Les-Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille – Tome I

II. – UNE REDINGOTE À DEUX.

Robert s’était recueilli un instant.

– Suis-moi bien, dit-il d’un tontrès-froid et en sablant son vin de Nantes à petites gorgées. Il ya ici un jeune homme fort riche et de bonne maison qui voyage avecson domestique.

– Où ça ? demanda Blaise dont leregard fit ingénument le tour de la chambre.

– Ne te donne pas la peine de chercher,répliqua l’Américain. Le jeune homme riche et son domestique, c’esttoi et c’est moi.

– Ah !… fit l’Endormeur dont labouche large resta entr’ouverte.

– Nous n’avons qu’un habit, poursuivitRobert en forme d’explication ; et il faut pouvoir seprésenter si l’on veut faire quelque chose…

– C’est juste, dit l’Endormeur quientrevoyait vaguement l’idée de son camarade ; mais c’est queça peut durer longtemps, et une fois la comédie entamée, nous nepourrons plus changer de rôle comme par le passé.

Blaise faisait ici allusion aux règleséquitables et fraternelles qui régissaient l’association. Ilsavaient quitté tous les deux Paris, où leur industrie subissaitpeut-être une de ces crises qui jettent périodiquement sur laprovince une nuée de bons garçons de leur sorte. On leur avaitparlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi antique, où ladéfiance n’a point encore pénétré. Ils étaient venus l’esprit toutplein de pensées de conquête, comme Pizarre ou Cortès à la veillede vaincre Montézume ou les Incas. Mais de Paris à Redon la routeest longue, et ils s’étaient arrêtés plus d’une fois en chemin. Onavait fait argent de tout.

Depuis que le dernier habit avait été vendupour subvenir aux frais du voyage, les deux compagnons separtageaient loyalement les bénéfices de la redingote. Chacun avaitson jour pour porter les bottes presque neuves, le chapeau noir etle reste du costume bourgeois. Le lendemain venaient les grossouliers invalides, la blouse et la casquette.

Robert mit son verre vide sur la table.

– Il s’agit d’une fortune ! dit-ilsans élever la voix, mais avec emphase ; voilà des moisentiers que j’arrange tout cela dans ma tête. J’aime à mûrir unprojet, vois-tu bien, et si nous n’étions pas au bord du fossé,j’attendrais volontiers encore…

– Quant à cela, interrompit Blaise, moij’aime assez à faire les choses en deux temps ; mais reste àsavoir qui sera le maître et qui sera le domestique…

L’Américain plongea sa main sous sa blouse etramena un jeu de cartes dont la couleur annonçait un fort longusage.

– On peut jouer ça, dit-il.

L’Endormeur regardait avec une certainedéfiance les doigts de son compagnon, qui mettait à brouiller lescartes une surprenante agilité.

– Hum !… fit-il en secouant latête ; c’est que tu joues diablement bien,M. Robert !

Celui-ci cessa de mêler son paquet decartes.

– Il y a un autre moyen,murmura-t-il ; partageons et séparons-nous !

Blaise fronça le sourcil et ne réponditpoint.

– Mais, surtout, décidons-nous !reprit l’Américain d’un ton délibéré. Tu pourras m’être fort utile,sans doute ; mais en somme, je ne sais pas encore àquoi !… Pas de surprise !… si l’affaire ne te va pas, jete rends ta parole !

– Bien obligé ! grommelaBlaise ; j’aime mieux jouer.

– Réfléchis bien !… Il ne s’agit nid’un jour ni d’une semaine… ça peut durer longtemps, comme tu dis,et une fois l’affaire lancée, je le répète, gare à quireculera !

– Mais, objecta l’Endormeur, le perdantne sera domestique que pour la montre ?

– Pas tout à fait !… Assurément,dans le tête-à-tête, nous resterons deux bons amis comme autrefois…mais, pour tout ce qui regarde l’affaire, il faudra que le maîtrepuisse commander et que le domestique obéisse.

– Diable !… fit Blaise en segrattant l’oreille.

– Quant à la conduite à tenir devant lesétrangers, je n’ai pas besoin de t’en parler…

– Sans doute…

– Tant que durera l’affaire, depuis lepremier jour jusqu’au dernier, respect et obéissance !

– Mais, dit Blaise, en définitive,combien de temps ça pourrait-il se prolonger ?…

– Je n’en sais rien.

– Un mois ?

L’épaule de l’Américain eut un mouvementsignificatif.

– Six mois ? reprit Blaise ;pas possible !

– Six mois… un an… deux ans, répliquaRobert ; on ne peut rien préciser.

– Ah çà ! s’écria Blaise en fixantsur lui ses gros yeux bleus, tu es donc bien sûr de gagner lapartie ?

Un imperceptible sourire releva la lèvre del’Américain, qui retint sa réponse durant deux ou troissecondes.

– J’y compte, dit-il enfin d’un ton depersuasive franchise. Pourquoi m’en cacherais-je ? Mais quandje devrais perdre dix fois, j’engagerais encore la partie…Qu’est-ce qu’un an ou deux de travail et de peine ?… et lemaître, d’ailleurs, n’aura-t-il pas plus de mal que ledomestique ?… Vois-tu, je sens que je ne suis pas à ma placedans cette vie d’aventures… J’ai des goûts honnêtes et paisibles…Je regarde le but avant de mesurer l’épreuve… Que diable ! mongarçon, il faut un peu de philosophie ! Quand on a laperspective de mourir de faim un jour ou l’autre, on ne raisonnepas comme un millionnaire… Je n’ai rien, et je me demande ce que jene ferais pas pour avoir quelque chose.

L’Endormeur approuva du bonnet.

– Je ne suis pas un voleur, moi, repritRobert qui s’animait en parlant. J’ai l’ambition d’être un hommed’esprit et de ressources, voilà tout !… Avec cela et ducourage, on trouve toujours un petit trou par où passer… On cherchelongtemps ; les sots vous accusent d’être unsonge-creux ; puis l’occasion arrive, et vogue lagalère !

– Ça peut avoir son bon côté, ditBlaise.

– Qu’importe un an ou deux ?poursuivit encore l’Américain. Nous sommes jeunes, et, pour mapart, quand le tour sera fait, je n’aurai pas même l’âge d’êtreélecteur.

– Électeur !… répéta Blaise.

– Oui, je pense un peu à la politique…Mais c’est une autre histoire… Y sommes-nous ?

– Donne les cartes, répliqua l’Endormeurnon sans un reste de répugnance ; et fais attention que tu nejoues pas contre un bourgeois !

L’Américain lui jeta le paquet de cartes d’unair superbe.

– Donne toi-même, dit-il, si tu aspeur.

Et pendant que Blaise mêlait, ilajouta :

– C’est bien entendu, n’est-cepas ?… Nous savons ce que nous jouons.

– Pas trop, repartit Blaise, et il fautêtre bien bas percé pour risquer comme ça un an ou deux de sa vie,sans être sûr…

– Deux ans ou plus, interrompitRobert ; je vois que tu comprends parfaitement notrepartie.

– Quel jeu ?… demandal’Endormeur.

– Celui que tu voudras.

– C’est que tu les sais tous tropbien !…

– Tu peux en inventer un nouveau.

Blaise réfléchit un instant.

– Eh bien, reprit-il, je vais donner septcartes sans atout, et celui qui fera le moins de levées auragagné.

– Convenu !

L’Américain coupa sans avoir l’air d’ytoucher, et Blaise fit les jeux.

Les quatorze cartes tombèrent l’une aprèsl’autre ; Robert avait trois levées et l’Endormeur quatre.

– Tu as triché ! s’écria ce dernieren frappant son poing contre la table.

Robert repoussa les cartes.

– J’ai joué franc jeu, répondit-il, et jevais te dire pourquoi… Il m’était indifférent de perdre ou degagner, parce que, dans notre affaire, le métier de maître seratrès-difficile… Je ne t’aurais pas donné trois jours pour medemander à changer de rôle !… Allons, mon fils,déshabille-toi !

Ce disant, l’Américain ôta sa blouse, sonpantalon et ses vieux souliers.

Blaise ne se pressait point.

– J’ai froid…, dit Robert. Ce seraitdommage de casser les vitres entre vieux amis !…

L’Endormeur était d’une force musculaireévidemment supérieure ; cependant cette menace détournée fitquelque effet sur lui, car il se prit à dépouiller lentement soncostume fashionable.

Robert chaussa les bottes avec un évidentplaisir.

– Te voilà bien malade ! disait-ilen activant sa toilette ; tu vas être bien logé, bien nourri,bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant… car nouspartagerons en frères.

– Et si tout ça tombe dans l’eau ?…soupira Blaise.

Robert passait la redingote.

– Écoute, dit-il en jetant un coup d’œilau petit miroir qui pendait au-dessus de la cheminée ; çacommence bien, et j’ai tant de confiance que je te promettraispresque de te servir, à mon tour, si tu n’es pas content aprèsl’affaire faite !…

– Promets, dit Blaise.

– Eh bien, soit.

– Le même temps que je t’auraiservi ?…

– Le même temps.

– Je te préviens, M. Robert, que jen’oublierai pas cela !… Maintenant, explique-toi en grand, etplutôt deux fois qu’une, car du diable si je devine la fin de lafarce !

L’échange des costumes était accompli ;et, en vérité, les choses semblaient ainsi bien plus logiquementarrangées. Chacun des deux compagnons était désormais à saplace : l’Américain avait l’air d’un monsieur dans toute laforce du terme, et la blouse allait à l’Endormeur comme ungant.

– Ça s’expliquera de soi-même, réponditRobert, et dans un quart d’heure tu en sauras tout aussi long quemoi ; mais, avant tout, il nous reste quelques petits détailsà régler… D’abord, tu as trop d’esprit pour prendre la chose enmauvaise part, j’aimerais à te voir mettre de côté cette habitudeque tu as de me tutoyer…

– Ah ! fit Blaise.

– Mesure de prudence, tu m’entendsbien ?… Ça pourrait t’échapper devant le monde.

– On te dira vous,M. Robert !

– À merveille !… À présent ce nom-làlui-même ne me convient plus guère… Quand on est né un peu, on nes’appelle pas Robert ; il faut prendre carrément son rang dansle monde… Voyons parmi mes anciens noms… À Londres, je m’appelaisRobert Wolf.

– C’est trop goddam ! ditBlaise.

– En Italie, on m’appelait Gaëtano.

– C’est trop ténor !

– À Vienne, Belowski…

– C’est trop bottier !… Quediable ! je veux au moins être le valet d’un hommed’importance… Appelle-toi le baron de quelque chose.

– Peuh ! fit l’Américain, on meprendrait pour un sous-préfet de l’empire… Et puis les titres sontbien usés !… Je m’appellerai tout bonnement M. Robert deBlois… C’est simple et ça sonne la noblesse historique… Encore uncoup, ami Blaise, et puis nous allons commencer !

Il versa deux amples rasades et leva son verrecomme s’il allait porter un toast.

Ses yeux se fixaient à travers les carreaux dela fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les campagnes de laLoire-Inférieure qui s’étendaient, à perte de vue, au delà de laVilaine. Le soleil d’automne, à son déclin, jetait sa lumièrerougeâtre sur le paysage. Robert semblait pris par une subiterêverie.

– Le pays est mauvais pour les pauvresdiables, c’est vrai, murmura-t-il ; mais voilà de bonnesterres et de jolies maisons !… Un homme sage pourrait êtreheureux là comme le poisson dans l’eau… Qui sait si l’une d’ellesn’appartient pas à notre brave M. de Penhoël ?

Blaise ne put retenir un sourire.

– Je ne sais pas ce que tu vas faire,dit-il ; mais tu es fameusement fort, après tout, pour entamerune drôlerie, et j’ai bon espoir… Ce brave monsieurcampagnard !… Il me semble le voir !

– Et moi aussi !

– Cinquante-cinq à soixanteans !

– Plutôt soixante.

– Front chauve…

– Deux touffes de cheveux grisâtres surles tempes !

– Lunettes d’or…

– Tabatière dito !

– Habit marron…

– Souliers à boucles !

– Une femme respectable…

– Qui eut une grande réputation de beautéavant la constituante…

– Sèche et roide comme un portrait defamille !…

– Et qui l’a rendu père de huit à dixenfants, décemment échelonnés !

Blaise tendit son verre.

– À nos quarante mille livres derente ! dit-il.

Robert trinqua et but avec action.

Puis il se redressa tout à coup en secouantson épaisse chevelure noire.

– À l’œuvre ! s’écria-t-il ;suivant les circonstances, nous pourrons avoir une soiréelaborieuse… À dater de ce moment, Blaise, vous entrez enexercice.

– J’attends les ordres de monsieur, ditl’Endormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste de souriresceptique, mais dont le regard indiquait une singulièrecuriosité.

– Vous allez descendre, repritl’Américain d’un ton de commandement ; sans faire semblant derien, vous sortirez dans la rue et vous lirez l’enseigne del’auberge.

– Jusqu’à présent, murmura Blaise, ça neme paraît pas la mer à boire !

– Une fois pour toutes, répondit Roberten reprenant sa familiarité accoutumée, il faut bien te mettre dansla tête que j’agis d’après un plan raisonnable, et que lescommissions dont je pourrais te charger auront toute leurimportance… Ris tant que tu voudras, mais exécute mes ordres à lalettre, ou je ne réponds de rien !… Tu vas donc lirel’enseigne de l’auberge, et me rapporter le nom de notre hôte… Enrevenant, tu prieras le brave homme de monter me parler…va !

Blaise sortit.

Le jeune M. de Blois, resté seul, seprit à parcourir la chambre de long en large.

Sa tête travaillait énergiquement, et desparoles sans suite tombaient par instants de ses lèvres.

C’était véritablement un cavalier assezremarquable. La redingote indivise que bourrait naguère le groscorps de Blaise dessinait la grâce souple et forte de sa taille. Ily avait de l’intelligence et de la volonté sur les traits réguliersde son visage bruni ; mais, dans ce moment où il se savait àl’abri de tout regard, son œil avait plus que jamais cette étrangeexpression d’inquiétude qui déparait sa physionomie. On lisait danssa prunelle mobile et comme tremblante une sorte d’agitationmaladive, agissant à l’encontre d’une hardiesse apprise.

Cet homme devait oser beaucoup, mais trembleren osant.

Deux ou trois fois, dans sa promenade, ils’arrêta devant le lit où reposait sa compagne de voyage. La belleLola dormait toujours, subissant l’effet d’une lassitudeaccablante. L’étape de la matinée avait été rude, puisque Robert etBlaise, jeunes et forts tous les deux, étaient arrivés haletants etbrisés de fatigue.

Il y avait bien longtemps que la pauvre Lolamarchait ainsi chaque jour, et que les cailloux des routes deBretagne faisaient saigner ses petits pieds charmants.

Chaque fois que Robert s’arrêtait auprès dulit, il restait trois ou quatre secondes en contemplation devant labeauté de la jeune femme. Son regard semblait compter les brunsanneaux de la luxueuse chevelure qui s’éparpillait sur l’oreillerde Lola. Il admirait d’un œil connaisseur l’ovale pur et gracieuxde son visage, la frange riche de ses cils, et ce bel abandon quele sommeil gardait à sa pose.

Mais, dans la contemplation de Robert, il n’yavait pas un atome d’amour. Sa prunelle restait froide, et vouseussiez dit quelque marchand d’esclaves détaillant les suprêmesbeautés d’une almée à vendre sur le pont d’un corsaire deTurquie.

Quand il laissait retomber le rideau, unsourire content mais fugitif errait autour de sa lèvre.

Puis ses réflexions se renouaient, craintiveset agitées ; sa paupière frémissait à son insu ; sonregard s’agitait, cauteleux et inquiet.

La porte s’ouvrit, donnant passage àl’aubergiste et à Blaise.

Au bruit qu’ils firent en entrant, laphysionomie de Robert se remonta brusquement comme par l’effet d’unmystérieux ressort. Son œil devint calme et souriant : on eûtdit un de ces hommes heureux qui passent dans la vie sanspréoccupation et sans soucis.

L’aubergiste, qui s’arrêta auprès de la porte,la casquette à la main, dut lui trouver assurément grande mine, caril exécuta le plus beau de ses saluts.

Robert lui envoya, en se rasseyant au coin dufeu, un bonjour affable et gracieux.

– Entrez, mon cher monsieur, dit-il.

Blaise, qui avait devancé l’aubergiste, passatout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots àl’oreille :

– M. Géraud…

L’Américain remercia par un signe de tête.

– Approchez donc…, reprit-il. Je vousdemande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans compliment, maisc’est que j’ai beaucoup de choses à vous demander, mon chermonsieur.

Les gens de la haute Bretagne sont presqueaussi défiants que des Normands ; c’est une rude tâche que deleur accrocher la première parole.

En revanche, une fois la glace rompue, on estsouvent dédommagé trop amplement.

L’aubergiste était un vieil homme bien couvertet d’apparence fort honnête. Ses petits yeux gris avaient cettepointe sournoise qui, chez les campagnards, n’est pas absolumentinconciliable avec la franchise.

Il se tenait debout entre Blaise et Robert.Sans faire semblant de rien, son regard poussait à droite et àgauche de courtes reconnaissances. Sa casquette, qu’il tortillaitentre ses doigts avec zèle, lui servait de maintien, et le tuyaunoir de sa pipe, sortant du vaste gousset de son gilet, laissaitéchapper encore un mince filet de fumée.

– Ah ! ah ! fit-il en manièrede réponse à l’exorde de Robert.

Et il salua.

– Beaucoup de choses, répéta l’Américain.Vous ne vous doutez guère, je parie, que vous êtes ici en faced’une bien vieille connaissance ?

– Oh ! oh ! fit le bonhomme enécarquillant les yeux.

– Ça vous étonne ! repritl’Américain qui redoublait de condescendante gaieté. Vous ne voussouvenez pas de m’avoir jamais vu ? Aussi n’est-ce pas commecela que je l’entends… Blaise, mon garçon, tu peux t’asseoir… Envoyage on ne fait pas de façons… Mais, auparavant, avance un siégeà notre hôte… Mon cher monsieur, pas de compliments ; il y aplace pour trois.

L’aubergiste et Blaise s’assirent.

– Quand je dis que vous êtes pour moi unevieille connaissance, reprit Robert, c’est que j’ai entendu parlerbien souvent de vous.

– Eh ! eh !… fit lebonhomme.

– Le père Géraud, parbleu !… maîtredu Mouton couronné !

– Tout ça est sur mon enseigne, grommelal’aubergiste.

Blaise, qui n’avait rien à faire, sinon àjuger les coups, se détourna pour cacher un sourire.

L’Américain fit comme s’il n’avait pasentendu.

– La meilleure auberge de Redon !poursuivit-il, et le plus franc compère de tout le départementd’Ille-et-Vilaine !

L’aubergiste eut un demi-sourire ; lecompliment le flattait au vif ; mais sa vieille prudence luiconseillait la retenue.

– Et ce n’est pas tout près d’ici qu’onme disait cela, père Géraud ! reprit encore Robert. Ce n’estni à Vannes, ni à Nantes, ni même Rennes.

– À Saint-Brieuc peut-être ?…murmura le bonhomme.

– Non pas !… c’est plus loin encore…Père Géraud, vous êtes connu jusqu’à Paris !

Paris est le lieu magique que la provincedéteste et adore.

Le maître du Mouton couronné relevases yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mélangé decuriosité.

– Ah ! ah ! fit-il, àParis !… en la grand’ville !… et qui donc parle du pèreGéraud de ce côté-là ?

– C’est là le diable ! pensal’Endormeur.

Robert mit un reproche caressant dans sonsourire.

– Oh ! M. Géraud !M. Géraud !… dit-il. Le bon garçon serait cruellementmortifié s’il vous entendait faire cette question-là… Vous avezdonc bien des amis à Paris ?

– Non fait ! répliqual’aubergiste ; je ne m’en connais même pas du tout…

– Ça se gâte ! pensa Blaise ;mauvaise histoire !…

– Eh bien, poursuivit Robert, àl’entendre parler de vous, je ne me serais jamais douté que vouseussiez pu l’oublier !

– Mais qui donc, à la fin ?…

– Ainsi, vous me laisserez vous dire sonnom ? prononça Robert avec lenteur, comme s’il eût voululaisser à l’ami ingrat le temps de se souvenir.

Il n’y avait pas une ombre de trouble sur saphysionomie calme et souriante. Blaise, au contraire, qui voyaitl’audacieux mensonge sur le point d’être découvert, et la comédietomber dès la première scène, cachait mal son désappointement.

Tandis qu’il maugréait contre l’imprudence deson camarade, celui-ci regardait toujours l’aubergiste, quifouillait sa mémoire de la meilleure foi du monde.

– Je veux que Gripi[1] me brûle…, grommelait le bonhomme.

Robert l’interrompit en répétant :

– Ah ! M. Géraud !…M. Géraud !…

Puis il ajouta d’un air presquesévère :

– Si vous n’avez pas trouvé dans uneminute, je vous dirai son nom… et vous aurez grande honte del’avoir oublié !

Il y avait une sincérité si profonde dansl’accent de Robert, que Blaise lui-même ne savait plus quepenser.

Quant à l’aubergiste, il se creusait la têtede tout son cœur.

– Je suis un gueux !… s’écria-t-iltout à coup se frappant le front d’un énorme coup de poing.

À cet instant seulement, un observateur auraitpu deviner combien grande avait été l’anxiété de Robert. Il respirafortement. Ce fut l’affaire d’une seconde, et sa physionomie netrahit aucune surprise.

– Un gueux ! disait cependant lebonhomme ; c’est vrai tout de même !… sans JosephGautier, j’aurais passé l’arme à gauche dans la rade deBrest ! Je parie que c’est Joseph Gautier ?

– Parbleu ! s’écria Robert.

Blaise éprouvait ce sentiment d’un dilettanteexpert qui écoute un talent de premier ordre.

– Enfin, père Géraud, continual’Américain, mieux vaut tard que jamais !… Ce brave Josephm’a-t-il souvent parlé de vous au moins !… Géraud !ancien matelot.

– Artilleur de marine, puis cuisinier aulong cours, rectifia le bonhomme.

– À qui le dites-vous !… s’écriaRobert ; la langue m’a tourné… Mettez-vous bien dans la têteque je sais votre histoire mieux que vous-même !

– C’est égal, dit l’aubergiste ;j’aurais dû penser à Gautier tout de suite !… Mais commentva-t-il à présent ?

– À merveille… sa femme aussi.

– Sa femme !… depuis quand doncest-il marié ?

– Depuis trois mois… Blaise, mondomestique, a été son garçon de noces…

– Oui…, dit l’Endormeur, et ça a étéassez bien !

La bonne figure de l’aubergiste exprima un peude défiance revenue.

– Tiens ! tiens ! murmura-t-il,c’est que Joseph Gautier était un monsieur, autrefois…

– Et ça vous surprend qu’il ait choisi undomestique ?… commença Robert.

– Oh ! oh !… dit le pèreGéraud, je n’ai pas voulu offenser M. Blaise.

– J’entends bien… mais tel que vous levoyez, Blaise n’est pas tout à fait un domestique ordinaire… Il aété élevé dans ma famille, et c’est presque mon ami.

Le père Géraud salua Blaise.

– Comme ça ou autrement, dit-il, je n’aipas besoin de vous faire de grandes phrases… Puisque vous venez dela part de mon vieux Gautier, le père Géraud et sa case sont àvotre disposition… Une poignée de mains s’il n’y a pasd’offense ?

Robert s’empressa de tendre sa main que lebonhomme serra en conscience.

– Et venez-vous comme ça pour passer dutemps par chez nous ? reprit-il.

– Je viens de Paris, comme je vous l’aidit, répliqua Robert ; et même de beaucoup plus loin… Le butde mon voyage est de visiter un gentilhomme de vos environs que jene connais pas du tout personnellement, et au sujet duquel jeserais bien aise de prendre langue à l’avance.

Cette phrase, malgré sa simplicité apparente,était de celles qui sonnent toujours mal aux oreilles bretonnes. Ence temps-là, comme avant et depuis, il y avait force dissidencespolitiques dans la province ; or, partout où la guerre civilea passé, le questionneur curieux prend volontiers physionomied’espion.

Le petit œil gris du père Géraud se baissa,tandis qu’il murmurait son prudent :

– Ah ! ah !…

– Les détails que je demande, repritl’Américain, sont en définitive peu de chose, car je sais d’avanceque la famille de Penhoël est riche et respectable…

– Oh ! oh !… fit le bonhommeavec une certaine emphase ; il s’agit des Penhoël ?…

– Un message que j’ai pour le vicomte, etqui m’a fait prendre par Redon au lieu d’aller tout droit à Nantes…Y a-t-il loin d’ici à Penhoël ?

– Un bon bout de chemin, répliqua le pèreGéraud.

– Et… le vicomte est-il aussi galanthomme qu’on le dit ?

Le maître du Mouton couronné fut uninstant avant de répondre.

– Pour ça, répliqua-t-il enfin, Penhoël atoujours été l’honneur du pays depuis que le monde est monde !Monsieur est un bon chrétien, madame est une sainte… Mais il y en aqui disent que le nom de Penhoël serait mieux porté encore sil’aîné n’avait pas quitté le pays pour aller le bon Dieu saitoù…

– Ah ! dit l’Américain comme s’ileût été initié déjà en partie aux secrets de cette famille dont unchiffon de papier lui avait révélé l’existence par hasard, on parleencore de l’aîné ?

– On en parlera toujours, répliqual’aubergiste avec lenteur et d’un accent de tristesse.

– Et cependant, reprit Robert, il y alongtemps déjà qu’il est parti !…

– Voilà bientôt quinze ans… Maisqu’importent les années quand on a laissé un bon souvenir au fondde tous les cœurs ?

Robert croisa ses mains sur ses genoux ethocha la tête d’un air attendri.

– Pauvre cher Penhoël !…murmura-t-il.

Le bonhomme Géraud, qui s’était incliné toutpensif, se redressa vivement et jeta sur Robert un regardétonné.

Sa surprise n’était pas plus grande que cellede Blaise, qui suivait cette scène avec la curiosité d’un amateurde spectacle, savourant les péripéties imprévues d’une premièrereprésentation.

Il connaissait le but de Robert, et, depuisl’arrivée de l’aubergiste, il devinait peu à peu la route que soncompagnon voulait prendre ; mais comme il eût été incapablelui-même de suivre sans broncher cette voie difficile etpérilleuse, chaque pas fait en avant lui était un sujetd’admiration.

Robert grandissait à ses yeux et prenait pourlui, depuis quelques minutes, des proportions héroïques.

Il attendait, dissimulant de son mieux sasurprise et gardant l’air indifférent qui convenait à son rôle.

– Ce sont de bonnes paroles que vousvenez de prononcer, M. Géraud, poursuivait cependantRobert ; je ne peux pas vous dire combien elles m’ont réjouil’âme !… Ah ! si le pauvre Penhoël était seulement làpour les entendre !…

L’honnête figure de l’aubergiste devenaittoute pâle d’émotion.

– De quel Penhoël parlez-vous donc,monsieur ?… murmura-t-il d’une voix tremblante.

– De celui qui est bien loin de laBretagne, à cette heure.

– De l’aîné ? reprit le père Géraud,dont la voix trembla davantage ; de M. Louis ?… iln’est donc pas mort ?…

L’Américain eut un gros rire joyeux etfranc.

– Pas que je sache, répliqua-t-il.

– Et vous le connaissez ?

– Mon digne M. Géraud, repartitRobert en clignant de l’œil, pourquoi toutes ces questions ?…Depuis deux minutes, vous avez deviné que je vais au château de lapart du pauvre Louis de Penhoël.

Blaise se mit à tisonner le feu pourdissimuler son enthousiasme.

Une larme roula sur la joue du pèreGéraud.

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