donna du courage ; de tout cœur nous fîmes force derames dans sa direction et, vers trois heures du matin, à notreinexprimable joie, nous tirions nos embarcations sur une magnifiqueplage de sable.

Notre lassitude était telle que, sans perdrede temps, nous nous étendions confortablement dans le sable etbientôt dormions profondément sur la terre ferme.

Le soleil avait, le lendemain, accompli plusde la moitié de sa course avant que l’un de nous s’éveillât.

À part quelques oiseaux au brillant plumage,pas un être vivant n’était en vue, mais nous n’avions pas plutôtcommencé à nous mouvoir qu’un certain nombre de beaux hommes, à lapeau brune, surgissant de différents côtés, s’approchaientsimultanément de nous.

Ils avaient autour du corps une ceinture d’oùtombait un court vêtement, formé d’un grossier tissu d’écorce et oùs’attachait un pesant sabre de métal.

C’étaient sans aucun doute des sauvages ;mais il y avait dans leurs manières une dignité qui les distinguaittout à fait des habitants connus des îles de la Mer du Sud. Notrecapitaine qui comprenait plusieurs des langues et dialectes de cesinsulaires, se trouva incapable de toute relation verbale avecceux-ci, mais nous ne fûmes pas longtemps à les trouverparticulièrement aptes à comprendre les signes. Ils noustémoignèrent beaucoup de pitié et, avec de multiples démonstrationsd’amitié, ils nous invitèrent à les suivre et à mettre leurhospitalité à l’épreuve.

Nous eûmes tôt fait d’accepter.

L’île, – nous l’apprîmes en route – avait unelongueur de dix heures de marche et une largeur de sept : nosyeux nous disaient la merveilleuse fécondité de son sol, car il yavait de grandes plantations de bananiers et d’autres curieusesespèces de plantes. L’étroitesse des routes indiquait l’absence devéhicules et de bêtes de somme, mais il y avait de multiplestémoignages d’une civilisation, qui, pour ces régions, paraissaitavoir atteint un extraordinaire développement : ainsi, parexemple, les champs étaient merveilleusement cultivés et lesmaisons construites de pierre, tandis que la culture de beaucoup defleurs superbes croissant dans l’île, dénotait de la part deshabitants, un indiscutable goût artistique.

J’énumère ces divers points en détail afin quel’île puisse être reconnue par les sauveteurs que nous réclamons detous nos vœux.

La ville, où l’on nous conduisit est unendroit d’une singulière beauté.

Si les rues n’en sont pas disposées avecordre, – les maisons sont éparses au hasard, – il y a du moins unfort sentiment du bien-être, de l’espace et une belle apparence depropreté. Les constructions sont toutes de pierre brute et ne sontpas divisées en appartements : portes et fenêtres ne sontfermées que par des nattes, témoignant ainsi de l’absence complètede voleurs. Un peu à l’écart, sur une hauteur, se dresse la maisondu roi ou chef. Elle ressemble fort aux autres, si ce n’est qu’elleest plus vaste, avec une salle sur le devant, où le roi expédie lesaffaires de son état.

C’est dans cette salle qu’on nous mena et leroi bientôt fit son entrée.

Il était vêtu avec une profusion plus barbareque ses sujets ; il portait autour du cou et aux oreilles deriches bijoux d’or et d’argent, évidemment sortis des mainsd’ouvriers européens, mais portés avec un absolu mépris de leurdestination première. De haute taille, vigoureux, bel homme, le roinous accueillit avec un sourire bienveillant ; si jamaisvisage humain témoigna de bonté de cœur, c’était le sien.

Il nous fit aussitôt comprendre que nousétions les bienvenus, que dans notre détresse toute sa sympathienous était acquise et que l’on veillerait à ce que nous nemanquions de rien jusqu’à ce qu’on trouvât un moyen de nousrapatrier ou tout au moins de nous conduire partout où nouspourrions désirer aller.

Il n’était pas du tout probable, dit-il, caril parlait un peu l’allemand, qu’aucun vaisseau venu du dehorsvisitât l’île qui semblait ignorée des navigateurs et c’était uneloi en vigueur dans l’île d’en interdire l’accès aux habitants detoute autre île. À certaines phases de la lune pourtant, ilenvoyait une embarcation dans une île, à plusieurs lieues de là,échanger les plus rares produits de son peuple contre certainesdenrées et, si nous le désirions, l’embarcation pourrait emmenerl’un de nous à tour de rôle, et le mettre à même de profiter dupassage éventuel d’un navire. Ce ne fut pas sans une nuanced’embarras, qu’il nous informa qu’il était obligé de nous imposerune légère restriction : il se hâtait d’ailleurs d’ajouterqu’elle n’entraverait en rien notre bien-être ni notre plaisir.L’on nous tiendrait, dit-il, à l’écart de son peuple qui étaitsimple et heureux ; il craignait qu’en nous mêlant à sessujets, nous ne fissions naître en eux des germes de discorde. Ilsn’avaient atteint leur condition actuelle que grâce à cettepolitique d’isolement absolu, pratiquée depuis de fort longuesannées.

Nous accueillîmes cette détermination avec unejoie que nous ne nous donnâmes même pas la peine de dissimuler, etle roi parut touché de nos témoignages de gratitude.

Quelque temps après, nous formions une petitecolonie à trois milles environ de la ville ; les indigènestrès habilement nous avaient, à l’aide de pieux, de nattes et dechaume, construit un nombre d’habitations suffisant pour notrebien-être et le roi mit à notre disposition une certaine étendue deterre à cultiver si le cœur nous en disait, nous envoyant un de sessujets les plus intelligents pour nous conseiller.

Nous étions arrivés dans l’île le 10 mai 1853et le 14 nous étions organisés en colonie.

Je ne puis m’attarder à une description plusétendue de cette île magnifique et du délicieux paysage qui nousenvironnait ; il me faut en toute hâte en venir au récit desterribles événements qui survinrent.

Nous étions dans l’île depuis un mois, quandle roi qui, à deux reprises, était venu nous rendre visite, envoyaun messager nous prévenir qu’une embarcation quitterait lelendemain et que si l’un d’entre nous désirait s’en aller, onl’emmènerait. Le messager nous confia que l’avis du roi était delaisser partir d’abord les maladifs ; mieux valait, dans lecas d’une maladie grave, qu’ils mourussent chez eux.

Nous ne prîmes pas garde à cette manièresingulière et un peu barbare de présenter la question, car notrereconnaissance pour le roi était si grande que l’expression de sonmoindre désir devenait pour nous un ordre. Ce fut donc John Foley,un charpentier, de Boston, que nous choisîmes : les fatiguesdu voyage avaient développé en lui le germe de la phtisie et deplus il n’avait parmi nous, comme c’était le cas de beaucoupd’autres, ni famille ni parents. Le pauvre garçon était tout confuset reconnaissant, et nous quitta tout heureux.

Je dois ici mentionner un fait singulier qui,lors du départ de Foley, sollicita particulièrement notreattention.

Nous étions dans une vallée spacieuse, presquecomplètement entourée de rochers perpendiculaires d’une grandehauteur et la mer n’était visible d’aucun point accessible. Àplusieurs reprises les plus jeunes et les plus alertes avaientcherché à s’éloigner de la vallée et à gagner le rivage, mais, àchacune de ces tentatives, des indigènes disposés de différentscôtés avaient soudain fait leur apparition dans les rares issuesque la nature avait creusées dans cette muraille de rocs, et avecdouceur, mais fermeté, avaient obligé nos jeunes gens à s’enretourner, disant que le roi désirait nous voir ne pas quitter lavallée.

Les plus âgés parmi nous déconseillaient cestentatives, les considérant comme des abus de confiance et desinfractions aux lois de l’hospitalité, mais la conviction d’êtreréellement prisonniers nous pesait néanmoins et nous devenait deplus en plus pénible.

Or, lorsqu’on emmena notre compagnon, unmouvement s’organisa parmi les jeunes dans le but d’atteindre unpoint élevé dominant la mer et d’observer la direction prise par lecanot où s’embarquait Foley. Le plan était de se diviser enplusieurs groupes et simultanément de gagner en forces lesdifférentes passes et de maîtriser, sans toutefois avoir recours àune violence dangereuse, les deux ou trois indigènes qui semblaientgarder ces points. Quand nos hommes y arrivèrent, ils se trouvèrenten face des quelques indigènes que l’on y voyait habituellement ettentèrent de se frayer une route, mais soudain apparut une troupenombreuse d’insulaires qui, tirant leurs sabres, prirent uneattitude si menaçante que les nôtres sans perdre de temps battirenten retraite. Chacun de nos groupes différents avait fait exactementla même expérience.

Bien qu’il n’y eût pas là de quoi légitimer lesentiment de malaise qui, lorsque ces faits furent connus, serépandit dans la colonie, les plus forts éprouvèrent un certainaccablement tandis que les plus faibles s’effrayaient. On tintconseil et l’on résolut de demander au roi une explication.

D’autres faits intéressants avaient d’ailleurseu lieu : entre autres choses, j’avais subrepticement acquisune connaissance assez étendue de la langue du pays. Je fus doncchoisi comme ambassadeur.

Ma mission échoua complètement.

Le roi, très bienveillant, me déclara que ceplan était nécessaire pour assurer l’isolement complet de sonpeuple et il me chargea de dire aux camarades que tout membre de lacolonie rencontré au-delà des limites serait puni de mort. De plus,le roi selon toute apparence froissé que nous ayons pu mettre endoute la droiture de sa conduite, me dit que dorénavant ilchoisirait lui-même ceux d’entre nous que l’on embarquerait.

J’avais été réellement impressionné par lecaractère supérieur de cet homme, et la conviction avec laquelle ilnous considérait comme appartenant à une race inférieure à lasienne, à la fois intellectuellement et moralement, m’avaitconfondu et placé vis-à-vis de lui dans une situationdéfavorable.

Quand je rapportai ces nouvelles à la colonie,un sentiment limitrophe du désespoir s’empara de chacun. Certainsd’un caractère plus violent proposèrent de se révolter et des’emparer de l’île, mais c’était là une idée tellement insenséequ’on l’abandonna aussitôt.

Quelque temps après le roi envoyait chercherAbsalon Maywood, l’un de nos jeunes gens, célibataire, mais quiavait avec lui sa mère.

Maywood, d’abord fort affaibli pendant latraversée par une attaque de scorbut, était tombé la proie denouveaux maux et se trouvait maintenant malade et très épuisé. Jen’insisterai pas sur l’émouvante séparation de ce fils et de savieille mère, ni sur la tristesse qui s’empara de la colonie toutentière.

Que devenaient ces hommes ?

Nul ne pouvait savoir où on les menait, nul nepouvait deviner leur destinée ! Et derrière nos efforts pourparaître gais et actifs, nous avions le cœur gros et peut-êtreaussi des pensées et des craintes qui n’osaient se formuler.

Un troisième fut mandé – un malade encorecelui-là, – cette fois un fermier souffrant de la poitrine, nomméJackson ; quelque temps après ce fut le tour d’un quatrième,une femme âgée atteinte d’un cancer ; une MmeLyons, précédemment modiste dans un quartier de Boston.

La patience et l’espoir qui nous soutenaientencore, tombèrent.

Les plus réfléchis parmi nous se réunirenttranquillement à l’écart pour discuter une ligne de conduite.

Le conseil fut présidé par le capitaineCampbell, homme froid et brave, toujours notre chef, et quitoujours avait plaidé la cause de la patience et de la soumission.Une pensée terrible pesait dans tous les esprits, mais nul n’avaitle courage de l’énoncer.

Après un certain nombre de discussionsoiseuses, le capitaine prononça l’allocution suivante :

– Mes amis, il est indigne de nous deceler plus longtemps la pensée que nous avons tous et qui, tôt outard, se devra formuler. C’est un fait connu que dans la plupartdes îles situées en ces parages l’horrible pratique du cannibalismeexiste.

Un silence prolongé suivit.

Mais tous nous étions satisfaits que c’eûtenfin été dit. Nul n’osait regarder son voisin ou lever les yeux dusol et tous nous avions sur le cœur un pesant fardeau.

– Néanmoins, reprit le capitaine, il estextrêmement difficile de croire que nous sommes menacés d’un pareilmalheur, car vous avez pu remarquer que l’on ne prend que lesmalingres et les malades. Or, bien certainement cela n’indique pasle cannibalisme.

Certains n’avaient pas envisagé ce côté de laquestion ; ils relevèrent vivement la tête, leurs figuress’éclairèrent.

Le capitaine continua :

– Toutefois vous avez dû observer quemalades et malingres nous ont maintenant tous quittés et ceci nouscrée une situation différente. J’ai une idée que je vous dirai toutà l’heure, et mon but, en vous réunissant, était d’en rechercherensemble le bien-fondé ou la fausseté. Mais, pour cela, il faut quel’un de nous, audacieux et agile, expose sa vie.

Presque tous les hommes présents offrirentleurs services.

Le capitaine secoua la tête et d’un signeréclama le silence :

– Il est indispensable, ajouta-t-il, quecet homme comprenne la langue, et je crains qu’il n’y en ait pas unseul parmi vous.

Déconcertés, tous se regardèrent, puis, commeje m’avançais, reportèrent sur ma personne leurs regards.

Le capitaine me considéra d’un airreconnaissant et dit :

– Promettons-nous maintenant de garder lachose secrète entre nous. Il ne faut pas que les autres le sachentencore maintenant, peut-être vaut-il mieux qu’ils ne le sachentjamais. Quand nos craintes se réaliseraient, ce ne serait qu’uneraison de plus pour garder notre secret. Est-ce bien compris ?Donc, monsieur Keating, le plan est le suivant : la prochainefois qu’on prendra l’un de nous, vous devrez, par ruse et non parviolence, vous échapper de notre prison, vous assurer de son sortet nous le faire connaître.

Une semaine après, car maintenant celasurvenait avec plus de fréquence, Lemuel Arthur, jeune homme devingt-deux ans, fut emmené vers une heure de l’après-midi.

Mon plan avait été longuement mûri.

Je me vêtis à la manière des insulaires, aprèsm’être bruni la peau à l’ocre, noirci les sourcils et les cheveuxavec un mélange de suie et de suif, et réussis à tromper lavigilance des gardes.

Je me trouvai donc libre dans l’île.

Je gagnai un point élevé, mais ne vis nulletrace d’embarcation prête à quitter l’île emportant Arthur. Quandla nuit fut venue, je descendis au village et en suivis lesconfins, me tenant autant que possible dans l’ombre. Je n’osaisadresser la parole à personne, mais je pouvais écouter, et bientôtj’entendis quelque chose qui me glaçait le cœur.

– Il y a si longtemps que nous n’enavions pas eu, disait un indigène à l’autre.

– Oui, et celui-ci sera délicieux. On ledit jeune et gras. C’est que nous n’en avons pas goûté depuis lenaufrage qui amenait dans l’île ces quatre hommes et leur femmecouverte de bijoux.

– C’est vrai ; mais celui-ci nesuffira pas encore pour tous et il y en aura beaucoup qui s’enpasseront.

– Qu’importe ? Ceux qui n’en aurontpas cette fois, n’en auront que plus de plaisir quand viendra leurtour. Ceux qui restent maintenant sont tous bons et gras, puisquele roi a pris les chétifs et les malades. Il n’a pas voulupermettre qu’on y touchât en dépit des plus instantes prières. Onles a sûrement mis dans le four à chaux.

Je me sentis si malade en entendant cela queje fus sur le point de me trahir, et que je dus certainement perdreune partie de la conversation. Mais bientôt je me rendis compte querien de ce qui avait été dit ne confirmait absolument l’horriblesort que je redoutais pour nos amis ; mes seules craintesavaient pu suffire à donner cette effrayante signification à leurspropos. Je regardai autour de moi, ils avaient disparu.

Avec précaution je gagnai un autre point duvillage, toujours dans l’ombre, et en certain endroit j’entendisune autre conversation, la suivante :

– Sait-il ce qu’on veut faire delui ?

– Non, mais il redoute quelque chose. Ilne comprend pas notre langue. Il a essayé cet après-midi des’échapper et de gagner la côte où il pensait que l’attendait lecanot et s’est emporté quand on a tenté de l’arrêter.

– Et qu’a-t-on fait ?

– On l’a conduit devant le roi qui lui atémoigné tant de bonté que le jeune homme s’est calmé. Notre roiest si doux, ils croient toujours ce qu’il leur dit !

Là-dessus, l’insulaire éclata d’un bon grosrire.

– Et les autres n’ont-ils pas desoupçons ?

– On le craint. Rolulu, le fermier, adéclaré qu’ils paraissaient inquiets et troublés et tenaient desconciliabules secrets.

– Que pensez-vous qu’ils feraient s’ilsdécouvraient la vérité ?

– Ils se révolteraient, je pense, car ilssemblent capables de se battre.

– Mais ils n’ont pas d’armes, et noussommes plus de cent contre un.

– C’est vrai, et de cette manière-là onn’aurait pas de morts à déplorer ni d’un côté ni de l’autre. Aprèsla révolte, on en serait quitte pour les surveiller plusétroitement et tout irait bien, en somme. On continuerait à lesprendre un à un, comme on le fait maintenant.

– Ils pourraient refuser de mangersuffisamment et se laisser maigrir.

– C’est certainement ce qui arriverait,mais cela ne durerait qu’un temps ; vous avez en effet dûremarquer que les nôtres eux-mêmes, quand ils sont condamnés,perdent d’abord de leur embonpoint, mais invariablement finissentpar en prendre leur parti et engraissent plus que jamais.

Les paroles de celui-ci, fonctionnaire du roi,bien évidemment, m’inspirèrent une telle horreur que je ne pussupporter d’en entendre davantage.

Je m’éloignai, me demandant si je retourneraisà la colonie rendre compte de ce que j’avais entendu ou si jeresterais afin d’assister jusqu’au bout à la terrible tragédie.Comme il n’y avait rien à gagner à un retour immédiat, je medécidai à rester. Dans l’horreur même du spectacle ne pouvais-jepas puiser quelque moyen de délivrance ?

Je compris bientôt, en voyant l’affluence deshabitants vers une certaine place, que quelque chose d’uneinhabituelle importance se préparait. Du mieux qu’il me futpossible, à l’aide d’un détour, je gagnai le point de convergence,situé dans le voisinage de la maison du roi et là j’assistai àd’extraordinaires préparatifs.

Sur la place brûlait un grand feu dejoie ; à l’entour, formant un immense cercle, se tenaient descentaines des étranges demi-sauvages de l’île, qu’une patrouillearmée maintenait à une certaine distance. D’un côté, dans un espacevide sur un tertre, se dressait un siège élevé que je supposairéservé au roi.

Manifestement, on se disposait à assister à unspectacle d’importance, ayant probablement un caractère decérémonie.

Le côté le plus curieux était l’activitédéployée par un certain nombre d’ouvriers, occupés à tirer du feude larges pierres chaudes et à les disposer en forme de remblaioblong. Ce remblai avait ceci de particulier qu’il renfermait unespace libre de six pieds de long sur deux de large et ceshommes ; sur les ordres d’un surveillant, l’élevaient d’unehauteur de deux pieds. Les pierres brûlantes étaient difficiles àmanier, même avec l’aide de brancards.

Ils étaient encore au travail, quand la grandeexcitation contenue qui animait la foule, trouva dans l’arrivée duroi une excuse pour s’exprimer. Le roi, attifé avec un luxeinhabituel, s’avançait solennellement à la tête d’une suite etgagnait son siège élevé. Puis il donna un ordre que vul’éloignement, je ne pus entendre. Je m’approchai un peu plus grâceà la sécurité que m’offrait la situation, et j’entendis laconversation suivante :

– Pour combien va-t-il y enavoir ?

– Pour une quarantaine, dit-on. Lesfemmes, vous savez, ne doivent pas en avoir, c’est défendu.

– Oui.

– Ce sont les chefs qui en recevrontd’abord. Le prochain sera distribué à soixante hommes de lagarde.

– Et le suivant ?

– À la garde encore, jusqu’à ce que tousaient eu leur part, et l’on en distribuera ensuite au peuple parroulement, mais la ration de chacun sera plus petite.

À cet instant une étrange procession sortit dela maison du roi.

En tête marchaient deux prêtres qui récitaientune psalmodie plaintive ; derrière eux s’avançaient quatrehommes, armés d’instruments curieux, – on eût dit des fléaux.Ensuite venaient quatre guerriers et, derrière eux, solidementgarrotté et complètement nu, marchait mon jeune ami, Arthur. Sixguerriers fermaient la marche.

La peau blanche d’Arthur contrastait aveccelle des sauvages qui l’entouraient. Il avait la figure très pâle,et ses yeux, démesurément dilatés se tournaient vivement de touscôtés en quête d’un dernier espoir.

Le groupe fit halte devant le roi ; lesinsulaires se rangèrent et s’inclinèrent profondément, attendant denouveaux ordres.

Avant tout ceci, un sauvage devant moi avaitdit à un autre : Ces pierres chaudes vont finir par serefroidir.

– Il n’y a pas de danger ; ellesconservent très longtemps leur chaleur. Si elles étaient tropchaudes, elles le brûleraient.

– C’est juste.

– Elles sont bien trop chaudesmaintenant, mais on ne va pas en avoir besoin tout de suite.

– Vont-ils se servir d’abord du sabre,comme on l’a fait pour ces gens aux bijoux ?

– Non ; la plus grande partie dusang se perdait. Le roi a eu une nouvelle idée. On doit se servirde fléaux qui auront en outre l’avantage de rendre sa chair trèstendre. Notre roi est un sage.

Le jeune Arthur maintenant – le roi ayantdonné ses ordres – était entouré d’un cercle d’hommes armés, aumilieu desquels avaient pris place les quatre insulaires quiportaient les fléaux. On l’avait attaché par les mains à un poteauenfoncé dans le sol. Le roi de la main donna un signal et lesquatre hommes frappèrent de leurs fléaux, mais avec une forcemodérée, le corps nu d’Arthur. Ces instruments étaient lourds etils prenaient évidemment soin de ne pas lui briser la peau. Sousles coups, le pauvre garçon frémit et son corps se contracta, maispas un son ne s’échappa de ses lèvres. Les fléaux de nouveaus’abaissèrent.

Et moi, que faisais-je pendant ce temps ?Quelles étaient mes pensées ? Je ne sais, mais quand lesseconds coups lui eurent été portés et qu’Arthur eut poussé un cride d’agonie, je m’élançai à travers le cercle de sauvages, meprécipitai au milieu du groupe qui entourait le prisonnier,arrachai à un guerrier son sabre, courus au roi, lui fendis latête, revins à Arthur, coupai ses liens, le saisis par la main etl’entraînai à toute vitesse dans la nuit.

Jamais surprise ne fut plus complète que cellede ces sauvages voyant un des leurs, à ce qu’ils croyaient,délivrer le prisonnier et massacrer le roi.

Un grand cri retentit bientôt et un certainnombre s’élancèrent sur nos pas. Mais ils avaient le corps du roiet les pierres brûlantes attendaient ! Il n’y avait plusd’autorité ! Ceux qui nous poursuivaient, un à un,s’arrêtèrent et les autres, découragés, renoncèrent à la poursuite.Nous courûmes au rivage ; il y avait un canot, et un instantaprès nous nous éloignions du rivage.

Nous sommes libres, tous deux ! À quoicela nous avance-t-il ?

Nous n’avons pas la moindre idée de ladirection à suivre ; nous n’avons de nourriture ; nousn’osons rejoindre nos amis, car il n’y a pour nous d’espérance deles délivrer que dans l’improbable espoir d’aborder quelque part.Nous avons fait force de rames toute la nuit ; nous voicimaintenant à une heure avancée de l’après-midi ; nous n’avonsrien à manger ni à boire ; nous commençons à souffrir, et noussommes nus tous les deux et le soleil nous dévore.

J’écris ce récit sur des chiffons de papierdont j’avais eu la prudence de me munir en cas de semblableréussite et je vais maintenant le confier à la mer, priant qu’on ledécouvre avec l’ardeur que seul peut mettre en ses prières le plusmalheureux des êtres réduits à toute extrémité.

LE TALISMAN FIDÈLE

C’était un vieux coquin bien bizarre queRabaya, le Mystique, un de ces types extraordinaires comme on n’entrouve que dans ce singulier coin de San Francisco, connu sous lenom de Faubourg d’Orient.

Son commerce consistait en la vente dephiltres et de talismans : sa profession, assez inoffensive,empruntait un cachet impressionnant à sa nationalité hindoue, à songrand âge, à son petit corps ratatiné, à son visage balafré derides profondes, à son costume oriental, ainsi qu’à l’agencementbarbare de son taudis.

Il avait pour client assidu James Freeman,propriétaire et capitaine, moitié pirate, moitié marchand del’« Ibis Bleu. »

On se souvient encore dans tous les portssitués entre Sikra et Callao de l’étrange petit brigantin, de mincetonnage, mais d’une marche supérieure. Mille histoires baroquescirculaient sur ses exploits, mais la plupart étaient colportéespar des marins superstitieux et d’imagination vive, de ces gens quidémontrent couramment l’affinité naturelle existant entre lemensonge et l’oisiveté.

On contait non seulement qu’il se livrait à lacontrebande, à la piraterie et à la traite qui consiste à enleverdes indigènes de certaines îles pour les vendre aux planteurs del’Amérique Centrale, mais encore qu’il entretenait d’étroitesrelations avec Satan, grâce au pouvoir mystérieux de certainstalismans que son capitaine, supposait-on, se procurait à dessources secrètes et savait employer à l’occasion.

En dehors de l’information que révélaient sespapiers de bord et ses acquits, on ne pouvait rien tirer ni de luini de son équipage, concernant ces prétendues opérationsténébreuses. Ses marins comme lui, formaient une troupe étrangementdiscrète, tous jeunes, vifs, alertes, qui jamais ne buvaient etqui, au port, faisaient bande à part.

C’était un fait très inhabituel et valantd’être noté, qu’il n’y avait jamais de vide à combler dans lesrangs de son équipage ; il n’y en eut qu’un qui résulta de ladernière visite que fit Freeman à Rabaya.

Il survint de l’étrange manière suivante.

Freeman, comme la plupart des marins, étaitsuperstitieux et attribuait sa chance aux sortilèges qu’en secretil se procurait chez Rabaya. On savait qu’il rendait visite auMystique, chaque fois qu’il entrait dans le port de San Francisco,et il en est encore aujourd’hui qui sont persuadés que Rabaya étaitintéressé aux prétendues expéditions flibustières de l’« IbisBleu. »

Parmi les plus intelligents et les plus actifsde l’équipage du brigantin était un Malais, que ses camaradesavaient surnommé le Diable Volant. Son extraordinaire agilité luiavait valu ce surnom. Un singe n’eût pas été plus actif dans lesagrès ; il faisait de la voltige avec une incroyable adresse.Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, mais avaitl’apparence recroquevillée d’un vieux. Il avait la peau du visagemate et ridée, les yeux profondément enfoncés et parfaitement noirset brillants. Sa bouche était ce qu’il avait de plus repoussant.Elle était grande et ses lèvres minces se resserraient sur degrosses dents en saillie qui lui donnaient un air agressif etmenaçant. Bien que froid et peu porté à rire, il souriait parfoiset l’expression de son visage était alors telle qu’elle donnait àFreeman lui-même l’impression d’un danger imminent.

On ne sut jamais très bien quelle était laréelle destination de l’« Ibis Bleu », la dernière foisque le brigantin quitta San Francisco. Les uns prétendirent que soncapitaine projetait de piller de son trésor un navire englouti,d’autres qu’il avait en vue un acte de pure piraterie, neconsistant en rien moins que de saborder un navire après en avoirmassacré l’équipage en plein océan ; d’autres enfin, qu’il seproposait de passer en contrebande dans quelque port des îles de laSonde un chargement considérable d’opium, en faisant la nique auxautorités douanières averties.

Quoi qu’il en fût, l’affaire en devait êtreune d’importance, car l’on sait maintenant que pour s’assurer dusuccès, Freeman avait fait chez Rabaya l’acquisition d’un talismanpuissant et d’un prix tout à fait inhabituel.

Quand Freeman alla acheter son talisman, il nes’aperçut pas que le Diable Volant sournoisement s’était attaché àses pas. Ni le capitaine ni le marchand hindou, d’ailleurs presqueaveugle, n’avaient vu le Malais se glisser dans le taudis de Rabayaet assister à leur entretien.

L’intrus dut entendre quelque chose qui remuaen lui tous ses instincts mauvais.

Plusieurs années après, Rabaya (que l’on m’eûtà peine persuadé de croire même sous la foi de son serment) meconta que le talisman qu’il avait vendu à Freeman en était un d’uneextraordinaire vertu. Pendant de nombreuses générations, il avaitété possédé par la famille de l’un des plus fiers rajahs de l’Inde,et les armes anglaises avaient échoué dans cette région de l’IndeOrientale tant qu’on n’eut pas réussi à le leur dérober. S’il étaitentre les mains d’une personne de grand caractère (et tel étaitFreeman, ainsi qu’il me le fit solennellement savoir), il nemanquait jamais de procurer le plus grand bonheur ; car, bienque le talisman possédât une puissance mauvaise en même temps, unepersonne digne se devait d’annuler le mal et n’en employer que lebien. Au contraire, ce talisman porté par un être méchant devenaitun instrument de mal des plus dangereux.

C’était une petite et très ancienne breloque,faite de cuivre et représentant un serpent grotesquement enrouléautour d’un cœur humain : le cœur était transpercé d’unpoignard, et l’un des replis du serpent était disposé en formed’anneau pour permettre de le suspendre. Ce talisman avait unehistoire merveilleuse, mais nous la réserverons pouraujourd’hui ; qu’il suffise de savoir que, étant passé dansbien des mains d’hommes méchants et d’hommes bons, il avaitentraîné autant de bienfaits que de calamités.

Il devenait utile et se trouvait en parfaitesécurité, me dit Rabaya, entre les mains d’un homme tel queFreeman.

Or, comme nul ne connaît le fonds et letréfonds de sa propre méchanceté, le Diable Volant, qui, comme mel’expliqua Rabaya, devait avoir entendu la conversation échangéeentre lui et Freeman, à l’occasion de leur transaction, se dit toutsimplement que, s’il s’assurait la possession du talisman, safortune serait faite : ne pouvant autrement s’en assurer lapossession, il le lui fallait voler.

En outre, il devait savoir le prix – cinqmille dollars en or – que Freeman avait payé pour la breloque etcela seul pouvait suffire à émouvoir la cupidité du Malais. L’ondit, en tout cas, qu’il s’arrangea pour voler le talisman etdéserter le brigantin.

Depuis cet instant jusqu’à la catastrophefinale, certains de mes renseignements sont plus vagues.

Je ne puis dire, par exemple, comment futcommis le vol, mais il est certain que Freeman ne s’en aperçut quebien plus tard.

Mais ce que Freeman ressentit vivement, ce futl’absence du Malais au moment où le brigantin levait l’ancre etlançait son amarre au remorqueur qui le devait emmener vers lahaute mer. Le Malais était un marin précieux ; le remplacer àsa juste valeur était à ce point impossible que Freeman décida,après de vaines heures de recherches et de retard regrettable, dequitter le port sans lui et sans en embaucher un autre à sa place.Ce fut le cœur gros, mais allégé toutefois par la confiante penséequ’il avait son talisman en sécurité sur lui, que Freeman descenditle chenal, le cap sur la Porte d’Or.

Durant ce temps, le Diable Volant avaitd’étranges aventures.

Sous un déguisement arrangé à la hâte, composéd’un costume de ville pouvant appartenir à un homme de la classeaisée et sous lequel il espérait passer pour un Japonais fortuné,cherchant gauchement à se familiariser avec les coutumes del’endroit, il surgit d’une misérable taverne des quais et sedirigea d’un pas tranquille jusqu’au sommet de Telegraph Hill defaçon à embrasser soigneusement toute la ville du haut de lacolline ; il lui était, en effet, urgent de savoir lameilleure route à prendre pour s’échapper.

De cette position élevée, il voyait nonseulement une grande partie de la ville, mais aussi la presquetotalité de la baie de San Francisco, et la ligne de côte, et lesvilles et les montagnes se dressant au delà. Son attention fut toutd’abord particulièrement sollicitée par l’« Ibis Bleu »,placé précisément en dessous de lui et qu’il voyait se balancerdoucement sur ses ancres au bas de Lombard Street. À deux milles àl’ouest, il vit les arbres masquant la caserne et la résidence dugénéral commandant de place sur le haut promontoire de Black Point.Ces arbres lui inspirèrent l’idée d’aller demander abri à leurombre, jusqu’à ce que la venue de la nuit lui permît de se frayerfacilement une route le long de la presqu’île de San Franciscojusqu’aux montagnes bleues de San Mateo qu’il apercevait auloin.

Certain que Freeman le ferait rechercher, maissupposant très justement que ces recherches ne dépasseraient pasles limites des docks, il pensait que ce ne serait point malaisé des’échapper.

Ayant maintenant ses renseignements, le Malaisse disposait à descendre le versant nord de la colline, quand ilobserva un inconnu appuyé contre le parapet qui couronnait lahauteur. L’homme semblait le guetter. Ne réfléchissant pas que sonapparence singulière suffisait à légitimer cet examen, des soupçonslui vinrent ; il redouta, bien qu’à tort, d’avoir été suivi,car l’étranger était venu là quelques instants seulement après lui.Affectant un air d’indifférence, il se dirigea, tout en flânant ducôté de l’étranger et, une fois près de lui, avec l’agilité et laférocité d’un tigre, il s’élança et lui plongea la lame d’uncouteau dans les côtes.

L’étranger s’affaissa avec un cri sourd, et leMalais s’enfuit.

Par une curieuse coïncidence, l’inconnu étaittombé devant un trou que la négligence avait laissé creuser par lapluie sous le parapet. Dans les affres de la mort il se débattit etses mouvements désordonnés engagèrent le corps dans l’ouverture.Ceci fait, la pente à cet endroit étant particulièrement escarpée,il roula, et la rapidité de la descente s’accroissant à chaquebond. Sur ce versant escarpé sont assez pittoresquement perchéesplusieurs villas. Mme Armour, propriétaire de l’uned’entre elles, était assise près d’une fenêtre dans une chambre dederrière, occupée à coudre, quand elle fut stupéfaite de voir unhomme voler par sa fenêtre. Il était lancé avec une telle violencequ’il creva la mince cloison qui séparait la chambre d’une piècecontiguë et vint s’affaler masse informe, au pied du mur en face.Mme Armour appela au secours. Il s’ensuivit une grandeperturbation, mais on fut quelque temps avant d’établir unerelation entre la chute du cadavre et le meurtre commis sur leparapet. La police montra cependant beaucoup d’activité et bientôtune douzaine d’agents s’élançaient sur les larges traces que lemeurtrier avait laissées de sa fuite le long de la colline.

Peu de temps après, le Malais se trouvait aumilieu des piles de ballots encombrant le quai septentrional. Delà, ayant repris haleine, il se dirigea d’un pas tranquille versl’ouest, passa derrière un chantier et franchit une petite plage desable, où des mères et des nourrices promenaient des enfants.

Le diabolique esprit du mal qui travaillait lemisérable (et que Rabaya ensuite expliqua par sa possession dutalisman), rendu encore plus audacieux par l’idée que le charme leprotégeait contre tout danger, le poussa à voler un petit réticuleplacé sur un banc près d’une dame bien mise. Il l’emporta, puisplus loin l’ayant ouvert, fut ravi d’y trouver de l’argent et desbijoux. À ce moment, un des enfants qui avait remarqué le vol duMalais, attira sur lui l’attention de la dame.

Elle s’élança à sa poursuite, poussant descris qui eurent tôt fait de vider quelques cabarets voisins peudistants, d’une foule de clients qui coururent sur ses pas.

Le Malais bondissait avec une vitesse quipromettait de laisser loin en arrière tous ceux qui lepoursuivaient, quand, au moment où il passait devant un grandétablissement de bains, un agent ayant tiré sur lui un coup derevolver, la balle le fit tomber sur les genoux.

La foule rapidement l’entoura.

Le criminel réussit à se remettre tant bienque mal sur pied, puis se précipitant férocement sur un individudevant lui, lui plongea son couteau dans le corps, et, reprenant sacourse, disparaissait bientôt dans les ruines d’une vieilleconstruction, située au pied d’un cap de sable, sur le bord del’eau.

On suivit quelque temps sa piste au milieu desruines, grâce aux gouttes de sang qu’il laissait sur son passage,et puis on le perdit. On supposa qu’il avait gagné un vieux moulinde Black Point.

Comme cela se passe chaque fois qu’une foulepoursuit un criminel en fuite, la poursuite était folle etdésordonnée, de sorte que, si le Malais avait au delà des ruineslaissé quelque trace, elle eût été vite effacée par le piétinementde tant de pieds.

Il n’y avait dans la foule qu’un seul agent depolice, mais d’autres mandés par téléphone, accouraient de tous lescôtés. Pendant quelque temps des renseignements confus etcontradictoires déroutèrent les agents, mais ils formèrent bientôtune longue ligne en demi-cercle, allant de North Beach jusqu’à lanouvelle usine à gaz, bien au delà de Black Point.

C’est à peu près à ce moment-là que lecapitaine Freeman leva l’ancre.

Le sommet de Black Point est couronné par degrands eucalyptus que le Diable Volant avait vus du haut deTelegraph Hill. Une haute barrière, qui enclot la maison dugénéral, s’étend tout du long du promontoire jusqu’au bord. Unfactionnaire se promenait de long en large devant la porte desjardins, arrêtant tous ceux qui n’étaient point munis d’unlaissez-passer. Le factionnaire avait vu la foule et dans lelointain avait remarqué les boutons de métal des agents, luisantsous les rayons du soleil couchant.

Le factionnaire se demanda ce qui sepassait.

Tandis qu’il était ainsi occupé, il vit unpetit homme, bronzé, maigre, surgir dans la direction du vieuxmoulin au pied du promontoire.

L’étranger se dirigea droit vers lui.

– On n’entre pas, dit le factionnaire, àmoins d’un laissez-passer.

– D’un quoi ? demandal’étranger.

– D’un laissez-passer, répéta le soldatqui, s’apercevant alors qu’il avait affaire à un étrangerconnaissant mal la langue, s’efforça de lui donner des explicationspar signes, gardant toujours son arme sur l’épaule.

L’étranger, dont les yeux brillants causaientune sensation étrange au factionnaire, fit un signe de tête etsourit.

– Oh ! dit-il, j’en ai un !

Il mit la main à sa poche, tout en s’avançantet en lançant à l’entour un regard rapide.

L’instant après, le soldat s’affaissait, lagorge ouverte.

Le Malais se glissa dans les jardins etdisparut derrière une charmille.

Ce ne fut guère qu’une heure après, lorsquesurvinrent la foule et les agents, qu’on découvrit le cadavre dumalheureux soldat. On sut alors que l’audacieux criminel n’étaitpas loin. Le clairon sonna et les soldats s’élancèrent dans la courde la caserne.

On fouilla tous les coins et recoins.

Il y eut probablement un gros sentiment desoulagement chez plus d’un, quand on annonça que le malfaiteurs’était échappé par eau et que la marée descendante l’entraîneraitrapidement dans le chenal vers la haute mer.

On le voyait distinctement dans un petitcanot, se dirigeant autant qu’il lui était possible au moyen d’uneplanche grossière qui lui tenait lieu d’aviron.

Voici comment s’était effectuée sa fuite.

En entrant dans les jardins, il avait encourant suivi la grille orientale, caché par les arbres, jusqu’àune barrière transversale, séparant les jardins des communs. Ilavait d’un bond franchi cette barrière et là s’était trouvé en faced’un énorme et formidable dogue.

Il avait tué l’animal et cela de la manière laplus hardie, – en l’étouffant. Il y avait des traces d’une longueet terrible lutte entre l’homme et le dogue. La raison probablepour laquelle l’homme n’avait pas, cette fois eu recours aucouteau, se trouvait dans la nécessité où il avait été de réduirela bête au silence et ensuite dans son obligation d’employer lesdeux mains pour conserver l’avantage.

Après s’être débarrassé du chien, le DiableVolant, quoique blessé, avait accompli un exploit digne de sonsobriquet : il avait sauté le dernier mur. Au pied dupromontoire, il avait trouvé un canot amarré par une chaîne à unpoteau fiché dans le sable. Il n’y avait pas d’autre moyen dedétacher l’embarcation que de déterrer le poteau, et c’est cequ’avait fait le Malais en se servant de ses seules mains ;puis, embarquant chaîne et poteau, il avait fait démarrer le canot,en se servant d’une planche trouvée sur la plage, et s’était laisséemporter par la marée.

Quelques instants après on le découvrait dufort, mais il était si loin et on était si incertain de sonidentité que les canonniers hésitèrent à tirer sur lui.

Deux faits dramatiques se passèrent alors.

À l’encontre du canot à la dérive marchait unépais banc de brouillard venant de la haute mer. Le meurtrier sedirigeait droit dessus, pagayant vigoureusement avec le jusant. Sile brouillard l’enveloppait, il se perdrait dans le Pacifique ou sebriserait presque certainement sur les rochers, et cependant ilcourait à cette destinée de toutes ses forces. C’est ce qui toutd’abord convainquit les agents à sa poursuite que c’était bien leurhomme ; aucun autre ne se serait risqué à suivre une route sidangereuse. En même temps, la lunette d’un soldat de marine,dissipa tous les doutes.

On donna l’ordre de tirer sur lui.

Un canon de six gronda et des éclats du canotvolèrent ; mais son possesseur, d’un air de bravadeprovocante, se dressa dans l’embarcation et agita les bras avecdéfi. Le canon de six lança alors un obus à répercussion et aumoment où le fragile canot entrait dans le brouillard, il fut briséen mille miettes.

Quelques-uns des curieux jurèrent positivementqu’ils avaient vu le Malais se débattre dans les flots après ladestruction du canot, avant qu’il fût enveloppé par le brouillard,mais le fait parut invraisemblable. Quelques instants après latranquillité était revenue et les agents avaient regagné leurspostes.

Le second fait dramatique doit, dans unegrande mesure, rester matière à supposition, mais uniquement àcause de la bizarrerie des témoignages.

Le grand canon d’acier, employé au fort pourannoncer le coucher du soleil, perçait de sa gueule noire lebrouillard. L’eût-on, pour tirer, armé d’un boulet ou d’un obus, leprojectile eût été labourer le flanc des collines qui se dressaientde l’autre côté du chenal. Mais le canon n’était jamais chargéainsi : une charge à blanc était suffisante pour lui permettrede remplir sa fonction. Le calibre de la pièce était tel qu’unenfant ou même un homme de petite taille eût pu se glisser dedans,s’il avait osé risquer un jeu aussi dangereux.

Il y a trois faits qui indiquent que le fuyardavait échappé vivant à la destruction de son embarcation et que,grâce au brouillard, il avait pu sain et sauf atterrir sur lesrochers perfides au pied du promontoire hérissé de canons.

Le premier est suggéré par le canonnier qui,ce jour-là, fit partir la pièce, deux ou trois heures après que lecanot du malfaiteur eut été mis en miettes ; encore ce faitn’eût-il dans d’ordinaires circonstances attiré aucune attentionet, en somme, ne s’en vit prêter que longtemps après, quand Rabayadéclara avoir reçu la visite de Freeman, qui lui avait raconté lesdeux autres bizarres coïncidences.

Le canonnier relata que, ce jour-là, lorsqu’iltira le canon, la pièce eut un recul tout à fait inexplicable,comme si elle avait été chargée d’autre chose que d’une simplecartouche à blanc. Mais il avait lui-même chargé la pièce et étaitcertain de n’avoir rien glissé d’autre dans le canon. À l’époque ilse déclarait parfaitement incapable d’expliquer le recul quis’était produit.

C’est à Rabaya que je dus de connaître lesecond fait.

Freeman lui conta que dans l’après-midi de cemême jour, comme il se faisait remorquer, il avait rencontré unépais brouillard, au moment où quittant la baie il entrait dans lechenal. Le remorqueur n’avançait que lentement. À l’instant où sonbrigantin arrivait à la hauteur de Black Point, il entendit gronderle canon annonçant le coucher du soleil et, immédiatement aprèsd’étranges débris s’abattirent sur le bâtiment, placé exactementdans le plan vertical de la portée du canon. Il avait navigué surbien des mers et vu bien des genres de pluies, mais celle-cidifférait de toutes les autres. Des fragments d’une substancecollante tombèrent sur le pont et s’accrochèrent aux voiles et auxvergues. On eût dit de la chair coupée en lambeaux menus, mêlée àdes parcelles d’os broyés, avec ici et là un bout d’étoffe. Cesfragments qui rappelaient donc les chairs, étaient d’un rougenoirâtre et sentaient la poudre. Cette pluie donna au capitaine età son équipage la chair de poule et les fit trembler ;l’équipage fut même déprimé, au point que le capitaine Freeman dutavoir recours à une exceptionnelle sévérité pour réprimer unemutinerie, tant les hommes avaient peur de se risquer en mer sousun si terrible présage.

Le troisième fait n’est pas moinssingulier.

Tandis que Freeman arpentait le pont ets’efforçait de rassurer son équipage, il heurta du pied un petitobjet métallique, tout barbouillé, gisant sur le pont. Il leramassa et constata qu’il avait aussi une odeur de poudre. L’ayantnettoyé, quelle ne fut pas sa stupéfaction de constater que c’étaitprécisément le talisman que, ce même jour, il avait acheté àRabaya. Il se refusa à croire que c’était bien le même, tant qu’iln’eut pas cherché l’autre et découvert qu’il lui avait étéréellement volé.

Il suffit d’ajouter qu’on ne revit jamais leDiable Volant.

DEUX HOMMES SINGULIERS

Le premier était un vigoureux Italien, au cheftoisonné d’une dense broussaille de cheveux noirs rebelles.

Voici quelles circonstances avaient abouti àson engagement dans la troupe du Grand Musée Oriental sous ladénomination du « Merveilleux Sauvage au nez huppé,Hoolagaloo, capturé dans l’île de Milo, mer Égée, après une luttedésespérée » :

Il était bûcheron, doué d’une forceprodigieuse et d’un caractère violent. Un jour, dans la montagne,il se prit de querelle avec un camarade et ils en vinrent auxmains. L’Italien dut alors faire près de douze kilomètres à piedpour se rendre chez un chirurgien et lui réclamer des soins dont ilavait le plus urgent besoin. Quand il se présenta devant lui, ilavait la figure enveloppée de linges trempés de sang.

Il commença par farfouiller dans ses pocheset, ne trouvant pas ce qu’il cherchait, sa physionomie trahitl’anxiété la plus vive.

– Qu’y a-t-il ? demanda lechirurgien, et que diable cherchez-vous ?

L’homme se découvrit la bouche et d’une voixqui résonna comme un ophicléide, répondit :

– Mon nez.

– Votre nez !

– Oui. Je croyais l’avoir apporté, maisje ne le trouve plus.

– Votre nez dans votre poche !

– Sais plus… l’aurai perdu. Je me suisbattu avec un camarade, il m’a coupé le nez.

Le chirurgien l’assura que le nez coupén’aurait servi de rien.

– Mais je veux un nez ! glapitl’homme avec désespoir.

Le chirurgien lui affirma qu’il pourrait luien fabriquer un nouveau et l’homme parut fortement soulagé. Leretrait des linges révéla qu’une partie considérable du nezmanquait. Le chirurgien se mit alors à procéder à l’opérationfamilière de la rhinoplastie : cette dernière consiste à faireune incision en forme de V dans la peau du front immédiatementau-dessus du nez, à la détacher et à la ramener, en lui faisantfaire un demi-tour de façon à garder l’épidémie en dehors, pour enrecouvrir l’appendice nasal. Au cours de cette opération, il fitune intéressante découverte. Les dimensions du nez étaientconsidérables et le front bas, si bien que, pour assurer au segmentune longueur suffisante, il lui fallait empiéter sur le cuirchevelu. À cela point de remède, et ce fut avec quelqueappréhension que le chirurgien lui rasa une partie des cheveux ets’acquitta ensuite de sa tâche, qui d’ailleurs réussitadmirablement.

Avec le temps, pourtant, les craintes duchirurgien se réalisèrent.

À l’entour du bout du nez pointa une largerangée de cheveux noirs. Lorsque la peau se trouvait dans saposition normale au-dessus du front, les cheveux sur le bordpoussaient du haut en bas, mais comme dans sa position nouvelle, lapeau avait été renversée, les cheveux, bien entendu, poussèrent debas en haut, se recourbant légèrement vers les yeux. Ce donnait aubûcheron un aspect grotesque et hideux ; il entra en fureur.Le chirurgien, homme d’esprit prompt et, de plus, soucieux del’intégrité de son système osseux, le présenta au signorCastellani, directeur du Grand Musée Oriental et ce digneentrepreneur aussitôt l’enrôla dans sa troupe.

C’est ainsi que notre homme était devenu l’unedes plus grandes merveilles du monde.

Entre autres camarades dans la troupe, notrehomme comptait la Femme Coupée qui, en apparence, n’existait plusque jusqu’à la taille, et la remarquable Femme Tatouée, arrachéeaux mains de pirates chinois dans la mer des Célèbes, d’autresencore. Ces camarades connaissaient notre homme au nez huppé sousle nom de Bat, qu’on supposait être un diminutif deBartolommeo.

Le deuxième homme singulier dont s’occuperanotre histoire, était un petit individu de constitution délicate etd’humeur douce qui, n’ayant pas le sou, gagnait sa vie en écrivantdans les journaux. C’était un ami du signor Castellani et cet amidu patron entretenait les meilleures relations avec les« sujets » de ce dernier. Mais comme notre récit a pourbut de conter les petits secrets du Musée, il nous faut expliquerque Mlle Zoé, la Femme Coupée que l’affiche annonçaitcomme le Merveilleux Phénomène Français, était de la part du jeunehomme l’objet d’une réelle et très profonde admiration. Dans la vieprivée, elle portait le nom de Maggie (à l’origine trèsvraisemblablement Marguerite) et elle était l’unique fille etl’orgueil de Castellani. Zoé était jolie, avait les joues roses etun petit nez moucheté de taches de rousseur. Notre publiciste sansle sou, s’appelait Sampey.

Or Sampey était, en secret, amoureux deZoé.

En tant que Femme Coupée, les devoirsprofessionnels de Mlle Zoé n’allaient pas sans quelquemonotonie. Elle avait donc de multiples occasions d’observer et deréfléchir ; elle était de plus jeune et appartenait au sexeféminin ; aussi rêvait-elle !

Ce qu’elle observait le plus, c’étaient lesyeux. Ces yeux qui la regardaient, tandis qu’elle se balançaitdoucement sur son petit plateau devant le public aux heures desreprésentations. Sa baraque dorée était très achalandée, car elleétait jolie et les bonnes âmes plaignaient fort la bonne créaturede s’arrêter ainsi à la taille ! Mais loin d’être déprimée parl’apparente absence de cette partie de son corps qu’eût dû dominersa ceinture d’or à l’étincelante boucle de diamant, elle étaitenjouée et chantait parfois une courte chanson. La séduction de sesmanières, la douceur de sa voix, la rondeur de ses bras et de sesépaules avaient conquis le cœur de Sampey et lui inspiraient unzèle d’autant plus grand à trouver des noms dont Castellani dotaitses « sujets ».

Sa bonne fortune fit tourner la tête àHoolagaloo. Parce qu’il était monstrueux, il s’imagina être grand.Il devint arrogant et présomptueux. Lui aussi, il aima Zoé.

Ainsi s’établit une rivalité entre Sampey etl’Homme Sauvage de l’île de Milo.

Qu’en pensait Zoé ? Lequelaimait-elle ? – ou même en aimait-elle un ? Observatriceet réfléchie, elle rêvait. Mais comme elle ne voyait que des yeux,c’est seulement d’yeux qu’elle rêvait.

– Ah ! soupirait l’innocente jeunefille, plût au ciel que je puisse trouver dans la réalité les yeuxde mes rêves. Dire que sur tant d’yeux qui me fixent dans mabaraque, je n’ai pas encore rencontré les yeux de mes rêves !Des bleus, des bruns, des noirs, des gris, j’en vois de toutes lesnuances et ceux que je désirerais tant voir ne sont pas venusencore ! Ils sont si ordinaires ceux que je vois, si communsceux qui les possèdent. Je suis certaine que seuls des princes, deschevaliers et des héros peuvent avoir ces yeux qui me sourient dansmon sommeil. Je suis certaine aussi que ces yeux viendront à moi unjour et qu’à ce signe je connaîtrai mon héros, mon maître, monamour !

Un jour, elle en toucha prudemment un mot àl’Homme Sauvage de Milo, un grossier éclat de rire fut toute laréponse qu’elle en tira, mais il comprit qu’il avait fait une fauteet l’embrassa. Il lui mit ainsi dans les yeux, dans ses jolis yeuxbleus, les cheveux de son nez huppé, et elle frémit.

Elle s’en ouvrit alors à Sampey qui étaitréfléchi, prudent et froid. Il écouta, surpris, mais attentif.Quand il eut retrouvé toute sa présence d’esprit, gravement ildemanda :

– Maggie, ces yeux que vous voyez dansvos rêves, est-ce leur couleur particulière ou leur expression quivous attire ?

– Leur couleur, répondit-elle.

– Quelle est-elle ?

– Une douce, pâle et limpide couleurd’ambre.

Et elle dit cela si innocemment, sisérieusement, si doucement aussi, qu’il ne put douter ni de sasincérité ni de sa raison. Ce lui fut un coup terrible que cetaveu.

Néanmoins, il se mit l’esprit à la torture.Méditant, analysant, fouillant les moindres recoins du magasin deses ressources mentales, il lutta avec le courage du désespoir.Bientôt une brillante lueur d’intelligence, descendue on ne saitd’où, éclaira sa physionomie inquiète. Cette lueur grandissant peuà peu, augmentant en éclat, illumina bientôt toutes ses facultés etfinalement, lui montra la route à suivre pour devenir l’un des deuxhommes singuliers de ce récit.

– Je vois, dit-il, essayant de masquerl’air de triomphe de son visage, que vous n’avez pas complètementapprofondi le problème des yeux. C’est vrai, seuls les héros ontdes yeux couleur d’ambre. Mais ces yeux sont le symbole del’héroïsme dont les marqua le ciel, et bien qu’un homme puisse nepas avoir donné des preuves d’héroïsme, dès que l’essence d’unvéritable héroïsme est en lui, ses yeux, sans qu’il se rende comptedu fait, prennent la nuance ambrée entrevue dans vos rêves.Parfois, dans le développement de cet esprit d’héroïsme, cettecouleur n’est encore que transitoire ; mais avec le temps elledoit devenir permanente. Maggie, ces rêves révèlent votre destinée.Vous devez épouser un héros et quand il viendra vous lereconnaîtrez à l’ambre de ses yeux.

En disant ces mots, Sampey poussa un longsoupir, car Maggie, attentive, interrogeait ses yeux gris.

Comment ? Dans son aveugledésintéressement se sacrifiait-il donc aux caprices d’une jeunesotte ? Mais alors, que signifiaient la légèreté de sadémarche et la joie de son sourire, dès que celle-ci fut hors devue ?

Mlle Zoé, la Femme Coupée, certainsoir, une semaine ou deux après cet entretien, balançait sademi-personne et chantait sa petite chanson, tout comme ellechantait et se balançait les soirs précédents. Écarquillés par lasurprise, des yeux de toutes sortes la contemplaient, quand soudainson petit cœur fit un bond. Là, devant elle, la considérant avecune tendresse infinie, se trouvait un couple divin d’yeux d’unedouce, pâle et limpide couleur d’ambre ! (Une femme dans lepublic aperçut par hasard, elle aussi, cet extraordinaire spectacleet en fut tellement effrayée qu’elle s’évanouit, croyant avoir vuun cadavre).

Les yeux ambrés aussitôt disparurent, avecleur propriétaire, un certain Sampey. Mais un petit cœur angoissédans un corps rond et potelé l’avait reconnu, savait que c’étaitlui, savait par conséquent que son promis était venu et, ce quiétait le plus extraordinaire, sous les traits du conseillerlittéraire de son père ! Quel choc pourtant, quand, lelendemain, le héros de ses rêves vint à elle avec ses yeux grispâle de tous les jours, un peu bavochés et tant soit peuhumides !

– Sampey ! s’écria-t-elle,consternée, violemment précipitée du ciel.

– Maggie !

– Vos yeux hier soir… Vous étiez alors unhéros ; mais aujourd’hui…

– Un héros ! répéta naïvementSampey.

– Mais oui ! Hier soir, vous aviezdes yeux ambrés… de si beaux yeux… les yeux du héros de mesrêves !

– Ma chère enfant, bien certainement vousavez rêvé.

– Oh, que non ! Je les ai vus !Comme mon cœur a bondi !… Je vous ai reconnu… je vous aireconnu… et vos yeux étaient couleur d’ambre !

Sampey sourit tristement, non sans quelquecomplaisance, puis dit avec une grande modestie :

– Je ne puis mettre en doute ce que vousme dites, ma chère enfant, mais, je vous l’assure, j’étais bieninconscient de la couleur ambrée de mes yeux. Je voudrais qu’il mefût permis de vous avouer, combien mon âme a récemment été remuéepar d’étranges sollicitations d’héroïsme, mais ce serait me vanteret le véritable héroïsme est modeste toujours. Cependant, je nedois pas être surpris que vous en ayez découvert la marque réelleavant que j’en aie même soupçonné l’existence. Mais telle est,chère enfant, le signe distinctif d’un vrai héros, il ignore sonpropre héroïsme.

Il lui prit la main d’un air langoureux et lapressa. Elle rougit et s’enfuit.

Le signor Castellani était riche, mais n’enétait pas moins resté homme d’affaires. Sa fille n’épouseraitjamais qu’un homme ayant assez d’argent pour garantir son mérite.Avec une perspicacité rare chez un homme, il avait remarquél’admiration de nos deux hommes singuliers pour sa fille. Or, Batétant un « sujet » rare, se faisait rapidement un sac,tandis que Sampey n’était qu’un misérable publiciste. Castellanisentit le besoin d’un associé. Pourquoi cet associé ne serait-ilpas un gendre ? À ce point de vue, certes, Bat était autrementappréciable que Sampey !

Sampey était un malin et Bat était un niais.D’autre part, Bat était hardi et Sampey était timide. Bat avait lecourage de la brute. Sampey savait qu’il était certains moyensd’effrayer des brutes courageuses. Il se prépara à la lutte.

Il se rendit un jour au Musée entre deuxreprésentations et eût vite trouvé l’Homme Sauvage de Milo. Cedernier ayant des loisirs fumait une cigarette dans un cointranquille et sa fumée s’enlevait en spirales gracieuses au-dessusde la huppe de son nez. Sampey était plus pâle qu’à l’ordinaire etun brin tant soit peu nerveux, car le but de sa visite n’allait passans être hasardeux. Bat, qui se trouvait être de joyeuse humeur,le salua le premier :

– Hé ! appela-t-il.

Sampey se dirigea droit vers lui.

– Vous aimez la baraque, hein,Samp ? Vous venez tous les jours. Bon endroit, hein,Samp ?

– Très bon endroit, Bat, répondittranquillement Sampey, qui s’efforçait de paraître indifférent touten fouillant nerveusement dans sa poche.

– Le signor Castellani est un grandhomme, un brave homme, un excellent homme. Vous l’aimez ?

– Beaucoup.

Les manières de Sampey étaient bizarres.

Les yeux de Bat brillèrent d’un éclatdangereux.

– Vous aimez la fille aussi, hein,Samp.

– La… oh !… la Femme Tatouée ?Oui, beaucoup certainement.

– Ah, finaud de Samp ! Je parle dela petite demoiselle potelée… de Maggie.

– Oh ! Maggie ? La fille deCastellani ?

– Oui.

– Ma foi, je ne la connais pasautant.

– Vous ne connaissez pasMaggie ?

L’œil de Bat devenait dangereusement farouche.Il quitta son attitude de repos, se raidissant et gonflant sesmuscles.

– Vous ne connaissez pas, Maggie !répéta-t-il, vous croyez donc que je suis si aveugle. Vous aimezMaggie ! Vous voulez l’épouser ! Vous la jugez riche, uneproie. Vous n’êtes qu’un misérable sournois !

Et Bat, qui peu à peu s’était échauffé, lançalà-dessus un éloquent juron italien.

Pour Sampey, c’était l’instant propice.

Les deux hommes étaient seuls : Batfurieux et mordu par la jalousie, Sampey craintif, mais résolu. Labrutalité contre l’intelligence, la force dogue luttant avec uneloutre, un coq de combat avec un hibou.

Sampey fit semblant d’avoir par accidentlaissé tomber quelque objet. Il se baissa pour le ramasser etquelques secondes s’écoulèrent avant qu’il feignit l’avoirretrouvé. Tout en le cherchant, il s’était rapproché de Bat etlorsqu’il se redressa, leurs deux visages se trouvèrent tout prèsl’un de l’autre. Alors, soudain il leva les yeux et les fixahardiment sur ceux de l’Homme Sauvage de Milo.

Bat, pendant ce temps, avait continué soninjurieuse tirade dans le but très évident de provoquer au combatle paisible publiciste. Mais quand Sampey leva les yeux et l’eutregardé de son regard particulier, Bat un instant le considéra avecune stupéfaction muette, puis, le visage livide, se recula, enpoussant une exclamation de terreur :

– Santa Maria !

Une demi-minute il contempla, épouvanté, lespectacle qu’il avait devant lui, la bouche ouverte, les yeuxfixes, fasciné, frappé de stupeur, consterné. Sampey, si paisible,Sampey aux yeux de colombe, était transformé. Ce n’étaient plus sesyeux gris habituels, si connus de Bat, ce n’étaient pas les yeux àla douce couleur d’ambre qui avaient fait battre le cœur de lapauvre Zoé, non, Sampey considérait sa victime avec des yeux d’unrouge farouche et révolutionnaire !

Bat, dont l’insolence était maintenant tombée,se sauva. Il raconta son merveilleux récit. Castellani, auxoreilles de qui il était enfin parvenu, fronça le sourcil, pensantque Bat était pris de boisson. La Femme Tatouée éclata de rire. Zoés’étonna et resta troublée, mais, ce soir-là, devant la rampe de labaraque dorée, vers la fin du spectacle, avant que se fermât lerideau, elle aperçut son héros qui la contemplant tendrement avecdes yeux d’une douce, pâle et limpide couleur d’ambre. Après cela,elle s’endormit d’un sommeil calme et profond.

Quand Sampey vint le lendemain rendre savisite quotidienne au Musée, tous les « sujets » leconsidérèrent avec une réelle curiosité. Castellani sans ambageslui demanda ce que valaient ces histoires de Bat. Sampeys’attendait à la question et il était prêt à y répondre.

Après avoir fait jurer le secret le plusabsolu au forain, il lui confia :

– J’ai fait une grande découverte, danstous les détails de laquelle il m’est impossible d’entrer. Qu’il mesuffise donc pour aujourd’hui de vous dire qu’après des annéesd’expériences scientifiques, j’ai appris le secret de changer à mongré la couleur de mes yeux.

Il dit ceci très simplement, comme inconscientqu’il annonçait là l’une des choses les plus extraordinairesauxquelles les siècles eussent donné naissance.

Mais Castellani était à peindre.

Une grande secousse, ressemblant à une attaqued’apoplexie, paraissait avoir ébranlé tout son système. Étant hommed’affaires et particulièrement madré, il retrouva vite tout sonsang-froid et du ton le plus indifférent fit remarquer qu’unindividu qui pourrait à son gré changer la couleur de ses yeux,devrait vraisemblablement, s’il était convenablement lancé, tirerd’incontestables profits d’un semblable talent, puis il offrit àSampey quarante dollars par semaine pour figurer parmi ses sujetsdu Grand Musée Oriental. Sampey savait que le salaire de l’HommeSauvage de Milo s’élevait à deux cents dollars par semaine (sommequi, bien qu’élevée, était bien gagnée, vu que chacun avait ledroit de tirer sur la huppe de son nez pour s’assurer qu’ellen’était pas postiche) ; il demanda du temps pour réfléchir àcette offre splendide qui représentait pour lui une fortune.

Il avait la certitude de perdre Zoé, dèsqu’elle apprendrait que ses yeux couleur d’ambre n’étaient pointréellement les yeux d’un héros. Il se rendit chez un forain retirédes affaires et lui demanda quel salaire pouvait exiger un homme aunez huppé et un homme qui, à son gré, pouvait changer la couleur deses yeux.

Le forain répondit :

– J’ai vu l’homme au nez huppé deCastellani. Il gagne chez lui deux cents dollars par semaine. C’estbien payé. Si vous m’amenez un homme, pouvant à son gré changer lacouleur de ses yeux, je lui donne mille dollars par semaine et jereprends ma profession.

Sampey ne put de la nuit fermer l’œil.

Pendant ce temps, un changement s’étaitproduit chez Zoé : elle était subitement devenue pluscharmante que jamais. Elle avait visiblement grandi en gentillesseet en douceur et se montrait si bonne, si affable pour tous, ycompris l’Homme Sauvage de Milo (qu’elle avait jusque-là évité parpeur instinctive) que Bat reprit courage et jura de la conquérir,quand il devrait pour y arriver traverser un fleuve fait du sang deSampey. Or, notez ceci : il ne faut jamais trop faire fondssur la condescendance qu’une femme vous montre, il se peut que celaprovienne de son amour pour un autre.

Zoé était naïve, honnête et confiante. À lanaïveté se mesure la force de la foi. C’est son absurdité qui faitle charme de la foi. Zoé croyait en Sampey.

Sampey, soudain devenu étonnamment hardi etplein d’assurance, fit connaître à Castellani ses conditions,partage égal des bénéfices, et Castellani, en dépit de ses jurons,de ses menaces et de ses fanfaronnades, dut les accepter. Du coup,Sampey se trouvait riche. Castellani, de nouveau excessivementgracieux et aimable dès que fut signé le traité, invita Sampey à undîner intime dans ses appartements privés pour célébrer leurrécente association et, quelques instants après, Castellani, Zoé etSampey se trouvaient réunis autour d’un délicat repas. Zoé étaitéblouissante de grâce et de beauté, mais entre elle et Sampey semanifestait une certaine gêne. À un moment, elle laissa tomber saserviette et Sampey la ramassa ; accidentellement sa mainfrôla l’une des mignonnes pantoufles de Zoé et ce fut pénible devoir le pourpre de ses joues.

Tandis qu’ils étaient ainsi occupés, Bat, sanscérémonie, fit irruption dans la pièce, le visage enflammé, unéclair de triomphe dans les yeux. Il tenait à la main un petitcoffret qu’il leur mit grossièrement sous le nez. À cette vue,Sampey pâlit affreusement et se recula, impuissant à se mouvoir ouà parler.

– Je le tiens, le coquin ! cria Bat,menaçant du doigt Sampey tremblant, je l’ai surveillé : je letiens, le coquin ! Il ne vous a joué que de vilainstours !

L’Homme Sauvage de Milo plaça le coffret surla table et en souleva le couvercle. À l’intérieur apparut unemultitude de menus objets en forme de coupe et en verre blancopaque, chacun marqué au centre d’un anneau de couleur encerclantun espace de verre transparent ; la variété de la couleur desanneaux était considérable et ces menus objets étaient accoupléspar paires suivant leur couleur. Le coffret renfermait encore unefiole avec « cocaïne » sur l’étiquette et un petitpinceau de poils de chameau.

– Vous me regardez, reprit Hoolagalootrès excité. Eh bien, je me changerai la couleur de mes yeux toutcomme ce coquin de Samp.

Là-dessus, il trempe le pinceau dans la fioleet s’appliqua de son contenu sur les yeux, puis il prit deux descurieuses petites coupes de verre et se les glissa, l’une aprèsl’autre, par-dessus la prunelle sous la paupière, où elless’adaptèrent admirablement. C’étaient des yeux artificiels ques’était fait faire Sampey pour se couvrir ses prunelles naturellesselon les circonstances. Bat prit une attitude théâtrale ethurla :

– Diavolo !

Par un étrange hasard il avait pris deux yeuxqui n’étaient point appareillés. L’un de ses yeux était d’unedouce, pâle et limpide couleur d’ambre, l’autre d’un rouge faroucheet révolutionnaire. Ces yeux, joints à son nez huppé et à sonattitude tragique, lui donnaient un air si grotesque, si hideux,que Zoé, après s’être brusquement levée et avoir battu l’air de sesbras, tomba évanouie dans les bras de Sampey.

Bat dévorait des yeux son rival ;Castellani était abasourdi. Bientôt avec sa présence d’esprit,Sampey retrouva vite toute son assurance.

– Eh bien, lança-t-il avec mépris,serrant plus étroitement Zoé contre lui et la soutenant avec unetendre sollicitude. Eh bien, et après ?

Son insolence irrita Hoolagaloo.

– Comment, et après ? SantaMaria ! Misérable ! Ah ! Ah ! Elle ne vousépousera plus !

Sampey très délibérément écarta Zoé, demanière à prendre sa montre et, après en avoir un instant, trèscalme, considéré le cadran, il déclara :

– Voilà juste trente heures que Maggie etmoi, nous sommes mariés.

Ce fut un coup d’assommoir pour l’HommeSauvage.

Castellani, après un rude combat mental,s’était rendu compte de la situation ; alors, avec son égalitéd’âme habituelle et son air d’autorité bien connu, ilintervint :

– Ah ça, qu’est-ce que tout ce tapage,dites-moi ? Voulez-vous perdre votre situation, maîtreBat ? Sachez que mon gendre est aussi mon associé et,rappelez-vous, maître Bat, qu’il commande ici au même titre quemoi ?

Ce fut là le coup de grâce pour l’HommeSauvage de Milo. Il sortit en trébuchant, se rasa le nez, achetaune cognée et s’enfuit dans la montagne couper les arbres, laissantl’Homme Mystérieux aux yeux de spectre devenir le plus heureux desmaris et le plus prospère des « sujets » et des forainsde ce monde.

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